PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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international & outremer  -----  année 2023

   publié le 28 décembre 2023

Urgence humanitaire à Gaza : « Ils sont soignés par terre dans des mares de sang »

Zeina Kovacs sur www.mediapart.fr

Après l’annonce du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou de l’intensification des combats à Gaza, le personnel humanitaire alerte sur la catastrophe dans l’enclave. La coordinatrice des opérations MSF à Gaza et la porte-parole de l’UNRWA témoignent.

LundiLundi 25 décembre, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait sur son compte X une vidéo glaçante. On y voit un médecin de l’organisation se filmer dans l’hôpital Al-Aqsa, situé au centre de la bande de Gaza. Au milieu de la foule de réfugié·es s’agitant dans les couloirs, un enfant, Ahmed, 9 ans, est allongé sur le sol, entouré de personnel médical. Ils lui administrent un sédatif « pour atténuer ses souffrances pendant sa mort », commente celui qui se filme, gilet pare-balles et casque sur la tête. 

Ahmed a été victime de l’impressionnante frappe israélienne à proximité du camp de réfugiés d’Al-Maghazi, où se trouvaient de nombreux civils. Le premier bilan du ministère de la santé palestinien décomptait 70 morts. Deux jours plus tard, l’ONG Médecins sans frontières (MSF), présente dans l’hôpital Al-Aqsa, annonce avoir reçu 209 blessé·es et 131 personnes déjà décédées, « principalement des femmes et des enfants », ajoute Guillemette Thomas, coordinatrice des opérations MSF à Gaza, jointe par Mediapart.

Le jour de la frappe, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, en visite à Gaza, annonçait « intensifier » les frappes. À l’heure actuelle, d’intenses combats au sol ont lieu dans le nord, ainsi qu’au centre de l’enclave, où les lignes de front se rapprochent dangereusement des hôpitaux, comme à Khan Younès, où les combats ont lieu à 600 mètres de l’entrée du centre de santé. Dans le sud, de nombreuses frappes ont eu lieu ces derniers jours, en vue de « préparer le terrain » pour une prochaine opération terrestre, selon l’armée israélienne.

Accès aux soins quasi impossible

« Les blessés qui arrivent aux urgences sont soignés par terre dans des mares de sang. » Guillemette Thomas tient à préciser qu’actuellement, il y a 10 soignants pour 500 patients dans les 9 hôpitaux encore ouverts de Gaza. « Lors d’afflux de blessés graves, comme après le bombardement d’Al-Maghazi, il est impossible de prendre en charge tout le monde », continue-t-elle.

Une grande partie des soignants de MSF sont partis se réfugier à Rafah, avec le million d’autres déplacés palestiniens. « Ceux qui restent ne dorment plus depuis deux mois et demi et doivent s’absenter régulièrement pour chercher de la nourriture et de l’eau pour leur famille, ça peut prendre une journée entière », explique encore la soignante.

Démembrements, brûlures étendues, mutilations, éclats d’obus dans tout le corps et plus récemment, blessures par balle : les patient·es qui arrivent dans les hôpitaux nécessiteraient cinq ou six médecins pour une opération « dans des conditions matérielles et stériles favorables », continue la coordinatrice. Impossible donc, de soigner tous les blessés quand ils arrivent par dizaines après un bombardement. En somme, un blessé grave à Gaza aujourd’hui n’a « quasi plus aucune chance de survivre », admet-elle.

Les équipes de MSF sont présentes dans sept structures de soin dans le centre et le sud de l’enclave. Toutes font état d’une situation chaotique dans les hôpitaux, où se massent des milliers de réfugié·es qui rendent difficile l’identification des blessé·es parmi la foule et où la promiscuité et le manque d’eau potable entraînent beaucoup d’infections.

Guillemette Thomas tient à préciser que les bilans du ministère de la santé palestinien (qui décomptent près de 21 000 personnes tuées depuis le 7 octobre) ne prennent pas en compte toutes les personnes qui peuplaient les hôpitaux avant le 7 octobre : « Aujourd’hui, on a des personnes qui meurent anonymement de maladies normalement curables comme le diabète parce qu’ils ne peuvent pas se rendre dans les hôpitaux, affirme-t-elle. Ceux-là passent sous les radars et nous n’avons aucune statistique. »

Dans le nord de la bande de Gaza, plus aucun centre de santé n’est fonctionnel. Le terrain, lieu des combats terrestres les plus acharnés, a été déserté par toutes les ONG et aucune aide humanitaire ne peut y pénétrer.

Les secours entravés

Début novembre, Khan Younès, une ville du sud de l’enclave qui comptait beaucoup de déplacé·es en provenance du nord, est devenu l’épicentre des bombardements. Pour Tamara Alrifai, directrice des relations extérieures de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), « larmée israélienne a tout fait pour masser les personnes dans le sud en bombardant des zones considérées comme sûres comme Khan Younès et plus récemment Deir el-Balah ».

Le 26 décembre, le New York Times publiait une enquête vidéo démontrant que près de 200 bombes lourdes ont été lancées par Israël dans des zones déclarées « sûres » pour les civils, dont la majorité dans la commune de Khan Younès.

En plus des bombardements, les ONG font face à une difficulté majeure, utilisée par l’armée israélienne : le « black-out », autrement dit, les coupures généralisées de réseau, très fréquentes. Hier matin sur X, le Croissant-Rouge palestinien annonçait avoir perdu tout contact avec ses équipes médicales sur le terrain, dont le siège à Khan Younès avait par ailleurs été touché par des tirs d’artillerie, endommageant leur autre système de communication.

Même conséquence chez MSF, pour qui les coupures de réseau empêchent d’aller chercher les blessé·es, qui ne peuvent plus appeler d’ambulance. « Une arme de guerre comme une autre », dénonce Tamara Alrifai, qui insiste sur le fait que ces black-out rendent « très difficile » la réponse humanitaire, y compris dans les distributions de produits de première nécessité.

Une aide humanitaire prochaine ?

Vendredi dernier, et après une semaine de négociations, le Conseil de sécurité des Nations unies votait une résolution appelant à l’acheminement « à grande échelle » de camions d’aide humanitaire dans la bande de Gaza qui, à l’heure actuelle, sont coincés devant les points de passage égyptiens.

L’UNRWA indique à Mediapart vouloir recevoir « au moins 500 camions par jour », soit le niveau d’avant-guerre, par ailleurs déjà sous blocus. « C’est le nombre minimum qui pourrait nous permettre d’aider tous les déplacés », continue Tamara Alrifai.

En déplacement à Rafah la semaine dernière, la diplomate a constaté les conséquences du million de déplacés qui se massent près du poste-frontière égyptien. « Aujourd’hui, mes collègues de l’UNRWA ne peuvent plus distinguer les personnes qui sont dans nos abris, comme au début de la guerre, de celles qui ne le sont pas. » 

Aujourd’hui, 400 000 Gazaoui·es sont réfugié·es dans les rues autour des abris de Rafah et le personnel humanitaire ne parvient plus à faire parvenir les produits à l’intérieur.

Guillemette Thomas, elle, estime que cette opération est un coup d’épée dans l’eau : « Même si l’aide arrive en quantité suffisante, tant qu’il n’y a pas de cessez-le-feu, il sera impossible de l’acheminer à ceux qui en ont besoin. » Un appel que l’UNRWA et une dizaine d’ONG comme Human Rights Watch ou Amnesty International ont réitéré le 18 décembre lors d’une conférence de presse à Paris. Pour elles, l’arrêt des combats est indispensable pour que l’aide humanitaire accède à l’entièreté de la bande de Gaza, notamment dans le nord. 

 

  publié le 27 décembre 2023

Macron
et ses retours en arrière européens

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Secret des sources, droit des travailleurs des plateformes, inclusion du viol parmi les « crimes européens », réautorisation du glyphosate…  Le gouvernement est intervenu ces derniers mois à Bruxelles pour affaiblir ou bloquer des textes importants. À contre-courant des positions étiquetées « progressistes » du président sur la scène bruxelloise.

À quelques encablures des élections européennes de juin prochain, l’effet d’accumulation en surprendra beaucoup. Il contraste avec l’image de « pro-européen » qu’Emmanuel Macron s’est patiemment construite au fil des sommets et que les troupes de Renaissance s’apprêtent à remettre en scène durant la campagne, pour cliver face au Rassemblement national (RN), renvoyé à son étiquette de parti « anti-européen ».

À Bruxelles, la France est aux avant-postes pour freiner l’ambition, voire bloquer des textes décisifs du mandat en cours, au moment où ils entrent dans la toute dernière ligne droite du processus législatif. Des travailleurs ubérisés au « devoir de vigilance » imposé aux grandes entreprises, Paris défend des positions parfois en totale contradiction avec ses engagements étiquetés progressistes de la campagne de 2019.

À la gauche de l’hémicycle européen, Manon Aubry, probable cheffe de file de la liste LFI pour les européennes de 2024, ironise : « Mister Macron le réactionnaire profite de l’opacité des négociations européennes pour torpiller quotidiennement les textes que défend docteur Emmanuel le prétendu progressiste. » L’eurodéputée poursuit : « Le “en même temps” de Renaissance les conduit, comme à l’Assemblée nationale, à s’allier à l’extrême droite en coulisses contre les droits sociaux, l’écologique et les libertés publiques. »

Passage en revue de cinq textes où la France négocie, en toute discrétion, contre l’intérêt général de l’UE.

« Devoir de vigilance » : Paris protège ses banques

L’accord est intervenu le 14 décembre : les plus grandes entreprises du continent vont devoir respecter un « devoir de vigilance », c’est-à-dire surveiller leur éventuel « impact négatif sur les droits humains et l’environnement » et le cas échéant, tout faire pour y mettre fin - faute de quoi elles seront sanctionnées. C’est une petite révolution en matière judiciaire, si l’on en croit les partisans du texte.

Mais comme Mediapart l’a documenté au fil des négociations menées à huis clos ces derniers mois, Paris a œuvré pour réduire le périmètre des entreprises concernées par le texte. L’exécutif français a finalement obtenu que le secteur financier, cher à l’économie hexagonale, ne soit concerné qu’à la marge. L’accord prévoit ainsi une « exclusion temporaire » des banques, assurances et autres fonds d’investissement et renvoie, au grand dam des ONG, à une lointaine et incertaine « clause de revoyure ».

La France contre le « secret des sources »

À l’origine, l’acte européen sur la liberté des médias, en chantier depuis 2022, devait renforcer la pluralité des médias et la protection des journalistes sur le continent, dans un contexte de dégradation de la liberté de la presse en Pologne et en Hongrie. L’Allemagne a très tôt tiqué sur le texte, estimant qu’il revenait plutôt aux États qu’à l’UE d’intervenir dans ce genre de dossiers.

Mais comme Mediapart l’a documenté dès juin 2023, Paris a aussi fait pression pour infléchir l’article 4 du texte, qui prône l’interdiction de toute mesure coercitive visant à pousser un·e journaliste à révéler ses sources. Des ministères français ont plaidé pour introduire une exemption, lorsque les situations où la « sécurité nationale » serait engagée. En clair, Paris a défendu la violation du secret des sources des journalistes à des fins de renseignement, en prétextant le cas des journalistes espions. Jusqu’à justifier l’utilisation de logiciels d’espionnage.

Un accord est finalement tombé le 15 décembre, entre représentant·es du Conseil, de la Commission et du Parlement, qui écarte l’exemption de « sécurité nationale » poussée par la France : une issue qui a été saluée par de nombreux collectifs de journalistes, en attendant le vote final du texte au Parlement européen, sans doute au printemps.

Paris bloque le texte qui renforce les droits des travailleurs des plateformes

Après deux ans d’intenses négociations lancées en décembre 2021, un accord avait fini par voir le jour, le 13 décembre : l’UE allait enfin se doter d’une directive qui allait permettre de requalifier une partie des millions de travailleurs indépendants de plateformes, dont Uber et Deliveroo, en salarié·es - et de leur faire bénéficier des droits et protections liés à ce statut. Les discussions ont longtemps achoppé sur la liste de critères à partir desquels il existe une « présomption de salariat », selon l’expression mise en avant par la Commission.

Mais neuf jours après cet accord technique intervenu en «  trilogue », le Conseil, l’institution qui porte la voix des capitales à Bruxelles, bloquait de nouveau le texte. La présidence tournante du Conseil, confiée à l’Espagne jusqu’au 31 décembre, a pris acte d’un manque de soutien en interne. D’après les traités, il fallait rassembler au moins quinze États représentant 65 % de la population de l’UE pour valider l’accord au 13 décembre. Mais la France et d’autres - dont l’Italie de Giorgia Meloni, la Hongrie de Viktor Orbán et la Suède d’Ulf Kristersson (un conservateur qui gouverne en minorité avec le soutien de l’extrême droite) - se sont opposés au texte.

Ce qui rouvre le feuilleton des négociations en 2024. Le ministre du travail Olivier Dussopt avait annoncé le blocage français quelques jours plus tôt : « Quand vous allez vers une directive qui permettrait des requalifications massives, y compris de travailleurs indépendants qui tiennent à leur statut d’indépendant, nous ne pouvons pas la soutenir. » Les révélations dites « Uber Files » avaient déjà documenté les liens étroits entre Emmanuel Macron et Uber, du temps en particulier où il était ministre de l’industrie du gouvernement de Manuel Valls.

Contre l’inclusion du viol parmi les « crimes européens »

Le texte proposé par la Commission sur la lutte « contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique » vise à uniformiser les règles à l’échelle des Vingt-Sept, pour mieux criminaliser des infractions telles que les mutilations génitales, la cyberviolence ou le viol. Depuis l’été 2023, des négociations se déroulent, à huis clos, entre le Parlement européen, la Commission et le Conseil, qui représente les États, mais n’ont toujours pas abouti.

Au cœur des divergences, le refus, pour des raisons différentes, d’un groupe de capitales, dont Paris, Varsovie et Prague, d’inclure la définition du viol dans le champ de la directive. Deux arguments sont avancés. D’abord, l’UE n’aurait pas compétence en la matière, selon les traités. Ensuite, une définition européenne du viol, à partir de la notion de consentement, risquerait par ricochet, en la transposant dans les droits nationaux, de bousculer tout l’édifice juridique français sur le sujet.

Fait inédit depuis le début du mandat, la délégation des élu·es Renaissance au Parlement européen, manifestement très mal à l’aise avec la position française, a pris la plume, via une récente tribune dans Le Monde, pour critiquer les « argumentaires juridiques byzantins » développés par Paris et exhorter l’exécutif à changer de position : « Nous, eurodéputés de la majorité présidentielle, appelons le gouvernement à permettre de finaliser les négociations avec une définition européenne du viol en phase avec les aspirations de notre temps. »

 La France ne bloque pas la réautorisation du glyphosate

En s’abstenant en octobre puis en novembre à Bruxelles sur la question du maintien sur le marché du glyphosate, la France a redonné la main à la Commission européenne, faute de majorité qualifiée entre les capitales sur ce sujet controversé. En bout de course, l’exécutif européen a réautorisé pour dix ans l’herbicide le plus vendu au monde. Lors de la précédente procédure d’homologation du glyphosate, en 2017, pour une durée de seulement cinq ans, la France avait pourtant voté « contre ».

Interrogés par Mediapart en novembre sur cette évolution française, contradictoire avec les promesses de l’exécutif français en matière d’écologie et de santé publique, des eurodéputés macronistes comme Stéphane Séjourné et Pascal Canfin défendaient coûte que coûte l’abstention française. Il s’agirait, d’après eux, de ne pas braquer les partenaires européens, et en particulier l’exécutif allemand, qui s’est lui aussi abstenu.

Des cinq textes évoqués plus haut, les quatre premiers ont été négociés, en fin de course, lors de ce qu’on appelle des « trilogues », ces réunions informelles et à huis clos, à distance des regards des journalistes et des citoyen·nes. La question reste entière de savoir si Paris continuerait à défendre de telles positions, en soutien du secteur bancaire ou en relais des positions d’Uber, s’alliant parfois avec l’Italie de Meloni ou la Hongrie d’Orbán, si ces réunions se tenaient en toute transparence, à la vue de toutes et tous.

 

  publié le 27 décembre 2023

Gaza : prévenir le génocide,
une responsabilité
qui pèse sur tous les Etats

Tribune sur www.mediapart.fr

Dans cette tribune, Rafaëlle Maison, professeur de droit international, rappelle que la notion juridique de génocide ne se limite pas à la poursuite pénale de ses auteurs ou complices. Elle s’accompagne d’obligations de prévenir le génocide qui pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention de 1948, lesquels peuvent agir en ce sens dans le cadre de l’ONU ou même hors de ce cadre.

Si certains intellectuels semblent encore s’interroger, les manifestants de différents pays retiennent le mot de génocide pour caractériser les attaques et le siège de Gaza mené par le gouvernement d’Israël. Aux Etats-Unis, principal soutien d’Israël, ils interpellent le Président Biden par le nom significatif qu’ils lui ont choisi, « Genocide Joe ». Un grand nombre d’experts du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU ont aussi, le 16 novembre 2023, alerté sur le risque de génocide à Gaza. Introduite en droit international par la Convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide, qui rassemble 153 Etats Parties, dont Israël, la notion de génocide doit être précisée et le régime qui s’y attache brièvement présenté.

Clarifier la notion de génocide de la Convention de 1948

Un premier point doit être souligné : pour reconnaître un génocide, il n’est pas nécessaire de constater la destruction totale du groupe ciblé. La destruction du groupe ciblé – totale ou partielle – est ainsi exigée dans la Convention comme intention, non comme matérialité. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda l’a rappelé dans la première affaire qu’il a jugée : « contrairement à l’idée couramment répandue, le crime de génocide n’est pas subordonné à l’anéantissement de fait d’un groupe tout entier » (affaire Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, § 497). Ce qui est essentiel dans la notion de génocide, c’est l’intention de détruire, certainement pas la réalité de la destruction du groupe, son extermination physique définitive.

Les actes

Qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’un génocide risque d’être commis ou est en cours à Gaza, au regard du texte de 1948 ? Dans la phase actuelle, cela n’apparaît pas très compliqué. Nous avons, d’abord, les actes qu’exige la Convention : « meurtres de membres du groupe » (article II a)) par le moyen de bombardements massifs, intensifs, inédits, en zone urbaine surpeuplée, dont on sait qu’ils ont tué une majorité de femmes et d’enfants. Ces bombardements qui touchent aussi, significativement, les hôpitaux et les écoles, les camps de réfugiés, ont également porté une « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe » (article II b)). Enfin, il paraît clair que, par le siège total de Gaza (pas d’eau, pas l’électricité, pas de carburant), par l’impossibilité de s’en échapper, par la destruction du système hospitalier, interdisant de délivrer des soins aux malades et blessés, nous sommes en présence de la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction totale ou partielle » (article II c)).

Le groupe

Nous avons, ensuite, un groupe ciblé : il s’agit du peuple palestinien, un groupe national. Il faut ici noter que nous sommes dans un cas particulier puisque le groupe ciblé – et ce n’est pas toujours le cas – est aussi identifié, en droit international comme un peuple jouissant du droit à disposer de lui-même. Ce droit à l’autodétermination, qui imprègne l’ensemble de la situation juridique, doit d’ailleurs être soutenu par tous les Etats. C’est une obligation qu’on dit erga omnes en droit international, ainsi que l’a rappelé la Cour internationale de justice dans son avis de 2004 sur l’édification d’un mur en territoire palestinien (§ 118 de cet avis) tandis que la violation grave de ce droit est un exemple probable de crime d’Etat.

L’intention de le détruire

Enfin, le génocide, on l’a dit, se caractérise par le fait que les actes commis le sont dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe (article II). Nous avons ici un corpus inédit de déclarations génocidaires de la part de l’exécutif et des militaires israéliens, qui va de l’offensive justifiée contre des « animaux humains », à l’évocation de l’emploi de l’arme nucléaire ou biologique, en passant par la référence biblique à la destruction d’Amalek. C’est un cas tout à fait spécifique où l’on rencontre des appels gouvernementaux explicites et publics à la destruction d’un groupe. Nous ne sommes pas ici en présence d’incitations à commettre le génocide (déjà punissables selon l’article III de la Convention), mais de l’exposé d’une politique, qui est suivie d’ordres donnés à ses exécutants.

Objections

Il sera dit : « ce n’est pas un génocide mais un emploi excessif de la force face à un groupe terroriste barbare ». Il sera dit : « il y a une opération militaire à Gaza, peut-être déséquilibrée, mais il y a des combattants, donc il n’y a pas génocide car le génocide doit être commis contre des innocents désarmés ». Ces objections ne sont pas sérieuses au regard des éléments rappelés plus haut et attestables. Car si les journalistes internationaux ne se trouvent pas dans la bande de Gaza, des journalistes gazaouis risquent leur vie pour témoigner de la situation. L’ONU fait rapport tandis que ses personnels sont tués en nombre inédit. Mais aussi l’UNICEF, l’OMS, les ONG, notamment médicales, dont les personnels sont durement affectés.

En droit d’ailleurs, l’un des derniers actes de génocide judiciairement attesté, quoiqu’on en pense, est le massacre de Srebrenica (1995). A Srebrenica, à la fin d’un siège où l’on combattait aussi, ce sont des hommes en âge de combattre qui ont fait l’objet d’exécutions en masse. Ces exécutions ont été considérées comme un acte de génocide par le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et ont donné lieu à des condamnations dans plusieurs affaires. La Cour internationale de justice n’a pas pu renier cette caractérisation dans l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie et Monténégro (arrêt de 2007).

Les historiens israéliens critiques, qui font désormais l’objet de censure en France, ont, bien avant 2023, employé le terme de « génocide progressif » (incremental genocide). En 2010, Ilan Pappé affirmait par exemple, dans un article intitulé « The Killing Fields of Gaza, 2004-2009 » 1, « la ghettoisation des palestiniens à Gaza n’a pas porté ses fruits. En 2006, les tactiques punitives se sont muées en une stratégie génocidaire » (notre traduction).

Le régime du génocide, par-delà la sanction pénale individuelle

L’article premier de la Convention de 1948 affirme : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime de droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Par-delà la sanction pénale de ses auteurs, ou la responsabilité de l’Etat pour commission et complicité, reconnues dans l’arrêt précité de la Cour internationale de justice (2007), des obligations de prévention pèsent sur tous les Etats Parties à la Convention.

L’obligation de prévenir et de ne pas aider à la commission du génocide

Tous ces Etats sont tenus de prévenir le génocide, et, a fortiori, de cesser tout comportement d’assistance. Sont ici principalement concernés les alliés d’Israël, particulièrement les Etats-Unis, qui continuent de fournir des armes et qui ont encore, très récemment, refusé un projet de résolution du Conseil de sécurité demandant un arrêt des hostilités, et même une suspension de celles-ci.

L’article VIII de la Convention sur le génocide affirme clairement que les Nations Unies peuvent prendre des mesures pour la prévention d’un génocide. Si nous étions en configuration classique, hors veto, il y aurait déjà un cessez-le-feu. Le Conseil de sécurité pourrait aussi adopter des sanctions pour le faire respecter, telles qu’un embargo sur les livraisons d’armes et des sanctions économiques contre Israël. Mais face au blocage du Conseil de sécurité par les Etats-Unis, l’Assemblée générale est susceptible de prendre le relais. Alors, certes, l’Assemblée générale ne peut pas nécessairement, dans le droit de la Charte des Nations Unies, recommander ce type de sanctions (embargo sur les armes, sanctions économiques), encore moins en décider. Elle peut caractériser des situations, recommander un cessez-le-feu, inviter à ne pas livrer des armes dans sa fonction de conciliation. Mais l’entrée en jeu de la Convention génocide, et du droit des peuples, comme autre norme impérative, pourrait justifier une évolution de sa pratique.

Cette évolution pourrait aussi se fonder sur la thématique de la responsabilité de protéger, admise par la même Assemblée en 2005 en cas de génocide (Résolution 60/1, §§ 138 et 139). Israël, comme Puissance en contrôle des territoires où se trouve la population palestinienne a l’obligation de la protéger. Si Israël ne le fait pas, cela incombe « à la communauté internationale, dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies ». Si le Conseil de sécurité est bloqué, l’Assemblée générale devrait prendre le relais, s’agissant de mesures n’impliquant pas l’emploi de la force.

Contre-mesures et saisine de la Cour internationale de Justice

Mais, pour respecter leur obligation de prévenir un génocide, les Etats pourraient aussi, individuellement, adopter des mesures de rétorsion (interruption des relations diplomatiques – certains l’ont fait), ou des « contre-mesures » (mesures économiques défavorables, telles que la suspension d’un accord commercial), afin d’obliger Israël à modifier son comportement ; ceci n’est certes pas décrit dans la Convention de 1948 mais relève du droit commun de la responsabilité internationale. Ainsi, cette possibilité n’est pas exclue par les règles de responsabilité codifiées par la Commission du droit international des Nations Unies (articles 33, 40, 41, 42, 48 du projet d’articles recommandé à l’attention des gouvernements par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001, Résolution 56/83). Bien entendu, ces contre-mesures unilatérales ne peuvent impliquer l’emploi de la force ou mettre en péril les droits fondamentaux (article 50 du projet d’articles).

Tous les Etats Parties à la Convention sur le génocide sont, enfin, des Etats lésés par sa commission et, selon l’article IX, chacun d’entre eux (dès lors qu’il n’a pas émis de réserves sur sa compétence, et c’est le cas de la France), peut saisir la Cour internationale de justice pour qu’elle connaisse du comportement d’Israël à Gaza. La Cour pourrait, au moins, adopter rapidement des mesures conservatoires exigeant la cessation des bombardements et du siège de Gaza. Il conviendrait donc de rappeler à tous les Etats parties à la Convention de 1948 leur obligation de prévention et de les inviter à exercer leur droit de saisir l’organe judiciaire principal des Nations Unies.
 

Noam Chomsky & Ilan Pappé, Gaza in crisis, Reflections on Israel’s War against the Palestinians, Hamish Hamilton, 2010

  publié le 24 décembre 2023

Gaza : sans appel au cessez-le-feu,
la résolution de l’ONU est la cible de nombreuses critiques

Amélie Poinssot sur www.mediapart.fr

Unanimement critiqué dans les territoires palestiniens, le texte voté vendredi par le Conseil de sécurité de l’ONU, sur lequel les États-Unies et la Russie se sont abstenus, n’appelle pas à l’arrêt de l’offensive israélienne à Gaza. Les organisations humanitaires dénoncent une hypocrisie.

CeCe qu’il s’est passé vendredi 22 décembre à Washington ? Amal Khreishe est claire, cela ne fera pas avancer d’un pouce l’espoir de voir s’arrêter les hostilités à Gaza. « Le Conseil de sécurité de l’ONU a donné à Israël et à ses soutiens le droit de continuer son opération d’agression », dit-elle à Mediapart depuis Ramallah (Cisjordanie), en réaction à la résolution votée la veille. Le texte exige l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire dans le territoire assiégé, sans mentionner un éventuel cessez-le-feu.

Directrice de l’ONG palestinienne PWWSD, organisation féministe active dans les territoires palestiniens qui fournit – entre autres – de l’aide à 3 000 familles gazaouies dans le sud et dans le nord de l’enclave, Amal dénonce l’hypocrisie de l’instance internationale. Elle a pourtant à sa disposition l’article 99 de la Charte des Nations unies, selon lequel « le secrétaire général peut attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à son avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationales ».

C’est le cas ici, dit-elle : le conflit à Gaza ne déstabilise pas seulement le Proche-Orient, mais le monde entier. « L’instance a des outils pour intervenir, elle peut mobiliser une force armée, cela s’est déjà produit dans le passé et dans d’autres pays, poursuit l’activiste palestinienne. Pourquoi ne le fait-elle pas ici ? Les autorités israéliennes sont en train de commettre un génocide et les structures de l’ONU restent silencieuses là-dessus. Les organisations humanitaires palestiniennes sont extrêmement déçues. »

Le gouvernement israélien a indiqué de son côté qu’il continuerait d’inspecter toute l’aide humanitaire entrant à Gaza, tandis que l’Autorité palestinienne a salué « un pas dans la bonne direction ». Le Hamas, quant à lui, a dénoncé « un pas insuffisant ».

L’attitude des États-unis, qui se sont abstenus, tout comme la Russie, interroge côté palestinien. Pour Amal Khreishe, cette position rend les États-Unis complices des crimes commis à Gaza : « Protéger les civils, faire respecter leurs droits fondamentaux comme l’accès à l’eau, à la nourriture, à l’électricité et aux soins médicaux, figure dans la Convention de Genève, il ne devrait pas y avoir d’abstention sur ce sujet. Utiliser la faim dans la guerre est contraire au droit international. »

Ces derniers jours, d’après Médecins sans frontières (MSF), environ 160 camions d’aide humanitaire entraient chaque jour dans Gaza, et d’après le Croissant-Rouge palestinien, seulement 70 étaient entrés dans l’enclave ce vendredi. Des chiffres à comparer avec ceux d’avant le 7 octobre : l’enclave, sous blocus israélien depuis 2007, était ravitaillée par 500 camions quotidiens.

Ce n’est cependant pas le nombre de camions autorisés à pénétrer dans l’enclave qui va changer la donne, précise Claire Magone, directrice générale de MSF France. La responsable souligne qu’aucun trajet n’est sécurisé à l’intérieur de l’enclave, qu’il faut faire « des gymkhana entre les bombes », que des gens se retrouvent parfois coincés sans accès à une alimentation pendant plusieurs jours… Et que des hôpitaux se retrouvent par moments sans approvisionnement aucun, alors que les équipes médicales pratiquent en permanence des soins vitaux et que de nombreuses évacuations de personnes blessées sont nécessaires.

La directrice générale de MSF France attend d’avoir l’assurance que l’aide humanitaire ne sera pas bombardée. Ce qui nécessite, autrement dit, l’arrêt durable des bombardements visant la population civile. « Sans cessez-le-feu, l’objectif de la résolution, qui exige “un acheminement immédiat, sûr et sans entrave d’une aide humanitaire à grande échelle” a un caractère incantatoire et ne peut pas être atteint. »

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Même son de cloche du côté d’Action contre la faim, qui alerte depuis plusieurs semaines et s’est alarmée une nouvelle fois jeudi, en s’appuyant sur le rapport sur la sécurité alimentaire publié par l’ONU, du risque de famine dans l’enclave assiégée. « Il n’y a qu’une solution, c’est le cessez-le-feu, insiste Jean-Raphaël Poitou, responsable du plaidoyer Moyen-Orient de l’association. Début décembre, les quelques jours de pause humanitaire n’ont rien changé. Le répit avait permis de laisser passer un peu plus de matériel, mais les besoins sont tels qu’une aide humanitaire transitant par Rafah, à la frontière égyptienne, ne peut pas suffire. »

D’après lui, il faut ouvrir d’autres entrées, à Kerem Shalom, au sud – le point d’accès est officiellement ouvert par les autorités israéliennes, mais rien de significatif n’y passerait actuellement –, et à Erez, au nord – là où l’attaque terroriste avait été lancée par le Hamas le 7 octobre. Il faut également rouvrir l’acheminement en eau potable, coupé par Israël sur deux des trois points d’accès pour Gaza. La situation d’insécurité alimentaire est telle que des camions ont été pillés.

Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Jean-Raphaël Poitou, Action contre la faim

« C’est embêtant pour la sécurité des équipes humanitaires, mais c’est aussi un indicateur que la population gazaouie est en mode survie, et c’est très inquiétant, poursuit Jean-Raphaël Poitou. Les gens n’ont plus aucune rentrée d’argent depuis plus de deux mois, ce qui les rend complètement dépendants de l’aide extérieure. Les marchés sont vides, le peu qui reste dans les magasins est rationné pour donner la priorité aux enfants et aux personnes âgées, il n’y a plus de farine et plus d’eau propre pour faire le pain. Et faute d’aliments pour leurs animaux, les éleveurs abattent leurs bêtes, donc le peu de produits laitiers locaux qui se faisait à Gaza est sur le point de disparaître. »

Il a fallu plusieurs jours pour aboutir à la résolution onusienne. Pour Claire Magone, « il est perturbant que tant d’efforts diplomatiques aient été nécessaires pour statuer sur une évidence, après plus de deux mois de conflit. Reste un éléphant au milieu de la pièce : les États-Unis, qui bloquent le processus politique. On croirait à une stratégie de diversion. »

Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences-Po Paris et fin connaisseur de la région, voit même, dans le texte onusien, une résolution « contre-productive ». « Le Conseil de sécurité a pour fonction de favoriser et de garantir la cessation des hostilités et le maintien de la paix. Or il n’y a dans ce texte aucune mesure contraignante de nature à faire arrêter les opérations des belligérants. C’est de la pommade humanitaire, et l’on n’a pas besoin d’une résolution du Conseil de sécurité pour cela. »

Selon les derniers chiffres du Hamas – jugés crédibles par les ONG internationales sur place –, plus de 20 000 personnes sont mortes, et plus de 50 000 ont été blessées depuis le début de l’offensive israélienne. D’après l’ONU, les bombardements ont en outre entraîné le déplacement de 1,9 million de personnes, soit... 85 % de la population gazaouie.

« Quand, face à cette guerre qui dure depuis plus de deux mois, l’instance internationale n’interdit pas de poursuivre les bombardements, elle donne une sorte de feu vert déguisé à Israël pour continuer ses opérations, regrette Bertrand Badie. C’est un très mauvais signal, l’État israélien va se sentir conforté avec cette résolution. »

  publié le 22 décembre 2023

Guerre à Gaza :
l’armée israélienne soupçonnée de
crime de guerre par l’ONU

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les bombardements se multiplient dans la bande de Gaza mais, au sol, les soldats d’Israël commettraient des meurtres de sang-froid contre des civils palestiniens. Dans le territoire assiégé, les maladies infectieuses se répandent et la famine guette.

Les accusations de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et même de risque de génocide s’appliquent de plus en plus aux exactions commises par Israël dans la bande Gaza où le Hamas annonce un bilan de 20 000 morts. C’est maintenant le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme qui réclame à Israël l’ouverture d’une enquête sur « la possible commission d’un crime de guerre » par ses forces armées à Gaza.

L’agence de l’ONU dit avoir reçu des « informations inquiétantes » concernant la mort de « 11 hommes palestiniens non armés » dans la ville de Gaza. Ils sont décédés mardi soir lors d’une intervention de l’armée israélienne dans un immeuble résidentiel de la ville où s’abritaient plusieurs familles. Les soldats israéliens « auraient séparé les hommes des femmes et des enfants, puis auraient tiré et tué au moins 11 hommes (…) sous les yeux des membres de leurs familles », selon des témoignages diffusés par l’Observatoire EuroMed des droits de l’Homme.

Les autorités israéliennes refusent une enquête indépendante

L’agence onusienne a confirmé le décès des 11 Palestiniens, précisant que « les circonstances des meurtres sont en cours de vérification ». Mais, pour les autorités israéliennes, nul besoin d’une « enquête indépendante, approfondie et efficace sur ces allégations », comme le réclament les Nations unies. La représentation d’Israël auprès de l’ONU à Genève a estimé dans un communiqué que ces accusations étaient « sans fondement et dépourvues de vérité ».

Elle en veut pour preuve une enquête… de l’armée israélienne selon laquelle rien ne permet de soutenir les allégations onusiennes qui s’apparenteraient dès lors à « rien de moins qu’une diffamation de sang », une accusation antisémite vieille de plusieurs siècles. Pourtant, le week-end dernier, la mort d’une mère et sa fille, tuées par un soldat israélien sur le parvis de la seule église catholique de Gaza, et celle de trois otages israéliens tués de sang-froid alors qu’ils agitaient un drapeau blanc, ont été bien documentées.

Mais comment qualifier ce qui est en cours dans la bande de Gaza ?

Les bombardements se poursuivent. Ce vendredi, en milieu de journée, on dénombrait 30 morts supplémentaires dans la ville et le camp de réfugiés de Jabaliya. Mais la mort guette les habitants de Gaza d’autres manières. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a estimé jeudi soir que « la combinaison mortelle de famine et de maladies pourrait provoquer davantage de morts encore à Gaza. La faim se répand dans Gaza, et cela va y provoquer davantage de maladies, en particulier parmi les enfants, les femmes enceintes et celles qui allaitent, ainsi que chez les personnes âgées », précise l’OMS dans un communiqué. « Les chiffres de maladies infectieuses explosent », ajoute le texte. « Plus de 100 000 cas de diarrhées ont été comptabilisés depuis la mi-octobre, dont plus de la moitié concerne des enfants de moins de cinq ans, soit 25 fois plus qu’avant le début du conflit ».

Environ la moitié de la population à Gaza devrait se trouver dans la phase « d’urgence » qui comprend une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité d’ici le 7 février, selon un rapport, publié jeudi, par le système de surveillance de la faim de l’ONU. Et « au moins une famille sur quatre », soit plus d’un demi-million de personnes, sera confrontée à la « phase 5 », c’est-à-dire à des conditions catastrophiques. Avec « de telles privations et destructions, chaque jour qui passe ne fera qu’apporter plus de faim, de maladie et de désespoir à la population de Gaza », a prévenu le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Martin Griffiths, qui ajoute : « La guerre doit cesser. »

  publié le 20 décembre 2023

Gaza :  le carnage continue,
la communauté internationale
dans l’impasse

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Les bombardements israéliens se poursuivent, tuant toujours plus de civils. Pendant ce temps, à l’ONU, on se déchire pour savoir s’il faut parler de « pause », de « suspension des combats » ou de « cessez-le-feu ».

La logique de Benyamin Netanyahou est implacable. Le premier ministre israélien est si sûr de lui, tellement plein de morgue et surtout si certain que les pays occidentaux continueront à le soutenir coûte que coûte qu’il en vient maintenant à leur donner des leçons.

Pourquoi se gênerait-il ? « Les autres pays doivent comprendre qu’on ne peut, d’un côté, soutenir l’élimination du Hamas, de l’autre, appeler à la fin de la guerre, ce qui empêcherait d’éliminer le Hamas », a-t-il expliqué. « Donc, Israël va poursuivre sa juste guerre pour éliminer le Hamas. » Ce faisant, de Paris à Rome, de Berlin à Londres et de Budapest et Athènes, il prend les chancelleries européennes à leur propre jeu avec un redoutable syllogisme.

60 % des infrastructures de Gaza détruites ou endommagées

Mardi, les bombardements ont redoublé sur les habitants de la bande de Gaza. Vingt Palestiniens ont été tués à Rafah, dans le sud. Parmi eux figuraient quatre enfants et un journaliste, ce qui porte le nombre de nos consœurs et confrères tués à 95.

« Les Palestiniens sont contraints de se réfugier dans des zones de plus en plus petites (…), tandis que les opérations militaires continuent de s’approcher de plus en plus » des zones où les civils ont trouvé refuge, a alerté le haut-commissaire aux droits de l’homme, Volker Türk. « Il n’y a plus d’endroit où aller à Gaza », les Gazaouis sont « piégés dans un enfer vivant ». Dans le nord, une autre frappe a fait 13 morts et 75 blessés dans le camp de réfugiés de Jabalia, a indiqué le ministère de la Santé.

L’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) a déclaré que plus de 60 % des infrastructures de Gaza ont été détruites ou endommagées, avec plus de 90 % des 2,3 millions de personnes déracinées. « C’est un niveau stupéfiant et sans précédent de destruction et de déplacement forcé, qui se déroule sous nos yeux », a dénoncé l’agence, alors que les chars israéliens qui avancent vers la ville de Khan Younès rencontrent une sérieuse résistance de la part des combattants palestiniens, toutes organisations confondues. Les pertes israéliennes – officiellement 132 soldats sont tombés – pourraient d’ailleurs être beaucoup plus importantes.

Les États-Unis pris dans l’engrenage en mer Rouge

Les responsables de l’ONU ont exprimé leur colère sur la situation dans les hôpitaux, qui manquent de fournitures et de sécurité. « Je suis furieux que des enfants qui se remettent d’amputations dans les hôpitaux soient ensuite tués dans ces hôpitaux », a fait savoir James Elder, porte-parole de l’Unicef, l’agence des Nations unies pour l’enfance, à l’hôpital de Nasser, le plus grand hôpital opérationnel de l’enclave, qui a été bombardé deux fois au cours des dernières quarante-huit heures.

Benyamin Netanyahou ne pouvait rêver meilleure situation. Le grand allié américain fait semblant de traîner les pieds et met en avant un désaccord sur l’avenir de la bande de Gaza, mais a su mettre son veto, la semaine dernière, à une résolution de l’ONU, continue à fournir des armes à Israël et laisse Tel-Aviv poursuivre le massacre jusqu’à la fin du mois avant de passer à des méthodes plus soft.

Les États-Unis souhaitent que la guerre « cesse dès que possible », a assuré un porte-parole de la Maison-Blanche, John Kirby. Le conseiller à la sécurité nationale américain Jake Sullivan a discuté, au cours de sa visite jeudi dernier en Israël, d’un basculement « dans le futur proche » de l’offensive israélienne sur le territoire de Gaza vers des « opérations de faible intensité ».

Ce faisant, contraint de défendre coûte que coûte Tel-Aviv, Washington se trouve de plus en plus impliqué dans la guerre. Le conflit commence à s’étendre au-delà de Gaza, y compris en mer Rouge où les forces houthies du Yémen ont attaqué des navires avec des missiles et des drones. Cela a entraîné la création d’une opération navale multinationale sous la houlette des États-Unis, et à laquelle la France participe, pour protéger le commerce dans la région.

Mais les Houthis ont dit qu’ils continueraient de toute façon, peut-être avec une opération maritime toutes les douze heures. « Notre position ne changera pas sur la question palestinienne, qu’une alliance navale soit établie ou non », a déclaré à l’agence Reuters le responsable houthi Mohammed Abdulsalam, affirmant que seuls les navires israéliens ou ceux qui se rendent en Israël seront ciblés. « Notre position de soutien à la Palestine et à la bande de Gaza restera jusqu’à la fin du siège, l’entrée de nourriture et de médicaments, et notre soutien au peuple palestinien opprimé resteront continus. »

« Pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire »

La bataille se joue également à l’ONU. Après le veto des Américains, qui, seuls et contre tous, ont fait échouer une possible intervention internationale pour un arrêt des combats à défaut de véritable cessez-le-feu, les diplomates du Conseil de sécurité étudiaient, ces derniers jours, un nouveau projet de résolution porté par les Émirats arabes unis (EAU).

Le vote, prévu lundi, avait été reporté officiellement à mardi matin, pour permettre de poursuivre les négociations et éviter une nouvelle impasse. Alors que la première version réclamait « une cessation urgente et durable des hostilités » pour permettre l’aide humanitaire, le nouveau projet est moins direct, appelant à une « suspension urgente des hostilités pour permettre un accès humanitaire sûr et sans entrave, et à des mesures urgentes vers une cessation durable des hostilités ».

Alors que les Palestiniens meurent à Gaza, voir le Conseil de sécurité de l’ONU établir un nouveau thesaurus pour qualifier une éventuelle interruption de la guerre – « pause », « trêve » ou « cessez-le-feu humanitaire » – ne relève plus du surréalisme mais de l’horreur.

Car, en réalité, contrairement à la guerre en Ukraine, où l’arsenal juridique et politique a été dégainé contre la Russie, personne n’évoque la moindre sanction contre Israël, aucun arrêt des ventes d’armes, aucune saisine de la Cour pénale internationale ou de la Cour internationale de justice, et aucune sanction contre les citoyens américains ou français partis combattre comme soldats de l’armée israélienne.


 


 

Israël-Palestine : puissance et impuissance américaine

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

Pour retenir le bras meurtrier d’Israël à Gaza et en Cisjordanie, l’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait trop peu. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire.

Tout le monde en convient : seuls les États-Unis pourraient retenir le bras criminel d’Israël à Gaza et en Cisjordanie. On ne dira pas ici qu’ils ne font rien, ni que Biden ait la moindre estime pour Netanyahou. À l’exception de Trump, dont le premier ministre israélien attend le retour avec impatience, les présidents américains n’ont jamais beaucoup apprécié ce personnage ami des assassins de Rabin, et ennemi résolu de toute solution au conflit israélo-palestinien. Au-delà de l’antipathie personnelle que suscite Netanyahou, Biden, comme avant lui Obama, lui reproche de le ramener sur un champ de bataille que l’Amérique avait décidé d’oublier. Et il lui reproche, plus encore, de s’immiscer grossièrement dans la politique intérieure américaine où il sait avoir des relais influents. On se souvient de son intervention provocatrice devant le Congrès en 2015 pour torpiller l’accord sur le nucléaire iranien.

Netanyahou a été « trumpiste » avant Trump. Il n’est donc pas difficile d’imaginer que Biden enrage de devoir défendre contre la terre entière cet Israël-là. Dans un moment d’extrême fragilité internationale, les États-Unis n’avaient pas besoin de souligner leur isolement devant l’Assemblée générale des Nations unies. Ils n’avaient pas besoin non plus, à l’heure où la Russie use de son véto au Conseil de sécurité sur le dossier ukrainien, de rétablir la calamiteuse symétrie des impérialismes. Alors quoi ? L’administration Biden ne fait pas rien, mais elle fait très peu. Les réprobations publiques sur le massacre des civils à Gaza, les critiques sur l’extension des colonies, et même la « revitalisation » de l’Autorité palestinienne et la réaffirmation de la solution à deux États : il n’y a rien là qui puisse retenir le bras de Netanyahou.

Le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, mais ne constitue pas une menace pour les États-Unis.

Le verbe américain ne peut rien contre les fondements d’une politique coloniale qui est la raison d’être de la droite et de l’extrême droite israélienne. Et ce n’est pas l’interdiction de visas pour les plus fanatiques des colons qui y changeront quelque chose. Tout le monde sait ce qu’il faudrait : frapper Israël au portefeuille. Et, plus radical encore, stopper l’aide militaire. Car les bombes qui tuent et mutilent les enfants de Gaza sont américaines. Depuis le 7 octobre, les États-Unis ont fourni 15 000 bombes et 57 000 obus de mortier à l’armée israélienne. Un seul des prédécesseurs de Biden, le Républicain George H. W. Bush (père), avait osé menacer Israël de sanctions. En 1989, son secrétaire d’État James Baker avait demandé, devant l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby juif américain, qu’Israël abandonne « ses politiques expansionnistes ».

Bush avait conditionné l’aide demandée par le premier ministre de l’époque, Yitzhak Shamir, à l’arrêt de la colonisation. Israël avait plié. Momentanément. Bush avait même obtenu qu’Israël accepte de participer à la conférence de Madrid, prélude aux accords d’Oslo. Mais ce coup d’audace lui avait coûté sa réélection pour un second mandat. L’entrelacs des relations est tel que l’on a pu parler s’agissant d’Israël du 51e État des États-Unis. Mais les choses ont un peu changé. La communauté juive s’est distanciée d’Israël version Netanyahou, comme l’a démontré Sylvain Cypel dans son enquête Les juifs contre Israël (1). Ce sont maintenant les chrétiens évangélistes qui ne pardonnent pas la moindre entaille au soutien à Israël. La Bible plutôt que le dollar.

L’engagement juif était affectif, celui-ci est mystique et soutient explicitement les colons et à la frange la plus extrémiste du pays. Et c’est précisément le fonds de commerce de Donald Trump. Autant dire que Biden marche sur des œufs à onze mois de la présidentielle. Il en est à demander à Netanyahou de fixer une date limite aux bombardements sur Gaza (« dans quelques semaines », supplient ses émissaires), tout en s’opposant au cessez-le-feu. La vérité, c’est que le massacre de Gaza peut à la rigueur troubler la conscience des dirigeants américains, et semer le désordre sur les campus, mais il ne constitue pas une menace pour les États-Unis. « Les Palestiniens, combien de divisions ? », aurait demandé Staline.

Seul un risque d’embrasement, au sud Liban, avec le Hezbollah, ou dans le détroit Bab Al-Mandeb, où les attaques des Houthis ralentissent considérablement le trafic commercial, et – last but not least – pénalisent les ports israéliens, inquiète Washington. Et, là, l’Amérique fait ce qu’il faut. Un porte-avions est déjà positionné au large du sud Liban, et des bâtiments occidentaux, US-Navy en tête, cinglent vers la Mer Rouge. À part ça, Biden gagne du temps en promettant de remettre en haut de son agenda la fameuse solution à deux États. Qui vivra verra. Pas les Gazaouis en tout cas, dont beaucoup auront été tués. On peut surtout craindre qu’Elias Sanbar ait raison quand il soupçonne les États-Unis de nous tromper avec une promesse dont ils ne voudront pas se donner les moyens.

1 - L’État d’Israël contre les juifs (La Découverte 2018).

  publié le 19 décembre 2023

Israël : La famine utilisée
comme arme de guerre à Gaza

par Human Rights Watch sur https://www.hrw.org/fr/

Des éléments de preuve indiquent que les civils ont été délibérément privés d'accès à la nourriture et à l'eau

  • Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza, ce qui constitue un crime de guerre.

  • Les responsables israéliens ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d'eau et de carburant ; ces déclarations sont reflétées dans les opérations militaires des forces israéliennes.

  • Le gouvernement israélien devrait cesser d’attaquer des biens nécessaires à la survie de la population civile, lever le blocus de la bande de Gaza et rétablir l'accès à l’électricité et à l'eau.

(Jérusalem) – Le gouvernement israélien utilise la famine imposée à des civils comme méthode de guerre dans la bande de Gaza occupée, ce qui constitue un crime de guerre, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Les forces israéliennes bloquent délibérément l’approvisionnement en eau, nourriture et carburant ; en même temps, elles entravent intentionnellement l’aide humanitaire, rasent apparemment des terrains agricoles et privent la population civile des biens indispensables à sa survie.

Depuis que des combattants dirigés par le Hamas ont attaqué Israël le 7 octobre 2023, de hauts responsables israéliens, dont le ministre de la Défense Yoav Gallant, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et le ministre de l'Énergie Israel Katz, ont fait des déclarations publiques exprimant leur objectif de priver les civils de Gaza de nourriture, d’eau et de carburant ; ces déclarations reflètent une politique mise en œuvre par les forces israéliennes. D’autres responsables israéliens ont déclaré publiquement que l’aide humanitaire à Gaza serait conditionnée soit à la libération des otages illégalement détenus par le Hamas, soit à la destruction du Hamas.

« Depuis plus de deux mois, Israël prive la population de Gaza de nourriture et d'eau, une politique encouragée ou approuvée par de hauts responsables israéliens et qui reflète une intention d'affamer les civils en tant que méthode de guerre », a déclaré Omar Shakir, directeur pour Israël et la Palestine à Human Rights Watch. « Les dirigeants mondiaux devraient dénoncer cet odieux crime de guerre, qui a des effets dévastateurs sur la population de Gaza. »

Entre le 24 novembre et le 4 décembre, Human Rights Watch a mené des entretiens avec onze Palestiniens déplacés à Gaza. Ils ont décrit les profondes difficultés qu'ils rencontrent pour se procurer des produits de première nécessité. « Nous n’avions ni nourriture, ni électricité, ni Internet, rien du tout », a déclaré un homme ayant fui le nord de la bande de Gaza. « Nous ne savons pas comment nous avons survécu. »

Dans le sud de Gaza, les personnes interrogées ont décrit la pénurie d'eau potable, le manque de nourriture menant à des magasins vides et à de longues files d'attente, ainsi que des prix exorbitants. « Vous êtes constamment à la recherche des choses requises pour survivre », a déclaré un père de deux enfants. Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) a signalé le 6 décembre que 9 ménages sur 10 dans le nord de Gaza, et 2 ménages sur 3 dans le sud du territoire, avaient passé au moins une journée et une nuit complètes sans nourriture.

Le gouvernement israélien devrait immédiatement cesser d'utiliser la famine des civils comme méthode de guerre, a déclaré Human Rights Watch. Il devrait respecter l'interdiction des attaques contre des biens nécessaires à la survie de la population civile, et lever le blocus de la bande de Gaza. Le gouvernement devrait rétablir l’accès à l’eau et à l’électricité, et autoriser l’entrée à Gaza de la nourriture, de l’aide médicale et du carburant dont les habitants ont urgemment besoin, y compris via le point de passage à Kerem Shalom.

Les gouvernements concernés devraient appeler Israël à mettre fin à ces abus. Les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et d’autres pays devraient également suspendre leur assistance militaire et leurs ventes d’armes à Israël, tant que les forces de ce pays continueront de commettre impunément, à l’encontre des civils, des abus graves et généralisés constituant des crimes de guerre.

Texte complet en anglais : en ligne ici.

 

publié le 18 décembre 2023

Montpellier : nouvelle démonstration de solidarité avec le peuple palestinien

sur https://lepoing.net/

Environ 500 personnes ont à nouveau défilé dans les rues de Montpellier ce samedi 16 décembre, en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza. Rendez-vous est déjà pris la semaine prochaine pour une nouvelle manifestation

Au micro ,en début d’après-midi sur la place de la Comédie, alors que quelques centaines de personnes ont répondues présentes pour une nouvelle manifestation en solidarité avec le peuple palestinien et pour un cessez-le feu et une levée du blocus à Gaza, une membre de l’Union des Juifs Français pour la Paix (UJFP) se désole des conséquences de l’attaque en cours de l’armée israélienne sur la bande de Gaza sur les populations civiles. « Suite aux nombreux bombardements, pas moins de 2 millions de personnes se pressent sur un territoire du sud de Gaza qui représente moins de la moitié de la superficie de la métropole de Montpellier (c’est-à-dire environ 200m2) avec 2,3 millions de personnes qui s’y entassent actuellement, soit 4 fois plus que les 500 000 habitants de la métropole de Montpellier. », s’exclame-t-elle.

Un des organisateurs du rassemblement du 11 décembre devant la mairie de Montpellier, lequel, appelé notamment par BDS, la Gauche éco-socialiste et l’UJFP, venait en soutien à une proposition de motion au Conseil Municipal en faveur d’un cessez-le-feu par l’opposition de gauche, est venu dénoncer le refus du maire PS Delafosse de se positionner contre l’attaque israélienne sur des populations civiles. Quoi de plus étonnant, quand on sait que la ville de Montpellier est depuis les années 70 une fidèle compagne de la politique coloniale israélienne…

Suite à quoi la manifestation se met en route, entre diverses pancartes représentant des images des horreurs rencontrées à Gaza, et banderoles dénonçant l’apartheid. Sur le boulevard du Jeu de Paume, un gigantesque drapeau palestinien est déployé, puis porté par quelques dizaines de manifestant.e.s.

Au niveau de la préfecture le cortège tourne par la rue du Faubourg du Courreau, où des slogans appelant au boycott de l’enseigne Carrefour sont scandés. La manifestation prendra fin à Plan Cabanes.

Une nouvelle manifestation est déjà prévue pour la semaine prochaine, à la veille de Noël, laquelle aura intégralement lieu à La Paillade. Avec un départ à l’arrêt de tram Saint-Paul, depuis lequel elle rejoindra le Grand Mail pour un moment convivial autour d’un goûter et de boissons chaudes.


 


 

 

 

Lettre ouverte au Maire et au Conseil Municipal : Cessez-le feu en Palestine, l’incompréhensible refus du Conseil municipal de Montpellier

sur https://lepoing.net

Le Poing publie cette lettre ouverte, émanant de plusieurs organisations et associations qui luttent pour le cessez-le-feu à Gaza et le respect des droits du peuple Palestinien.

 

Monsieur Le Maire,

Mesdames les Conseillères municipales et Maires adjointes,

Messieurs les Conseillers municipaux et Maires adjoints,

Un cessez-le-feu immédiat et permanent est impératif en Palestine pour sauver des vies civiles et mettre fin aux crimes de guerre qui ont lieu depuis le 7 octobre, ceci alors que les rapporteurs de l’ONU font part d’un risque de génocide et que plusieurs ONG reconnues considèrent que ce génocide est actuellement en cours. Nous demandions à la ville de Montpellier d’adopter un vœu en la matière pour que le Président de la République, Emmanuel Macron, exige ce cessez-le-feu, et que la ville de Montpellier se positionne concrètement pour agir, à son niveau, pour obtenir ce cessez-le-feu. Ce fut un refus lors du Conseil Municipal du 11 décembre.

Le Président, les Ministres, les Généraux militaires et les porte-parole d’Israël ont évoqué leurs intentions de transformer Gaza “en île déserte”, tout en déshumanisant les Palestiniens en affirmant “combattre des animaux” ou encore en affirmant mettre la priorité” sur les dégâts et non sur la précision de leurs frappes “. Des journalistes, le personnel médical, les ambulances, les écoles, les lieux de culte, les hôpitaux, les universités, les abris et des milliers d’enfants ont été pris pour cibles par l’armée israélienne. Plus de 60 % des habitations de Gaza sont détruites, les infrastructures d’eau, d’électricité, de télécommunications et d’énergie ont été gravement endommagées, rendant les conditions de vie quasi impossible pour les Palestiniens. A Gaza, le blocus, la famine programmée, les déplacements de masse forcés et répétés, le meurtre et la mutilation de milliers de civils sont aujourd’hui une réalité. Ce nettoyage ethnique, qualifié de génocide par l’importante Fédération Internationale des Droits Humains (FIDH), est en cours mais il peut être arrêté.

Nous demandons donc à la ville de Montpellier de s’exprimer par un vœu pour : Un cessez-le-feu immédiat et permanent en Palestine L’arrêt du blocus de Gaza.

Signataires :

AFPS 34

Gauche Ecosocialiste

Ensemble 34

Libre Pensée

MRAP de Montpellier

NPA

UJFP

Rencontres Marx


 


 

Manifestation propalestinienne à Paris : « Je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide »

Pascale Pascariello sur www.mediapart.fr

Plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées, dimanche 17 décembre, place de la République à Paris pour demander un cessez-le feu immédiat à Gaza et en Cisjordanie. Malgré des signes d’essoufflement, les manifestants restent mobilisés pour dénoncer le « génocide » des Palestiniens.  

Vêtues de leur robe d’avocates, elles sont venues, certaines pour la première fois, manifester pour « dénoncer le génocide du peuple palestinien », lancent-elles en chœur. Ce collectif informel est né à la suite d’un rassemblement devant le tribunal de Paris le 13 décembre. Sarah, 34 ans, participe pour la première fois à la manifestation de soutien aux Palestinien·nes.

« Je me dois d’être solidaire avec nos confrères. Plus de 63 avocats gazaouis sont morts depuis le début des bombardements », avance-t-elle, rappelant qu’il existe une convention entre le barreau de Paris et celui de Gaza. Mais « rien n’est fait et le silence de notre barreau est assourdissant ».

À ses côtés, sa consœur Dominique Cochin, qui est de toutes les manifestations, rappelle que « le terme de génocide ne doit plus faire débat. L’intentionnalité du gouvernement israélien ne fait plus l’ombre d’un doute », rappelant qu’après les rapporteurs des Nations unis ayant alerté, en novembre, sur les risques d’un génocide, la Fédération internationale des droits de l’homme « a qualifié de génocide ce que l’État d’Israël fait à Gaza, reprenant la définition de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ».

« Israël criminel, Macron complice », « Enfants de Gaza, enfants de Palestine, c’est l’humanité qu’on assassine » , « Pas un sou, pas une arme pour l’État d’Israël, rupture de tous les liens avec les assassins », scandent les manifestant·es parmi lesquel·les des blouses blanches venues apporter leur soutien aux soignantes et soignants palestiniens.

Ismahene, 34 ans, manifeste depuis l’âge de 15 ans pour le peuple palestinien. Cette psychologue en région parisienne est issue d’une « famille anticoloniale et franco-algérienne ». Elle a suivi les pas de sa mère « infirmière. Soigner, c’est aussi une histoire de famille ». « [Depuis] trois manifestations, j’ai mis ma blouse parce que je veux être considérée pour la profession que j’exerce et pour soutenir mes collègues palestiniens qui meurent en essayant de sauver des vies. »

« Être [cependant] renvoyée à mes origines ou être présentée comme l’Arabe, la musulmane, c’est tout ce que je ne supporte plus. » Ismahene a « assez donné dans les partis politiques avec lesquels [elle] manifestai[t] dans [s]on adolescence » : « J’étais la bonne Arabe. Et cela je ne le veux plus. Aujourd’hui, je suis une psychologue qui vient dénoncer un génocide. »

Observant ces avocates et soignantes défiler, Riyad, 23 ans, et son ami Jad, 20 ans, tous deux étudiants en sciences sociales à l’université de Paris I-Sorbonne, regrettent « le manque de mobilisation » au sein de leur université. Arrivé en France il y a cinq ans, Jad a encore toute sa famille au Liban. « Elle n’est pas menacée pour le moment, n’étant pas au sud. » Jad ne cache pas une certaine lassitude, « face à la répétition sans fin d’une histoire dont on ne voit pas l’issue ». En 2006, il a lui-même « vécu les bombardements israéliens sur le Liban ».

« C’est triste à dire mais on est presque habitués. Près de 200 civils sont morts dans le Sud Liban depuis le début des bombardements israéliens après le 7 octobre et je viens pour eux et pour tous les Palestiniens. Mais il y a moins de monde au fur et à mesure des manifestations et rien ne semble arrêter Nétanyahou », déplore-t-il.

Pour autant, hors de question « de rester devant [s]a play [console de jeux – ndlr] ou dans [s]on canapé », lance son ami Riyad qui veut être du bon côté de l’histoire. « Dans quelques années, je veux pouvoir dire à mon fils que je n’ai pas été complice d’un génocide en restant silencieux. »

D’origine algérienne, ce n’est pas la première fois qu’il vient apporter son soutien au peuple palestinien. Il l’avait déjà fait en 2021, « comme aujourd’hui par anticolonialisme et par solidarité au peuple arabo-musulman ».

Jad tient alors à préciser qu’il n’est pas musulman et qu’il regrette que, depuis le 7 octobre, « tout soit fait pour stigmatiser les musulmans et tous ceux qui soutiennent la Palestine ». C’est « un jeu dangereux qui attise l’extrême droite », déplore-t-il, et « en France, le climat est inquiétant avec le retour des ratonnades. Il faut rappeler que défendre les Palestiniens, c’est surtout une cause humanitaire. On ne peut pas accepter que des enfants, des femmes et des hommes meurent sous les bombes ».

Les deux amis sont alors interrompus par les huées des manifestant·es, passant à proximité d’un McDonald’s. Il est 14 h 30 et la manifestation qui a quitté la place de la République se dirige vers la place de Clichy. Près de 4 400 personnes selon la préfecture, 20 000 selon les organisateurs, défilent derrière les drapeaux de la Palestine qui se mélangent à ceux des syndicats ou des partis politiques, dont La France insoumise et Europe Écologie-Les Verts. 

Près de la sono d’Urgence Palestine, qui fait partie du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens, organisateur des manifestations, nous retrouvons Shadi* dont le père, un pédiatre franco-palestinien, était bloqué à Gaza jusqu’à son évacuation le 5 novembre. « Toute la famille de mon père est encore dans le sud de Gaza. Ils vivent sous une tente dans une cour d’école. Mon père a perdu son cousin et depuis qu’il est rentré, il ne dort pas. »  

Shadi a fait « toutes les manifestations » : « Mais nous commençons depuis quelques semaines d’autres actions parce que nous avons bien conscience que les manifestations ne sont pas l’alpha et l’oméga. Nous organisons désormais des actions coup de poing comme les appels au boycott devant des enseignes Carrefour », explique-t-il. 

Il « tente de garder encore espoir ». La ministre des affaires étrangères, « Catherine Colonna, est en visite en Israël, il faut qu’elle entende la pression de la rue ». Shadi se réjouit d’ailleurs que le parcours de la manifestation aille « jusqu’à Barbès », se rappelant qu’en 2014, les manifestations « semblaient encore avoir de l’écho ».

L'essentiel de l'actualité ce week-end au Proche-Orient

  • La France a condamné le bombardement d’un bâtiment d’habitation qui a causé la mort de civils et notamment d’un agent français travaillant pour la France depuis 2002. « Nous exigeons que toute la lumière soit faite par les autorités israéliennes sur les circonstances de ce bombardement, dans les plus brefs délais », déclare le Quai d’Orsay.

  • En visite au Liban et en Israël, la ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, a appelé à « une trêve immédiate et durable » et s’est dite « préoccupée au plus haut point » par la situation à Gaza et a fustigé les violences commises par des colons en Cisjordanie occupée.

  • Le gouvernement israélien a de nouveau rejeté tout cessez-le-feu, alors même que les familles des otages réclament la fin des combats pour la libération des leurs. Samedi 16 décembre, plusieurs milliers de personnes se sont rassemblées devant le ministère de la défense à Tel-Aviv pour protester contre la mort de trois otages tués « par erreur ». Alors qu’ils agitaient des drapeaux blancs et demandaient de l’aide en hébreu, l’armée israélienne a fait feu. 

  • La mort d’une mère et sa fille dans la ville de Gaza a fait sortir de son silence le patriarche latin de Jérusalem. Dans un communiqué, il accuse l’armée d’avoir « assassiné deux chrétiennes ». Nahida et sa fille Samar ont été tuées alors qu’elles tentaient de se mettre à l’abri dans un couvent, écrit le patriarche. Il affirme « qu’elles ont été abattues de sang-froid à l’intérieur des locaux de la paroisse, où il n’y a pas de belligérants ». Le pape François a déploré la mort « des civils sans défense ».

  • Alors que la bande de Gaza reste sous le feu des bombardements et que le bilan s’élève à plus de 18 800 morts (selon les chiffres transmis par le Hamas), les constats de carnage s’accumulent. L’Organisation mondiale de la santé, dont une équipe a visité l’hôpital Al-Shifa à Gaza samedi 16 décembre, décrit le service des urgences comme un « bain de sang ». L’OMS rapporte que « des centaines de patients blessés [sont] à l’intérieur et de nouveaux patients arriv[e]nt chaque minute ».

Pas très loin, Sara* n’a pas oublié 2014. Cette Palestinienne de 36 ans, arrivée en France en 2009 pour faire un master de droit, se rappelle « avoir été gazée par la police et avoir ensuite été harcelée par les services de renseignement » pour connaître « tout de [s]on entourage et des étudiants qui, comme [elle], militaient pour les Palestiniens ».

À l’époque, « les services qui [l]’interrogeaient faisaient du chantage pour [s]a naturalisation » : « Pendant plus de cinq ans, je l’ai demandée », relate-t-elle. Finalement, Sara avait cédé à la pression en « s’éloignant des collectifs de soutien à la Palestine ». Les bombardements à la suite du 7 octobre l’ont convaincue de se réengager. « Je milite auprès des collectifs de soutien avec un certain soulagement de pouvoir enfin défendre mon peuple et mes proches qui sont en Cisjordanie, à Ramallah. »

Elle s’apprête à les rejoindre pour quelques semaines. « Je suis si heureuse de retrouver mes parents, mes frères et sœurs. Je ne vis plus depuis le début des bombardements sur Gaza. » Sa mère a grandi dans un camp de réfugié·es à Bethléem et « être déplacés, c’est toute [leur] histoire », s’attriste-t-elle. Elle est « écœurée de voir comment les Palestiniens sont traités en France » et n’a « plus peur » de ce qu’il peut lui arriver en militant. « Je savais que la France était raciste mais pas à ce point-là. Aujourd’hui, je mets toutes mes forces et mes compétences, en particulier dans le domaine juridique, pour aider les collectifs de soutien aux Palestiniens. »  

En 2014, Nabila, 47 ans, n’a pas participé aux mobilisations. Elle manifeste pour la première fois pour la Palestine. « J’ai tenu à venir avec mon fils qui a 11 ans pour qu’il prenne conscience du monde dans lequel on vit. Je ne veux pas qu’il ferme les yeux. » Tous deux ont acheté des drapeaux et elle a entouré son cou d’un keffieh. Lasse de « [s]’engager chez [elle], sur [s]on canapé », ironise-t-elle, ou « de répondre au boycott » : « J’ai voulu dénoncer haut et fort le génocide des Palestiniens. Nous ne devrions même pas être dans la rue pour que des enfants et des femmes aient le droit de vivre », clame-t-elle.

Cette cadre dans les ressources humaines a tenté de convaincre son mari qui a « longtemps milité pour des associations de soutien à la Palestine. Il allait régulièrement à Gaza avant [leur] mariage. Mais, aujourd’hui, il a peur que cela ne lui soit reproché dans son travail. Il est fonctionnaire et travaille pour le ministère de la justice. C’est affligeant qu’en France, on ait peur de manifester et de défendre nos opinions, surtout lorsqu’elles sont pour le droit de vivre d’un peuple ».

Cette fille d’ouvrier algérien ne veut pas que sa présence soit « réduite à [s]es origines. Tout citoyen, quel que soit ses origines, devrait être là, dans la rue, pour soutenir les vies qu’on assassine sous nos yeux. Se taire est se rendre complice ». Enfant, elle a grandi avec un père qui militait « en tant que syndicaliste et membre du Parti communiste ». À ses mots, son fils lui demande la signification du « Parti communiste ». « C’était un parti politique », lance-t-elle avant de rajouter qu’il « n’en reste pas grand-chose ».

La politique, « c’est hélas tout ce qui peut nous inquiéter lorsqu’on voit la montée de l’extrême droite et du racisme ». « Mais c’est peut-être aussi pour cela qu’on est là, pour défendre des idées humanistes et contre l’injustice. Vous me trouvez peut-être trop idéaliste ? », conclut-elle dans un éclat de rire en prenant son fils sous son bras.     

  publié le 16 déceùbre 2023

Elias Sanbar, intellectuel palestinien : « Il n’y aura pas de paix
s’il n’y a pas d’égalité »

Hayet Kechit sur www.humanite.fr

Écrivain, ancien diplomate, commissaire de l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde », à l’Institut du monde arabe jusqu'à fin décembre, Elias Sanbar voit dans le conflit entre Israël et le Hamas un chemin vers le désastre. Avec l’espoir qu’il ne sera pas sans retour. Interview.


 

L’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » prend une résonance particulière à la lumière de l’actualité, à rebours d’un climat politique propice aux amalgames concernant les Palestiniens. En avez-vous conscience ?

Elias Sanbar : Cette dimension était là, à l’origine même de cette exposition, car le conflit n’a pas commencé par cette guerre à Gaza. Il y avait, dès le départ, cette volonté de rendre visible le visage de ces Palestiniens qui, malgré des conditions de vie d’une difficulté inouïe, ont apporté une contribution esthétique au monde.

Ce conflit recouvre tout dans la perception des gens et c’est normal : c’est un conflit interminable, très lourd. Mais, au-delà, il y a le visage de ce peuple, qu’il est essentiel de continuer à montrer, et encore plus aujourd’hui, en révélant combien, malgré l’oppression, il est épris de connaissances et de culture.

Il y a, chez les Palestiniens, une véritable obsession de la culture, alliée à une créativité permanente et à une énergie vitale, dont cette exposition est le reflet. Cet espace apparaît aujourd’hui d’autant plus essentiel face au déni d’humanité terrifiant revendiqué par Israël, qui se vante de bombarder des « animaux » à Gaza. Dans cette voie qui est en train de nous mener à un désastre, il sera plus que jamais nécessaire de montrer, encore et toujours, le visage des Palestiniens.

Que vous inspire le climat actuel en France, marqué notamment par la volonté du gouvernement d”entraver toute manifestation de solidarité envers les Palestiniens ?

Elias Sanbar : Cela m’inquiète beaucoup. C’est un climat comparable à celui qui prévalait en France en 1967, au moment de la guerre des Six-Jours (guerre déclenchée en 1967 par Israël contre l’Égypte, ouvrant la voie au régime d’occupation de la Cisjordanie, NDLR). Il y avait alors une atmosphère de folie anti-Arabes. Nous vivons exactement la même ambiance, comme si rien n’avait changé. À un détail près, et non des moindres : en 1967, il y avait un homme au pouvoir, qui s’appelait de Gaulle, qui n’a pas craint de s’imposer à contre-courant de l’opinion.

En France, la guerre d’Algérie n’a toujours pas été réglée, et beaucoup pensent que c’est le moment de répondre, de marquer un point. C’est cela le nœud et c’est un nœud spécifiquement français. Le président actuel est dans cette mouvance anti-Arabes et anti-Palestiniens.

Il n’a pas eu un mot de compassion pour les milliers d’enfants palestiniens tués par les bombardements d’Israël. Il n’a pas eu un seul mot pour eux, c’est honteux.

Après l’attaque meurtrière du Hamas contre des civils israéliens et les représailles aveugles d’Israël sur la population de Gaza, le débat s’est cristallisé autour de l’absence supposée d’empathie de chaque camp pour la douleur de l’autre. Pensez-vous que cette question est légitime ?

Elias Sanbar : Aujourd’hui, il y a, d’une part, l’attaque commise par le Hamas contre des civils israéliens, qui est un crime de guerre, c’est ainsi que le définit le droit. Il y a, d’autre part, des bombardements massifs de populations civiles, à Gaza. C’est aussi un crime de guerre.

Mais, si on commence à entrer dans le jeu des parallélismes, à comparer des chiffres, on ne s’en sort pas. À ce moment-là, tout le monde est coupable et finalement personne. Ce débat traduit un « mécanisme dos à dos » qui a déjà été utilisé pour miner le chemin vers la paix, au cours des négociations passées.

Les ennemis de la paix ont passé leur temps à dire que celle-ci était impossible, à cause des extrémistes des deux bords, qu’ils renvoient dos à dos. Nous ne sommes pas dos à dos, nous sommes face à face. Ce débat masque le noyau fondamental de ce conflit, qui est l’absence d’égalité. Il n’y aura pas de paix s’il n’y a pas d’égalité de droits.

Le Hamas, élu dans la bande de Gaza en 2006, est-il aujourd’hui encore représentatif de la population gazaouie ?

Elias Sanbar : Le Hamas véhicule une idéologie, avec une vision de l’islam qui n’est pas celle de la majorité des Palestiniens. Mais c’est une force politique dominante, qui a été élue. Je ne sais pas ce qui adviendrait s’il y avait de nouvelles élections aujourd’hui.

En revanche, ce qui s’est passé, avec cette attaque, constitue un tournant. Il intervient après une année de crimes commis par les colons en Cisjordanie : 220 Palestiniens, en majorité des adolescents, ont été abattus entre janvier et septembre 2023, sans compter les descentes quotidiennes de colons dans les villages.

Le Hamas, percevant à quel point la situation se détériorait et ayant techniquement préparé cette attaque depuis longtemps, a jugé que le moment politique était propice pour passer à l’attaque. Il s’impose désormais aux yeux de la société palestinienne comme le vrai porteur du drapeau de la résistance. Et c’est là un acquis politique immense pour lui. Il y a là une mutation politique extrêmement grave car c’est aussi la société laïque palestinienne qui vient d’être frappée.

Cette popularité du Hamas n’est-elle pas aussi liée à l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne, qui semble particulièrement inaudible lors de ce conflit ?

Elias Sanbar : Bien entendu. L’Autorité palestinienne a négocié pendant trente ans et elle l’a payé très cher, en en revenant à chaque fois bredouille. Les Américains, qui envoient des porte-avions, devraient se poser la question de leur responsabilité dans ce désastre, alors qu’ils n’ont cessé de conforter l’irrédentisme d’Israël.

L’Autorité palestinienne était seule à vouloir négocier et à croire en la possibilité de vivre en bon voisinage au sein de deux États. La seule réponse d’Israël a été de multiplier les colonies, dont le nombre a explosé.

Trente ans après les accords d’Oslo, cette solution à deux États vous paraît-elle encore envisageable ?

Elias Sanbar : Elle est enterrée parce que la réalité du terrain ne le permet plus. Deux États, ce n’est pas seulement une idée, c’est un territoire, ce sont des lieux et une configuration géographique. Les dirigeants européens auront beau clamer, la main sur le cœur, dans une hypocrisie absolue, qu’ils espèrent voir naître un jour un État palestinien, ce projet a été détruit.

Quelle issue voyez-vous à l’engrenage actuel ? Reste-t-il une lueur d’espoir ?

Elias Sanbar : Je ne sais pas. Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudra voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer.


 


 

De quel colonialisme
Israël est-il le nom ?

Joseph Confavreux et Carine Fouteau sur www.mediaprt.fr

Israël est un État colonial. Refuser de le voir serait une illusion historique. Mais il se distingue des expériences coloniales européennes. Refuser de le voir serait une impasse politique.

La volonté du gouvernement Nétanyahou d’expulser et de détruire une part toujours croissante de la population de Gaza et de réduire le territoire et la souveraineté de l’enclave, combinée à l’accélération, en Cisjordanie occupée, des prises de terres par les colons depuis le 7 octobre, oblige à reposer une question vertigineuse.

Au regard de l’histoire, l’installation de colons sur une terre peuplée peut-elle aboutir à autre chose que l’extermination du peuple autochtone, éventuellement avec quelques « réserves » persistantes comme en Australie ou aux États-Unis, ou à l’expulsion manu militari des colons, comme ce fut le cas en Algérie ?

Appliquée à la guerre actuelle, l’alternative se résume ainsi : soit Gaza est rayée de la carte et la possibilité d’un État palestinien réduite à néant, soit Israël se retire de l’ensemble des territoires occupés et prend le risque de se trouver plongé dans une guerre civile.

Le caractère insoutenable du massacre en cours à Gaza, outre l’impuissance désespérante de la communauté internationale, découle en grande partie de l’absence de perspectives politiques : on ne voit pas ce qui peut y mettre un terme, tant on mesure à quel point les choix à opérer pour sortir de la tenaille sont existentiels.

Cette tenaille s’est resserrée au fur et à mesure de la construction de l’État d’Israël et de la consolidation de sa logique coloniale. Aujourd’hui, la présence dans les territoires occupés de 700 000 colons israéliens, dont 500 000 en Cisjordanie, parmi lesquels plusieurs dizaines de milliers d’ultranationalistes et/ou religieux prêts à la guerre civile pour défendre leurs colonies, hypothèque durablement les deux seules solutions offrant un semblant de débouché : celle où deux États cohabiteraient chacun de leur côté ; et celle, résumée par le slogan « Two States, One Homeland », qui autoriserait à la fois les colons israéliens à demeurer sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir s’établir en Israël.

Une logique expansionniste ancienne

Depuis le 7 octobre, les territoires palestiniens font l’objet d’une pression accrue du pouvoir israélien : pendant que Tsahal anéantit Gaza, plus de 250 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie et la construction d’une nouvelle colonie vient d’être approuvée à Jérusalem-Est. Depuis plusieurs mois, les velléités d’annexion ne se cachent plus : elles transpirent de plusieurs décisions gouvernementales, parmi lesquelles la récente nomination du ministre des finances, Bezalel Smotrich, partisan acharné du « Grand Israël », à la tête de l’organe de planification des colonies, une instance qui relevait jusque-là du ministère de la défense.

Cette dynamique coloniale s’est vertigineusement renforcée depuis l’accession au pouvoir de la droite nationaliste et de l’extrême droite, avec notamment l’adoption en 2018 d’une loi fondamentale définissant Israël comme le « foyer national du peuple juif », légitimant au sommet de la structure étatique la discrimination des minorités arabe et druze. Et rompant avec la déclaration d’indépendance de 1948, selon laquelle Israël se devait d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ». 

Mais cette logique expansionniste est plus ancienne encore. La communauté internationale dénonce en effet son illégalité depuis la guerre des Six Jours de 1967, au cours de laquelle Israël, en réaction au blocus de ses navires en mer Rouge, a attaqué l’Égypte, la Cisjordanie et la Syrie, étendant sa domination sur la péninsule du Sinaï, la Cisjordanie, le plateau du Golan, la bande de Gaza et Jérusalem-Est. Après une première résolution votée par l’ONU pour s’y opposer en 1967, plus d’une dizaine d’autres se sont succédé. En vain.  

Dans ses modalités, la politique menée depuis lors par Israël se distingue des expériences coloniales européennes en ce qu’elle se déplie sans empire et sans métropole. Mais elle s’en rapproche par la logique de peuplement, comme cela a été le cas pour la colonisation française en Algérie, visant, pour un État souverain, à s’approprier des terres qui ne lui appartiennent pas et à les exploiter en s’appuyant sur une population extérieure à la population autochtone. En 1968, on comptait moins d’une dizaine d’implantations illégales en Cisjordanie ; elles sont au nombre de 145 aujourd’hui, toutes contraires au droit international, comme l’étaient celles de Gaza démantelées en 2005.

Les arguments du récit israélien

Si le consensus international et intellectuel l’emporte pour dénoncer la politique coloniale d’Israël depuis 1967, il s’avère nettement plus conflictuel pour analyser la période antérieure, des prémices de l’État d’Israël jusqu’à la guerre des Six Jours, en passant par sa création en 1948. C’est là que se cristallise une ancienne querelle historiographique et politique qui se prolonge jusqu’à nos jours pour interpréter l’impasse actuelle.

Pour la résumer trop brièvement, une critique postcoloniale assimile le projet sioniste à la mentalité coloniale et aux pratiques des pays européens catalysées à la fin du XIXe et au début du XXsiècle. Ce faisant, elle fait d’Israël un État colonial dans son essence même et délégitime son existence.

Contre ce récit assimilant sionisme et colonialisme, le récit israélien insista longtemps sur trois distinctions importantes : les émigrants juifs n’étaient pas originaires d’une métropole principale et leur installation en Palestine ne servait pas les desseins d’une force armée ; l’intérêt économique des terres arides de Palestine était réduit et leur exploitation ne reposait que marginalement sur la main-d’œuvre locale ; les immigrants juifs ne fuyaient pas une misère économique mais une persécution en diaspora, avec le but de doter les juifs d’un foyer souverain pour les protéger sur une terre auquel l’attachement était millénaire et non fortuit.

Ce récit, contesté précocement par les Palestiniens, les États arabes et même un petit parti politique israélien, le Matzpen (« La Boussole » en hébreu), a été taillé en pièces par ceux qu’on a nommés les « nouveaux historiens » dans les années 1990, qui ont remis en cause la thèse dominante de l’historiographie sioniste faisant de la guerre de 1948 une guerre d’indépendance, voire de libération, pour insister sur l’expulsion massive de la population autochtone.

Dans la décennie suivante, sous les effets de l’échec des accords d’Oslo de 1993 et des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le caractère central de la dépossession territoriale dans le conflit israélo-palestinien est passé au second plan, le narratif de l’antagonisme religieux millénaire ou d’un choc des civilisations prenant le dessus. 

Pourtant, « sans réfléchir à l’enjeu territorial, il est impossible de comprendre les racines du conflit et les raisons de la résistance arabe au sionisme », rappelle la chercheuse Yaël Dagan, dans un article ancien mais toujours pertinent sur les « mots du sionisme » où elle montre notamment comment, au début du XXsiècle, l’hébreu substitue aux termes kolonia ou kolonist des mots comme hityashvut ou hitnahalut, aux racines bibliques et aux connotations moins agressives.

L’historien et sociologue Jérôme Bourdon estime quant à lui que faire d’Israël un État colonial depuis soixante-quinze ans constitue une interprétation historiquement trompeuse et politiquement problématique. « S’il y a des aspects coloniaux dans le sionisme, ce mouvement est d’abord un mouvement national, qui réclame un État indépendant comme beaucoup d’autres peuples », expliquait-il récemment dans l’émission « Le temps du débat » sur France Culture.

Pour Gaza, on parle souvent de prison à ciel ouvert, mais la comparaison avec les camps de regroupement en Algérie me paraît plus pertinente. Raphaëlle Branche, historienne

L’historienne Raphaëlle Branche inscrit elle aussi l’expérience sioniste de la fin du XIXsiècle « dans le contexte de la montée des aspirations nationales partout en Europe plutôt que dans un moment colonial ». « La logique est celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de peuples qui, à un moment donné, ont réclamé d’être reconnus comme une entité politique internationale sous la forme d’un État », indique-t-elle.

Quand les premières colonies juives s’installent au Proche-Orient, précise-t-elle tout en soulignant la polysémie du terme « colonie », les juifs non seulement n’ont pas d’État mais ils s’installent sur des terres contrôlées par l’Empire ottoman.

Comparaisons algériennes

Cependant, pour la chercheuse Sylvie Thénault, spécialiste de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie, la comparaison entre l’Algérie et la Palestine demeure utile pour penser ce qui se déroule aujourd’hui en Cisjordanie, à savoir un « territoire où la colonisation se manifeste par l’installation d’éléments allogènes avec le soutien d’autorités étatiques et militaires ».

La référence aide aussi à comprendre le verrouillage de Gaza, que Raphaëlle Branche rapproche des camps de regroupement pendant la guerre d’Algérie, « où la guerre est menée d’abord et avant tout envers une population civile ».

« On parle souvent de prison à ciel ouvert, mais en réalité, la comparaison avec les camps de regroupement me paraît plus pertinente, dit-elle. La logique n’est pas celle de l’emprisonnement mais du contrôle de la population civile, dont on limite la capacité de circulation, qu’on prive de l’accès à ses moyens de subsistance, etc. Tout cela pour gagner la guerre, en obtenant que la population civile cesse de soutenir les opposants au système colonial. »

Sylvie Thénault souligne toutefois que, « sans vouloir aucunement minimiser les crimes de l’armée française en Algérie, qui a pu avoir recours au napalm, la situation n’est pas comparable, ne serait-ce que parce que les avions militaires français ne pilonnaient pas ces camps de regroupement qui ont pu regrouper jusqu’à deux millions de personnes à la fin de la guerre. La logique d’extermination n’était pas la même que celle qui se manifeste aujourd’hui à Gaza au nom de la chasse au Hamas. »

Pour tenter d’échapper au conflit des interprétations, l’historien Vincent Lemire propose de distinguer des « seuils » dans la nature coloniale de l’État hébreu. « Est-ce que la première implantation juive en Palestine historique au XIXsiècle est comparable à la pire colonie d’extrême droite en Cisjordanie aujourd’hui ? Les différences sont évidentes, mais est-ce que ce sont des différences de nature ou de degré ? »

Pour lui, « un premier cran important a été franchi en 1948 avec l’expulsion de 750 000 Palestiniens, parce que c’est différent de revendiquer un droit à l’installation et de mener une politique d’expulsion. Un autre cran est franchi avec l’ingénierie coloniale, à la fois hyper technologique et messianique, qui se développe à partir des années 1990 et crée un espace carcéral à l’intérieur de ce qui reste de la Palestine. »

L’historien donne à voir le piège d’une posture décoloniale univoque. « Si on considère que les populations juives de Palestine sont “aussi exogènes” que l’étaient les Français en Algérie, alors on peut difficilement imaginer d’autres scénarios que l’élimination quasi totale des autochtones, comme en Australie ou aux États-Unis, ou l’expulsion de l’ensemble des colons comme en Algérie. Mais force est de constater l’existence quasi continue de communautés juives sur le territoire de la Palestine. À partir d’une réalité qui n’est donc pas la même qu’en Algérie se greffe le projet sioniste originel qui est de créer un refuge pour les juifs victimes de l’antisémitisme dans le monde occidental. »

Analyser la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique. Sylvie Thénault, historienne

Attentif aux singularités de chaque situation coloniale, Omar Jabary Salamanca, chercheur à l’université libre de Bruxelles, nuance un des arguments principaux entendus pour juger que le cas palestinien serait à ce point spécifique qu’il serait impossible à penser dans une logique similaire avec d’autres histoires coloniales.

« En général, les colonies de peuplement sont des projections depuis une métropole. Mais ce qu’on voit aujourd’hui, c’est qu’en réalité Israël est une projection de plusieurs métropoles, comme le montrent aujourd’hui l’investissement militaire ou diplomatique de pays très investis dans le soutien à Israël mais aussi le nombre de soldats israéliens ayant la double nationalité américaine, française ou britannique. »

Au-delà des lectures et relectures possibles de l’histoire, le nœud serait, pour le dire comme l’historienne Sylvie Thénault, qu’analyser « la question palestinienne comme une question coloniale est pertinent historiquement, mais que cette lecture coloniale ne nous offre aucune solution politique ».

« Ce qui est très différent dans le cas de la Palestine et de l’Algérie, c’est que celle-ci pouvait défendre le détachement du territoire colonisé et l’érection d’un État souverain sur le territoire de l’ex-colonie, analyse-t-elle. Se situer dans la même logique, c’est défendre la fin de l’État d’Israël, ce qui n’est pas réaliste, au-delà de l’effarement politique et moral qu’on peut légitimement avoir vis-à-vis de ce que fait aujourd’hui Israël à Gaza. »

Quand nous avons quitté l’Algérie, il y a un million de Français qui sont partis. Dominique de Villepin, ancien premier ministre

Pour celles et ceux qui ne croient plus à une solution à un État et continuent de prôner une solution à deux États, la question lancinante serait de savoir s’il serait possible d’expulser 500 000 colons de Cisjordanie pour laisser la place à un État palestinien viable, alors qu’il a fallu plus de 12 000 soldats pour expulser quelques milliers de colons à Gaza en 2005.

Risques existentiels

Aujourd’hui, la possibilité d’une solution à deux États est rendue caduque à la fois par la logique coloniale à l’œuvre en Israël mais aussi par l’intransigeance du Hamas, dont beaucoup de membres, tel Ghazi Hamad, porte-parole et membre du bureau politique, estiment qu’« Israël est un pays qui n’a pas sa place sur [leur] terre ». Alors même qu’en 2017 le Hamas avait modifié sa charte, établie en 1988 un an après sa création, en reconnaissant l’existence d’Israël et en acceptant un État palestinien dans les frontières de 1967.

Pour envisager l’avenir et ne pas se résoudre à une vision du conflit israélo-palestinien comme insoluble, juge Vincent Lemire, « il faut préciser ce qu’on désigne par colonie » : « Un kibboutz ou un moshav [autre type de communauté agricole, moins collectiviste à l’origine qu’un kibboutz – ndlr] à l’intérieur des frontières créées de fait par la guerre de 1948, ce n’est pas la même chose qu’une projection contemporaine ultrareligieuse et suprématiste sur les collines de Naplouse ».

Pour ouvrir des perspectives, l’historien rappelle le projet « Two States, One Homeland », qui imagine deux États côte à côte avec une frontière ouverte entre les deux, autorisant les colons israéliens à rester sur le territoire de l’État palestinien et les réfugiés palestiniens à revenir vivre en Israël. Cela permettrait, estime-t-il, de prendre en compte « ce que l’on pourrait appeler une “autochtonie coloniale”, parce qu’Israël existe depuis soixante-quinze ans et parce que des communautés juives sont présentes en Palestine depuis des siècles. Et plutôt que de vouloir en finir avec cette réalité, il me semble qu’elle autorise des solutions créatives, parce que ni les Palestiniens ni les Israéliens ne peuvent espérer jeter l’autre peuple à la mer ».

Les doubles racines, à la fois arabes et juives de la Palestine, proscrivent en effet la disparition de l’un ou l’autre peuple de ce territoire. Elles interdisent aux Israéliens qui voudraient profiter de la stratégie du choc à l’œuvre à Gaza de songer à une élimination des Palestiniens. Elles empêchent aussi une partie du camp décolonial de rêver pour la Palestine d’une décolonisation à l’algérienne.

En Afrique du Sud, la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée. Omar Jabary Salamanca, chercheur

Pour penser le moment présent, Omar Jabary Salamanca tourne son regard vers le cas sud-africain plutôt qu’algérien puisqu’en Afrique du Sud « la transition s’est faite sans qu’il y ait, comme en Algérie, de départ des colons, même si la question de la possession de la terre n’a pas été réglée puisque les colons sont demeurés les grands propriétaires ». Au-delà des différences de contexte, « s’il y a un point commun aux processus de décolonisation, c’est qu’ils passent par la lutte armée parce que les colons ne cèdent jamais volontairement leur pouvoir, y compris en Afrique du Sud comme on a tendance à l’oublier. »

Nul hasard sans doute si l’Afrique du Sud a accueilli le 5 décembre à Prétoria de hauts responsables du Hamas invités aux commémorations officielles des dix ans de la mort de Nelson Mandela. Son petit-fils, Mandla Mandela, y a rappelé que pour le héros de la lutte contre l’apartheid la création d’un État palestinien était « la grande question morale de notre époque ». Et c’est l’Afrique du Sud qui, la première, a saisi la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre israéliens à Gaza. Cette identification à la cause palestinienne montre bien qu’en tant que grille de lecture politique, la question coloniale est au cœur du conflit israélo-palestinien.


 


 

Cisjordanie : « L’occupation
est une guerre permanente
qui dure depuis
soixante-quinze ans »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Haut lieu de résistance culturelle au sein du camp de réfugiés de Jénine, le Théâtre de la Liberté a été attaqué mercredi par l’armée israélienne. Son directeur artistique, Ahmed Tobasi, a été arrêté puis libéré ce jeudi. Interview.

Un temps engagé dans la lutte armée, Ahmed Tobasi a embrassé le chemin de la culture pour porter au théâtre la voix du peuple palestinien. Lors de sa tournée dans l’Hexagone, avec la pièce And Here I am, qu’il joue seul sur scène, l’Humanité l’a rencontré. Le comédien décrit la situation de la Cisjordanie occupée.


 

Pouvez-vous nous parler de la situation à Jénine ?

Le camp est attaqué continuellement, les militaires israéliens s’en prennent à toute la communauté. Ils détruisent les systèmes électriques, de distribution d’eau, nos rues avec des bulldozers. Deux enfants membres du théâtre ont été tués cette année. Il y a des checkpoints partout. On ne peut pas circuler entre les villes. Les gens sont fatigués. La vie sous occupation est une humiliation constante, une punition collective qui a pour but d’empêcher les gens d’imaginer qu’une vie meilleure est possible.

S’ils veulent combattre le Hamas, pourquoi s’en prendre aux millions de civils de Gaza et de Cisjordanie ? Israël ne se fait aucun souci des droits de l’Homme, ni du droit international, et les grandes puissances occidentales le laissent faire. Ce sont vos gouvernements qui fournissent les armes… Ces derniers mois, le monde semble soudainement se rappeler que nous vivons sous l’occupation. Mais cela dure depuis soixante-quinze ans ! Sachez toutefois que les Palestiniens restent toujours aussi déterminés à mettre fin à la colonisation.

Les grandes puissances occidentales ont une part de responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui…

Je pense que l’occupation est le résultat du mode de pensée criminel qui caractérise une partie de l’Occident et des États-Unis. Nous sommes des victimes, mais des victimes de votre colonisation, de votre collaboration, de vos guerres. Les Occidentaux se targuent d’avoir des valeurs, de défendre la démocratie, la liberté… Au final, après soixante-quinze ans, où en sommes-nous ? Une chose paraît claire pour les Palestiniens et pour bien d’autres nations : l’Occident n’apporte au monde que des guerres criminelles, et pas grand-chose de bon pour les peuples.

Depuis le 7 octobre, des artistes palestiniens ont été censurés dans plusieurs pays européens. Vos représentations prévues en Suède ont été annulées…

C’est un symbole très fort lorsqu’une autorité décide de réduire au silence une œuvre culturelle ou un artiste. C’est un signal désastreux. Si nous en arrivons là, c’est la preuve que nous traversons une période très sombre en tant que société.  Vue dans son contexte, c’est une situation folle, très problématique, mais surtout qui doit nous questionner : vers où cela nous mène ? Il ne faut pas prendre ces annulations à la légère. 

En Occident, nous avons toujours l’habitude de voir les Palestiniens en tant que victimes. Que pensez-vous de cette vision et de cette représentation ?

C’est toute la force du théâtre. Israël tue des milliers de personnes et transforme des villes en champs de ruines. Mais, regardez-moi, je suis ici, je suis vivant, et à travers ma pièce, grâce au théâtre, c’est aussi un autre visage de la Palestine et des Palestiniens que vous pouvez observer, et comprendre : nous sommes avant tout des êtres humains. 

Je réhumanise une population alors que l’occupation nous déshumanise. Or, nous sommes des gens normaux. Nous pleurons, nous rions ; nous sommes des artistes, nous pouvons être médecins, professeurs, scientifiques, tout ce que nous voulons quand on nous laisse avoir une vie normale. J’utilise le théâtre pour montrer la réalité, qui est évidemment complexe. En racontant mon histoire personnelle, je parle de tous les jeunes de Palestine qui n’ont parfois pas beaucoup de choix. 

Le Théâtre de la Liberté est un lieu de résistance culturelle. Comment convaincre les jeunes d’y participer et ne pas avoir recours aux armes ?

Avec tout ce qui se passe, ce sera plus difficile. Mais je considère que tout Palestinien est un combattant. En ce moment, c’est la guerre, mais l’occupation existe depuis des décennies. Survivre dans un camp de réfugiés et voir soudainement les militaires attaquer, des tirs, des explosions, des maisons détruites, des personnes tuées… cela arrive quasiment tous les jours, toutes les nuits.

Ces quinze dernières années, nous avons travaillé avec des enfants pour leur dire que nous devons essayer d’utiliser d’autres outils pour résister : l’art, le journalisme, la culture… Mais avec quels sentiments croyez-vous que vont grandir tous ces enfants traumatisés, qui ont vu leurs proches mourir devant leurs yeux ? Israël fabrique de plus en plus de colère. Quel avenir si l’on ne fait qu’alimenter l’esprit de vengeance ?

Quel message souhaitez-vous transmettre au peuple français ?

Je veux lui dire que les Palestiniens restent déterminés à mettre fin à la colonisation et permettre aux gens de vivre une vie normale. Mais notre cause n’est pas la seule : c’est pour l’humanité tout entière qu’il faut se mobiliser. Nous devons nous battre pour tous ceux qui sont oppressés, pour tous les enfants.

Aujourd’hui c’est la Palestine, mais hier, c’était l’Ukraine, et demain ce sera ailleurs. Chaque enfant dans ce monde devrait avoir le droit de grandir normalement, et l’opportunité d’être maître de son propre destin. C’est cela, la vraie liberté.

publié le 14 décembre 2023

Bertrand Badie :
« Ce conflit s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Pris dans l’étau des bombardements, difficile pour les Gazaouis de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba. Pour Bertrand Badie, spécialiste des questions internationales, le dogme de la puissance omnipotente est non seulement désastreux, mais également contre-productif.


 

Israël indique vouloir éradiquer le Hamas. Mais l’objectif est-il simplement militaire, alors que certaines voix à l’ONU parlent de risque de nettoyage ethnique à Gaza 1 ?

Bertrand Badie : C’est la grande interrogation. Il est incontestable que l’opération menée par Israël est une opération répressive, qui vise également à démanteler une organisation adverse, à quoi s’ajoute une dimension punitive, consistant à venger les 1 200 victimes de l’attaque du 7 octobre. Mais beaucoup d’éléments font craindre que s’amorce, explicitement ou non, un travail de « nettoyage ethnique », comme il a été dit.

Quand on force une population à quitter son logement pour descendre vers le sud, où les bombardements continuent néanmoins et qu’il n’y a plus d’autre débouché imaginable que de franchir à terme la frontière, on ne peut qu’être troublé. Cette impression se confirme, hélas, quand ces réfugiés se voient interdire de retourner chez eux, sans aucune autre forme de salut possible que de se confiner dans une petite zone d’à peine plus de 8 km², où seraient censées s’entasser plus de 2 millions de personnes !

Quand on voit qu’en Cisjordanie se poursuit un travail méthodique consistant à chasser les Bédouins palestiniens pour y installer de nouvelles implantations, on comprend que ce travail d’épuration dépasse le simple cadre de Gaza, et peut même concerner l’ensemble des territoires palestiniens occupés, jusqu’à Jérusalem-Est. Il est donc difficile pour les Palestiniens de ne pas penser qu’ils s’apprêtent à vivre une seconde Nakba.

Le terme de « guerre » est-il approprié pour qualifier ce conflit qui oppose une puissance à un adversaire non étatique ?

Bertrand Badie : Il est vrai que nous sommes plus proches ici des nouvelles formes de conflictualité intra-étatiques dans lesquelles les sociétés sont fortement impliquées. De ce point de vue, le conflit israélo-palestinien s’inscrit dans la droite ligne de la décolonisation et des transformations qu’elle a entraînées dans l’agencement des conflits.

D’une part, parce qu’il dérive d’une volonté – plus que septuagénaire – d’émancipation d’un peuple cherchant à s’arracher de la domination et de l’humiliation ; d’autre part, parce que les méthodes employées par certaines des organisations qui mènent cette lutte sont exposées à l’accusation de terrorisme, fondée et récurrente dans un tel contexte asymétrique.

La communauté internationale n’a jamais su traiter ce type de conflictualité dans lequel les États ont tendance à n’utiliser que la force militaire, alors que celle-ci n’est plus opératoire. Les guerres de décolonisation ont toutes montré l’impuissance de la puissance, tout comme les guerres d’intervention qui ont suivi. On l’a bien vu à travers les horreurs du 7 octobre, où chacun s’est réveillé douloureusement en Israël en découvrant qu’un État, même fortement armé, n’est pas invincible. On peut faire un parallèle avec le 11 septembre 2001. La puissance atteint ses limites dès qu’elle doit faire face à des formes extrêmes d’énergie sociale qui confinent à une rage, aussi inacceptable soit-elle sur le plan éthique.

Nous parlons d’un conflit que l’on semble redécouvrir aujourd’hui, alors qu’il était toujours d’actualité…

Bertrand Badie : Il s’en dégage un peu partout une sorte de mauvaise conscience. Depuis l’agonie des accords d’Oslo, beaucoup pensaient que le dossier palestinien pouvait rester sous la table, voire sous le tapis, avec la certitude qu’il n’appartenait plus à l’agenda international. C’est vrai, d’abord, d’Israël, qui a considéré que le rapport de puissance lui permettait de pérenniser un statu quo qui n’en était pas vraiment un, puisque ses gouvernements successifs ont pu en profiter pour grignoter les territoires occupés et aboutir à une annexion de fait.

Mais c’est le cas aussi de la quasi-totalité des gouvernements arabes qui semblaient se satisfaire de ce faux statu quo et qui ne voulaient pas revenir à un affrontement coûteux avec Israël. De leur côté, les États du Nord se réjouissaient de voir que ce conflit embarrassant venait à s’éteindre. En outre, le non-respect des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité n’a jamais donné lieu à des sanctions à l’encontre d’Israël, ce qui n’a pu que conforter une telle posture.

Pourtant, la résistance sociale du peuple palestinien n’a jamais cessé et, malgré l’abandon de cette cause par les gouvernements, nombre de sociétés à travers le globe n’ont jamais renoncé à leur solidarité. L’identification à la cause palestinienne est restée très forte : elle a pris le relais des politiques d’État comme nouveau paramètre du jeu international.

C’est le fait de n’avoir jamais été vraiment freiné qui contribue aujourd’hui à ce qu’Israël se sente libre d’agir sans retenue ?

Bertrand Badie : Israël fait un triple pari. Le premier est de penser que le rapport de puissance permettra d’une manière ou d’une autre de mettre un terme à ce conflit. Or, on a déjà vu que la puissance ne réglait rien. Le second pari est celui d’un soutien inébranlable des États-Unis, d’une part au Conseil de sécurité, d’autre part sur le terrain, en contribuant de manière décisive à l’effort de guerre.

Là aussi, le pari est dangereux parce qu’on voit bien que les opinions évoluent au sein de la société américaine et que les dirigeants eux-mêmes sont conscients des nouvelles limites de leur puissance. Enfin, le troisième pari est de croire que l’opinion publique israélienne acceptera toujours cette politique qui ne mène à rien. Certes, nous voyons qu’il y a pour le moment un consensus très fort à ce niveau, sous l’émotion légitime des horreurs du 7 octobre. Mais il n’est pas sûr que ce consensus puisse résister à l’épreuve du temps, surtout si cette guerre vient à se compliquer, voire à s’étendre dans un embrasement régional.

« C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix. »

Ce triple pari me semble donc hasardeux, et surtout terriblement belligène car miser sur la force conduit inévitablement à semer les germes de nouvelles horreurs, peut-être encore pires que celles qu’on a pu connaître le 7 octobre. C’est ce que j’appelle l’escalade de l’inimaginable, et c’est ce qu’il faut éviter à tout prix.

Les événements du 7 octobre sont-ils peut-être déjà la conséquence de cette escalade de l’inimaginable ?

Bertrand Badie : Oui, parce que, derrière le 7 octobre, il y avait une rage dont on ne sait pas si elle était contrôlée, commandée ou spontanée, mais qui était réelle. Et la rage est le résultat mécanique et cruel de l’accumulation de ressentiments, de désespoirs et d’humiliations. Or, dans la banalité quotidienne des relations internationales, la rage devient l’équivalent de ce que sont les armes de destruction massive dans le jeu stratégique classique.

Tout le monde est d’accord pour considérer qu’il n’y a qu’une solution politique qui puisse permettre de dépasser cette situation, mais on voit mal quel est le chemin à suivre…

Bertrand Badie : Nous en sommes loin. Tant qu’Israël est convaincu que seule la puissance peut régler les problèmes, on ne pourra pas même ébaucher une méthode d’accès à la paix. Un vrai cap sera franchi le jour où ses dirigeants abandonneront ce dogme de la puissance omnipotente qui est non seulement désastreux, mais aussi contre-productif. Encore faudra-t-il alors réparer les dégâts de la disparition de fait de toute représentation palestinienne crédible !

Les États-Unis restent-ils la seule puissance capable de faire infléchir Israël ?

Bertrand Badie : Oui, car l’aide américaine est la seule qui soit absolument indispensable à l’État israélien. Si un jour les dirigeants des États-Unis venaient à l’interrompre, le gouvernement israélien, quel qu’il soit, devra changer d’attitude. De ce fait, l’administration américaine tient un rôle de responsabilité qui n’est partagé par aucun autre État au monde. Néanmoins, les choses sont un peu plus compliquées qu’hier. Les États-Unis sont en effet de plus en plus isolés sur ce dossier, que ce soit dans le monde arabe ou à l’ONU, leur capacité diplomatique est moindre, et leur opinion publique évolue…

  1. Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a averti, le 14 octobre, que les Palestiniens couraient « un grave danger de nettoyage ethnique massif ». ↩︎

Bertrand Badie vient de publier Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob).


 


 

Guerre à Gaza :
l’Assemblée générale de l’ONU
réclame un cessez-le-feu

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

L’assemblée générale de l’ONU a adopté par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions, mardi 12 décembre, une résolution appelant à « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza où plus de 18 000 Palestiniens ont déjà été tués par les bombardements israéliens.

Après l’échec du Conseil de sécurité à adopter un texte en ce sens du fait du veto des États-Unis, l’Assemblée générale de l’ONU a pris la main, dans la nuit de mardi à mercredi, pour voter, à une écrasante majorité, une résolution réclamant « un cessez-le-feu humanitaire immédiat » à Gaza. Cette résolution, si elle est non contraignante, a été adoptée par 153 voix pour, 10 contre (dont Israël et les États-Unis), et 23 abstentions sur 193 États membres.

Soit bien plus de voix que la résolution de fin octobre (120 voix pour, 14 contre et 45 abstentions) et même davantage que les multiples résolutions ayant condamné l’invasion russe de l’Ukraine (majorité de 143 voix au maximum). L’ambassadeur palestinien à l’ONU a salué un « jour historique ». « C’est notre devoir collectif de poursuivre sur ce chemin jusqu’à ce que nous puissions voir la fin de cette agression contre notre peuple, la fin de cette guerre contre notre peuple », a déclaré à la presse Riyad Mansour.

Israël de plus en plus isolé

Dans la foulée du déclenchement de l’article 99 par le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres qui s’est heurté au veto américain vendredi dernier, cette réunion spéciale de l’Assemblée générale avait été réclamée par les pays arabes. « Qu’attendons-nous pour arrêter ces morts et cette machine de guerre destructrice ? », a lancé mardi à la tribune l’ambassadeur égyptien Osama Mahmoud Abdelkhalek Mahmoud en présentant la résolution, déplorant les « efforts d’une minorité de pays qui s’opposent à l’opinion publique internationale en faveur d’un cessez-le-feu ».

Dans le détail, l’Assemblée de l’ONU, qui s’inquiète de la « situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza » sous le feu des bombardements israéliens qui ont déjà tué près de 18 500 morts (dont une majorité d’enfants et de femmes), « exige un cessez-le-feu humanitaire immédiat », réclame la protection des civils, l’accès humanitaire et la libération « immédiate et inconditionnelle » de tous les otages.

Pour justifier leur refus de voter en faveur d’une perspective de paix, les États-Unis ont argué de l’absence d’une condamnation explicite du Hamas. « Pourquoi est-ce si difficile de dire sans équivoque que tuer des bébés et abattre des parents devant leurs enfants est horrible ? », a lancé l’ambassadrice américaine Linda Thomas-Greenfield tandis que son homologue israélien renchérissait, dénonçant une résolution « hypocrite » et estimant que « le temps est venu de rejeter la faute sur ceux qui le méritent, les monstres du Hamas ».

Joe Biden demande à Netanyahou de « changer » son gouvernement

Si le gouvernement israélien peut toujours compter sur son principal allié, celui-ci durcit un peu le ton. Tout en réaffirmant son soutien, le président américain Joe Biden a déploré des « bombardements aveugles » qui isolent Israël sur la scène internationale. Il a également affirmé mardi que contrairement à Washington, le gouvernement israélien « ne (voulait) pas d’une solution à deux États » avec les Palestiniens, et a demandé au premier ministre Benyamin Netanyahou de « changer » son gouvernement. « (Itamar) Ben-Gvir et compagnie et les nouveaux venus… ne veulent rien qui s’approche de près ou de loin d’une solution à deux États. Ils veulent non seulement se venger de ce que le Hamas a fait, mais aussi de tous les Palestiniens. Ils ne veulent pas d’une solution à deux États », a-t-il regretté.

Benyamin Netanyahou n’en maintient pas moins ses objectifs : « Après le grand sacrifice de nos civils et de nos soldats, je ne permettrai pas l’entrée à Gaza de ceux qui éduquent au terrorisme, soutiennent le terrorisme et le financent… Gaza ne sera ni le Hamastan ni le Fatahstan », a-t-il affirmé, laissant craindre le pire quant à la volonté d’Israël d’occuper la bande de Gaza.


 


 

Palestine : c’est la jeunesse qu’on assassine

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

L’extrême droite israélienne au pouvoir attaque dans sa chair la jeunesse palestinienne, dans le but qu’elle ne puisse plus faire société. Mais la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister.

C’est un petit garçon de dix ans. Il claudique dans les ruines de Khan Younès, la grande ville du sud de Gaza. À la place de sa jambe droite, une prothèse. Presque un privilège au milieu de tous ces gamins amputés des membres inférieurs. « J’aurais voulu être footballeur », dit-il. Puis, après un silence : « Ça restera le jeu que je préfère. » Ces images bouleversantes ont été entraperçues à la fin d’un journal de France 2. Mais les Israéliens, enfermés malgré eux dans un récit unilatéral, ne les verront pas. Pas plus d’ailleurs que nos téléspectateurs des chaînes d’information en continu. Eux voient et revoient ces deux autres enfants, du même âge, Israéliens, enlevés le 7 octobre par le Hamas, et libérés au troisième jour de la trêve. Leur sort nous a bouleversés aussi. Ceux-là ont leurs membres intacts, mais une plaie à l’âme qui ne se refermera sans doute jamais.

La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie.

Le malheur des uns ne devrait pas faire oublier le malheur des autres. Ces gamins se ressemblent, sauf dans l’imaginaire des militaires israéliens. Le petit Gazaoui fait partie des innombrables victimes civiles des bombardements israéliens. Ce sont pour la plupart des jeunes, et souvent des enfants. Quelque 40 % des Gazaouis ont moins de 14 ans. Et l’âge médian là-bas est de 18 ans. Depuis que le massacre a commencé, le gouvernement du Hamas tient une comptabilité macabre. On parle ces jours-ci de 17 000 morts et de 50 000 blessés. L’économiste Claude Serfati a rapporté ce bilan à la population française. Cela ferait chez nous 400 000 morts et 1,3 million de blessés.

Notre imagination bute sur ces chiffres apocalyptiques. La jeunesse palestinienne, elle est là, parmi les survivants, souvent infirmes à vie. C’est une donnée fondamentale pour qui veut réfléchir à l’avenir. L’extrême droite israélienne au pouvoir ne limite pas seulement le champ des possibles palestiniens à des territoires en Cisjordanie de plus en plus exigus, et à une enclave de Gaza qu’elle tente de vider, elle attaque dans sa chair la jeunesse dans le but inavouable qu’elle ne puisse plus faire société. Et la guerre israélienne n’oublie pas de cibler les lieux de culture. « À Gaza, les jeunes prennent les arts », titrait Politis en février dernier. Que reste-t-il aujourd’hui des stades et des espaces culturels, lieux de résistance à l’emprise du Hamas, que nous montrions à l’époque ?

C’est une population d’assistés (mais par qui ?) que prépare la violence israélienne. Les bombardements sont aveugles, mais la stratégie ne l’est pas. Et cela vient de loin. On repense au bilan des manifestations du printemps 2018. La « grande marche du retour » qui commémorait les 70 ans de la Nakba, l’exode massif des Palestiniens en 1948. Des associations avaient organisé chaque vendredi des marches qui venaient au contact de la « barrière de sécurité ». Des gamins envoyaient des cocktails Molotov, mais la violence palestinienne s’arrêtait là. Et le Hamas n’avait fait que récupérer tardivement le mouvement. Cela n’avait pas empêché l’armée, postée de l’autre côté, de tirer comme à la parade. Fin novembre, on dénombrait 235 morts, et 18 000 blessés.

L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature.

Mais ce que l’on a retenu de cet épisode, et que les ONG avaient documenté, c’est que les blessés souffraient de blessures très handicapantes qui n’étaient pas dues au hasard. Les snipers en uniforme avaient reçu ordre de briser les os des genoux. On avait fabriqué des infirmes par milliers. Cela fait partie de ce que le grand intellectuel palestinien Edward W. Said, appelait « la dépossession de Palestine ». Lui qui disait être entré dans l’action politique en entendant Golda Meir affirmer en 1967 : « Ces gens-là n’ont pas existé. » La dépossession, sous la plume de Said, est à entendre dans sa profondeur à la fois territoriale, culturelle et sociétale.

En dépit de ce tableau funeste, la jeunesse encore valide résiste, ou rêve de résister. Les gamins qui voient détruire leurs maisons, mourir leurs frères ou leurs pères rejoignent dès qu’ils en ont l’âge les groupes armés à Jénine ou ailleurs. Avec, trop souvent, l’idéal morbide du martyr. Mourir comme le grand frère, en combattant. L’idée de résistance ne se laisse pas éradiquer. Mais elle a changé de nature. On est loin de la première Intifada de 1987, quand les jeunes étaient totalement investis dans un projet collectif pour un État. Le projet est aujourd’hui individuel : mourir en chahid ou partir. En attendant peut-être que se dessine une troisième voie, que la jeunesse palestinienne pourrait partager avec la nôtre, et qui porterait un nom : espoir.


 


 

En Cisjordanie :
« Si vous voulez rester vivants,
vous laissez tout ici et vous partez »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

De l’est de Ramallah jusqu’à Jéricho, les communautés bédouines sont chassées de leurs terres par des colons. Les paysans palestiniens ne peuvent effectuer leurs récoltes. Dans la zone C, le nettoyage ethnique est en cours. Un plan politique précis qui vise à judaïser la Cisjordanie.

D’une main, il retient le pan de son kaboud, manteau typique doublé en laine de mouton ; de l’autre, il montre ce à quoi s’est réduite la vie de sa communauté. Des constructions modulaires dressées au milieu d’un champ et quelques chèvres qui errent autour. Habes Kaabneh est le chef bédouin d’une communauté regroupant trois familles élargies (220 personnes).

Il contient mal sa colère lorsqu’on lui demande pourquoi lui et son entourage se retrouvent là, près du village de Taybeh, à quelques kilomètres de Ramallah et non pas plus à l’est, vers la vallée du Jourdain. « Depuis cinq ans, les colons ne cessent de nous harceler, nous empêchant de nous déplacer comme nous le faisons habituellement. »

Le mode de vie des Bédouins consiste en des déplacements réguliers selon les saisons. Une sorte de transhumance avec le bétail qui leur fait délaisser leurs campements pendant plusieurs mois, dans la vallée du Jourdain ou plus haut sur les collines.

Le bétail utilisé pour expulser les bergers

Jusque-là, tout se passait relativement bien. Mais cette vaste zone comprise entre Ramallah et Jericho (elle couvre environ 150 000 dounams, soit 150 km2 sur les 5 860 km2 de la Cisjordanie occupée) est l’objet de convoitises de la part du gouvernement israélien. Cet espace se trouve en zone C (qui recouvre 60 % du territoire palestinien), comme en avaient décidé les accords d’Oslo signés en 1993. C’est-à-dire que l’administration et la sécurité relèvent exclusivement de l’occupant israélien. Ces dernières années, dix avant-postes de colons (qui sont illégaux, même en vertu de la loi israélienne, bien que l’actuel gouvernement d’extrême droite travaille dur pour les légaliser) y ont été établis, à proximité des hameaux des Bédouins.

« Tout a commencé par le bétail, raconte Habes Kaabneh. Les Israéliens nous ont d’abord interdit de faire paître nos chèvres et nos moutons près de leurs colonies. » Pour cela, les colons ont attaqué les bergers et tué des bêtes. Mais il existe des méthodes encore plus vicieuses : « Parfois, le colon arrive avec son bétail jusqu’à chez nous, puis le mélange au nôtre. Ensuite, il appelle la police en nous accusant d’avoir volé les animaux, et celle-ci donne l’ensemble du cheptel au colon. »

Le véritable propriétaire peut aussi être emprisonné et se retrouve à payer une amende équivalente à 500 euros, ce qui est non seulement injuste mais exorbitant pour ces nomades. « Mais les colons, eux, sont libres ! » enrage Habes Kaabneh. Ce n’est pas tout. Les colons déversent également des produits toxiques là où les animaux broutent, ce qui les tue, ou alors ils empoisonnent une bête morte que les chiens de berger vont dévorer, périssant à leur tour.

« Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue »

En septembre, tout le bétail de la communauté a été volé, non que les Bédouins se soient défendus : ils ont alors été frappés par les colons et les soldats, et certains arrêtés. Quelques jours après l’attaque du Hamas, le 7 octobre, les familles ont reçu des tracts explicites : « Si vous ne partez pas cette nuit, on vous tue. »

Que faire d’autre que de quitter les lieux face à de telles menaces qui, elles le savent, sont réelles ? « Le lendemain, nous sommes revenus pour prendre nos affaires, se souvient Habes Kaabneh. Nous avons été encerclés par 50 colons armés qui nous ont dit : » Si vous voulez rester vivants, vous laissez tout ici et vous partez. « » Trois porte-parole des Bédouins qui ont voulu parlementer se sont retrouvés tabassés une journée durant. Ils ont ensuite passé une semaine à l’hôpital. « Alors qu’ils nous expulsaient, ces Israéliens nous criaient : « Ici, ce n’est pas votre terre ! Allez en Jordanie, chez le roi Abdallah ! » »

Quand il nous reçoit sous la tente qu’il vient de dresser au milieu de plusieurs immeubles, près de Taybeh, Hassan Mlehat dévoile les mêmes horribles histoires. Lui et sa famille viennent de Wadi Siq. Depuis des années, ils sont en butte aux attaques des colons. « Mais, dès le début de la guerre, la pression a augmenté, jour et nuit, explique-t-il sous l’œil de ses enfants et de son père, Moussa. Ils venaient vêtus d’uniformes militaires, armés, et nous agressaient physiquement. Ils nous empêchaient d’emprunter la route nous permettant d’aller chercher de l’eau ou de nous rendre à l’hôpital. »

Impossible de bouger, ni même de récupérer les troupeaux volés. « Ils sont très organisés, note Hassan Mlehat. Ils ont construit leurs colonies près de nos tentes et nous surveillaient en permanence pour intervenir si nous tentions quelque chose. » Le 11 octobre, le même scénario se déroule. Les colons arrivent, les armes à la main, leur crient de déguerpir : « Si vous restez, vous mourrez ! » Puis ils frappent des hommes et détruisent tout. « Ils ont même cassé les panneaux solaires qui nous avaient été fournis par l’Union européenne. »

« Nous voyons les colons exploiter la situation afin de précipiter et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. » Dror Sadot, de l’ONG B’Tselem

Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha), 14 attaques de colons ont été enregistrées dans la région en 2019, 13 en 2020 et 14 en 2021. Ce nombre est passé à 40 en 2022 et à 29 de janvier à août 2023. Il n’y a pratiquement plus de Palestiniens dans une vaste zone qui s’étend de Ramallah à la périphérie de Jéricho.

La plupart des communautés qui vivaient dans la région ont fui ces derniers mois, non seulement à cause de la violence des colons, mais aussi parce que les terres ont été saisies par l’armée israélienne, sous prétexte d’implantation de zones d’exercices militaires, et par les institutions de l’État. Selon les données de l’ONG Kerem Navot (une organisation qui surveille et étudie la politique foncière israélienne en Cisjordanie), depuis l’année dernière, les colons ont pris le contrôle d’environ 238 000 dounams (283 km2) de Cisjordanie sous prétexte d’agriculture et de pâturages.

Ces populations n’ont pas seulement à faire face à des « colons extrémistes », comme le disent des responsables européens, dont Emmanuel Macron. Il s’agit d’une politique délibérée, réfléchie, et mise en application pour procéder à un nettoyage ethnique. Elle a été décidée au lendemain de la guerre des Six Jours de 1967 et du lancement de la colonisation dans les territoires occupés.

« Israël a défini environ 60 % de la zone C comme interdite à la construction palestinienne en associant diverses définitions juridiques à de grandes zones (et parfois se chevauchant) : les « terres d’État « représentent environ 35 % de la zone C, les terrains d’entraînement militaire (zones de tir) comprennent environ 30 % de la zone C, les réserves naturelles et les parcs nationaux couvrent un autre 14 %, et les juridictions de peuplement comprennent un autre 16 % de la zone C », souligne B’Tselem dans un rapport publié au mois de septembre. La porte-parole de cette ONG, Dror Sadot, ne craint pas d’affirmer : « Nous voyons les colons exploiter la situation et accélérer leurs efforts pour judaïser la zone C. »

Des récoltes qui deviennent impossibles

Dans le village de Sinjil (un nom provenant de Saint-Gilles, à l’époque des croisés) qui s’étend au nord jusqu’à Naplouse et à l’est jusqu’à Jéricho, Midal Rabie, keffieh rouge et blanc sur la tête, moustache jaunie par la cigarette, est fier de ses plantations. Elles regorgent de figues, d’amandes, de raisin, de pistaches, de pois chiches et d’autres fruits et légumes dont de vastes oliveraies.

Le village se trouve encerclé par sept colonies. « Je ne peux pas aller voir mes oliviers, les colons me menacent et c’est encore plus compliqué maintenant. La plupart des routes ont été fermées par l’armée ! » s’emporte l’agriculteur en crachant par terre. « J’ai acheté des semences mais je ne peux pas les planter. Si ça continue, dans cinq ans, les Israéliens diront que mes champs sont à l’abandon et les saisiront », professe-t-il en faisant allusion à la loi israélienne sur la propriété des absents. Cette année, Midal n’a pas pu récolter la moitié de ses olives. « Pendant la nuit, les colons volent nos fruits, protégés par les soldats. »

Ce qu’attestent plusieurs vidéos réalisées par l’association israélienne de défense des droits de l’homme Yesh Din. De son côté, petit bonnet vissé sur le crâne, Hussam Shabana, qui partage son temps entre la Palestine et les États-Unis où il possède une société commerciale, estime avoir perdu 1 800 litres d’huile d’olive car il n’a pu effectuer sa récolte.

De Sinjil, il montre ses terres qui courent jusqu’aux pieds d’une colonie, pour son malheur. Les soldats l’empêchent de s’y rendre. « Je continuerai à acheter des terrains, prévient-il en riant. Après tout, l’argent dont je dispose, je l’ai gagné avec ma compagnie de taxis à Brooklyn. Tous mes clients étaient juifs. »

Un mode de vie ancestral est en train de disparaître

Le plan d’annexion est en route et le mur dit de séparation (d’apartheid, le nomment les Palestiniens) pourrait le couper définitivement de ses terres, mais surtout, séparer la Cisjordanie de la vallée du Jourdain, but ultime du gouvernement Netanyahou, qui accélère le processus enclenché par ses prédécesseurs.

Le 6 novembre, Bezalel Smotrich, ministre des Finances d’extrême droite, a demandé la formation de « zones de sécurité stériles » qui empêcheraient les Palestiniens d’accéder à des terres à proximité des colonies et des routes réservées aux colons, même si cette terre contient leurs oliveraies. Le même, qui se définit en privé comme un « fasciste homophobe », insistait en 2017, dans son « plan décisif », de la nécessité pour Israël de prendre des mesures pour réaliser « (son) ambition nationale pour un État juif du fleuve (Jourdain) à la mer (Méditerranée) ».

Au total, 266 Palestiniens ont été tués et plus de 3 665 autres blessés par les forces israéliennes et les colons en Cisjordanie depuis le 7 octobre, selon le ministère palestinien de la Santé. Celui-ci ajoute que les attaques des colons contre les Palestiniens et leurs propriétés sont en hausse, avec au moins 308 incidents enregistrés au cours des deux derniers mois. Au moins 143 familles, soit au moins 1 000 personnes, dont 388 enfants, ont ainsi été déplacées.

« Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. » Jamal Jouma, membre de la campagne Stop the wall

Habes Kaabneh, Hassan Mlehat et leur famille en font partie. Pour l’instant, ils bénéficient de la solidarité des villageois de Taybeh, Ramun, Deir Jarir et Deir Dibwan, qui leur fournissent de quoi nourrir leur bétail, même si la cohabitation entre sédentaires agriculteurs et nomades bergers n’est pas toujours facile. Ici et là, des petits murets ont été érigés pour empêcher les animaux d’approcher les cultures. L’Autorité palestinienne envoie quelques sacs de provisions. « C’est très peu, fait remarquer Hassan. Il existe pourtant un fonds dédié de l’Union européenne pour les Bédouins. Les représentants de l’Autorité viennent avec seulement un sac par famille. Car c’est de se faire prendre en photo qui les intéresse. »

Combien de temps va durer cette cohabitation ? « Nous voulons retourner chez nous ! » clame Habes Kaabneh, combatif. « Je songe à vendre mon bétail », révèle Hassan Mlehat, la mort dans l’âme. Avec ce nettoyage ethnique, un mode de vie ancestral est en train de disparaître. « C’est un désastre, dénonce Jamal Jouma, de la campagne Stop the wall. Les Israéliens évacuent les Palestiniens comme en 1948, en Cisjordanie et à Gaza. Ce qui se met en place n’est rien d’autre que “l’accord du siècle, approuvé en 2020 par Donald Trump et qui prévoit l’annexion de la Cisjordanie. La communauté internationale doit agir. »

Midal Rabie a les yeux humides quand il parle de ses légumes en train de sécher sur pied parce qu’il ne peut les récolter et de ses fruits qui finissent pourris ou dans les paniers des colons. La colère le dispute à la tristesse. Il reste maintenant avec ses petits-enfants « pour leur apprendre l’amour de la terre ». Et Hussam Shabana l’affirme : « Je n’abandonnerai pas ma terre. » Pour preuve, malgré les menaces, il vient régulièrement s’asseoir sous son amandier géant, où il a même dressé une table pour accueillir ses amis. La résistance palestinienne au quotidien.

  publié le 12 décembre 2023

Gaza : « Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage,
le carnage est totalement assumé par Israël »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Le bilan s’établirait à plus de 25 000 morts, selon l’ancien officier spécialiste des opérations militaires extérieures Guillaume Ancel, conséquence de la stratégie du gouvernement Netanyahou de confondre la population palestinienne et le Hamas.

Neuf semaines après le déclenchement des bombardements sur Gaza, la lumière se fait sur leur véritable bilan et sur les intentions de la coalition de droite et d’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv. Il s’avère que la réalité dépasse les chiffres communiqués par le Hamas. Malgré cela, l’administration Biden refuse toujours de faire pression sur le premier ministre israélien : elle continue de fournir des armes à Israël et met son veto à une résolution de l’ONU réclamant un cessez-le-feu à Gaza.

Il existe une controverse sur le bilan du nombre de tués à Gaza dans le cadre de la guerre menée par Israël, Joe Biden affirmant même qu’il ne fait pas confiance aux chiffres du Hamas. Pourtant, selon vous, le bilan réel est bien supérieur…

Guillaume Ancel : En réalité, il s’agit d’une question technique. Les Israéliens font entre 400 et 500 frappes par jour. Chaque frappe est normalement destinée à une cible avec au moins une victime : cela fait une moyenne de 450 tués par jour. Vous multipliez par huit semaines, puisque pendant une semaine il y a eu une trêve, cela donne 25 000 morts et autour de 75 000 blessés, car, là aussi, on connaît le ratio tués/blessés dans ce genre d’opération. C’est un calcul d’artilleur très froid. Et je pense qu’il s’agit d’une fourchette basse : quand on fait autant de bombardements chaque jour avec des charges de 250 kg, on commet des dégâts énormes.

Le décalage avec les chiffres du Hamas s’explique facilement. Le Hamas n’est pas fiable. Depuis l’affaire de l’hôpital Al-Ahli, je ne m’appuie jamais dessus : il avait affirmé qu’il y avait 500 morts. En regardant les photos, c’était une évidence qu’il s’agissait d’un missile de type Hellfire (construit par l’entreprise américaine Lockheed Martin et utilisé par l’armée israélienne – NDLR), donc d’un bilan maximal qui ne pouvait dépasser les 50 morts.

Ce calcul d’artilleur dont vous parlez, les États-Unis sont évidemment en capacité de le faire…

Guillaume Ancel : Les États-Unis le savent très bien, ainsi que les Israéliens. Pour l’instant, Israël ne donne aucune estimation du bilan dans la bande de Gaza. Il ne parle que des militants du Hamas qu’il aurait tués, soit 5 000 à 6 000. Compte tenu de la difficulté de distinguer un milicien d’un civil, puisque par définition un milicien est un civil qui prend une arme à un moment, ce chiffre est, à mon sens, dopé. Le chiffre de 3 000 me semble plus réaliste.

Ce qui veut dire que, lorsqu’il y a un milicien « neutralisé », on compte dix « victimes collatérales », ce qui est juste inacceptable. C’est un carnage que font actuellement les Israéliens dans la bande de Gaza. Et un carnage totalement assumé puisque c’est répété de manière systématique. Nous ne sommes pas dans l’erreur de ciblage. C’est totalement intégré dans le système d’intelligence artificielle utilisé pour faire le ciblage quotidien.

Le ratio communément accepté par les Occidentaux est de 2 ou 3 pour 1. Cela s’apparente à des crimes de guerre, même si ce n’est pas à moi d’en juger. Cela ne respecte clairement pas le droit international, mais ne répond pas, selon moi, à la définition du génocide. Si Israël tuait systématiquement tous les Palestiniens – et il en a les moyens –, on serait dans le génocide. Là, il frappe des cibles et n’épargne pas des civils.

A-t-on déjà connu une telle intensité de feu ?

Guillaume Ancel : L’Ukraine a vécu des journées d’une telle intensité. Mais cela se déroulait sur des zones de front et concernait des unités militaires. Là, c’est appliqué dans une zone où 2,5 millions de Palestiniens sont massés et dont ils n’ont aucune possibilité de sortir. C’est, selon moi, la violation du droit : appliquer un feu intense sur une zone qui s’apparente à une prison à ciel ouvert où on a volontairement concentré autant de population.

Lorsqu’on cherche à viser des cibles de ce type, on le fait avec des charges adaptées. Typiquement, ce sont des missiles avec des charges de 8 kg, ce qui fait déjà une grosse bombe. Les Israéliens utilisent actuellement des charges de 250 kg. Ils savent pertinemment qu’ils ne vont pas seulement tuer un milicien du Hamas mais dévaster l’ensemble de son environnement.

Peut-on parler de « punition collective » ?

Guillaume Ancel : Je dirais qu’il y a une confusion totale entretenue par le gouvernement Netanyahou entre la population palestinienne et le Hamas. Il considère qu’au fond les Palestiniens soutiennent le Hamas : s’ils se font tuer, c’est donc de leur faute. Il rend collectivement responsables les Palestiniens, y compris les enfants et les vieillards. C’est un peu comme si on avait accepté que les Ukrainiens, pour se défendre, se soient mis à bombarder massivement les villes russes. Les 50 pays occidentaux qui soutenaient Kiev auraient refusé. C’est incompréhensible qu’on accepte cela d’Israël, une société démocratique.

« Si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. »

J’ajoute un élément. Depuis le 7 octobre, 1 500 Israéliens sont morts : les 1 200 victimes du 7 octobre et les 300 soldats tués depuis le début de la guerre. Il y a, côté palestinien, 20 à 30 fois plus de victimes. C’est typique d’une doctrine israélienne connue, celle de la riposte disproportionnée. Les Israéliens estiment qu’en ripostant de manière massive, cela va dissuader tout agresseur potentiel.

Le Hamas cherchait justement cela. Cela a été affiché comme objectif de guerre : entretenir un état de guerre permanent avec Israël. Pour une roquette tirée depuis Gaza, le gouvernement Netanyahou vient dévaster la bande de Gaza, ce qui garantit le recrutement du Hamas pour les quinze prochaines années.

Cette puissance de feu que vous évoquez a besoin de se nourrir de munitions. Où Israël les trouve-t-il ?

Guillaume Ancel : Les Israéliens n’ont pas de stocks de munitions d’artillerie et de bombes guidées. Ils sont intégralement dépendants des livraisons américaines. Puisque les Américains ne disposent pas d’un stock infini, cela veut dire d’abord que ces munitions ne sont pas livrées aux Ukrainiens. Cela signifie aussi que si Washington décidait de la fin de cette offensive, au bout de trois jours, elle serait terminée de fait. S’ils n’ont pas décidé de cette offensive, les Américains disposent du robinet d’approvisionnement crucial pour les Israéliens.

Est-ce une guerre qu’Israël peut gagner politiquement ?

Guillaume Ancel : Je dirais que, non seulement il ne va pas la gagner politiquement, mais il ne va pas la gagner militairement. J’ai l’impression de revivre les débats animés, lorsque nous étions étudiants, sur la guerre du Vietnam. Les Américains pouvaient envoyer 80 000 ou 100 000 soldats supplémentaires, au-delà du nombre toujours plus conséquent de Vietnamiens tués, ils avaient perdu cette guerre dès le début.


 


 

Guerre Israël-Hamas :
« Joe Biden court le risque d’être associé à
une politique génocidaire »

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Spécialiste du monde arabe, l’ambassadeur Yves Aubin de La Messuzière est longtemps resté à la tête de la direction Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay. Selon lui, la Maison-Blanche joue avec Israël un jeu dangereux.


 

Les États-Unis jouent-ils toujours un rôle prépondérant dans l’ordre mondial ?

Yves Aubin de La Messuzière : Avec l’émergence notamment de la Chine, les États-Unis sont de moins en moins seuls sur la scène internationale. Au regard du conflit israélo-palestinien, ils conservent néanmoins une position dominante, leur poids dans la région reste central, et leur relation avec Israël demeure très forte. Israël, c’est leur principal point d’appui au Proche-Orient.

Au point de soutenir sans réserve sa politique de colonisation et sa campagne de bombardements à Gaza ?

Yves Aubin de La Messuzière : C’est ce que semble indiquer leur récent veto à la résolution de cessez-le-feu, pourtant très majoritairement votée au Conseil de sécurité. Les commentateurs soulignent à juste titre qu’il s’agit du 35e veto américain visant à exonérer Israël des résolutions des Nations unies. Les États-Unis fournissent aussi des armes et font des prêts bancaires à Israël. Mais il faut avoir de la mémoire. Il y a eu, dans leurs relations, des hauts et des bas.

En 2001, à Madrid, les États-Unis ont contraint Israël à accepter l’intégration de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la délégation jordanienne, afin qu’elle participe aux négociations qui ont abouti aux accords d’Oslo. Et, en décembre 2016, leur abstention au Conseil de sécurité a permis l’adoption de la résolution 2334, appelant Israël à mettre fin à la colonisation des territoires occupés, y compris Jérusalem-Est. Même s’ils ont tendance à user de leur droit de veto au Conseil de sécurité, les États-Unis savent aussi exercer des pressions sur Israël.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Yves Aubin de La Messuzière : Joe Biden a exercé des pressions pour obtenir une trêve. Il a pensé qu’il pourrait avoir une influence sur Netanyahou, qu’il pourrait le calmer. Or la trêve a pris fin et la deuxième offensive de l’armée israélienne a été pire que la première. Face aux suprémacistes, racistes et messianistes du gouvernement israélien, les États-Unis sont visiblement en perte d’influence. Leur image se dégrade dans les pays du Sud global.

Et avec leur récent veto, immédiatement suivi par une vente massive d’obus à Israël, ils se mettent à dos les opinions publiques arabes. S’il avait été un peu courageux, Joe Biden aurait pu s’abstenir. La résolution pour un cessez-le-feu aurait ainsi été votée et Israël aurait été contraint de se modérer.

Joe Biden joue donc avec le feu ?

Yves Aubin de La Messuzière : Sur le plan international, il court le risque d’être associé à une politique génocidaire. En interne, il perd des voix chez les musulmans et le camp démocrate se divise. En pleine année électorale, avec Donald Trump en embuscade, le président américain fait un pari très risqué. L’image qu’il laissera dans l’histoire est en jeu. Mais il peut encore se rattraper.

De quelle manière ?

Yves Aubin de La Messuzière : J’entends une petite musique selon laquelle, s’il est réélu, Joe Biden entend se consacrer entièrement au règlement du conflit. Une sorte de Bill Clinton bis. Il a un an devant lui. Il n’a pas la maîtrise de Netanyahou et de son gouvernement qui, pour l’instant, n’en font qu’à leur tête.

À cause de son veto, l’antiaméricanisme risque de repartir de plus belle. Cela va être très difficile. Il va falloir énormément travailler en coulisses, convaincre des États de porter certaines initiatives, faire preuve d’imagination, de persuasion. Il en va de la crédibilité internationale des États-Unis.

Une solution à deux États est-elle encore possible ?

Yves Aubin de La Messuzière : C’est la seule possible. Le schéma d’un seul État pour deux peuples, dont certains rêvent, reviendrait à transformer Israël en un État d’apartheid. Qui peut soutenir un tel projet ? Personne. La solution à deux États implique un cessez-le-feu, l’arrêt de la colonisation et la définition d’un État palestinien viable et démocratique.

Cela prendra beaucoup de temps. Le Hamas sera toujours là, d’une façon ou d’une autre, et l’Autorité palestinienne, pour redevenir crédible, doit changer. Pour l’instant, la machine diplomatique américaine semble tourner à vide. Mais les États-Unis disposent encore d’importants leviers. Et Israël est de plus en plus isolé.

Les États-Unis restent donc les arbitres incontournables de ce conflit ?

Yves Aubin de La Messuzière : La Justice internationale a un rôle à jouer, elle aussi. L’an prochain, la Cour internationale de justice doit rendre un arrêt crucial sur l’occupation des territoires palestiniens depuis 1967. Et la Cour pénale internationale est saisie de demandes d’enquêtes sur des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité. Les États-Unis restent centraux, mais leur influence diminue. Et la communauté internationale a aussi son mot à dire.


 


 

Occupation israélienne :
ce document confidentiel de Washington
pour influencer
la Cour internationale de justice

Elisabeth Fleury sur www.humanite.fr

Principal organe judiciaire des Nations unies, la Cour internationale de justice doit bientôt se prononcer sur les conséquences de la colonisation israélienne depuis 1967. Dans un document confidentiel récent, que l’Humanité s’est procuré, les États-Unis la mettent en garde : la question de la colonisation des territoires palestiniens, selon eux, ne la regarde pas.

« Quelles sont les conséquences légales découlant des politiques et pratiques d’Israël dans les territoires occupés palestiniens, y compris Jérusalem-Est, depuis 1967 ? » À cette question posée, en février 2023, sur laquelle la Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre dans quelques semaines un avis consultatif très attendu, 57 États et organisations ont déjà répondu au cours de l’été.

Après avoir lu leurs contributions, les États-Unis ont remis à la Cour un contre-mémoire. L’Humanité s’est procuré ce document confidentiel, daté du 25 octobre, qui résume en une quinzaine de pages la position de l’administration Biden. À cette date, l’attaque du Hamas s’est déjà produite. Et la réponse israélienne, sous forme de bombardements massifs, est en cours.

Dans un argumentaire plus politique que juridique, l’administration Biden réaffirme son soutien à un « processus de paix » qui, de toute évidence, a pourtant conduit à l’impasse. Objectif : discréditer, par avance, toute remise en cause de l’occupation israélienne par la Justice internationale.

Un plaidoyer pour ne rien changer

D’emblée, le document américain fait du Hamas le seul responsable des malheurs du peuple palestinien. « Les États-Unis soumettent ces commentaires à un moment sombre, à la suite de l’horrible attaque terroriste perpétrée par le Hamas contre la population civile israélienne », indique le mémoire. « Nous reconnaissons les aspirations légitimes du peuple palestinien et nous soutenons des mesures égales de justice et de liberté pour les Israéliens et les Palestiniens. Mais, ne vous y trompez pas : le Hamas ne représente pas ces aspirations, et il n’offre rien d’autre au peuple palestinien que plus de terreur et d’effusion de sang. »

Exhortant la communauté internationale à « redoubler d’efforts pour lutter contre l’extrémisme violent et le terrorisme », l’administration américaine insiste, tout au long de son mémoire, sur le caractère « vital » du cadre des accords d’Oslo. Signés en 1993 entre Israël et l’OLP, sous l’égide du président américain Bill Clinton, ces accords concédaient une autonomie temporaire de cinq ans à l’Autorité palestinienne, à charge pour les deux parties de régler leur conflit par des négociations bilatérales.

Ils ont placé, de fait, l’Autorité palestinienne sous la sujétion du gouvernement israélien et conduit à une reconfiguration de l’occupation, sans y mettre fin. Ces accords sont aujourd’hui, de l’avis général des spécialistes du droit international, obsolètes. C’est pourtant à eux que se réfèrent constamment les États-Unis, car ils constituent, à leurs yeux, la seule voie possible « pour un État palestinien indépendant et viable, vivant en toute sécurité aux côtés d’Israël, les deux populations jouissant de mesures égales de liberté, de propriété et de démocratie ».

Les réponses faites à la CIJ consistent en des « dizaines de milliers de pages de déclarations et de dossiers, couvrant des décennies d’événements historiques complexes » dont certaines, s’alarment les États-Unis, « invitent la Cour à substituer son arrêt à celui du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale, et à écarter des aspects fondamentaux du conflit israélo-palestinien ».

Face à cette tentation de « saper le cadre de négociations établi », selon eux, les États-Unis mettent en garde la Cour. S’écarter des accords d’Oslo reviendrait, pour la CIJ, à défier les organes politiques des Nations unies. Au contraire, la Cour devrait « servir les fonctions et les intérêts de l’ONU en conseillant l’Assemblée générale à l’intérieur du cadre de négociations établi », insistent-ils.

Parmi les avis transmis à la Cour, beaucoup lui demandent de se prononcer sur « un retrait immédiat et inconditionnel d’Israël des territoires palestiniens », constatent les États-Unis. Cette approche est « incorrecte », estiment-ils, d’autant plus que cette question ne relève pas, selon eux, de la compétence de la Cour. Ils invitent donc cette dernière « à faire preuve de prudence » et consentent, du bout des lèvres, à livrer leur propre analyse.

La justice internationale au placard

L’occupation militaire israélienne, y compris en Cisjordanie, est-elle illégale ? Ce n’est pas à la Cour de répondre, estiment les États-Unis. L’occupation d’un territoire est, selon eux, une question de fait. Le droit international humanitaire, certes, « impose aux belligérants des obligations dans la conduite d’une occupation ». Mais le statut juridique de l’occupation n’est pas de son ressort. « Il ne prévoit pas que l’occupation soit licite ou illégale. »

Les questions posées à la Cour de justice « portent sur la présence et les activités d’Israël dans le territoire à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 ». Le Conseil de sécurité y a déjà répondu, estiment les États-Unis, « non pas en ordonnant un retrait immédiat et inconditionnel, mais en adoptant un cadre », celui des « résolutions 242 et 338 », qu’il convient de respecter.

Pour rappel : la résolution 242, adoptée en novembre 1967 à la suite de la guerre des Six Jours, pose le principe d’un retrait d’Israël des territoires occupés en contrepartie d’une paix durable garantissant la sécurité de tous. La résolution 338, adoptée en octobre 1973 dans la foulée de la guerre du Kippour, appelle à un cessez-le-feu, à des négociations durables et réaffirme la validité de la résolution 242. L’une comme l’autre appellent les parties à s’entendre. « Ce n’est que par des négociations directes et l’application des résolutions 242 et 338 que la paix pourra être instaurée dans la région », reprennent à leur compte les États-Unis.

La mission de la Cour est de « conseiller l’Assemblée générale en tenant dûment compte des responsabilités et des décisions des principaux organes politiques de l’ONU », met en garde l’administration américaine. Si de tels conseils devaient toucher « aux questions relatives réservées à la négociation directe, telles que le statut du territoire, les frontières et les arrangements de sécurité », ils déborderaient de leur cadre. Pis : ils « n’aideraient pas à créer les conditions d’une paix négociée et, en fin de compte, ne serviraient pas les intérêts et les fonctions de l’ONU ».

Au lendemain de « l’horrible attaque terroriste et des atrocités commises par le Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre » qui illustrent le « mépris persistant du Hamas pour la vie des Palestiniens », les États-Unis concluent à « l’urgence d’inverser la tendance sur le terrain et de créer les conditions nécessaires à la négociation entre les parties » afin d’aboutir à « une paix globale, juste et durable ».

L’avis de la Cour « doit renforcer le cadre de négociations existant et souligner la nécessité pour les parties de s’engager de manière constructive ». Pour cela, une seule voie : poursuivre la politique qui a pourtant conduit au désastre.


 


 

Tsahal,
conflit israélo-palestinien,
État hébreu :
pourquoi l’Humanité évite d’utiliser ces mots

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

« Notre façon de nommer les choses est déjà, de quelques côtés que l’on soit, une idéologie. » Dans les Temps modernes, en 1962, le philosophe Jean Baudrillard nous rappelait que les mots ne sont jamais neutres et qu’ils charrient avec eux un système de pensée. La situation au Proche-Orient confirme cette règle.

Conflit israélo-palestinien

L’expression est tellement consacrée qu’elle en devient un élément de langage courant que l’on n’interroge plus. Et pourtant. Dans l’Humanité magazine daté du 19 octobre 2023, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France, explique : « Je ne suis pas d’accord avec l’utilisation du terme ”conflit” : celui-ci concerne généralement deux parties égales, deux États, deux armées. La Palestine n’a ni État, ni armée ; il n’y a pas de symétrie. C’est pour cela que j’appelle ça la cause palestinienne. »

L’utilisation du mot « conflit » induit en effet une symétrie. Il peut être mobilisé dans le cadre de la guerre en Ukraine puisqu’elle oppose deux États reconnus comme tels par l’ONU. Mais certainement pas dans une situation qui oppose un pays constitué, avec son gouvernement et son armée (Israël, donc), à des habitants – organisés ou pas – vivant dans des territoires occupés par ce même État. Dans l’une de ses conférences, Gideon Levy, éditorialiste au quotidien Haaretz, pointe le ridicule de la formulation en s’appuyant sur un exemple historique, celui de la guerre coloniale que la France a menée en Algérie : « Est-ce que l’on parle d’un conflit franco-algérien ? »

Tsahal

Là aussi, vous entendez ou lisez ce terme à haute fréquence. Tsahal est l’acronyme de Tsva ha-Haganah le-Israël, nom donné à l’armée israélienne lors de la fondation de l’État en 1948. En français, cela signifie « force de défense d’Israël ». Or, depuis 1967 et la guerre des Six-Jours, Tsahal est une armée d’occupation. Au regard du droit international, Israël est une puissance occupante en Cisjordanie, à Jérusalem-Est (qui a même été annexée) ainsi qu’à Gaza.

Même si Israël s’est retiré de cette dernière bande en 2005, le fait qu’il maintienne un blocus en fait une puissance occupante. Le débat – académique et politique – se poursuit pour savoir si, dès 1948, Tsahal est une armée de défense ou d’occupation – puisque la création de l’État nouveau se fait en dehors du plan de partage de l’ONU et produit la Nakba, soit l’exode forcé de plus de 700 000 Palestiniens. Mais il n’y a aucune interprétation possible sur la nature de sa mission depuis 1967 : Tsahal est une armée d’occupation en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza.

État hébreu

La France est le seul pays à utiliser cette expression pour le moins bizarre. L’hébreu est la langue officielle utilisée en Israël mais ne saurait servir de caractéristique. La formule renvoie donc à la composition de la population qui habite cet État. Pourquoi choisir « hébreu », formulation pour le moins archaïque désignant en fait ceux qui se définissent aujourd’hui comme juifs ? Pourquoi utiliser un terme dont on ne retrouve au demeurant qu’une vingtaine d’occurrences dans la Bible hébraïque ? Mystère. Dans les pays anglo-saxons, on parle de « jewish state », « État juif ». À l’Humanité, nous ne l’utilisons pas mais on peut considérer que depuis 2018, cette formule n’est pas erronée : cette année-là, Benyamin Netanyahou a fait voter une loi fondamentale – de première importance dans un pays sans Constitution – qui stipule que « l’État d’Israël est le foyer national du peuple juif dans lequel il satisfait son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination ».

Ce vote codifie ce qui était induit depuis la création de l’État d’Israël puisque c’est le propre du projet sioniste que de vouloir créer un État-nation juif. Mais que devient le cinquième de la population qui n’est pas juive tout en étant citoyenne d’Israël ? Pour le député Ahmed Tibi, vice-président de la Knesset à l’époque, la nouvelle loi fondamentale fonde « une théocratie qui a bâti un État comportant deux systèmes séparés : un pour la population privilégiée, les juifs, et un pour les citoyens palestiniens arabes de seconde classe. Israël est officiellement devenu un régime d’apartheid fondé sur la suprématie juive ». Ce même élu avait opposé cette repartie fulgurante à ceux qui présentaient Israël comme un pays « juif et démocratique » : « Démocratique pour les juifs et juif pour les Arabes. »

Depuis 2018, l’hébreu est la langue officielle et l’arabe se retrouve relégué au rang de « langue spéciale ». N’importe quel juif dans le monde peut devenir citoyen d’Israël. Mais une Palestinienne de Jordanie épousant un citoyen palestinien d’Israël ne pourra pas devenir automatiquement (et sans doute jamais) elle-même citoyenne d’Israël.

  publié le 11 décembre 2023

Mayotte : Élisabeth Borne fait encore des promesses, mais les crises perdurent

Caroline Coq-Chodorge sur www.mediapart.fr

La première ministre a fait un crochet par Mayotte pour tenter d’apaiser une île en souffrance. Elle a promis de nouveaux investissements pour l’eau, le logement ou la santé. Seulement, les engagements multipliés depuis des mois par le gouvernement n’ont jusqu’ici rien arrangé à la situation.

Les ministres défilent à Mayotte, avec chacun·e leurs lots de promesses d’apaisement et d’investissements en centaines de millions d’euros. En juin, le ministre de l’intérieur, Gérard Darmanin, a orchestré l’opération « Wuambushu » de destruction de bidonvilles et d’expulsion des personnes en situation irrégulière. Fin octobre, il devait revenir sur l’île française de l’archipel des Comores, et se confronter sans doute à l’échec de cette opération censée mettre fin aux éruptions de violence. Le ministre des outre-mer, Philippe Vigier, multiplie les allers-retours pour parer au plus pressé face à la crise de l’eau, dont les habitant·es sont toujours privé·es à leur robinet deux jours sur trois.

Vendredi 8 décembre, la première ministre Élisabeth Borne a fait un saut de puce et annoncé de nouveaux investissements dans la santé, le logement, l’aide sociale à l’enfance, la protection maternelle et infantile et les transports scolaires. Elle a aussi annoncé élargir les droits à la santé, bien plus restreints qu’en métropole : la complémentaire santé solidaire (l’ex-CMU-C) sera ouverte aux Mahorais et Mahoraises le 1er janvier prochain.

Toutes ces promesses ne suffisent pas. À son arrivée en barge à Mamoudzou, elle a été huée par des manifestant·es dénonçant une « sous-France », un « paradis transformé en enfer ».

Selon un médecin de l’hôpital de Mayotte, ce n’est pas l’eau ou l’accès aux soins – le département est pourtant le moins doté de France en médecins généralistes ou spécialistes, de très loin – mais bien « l’insécurité qui est dans toutes les conversations ». Les vagues de violence se succèdent et ont repris ces quinze derniers jours : « Il y a beaucoup de blocages de routes sur l’île, de caillassages de voitures, des bus de transports scolaires, raconte Paul Vanweydeveld, secrétaire du syndicat d’enseignant·es SNEP-FSU. Recevoir une brique ou un marteau à travers son parebrise, c’est violent. Il y a aussi des vols violents, avec des tournevis ou des poignards. Ces quinze derniers jours, six collègues se sont fait agresser à leur domicile. »

L’enseignant explique que les bandes violentes sont des « gamins abandonnés, qui n’ont plus de famille ». « Mais on s’interroge, car ils sont très bien organisés, précise t'il. Il y a eu des attaques de plusieurs établissements scolaires en même temps, pour régler des comptes entre bandes. C’est traumatisant pour le personnel et les élèves ».

Les services de santé et de secours sont également visés. Un médecin de l’hôpital, qui souhaite conserver son anonymat, raconte « une intervention en urgence, pour un arrêt cardiaque » : « On s’est retrouvés au milieu d’affrontements très violents entre les gendarmes et des jeunes, c’était hallucinant. Il fallait traverser un pont pour rejoindre la victime, mais ce n’était pas possible. Les pompiers sont passés sous la protection des gendarmes, ont commencé la réanimation, mais ils ont dû cesser. Le patient est décédé. », relate l'hospitalier.

Des bidonvilles sous les gaz lacrymogènes

Les bidonvilles souffrent aussi de la violence, cette fois celle des forces de l’ordre, récemment consolidées par un nouvel escadron de 80 gendarmes mobiles. Hassane, qui habite un banga de Kawéni, près de Mamoudzou, explique n’avoir pas dormi depuis « trois jours » : « Des jeunes et la Bac [la brigade anticriminalité – ndlr] s’affrontent, et ils nous arrosent de gaz lacrymogène, le quartier est pris au piège. Ils en ont lancé près de la mosquée, à 18 heures, dans les rues du quartier. Des personnes âgées, des petits-enfants souffrent. Mais ces bandes de jeunes, ils ont entre 12 et 14 ans ! »

Dans de telles conditions, de nombreux métropolitains, qui travaillent dans les services publics, quittent l’île. Sur les cinq maternités de l’île, deux sont déjà fermées, et celle de Kangani serait menacée de fermeture à la fin de l’année, faute de personnel, selon nos informations.

L’Éducation nationale fonctionne à majorité avec des contractuel·les. Quant aux enseignant·es diplômé·es, elles et ils « ne sont pas encouragés à s’engager, parce que les gouvernements successifs ont préféré accorder des primes à l’installation plutôt que des majorations des salaires » : « Notre salaire est majoré de 40 %, ce qui n’est plus suffisant parce que la vie est chère à Mayotte, difficile, et que nos conditions de travail sont terribles. On demande une majoration de salaire de + 80 %, comme les gendarmes. Mais on n’est pas entendus, et les gens partent », regrette Paul Vanweydeveld.

Les réserves d’eau remplies à 6 %

Il n’y a pas d’accalmies non plus du côté de la pénurie d’eau. La saison des pluies a débuté, mais trop timidement. Les deux réserves d’eau de l’île ne sont plus remplies qu’à 6 % de leur capacité. C’est désormais de l’eau boueuse qui est filtrée avec difficulté par les usines de traitement. Jeudi 7 décembre, la préfecture de Mayotte a alerté sur la présence de métaux lourds dans 28 prélèvements. Dans plusieurs communes, l’eau du robinet, même bouillie, a été interdite à la consommation. L’alerte a été levée le lendemain après une nouvelle série de prélèvements, tous conformes, assure l’Agence régionale de santé.

Anthony Bulteau, le coordonnateur à Mayotte de l’ONG Solidarités International, spécialisée dans la gestion de l’eau dans les situations de crise, explique que « les travaux sur l’usine de dessalement de Petite-Terre et des forages devraient produire 20 000 mètres cubes. Mais aujourd’hui, Mayotte consomme 27 000 mètres cubes d’eau. 7 000 mètres cubes d’eau vont manquer si on ne peut plus prélever dans les retenues, que les pluies actuelles ne suffisent pas à remplir. Les coupures d’eau ne vont pas s’arrêter demain, et vont peut-être s’accentuer ».

Les habitant·es font ce qu’ils peuvent. Celles et ceux des bangas consomment l’eau de pluie, récupérée avec des installations de fortune, et s’évitent ainsi la corvée de l’eau. « Mais cette eau, qui ruisselle sur les toitures en tôle, n’est pas potable, et est stockée dans de mauvaises conditions. Les autorités commencent tout juste à envisager les solutions que notre ONG promeut dans de telles situations de crise : la généralisation de la collecte d’eau de pluie, afin de diminuer la pression sur la ressource, et la distribution de comprimés de chlore à la population qui consomme cette eau », précise Anthony Bulteau.

300 000 bouteilles d’eau sont distribuées gratuitement chaque jour, mais de nombreux habitant·es n’y ont pas accès. Les personnes en situation irrégulière craignent d’être contrôlées par la police, et certaines mairies « demandent des certificats de résidence », explique Hassane, l’habitant d’un banga de Kawéni. « Nous n’en avons pas. Je n’ai jamais pu récupérer un pack d’eau », se désole-t-il. Être présent aux distributions est également difficile pour les Mahorais et Mahoraises, « car les distributions ont lieu en journée, sur [leurs] heures de travail », explique Racha Mousdikoudine, porte-parole du collectif « Mayotte a soif ».

Alors, elle cuisine avec « une eau pleine de résidus » : « On espère ne pas tomber malade. Moi, j’ai envoyé mes enfants à La Réunion, chez ma mère. Ils ne reviendront pas, parce qu’il va y avoir une escalade de la violence sur l’île », prédit-elle.

 

  publié le 10 décembre 2023

Le maître du monde
face aux prolétaires

par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Fort d’une fortune de 192 milliards de dollars, M. Elon Musk tente de conquérir le ciel avec Space X et Starling, les routes avec Tesla, les réseaux de communication avec X. Tout à son fantasme de domination mondiale, il en oublie qu’ici bas, dans la réalité matérielle, les seuls producteurs de richesses et de valeur sont les travailleurs et les créateurs. Les prolétaires de Suède viennent de le lui rappeler dans l’unité et avec force. Entre deux crachats antisémites, il doit se rendre à l’évidence : sa richesse n’est que le résultat de l’exploitation capitaliste des travailleurs et du pillage du travail des scientifiques des secteurs de la recherche publique. Pour augmenter encore la plus value qu’il extorque de l’exploitation du travail, il refuse d’appliquer les conventions collectives des pays ou il s’implante. C’est ce qu’il s’apprête à faire en Suède. L’enjeu est énorme pour tous les salariés de ce pays, mais bien au-delà pour tous les travailleurs européens. Alors que le président de la République se vante d’avoir signé un accord pour implanter l’une de ses usines dans le nord de La France, il faut donc y regarder à deux fois. Avec le terrain et une baisse d’impôt en guise de cadeau de bienvenu, le mandataire du capital qui occupe l’Élysée veut aussi fournir une main-d’œuvre à bon marché qui permettrait d’entailler encore plus le droit social Français. Tout ceci au nom de… « l’emploi », qui a décidément bon dos.

Preuve, s’il en fallait, que la lutte des classes existe et qu’elle se déploie chaque jour dans le vacarme des débats nauséabonds sur « la guerre des identités » ou de « civilisation ». Autant de diversions pour cacher celle que mène le capital contre le travail et le nouveau prolétariat.

Refusant de signer une convention collective à 130 mécaniciens-réparateurs de voiture électrique Tesla, répartis dans sept concessions en Suède, le magnat nord-américain a déclenché une réaction en chaîne qui fait honneur à la classe ouvrière. Les mécaniciens ont cessé le travail à l’appel de leur syndicat IF Metal pour obtenir « des conditions de travail équitables et sûres, comparables à celles d’entreprises similaires dans le pays ». Ce mouvement, soutenu par huit autres syndicats, a mis en branle une multitude de travailleurs de différents métiers pour faire comprendre à Tesla que, sans eux, sans leur travail, rien ne fonctionne, vérité universelle que cherche à maquiller, en tout temps et en tout lieu, le capital. Les garagistes refusent ensuite de réparer les voitures Tesla. Puis les dockers refusent de décharger les voitures électriques des bateaux. Les électriciens laissent les bornes de recharge en panne. Les facteurs ne livrent plus le courrier, les pièces détachées et les plaques d’immatriculation. Les agents d’entretien ne font plus le ménage. Dans d’autres pays nordiques et en Allemagne, les salariés et leurs syndicats s’apprêtent aussi à se mettre en mouvement.

Honneur aux ouvriers suédois ! Ils doivent pouvoir bénéficier de notre soutien actif pour le droit et le progrès social. À la veille des élections européennes, ils nous rappellent la nécessité de faire voter des directives protectrices pour les travailleurs et entraver ainsi la route pavée par le capital et ses mandataires pour que Musk et ses épigones s’essuient les pieds sur le droit social. Pour cela les prolétaires de tous les pays doivent s’unir et agir.


 

 

En Suède, dix syndicats
à l’assaut de Tesla

Nicolas Lee sur www.humanite.fr

Le plus gros vendeur de voitures électriques du monde, Tesla, refuse de signer les conventions collectives suédoises. Un mouvement de grève très suivi paralyse l’activité de l’entreprise dans le pays.

Suède, correspondance particulière.

La Suède est-elle en train de renouer avec son histoire sociale ? « Peu de gens s’en souviennent, mais c’est l’un des pays qui faisait le plus grève en Europe au début du XXe siècle », rappelle Anders Kjellberg, professeur émérite de sociologie de l’université de Lund (Suède). Depuis, avec le modèle social réputé unique du pays, le nombre de conflits sociaux a chuté. Le 27 octobre, la grève des salariés des dix centres de réparation de voitures Tesla à l’appel du syndicat IF Metall, a donc surpris le monde entier. Dans les semaines suivantes, le mouvement est devenu encore plus retentissant, avec pas moins de neuf syndicats qui l’ont soutenue par des actions de solidarité : ceux des transports, des électriciens ou encore celui du BTP.

À l’origine de ce conflit, la firme automobile Tesla refuse de signer les accords collectifs de branche avec le syndicat IF Metall, deuxième en nombre de membres. Après cinq années passées à faire miroiter une hypothétique signature, Tesla a claqué la porte des négociations, fin octobre. Le conflit s’articule notamment autour des salaires, des assurances et des pensions de retraite. Autant d’éléments inscrits dans les conventions collectives qui couvrent 90 % des salariés suédois.

« Tesla risque d’ouvrir une brèche »

Pour Marie Nilsson, présidente d’IF Metall, l’organisation doit défendre bec et ongles cette spécificité. « C’est la manière dont le système de protection des salariés s’applique en Suède. Les droits des travailleurs – à la différence d’autres pays européens – sont principalement garantis par ces accords collectifs », précise-t-elle. Si la mobilisation ne concerne peut-être que 130 mécaniciens, la représentante y voit une offensive plus globale contre le système des accords collectifs.

Une vision partagée par Britta Lejon, présidente du syndicat suédois des fonctionnaires Statstjänstemannaförbundet, « Tesla risque d’ouvrir une brèche et inciter d’autres entreprises à reconsidérer l’utilité des négociations », s’inquiète la chef de file de l’organisation. Ses membres, qui comprennent notamment des postiers, mènent depuis le mardi 21 novembre une grève de solidarité et bloquent tous les courriers à destination des ateliers Tesla. La multinationale se retrouve donc dans l’impossibilité de mettre ses nouveaux véhicules en circulation, les plaques d’immatriculation étant d’habitude livrées par la poste. « La livraison des pièces nécessaires à la réparation mais aussi celle des plaques d’immatriculation sont interrompues », confirme Britta Lejon.

Tesla n’a pas tardé à réagir, Elon Musk, patron de l’entreprise, lâchant sur son réseau social X un « C’est de la folie ! » en réponse à cette solidarité. Ce lundi 27 novembre, Tesla a déposé plainte contre l’État afin de récupérer les plaques d’immatriculation auprès de l’agence publique qui les met à disposition. Une autre action en justice contre PostNord – entreprise des postes détenus par les États suédois et danois – a été lancée pour demander la reprise des livraisons.

« Nous savons que la grève sera longue »

« Jour après jour, on reçoit de plus en plus de soutien », se réjouit David (1), en grève depuis un mois dans une ville de l’ouest de la Suède. Pour le jeune « senior technician » de 25 ans, l’offensive de Tesla est un signe encourageant : « C’est que les effets des actions solidaires portent leurs fruits. » Avec une compensation à 130 % de son salaire par le syndicat IF Metall, il se fait le porte-parole de ses collègues avec lesquels il se réunit régulièrement « Nous savons que la grève sera longue, mais nous attendrons le temps nécessaire pour faire revenir Tesla à la table de négociations. »

La décision temporaire de tribunal du Norrköping saisi sur la plainte contre l’agence des transports a d’ailleurs surpris Anders Kjellberg. « En ordonnant à l’administration publique de mettre à disposition les plaques d’immatriculation directement à Tesla, le tribunal remet d’une certaine manière en cause les mesures de solidarité », avertit le sociologue. D’autre part, le droit de grève inscrit dans la Constitution exige une neutralité de l’État lors des conflits sociaux, or, « par cette décision, la cour ordonne à l’État de renoncer à sa neutralité ».

En parallèle, « les organisations patronales observent attentivement l’évolution de la situation. Ils considèrent ce conflit comme une opportunité stratégique pour remettre en question le droit aux actions solidaires, longtemps source de puissance pour les syndicats », conclut Anders Kjellberg.

(1) Le prénom a été modifié.

 

  publié le 9 décembre 2023

À l’ONU, Les États-Unis bloquent
la paix à Gaza

Axel Nodinot sur www.humanite.fr

Appelé à se réunir de manière exceptionnelle ce vendredi par Antonio Guterres, le Conseil de sécurité des Nations unies a une nouvelle fois échoué à appeler au cessez-le-feu à Gaza, à cause du véto états-unien.

Il aura abattu toutes ses cartes, sans succès. Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU, ne peut que regretter l’impuissance du Conseil de sécurité après l’avoir convoqué, ce vendredi 8 décembre. Deux jours auparavant, le Portugais avait annoncé recourir à l’article 99 de la charte des Nations unies, lui permettant de précipiter une réunion du Conseil. Dispositif politique ultime de l’ONU, cet article n’avait pas été utilisé depuis 1971. Eli Cohen, ministre des Affaires étrangères d’Israël, a affirmé sur X que cela constituait « un soutien à l’organisation terroriste Hamas », ajoutant que Guterres était un « danger pour la paix mondiale ». Mardi, ce même ministre avait annoncé ne pas vouloir renouveler le visa de travail de la coordinatrice humanitaire en Palestine, Lynn Hastings.

Les 15 pays membres devaient donc voter un projet de résolution demandant un cessez-le-feu humanitaire immédiat dans la bande de Gaza, sous le feu de l’armée israélienne depuis deux mois. « La communauté internationale doit tout faire pour mettre un terme à ces souffrances. Les yeux du monde entier sont grands ouverts », a déclaré Antonio Guterres après une introduction sous forme de longue liste de maux que subissent les Palestiniens depuis deux mois, ainsi qu’un report du vote de plusieurs heures pour permettre aux diplomates des États arabes de convaincre leurs semblables.

13 votes pour, une abstention, un veto

Malheureusement, cette résolution s’est une nouvelle fois heurtée au système de vetos qu’ont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie). Ce vendredi, les États-Unis, grands alliés d’Israël, ont encore voté non à un cessez-le-feu à Gaza. « Les terroristes du Hamas se cachent sciemment parmi la population de Gaza », a affirmé le représentant américain, enjoignant une nouvelle fois Israël à « limiter les pertes civiles ». Même le Royaume-Uni, traversé par des mouvements populaires de soutien au peuple palestinien, a préféré s’abstenir. L’Albanie, le Brésil, la Chine, les Émirats arabes unis, l’Équateur, la France, le Gabon, le Ghana, le Japon, Malte, le Mozambique, la Russie et la Suisse ont voté pour un cessez-le-feu.

À eux seuls, les États-Unis bloquent donc le processus de paix et limitent fortement l’efficacité des Nations unies. Avant que ne se réunissent les diplomates autour de la fameuse table en arc de cercle, le représentant permanent de la France Nicolas de Rivière avait pourtant prévenu « qu’un échec à cause d’un seul veto » signifierait « l’échec du Conseil de sécurité ». « Nos collègues américains ont devant nos yeux condamné à mort des milliers voire des dizaines de milliers de civils palestiniens et israéliens supplémentaires », a réagi l’ambassadeur russe, Dmitry Polyanskiy.

« Un triste jour »

Depuis le 7 octobre, Antonio Gutteres a pourtant tout fait pour la paix, condamnant l’attaque du Hamas en Israël, les prises d’otages, les violences sexuelles sur les femmes, mais aussi la réponse disproportionnée d’Israël dans la bande de Gaza. Depuis la riposte de l’armée israélienne, 17 487 Palestiniens y ont été tués, selon le porte-parole du ministère de la Santé du Hamas, Ashraf al-Qidreh. Environ 1,9 million de Gazaouis (sur une population de 2,3 millions) ont fui le nord de l’enclave selon l’ONU. Mais les bombardements et les chars israéliens ciblent désormais l’entièreté de la bande de Gaza.

« C’est un triste jour dans l’histoire du Conseil de sécurité », a déclaré Riyad Mansour, représentant palestinien au Conseil de sécurité, regrettant que même l’activation de l’article 99 ne mène à rien. Selon Stéphane Dujarric, porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres « reste déterminé à pousser pour un cessez-le-feu », malgré les plus vives critiques d’Israël. L’ONG Médecins sans frontières, qui souhaitait un cessez-le-feu durable et « la fin du siège du Gaza », a déclaré dans un communiqué que « l’histoire jugera le retard accumulé pour mettre fin à ce massacre ». Car ce dernier continue, à la faveur d’un veto états-unien donnant un blanc-seing au gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou, qui supprime la population gazaouie en toute impunité.


 


 

Le veto américain à l’ONU
condamné de toutes parts

La rédaction de Mediapart sur www.mediapart.fr

La proposition d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza pour raisons humanitaires présentée au Conseil de sécurité s’est heurtée au veto américain. Treize autres membres ont voté pour et la Grande-Bretagne s’est abstenue. Le soutien inconditionnel américain au gouvernement israélien est critiqué de toutes parts. 

La décision du gouvernement américain de mettre son veto à la proposition de cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza présentée à l’ONU le 8 décembre par les Émirats arabes unis est vivement critiquée par les organisations humanitaires. Amnesty International estime que la position des États-Unis est « moralement indéfendable ». Sur X (anciennement Twitter), le directeur général de l’organisation aux États-Unis, Paul O’Brien, accuse le gouvernement américain « de tourner le dos aux souffrances des civils [...] et à la catastrophe sans précédent à Gaza ».

De son côté, l’ONG Human Rights Watch met en garde l’administration Biden, affirmant que les États-Unis risquent d’être accusés « de complicité de crimes de guerre » en continuant de fournir des armes à Israël et en le couvrant diplomatiquement. Médecins sans frontières (MSF) a ajouté que l’inaction du Conseil de sécurité des Nations unies le rend « complice du massacre » dans la bande de Gaza.

La résolution de l’ONU demandant un cessez-le-feu immédiat à Gaza au nom des principes humanitaires avait été lancée par le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Il avait invoqué l’article 99 de la Charte des Nations unis. Un article utilisé quatre fois dans l’histoire de l’ONU. Présenté par les Émirats arabes unis, le texte avait le soutien de 100 pays. Sur les quinze membres du Conseil de sécurité, 13 ont voté pour le texte, les États-Unis ont mis leur veto et la Grande-Bretagne s’est abstenue.

Le gouvernement américain avait indiqué par avance qu’il allait mettre son veto sur le texte, estimant que celui-ci était trop déséquilibré : il ne faisait aucune mention au massacre terroriste commis par le Hamas le 7 octobre. L’ambassadeur américain à l’ONU, Robert Wood, a ajouté lors de la discussion que tout arrêt de la guerre risquait de renforcer les positions du Hamas. En même temps qu’elle mettait son veto, l’administration Biden a demandé au Congrès d’approuver la vente de 45 000 munitions pour les tanks Merkava utilisés par l’armée israélienne dans sa guerre contre le Hamas.

L’ambassadeur israélien auprès de l’ONU, Gilad Erdan, a remercié les États-Unis et Joe Biden pour avoir mis son veto à la proposition de résolution présentée au Conseil de sécurité. Sur les réseaux sociaux, il a salué le président américain pour « rester ferme aux côtés » d’Israël et montrer « son leadership et ses valeurs ».

Alors que le Hamas accuse les États-Unis de « participer directement au massacre des Palestiniens », l’ambassadeur palestinien auprès de l’ONU, Riyad Mansour, a de son côté condamné la décision américaine, estimant que son veto marquait « un tournant dans l’histoire ». Dans un discours devant le Conseil de sécurité après le vote, il a estimé que ce scrutin était « désastreux », mettant en garde contre une prolongation du conflit à Gaza, impliquant « la poursuite des atrocités, la perte de plus de vies innocentes, et plus de destruction ».

Son point de vue est largement partagé par les pays arabes et plus largement du Sud, qui y voient la confirmation « du double standard » utilisé par l’Occident. L’Iran a mis en garde, samedi, contre « la possibilité » d’« une explosion incontrôlable » au Moyen-Orient si les États-Unis continuaient de soutenir Israël contre le Hamas à Gaza. « Tant que l’Amérique soutiendra les crimes du régime sioniste et la poursuite de la guerre, il y a la possibilité d’une explosion incontrôlable de la situation dans la région », a déclaré le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, lors d’une conversation téléphonique avec le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies.

Le comité ministériel arabo-islamique a rencontré le secrétaire d’État américain Antony Blinken à Washington et lui a demandé que les États-Unis utilisent toute leur influence pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le-feu à Gaza. Sur place, un des responsables de l’aide humanitaire pour l’ONU parle « d’une situation cauchemardesque ».

  publié le 9 décembre 2023

Maxime Combes : « La COP n’est que le reflet de la situation géopolitique et
géo-économique actuelle »

Théo Bourrieau sur www.humanite.fr

La COP 28, qui s’est ouverte le 30 novembre à Dubaï, prendra fin le 12 décembre. Les énergies fossiles ont été au cœur des discussions. Maxime Combes, économiste et spécialiste des négociations climatiques, estime que la COP 28, comme les précédentes, « n’est que le reflet de la situation géopolitique et économique actuelle ».


 

Doit-on se réjouir de voir le sujet des énergies fossiles abordé à la COP 28 ?

Maxime Combes : Oui, c’est une bonne chose. Désormais, la question des énergies fossiles est mise dans le débat public. Ce sera même un des éléments majeurs pour évaluer le résultat de cette COP 28. Depuis 30 ans, les COP mettait le sujet de côté alors que les énergies fossiles représentent plus de 80 % des émissions de gaz à effet de serre mondiales.

C’était un peu l’éléphant au milieu de la pièce : tout le monde le voyait, mais personne n’en parlait. C’est donc une très bonne nouvelle que ce sujet soit pleinement au cœur du débat sur le réchauffement climatique à l’échelle internationale.

On ne manque pas aujourd’hui de rapports du GIEC, de scientifiques, mais aussi de l’Agence internationale de l’énergie, qui expliquent que pour respecter les objectifs que la communauté internationale s’est donnés à travers l’accord de Paris c’est à dire limiter le réchauffement en dessous de 1,5° ou 2 °C maximum, il était nécessaire de laisser dans le sol entre 80 et 85 % des réserves d’énergies fossiles (gaz, pétroles, charbon). Ces réserves les grands pays producteurs et les multinationales de l’énergie veulent les exploiter dans les années à venir. Finalement, nous sommes en train de réduire l’écart qui pouvait exister entre le débat sur le réchauffement climatique et la réalité physique qu’il sous-tend.

Mais il faut aussi souligner que l’émergence du sujet est lié à cette COP, devenue celle des énergies fossiles : organisée aux Émirats arabes unis, présidée par le ministre de l’Énergie de ce pays qui n’est autre qu’un PDG d’une multinationale pétrolière qui a eu des déclarations qui s’apparentent à du déni climatique.

Pourquoi les énergies fossiles étaient absentes des débats auparavant ? Pourquoi est-il si difficile pour les États de s’emparer de cette question ?

Maxime Combes : Il s’agit de la COP où les lobbies sont les plus présents. Ceux des industries fossiles ont toujours tout fait pour éviter les dispositions pouvant empêcher leurs business et leurs activités lucratives. Elles ont d’abord nié l’existence du réchauffement climatique alors même qu’elles savaient que leurs activités y contribuaient, pour ensuite contester son origine anthropique et l’urgence à agir. Aujourd’hui, elles prétendent ne pas être responsables, ou faire partie de la solution.

D’autres raisons fondamentales permettent d’expliquer cette absence. Il y a d’abord une inertie dans les négociations, venant du mandat des négociations fixées en 1992 au sommet de Rio. Les États ont alors décidé de traiter la question du réchauffement climatique uniquement du point de vue de ce qui était relâché dans l’atmosphère.

Pour le comprendre, il faut revenir au protocole de Montréal (NDLR ratifiée en 1987), les négociations internationales avaient conduit à la réduction d’émission de CFC, les chlorofluoro­carbures, des gaz mettant à mal la couche d’ozone. Il y avait alors une solution technique : remplacer ces gaz par d’autres.

La communauté internationale a alors imaginé que la question du réchauffement climatique pourrait être traitée de la même façon, en se focalisant sur les émissions de gaz à effet de serre, sans s’intéresser à la cause fondamentale du problème : l’économie mondiale accro aux gaz, pétrole et charbon. Elle a finalement mis trente ans à lever ses œillères et rompre cette inertie.

Les négociations sur le réchauffement climatique sont basés sur un principe : la neutralité. Ce n’est pas le rôle des négociations international de définir le mix énergétique des États-Unis, de la France…ou de l’Arabie saoudite. C’est laissé à la libre appréciation de chaque pays.

Ce principe de neutralité produit une difficulté à discuter des énergies fossiles. On observe alors une forme de déni des États, y compris ceux du nord, soi-disant les plus avancées en matière de changement climatique. Ils refusent de mettre la question des énergies fossiles sur la table, considérant que finalement, on pourrait la résoudre par des dispositifs technologiques, par des améliorations techniques, ou je ne sais quoi…

Enfin, c’est également lié à la façon dont les relations internationales se sont constituées depuis la décolonisation. On touche, ici, à la question des ressources naturelles des États, et donc à leur souveraineté nationale.

Structurellement, le droit international n’est pas construit pour permettre ce genre de négociations. Cela génère une tension inévitable entre des politiques énergétiques nationales et un mix énergétique mondial, qui, lui, organise le réchauffement climatique. L’accord de Paris ne s’intéresse par exemple pas aux questions de hiérarchie.

Qu’est-ce que nous pouvons espérer de cette COP 28, notamment en matière d’encadrement des énergies fossiles ?

Maxime Combes : Les COP ne sont pas armées pour organiser la sortie des énergies fossiles à l’échelle mondiale. À ce stade, trois options sont discutées à cette 28e Conférence des Parties. D’abord, une option volontariste, qui énonce une élimination progressive et planifiée des énergies fossiles. Il est très improbable qu’elle soit conservée.

Une deuxième proposition vise à traiter une grande partie du problème par la capture et le stockage du carbone. Elle prévoit que seuls les gisements non soumis à ces dispositifs devront faire l’objet d’efforts pour être éliminés. Ce serait problématique parce que cela ferait dépendre notre avenir climatique d’une technologie qui, aujourd’hui, n’est pas maîtrisée, est mal répandue, et est extrêmement coûteuse. Le coût de la transition énergétique serait alors augmenté de façon extrêmement conséquente. C’est ce que veulent un certain nombre de pays, notamment les pays producteurs.

La troisième option serait de ne pas avoir d’accord. Le plus probable est d’arriver à un engagement un peu général, conditionné à ce captage de CO2, sans aller plus loin. Le côté positif serait la reconnaissance, ferme et définitive, que les énergies fossiles font partie du problème. Laisser les énergies fossiles dans le sol ne serait alors plus vu comme une idée complètement farfelue, mais comme la condition sine qua none d’une lutte contre le réchauffement climatique à la hauteur des enjeux.

La COP 28 va produire une décision de COP, c’est-à-dire un document qui relate les décisions qui sont prises, mais sans être du droit international en tant que tel. C’est une décision qui n’implique rien d’immédiat dans les politiques menées par les États.

Au lendemain d’une décision sur l’arrêt de l’extraction des énergies fossiles, la Nouvelle-Zélande, qui veut rouvrir l’exploration offshore d’énergies fossiles, la Chine, les États-Unis, la France, qui a donné de nouveaux permis d’exploitation sur le territoire national, ne vont pas subitement dire : « Suite à la décision de la COP hop, on arrête tout ! ». Cette décision ne s’impose pas aux États. Elle n’est pas contraignante.

Le plus intéressant serait non pas un message un peu général mais que la COP décide que les énergies fossiles font partie de son mandat et ouvre un groupe de travail permanent, permettant de lancer des négociations, pouvant conduire à un traité international sur les énergies fossiles.

Cela ne signifie pas que la COP est le problème. Le problème, ce sont les politiques nationales des États. Ce sont les autres institutions internationales qui poussent au contraire à toujours augmenter la production et la consommation d’énergies fossiles.

Ce sont les institutions internationales qui organisent l’économie mondiale, comme l’OMC, dont les règles conduisent à ce qu’on exploite toujours plus d’énergies fossiles. La COP n’est que le reflet de la situation géopolitique et géo-économique actuelle. Elle est désarmée pour lutter contre les énergies fossiles, elle n’a pas les outils juridiques, elle n’a pas le droit international avec elle.


 


 

2 500 lobbyistes des énergies fossiles à la COP28 sur le climat, un record absolu

par Juliette Quef sur https://vert.eco/articles/

Au moins 2 456 représentants de l’industrie fossile ont été autorisés à participer au sommet mondial sur le climat à Dubaï, dévoile la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO). C’est quatre fois plus que le précédent record. Le Français TotalEnergies a envoyé 12 salarié·es, selon notre décompte. Décryptage.

«On va les dégager de cette COP, on va les dégager de nos communautés!» L’ambiance est électrique, ce mardi matin, à l’entrée de la COP28 à Dubaï. Des représentant·es de pays vulnérables et de peuples autochtones viennent donner de la voix après l’annonce du nombre de lobbyistes à la COP28. «À cause de cette industrie, il y aura bientôt 1,2 milliard de personnes déplacées», s’époumone, poing levé, Keury Rodriguez, Portoricaine et membre du peuple autochtone Taino. «Nous ne sommes pas simplement des personnes déplacées, nous avons été déplacés !». La cible de la jeune femme, comme des autres activistes : les géants du gaz et du pétrole.

Si les lobbyistes des énergies fossiles étaient un pays, ils compteraient la troisième plus grande délégation après les Emirats Arabes unis et le Brésil. Les représentant·es d’intérêts du charbon, du pétrole et du gaz sont 2 456 à avoir obtenu une accréditation à la COP28 sur le climat qui se déroule en ce moment à Dubaï, selon l’analyse de la coalition Kick big polluters out (KBPO), qui regroupe 450 organisations non gouvernementales spécialisées dans la transparence, dont Global Witness, Corporate Accountability et Corporate Europe Observatory.

On compte plus de lobbyistes de l’industrie fossile que de délégué·es des dix pays les plus vulnérables au changement climatique combinés, dont le Soudan ou les Tonga. Et sept fois plus que les membres de peuples autochtones accrédités à la COP28 (316).

Le précédent record, qui date seulement de la COP27, organisée en 2022 à Charm el-Cheikh (Egypte) était quatre fois moindre, avec 636 lobbyistes accrédités.

TotalEnergies en bonne place

Le groupe français TotalEnergies a envoyé 12 personnes, selon notre décompte. Interrogé par Vert, la multinationale veut «dissiper d’éventuels fantasmes de « lobbying pétrolier » à la COP», explique Paul Naveau, du service presse. «En tant qu’entreprise du secteur de l’énergie, TotalEnergies a été invitée à la COP 28 par la Présidence émiratie.» Aucun salarié ne figure en réalité dans les invités du pays hôte, mais six d’entre eux, dont son PDG Patrick Pouyanné, sont accrédité·es dans la délégation française, comme nous l’avons constaté sur la liste des participant·es publiée par les Nations unies.

Six autres le sont au travers d’associations d’entreprises, comme l’International Emissions Trading Association (IETA), l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (IPIECA), Entreprises pour l’Environnement (EPE), Comité21 et Business Europe. «La présence de ces six experts s’inscrit dans le cadre de leur adhésion au long cours aux associations. Toutes ces associations sont dédiées aux questions de transition énergétique et au soutien des objectifs de l’Accord de Paris», nous explique encore TotalEnergies.

KBPO analyse en effet qu’«un grand nombre de lobbyistes des énergies fossiles ont eu accès à la COP dans le cadre d’une association commerciale». Ainsi, l’Association internationale pour l’échange de quotas d’émission (IETA), basée à Genève et plus grande association du genre, a permis l’entrée de 116 personnes, dont les représentants de TotalEnergies, mais aussi Shell ou la société norvégienne Equinor.

Pourquoi vouloir assister à la COP28 sur le climat ? «Les sujets abordés lors de ces événements sont au cœur de l’ambition de la Compagnie et nos experts y assistent pour suivre les échanges et soutenir les actions collectives de progrès qui y sont présentées, répond TotalEnergies à Vert. Il va de soi que personne chez TotalEnergies ne participe de quelque manière que ce soit aux négociations entre les Etats, ni n’a accès aux espaces de négociations.» Le groupe avance par exemple son soutien à un fonds de la Banque mondiale pour lutter contre les émissions de méthane et un accord d’investissement pour le projet Mirny au Kazakhstan (1 GW de projet éolien géant avec batteries), conclu en marge de la COP28.

«Un brouillard de déni climatique»

Un avis que ne partagent pas les acteurs de la société civile, qui alertent depuis des années sur l’influence des énergies fossiles à la COP. C’est le cas de la cofondatrice de Start Empowerment, Alexia Leclerq : «Vous pensez vraiment que Shell, Chevron ou ExxonMobil envoient des lobbyistes pour observer passivement ces négociations ? […] La présence empoisonnée des grands pollueurs nous enlise depuis des années. C’est à cause d’eux que la COP28 est plongée dans un brouillard de déni climatique, et non dans la réalité climatique».

Même son de cloche chez Muhammed Lamin Saidykhan, responsable du Réseau Action climat international : «La fenêtre de préservation d’une planète vivable se referme rapidement. Dans le même temps, un nombre toujours plus important de grands pollueurs sont autorisés à se promener lors de ce sommet, que les communautés en première ligne ne peuvent se permettre de voir échouer une fois de plus».

Si les entreprises des énergies fossiles concentrent tous les regards, d’autres industries polluantes sont représentées à la COP, de l’aviation à la finance, en passant par l’agro-industrie.


 

  publié le 8 décembre 2023

STOP NOW !

sur www.msf.fr

Isabelle Defourny, Présidente de Médecins Sans Frontières, interpelle le Président de la République Emmanuel Macron pour la mise en place d’un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza.

Monsieur le Président, 

Je vous écris aujourd’hui pour vous demander d'engager tous les efforts nécessaires pour obtenir un cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Il faut exiger du gouvernement israélien qu'il mette fin aux attaques meurtrières contre les civils palestiniens et qu'il permette un accès aux biens de première nécessité et à l'aide humanitaire à la hauteur des besoins. 

Les six jours de trêve qui se sont achevés vendredi dernier ont représenté un premier signe d'humanité après des semaines de violence indescriptible. Cependant, cette courte trêve n'a nullement permis de fournir les soins et l’assistance dont la population a besoin en urgence. Et nous sommes atterrés de constater que, passé ce court sursis, le carnage a repris de plus belle.

Nous avons été profondément émus par les massacres et les atrocités commis par le Hamas le 7 octobre. Leur ampleur et leur barbarie sans précédent sont révoltantes. Nous partageons l’angoisse des familles des 137 otages encore retenus par le Hamas.

Une guerre totale est menée en retour à Gaza par Israël, sous les yeux du monde entier.

Malgré ses affirmations, Israël ne mène pas uniquement une guerre contre le Hamas. Elle s’abat sur l'ensemble de la bande de Gaza et sa population. Israël applique aujourd’hui une doctrine militaire fondée sur le caractère disproportionné des frappes et la non-distinction entre cibles militaires et civiles, et la revendique publiquement : dès les premiers jours de l’offensive, le porte-parole de l’armée israélienne reconnaissait que cette campagne de bombardements visait à « faire des dégâts et non à être précise ». Selon les autorités sanitaires locales, plus de 15 500 personnes ont été tuées, dont plus de 6 000 enfants. Cela représente plus d’un habitant de Gaza sur 200. Et des dizaines de milliers de personnes ont été blessées. 

Les hôpitaux du nord de Gaza ont été anéantis, l’un après l’autre. Certains sont devenus des morgues, voire des ruines. Alléguant que les hôpitaux auraient été détournés de leur fonction à des fins militaires, l’armée israélienne les a bombardés, encerclés et pris d'assaut, tuant des patients et du personnel médical. Le 29 novembre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) avait recensé 203 attaques contre des structures de santé.

Quatre membres du personnel de MSF ont été tués depuis le début de la guerre. Les soignants qui ont pu continuer de travailler l’ont fait dans des conditions inimaginables. Par manque d’anti-douleurs, de nombreux blessés sont morts dans d’atroces souffrances. En raison des évacuations forcées ordonnées par les soldats israéliens, certains médecins ont dû abandonner des blessés ou malades après avoir été confrontés à un dilemme insoutenable : sauver leur vie ou celle de leurs patients. 

S’ajoutent à cela les effets du siège complet imposé dès le début de son offensive militaire par le gouvernement israélien, qui a coupé l’approvisionnement en nourriture, en carburant, en médicaments et l’aide humanitaire dont dépendaient déjà 80 % des 2,3 millions de personnes dans l'enclave en raison du blocus en vigueur depuis 2007. Si la trêve a permis d’augmenter le nombre de camions acheminés chaque jour, la reprise des combats a entraîné à nouveau leur diminution et compromet les capacités de distribution au sein de l’enclave. La disponibilité de nourriture et d’eau à Gaza est aujourd’hui minime, et ceci alors que 1,8 million de personnes déplacées vers le sud, selon les Nations unies, sont entassées dans des abris précaires et surpeuplés et que l’hiver arrive. Le 16 novembre, la Directrice générale du Programme alimentaire mondial alertait ainsi que « les civils sont confrontés au risque immédiat de mourir de faim. »

MSF a récemment envoyé une équipe internationale d'urgence dans le sud de Gaza pour soutenir ses collègues palestiniens et renforcer les capacités de prise en charge dans les hôpitaux. Ces derniers jours, nos collègues sont témoins d’importants afflux de blessés après d’intenses bombardements, y compris à proximité des hôpitaux. De nombreux blessés souffrent de blessures complexes, de traumatismes multiples, de brûlures. Ils s’entassent dans des hôpitaux surchargés et débordés où le manque de place, d’hygiène et d’équipement rend impossible l’exercice de la médecine. Tous les jours, nos équipes essaient de soigner des patients qui devraient plutôt être évacués en urgence dans des hôpitaux spécialisés, à l’abri des bombardements.

Le nord de Gaza a été rayé de la carte. Pilonné, meurtri, privé de structures médicales fonctionnelles, il est devenu un lieu impropre à la vie, inhabitable.   

Après avoir enjoint la population à se déplacer vers le sud, tout laisse à croire qu’Israël s’apprête à y appliquer la même politique de destruction méthodique observée dans le nord. Plus aucun endroit n'est sûr.

Comment, dès lors, traiter les milliers de blessés ? Comment assurer les soins dont ces personnes auront besoin pendant des semaines, voire des mois ? Comment soigner sur un champ de bataille, sur un champ de ruines ? 

Les attaques indiscriminées et continues doivent cesser maintenant. 

Les déplacements forcés doivent cesser maintenant. 

Les attaques contre les hôpitaux et le personnel médical doivent cesser maintenant.

Le siège de Gaza doit cesser maintenant. 

Un cessez-le-feu durable est le seul moyen d'arrêter le massacre de milliers de civils supplémentaires et de permettre l'acheminement ininterrompu de l'assistance humanitaire. MSF demande la mise en place d'observateurs indépendants pour vérifier et faciliter l’accès adéquat aux biens et aux services essentiels à Gaza. Nous demandons également la mise en place de possibilités d'évacuation médicale sécurisées et stables vers des pays tiers, comme l’Égypte, pour des milliers de personnes souffrant de blessures graves. 

Nous avons pris acte de votre appel à « redoubler d’efforts pour parvenir à un cessez-le-feu durable ». Nous vous demandons de faire suivre ces intentions d’une mobilisation à la hauteur du rôle d'acteur diplomatique influent de la France, et d’exercer la pression nécessaire à convaincre l'État d'Israël que l'arrêt de mort qu'il a signé pour la population de Gaza est inhumain et injustifiable.

C’est au nom de notre humanité commune que nous vous demandons d'agir. 

« Nous avons fait ce que nous pouvions. Souvenez-vous de nous. » Ce sont les mots écrits par l’un des médecins urgentistes de MSF sur le tableau blanc d’un hôpital de Gaza, normalement utilisé pour planifier les interventions chirurgicales.

La France pourra-t-elle en dire autant lorsque les armes se tairont et que l'ampleur de la dévastation à Gaza se révélera ?

Dr. Isabelle Defourny, 

Présidente de MSF.  


 

  publié le 7 décembre 2023

Gaza : le camp de Jabalia,
bastion du Hamas
devenu « mer de sang »

Julie Paris sur www.mediapart.fr

Pendant que l’armée israélienne encercle Khan Younès au sud de l’enclave, les opérations se poursuivent au nord, notamment dans le camp de Jabalia, transformé en cimetière susceptible de devenir une « zone tampon » entre Israël et ce qu’il restera de Gaza. 

Le Caire (Égypte).– « Je ne sais pas ce que nous allons devenir. J’espère aller au paradis. » Au bout du fil, la voix d’Oum Samer* est chevrotante. La brève conversation est entrecoupée d’échos d’explosions. Après des semaines d’intenses bombardements et d’assauts répétés, les forces armées israéliennes sont entrées mardi 5 décembre dans le camp de Jabalia. « Prie pour moi, pour nous », gémit Oum Samer avant que la ligne ne soit coupée. Les yeux rougis et l’angoisse au ventre, Ashraf S., son fils, tente en vain de rétablir la communication.

Le jeune homme de 28 ans se plonge dans Google Maps pour évaluer la progression des blindés israéliens : « Ils sont à seulement un pâté de maisons d’eux. » Eux, c’est-à-dire sa mère, son père, ses deux frères, sa sœur et sa nièce de deux ans. La famille s’est d’abord rassemblée dans un immeuble situé à deux pas du marché de Jabalia, l’ancien cœur battant du nord de la bande de Gaza, avant de se replier dans un appartement à la lisière du cimetière de la ville. « C’est une boucherie. La mort est partout. Le camp se transforme en cimetière », soupire Ashraf en montrant une vidéo qui tourne sur les réseaux sociaux. Faute de place, des tombes sont creusées en pleine rue, au beau milieu de rares immeubles encore debout.

Jabalia, le plus grand camp de réfugié·es de la bande de Gaza, est sorti de terre en 1948 après la création d’Israël et l’expulsion de centaines de milliers de Palestinien·nes. Jusqu’en octobre, il comptait plus de 110 000 habitant·es. Combien sont-ils désormais ? Nul ne le sait. Si des dizaines de milliers de personnes originaires du camp ont rejoint le sud de l’enclave, elles ont souvent été remplacées par des habitant·es des communes voisines qui ont trouvé refuge dans l’entrelacs de bâtisses dépareillées de ce camp réputé imprenable.

Ashraf pourrait parcourir ses ruelles les yeux fermés. Pour l’heure, c’est dans les rues du Caire qu’il marche d’un pas pressé. Ashraf étudie en Égypte depuis trois ans. Face à ce cauchemar, il se sent impuissant : « J’ai réussi à envoyer quelques centaines de dollars à mes parents mais l’argent est inutile, il n’y a plus rien à acheter. Les rayons des épiceries sont vides. Ma mère n’a trouvé que de la sauce tomate et de l’huile de tournesol. » L’aide alimentaire qui peine à se frayer un chemin jusqu’au nord de l’enclave est totalement insuffisante.  

Depuis le début de l’offensive terrestre le 27 octobre dernier, la zone est coupée du monde et passe sous les radars médiatiques. Pourtant, chaque jour apporte son lot de victimes, d’immeubles effondrés, d’écoles et d’hôpitaux visés. Les combats entre l’armée israélienne et les groupes armés palestiniens continuent de faire rage autour de l’hôpital Kamal Adwan. Selon l’ONU, environ 10 000 civils sont pris entre deux feux aux abords de l’unique structure médicale en fonctionnement dans le nord de l’enclave.

Assiégée par les chars, Jabalia vit sous un déluge de bombes et de tirs d’artillerie depuis la reprise des hostilités le 1er décembre. La liste des victimes, anonymes ou illustres, s’allonge. Des histoires macabres circulent sur une boucle de messagerie regroupant des habitants du camp.

Le lendemain de la rupture de la trêve dans l’après-midi, des dizaines de personnes périssent dans le bombardement d’un immeuble. Parmi elles, Sofyan Taya, le président de l’Université islamique de Gaza. Le physicien reconnu avait trouvé refuge chez sa belle-famille après la destruction de sa propre maison.

Quelques heures plus tard, un bâtiment adjacent est victime d’une frappe. La famille touchée s’éparpille dans les rues étroites du camp. Les blessés sont évacués par des voisins à l’hôpital.

L’une des sœurs manque à l’appel. Dans le chaos ambiant, elle s’est traînée jusque dans l’arrière-boutique d’un magasin vide. Le temps que ses proches arrivent, il est trop tard. Elle gît, inanimée, dans une mare de sang.

Ces récits sont ponctués par des touches d’espoir. Un adolescent de 13 ans a été retrouvé sain et sauf sous les décombres, huit jours après le bombardement de sa maison. Épuisée par des recherches infructueuses parmi les débris, sa famille l’avait déclaré mort.

« Personne ne sait comment c’est possible. C’est une résurrection, commente Ashraf. J’espère qu’il restera des gens sur place pour continuer de nous informer. »  

L’objectif affiché de ce déchaînement meurtrier ? Démanteler un QG du Hamas selon l’armée israélienne qui déclare avoir « éliminé » des terroristes et saisi des armes et des munitions dans une clinique et une école au prix d’intenses combats.

Le « camp rouge » berceau de la première Intifada

« Ils s’attaquent surtout à Jabalia pour asseoir leur victoire, souffle Ashraf. Si le camp tombe, c’est toute la bande de Gaza qui tombe. » Car Jabalia, berceau de la première Intifada, est un symbole de poids. Celui de la résistance civile et armée palestinienne.

Le 8 décembre 1987, quatre ouvriers originaires du camp sont tués dans un accident avec un camion israélien au checkpoint d’Erez, dans le nord de l’enclave. Des manifestants envahissent les ruelles et lancent des pierres sur les soldats. C’est le début du long soulèvement qui aboutira à la signature des accords d’Oslo en 1993. Depuis, Jabalia est une forteresse réputée imprenable.

Surnommé « le camp rouge », il est dominé par les partis de gauche avant de passer aux mains du Hamas. Au tournant des années 2000, le mouvement islamiste issu des Frères musulmans remplit les portemonnaies avant de gagner les cœurs.

« Après avoir pris les mosquées, le Hamas a arrosé le camp via ses associations de charité, en offrant des sacs de courses, ou en affrétant des bus entiers les jours d’élections. C’est ainsi qu’ils ont pris le pouvoir dans toute la bande de Gaza », regrette de son côté Farès A. Employé dans un centre culturel, il était en voyage en Europe le 7 octobre dernier. Après un long périple, il a atterri au Caire où, comme des milliers de ses compatriotes, il reste pendu au téléphone. 

Le quadragénaire est inquiet. Mercredi matin, à l’aube, un immeuble s’est écroulé dans la rue Falloujah, au cœur de Jabalia. À cinq mètres seulement de la maison où une bonne partie de sa famille s’est confinée. Une trentaine de ses proches ont déménagé trois fois en 48 heures, en passant d’un bloc d’immeubles à un autre, au gré de l’avancée des tanks israéliens.

Combien de temps survivront-ils ? L’espoir s’amenuise. Farès s’étrangle : « Bientôt, Jabalia ne sera que sable et poussière, les Israéliens veulent nous éliminer de la surface de la terre. Pour une dizaine de combattants tués, combien de civils ont été massacrés ? Ce n’est pas une mare de sang, c’est une mer de sang ! »

Impossible de convaincre ses frères et sœurs de rejoindre la cohorte des déplacé·es lorsque l’armée israélienne a ordonné l’évacuation des civils au sud de l’enclave. Badr, son aîné de dix ans, est une forte tête. Il refuse de quitter son domicile et d’abandonner son camp natal.

Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah. Fatiha A., habitante de Jabalia

« Je ne veux pas participer à une deuxième Nakba [la « catastrophe » qui a poussé des centaines de milliers de Palestinien·nes à l’exode lors de la création de l’État d’Israël en 1948 – ndlr]. Je ne donnerai pas l’opportunité aux Israéliens de gagner cette guerre en m’expulsant moi-même », ne cesse-t-il de répéter à Farès.

Sa sœur Fatiha, surnommée le « roc », n’en démord pas non plus. « Partir, mais pour aller où ? C’est dangereux. On peut être arrêtés ou tués à tout moment. Je préfère mourir chez moi plutôt que d’agoniser sur un bord de route ou bien périr sous un bombardement à Khan Younès ou à Rafah », sanglote-t-elle. Pour la première fois en soixante jours de guerre, l’infirmière fond en larmes.

En guise de consolation, Farès formule quelques prières et incantations. Depuis l’appartement du Caire où il regarde les chaînes d’information en continu, le quadragénaire est tiraillé. L’armée israélienne encercle Khan Younès et intensifie ses frappes dans le sud de l’enclave.

Fatima, sa mère, Safia, son épouse, et leurs trois enfants sont hébergés dans cette ville prétendument refuge. Depuis des jours, Farès se démène dans l’espoir de les sauver. Ses tentatives pour leur obtenir des laissez-passer via le poste-frontière de Rafah demeurent vaines.

Sur l’écran, des scènes d’horreur tournent en boucle. Elles sont similaires à celles de Jabalia. « Je vivais suspendu aux nouvelles de mes frères et sœurs dans le nord. Désormais, c’est pour ma famille dans le sud que je meurs d’inquiétude. Je ne sais pas si je vais pouvoir tenir longtemps. » Loin des bombes mais loin des siens, Farès se consume à petit feu. 


 


 

Cisjordanie : à Qalandiya,
les enfants
ont la peur au ventre

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Dans les territoires occupés, l’armée israélienne multiplie les raids pour faire taire toute résistance, y compris pacifique. Les camps de réfugiés sont particulièrement ciblés par les colons. Les jeunes disent leurs souffrances, leur épouvante et leur espoir de la fin de l’occupation.

Camp de réfugiés de Qalandiya (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

La mosquée est pleine à craquer. À l’extérieur, des centaines de Palestiniens attendent le visage grave, silencieux. Ils sont venus rendre un dernier hommage à Ali Ibrahim Al Qam, 33 ans, tué la veille lors d’un raid de l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Qalandiya. Le corps enveloppé d’un linceul, seule la tête du défunt émerge. Il est porté à bout de bras par des jeunes qui laissent alors éclater leur colère.

Un drapeau palestinien flotte sur ce cortège funéraire qui marche dans les rues défoncées au cri de « Allah Akbar ! » (Dieu est grand). L’endroit porte encore les stigmates de l’attaque israélienne : magasins défoncés, vitres brisées, voitures endommagées, etc. Le triste quotidien d’un camp – témoignage de la première Nakba, celle de 1948 – situé en zone C, à quelques centaines de mètres du plus grand check-point de Cisjordanie qui marque l’entrée de Jérusalem.

Une zone tampon sans loi

« Zone C, cela signifie, selon les accords d’Oslo, que nous dépendons totalement des Israéliens, que ce soit pour la gestion administrative de la vie publique ou pour la sécurité ! » s’emporte Mohamed Aslan, la soixantaine vaillante, membre du comité populaire du camp de Qalandiya. « De la sécurité, nous n’en avons pas puisque l’armée d’occupation ne cesse d’intervenir ici et qu’elle est là pour protéger la colonie juive de Kokhav Yaakov toute proche. Quant à la gestion, vous n’avez qu’à constater par vous-même ! » assène-t-il en balayant d’un geste les environs.

« L’absence de réseaux séparés pour les eaux pluviales et les eaux usées présente des risques pour la santé des résidents et transforme le camp en fosse septique lorsqu’il pleut. » À l’intérieur comme à l’extérieur du camp, les infrastructures sont pratiquement inexistantes. La route principale reliant le check-point à Ramallah, plus au nord, est truffée de crevasses. Aucun éclairage n’a été mis en place et les ordures s’entassent sur les bas-côtés. Pour les Palestiniens qui doivent partir travailler à Jérusalem ou simplement rejoindre une autre ville de Cisjordanie, le trajet est un enfer d’embouteillages au quotidien.

Combien sont-ils à s’entasser dans ce camp ? Dix-huit mille, selon les chiffres de l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). « En réalité, nous sommes beaucoup plus », indique Mohamed Aslan, qui évoque les 55 % de jeunes de moins de 25 ans présents dans le camp. Il préfère mettre l’accent sur les 140 000 personnes qui vivent entre le check-point de Qalandiya et la municipalité d’Al-Bireh, qui jouxte Ramallah. « Ici, c’est comme une zone tampon. Il n’y a aucune loi. » Une situation voulue et perpétuée par les autorités israéliennes, qui trouvent dans ce désarroi social et humain le moyen de perpétuer l’occupation.

« Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir »

Lundi, en milieu de matinée, alors que tout le monde vaquait à ses occupations, une quarantaine de véhicules de l’armée israélienne ont déboulé dans le camp. « Chaque fois qu’on essayait de bouger, ils nous tiraient dessus », témoigne Mohamed Aslan. Anas al Qam, 13 ans, le visage tiré, tente de rassembler ses souvenirs lorsque nous le rencontrons. Il se trouvait en classe, dans l’établissement à l’entrée du camp.

« Vers 10 h 30, on a entendu les Israéliens entrer dans le camp. On s’est tous mis à crier Allah Akbar ! parce qu’on s’est dit qu’on allait être tués. On était vraiment terrifiés, surtout lorsqu’ils ont lancé des grenades lacrymogènes dans l’établissement. » C’est en essayant d’aller chercher ses enfants à l’école qu’Ali Al Qam a été abattu, comme le rappelle son cousin Youssef, 16 ans, apprenti mécanicien, qui ne cache pas sa colère mais aussi son désarroi. « On est avec ses proches, sa famille, et, d’un coup, sans raison, on apprend la mort de l’un d’eux. » De rage, il a brisé son téléphone en le lançant au sol. Vingt-cinq Palestiniens ont été blessés durant ce raid.

Il faut imaginer la douleur de ces jeunes adolescents dont la vie est rythmée par la mort qui peut survenir à tout moment. « Mon voisin Ahmed Awad n’a que 17 ans. Nous étions en train de regarder ce qui se passait. Tout à coup, je l’ai vu tomber. Il avait été touché aux deux jambes par un sniper », décrit Radwan Al Qam, 15 ans. C’est aussi cette parole terrible de Moataz Al Khatib, 16 ans, qui va au collège dans la ville d’Al-Ram, à quelques kilomètres.

La semaine, il dort chez son grand-père, dans le camp, et décrit les fouilles systématiques des soldats, les interrogatoires, les attentes aux check-points pour laisser passer les colons, les photos d’identification que les soldats ont faites de lui à deux reprises, sans doute pour alimenter un fichier de reconnaissance faciale. « J’ai si peur que l’armée revienne dans le camp. Quand on quitte la maison, on ne sait pas si on va rentrer le soir. »

Le petit Mohamed Wahdan, 11 ans, évoque le sort de son ami « Anan, qui a le même âge que (lui). Hier (lundi – NDLR), il a reçu une balle dans le foie alors qu’il traversait la rue en revenant de l’école ». Mohamed demande, les yeux brillants : « Pourquoi on est devenus des réfugiés ? Pourquoi on souffre comme ça ? On n’a rien fait au monde et l’armée israélienne vient régulièrement nous tuer. »

Mettre fin à l’occupation

Le ministre palestinien de la Santé a annoncé, mercredi, que 260 Palestiniens ont été tués et 3 225 blessés en Cisjordanie depuis le 7 octobre, dont au moins 528 enfants ; 45 % d’entre eux dans le cadre de manifestations et 46 % lors de perquisitions ou d’autres opérations. En deux mois, le bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (Ocha) a enregistré 318 attaques de colons contre des Palestiniens.

« Depuis le 7 octobre, les Israéliens sont encore plus agressifs, frappent tout le monde, cassent tout dans les maisons lorsqu’ils viennent arrêter quelqu’un. Les check-points se sont multipliés en Cisjordanie, fait remarquer Mohamed Aslan. Se déplacer relève du parcours du combattant. » Mohamed Zahran, 34 ans, raconte l’histoire de son frère qui, deux semaines auparavant, a reçu une balle dans l’épaule, une autre dans le flanc alors qu’il se trouvait sur la terrasse de sa maison à boire un café. « Quand on a voulu l’emmener à l’hôpital en voiture, les soldats ont stoppé le véhicule et l’ont frappé. »

Membre du Fatah, père de deux filles, Mohamed Zahran a passé trois années en prison pour ses activités militantes. Il réclame « la paix et la sécurité parce qu’on souffre de l’occupation et de l’injustice subie », et voit dans l’attaque du Hamas du 7 octobre « un jour de fierté pour les Palestiniens ». Il ajoute : « On a le droit de mettre fin à cette terrible occupation. »

Sur leurs téléphones, tous regardent les insupportables images de Gaza

Du haut de ses 11 ans, Mohamed voudrait bien devenir médecin plus tard, mais lance à l’adresse des Israéliens : « Vous avez volé nos terres, on se défend ! » Anas, 13 ans, acquiesce. « Il faut que quelqu’un dise Stop ! Ça suffit. On ne se sentira en sécurité que s’ils partent de nos terres. On n’a pas d’avenir, on peut être tués à n’importe quel moment. » Youssef, 16 ans, déclare : « Je ne veux pas vivre avec ces crimes de guerre, cette injustice permanente, la destruction de nos maisons. »

Moataz, 16 ans aussi, parle de « l’avenir bouché. On est dans le brouillard », même s’il veut devenir avocat « pour savoir comment nous pouvons résister légalement aux Israéliens, mais aussi pour défendre les enfants des camps de réfugiés ». À 15 ans, Radwan exige « d’arrêter l’occupation, qu’on puisse se déplacer sans restriction et vivre enfin en paix ».

Sur leurs téléphones mobiles, tous reçoivent ces insupportables images venues de Gaza. Ils voient des gamins de leur âge, qui pourraient être leurs copains, tués, blessés ou en larmes devant des bâtiments en ruine. L’occupation israélienne a transformé ces enfants en adultes avant l’heure. Ils ont la peur au ventre. Ils n’ont pas de haine. Aucun n’a eu une parole insultante envers les juifs. Ils se demandent juste pourquoi la vie est si sombre pour eux, pourquoi le monde les abandonne.

  publié le 6 décembre 2023

Italie. L’orientation néolibérale économique du gouvernement Meloni se double d’un autoritarisme qui s’affirme

Fabrizio Burattini sur https://www.cadtm.org/ - à l’origine publié sur https://alencontre.org

Giorgia Meloni a dû déserter la « kermesse » convoquée par son parti pour célébrer l’anniversaire de prise de son gouvernement (22 octobre 2022). Elle est également restée à la maison car le monde politique, les médias, l’opinion publique et la presse à sensations ne parlaient que de sa séparation d’avec son compagnon, Andrea Giambruno, journaliste de télévision, qui venait d’être filmé sur le tournage de l’émission qu’il animait alors qu’il importunait sévèrement une journaliste qui était sa collaboratrice.

 Les divisions de la droite

La Première ministre (Présidente du Conseil des ministres) a réagi à la diffusion de ces images en criant au « complot » visant à faire tomber son gouvernement. Toutefois, les seuls qui peuvent être soupçonnés de complot sont ceux qui dirigent ces chaînes de télévision, à savoir la famille Berlusconi, les commanditaires de l’un des partis de droite membre de sa coalition, soit Forza Italia.

Autre élément révélateur des tensions internes au sein de la majorité de droite, le choix de Matteo Salvini, le leader de la Ligue (Lega), d’organiser sa traditionnelle journée nationale précisément à l’occasion de la visite conjointe de Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen sur l’île de Lampedusa (le 17 septembre 2023), suite à l’arrivée de milliers de migrant·e·s. Ainsi, alors que la Première ministre manifestait activement son accord avec la Commission européenne sur la politique à l’égard des migrant·e·s, Salvini donnait la parole à Marine Le Pen qui fulminait devant le « peuple leghista » contre cette même politique jugée « trop accueillante » à l’égard des « islamistes » et des potentiels « terroristes ».

La tension entre les partenaires gouvernementaux est également attestée par le choix de Matteo Salvini d’organiser une manifestation à Milan le 4 novembre (sans grand succès : quelques centaines de participants) « pour la défense des droits, de la liberté, de la sécurité et de la paix », « pour la défense de la civilisation occidentale » et « contre le terrorisme islamique », alors que la Première ministre souhaite se positionner sur le plan international en faveur d’Israël, tout en évitant soigneusement d’évoquer le « choc des civilisations ».

 Tensions sur les politiques sociales

Sur le plan économique, les divisions s’étaient manifestées notamment sur la proposition que Giorgia Meloni avait présentée en août de taxer les « superprofits » que les banques ont accumulés grâce à la hausse des taux d’intérêt, un « impôt extraordinaire calculé sur l’augmentation de la marge nette d’intérêt » [c’est-à-dire la différence entre le taux d’intérêt auquel les banques prêtent et celui auquel elles se refinancent]. Selon de nombreuses études, les banques ont augmenté leurs bénéfices de plus de 50% par rapport à l’année dernière.

Immédiatement, le parti Forza Italia avait exprimé un vif désaccord (il ne faut pas oublier que la famille Berlusconi possède la Banca Mediolanum, huitième institution de crédit du pays). Un avis qui fut renforcé par celui, identique, de la Banque centrale européenne.

Après un affrontement musclé entre les ministres, dont rien n’a filtré, un accord a été trouvé à la majorité, qui annule en fait la proposition de Giorgia Meloni, étant donné que le règlement prévoit que les banques peuvent choisir entre le paiement de la taxe ou le renforcement de leurs « indices de solidité en fonds propres ». En d’autres termes, la taxe (de 0,26%) ne serait payée que si le bénéfice additionnel était distribué aux actionnaires sous forme de dividendes.

Evidemment, les tensions entre les partenaires de la coalition majoritaire s’intensifient, avant tout, dans la perspective des élections européennes de juin 2024, qui verront s’affronter non seulement des sensibilités politiques différentes sur les thèmes nationaux, mais aussi des projets divergents sur l’Union européenne.

 Le projet de loi de finances

Le 16 octobre, lors d’une conférence de presse, Giorgia Meloni avait solennellement présenté le projet de loi de finances pour 2024, annonçant, également au nom des autres dirigeants présent de cette droite présents, qu’aucun parlementaire de la majorité ne présenterait d’amendement à cette proposition. Au lieu de cela, au cours des deux semaines suivantes, de nombreux projets de loi différents ont été élaborés, manifestant les préoccupations corporatistes et sectorielles des différentes composantes du gouvernement.

Puis, en partie parce que c’était la date limite pour ne pas risquer que le processus complexe d’approbation de la loi ne se déroule pas comme prévu, le 31 octobre, le projet de loi officiel a été officiellement présenté au parlement. Ce projet est fortement conditionné par les exigences de l’UE.

Ce document confirme l’austérité budgétaire, la l’absence de mesures pour contrer l’augmentation du coût de la vie (environ 20% sur deux ans), la poursuite des coupes dans les services publics et un feu nourri de privatisations (il est prévu de vendre pour 20 milliards de biens publics au cours de la période triennale 2024-26).

Pour ce qui a trait aux salarié·e·s, la loi prévoit 15 milliards pour entériner la baisse des impôts et des cotisations sur les revenus du travail jusqu’à 35 000 euros, ainsi que l’unification des deux premiers barèmes d’imposition (qui déterminent le taux d’imposition). Il faut souligner que cette réduction n’entraînera aucune augmentation des salaires et des pensions, qui resteront parmi les plus bas d’Europe, car la réduction est déjà en place et la loi ne la prolonge que « provisoirement » jusqu’en 2024 (par pure coïncidence, l’année des élections).

De plus, il ne faut pas oublier que cette réduction de 15 milliards de cotisations et de déductions fiscales entraînera une diminution correspondante des recettes de l’Etat, ce qui obligera à réduire les dépenses sociales, d’autant plus que la dette publique est gigantesque (elle se situe à 144,4% du PIB).

Pour les familles pauvres (selon les données de l’Institut des statistiques, 1 960 000 ménages, soit 5 571 000 personnes, autrement dit 9,4% de la population résidente, et 13,3% dans le Sud), le fonds d’aide aux dépenses énergétiques est divisé par deux (de 400 à 200 millions d’euros) et le seuil de revenu pour en bénéficier passe de 15 000 à 9530 euros.

 La fin des promesses

Au cours de la campagne électorale, les partis de droite avaient attaqué de front la lourde réglementation sur les retraites introduite en 2011 par le gouvernement « technique » de Mario Monti [novembre 2011-avril 2013], – avec le soutien d’une grande partie du Parlement, la « réforme Fornero » [du nom de l’économiste de l’Université de Turin, devenu ministre du Travail et des Politiques sociales] – en promettant de l’abroger. Il s’agissait d’une promesse électoralement très convaincante puisque cette mesure (à laquelle les syndicats majoritaires ne s’étaient pas opposés) avait repoussé de 5 à 6 ans, pour des millions de personnes, la date de départ à la retraite.

Or, dans la loi de finances qui vient d’être présentée, non seulement il n’y a pas d’abrogation de cette loi, mais, paradoxalement, les conditions en matière d’accès à la retraite sont encore durcies, avec des pénalités plus lourdes pour ceux qui partent à la retraite avant 67 ans (nouvelle réduction du montant pouvant aller jusqu’à 15%), reprenant et renforçant les objectifs qui étaient à la base de la réforme de 2011 : décourager les départs à la retraite et allonger toujours plus la « durée de la vie active ».

Est également « oubliée » la promesse « historique » de l’ancien parti de feu Berlusconi, à savoir l’augmentation des pensions « minimales » : elles demeurent bloquées à 563,74 euros, depuis des années.

Les contributions de l’Etat aux collectivités locales sont encore réduites (4 milliards de moins), ce qui entraînera une détérioration des services locaux et une augmentation de la pression fiscale sur les municipalités.

Trois milliards supplémentaires sont alloués au système de santé, dont 2,4 milliards serviront à financer le renouvellement du contrat de travail du personnel du secteur (suspendu depuis 2021). Il ne reste donc que 600 millions d’euros pour financer les établissements de santé, soit une augmentation de 0,4%, ce qui est manifestement insuffisant pour faire face à l’augmentation des coûts d’environ 20%. Le ratio des dépenses de santé par rapport au PIB passera de 6,6% en 2023 à 6,3% en 2024, l’objectif étant, sur la base des prévisions économiques pour les années à venir, de le ramener à 6,1 en 2026. Il convient de souligner qu’il faudrait augmenter les dépenses de santé de 27 milliards, afin qu’elles atteignent la moyenne européenne (déjà socialement insuffisantes).

Le service public de santé italien, comme nous l’avons vu de manière flagrante lors de la pandémie, souffre d’une très grave pénurie de personnel médical et infirmier. Pourtant, la loi de finances n’alloue des fonds (d’ailleurs dérisoires) pour de nouvelles embauches qu’à partir de 2025.

En revanche, la loi, conforme à l’orientation économique néo-libérale, augmente de 600 millions les financements pour les soins de santé privés sous convention, récompensant de surcroît les régions qui, dans le passé, ont déjà favorisé les structures non publiques.

 Les inégalités sont ignorées

La loi de finances – qui « trahit » toutes les promesses « sociales » faites par cette droite lors de la campagne électorale – est tout à fait destinée à rassurer les technocrates de Bruxelles et, avant tout, les marchés financiers. Elle est dépourvue de toute mesure pour lutter contre le sous-emploi et la précarité, la pauvreté salariale de millions de travailleurs pauvres, le fardeau de l’inflation qui frôle les deux chiffres, l’accroissement des inégalités sociales et territoriales. On constate – ce qui certes n’étonne pas – l’absence de mesures pour compenser la suppression du revenu de citoyenneté décrétée avant l’été, pour lutter contre le changement climatique et les dérèglements hydrogéologiques qui continuent de provoquer des catastrophes à répétition dans diverses régions du pays.

Dans ce contexte, rien n’est prévu pour lutter contre la colossale fraude fiscale (un manque à gagner pour l’Etat estimé à environ 120 milliards par an). La flat tax est confirmée à 15% pour les revenus des indépendants jusqu’à 85 000 euros (une couche considérée, à juste titre, comme un réservoir électoral de la droite. Est confirmée, la dépense (sur trois ans) de 12 milliards pour le pont sur le détroit de Messine (entre le continent et la Sicile), un autre grand ouvrage inutile et néfaste (si ce n’est pour ceux qui savent tirer bénéfices de ce type de projet).

Evidemment, la loi ne touche pas au tabou d’un impôt, même minime, sur la richesse des plus riches du pays. Or, en Italie (selon les données d’Oxfam), 0,134% de la population dispose d’un patrimoine supérieur à 5 millions de dollars et possède une part de richesse égale à celle détenue par 60% de ses « citoyens » les plus pauvres. Les 5% les plus riches de la population italienne possèdent 41,7% de la richesse nationale nette, soit plus que les 80% des « concitoyens » les plus pauvres, qui ne possèdent ensemble que 31,4% du total. Ces inégalités se creusent d’année en année : la somme détenue par les 10% les plus riches de la population, six fois supérieure à celle détenue par la moitié la plus pauvre des habitants du pays, a augmenté de 1,3% par an. La part des 20% les plus pauvres est restée stable, celle des 70% qui restent a même diminué. La valeur monétaire des actifs des milliardaires italiens a augmenté d’environ 13 milliards de dollars, soit une hausse de 8,8% par rapport à la période précédant la pandémie.

 A la recherche d’une opposition

Maintenant, nous allons observer si sera respectée, au Parlement, la décision de la direction de la coalition d’inciter tous les députés de droite à voter sans hésitation le texte du projet de loi de finances, et cela sans amendements.

Les syndicats majoritaires ont tous exprimé des critiques plus ou moins fortes à l’égard du projet de loi. Mais ils ne sont pas allés au-delà de la déclaration d’une série de grèves régionales. Et même la CGIL de Maurizio Landini, malgré la bonne participation à la manifestation nationale du 7 octobre, s’est ralliée à cette forme de lutte à peine plus que symbolique.

L’opposition parlementaire continue de payer le prix de ses divisions, non seulement entre les partis, mais aussi à l’intérieur des partis. La partie la plus centriste de l’opposition s’est à nouveau et désormais formellement divisée entre l’Azione de Carlo Calenda et l’Italia Viva de Matteo Renzi. Le leadership d’Elly Schlein au sein du PD (Parti démocrate) fait l’objet de critiques de la part d’une grande partie de l’appareil du parti, qui la considère comme trop « radicale ». Le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte a été privé de son point atout, le Revenu de citoyenneté [qui prendra fin le 31 décembre 2023 ; il fut introduit fin 2019 par le premier gouvernement Conte].

Les incidents qui minent la crédibilité de ladite gauche se poursuivent également. Le député italo-ovoirien Aboubakar Soumahoro (ancien syndicaliste des travailleurs immigrés, élu en 2022, sur une liste les Verts) est de plus en plus dans le tourbillon du scandale impliquant sa famille, qui dirigeait une coopérative d’accueil d’immigré·e·s, dont les fonds auraient été utilisés pour des dépenses personnelles luxueuses (vêtements et bijoux de valeur).

Et la gauche, comme partout dans le « monde occidental », est accusée d’antisémitisme pour sa solidarité avec le peuple palestinien. Tout cela, d’ailleurs, dans un contexte ubuesque où, pour défendre Israël, on trouve aussi des représentants de l’extrême droite, disciples de ce Giorgio Almirante qui, de 1938 à 1942, dirigea la rédaction de la revue antijuive et raciste La difesa della razza.

 La menace d’une réforme constitutionnelle autoritaire

En outre, ces derniers jours, le Conseil des ministres a approuvé le projet d’une réforme constitutionnelle de grande envergure qui prévoit comme forme de gouvernement pour le pays une sorte de « primat du premier ministre » qui met à mal la répartition des pouvoirs prévue par la Constitution actuelle. La Première ministre Giorgia Meloni a qualifié cette réforme de « mère de toutes les réformes ».

La nouvelle architecture institutionnelle soustrait des pouvoirs au président de la République (qui ne choisirait plus le premier ministre – président du conseil – et ne pourrait plus dissoudre les chambres en cas de crise gouvernementale), tandis que ceux du premier ministre élu au suffrage universel seraient structurellement accrus. Le Parlement, lui aussi, verrait son rôle de plus en plus réduit à un simple lieu de ratification des décisions du premier ministre et de son gouvernement.

Le pouvoir serait concentré dans les mains d’une seule personne, de surcroît avec une loi électorale qui garantirait 55% des parlementaires à la coalition majoritaire (quel que soit le résultat en pourcentage des coalitions concurrentes), avec un parlement qui n’est donc plus représentatif de la « souveraineté populaire ».

Il s’agit d’une proposition qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays du monde, mais qui réunit beaucoup des pires aspects des régimes « démocratiques » autoritaires qui gouvernent de nombreux pays.

Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que cette proposition constitue le pire résultat des nombreuses réformes institutionnelles et constitutionnelles avancées par divers partis (de droite, du centre, de gauche) au cours des dernières décennies, toutes orientées vers la recherche d’une « gouvernabilité » qui mettrait les institutions à l’abri de la pression populaire, qui effacerait toute trace de participation démocratique en faveur d’une administration néolibérale de la « chose publique ».

Les socialistes craxiens [Bettino Craxi, président du Conseil des ministres d’août 1983 à avril 1987] ont commencé à pousser dans cette direction dès les années 1980, les post-communistes du PDS (Parti démocrate de la gauche 1991-1998) et du PD ont continué avec des réformes désastreuses qui ont été achevées (comme celle du titre V de la Constitution qui attribuait une grande partie des services publics aux régions, favorisant la différenciation territoriale, ou celle de l’article 81 qui obligeait à un « budget équilibré ») et d’autres qui n’ont pas été achevées.

Parmi ces dernières, il convient de mentionner la réforme globale de la Constitution tentée par le gouvernement Renzi en 2016, qui a été rejetée in extremis par un référendum populaire. Une réforme qui n’est pas sans rappeler celle avancée aujourd’hui par Giorgia Meloni. Ce n’est pas un hasard si Matteo Renzi (formellement dans l’opposition) a annoncé le soutien de son groupe à la proposition de la droite.

L’opposition se contente d’attaquer la Première ministre « pour la naïveté et le manque de compétences » avec lesquelles elle est tombée dans le piège tendu par deux humoristes russes qui l’ont entraînée dans un appel téléphonique avec un faux président de l’Union africaine. Au cours de cet appel, Giorgia Meloni s’est lancée dans des considérations géopolitiques sur l’Ukraine, le Niger et l’Union européenne qui ne sont pas toujours cohérentes avec ses prises de position publiques. Mais ce ne sont pas ces bourdes qui vont entamer de manière significative le consensus d’environ 30% que son parti enregistre encore dans les sondages. Elles ne pourront pas non plus mobiliser les 40% ou plus de l’électorat majoritairement populaire qui s’est abstenu lors des derniers scrutins et qui continue à considérer la participation à la vie politique comme inutile. Nous reviendrons, très vite, sur la réforme constitutionnelle et sur « l’accord » avec l’Albanie concernant « la délocalisation » de camps pour migrant·e·s. (Article reçu le 6 novembre 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

publié le 5 décembre 2023

Israël et ses alliés
au mépris
du droit des peuples

Rafaëlle Maison (Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités) sur https://orientxxi.info/magazine/

Alors qu’Israël et ses alliés invoquent le droit international, y compris un soi-disant droit à se défendre, l’analyse des textes fondamentaux de l’ONU confirme le caractère mensonger de ces allégations. Les aspects juridiques de la situation dans le territoire palestinien occupé ne correspondent pas aux discours officiels tenus à Tel Aviv. Sont ici en jeu, principalement, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le maintien de la paix, et le droit régissant l’occupation militaire.


 

Aujourd’hui, je pense que la phase qui arrive va être désastreuse. Je ne vois pas au-delà. Il faudrait voir, si ce désastre survient, la forme qu’il prendra et, à ce moment-là, commencer à réfléchir sur l’après. Aujourd’hui, on ne peut pas aller plus loin que ça, sauf à spéculer .Interview d’Élias Sanbar, L’Humanité Magazine, 26 octobre-1er novembre 2023.

Le droit international public consacre sans aucun doute, depuis la période de la décolonisation, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ce droit est issu de la pratique juridique de la Charte des Nations unies, de grandes résolutions de son assemblée générale, telle la résolution 1514 (1960), qui ont acquis une force obligatoire générale. Si le processus de décolonisation est pour l’essentiel achevé, cet ensemble normatif conserve son importance pour des « territoires non autonomes » dans lesquels des mouvements indépendantistes existent toujours, et contestent le pouvoir des « puissances administrantes ».

Ainsi le Comité de la décolonisation de l’ONU continue-t-il d’exister et d’examiner ces situations, comme en témoigne le travail que mène l’assemblée générale sur la situation actuelle en Nouvelle-Calédonie. Cet ensemble normatif conserve aussi toute son importance s’agissant de la Palestine puisque, en tant que peuple subissant une occupation militaire (et la bande de Gaza est aussi considérée en droit international comme un territoire occupé par l’État d’Israël), le peuple palestinien en relève sans contestation possible. La Cour internationale de justice (CIJ), qui est l’organe judiciaire principal de l’ONU et qui fait autorité en droit international public, l’a très clairement confirmé dans son avis du 9 juillet 2004 sur l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 118).

Dans son principe, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes pose des obligations pour l’État colonial, l’État occupant ou l’État gouvernant par l’apartheid, mais aussi des obligations pour les États tiers. Il reconnaît des droits aux peuples qui en relèvent. S’agissant de l’État colonial ou occupant, il est tenu de permettre l’autodétermination des peuples qu’il gouverne. Cette autodétermination prend la forme principale de l’indépendance et donc de l’accès à la qualité étatique, qui emporte pleine souveraineté économique et sur les ressources naturelles.

Mais, dès lors qu’il est régulièrement consulté, le peuple colonial/occupé peut aussi choisir une libre association avec l’État colonial/occupant, voire une intégration dans cet État (Assemblée générale, résolution 1541, 1961). De manière logique, pour permettre l’autodétermination, l’État colonial ou occupant a l’obligation de ne pas réprimer les mouvements d’émancipation du peuple qu’il administre, il a le « devoir de s’abstenir de recourir à toute mesure de coercition » qui priverait les peuples de leur droit à l’autodétermination (Assemblée, résolution 2625, 1970). Et de manière également logique, les peuples titulaires ont en principe le droit de résister à un État interdisant leur autodétermination, y compris par le moyen de la lutte armée (Assemblée générale, résolution 2621, 1970, évoquant les peuples coloniaux et les puissances coloniales).

Ceci trouve des prolongements dans le droit de la guerre puisque les guerres de libération nationale ont été assimilées à des conflits internationaux par le premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977, ce qui a pour conséquence que les combattants d’un mouvement de libération nationale sont considérés comme des combattants étatiques et doivent pouvoir jouir du statut de prisonnier de guerre s’ils sont mis hors de combat ; évidemment les combattants de tout type de conflit doivent respecter les règles humanitaires du droit de la guerre, fondées sur le principe de distinction entre objectifs militaires d’une part (qui peuvent être ciblés), personnes et biens civils d’autre part (qui ne doivent jamais l’être). Enfin, la CIJ a consacré depuis longtemps l’importance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en affirmant qu’il génère des obligations erga omnes, c’est-à-dire des obligations exceptionnelles pour tous les États qui sont tenus de ne pas reconnaître les situations de domination. L’avis de la CIJ de 2004 précité l’a rappelé s’agissant du peuple palestinien (§§ 155 et 156).

Les limites de la légitime défense

Aussi, l’État occupant, en présence d’une attaque émanant d’un territoire occupé, ne peut invoquer la légitime défense que consacre la Charte des Nations unies en son célèbre article 51. Le « droit naturel » de légitime défense de l’article 51 n’est accessible qu’à un État faisant l’objet d’une agression armée de la part d’un autre État ; dans ce cadre, l’État victime de l’agression armée peut être soutenu par d’autres États dans sa réaction en légitime défense puisque la Charte reconnaît la légitime défense collective. Il est vrai que la réaction en légitime défense à une attaque terroriste telle que celle du 11 Septembre a été discutée ; mais quoiqu’il en soit de ces discussions, elles n’ont jamais permis de penser qu’une attaque émanant d’un peuple vivant sous occupation justifiait l’invocation de la légitime défense de la Charte par l’État occupant.

C’est d’ailleurs ce qu’a affirmé la CIJ en 2004 : l’invocation de la légitime défense par Israël, s’agissant du territoire palestinien occupé, était « sans pertinence au cas particulier » (§ 139 de l’avis). Elle a aussi affirmé que si un État a le droit, et le devoir, de répondre à des actes de violence visant sa population civile, les mesures prises « n’en doivent pas moins demeurer conformes au droit international » (§ 141 de l’avis). S’agissant de précédentes opérations militaires d’Israël, l’Assemblée générale avait condamné en 2009 « le recours excessif à la force par les forces d’occupation israéliennes contre les civils palestiniens, en particulier récemment dans la bande de Gaza, qui ont fait un nombre considérable de morts et de blessés, y compris parmi les enfants, massivement endommagé et détruit des habitations, des biens, des éléments d’infrastructure vitaux et des édifices publics, y compris des hôpitaux, des écoles et des locaux des Nations Unies, et des terres agricoles, et entraîné des déplacements de civils » (résolution 64/94, 2009).

La récente résolution de l’Assemblée générale demandant une « trêve humanitaire immédiate, durable et soutenue, menant à la fin des hostilités » ne reprend pas explicitement cette condamnation d’un recours excessif à la force. Une seule demande explicite est formulée à l’intention d’Israël, puissance occupante, en l’occurrence « l’annulation de l’ordre donné (…) aux civils palestiniens et au personnel des Nations Unies, ainsi qu’aux travailleurs humanitaires et médicaux, d’évacuer toutes les zones de la bande de Gaza situées au nord de Wadi Gaza et de se réinstaller dans le sud de la bande de Gaza », selon la résolution A/ES-10/L.25 du 26 octobre 2023, point 5. L’Assemblée y insiste aussi sur le fait « qu’on ne pourra parvenir à un règlement durable du conflit israélo-palestinien que par des moyens pacifiques (…) ». Le soutien à la résistance armée du peuple occupé, parfois exprimé avant les accords d’Oslo a donc, à ce stade, largement disparu (1).

Une éradication à des fins d’annexion

En réalité, nous sommes actuellement en présence d’une bataille pour le droit qui se déroule sur plusieurs fronts.

Le premier, le plus visible, est donc celui qui cherche à convoquer la figure de la légitime défense de la Charte dans une « guerre contre le terrorisme » afin de soutenir le principe des attaques militaires israéliennes à Gaza. Ce discours passe par la désignation du Hamas comme groupe terroriste dans le droit des États-Unis et de l’Union européenne (voir Alain Gresh, « Barbares et civilisés », Le Monde diplomatique, novembre 2023). Le recours à la caractérisation « terroriste » justifie l’adoption de sanctions économiques par les États-Unis et l’Union européenne contre Gaza. Relevant qu’elles sont soutenues par le Quartet, John Dugard conclut dans son rapport de 2007 qu’il s’agit du premier exemple de sanctions économiques adoptées à l’encontre d’un peuple occupé.

Il se rencontre dans la malheureuse idée du président français de rassembler, en faveur d’Israël, la coalition internationale établie pour lutter contre l’organisation de l’État islamique (OEI) en Syrie et en Irak, idée qui, il est vrai, a été rapidement écartée. Lors de sa visite en Israël le 24 octobre 2023 le président français a affirmé : « La France est prête à ce que la coalition internationale contre Daech, dans le cadre de laquelle nous sommes engagés pour notre opération en Irak et en Syrie, puisse aussi lutter contre le Hamas » (Le Monde, 25 octobre 2023.). Ce discours a aussi été expressément avancé dans le projet de résolution porté par les États-Unis au Conseil de sécurité le 25 octobre 2023, suscitant l’opposition claire de la Russie.

Mais il y a une limite dans le discours des États alliés d’Israël qui passe par la délégitimation de l’adversaire comme terroriste. C’est celle de l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la guerre (annexion), soulignée, s’agissant d’Israël, dès la résolution 242 (1967) du Conseil de sécurité. Il ne sera donc certainement pas possible au Conseil de sécurité de soutenir « l’éradication d’un sanctuaire » créé par des groupes désignés comme terroristes sur un territoire, comme il l’avait fait s’agissant de l’OEI en 2015 (résolution 2249), de manière déjà très contestable. Une telle éradication à des fins d’annexion semble correspondre au projet du gouvernement israélien à Gaza.

Les interrogations sur le « régime militaire »

Le second front, plus discret, est celui qui tente de remettre en question la représentation, dominante en droit international, de l’occupation militaire du territoire palestinien contrôlé par Israël depuis 1967. Pour le droit international et l’ONU, ce territoire relève d’un régime d’occupation décrit dans la IVe Convention de Genève de 1949 sur le droit de la guerre. Or, cela fait plusieurs années que les rapporteurs spéciaux du Conseil des droits de l’homme de l’ONU sur les territoires palestiniens occupés depuis 1967 — parmi lesquels John Dugard, Richard Falk, Michael Lynk et Francesca Albanese, dont les rapports sont accessibles sur le site du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies — s’interrogent : se trouve-t-on encore en présence d’un régime d’occupation militaire ?

Cette interrogation se fonde sur la longue durée de l’occupation (alors que l’occupation est censée être provisoire), sur la description de pratiques d’annexion par l’édification du mur, par la colonisation, de punition collective (blocus de Gaza), et sur l’instauration d’un système de discrimination ayant les caractéristiques d’un régime d’apartheid, considéré comme gravement illicite par le droit international. En 2022, le rapporteur spécial Michael Lynk concluait :

Le système politique de gouvernement bien ancré dans le Territoire palestinien occupé, qui confère à un groupe racial, national et ethnique des droits, des avantages et des privilèges substantiels tout en contraignant intentionnellement un autre groupe à vivre derrière des murs et des points de contrôle et sous un régime militaire permanent, sans droits, sans égalité, sans dignité et sans liberté, satisfait aux normes de preuve généralement reconnues pour déterminer l’existence d’un apartheid5. A/HRC/49/87, point 52

Cette autre bataille pour le droit pourrait trouver une issue judiciaire. Ainsi, la CIJ a été saisie, par la résolution 77/247 de l’Assemblée générale du 30 décembre 2022, d’une nouvelle demande d’avis qui semble bien relayer les interrogations relatives à la permanence du régime d’occupation. Les questions posées à la Cour sont en effet les suivantes :

a) Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit du peuple palestinien à l’autodétermination, de son occupation, de la colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967, notamment des mesures visant à modifier la composition démographique, le caractère et le statut de la ville sainte de Jérusalem, et de l’adoption par Israël des lois et mesures discriminatoires connexes ?

b) Quelle incidence les politiques et pratiques d’Israël visées au paragraphe (…) ci-dessus ont-elles sur le statut juridique de l’occupation et quelles sont les conséquences juridiques qui en découlent pour tous les États et l’Organisation des Nations Unies ?

Si la Cour venait à considérer que l’occupation des territoires palestiniens n’a plus de fondement juridique et que l’on se trouve en réalité en présence d’une pratique d’annexion accompagnée de l’instauration d’une forme d’apartheid, la représentation de la situation et son encadrement juridique, seraient bien différents. Par-delà l’effet symbolique extrêmement négatif de la caractérisation d’un gouvernement d’apartheid, la présence d’Israël sur ces territoires serait en elle-même gravement illégale, et les mesures collectives de nature sanctionnatrice de l’ONU visant à mettre un terme à un régime d’apartheid, observées dans le contexte de l’Afrique australe, pourraient être mises en place.

L’émergence d’un troisième front dans la bataille des qualifications juridiques, où les pratiques israéliennes sont rapportées à la figure du génocide ne sera pas évoquée ici. Un crédit croissant et accordé à cette analyse, ce dont on ne peut pas se réjouir dès lors qu’elle semble correspondre à la condition actuelle du peuple palestinien à Gaza.


 

Note

1 - Voir, sur ce soutien, Assemblée générale, résolution 45/130, 1990, point 2, dans le contexte de la première intifada : « Réaffirme la légitimité de la lutte que les peuples mènent pour assurer leur indépendance, leur intégrité territoriale et leur unité nationale et pour se libérer de la domination coloniale, de l’apartheid et de l’occupation étrangère par tous les moyens à leur disposition, y compris la lutte armée ».


 


 

Guerre Israël-Hamas : l’ONU redoute un « scénario encore plus infernal »
avec la reprise des bombardements à Gaza

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

« Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser » dans le sud de la bande de Gaza où se concentre désormais l’offensive israélienne, alerte la coordinatrice humanitaire pour les territoires palestiniens de l’ONU tandis que l’OMS a dénoncé lundi 4 décembre un ordre d’évacuation d’un de ses entrepôts médicaux que nie Israël.

Alors que l’armée israélienne intensifie ses opérations dans le sud de la bande de Gaza, le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a alerté lundi soir de la situation de l’un de ses entrepôts, indispensables aux secours apportés aux Gazaouis dont près de 16 000 sont morts sous les bombes et 42 000 ont été blessés, selon le ministère de la Santé du Hamas.

« Aujourd’hui, l’OMS a reçu une notification des Forces de défense israéliennes pour retirer nos fournitures de notre entrepôt médical dans le sud de la bande de Gaza dans les 24 heures, car les opérations au sol le rendront inutilisable », a annoncé sur X (ex-Twitter) Tedros Adhanom Ghebreyesus, demandant « à Israël de retirer cet ordre et de prendre toutes les mesures possibles pour protéger les civils et les infrastructures civiles, y compris les hôpitaux et les installations humanitaires ».

La coordinatrice humanitaire de l’ONU accusée de ne pas être « impartiale »

Dans la foulée, l’organe de la Défense israélienne supervisant les activités civiles dans les Territoires palestiniens (Cogat) a répondu sur le même réseau social : « La vérité est que nous n’avons pas demandé à évacuer les entrepôts et nous l’avons signifié clairement par écrit aux responsables compétents de l’ONU. Nous nous attendons de la part d’un responsable de l’ONU qu’il soit au moins exact (dans ses propos) », s’est-il défendu.

Des échanges signes d’une tension toujours accrue entre Israël et les agences de l’ONU qui comptent plus de 100 morts dans leur rang en près de deux mois (« des pertes sans précédent dans l’histoire des Nations Unies », selon Khaled Mansour, un ancien porte-parole pour des agences onusiennes interrogé par Le Monde). Ces derniers jours, le non-renouvellement du visa de la coordinatrice humanitaire de l’ONU pour les territoires palestiniens, la Canadienne Lynn Hastings, accusée de ne pas être « impartiale » par les autorités israéliennes, a ainsi été annoncé.

« Un scénario encore plus infernal »

Encore multipliée par les bombardements dans le sud, la situation sanitaire dans la bande de Gaza est très inquiétante. Les populations civiles sont prises au piège, alors que le blocus va de pair avec un risque élevé d’épidémies et de famine. Selon l’OMS, le nombre d’hôpitaux opérationnels est passé de 36 à 18 – dont 12 dans le sud – en moins de 60 jours. Trois d’entre eux n’assurent que les premiers soins de base, tandis que les autres ne fournissent que des services partiels. « Un scénario encore plus infernal (que dans le nord de l’enclave) est sur le point de se réaliser, auquel les opérations humanitaires ne pourront peut-être pas répondre », a alerté lundi Lynn Hastings.

Depuis la reprise des bombardements le 1er décembre, « les opérations militaires israéliennes se sont étendues au sud de Gaza, forçant des dizaines de milliers d’autres personnes à fuir dans des espaces de plus en plus concentrés, avec un besoin désespéré de nourriture, d’eau, d’abris et de sécurité », a-t-elle également rappelé, estimant que « les conditions nécessaires pour fournir de l’aide à la population de Gaza n’existent pas », et que « personne n’est en sécurité à Gaza et il ne reste plus nulle part où aller ».

  publié le 2 décembre 2023

Guerre au Proche-Orient : barrer la route aux briseurs de trêve

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

La reprise du feu à Gaza n’est pas la simple continuité de la guerre débutée en octobre : elle fait entrer celle-ci dans une autre dimension. La rupture de la trêve est un opprobre pour Israël, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde.

Les noms et les visages des enfants otages libérés au compte-gouttes par le Hamas ont représenté, pendant une semaine, de l’émotion à l’état pur. Mais ils représentent aussi une exigence aujourd’hui bafouée.

Poursuivre après ces libérations l’écrasement de Gaza – qui plus est en étendant les opérations au sud de l’enclave et plus précisément à Khan Younès, où se cacherait le haut commandement du Hamas et où sont réfugiées des centaines de milliers de familles, comme ont déjà annoncé vouloir le faire plusieurs haut gradés de Tsahal et le gouvernement israélien – signifie déchiqueter les vies de milliers d’enfants aux visages semblables à ceux libérés ces derniers jours par le Hamas.

Comme anticipé, cette semaine aura été une tragédie, obligeant à se rapprocher d’une fin désespérante – la reprise du feu –, alors que le moment de trêve a achevé de mettre sous nos yeux l’ampleur de la catastrophe humanitaire à Gaza et l’absence de proportionnalité caractérisant la riposte israélienne aux massacres du Hamas, avec un taux dépassant les dix victimes palestiniennes pour une victime israélienne.

Ce moment de suspens a placé quiconque se sent concerné par le sort des otages israélien·nes et de la population gazaouie dans un étau proportionnel à la proximité personnelle, affective ou politique entretenue avec les uns, les autres, voire les deux.

Rêver de paix est aujourd’hui quasiment impossible, même si quelques figures israéliennes continuent de s’y employer, parfois au nom des membres de leurs familles massacrés par le Hamas dont ils veulent entretenir l’héritage pacifiste.

Côté Gaza, comment imaginer et éviter que les orphelins d’aujourd’hui ne deviennent les extrémistes de demain ? Il sera sans doute utile, le jour où ce sera possible, de s’intéresser aux trajectoires personnelles des 1 500 combattants du Hamas qui ont assassiné et ont été prêts à mourir les 7 et 8 octobre. Combien ont vu leurs proches tués par l’armée israélienne dans des affrontements précédents, à l’instar d’un Mohammed Deif, l’un des principaux stratèges du 7 octobre, dont la femme et le bébé ont été victimes d’un raid israélien en 2014 ?

Côté israélien, on peut craindre que les choses ne soient comme les décrit le journaliste Rogel Alpher dans un texte récent publié par Haaretz. Pour lui, la société israélienne était déjà emplie, depuis la deuxième intifada du début des années 2000, « d’une méfiance totale à l’égard des Palestiniens – ainsi [que d’une] soif de vengeance envers eux ». Le massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre et l’enlèvement de centaines d’Israélien·nes vers la bande de Gaza n’ont fait qu’empirer les choses et ont enfoui les restes de la solution à deux États – longtemps vue comme la seule voie de la paix possible – « à une profondeur habituellement réservée aux déchets radioactifs censés ne plus jamais revoir le jour ».

Évoquer le « jour d’après » la réconciliation ou même le dialogue dans la situation actuelle relève donc d’une démarche trop irénique pour être vraiment envisageable. Mais briser la trêve fait entrer la guerre à Gaza dans une dimension plus abyssale encore.

Les pauses, les trêves et les cessez-le-feu font partie de la nature et de l’histoire des guerres, antiques ou récentes, et l’on sait qu’elles arrêtent rarement pour de bon les combats. La première guerre dont on connaît le récit, celle de Troie, fut marquée par une trêve sollicitée par les Troyens après le décès d’Hector et accordée par les Grecs en échange d’otages. Quant aux motifs et aux durées des pauses dans les combats, ils furent toujours hétérogènes, de la « trêve de Noël » de quelques jours en 1914 sur le front de l’Ouest à celle qui s’étendit sur plus d’un an entre la Finlande et l’Union soviétique en 1940.

Ces trêves n’ont souvent préservé que quelques jours les vies des populations des pays qui s’affrontent. Mais certains cessez-le-feu, comme après la guerre de Corée ou dans le Sahara occidental, sans déboucher sur la signature de traités de paix, ont pu mettre fin à des moments de guerre.

L’arrêt des combats a changé la donne

Avant que le décompte macabre à Gaza ne monte à nouveau en flèche, l’exigence de maintenir la trêve rompue au matin du vendredi 1er décembre demeure intacte, même si ses conditions de possibilité s’éloignent toujours plus, notamment après que le Hamas a revendiqué l’attentat qui a fait trois morts à Jérusalem, jeudi 30 novembre.

Avant même cette attaque à Jérusalem et alors que certaines libérations d’otages étaient encore prévues, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait averti, mercredi 29 novembre, qu’il n’existait « aucune situation dans laquelle [les soldats israéliens n’iraient] pas reprendre les combats jusqu’au bout ».

Mais l’arrêt des combats a en réalité déjà changé la donne, pour au moins deux raisons. D’abord parce que le gouvernement israélien et le Hamas, qui prétendent vouloir se détruire l’un l’autre, ont négocié de facto au quotidien depuis déjà une semaine, ce qui signifie au minimum que les États-Unis ont de l’influence sur le gouvernement israélien, et le Qatar et l’Égypte sur le Hamas. Pour cette simple raison, quel que soit le degré de haine entre les deux parties, il est envisageable de mettre le cauchemar en pause, même si sera avec des dégâts d’ores et déjà incommensurables de part et d’autre.

Ensuite, parce que la transformation de ce moment en simple parenthèse relève d’une faute située quelque part entre l’illusion politique et l’hallucination sanguinaire dont les conséquences ne retomberont pas seulement sur la population gazaouie, mais aussi sur Israël.

Alors que des centaines de civils palestiniens gisent dans les décombres ou les fosses communes, alors que la ville de Gaza a déjà été largement réduite en poussière, reprendre le feu constitue un opprobre pour l’État hébreu, une faillite pour ses alliés et une défaite pour le reste du monde. 

Dans la dialectique entre le droit d’Israël de se défendre et sa propension illégitime à se venger, cette trêve pèse lourdement, d’un point de vue politique comme géopolitique. La vengeance ne peut être comprise – ce qui ne veut pas dire justifiée – que comme une réaction à chaud ou élaborée comme un plat qui se mange froid.

Or la trêve a introduit un temps et une réalité qui ne relèvent ni de l’une ni de l’autre. Qu’on le veuille ou non, qu’Israël soit tombé dans le dernier piège du Hamas ou que l’État hébreu ait raison d’affirmer que c’est sa stratégie de table rase qui a acculé son ennemi à libérer les otages, l’équation politique s’est déplacée.

Que Tsahal bombarde à nouveau Gaza signifie que le tombeau qui s’ouvre à nouveau n’engloutira pas seulement les leaders du Hamas, des milliers de familles palestinienne et ce qu’il reste de légitimité internationale à Israël, mais aussi une certaine idée ou une part de ce pays.

Une certaine idée d’Israël

Cette idée a été récemment formulée dans le sermon de Yom Kippour prononcé quelques jours avant le 7 octobre par la rabbine libérale Delphine Horvilleur, dans un texte qu’elle disait alors n’avoir pas « voulu écrire » et qu’elle ne prononcerait sans doute pas aujourd’hui à l’identique, mais qu’il est néanmoins utile de citer.

Partant de la « douleur que beaucoup [de juifs français] ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême droite, un messianisme ultranationaliste », elle juge nombreux ceux qui regardent « cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout [leur] attachement et de [leur] amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre [eux], avec la conviction de [leur] sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de [leurs] aspirations ».

Elle affirme ne pouvoir cesser de penser à la « façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes clés, s’est donné un nom étrange ». « Le parti d’Itamar Ben-Gvir s’appelle Otzma Yehudit, “la puissance juive”. Mais de quelle puissance est-il question ? Où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ? » Un sermon qu’il est passionnant de lire en détail et qu’elle conclut par cette phrase qui résonne aujourd’hui de façon singulière : « Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. »

La volonté affichée par le gouvernement israélien d’annihiler Gaza est ainsi corollaire de sa disposition à détruire une certaine idée d’Israël qui serait autre chose qu’un pays ayant inscrit dans sa loi fondamentale en 2018 qu’il serait seulement et purement « l’État-nation du peuple juif », ou un pays incarnant un État colonial indéfendable, voire un laboratoire mondial des pathologies mortifères de l’État-nation, visibles sous d’autres latitudes de l’Inde à la Hongrie.

Les soutiens des Palestinien·nes jugeront sans doute que cette idée qu’Israël puisse être autre chose qu’une machine à oppresser et écraser est morte et enterrée depuis longtemps, que ce soit dès la Nakba de 1948 ou depuis que 500 000 colons sont installés en Cisjordanie

Les inconditionnels de l’autre camp jugeront sans doute que la « réprobation d’Israël », titre d’un livre d’Alain Finkielkraut, est quoi qu’il en soit inévitable, fondée sur un antisémitisme intemporel ou constitue au minimum une exigence qui ne s’applique pas à d’autres pays.

Il est exact de dire que les foules sont moins nombreuses à défiler à Londres ou à New York quand des populations arabes et/ou musulmanes se font massacrer en Syrie ou en Birmanie que lorsque ce sont les avions de Tsahal qui s’en chargent.

Mais de la même manière qu’on peut appuyer le droit à l’existence d’un État israélien dans les frontières de 1967 au nom de la légitimité d’un peuple génocidé à disposer d’un foyer national où il se sente protégé, on est en droit d’attendre plus particulièrement d’un pays dont la mémoire porte ce qu’est la destruction de tout un peuple qu’il n’en anéantisse pas un autre.

Autre exemple du même ordre : Israël n’est pas le seul pays à fournir des armes à l’Azerbaïdjan, que Bakou utilise contre les Arménien·nes, mais le poids de l’histoire n’est pas le même quand c’est Jérusalem ou Islamabad qui fournit de quoi prolonger la destruction et l’expulsion des Arménien·nes de leurs terres.

Exiger un cessez-le-feu au moment où les combats reprennent peut aisément sembler décalé et naïf, mais l’argument peut se retourner, si on envisage que cette reprise du feu n’est pas seulement la continuité d’un massacre mais une étape supplémentaire et de nature différente, dans la mesure où la trêve nous a rappelé qu’un autre destin pour Gaza et Israël était envisageable. 

La faillite sécuritaire

Appeler de nouveau à un cessez-le-feu demeure donc pertinent. Hors d’Israël, en accentuant encore la pression morale et électorale sur les pays susceptibles de peser dans la balance, les États-Unis en premier lieu. En Israël, en encourageant le sursaut de celles et ceux qui tiennent encore à une idée de ce pays qui n’a cessé de s’estomper depuis des années et qui avait pourtant semblé ressurgir lors des manifestations de masse de l’hiver et du printemps dernier contre la réforme de la Cour suprême.

La demande de maintenir le cessez-le-feu de la semaine dernière obéit bien sûr d’abord à des considérations humanitaires, de respect du droit international et d’entretien d’un espoir limité de préserver l’avenir. Mais aussi à l’impasse dans laquelle se trouve le gouvernement israélien, plombé par les révélations sur ses erreurs et errements passés et par son incapacité à définir des buts de guerre humainement soutenables, et encore moins les conditions d’un après-guerre possible.

Pour ce qui concerne le passé, on mesure chaque jour davantage la responsabilité croissante de Benyamin Nétanyahou et de ses gouvernements successifs dans la catastrophe en cours.

Responsabilité politique dans le blanc-seing donné à la colonisation accélérée de la Cisjordanie et dans sa gestion accommodante du Hamas pour prévenir toute possibilité d’un État palestinien.

Et négligence sécuritaire vis-à-vis des kibboutz et moshav installés à proximité de Gaza, à la fois en raison de la priorité donnée à la protection des colons de Cisjordanie et de l’inattention vis-à-vis des alertes répétées sur ce qui se tramait début octobre à Gaza.

Le journal Haaretz a ainsi documenté le mépris vis-à-vis des remontées toutes récentes de soldates chargées de surveiller la barrière avec Gaza. Et le New York Times vient de révéler que les officiels israéliens disposaient depuis un an d’un document de 40 pages intitulé de manière codée « Le Mur de Jéricho » décrivant méticuleusement le plan d’attaque du 7 octobre, et qu’un analyste militaire avait prévenu, il y a moins de trois mois, que sa mise en œuvre avait débuté en visant les « kibboutz ». Une cible dont la portée pour le mouvement islamiste était multiple.

D’abord s’attaquer aux rares Israélien·nes porteurs d’un projet de paix avec les Palestinien·nes, à la manière dont Daech voulait en son temps détruire la « zone grise » des musulmans pro-Charlie pour ne laisser place qu’à un face-à-face des extrêmes.

Ensuite détruire des emblèmes historiques de la colonisation juive, sans faire aucune distinction entre les différentes colonialités dont Israël est tissé : celle qui a débuté avant 1948 et a vu des affrontements mais pas d’expulsions massives ; celle qui s’est exprimée entre 1948 et la guerre de 1967, marquée par la Nakba, c’est-à-dire des milliers de morts et plus de 700 000 personnes déplacées, notamment à Gaza ; et celle qui se développe en violation de toutes les résolutions onusiennes depuis 1967 au-delà des frontières de la ligne verte, avec une accélération vertigineuse depuis vingt ans.

Enfin, donner le sentiment à Israël, pays fondé sur le traumatisme du génocide commis par les nazis, ainsi qu’à la majorité des juifs de la planète, que la menace pesant sur eux était de nouveau existentielle, en commettant des atrocités dont l’horreur faisait partie de la stratégie du Hamas puisqu’il aurait été plus « rationnel », d’un point de vue strictement militaire, de se replier plus rapidement avec encore davantage d’otages, sans laisser sur le carreau près de 1 500 de ses troupes d’élites, sans passer autant de temps à commettre et mettre en images des atrocités qui sont davantage que des assassinats.

Les buts de guerre

Si l’on prend la mesure à la fois de ce qu’a fait le Hamas et de ce qu’est le gouvernement israélien actuel, on peut comprendre que le seul but de guerre affiché soit « d’éradiquer » le Hamas : une volonté qu’on peut décomposer en deux objectifs corrélés mais distincts, mais qui ne peuvent ni l’un ni l’autre justifier un autre massacre à Gaza. 

Le premier objectif, sans doute techniquement possible, vise à décapiter le Hamas en assassinant Yahya Sinouar, Mohammed Deif et quelques autres. Mais seuls quelques commandants du Hamas ont péri pendant les premières semaines de combat, au prix de 15 000 victimes côté palestinien. Durant cette période, et même si le récit est en grande partie falsifié, la société et l’armée israélienne pouvaient encore se raconter qu’elles avaient laissé la possibilité aux civils de quitter les combats, bien que les images du Sud décrivent déjà une autre histoire qu’une destruction limitée au nord de l’enclave.

Désormais, même si les États-Unis poussent verbalement à ce que l’assaut annoncé sur le Sud ne soit pas de même nature que celui qui a réduit le Nord en poussière, on voit mal comment les chefs du Hamas pourraient être tués sans un prix humainement trop exorbitant pour ne pas mettre Israël au ban des nations. 

Le deuxième objectif est encore plus impossible, s’il s’agit vraiment « d’éradiquer » le Hamas. Certes, le mouvement islamiste était déjà rejeté avant le 7 octobre par beaucoup de Gazaoui·es pour son autoritarisme et sa gestion par la peur, et l’ampleur des destructions causées par les représailles israéliennes ne lui apportera cette fois peut-être pas le réflexe de soutien à la « résistance » dont il a bénéficié lors des dernières guerres de Gaza, comme le rappelait récemment dans nos colonnes la chercheuse Sarah Daoud.

Mais pour le dire comme le chef de la diplomatie européenne, Josep Borell : « Le Hamas est davantage qu’une simple organisation… C’est une idée, une idéologie. Et vous ne pouvez pas tuer une idée, à moins de prouver que vous en avez une meilleure. » Permettre l’émergence de meilleures idées repose aujourd’hui sur un préalable évident : reprendre la trêve pour se donner le temps et la capacité d’en formuler.

 

publié le 1° décembre 2023

« La guerre économique prépare
la guerre militaire » –
Entretien avec
Peter Mertens (PTB)

William Bouchardon et Amaury Delvaux sur https://lvsl.fr

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.


 

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique ? 

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

  publié le 30 novembre 2023

Javier Milei devient moins libertarien pour être toujours plus néolibéral

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Le président élu d’Argentine s’est rapproché de la droite traditionnelle, notamment sur le plan économique. Désormais, la dollarisation n’est plus la priorité, mais l’austérité, elle, s’annonce ultraviolente.

Pendant sa campagne électorale, le président élu d’Argentine, Javier Milei aimait à se présenter en dynamiteur de la « caste » qui, selon lui, gérait l’État rapace et la Banque centrale voleuse. Avec son déguisement de « général Ancap », pour « anarcho-capitaliste », il entendait bien en finir avec la gestion technocratique de l’Argentine à coups de dollarisation et de dissolution de la Banque centrale.

Depuis son élection le 19 novembre, tout cela ne semble plus aussi évident. En une semaine, la « caste » semble déjà avoir pris sa revanche, notamment dans la définition de la future politique économique du nouveau président. Pour autant, l’Argentine semble bel et bien à la veille d’un choc libéral violent, relevant d’une forme de néolibéralisme radicalisé.

La première étape de la définition de la future politique de Javier Milei a été l’annonce de la structure de son gouvernement et des premières nominations. Le président élu a voulu satisfaire son électorat de premier tour en réduisant drastiquement le nombre de ministères, à seulement huit portefeuilles.

C’était un clin d’œil appuyé a une de ses plus fameuses vidéos de campagne où on le voyait balancer à terre la plupart des ministères existants avec de tonitruants « ¡ Afuera ! » (« Dehors ! »). Mais déjà la promesse n’est que très partiellement remplie.

Dans la vision minimaliste initiale du candidat, seules les fonctions régaliennes devaient rester dans le giron étatique : défense, sécurité, justice. Le président élu, lui, a plutôt décidé de regrouper les administrations autour de « grands ministères » aux noms ronflants empruntés au vocabulaire néolibéral.

Ainsi, l’éducation, la santé, le travail et le développement social seront regroupés dans un seul ministère du « capital humain ». De même, les transports, les travaux publics, l’énergie, les mines et les communications seront rassemblés dans un ministère des « infrastructures ».

Distribution de postes

Cette méthode est utilisée classiquement par les gouvernements néolibéraux « réformistes ». En 1986, en France, le gouvernement de Jacques Chirac, alors très thatchérien, avait limité le nombre de ministres à quatorze, par exemple. Mais ce qui est mis en place, ce sont des ministères géants regroupant des administrations existantes, ce qui, dans les faits, ne simplifie pas toujours la gestion publique, ni ne réduit la bureaucratisation, loin de là.

Cela permet, par ailleurs, de distribuer des postes de secrétaire d’État et de ministre à des alliés politiques. Dans le cas de Javier Milei, les premières nominations tendent à appuyer l’idée que l’influence de la droite traditionnelle, celle de l’ancien président Mauricio Macri (en poste de 2015 à 2019), que le libertarien avait attaqué sans relâche jusqu’au premier tour, sera décisive.

Le choix le plus symbolique est la nomination de son ancienne rivale à la présidentielle Patricia Bullrich au ministère de la sécurité, poste qu’elle occupait déjà sous Macri. Ici, le message de continuité est clair. On parle même du retour de l’ancien président de la Banque centrale, Federico Sturzenegger, à la tête d’un ministère de la « modernisation » chargé de réduire le rôle de l’État et qui avait déjà existé pendant le mandat de l’ancien président de droite.

Tout cela est assez logique, dans la mesure où, au Congrès, la droite traditionnelle a plus d’élus que le parti libertarien du nouveau président. 

Plus significatif encore, la direction de la Sécurité sociale (Anses), qui était promise à une proche de Javier Milei, Caroline Pípero, a finalement été attribuée à un fonctionnaire de la province de Córdoba, Osvaldo Giordano, affilié au candidat péroniste « indépendant » Juan Schiaretti. 

Cette influence du macrisme, et avec celui-ci, des milieux d’affaires argentins, ne semble se confirmer nulle part aussi bien que dans le domaine économique. Le portefeuille de l’économie et le poste de gouverneur de la Banque centrale argentine, la BCRA, apparaissent comme les deux postes stratégiques du nouveau mandat.

Caputo, pilier du mandat Macri, à l’économie

Javier Milei a fait une campagne centrée sur l’économie et la lutte contre l’inflation, c’est donc là le centre de sa particularité politique. Or, depuis une semaine, ceux qui ont contribué à construire le programme du président élu laissent, là aussi, la place à la vieille garde macriste.  

Le ministre de l’économie pressenti est Luís « Toto » Caputo, un pilier du mandat de Mauricio Macri. Ancien de la Deutsche Bank, secrétaire d’État au budget puis ministre des finances, il a fini ce mandat comme président de la BCRA. Tout ce que déteste, en théorie, Javier Milei.

Caputo est un pur produit de cette « caste » où se mêlent hauts fonctionnaires et gestionnaires de grandes entreprises. Les vidéos du futur président hurlant tout le mal qu’il pense de Luís Caputo, en en faisant un des artisans de la crise actuelle, circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux depuis la fin de la semaine dernière.

Seulement, depuis quelques jours, Javier Milei n’a pas de mots assez élogieux pour l’ancien ministre. Certes, sa nomination n’a pas encore été confirmée, mais il n’y a quasiment aucun doute : ce dernier se comporte déjà comme un ministre en exercice, rencontrant les milieux bancaires et le secteur agricole, et accompagnant même Javier Milei à Washington ce 27 novembre pour entamer des discussions importantes avec le Fonds monétaire international (FMI) et le Trésor étasunien.

Or cette nomination n’est pas qu’une question personnelle ou d’influence, elle va déterminer en grande partie la nature de la politique du futur gouvernement, notamment sur les deux aspects clés du programme Milei : la dollarisation et la fermeture de la Banque centrale.

Au point que l’évidence de la nomination de Luís Caputo a provoqué l’éviction du principal conseiller économique du nouveau président, Emilio Ocampo, qui avait été présenté dès avant le premier tour par Javier Milei comme le nouveau gouverneur de la BCRA chargé de la « dissoudre ». Ocampo a annoncé qu’il renonçait à ce poste, en grande partie en raison de désaccords fondamentaux avec Caputo…

L’obsession des « lettres de liquidité »

Pour saisir cette différence et ses conséquences, il faut rappeler la logique qui était celle du programme Milei, préparé en grande partie par Emilio Ocampo. Coauteur d’un ouvrage prônant la dollarisation rapide, et auteur d’un blog où il précisait ses idées sur le sujet, ce dernier pense que l’Argentine connaît une « dollarisation spontanée » qui se traduit par une préférence générale pour la devise étasunienne, au détriment du peso argentin.

En donnant rapidement cours légal au billet vert, on libérerait les avoirs des épargnants, on réduirait les taux d’intérêt et on attirerait les capitaux étrangers débarrassés du risque monétaire et du contrôle des changes. Son programme était donc celui d’un choc monétaire où, rapidement, le peso disparaissait.

Dans ce schéma, un des obstacles était la gestion d’un instrument financier de la BCRA, les Leliq (pour « Lettras del liquidez » ou « lettres de liquidité »). Créé en 2018 par… Luís Caputo, c’est un placement en pesos à un terme relativement court, majoritairement autour de deux mois, qui présente un rendement réel souvent légèrement négatif, compensé par sa valeur en dollars au taux officiel. Autrement dit, par rapport à un placement en dollars, très encadré en Argentine, les Leliq sont plutôt une bonne affaire.

Le camp libertarien a fait des lettres de liquidité le nœud de tous les problèmes du pays.

La BCRA utilise cet instrument pour « geler » une partie de la masse monétaire en pesos sans dégrader le taux de change. En soi, cet instrument ne présente pas de difficulté particulière parce que sa rémunération réelle est négative, c’est-à-dire que sa valeur réelle a tendance à se réduire et qu’il est remboursé en pesos, c’est-à-dire en monnaie émise par la BCRA. Il ne peut donc pas y avoir de défaut sur ses titres, en théorie.

Mais le camp libertarien en a fait, à l’image d’Emilio Ocampo, le nœud de tous les problèmes du pays. La masse des Leliq représente environ 23 000 milliards de pesos, ce qui, au cours officiel, équivaut à 64 milliards de dollars étasuniens. C’est effectivement effrayant au regard des 22 milliards de dollars de réserves en devises de la BCRA. Mais le problème ne se présente réellement que si l’on doit rembourser ces Leliq en dollars, c’est-à-dire si on dollarise l’économie. Autrement dit, le problème, en ce cas, ce ne sont pas les Leliq mais la dollarisation.

Les partisans de Javier Milei accusent alors les Leliq d’être la source de l’inflation galopante que connaît le pays (143 % sur un an) parce qu’ils contribuent à faire émettre de plus en plus de pesos par la BCRA. C’est le fameux « effet boule de neige » : la rémunération des Leliq augmente avec l’inflation, ce qui amène à émettre plus de pesos, donc à faire augmenter l’inflation et donc à augmenter encore le taux des Leliq.

Cette vision aussi est contestable, dans la mesure où les taux sont toujours négatifs en termes réels et que les Leliq permettent malgré tout de « neutraliser » une partie importante de la masse monétaire en pesos. Si les Leliq sont « roulés », c’est-à-dire renouvelés sans cesse, l’effet sur la masse monétaire et la demande en pesos reste plus réduite que si on laissait ces pesos sur le marché.

Cela ne veut pas dire que cet instrument ne pose pas de problème du tout. Il a été utilisé massivement par les banques pour recycler l’épargne locale, qui est ainsi dirigée vers la Banque centrale plutôt que vers le crédit et l’investissement. Or le vrai problème de l’Argentine, c’est sa structure productive déséquilibrée, qui l’oblige à importer massivement en dollars.

Mais ce problème n’est pas traité par les libertariens. Car leur vrai objectif est de lever rapidement le contrôle des changes. Or, si le peso devient librement convertible, l’intérêt des placements en Leliq disparaît et les 23 000 milliards de pesos vont rapidement chercher à devenir des dollars. Cela va entraîner un effondrement massif du peso et, inévitablement, une explosion de l’inflation qui pourrait bien déboucher sur de l’hyperinflation (définie comme une augmentation de 50 % des prix par mois).

On aura alors non seulement de l’hyperinflation, mais aussi une dette publique en dollars ingérable pour l’État argentin. Sans compter que les banques argentines, qui détiennent la masse des créances en Leliq, se retrouveraient avec des difficultés majeures. Pour les libertariens, il est donc essentiel de régler la « bulle des Leliq » avant de lever le contrôle des changes. Et c’est ici que se dresse le fossé entre Emilio Ocampo et Luís Caputo.

Changement de priorités

Le premier estime qu’on doit rapidement « dollariser » à condition de transformer la Banque centrale en une sorte de fonds de défaisance des Leliq. Concrètement, cela reviendrait à titriser les actifs de la Banque centrale, principalement des créances sur l’État argentin, pour les vendre sur les marchés financiers internationaux. Le produit de cette vente permettrait de financer le remboursement et l’épurement des Leliq.

Plus besoin de banque centrale, mais seulement d’une institution gérée par un liquidateur chargé simplement de collecter les fonds et de rembourser les créanciers. C’est pourquoi, dans cette logique, dollarisation et fermeture de la Banque centrale vont de pair.

Mais le ministre annoncé de l’économie, Luís Caputo donc, a une autre vision. Lui aussi adopte un discours alarmiste en apparence sur les Leliq et annonce vouloir réduire cette « bulle ». Mais sa méthode est très différente. Selon ses déclarations rapportées par la presse argentine lors de la rencontre avec le secteur bancaire, Luís Caputo aurait deux plans pour tenter de maîtriser les Leliq.

Le premier est de proposer un échange « volontaire » de Leliq contre de la dette publique à long terme moins rémunératrice, mais garantie par les recettes des privatisations de l’entreprise pétrolière YPF, ainsi que par le fonds de garantie de la Sécurité sociale. On viendrait donc transférer une charge de la Banque centrale que cette dernière peut gérer vers le budget de l’État fédéral, alors même que l’on va chercher à réduire les dépenses publiques.

Le second plan consisterait à lever 15 milliards de dollars sur les marchés financiers pour réduire les besoins de couverture en devises des Leliq et ainsi réduire progressivement leur émission.

Dimanche, dans une émission télévisée, Javier Milei a estimé que Luís Caputo, jadis appelé le « Messi de la finance », était l’expert le plus apte à régler le problème des Leliq. Mais rien n’est moins sûr, au regard de ces choix. En effet, le recours à l’endettement ne peut que contribuer à réduire la confiance dans l’État argentin et, partant, à aggraver la crise.

Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. Javier Milei

Tout cela ressemble cependant à un compromis au sein du capital argentin. La droite traditionnelle de Macri, proche des milieux bancaires, n’est pas favorable à la dollarisation et à la disparition de la Banque centrale. La question des Leliq n’est pas centrale pour ce courant conservateur, et donc pour Luís Caputo.

Mais il faut donner des gages aux électeurs libertariens et au président élu. Ce dernier, vendredi 24 novembre, s’est même fendu d’un communiqué pour préciser que la fermeture de la Banque centrale n’était « pas négociable ». Mais il ne précise pas à quel horizon, ce qui est très différent des plans montés par Emilio Ocampo.

En tentant une solution « volontaire » aux Leliq, on va dans le sens de l’objectif fixé par le président sans réellement chercher à régler le problème puisque, sans contrôle des changes, le plan d’échange volontaire n’a aucun sens : les épargnants iront acheter du dollar plutôt que de prêter à l’État argentin en pesos à taux réduit.

Devant les banquiers, Luís Caputo a d’ailleurs bien précisé que la levée du contrôle des changes n’était pas immédiate. La BCRA n’est donc pas près de fermer. Mais du moins aura-t-on tenté. On pourra alors passer aux choses sérieuses, sur lesquelles droite conservatrice et droite libertarienne sont d’accord : réduire les dépenses de l’État à un point tel que l’on fera baisser les prix et que le recours aux lettres de liquidité deviendra inutile. On pourra alors lever le contrôle des changes puisque la confiance dans la monnaie argentine aura été en théorie rétablie.

Évidemment, les choses peuvent encore bouger et des conflits peuvent réapparaître. Ce week-end, le proche de Mauricio Macri pressenti pour prendre la tête de la BCRA, Demian Reidel, a, à son tour, jeté l’éponge. Il était partisan de la levée rapide du contrôle des changes. Il y a ainsi une inversion des logiques : l’austérité devient centrale, la dollarisation et la fin de la Banque centrale deviennent un objectif lointain et donc plus incertain.

Nouveau consensus néolibéral radicalisé

Dès lors, l’austérité devrait être le cœur de la politique du nouveau mandat. Les premières semaines du gouvernement Milei s’annoncent comme extrêmement violentes. Dès le 11 décembre, un « paquet de lois de réforme de l’État » sera proposé et transmis au Congrès, qui sera convoqué en session extraordinaire.

Les coupes budgétaires seront « uniques dans l’histoire nationale », a prévenu le président élu en route vers Washington le 27 novembre. Elles devront être générales, notamment dans le domaine des travaux publics. Avec cette doctrine comme référence : « Si ce n’est pas rentable pour le secteur privé, c’est parce que ce n’est pas socialement désirable. » Ici, le point de jonction entre libertariens et néolibéraux classiques est facile à trouver : on privatise, on remplace l’action publique par le privé et on garantit les créances du secteur financier.

« Il faut faire l’ajustement. Le seul sujet est de savoir si nous le ferons de façon désordonnée avec des choses dantesques dont nous mettrons beaucoup de temps à sortir, ou si nous ferons un ajustement ordonné avec une macroéconomie ordonnée », a indiqué dimanche Javier Milei, en admettant cependant qu’il « y aura des choses négatives mais de manière transitoire ».

C’est là le discours austéritaire classique, promettant le bonheur après une souffrance nécessaire et ordonnée. Mais la réalité défie toujours ces propos qui, par ailleurs, ont peu de sens, car une « macroéconomie ordonnée » avec de l’austérité ne veut pas dire grand-chose.

D’ailleurs, Javier Milei a convenu qu’il faudra prévoir un filet de sécurité social pour amortir le choc. Mais là encore, les exemples historiques montrent que le coût social de l’austérité est tel qu’il devient vite indispensable de couper dans ces budgets. D’autant que le futur président entend non seulement rembourser le FMI, mais prendre aussi de nouvelles dettes en dollars. Il faudra donc serrer la vis pour payer les intérêts.

Ce que cette première semaine permet de voir est une réunification entre le courant libertarien et le courant néolibéral autour d’une forme de néolibéralisme radicalisé, qui se débarrasse des formes les plus extrêmes – la dollarisation rapide – pour conserver un choc libéral austéritaire classique mais ultraviolent.

Ce genre de compromis peut laisser certains libertariens radicaux sur la touche, comme Emilio Ocampo ou Carlos Rodríguez, proche conseiller économique de Javier Milei qui a annoncé vendredi 24 novembre son départ du parti présidentiel La Libertad avanza. En temps de crise, les conflits internes au capital sont courants, mais les compromis sont toujours possibles, tant que la société paie pour le redressement des profits.

  publié le 29 novembre 2023

Leïla Shahid : « C'est un véritable tournant dans l'histoire de la Palestine »

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Alors que nombre de chefs d’État affichent un soutien inconditionnel à Tel-Aviv, Leïla Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et à Bruxelles, souligne l’importance du contrepoids des peuples, possible levier pour atteindre une solution politique. Interview.


 

Face à la gravité de la situation, la solidarité avec la Palestine est-elle à la hauteur ?

Leïla Shahid : Il faut bien faire la différence entre les États et les peuples. D’un côté, les gouvernements sont d’une lâcheté totale face à l’occupation qui dure depuis maintenant cinquante-six ans. La tragédie du 7 octobre, avec toutes ces familles israéliennes assassinées, relève du crime de guerre, mais la réponse totalement disproportionnée de Tel-Aviv est aussi la conséquence de décennies d’impunité.

En cela, la responsabilité de la communauté internationale est majeure, de l’Union européenne (UE) à la Ligue arabe, en passant par les États-Unis d’Amérique et les Nations unies. Je salue d’ailleurs les récentes prises de position espagnoles et belges, à contre-courant de la ligne dominante au sein de l’UE.

Mais, de façon générale, tout le monde a laissé faire, même avec le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou à la tête d’un gouvernement suprémaciste juif. De l’autre côté, il y a la solidarité des peuples. Elle ne s’était jamais autant exprimée au niveau international.

À Londres, en Indonésie, en Amérique latine, en Espagne… des centaines de milliers de manifestants expriment leur soutien aux Palestiniens, même dans des pays qui ne s’étaient pas mobilisés auparavant pour cette cause. Il y a une réaction extraordinaire de la part des citoyens de ce monde. Ils se sentent réellement concernés par la tragédie en cours. C’est un véritable tournant dans l’histoire de la Palestine.

Comment expliquez que la jeunesse ait à ce point à cœur la cause palestinienne ?

Leïla Shahid : IElle concerne toute une génération qui n’a pas connu les guerres de 2014 et de 2018 et qui vit aujourd’hui un conflit presque en direct. Et ce, en dépit de la volonté d’Israël d’occulter l’horreur que subit la population civile – avec notamment l’interdiction aux journalistes étrangers d’entrer dans la bande de Gaza, ou encore l’absence de réseau Internet qui empêche les Gazaouis d’envoyer des vidéos à l’extérieur.

Il n’est plus possible de masquer la politique absolument criminelle de l’armée israélienne. Beaucoup de jeunes découvrent actuellement le niveau de violence et le degré de douleur endurés par les Palestiniens. Finalement, sans compter le courage et la bravoure des citoyens civils palestiniens, cette solidarité internationale est peut-être l’une des seules choses qui me redonne confiance.

Comment transformer cette énergie en actions concrètes pour faire évoluer le cours des choses ?

Leïla Shahid : ILa solidarité peut et doit servir à faire pression sur les gouvernements. Tout comme la société civile israélienne a imposé à Benyamin Netanyahou de s’occuper des otages, alors que ce sujet n’était pas une priorité compte tenu des objectifs militaires. J’ai l’impression que les citoyens se rendent compte qu’ils peuvent jouer un rôle de premier plan en réclamant à leurs gouvernements des explications.

La démocratie représentative n’est plus un blanc-seing, les structures gouvernementales sont redevables de leurs actes au quotidien, et notamment en matière de politique étrangère. Surtout lorsque, comme en Palestine, il s’agit d’une question de vie ou de mort pour des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.

Il faut user de toutes les formes d’actions possibles. Les manifestations sont le premier levier d’action. Elles matérialisent la pression de l’opinion publique sur l’Assemblée nationale, le Sénat, le gouvernement et la présidence. Il est également nécessaire d’exiger la reconnaissance de l’État Palestinien. Le fait que la France ne l’ait toujours pas fait est inconcevable. Cette reconnaissance est une forme de protection pour le peuple palestinien face à un occupant doté de l’arme nucléaire.

À d’autres niveaux, les coopérations municipales, associatives sont assez foisonnantes en France. Ces actions concrètes peuvent-elles servir d’exemple ?

Leïla Shahid : IIl faut poursuivre ce que fait le réseau des villes jumelées entre la Palestine et la France. Je compare souvent ces liens noués à de la politique solidaire, internationaliste. Il faut les intensifier. Nous sommes dans une phase où il ne suffit pas seulement de faire du militantisme classique, il est nécessaire de parvenir à créer des ponts entre les sociétés. C’est extrêmement important pour les Palestiniens qui sont un petit peuple, très courageux et digne.

« La réponse politique est nécessaire pour atteindre la paix, mais il faudrait un peu plus de courage de la part des gouvernements. » Leïla Shahid

Toutefois, n’oublions pas que la question de la Palestine n’est pas seulement humanitaire – même si la situation à Gaza est aujourd’hui terrible et extrêmement préoccupante. Elle est fondamentalement politique. Et de ce point de vue là également, l’action des sociétés civiles du monde entier pour imposer aux gouvernements de réagir est la seule chose sur laquelle nous pouvons compter.

Au risque de laisser Israël commettre le pire ? Il y a quelques semaines, sept rapporteurs spéciaux des Nations unies s’inquiétaient déjà d’un « risque de génocide » à Gaza.

Leïla Shahid : IIl ne faut pas sous-estimer combien ce qui se passe depuis le 7 octobre a changé la donne. La stratégie de l’État israélien confine au comportement suicidaire. Son gouvernement détruit toute possibilité de coexistence dans la région. Pas seulement avec les Palestiniens, mais avec tous les pays arabes.

Sans solution politique, ce conflit risque de s’étendre comme une traînée de poudre et d’enflammer tout le Moyen Orient. La réponse politique est nécessaire pour atteindre la paix, mais il faudrait un peu plus de courage de la part des gouvernements. Aujourd’hui, ceux qui peuvent les pousser à prendre leurs responsabilités sont les mouvements de solidarité issus notamment de la société civile.

publié le 27 novembre 2023

L’Espagne veut tirer
l’Union européenne vers
la reconnaissance de
l’État palestinien

par Luis Reygada sur https://www.humanite.fr/

Israël ne tolère aucune critique, pas même de ses alliés européens. Quitte à provoquer une crise diplomatique avec l’Espagne et la Belgique, en première ligne pour dénoncer les agissements de Tel-Aviv. Le premier ministre espagnol Pedro Sánchez, qui occupe actuellement le siège de la présidence du Conseil de l’UE, n'en reste pas moins ferme sur ses positions.

Le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez a profité de sa rencontre avec le premier ministre Benyamin Netanyahou, jeudi 23 novembre à Jérusalem, pour confirmer sa position au sein de l’Union européenne (UE) : l’Espagne reste le pays ayant adopté les positions les plus critiques à l’égard d’Israël concernant les bombardements sur l’enclave de Gaza.

« Le monde entier est choqué par les images que nous voyons quotidiennement. Le nombre de Palestiniens tués est vraiment insupportable », a ainsi exprimé Sánchez lors d’une réunion à laquelle participait aussi le premier ministre Belge Alexander De Croo. Contrairement à d’autres dirigeants enclins à adoucir leurs positions en présence du leader Israélien, Sánchez, n’a pas hésité à mentionner l’« urgente » nécessité de « mettre un terme à la catastrophe humanitaire » en cours.

L’Espagne hausse le ton

Le lendemain, Pedro Sánchez – qui occupe actuellement le siège de la présidence du Conseil de l’UE – et De Croo se sont rendus à Rafah, en Égypte, après s’être réunis avec les présidents palestinien Mahmoud Abbas à Ramallah et égyptien Abdel Fattah Al Sissi.

À quelques dizaines de mètre du point de passage permettant l’accès à la bande de Gaza, le chef du gouvernement espagnol y a jugé « totalement inacceptable » « la tuerie indiscriminée de civils innocents, dont des milliers d’enfants »avant d’appeler à la reconnaissance de l’État de Palestine.

À ce sujet, il a prévenu que « l’Espagne prendrait sa propre décision » si aucun accord n’était trouvé « ensemble » au sein de l’UE. De son côté, son homologue Belge a qualifié les bombardements sur Gaza de « destruction d’une société », avant d’appeler à mettre un terme à la violence des colons en Cisjordanie « et au massacre d’innocents ».

Des prises de position fortes considérées comme un « soutien au terrorisme » par les autorités israéliennes, au point de créer une crise diplomatique. Tel-Aviv a en effet convoqué les ambassadeurs d’Espagne et de Belgique « pour leur adresser une sévère réprimande », en réponse à quoi les deux pays européens ont fait de même afin de « clarifier la situation ».

Un exemple pour les autres pays européens ?

Moins d’une semaine après avoir été réélu, Pedro Sánchez avait promis que le « premier engagement » de son nouveau gouvernement en matière de politique étrangère serait de « travailler à la reconnaissance de l’État palestinien ».

Sa déclaration, au poste-frontière de Rafah, aux allures d’ultimatum – à propos d’une reconnaissance unilatérale –, intervient à un moment où de nombreux pays occidentaux font face à des critiques tant de la part de pays du Sud que de la part de leurs propres populations pour avoir été trop favorables au gouvernement de Netanyahou. En France, les prises de position du président Macron ont provoqué une opposition jusqu’au sein du Quai d’Orsay.

Avec une Allemagne totalement alignée sur la position américaine dans son soutien indéfectible à Israël, il est difficile d’imaginer que l’Espagne puisse avoir un effet d’entraînement sur le reste de l’UE. À ce jour, seuls sept pays reconnaissent l’État palestinien, parmi lesquels aucun des principaux États membres.

Toutefois, en montrant qu’il existe bien des sensibilités différentes au sein de l’Union, l’Espagne pourrait préparer le terrain à l’arrivée de son homologue De Croo à la présidence du Conseil, le 1er janvier prochain. Tout porte à croire que celui-ci poursuivra la ligne de son prédécesseur, soutenu notamment par sa vice-première ministre, Petra De Sutter, laquelle a déjà appelé à des sanctions contre Israël au Parlement fédéral belge.

publié le 22 septembre 2023

Guerre en Ukraine :
« Un chemin étroit vers
une conciliation existe »

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine Depuis l’invasion du pays par la Russie, le 24 février 2022, la seule logique militaire demeure au risque d’une escalade toujours plus inquiétante. Si tout retour en arrière est impensable entre les deux sociétés, des pistes de paix existent.

Les débateurs

  • Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique sur les sociétés post-soviétiques à Paris X-Nanterre

  • Vincent Boulet, responsable du secteur international du PCF

  • Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.

Le 24 février 2022, le président russe Vladimir Poutine a déclenché l’invasion de l’Ukraine. Appelée « opération spéciale », la guerre dure depuis 574 jours. Si aucun chiffre n’est donné de part et d’autre, plusieurs services de renseignements évaluent les pertes et blessés à plus de 550 000. Sur les court et long termes, l’impact sur les populations apparaît dramatique notamment à travers l’escalade d’armements déployés (bombes à sous-munitions, missiles à uranium appauvri, drones…). Les deux pouvoirs ont préparé leurs opinions à une guerre longue jusqu’en 2025. Cette guerre a également déclenché un conflit par procuration entre grandes puissances et un retour à une logique de blocs.

Au bout de dix-neuf mois de conflit, quelle analyse en tirez-vous ?

Anna Colin Lebedev : Le coût humain devient de plus en plus sensible dans la société. L’État ukrainien ne communique pas dessus. Un responsable militaire français a confirmé qu’il s’agissait du secret le mieux gardé. Mais il existe une évaluation que les gens se font à travers leurs proches décédés au combat. Et ce chiffre peut grimper très vite avec un conflit qui se maintient sur la durée. Cela produit un sentiment d’injustice. Une partie des Ukrainiens jugent perdre leur avenir alors que certains ont pu se mettre à l’écart. Une forme d’injustice adressée aussi vis-à-vis de l’Europe. Je précise que ce n’est pas mon opinion mais bien le ressenti côté ukrainien. Un sentiment transparaît aussi de défendre le continent « seul » face à la Russie et d’en subir les pertes humaines, l’Europe n’ayant que des pertes économiques.

En Ukraine, la vie quotidienne se poursuit. Les écoles ont rouvert, les étudiants retournent à l’université, les gens sortent. Ces gestes, qui peuvent paraître banals, apparaissent comme une manière de refuser de se faire confisquer sa vie. Ils veulent se réapproprier leur existence. Sur les réseaux sociaux, on peut voir apparaître des discussions sur la paternité tout en étant combattant. Cela peut paraître anecdotique mais cela pousse la société à aller de l’avant. L’interprétation des Ukrainiens n’a pas changé depuis le début de la guerre. Ils estiment que les événements de 2014 avec l’annexion de la Crimée étaient une première étape. L’autre débat porte sur la corruption, une lutte qui a été portée à plusieurs reprises par la population en temps de paix et reprend aussi en temps de guerre.

Côté russe, nous avons une situation extrêmement surprenante. La guerre s’invite de plus en plus dans le quotidien des Russes avec les morts et les frappes de drones dans plusieurs régions. La mobilisation des soldats, qui s’étend dans la durée, y participe. Le conflit a également un impact sur l’économie du pays. Néanmoins, une partie de la société fait tout pour se soustraire à la guerre comme si elle n’existait pas. Lors des récentes élections régionales, aucun parti n’a évoqué « l’opération militaire spéciale » durant sa campagne. La répression accrue que mène le régime pose la question de sa fragilité.

Vincent Boulet : Avant toute chose, nous rappelons notre solidarité avec le peuple ukrainien qui souffre de cette guerre criminelle. Et avec le peuple russe qui subit la politique de ses dirigeants et du régime de Vladimir Poutine. Après tout, il est l’héritier de la politique ultracapitaliste menée par l’ancien président Boris Eltsine et du chauvinisme impérial grand-russe.

La situation est marquée par un engrenage dont les facteurs sont différents. Il faut reconnaître la responsabilité des autorités russes d’avoir fait le choix de la guerre. Il place le peuple ukrainien dans une situation dramatique. Outre les chiffres des morts et des blessés, il faut rappeler les 14 millions de déplacés et les crimes de guerre. Dans son discours de février 2022 qui devait justifier l’invasion, le président russe accable la politique de Lénine vis-à-vis de l’Ukraine. Il se replace dans la logique impériale et en oublie le droit à l’autodétermination du peuple ukrainien et à sa souveraineté. Un discours qui remet en cause l’héritage des révolutionnaires de 1917 et du droit à l’autodétermination. Le pouvoir souhaite unifier le pays avec des discours réactionnaires et nationalistes. Ils sont assez révélateurs de l’idéologie que le pouvoir entend véhiculer désormais.

Si la responsabilité russe est claire, il faut mentionner que le conflit se place dans un engrenage militaire préexistant entre la Russie, l’Otan et l’Occident. Depuis 1991, la Russie a été maltraitée. Un certain nombre de signaux n’ont pas été entendus. George F. Kennan a alerté sur l’erreur que représentait l’expansion de l’Otan toujours plus à l’est et aux frontières de la Russie. Au sommet de l’alliance, à Bucarest en 2008, la volonté américaine de faire entrer la Géorgie et l’Ukraine contre l’avis de la France et de l’Allemagne a débouché sur une possible adhésion, reportée. À l’époque, l’ambassadeur des États-Unis à Moscou a jugé que cela risquait d’amener à une confrontation directe entre l’organisation militaire et la Russie. L’Union européenne participe pleinement à la logique d’engrenage militaire. Elle a augmenté à travers ses États membres ses budgets d’armements. Ce sujet doit être débattu à l’occasion des élections européennes.

Actuellement, l’engrenage porte aussi sur l’armement avec l’utilisation d’armes à sous-munitions. Le spectre s’étend à l’alimentaire avec la suspension de l’accord céréalier par Moscou. Une décision qui met en danger l’approvisionnement d’un certain nombre de pays dont la Corne de l’Afrique où sévissent déjà des situations de famine.

Roland Nivet : Ces 570 jours démontrent deux choses. Premièrement, que la guerre n’est jamais une solution mais toujours un échec. Elle conduit au chaos et engendre des monstruosités dont seuls profitent les vendeurs d’armes et les lobbys militaro-industriels, mais dont les victimes sont toujours les populations civiles. Le deuxième enseignement, c’est que le mouvement des peuples pour la paix est déterminant pour obtenir l’arrêt de ces guerres. Dès le début, nous avons condamné l’agression de la Russie et affirmé notre solidarité avec la population ukrainienne. Nous avons demandé que la France, dans le cadre des Nations unies, prenne des initiatives nécessaires pour une issue négociée. Dans ce contexte, nous avons soutenu les principes qui avaient été à la base de l’accord de Minsk de 2015. Il reposait sur un cessez-le-feu durable, le respect de la souveraineté et de l’intégrité de l’Ukraine et sur une solution d’autonomie pour certains territoires. Nous défendions aussi l’idée que Kiev obtienne le statut de sécurité collective d’indépendance et de neutralité qui soit garanti par l’ONU et avancions l’idée d’une force d’interposition. Cette analyse ne nous a pas empêchés de constater que la détermination de l’Otan à s’élargir aux pays de l’Est n’avait pas été un facteur apaisant.

Une conciliation ou du moins un processus de paix vous semble-t-il réellement envisageable ?

Anna Colin Lebedev : Pour répondre à cette question, il faut comprendre l’état des sociétés aujourd’hui et les velléités politiques. Pour ma part, je laisserai de côté l’aspect diplomatique. Il faut savoir que l’Ukraine, comme la France, n’a pas connu de guerre sur son territoire depuis la Seconde Guerre mondiale. Kiev n’a jamais engagé d’opérations armées hors de ses frontières depuis son indépendance en 1991. La majorité des Ukrainiens ont refusé de participer à leur service militaire. La guerre est finalement arrivée de l’extérieur. Une phrase est inlassablement répétée au sein de la population et résume l’état d’esprit des Ukrainiens : si la Russie arrête de combattre, il n’y a plus de guerre, mais si l’Ukraine arrête de combattre, il n’y a plus d’Ukraine. Ils ont donc l’impression d’être dans une guerre défensive pour leur territoire, leur identité, leurs valeurs et leur démocratie. Aujourd’hui, pour stopper cette guerre, ils souhaitent des garanties que leur voisin russe ne pourra pas mener une nouvelle invasion. Si une discussion peut être lancée, elle doit débuter avant toute chose par cette assurance.

Côté russe, je distinguerai trois niveaux. Le premier porte sur le Kremlin et les décideurs, qui ont déclenché cette invasion. Le second s’avère être les différentes strates des élites (économique, politique et diplomatique) et le dernier sur la population ordinaire. Si elle détourne son attention vis-à-vis de cette guerre, c’est qu’elle reste persuadée qu’aucune action ne pèsera sur le conflit et sur les décisions prises par le pouvoir. Les Russes peuvent seulement se protéger avec les moyens dont ils disposent. Les instituts de sondage ont récemment demandé aux Russes : « Si Moscou enclenchait des négociations pour stopper la guerre, vous seriez pour ou contre ? » Une large majorité a répondu y être favorable. Du côté des élites, elles pèsent en permanence les risques et les avantages de cette « opération spéciale ». Ce que la guerre leur rapporte ou non et de s’opposer ou non au régime. Pour certains, il s’agit de maintenir son niveau de vie et, pour d’autres, de garder sa position, chèrement obtenue au sein du pouvoir. À grand renfort de liquidités, de répression et avec la politique des sanctions, le pouvoir russe a fait croire aux élites que la guerre leur était bénéfique. Mais cet équilibre bouge énormément avec l’enlisement du conflit. Leurs revenus baissent car la guerre accapare l’essentiel des recettes. Aucune alternative n’apparaît pour l’instant. Mais la dynamique de l’évolution viendra de leur positionnement.

Un processus de paix vous semble-t-il réaliste ?

Vincent Boulet : Tout retour en arrière semble impossible. Mais un chemin étroit vers une conciliation existe. Elle dépend d’une volonté politique qui doit reposer sur plusieurs principes partagés : la charte des Nations unies, la souveraineté des peuples, la sécurité collective. Il faut sortir de la seule logique militaire. Cette politique doit amener à s’interroger sur notre architecture de sécurité au niveau européen incluant la Russie et l’Ukraine. La question de la neutralité de cette dernière doit être posée. Il ne s’agit pas de laisser l’Ukraine, seule, face à deux blocs et sans garanties de sécurité. Il faut lui assurer sa souveraineté à travers une protection internationale sous l’égide des Nations unies. Il faut aussi remettre en avant la question du désarmement au niveau européen, y compris nucléaire, en intégrant la Russie et la Biélorussie. Il faut porter une conférence européenne de sécurité collective et de paix. Cela implique que les 27, et notamment la France, mènent une politique indépendante des États-Unis et de l’Otan. Ces négociations de paix ne doivent pas servir les intérêts de Vladimir Poutine, en entérinant de fait des gains territoriaux. Paris doit prendre une initiative et c’est le sens de la lettre envoyée par Fabien Roussel au président de la République, en juillet dernier.

La France peut-elle réellement peser sur des négociations entre Kiev et Moscou ?

Vincent Boulet : Aujourd’hui, la diplomatie française défend une logique d’engrenage. Le discours aux ambassadeurs et ambassadrices d’Emmanuel Macron, fin août, s’enferme dans une logique de blocs en évoquant « notre camp occidental », « notre ordre international ». Cette vision est complètement aveugle aux évolutions du monde. La paix passera au contraire par la prise en compte de ce basculement.

Roland Nivet : Toutes les initiatives sont bonnes. Mais que peut-on attendre du gouvernement Macron qui propose une augmentation de 40 % du budget militaire pour « gagner les guerres du futur » ? Un gouvernement qui prévoit 60 milliards d’euros pour les armes nucléaires alors que l’article 6 du traité de non-prolifération nucléaire signé par la France appelle à agir pour leur élimination ?

Une issue diplomatique nécessite un processus de paix multilatérale conduit avec les Nations unies. De notre côté, nous appelons au respect de la charte de l’ONU et de son préambule. L’article 2 prévoit l’interdiction de recourir à la menace ou à l’utilisation de la force contre l’intégrité territoriale d’un État souverain. L’article 33 exhorte à la recherche de solutions par des moyens pacifiques. L’article 51 reconnaît, lui, le droit naturel de légitime défense. Nous attirons l’attention sur la deuxième partie de cet article qui exprime le devoir de la communauté internationale à maintenir ou rétablir la paix. C’est cet aspect qui a été raté depuis 2014. Nous n’avons cessé de demander à la France de prendre des initiatives en ce sens.

  publié le 19 septembre 2023

Au G77 à La Havane, les pays du Sud veulent créer un
nouvel ordre économique mondial

Luis Reygada sur www.humanite.fr

Le Sommet du G77 + Chine s’est achevé par un appel à renforcer la coopération entre les pays en voie de développement et par la volonté de créer un nouvel ordre économique mondial.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a ainsi lancé Lula à la tribune.
© Esteban COLLAZO / Argentinian Presidency / AFP

« Après tout le temps où le Nord a organisé le monde selon ses intérêts, c’est maintenant au Sud de changer les règles du jeu ». Dès l’ouverture du sommet du Groupe des 77 + Chine (G 77+1), le président cubain Miguel Diaz-Canel – dont le pays occupe depuis janvier la présidence tournante du groupe – donnait le ton : les pays du Sud sont plus que jamais décidés à faire entendre sa voix pour bousculer le statut quo dans un système où les règles ont été conçues par et pour les grandes puissances.

À quelques jours de la grand-messe diplomatique annuelle – le débat de l’Assemblée générale, prévue à partir de mardi à New York – et après un sommet du G20 à New Delhi (Inde) déjà marqué par un bras de fer entre pays émergents et un bloc occidental dominé par des États-Unis, le G 77 a confirmé sa volonté d’œuvrer en faveur d’un « nouvel ordre économique international ».

Bien que le sommet avait pour thème « Les objectifs actuels du développement : le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation », Cuba a régulièrement insisté sur la nécessité d‘inclure dans son agenda la promotion d’un ordre international plus juste, ce que n’ont pas manqué de faire nombre des représentants des 116 pays sur 134 1 et 12 organisations et agences des Nations unies (soit plus de 1 300 participants selon le ministère des Affaires étrangères cubain) présents les 15 et 16 septembre derniers à La Havane.

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud »

Parmi les trente et un chefs d’État et de gouvernement présents à la Perle des Antilles, plusieurs dirigeants latino-américains ont fait le déplacement comme le brésilien Luiz Inácio Lula da Silva, qui a refusé qu’« une poignée d’économies riches, rééditant la relation de dépendance entre le centre et la périphérie » décident des orientations à suivre face aux transformations majeures touchant à la révolution digitale et à la transition écologique.

« La gouvernance mondiale reste asymétrique. Les Nations unies, le système de Bretton Woods et l’OMC perdent de leur crédibilité », a-t-il signalé non sans lancer un appel à l’unité du G77 pour parvenir à « la construction d’un nouvel ordre économique international ». De la même façon, le Colombien Gustavo Petro a proposé « négociation universelle pour le changement d’un nouveau système financier mondial » pour réduire la dette des pays du Sud afin de mettre en place une transition vers une économie décarbonée qui cesse d’« intensifier des relations internationales basées sur la domination ».

« Un système qui profite à toute l’humanité » Antonio Guterres

« Le XXIe siècle appartient aux peuples du Sud » a déclaré Nicolás Maduro. Rappelant les efforts historiquement mis en place par le G77 pour atteindre un nouveau « modèle civilisationnel », le président vénézuélien a invité à refuser « les diktats » de la part de « puissances ayant des prétentions coloniales ou de domination ».

Quant à, Miguel Diaz-Canel a condamné une « architecture internationale » qui perpétue les « inégalités » et qui est « hostile au progrès » des pays du Sud, rappelant que ceux-ci sont les principales « victimes » du commerce et de la finance internationale. « Il faut renverser cette situation dans laquelle des siècles de dépendance coloniale et néocoloniale nous ont plongés ; elle est injuste et le Sud ne peut plus la supporter », a indiqué le président hôte du Sommet, au côté de son homologue Argentin, Alberto Fernandez, pointant le rôle néfaste joué un Fonds monétaire international assujetti aux dispositions du gouvernement des États-Unis.

Des revendications soutenues par un secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a rappelé la nécessité de « reformuler les organisations et organismes internationaux » dans « un système qui a failli à ses obligations envers les pays en développement ». Le Portugais à la tête de l’ONU a invité les pays du Sud à « élever la voix pour lutter en faveur d’un monde qui fonctionne pour tous » n’hésitant à appeler le G77 à « utiliser son poids pour défendre un système fondé sur l’égalité, un système disposé à mettre fin à des siècles d’injustice et de négligence, un système qui profite à toute l’humanité ».

Les conclusions du sommet présentées cette semaine à l’assemblée générale de l’ONU

Formellement adoptée samedi par les délégations des 116 pays participants, la déclaration finale du Sommet sur le rôle de la science, de la technologie et de l’innovation n’a pas oublié de consacrer les revendications exprimées lors des sessions, soulignant par exemple l’« urgence de procéder à une réforme globale de l’architecture et de la gouvernance financière internationale » ou critiquant un « système économique injuste pour les pays en développement ». Deux alinéas insistent sur le rejet de l’imposition de mesures coercitives économiques, dont les sanctions unilatérales, « des actions qui constituent de sérieux obstacles au progrès de la science, de la technologie et de l’innovation, et empêchent la pleine réalisation du développement économique et social, notamment dans les pays en développement ».

En tant que président du G77, le président de Cuba doit présenter les résultats du Sommet de La Havane cette semaine à New York, dans le cadre des réunions de haut niveau de la 78e session de l’assemblée générale.

Impulsé en 1964 par 77 pays – dont une grande proportion faisait partie du Mouvement des non-alignés – à l’issue de la première Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, le G 77, dont l’objectif est de promouvoir les intérêts diplomatiques des pays du Sud au sein des organes multilatéraux, compte désormais 134 membres plus la Chine qui y participe en qualité d’« acteur externe ».

« C’est la voix du Sud global, le plus grand groupe de pays sur la scène internationale », déclarait à son propos le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, en juillet dernier. Malgré une activité intense commencée il y a déjà six décennies, une représentativité atteignant près des deux tiers des membres de l’ONU et un poids économique dépassant les 45 % du PIB mondial (face à 30 % pour le G7), le bloc est encore trop souvent ignoré par la majorité de la presse occidentale, bien qu’il incarne aussi 80 % des habitants de notre planète.

  1. Les pays représentés à l’évènement provenaient d’Amérique latine et des Caraïbes (33), d’Afrique (46) d’Europe et d’Asie (34) ↩︎

 

   publié le 13 septembre 2023

Ukraine : des « dérapages »
de plus en plus inquiétants

Par Francis Wurtz, député honoraire du parlement européen  sur www.humanite.fr

Après dix-sept mois d’agression russe et de ripostes ukrainiennes, toutes les limites imaginables de cette guerre sont régulièrement franchies, qu’il s’agisse du nombre ahurissant de victimes ou de la nature, de plus en plus barbare, des armements engagés, de part et d’autre. Or, loin d’avoir ouvert la voie à une issue du conflit, cette hécatombe humaine et cette escalade militaire mettent chaque jour un peu plus, le monde – et en premier lieu l’Europe – à la merci d’un dérapage. Plusieurs faits récents sont venus nous rappeler la réalité de cette menace.

On se souvient du cas de ce missile « de fabrication russe » qui avait frappé un village de l’est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne, provoquant la mort de deux personnes, le 15 novembre dernier. S’il s’était agi d’une provocation russe, la Pologne étant membre de l’Otan, les autres États membres auraient été tenus, en vertu du fameux article 5 du traité de l’Alliance atlantique, de lui porter secours : autrement dit, de s’engager dans une guerre contre l’une des deux principales puissances nucléaires du globe. C’est en pleine connaissance de cet enjeu stratégique capital que Volodymir Zelensky avait d’emblée accusé Moscou d’avoir délibérément commis ce forfait pour « adresser un message au sommet du G20 » (les 20 principales puissances du monde) , alors réuni à Bali. L’enquête avait finalement établi que l’explosion provenait des « systèmes de défense antiaériens ukrainiens », ce que Kiev mit beaucoup de temps à admettre. Nous sommes passés tout près d’une situation critique.

Un incident semblable vient à nouveau de se produire, le 4 septembre en Roumanie, à quelques kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Cette fois, ce sont des débris d’un drone russe qui sont retombés sur le sol d’« un pays allié de l’Otan, bénéficiant (à ce titre) de garanties de sécurité très importantes », comme l’a rappelé le président de ce pays, mais il n’y a pas eu de victime et le caractère accidentel de l’incident a été reconnu. Seconde alerte.

Quant à la stupéfiante révélation du milliardaire américain Elon Musk, elle fait franchement froid dans le dos ! En tant que propriétaire d’une constellation de satellites couvrant une cinquantaine de pays (!), il affirme avoir été, il y a un an, sollicité par le gouvernement ukrainien pour permettre le guidage de drones bourrés d’explosifs afin de « couler la majeure partie de la flotte russe », stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée ! Lui qui avait déployé la couverture Internet de « sa » société SpaceX au profit de l’Ukraine auparavant, a refusé cette fois-là. Un magnat à l’ego dangereusement surdimensionné peut donc seul, selon son humeur, décider de favoriser ou non des opérations militaires, le cas échéant aux conséquences incalculables !

Aucun doute : la responsabilité première de ces situations redoutables incombe au Kremlin. Sans son inexcusable guerre, point de risque de dérapage ! Leur rappel vise, non à relativiser l’ineffaçable faute de Vladimir Poutine, mais à souligner combien la poursuite d’un tel engrenage militaire conduit quasi inévitablement à une perte de maîtrise des conséquences des actes de protagonistes manifestement désemparés. Ce conflit doit s’arrêter ! Non pour entériner les gains territoriaux russes, mais pour ouvrir la voie à un règlement politique global du conflit dans le cadre d’une reconstruction de l’architecture de sécurité du continent européen.

  publié le 11 septembre 2023

Les avantages exorbitants de la domination du dollar

Par Robert Kissous sur https://www.humanite.fr/en-debat/

Le 7 juin 2023, la commission des services financiers de la Chambre des représentants des États-Unis a tenu une audition intitulée « Dominance du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale ». L’inquiétude est manifeste mais les représentants se sont rassurés : il n’y a pas de risque sérieux à court terme estimant, sur la base de leurs données, que 88 % des transactions monétaires sont effectuées en dollars et que les banques centrales mondiales détiennent 59 % de leurs réserves de change en dollars.

À cette occasion ont été rappelés les multiples avantages exorbitants tirés par les États-Unis du rôle du dollar et de sa domination du système financier international. C’est d’abord une réduction du coût des emprunts aux États-Unis (50 à 60 points de base) pour les ménages, les entreprises et les autorités fédérales, étatiques et locales. Cette domination augmente la valeur du dollar, ce qui profite au gouvernement, aux consommateurs et entreprises états-uniens en réduisant le prix des biens importés générant ainsi des économies estimées entre 25 et 45 milliards de dollars par an. Les réserves en dollars à l’étranger constituent ainsi un prêt sans intérêt aux États-Unis, soit une économie de 10 à 20 milliards de dollars par an. Cela réduit les risques de change pour les entreprises états-uniennes. Ainsi la politique monétaire de l’Amérique du Nord a un fort impact sur la situation financière (dette et commerce) des autres pays et particulièrement des pays du Sud.

Mais ce n’est pas tout. La domination du système financier international par les États-Unis et l’importance du dollar ont des conséquences politiques considérables renforcées par les règles d’extraterritorialité. Ils ne se privent pas d’en abuser pour maintenir leur hégémonie. Des sanctions ont touché des pays représentant plus d’un tiers de la population mondiale représentant 29 % du PIB mondial. En 2000, seuls quatre pays étaient directement visés. En 2023, plus de 20 le sont.

Sans compter les menaces et pressions ou les sanctions secondaires s’appliquant à ceux qui outrepassent les boycotts décidés par l’impérialisme hégémonique états-unien.

Bien évidemment, lors de cette audition, la Chine a été ciblée pour oser vouloir utiliser le yuan dans ses échanges commerciaux et pour contracter des accords d’échanges de devises. D’autant que la Chine réduit ses actifs en dollars, notamment les bons du Trésor descendus à leur plus bas niveau depuis 2010 (réduction de 174 milliards de dollars en 2022), alors que son stock d’or croît régulièrement.

Mais les sanctions, décidées unilatéralement par les États-Unis, ne font que susciter la méfiance et l’opposition des nombreux pays, hors du bloc occidental, émergents ou en développement. Ils peuvent un jour ou l’autre en être victimes. Raison pour laquelle la majorité des pays ne boycottent pas la Russie.

Ainsi l’utilisation du dollar en tant qu’instrument de politique étrangère pour peser contre la souveraineté d’un pays ajoutée aux privilèges exorbitants du dollar conduit nombre de pays à accroître leurs échanges ou prêts en devises nationales. La dédollarisation et le développement d’un système de paiement international qui ne soient pas sous la coupe des États-Unis sont des recommandations importantes du dernier sommet des Brics, un événement majeur de la situation internationale.

Mais, alors que les pays émergents et en développement représentent près de 85 % de la population mondiale, on peut s’étonner que ces questions soient si peu prises en compte dans les programmes politiques des partis de gauche des pays avancés et notamment en France.

 

  publié le 9 juillet 2023

Mort de Nahel : un comité de l’ONU exige une enquête « approfondie et impartiale »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Suite à la mort de Nahel, une instance de l’ONU a publié une déclaration qui estime que la France doit lutter contre les discriminations raciales aux causes « structurelles et systémiques » dans la police. Par sa réponse, le Ministère des Affaires étrangères se retranche dans le déni.

Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale (Cerd) a rendu vendredi une déclaration sévère contre la France, suite au décès de Nahel M., 17 ans, tué d’un tir policier suite à un refus d’obtempérer, à Nanterre, le 27 juin dernier. Le Cerd, composé de dix-huit experts indépendants (juristes, politistes, diplomates, etc.) « demande instamment » une enquête « approfondie et impartiale » et que les auteurs présumés, « s’ils sont reconnus coupables », soient sanctionnés « à la mesure de la gravité du crime ».

Si elle regrette également « le pillage et la destruction de biens privés et publics », l’instance chargée de veiller au respect de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale se livre à un véritable réquisitoire concernant la politique de Paris en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières. Elle déplore ainsi « les informations faisant état d’arrestations et de détentions massives de manifestants » et invite à respecter « le principe de proportionnalité et de non-discrimination lors de la lutte contre les protestations et les manifestations de masse ».

Pour le Quai d’Orsay, la déclaration du Cerd est « excessive »

Le Cerd recommande en outre aux autorités « de s’attaquer en priorité aux causes structurelles et systémiques de la discrimination raciale », notamment au sein de la police. Elle relève la pratique d’un « profilage racial dans les opérations de police, les contrôles d’identité discriminatoires », touchant particulièrement les personnes d’origine africaine et arabe et demande que les autorités françaises adoptent une législation prohibant ces pratiques.

Le Quai d’Orsay, qui publie régulièrement des communiqués sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans d’autres pays, n’a pas goûté de se voir rattrapé par la patrouille. Le Ministère des affaires étrangères a répondu par un communiqué « contester » les propos de la déclaration du comité onusien « qu’elle juge excessifs ». Quand bien même Cerd, dont ce n’est pas la mission, a bien pris soin de déplorer les atteintes aux biens publics et privés, le Ministère fait diversion en disant déplorer « l’oubli des violences injustifiables commises ces derniers jours contre les forces de l’ordre, les élus, les services publics, les commissariats, des écoles, des centres sociaux et de soins ». Pour Paris, « toute accusation de racisme ou de discrimination systémique par les forces de l’ordre en France est infondée ».

Le Quai d’Orsay rappelle que le « profilage ethnique » est interdit en France et que des mesures ont été prises en vue de lutter contre les « dérives de contrôles dits au faciès ». Il vante également un niveau de contrôle interne et externe des forces de sécurité «  tels que peu de pays en connaissent ». La politique menée par les dirigeants du pays des droits de l’homme reste « circulez, il n’y a rien à voir ».

 

  publié le 5 juillet 2023

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Julien Chevalier sur https://lvsl.fr

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.


 

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! -des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Yanis Varoufakis –L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

 

Yanis Varoufakis –Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. Yanis Varoufakis –

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Yanis Varoufakis –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Yanis Varoufakis –Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Yanis Varoufakis –Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.

  publié le 4 juillet 2023

Cisjordanie : à Jénine, la punition collective contre la résistance

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne, qualifiant la grande ville du nord de la Palestine et son camp de réfugiés de « nid à frelons », a démarré une opération militaire terrestre et aérienne faisant 8 morts. Ces tentatives pour éradiquer le combat contre l’occupation ne réussiront pas, prédit le directeur du Théâtre de la Liberté de Jénine, Mustafa Sheta.

La ville et le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, ont été une nouvelle fois la cible de l’occupant israélien. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’armée a frappé la localité avec des drones dans ce qui s’avère l’une des plus grandes incursions en Cisjordanie en vingt ans. Le bilan est là, lourd.

Neuf personnes ont été tuées et au moins cent blessées, dont vingt dans un état grave, alors que les affrontements se poursuivaient lundi. Un porte-parole de l’armée a déclaré que l’offensive durerait aussi longtemps que nécessaire. « Une opération ne se termine pas en un jour », a déclaré à la radio de l’armée Israël Katz, membre du cabinet de sécurité et ministre de l’Énergie.

Selon le témoignage d’habitants que nous avons pu recueillir par téléphone, les drones étaient clairement audibles au-dessus et les bruits de tirs et d’explosifs résonnaient dans toute la ville. Au cours de la matinée, au minimum six drones ont été déployés autour de Jénine et du camp adjacent, une zone densément peuplée abritant environ 14 000 réfugiés dans moins d’un demi-kilomètre carré.

« C'est une vraie guerre. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp »

« Ce qui se passe dans le camp de réfugiés est une vraie guerre, a expliqué à Reuters Khaled Alahmad, chauffeur d’ambulance palestinien. Il y a eu des frappes venant du ciel et ciblant le camp. Les cinq à sept ambulances que nous conduisions revenaient à chaque fois pleines de blessés. »

Durant l’opération, les bulldozers blindés israéliens ont labouré les routes du camp, interrompant l’approvisionnement en eau de la ville. À tel point que la municipalité a lancé un message aux habitants via les ondes d’une radio locale : « Nous appelons tous les habitants de Jénine et de son camp à rationaliser la consommation d’eau et à conserver les quantités disponibles, en raison de la destruction massive et délibérement brutale par les forces d’occupation sur les principales lignes du réseau d’approvisionnement et qui a empêché les équipes de travailler. Nous vous demandons également de préserver ce que vous avez de fournitures ménagères en raison du siège mené par les forces d’occupation contre la ville et son camp. »

L’armée israélienne a déclaré que ses forces ont frappé un bâtiment qui servait de centre de commandement pour les combattants des brigades de Jénine. Une opération qu’elle a décrite comme un vaste effort de contre-terrorisme visant à détruire les infrastructures et à empêcher les militants d’utiliser le camp de réfugiés comme base. En réalité, il s’agit bien d’une opération contre la résistance palestinienne dans laquelle on retrouve toutes les composantes politiques. Ces brigades ont d’ailleurs riposté contre les soldats israéliens et même abattu un drone.

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée se multiplient en Cisjordanie alors que les colons organisant des pogroms et des descentes armées dans les villages

Comme chaque fois, le Théâtre de la Liberté de Jénine a été la cible de l’armée d’occupation, raconte à l’Humanité son directeur, Mustafa Sheta : « Ils visaient un groupe de familles du camp, qui avaient décidé de s’abriter dans le théâtre à cause des tirs et des bombardements. Le message est clair : ils veulent punir l’incubateur populaire de la résistance à Jénine et dire à la société israélienne qu’elle peut compter sur l’armée et ses capacités de dissuasion. »

Le vice-gouverneur de Jénine, Kamal Abu Al Rub, contacté par téléphone, a dénoncé l’armée israélienne qui « cible non seulement les gens, mais aussi l’infrastructure du camp. Il s’agit d’une punition collective pour tous les résidents de Jénine, et en particulier les réfugiés. Ce sont les Israéliens qui pillent nos régions et nos foyers. Et nous avons le droit de défendre notre dignité et notre honneur parce que nous sommes les propriétaires légitimes de ces terres. »

Depuis plus d’un an, les raids de l’armée dans des villes telles que Jénine se déroulent régulièrement en Cisjordanie alors que les colons multiplient les pogroms, organisant des descentes armées dans les villages. Ailleurs, comme au sud de Hébron, les écoles palestiniennes reçoivent des ordres de démolition pour permettre l’extension des colonies. Pour Ofer Cassif, député communiste israélien, « ceux qui envahissent les villes occupées et les camps de réfugiés en Cisjordanie sont les criminels et les terroristes ! Ceux qui luttent contre les envahisseurs pour la libération sont des combattants de la liberté ».

« Les tentatives de l’occupation pour éradiquer la résistance à Jénine ne réussiront pas. Leurs prédécesseurs ont échoué en 2002, souligne Mustafa Sheta . Ces actions ne serviront qu’à créer une nouvelle génération qui reprendra le flambeau de la résistance transmise par ceux qui l’ont précédée, comme nous le faisons aujourd’hui et comme nos enfants le feront à l’avenir. C’est une quête incessante, motivée par l’aspiration à reconquérir notre terre et à restaurer la dignité de chaque être humain. »


 


 

Cisjordanie : à Masafer Yatta, une petite école face à la violence de la colonisation israélienne

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Dans cette zone semi-désertique du sud d’Hébron, l’établissement d’Um Qussa est sous le coup d’un ordre de destruction imminente. La population en appelle à la communauté internationale

Masafer Yatta (sud d’Hébron, Cisjordanie occupée), envoyée spéciale.

À l’ombre du préau de la petite école de Khirbet Um Qussa, juchée sur l’une des crêtes pelées des collines de Masafer Yatta, la chaleur accablante devient soudain plus supportable. À perte de vue, le paysage ici se décline entre terres et rocailles.

Antichambre du Néguev, c’est dans cette zone semi-désertique du sud de la Cisjordanie que vivent et que résistent à l’occupation israélienne 2 500 Palestiniens, agriculteurs et éleveurs, jadis nomades, désormais sédentarisés dans une douzaine de villages alentour.

« Avant, les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres, beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans. »

L’école est flambant neuve, sortie de terre en 2020, puis agrandie en 2021 et 2022, financée notamment par des ONG. Elle assure l’instruction d’une soixantaine d’élèves,  »qui n’ont pas d’autre endroit pour apprendre« , explique Youssef, directeur et professeur d’Um Qussa.

»Avant sa construction, poursuit-il , les enfants devaient se rendre, à pied ou à dos d’âne, à 8 kilomètres de là, dans une autre école de la région, et beaucoup abandonnaient vers 5 ou 6 ans.«  Alors, pour édifier le petit établissement, tous les propriétaires du coin ont donné une partie de leurs terres.

Et parce que l’hôpital le plus proche est à Hébron, à 35 kilomètres au nord, un dispensaire y a été accolé, pour répondre aux besoins de santé de ces populations isolées.

Pourtant, c’est le spectre des bulldozers de l’armée israélienne qui plane sur le destin d’Um Qussa, depuis qu’en ce dimanche 18 juin l’école a reçu un ordre de démolition imminente, le troisième depuis 2020, émis par l’administration civile de la Cour martiale israélienne.

Motif : la région de Masafer Yatta a tout entière été décrétée  »zone de tir 918«  par Israël en 1981. Exécutoire sous un mois, cette décision sert avant tout de prétexte à la récupération des terres palestiniennes. Si l’ordre est appliqué, Um Qussa deviendra le troisième établissement scolaire détruit par l’armée d’occupation en moins d’un an, quelques mois à peine après l’école d’As-Sfai, déjà à Masafer Yatta, démolie froidement en octobre.

« Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte et de récupérer notre terre. »

Sami est né dans cette région aride de la Palestine occupée, il y a tout juste vingt-cinq ans. Membre du comité de résistance populaire, il raconte la violence des raids de colons, la pression constante de l’armée israélienne, les intimidations et les humiliations quotidiennes :  »Depuis quarante ans, nos montagnes sont visées par les colons. Leur but est de nous rayer de la carte, de récupérer notre terre« , explique le jeune homme.

Et pour y parvenir, Israël construit des routes, interdites à la circulation pour les Palestiniens. Au début des années 1980, la route 317, qui serpente entre les collines de Masafer Yatta, a ainsi permis à l’occupant de créer des ponts entre ses colonies en isolant les villages palestiniens.

Depuis, dénonce Sami, cette route fait office pour Israël de deuxième frontière, doublant celle de 1948 à l’intérieur des terres palestiniennes. Artifice inique qui a justifié, il y a un an, l’établissement d’un ordre d’expulsion émis contre 8 des 12 communautés de Masafer Yatta. 1 300 Palestiniens, depuis, vivent dans l’angoisse d’un déplacement forcé. Dans la région, les démolitions, visant des habitations et les infrastructures publiques, se multiplient et s’accélèrent.

»Chaque matin, les enfants me demandent si l’école va être détruite« , déplore Youssef. Le directeur d’Um Qussa marque une courte pause. Puis reprend :  »Si cet ordre est exécuté, c’est une tragédie. Qu’ont-ils fait, ces gamins, pour mériter que leurs droits soient à ce point niés ? Quelle est leur faute ? Ils vont être condamnés à l’analphabétisme.«  L’homme, alors, pointe le doigt vers l’horizon.  »Là, à 5 kilomètres d’ici, il y a une colonie israélienne, dans laquelle se trouvent une école et même… une piscine.« 

Au-delà du seul sort de la petite école, c’est la machine infernale de la colonisation que les comités de résistance populaire locaux et les organisations de solidarité internationales mettent au centre de leur viseur.  »Aujourd’hui, en Palestine, le bruit de la craie sur le tableau noir risque d’être remplacé par le claquement des balles de l’occupation« , dénonce l’Association de jumelage entre les villes françaises et les camps de réfugiés palestiniens. La communauté internationale et les réseaux humanitaires doivent assumer leurs responsabilités, intime enfin Youssef l’instituteur, et agir auprès du gouvernement israélien. » Sans quoi le rouleau compresseur de l’occupation atteindra d’autres régions, d’autres villages, d’autres écoles aussi.

<  publié le 28 juin 2023

Dernière chance pour sauver Assange et sauvegarder la liberté de la presse

sur www.humanite.fr

Un dernier appel a été déposé, en juin, auprès de la Haute Cour britannique par Julian Assange contre son extradition vers les États-Unis. Un concert de soutien au journaliste australien et fondateur de WikiLeaks aura lieu, le lundi 3 juillet, à la Maroquinerie. La présidente de la Fédération internationale des journalistes, Dominique Pradalié, condamne l'acharnement et le coup porté à la liberté de la presse.

Dominique Pradalié, Présidente de la Fédération internationale des journalistes

Au cours des dix dernières années, la « chasse » à Julian Assange m’a consumée d’anxiété - à la fois pour le fondateur de WikiLeaks lui-même et pour tous les autres journalistes qui souffriraient de sa condamnation. Son appel contre l’extradition ayant été rejeté, les voies juridiques qui s’offrent à lui pour s’opposer à l’extradition sont de plus en plus réduites.

Il y a peut-être un espoir à la Cour européenne des droits de l’Homme, mais ce n’est jamais garanti compte tenu des délais. Une résolution du Conseil de l’Europe pourrait encore permettre l’abandon des poursuites, mais il faudra du courage aux États membres.

Il est tout aussi probable que la prochaine audience de Westminster soit peu médiatisée et, nous apprendrons, quelques instants plus tard, qu’Assange a été embarqué dans un avion à destination des États-Unis. Selon toute vraisemblance, il sera alors condamné à la prison à vie.

Ainsi, alors que ce grotesque jeu du chat et de la souris a visiblement atteint un moment décisif, je me vois contrainte de lancer un appel à l’aide. Si vous pensez avoir le droit d’être informé des décisions prises en votre nom, faites entendre votre voix maintenant !

L’emprisonnement d’Assange aux États-Unis aurait pour effet d’étouffer la presse sous toutes les latitudes et à tous les points cardinaux. Sa persécution a déjà rendu nerveux les journalistes qui utilisent des documents classifiés pour documenter leurs reportages. Si la porte de sa cellule se refermait pour 175 ans, quel journaliste oserait contrarier le gouvernement américain, quelles que soient les preuves de malversations qui lui tomberaient sous la main ?

Il s’agit d’une affaire pleine de complications trompeuses, de récits contradictoires et de préjugés qui se font passer pour du bon sens. Les opinions sont faussées par les prises de position sur la guerre en Irak, les inquiétudes concernant la conduite contestée d’Assange en Suède et la méconnaissance de la neurodiversité.

Dans un tel contexte de conjectures, il est essentiel de s’en tenir aux faits concrets.

Au premier rang de ces faits figurent les diverses raisons pour lesquelles les États-Unis cherchent à poursuivre M. Assange. Toutes sont liées à la publication des « carnets de guerre » de l’Irak et de l’Afghanistan, vastes décharges d’informations contenant des détails opérationnels généralement de qualité médiocre sur ces conflits. Les accusations qui en découlent se fondent sur la loi sur l’Espionnage (Espionnage Act), dont le libellé est vague (ironiquement, il s’agit de la même loi en vertu de laquelle Donald Trump est actuellement poursuivi).

Le dossier contre Assange se résume à ceci. Il a recherché une source confidentielle qui détenait des preuves significatives de ce qu’il considérait comme des actes criminels commis par l’armée américaine, notamment le fait d’avoir abattu des civils et des journalistes depuis un hélicoptère de combat en Irak. M. Assange aurait aidé cette personne à retirer discrètement ces documents et à les transmettre, par l’intermédiaire de WikiLeaks, à des éditeurs qui révéleraient au monde entier des actes criminels graves.

Pour moi, il est évident qu’il s’agit là d’actions couramment entreprises par les journalistes d’investigation. Une grande partie du journalisme de référence s’est appuyée sur ce processus : la thalidomide, les dépenses des députés, les Panama Papers, et bien d’autres choses encore. La société compte sur les journalistes à l’origine de ces reportages pour mettre en lumière la corruption et les actes répréhensibles, et ce seraient pourtant eux qui ressentiraient le plus l’impact des poursuites engagées contre Assange.

Si un journaliste australien, qui a publié en Europe, devait être poursuivi par un tribunal américain selon une loi interne de ce pays, qui dans ce monde oserait mécontenter l’administration américaine ?

En observant ce processus depuis la France, je suis frappée par le changement constant d’opinion à l’égard d’Assange. Il a bénéficié d’une brève période de notoriété, lorsque les principaux organes de presse du monde entier faisaient la queue pour utiliser ses informations.

Il a été « l’homme de l’année » pour Le Monde en 2011.

Mais après la publication en 2010 des carnets de guerre inédits - par une tierce partie échappant au contrôle d’Assange, soit dit en passant - il a connu un revirement complet. Ses anciens partenaires médiatiques l’ont abandonné, la Suède a cherché à le poursuivre et, en 2012, il s’est terré dans l’ambassade d’Équateur de Londres.

Son destin a chuté une fois de plus lorsque ses hôtes équatoriens l’ont abandonné en 2019 et qu’il a été emmené à la prison de Belmarsh, où il croupit toujours. Toutefois, depuis cette date et la publication des accusations portées par les États-Unis, le soutien est progressivement revenu. Ses anciens partenaires de presse ont revu leur position. La plupart d’entre eux ont publié des éditoriaux appelant à sa libération.

Lorsque j’ai discuté avec des personnes dans les rues de Londres le 8 octobre 2022 à l’occasion de la grande mobilisation pour sa libération, j’ai eu du mal à trouver quelqu’un ayant une opinion défavorable d’Assange.

Une série de preuves troublantes de la campagne menée contre l’Australien ont toutefois été mises au jour. Ses réunions avec ses avocats ont été placées sur écoute, des échantillons d’ADN ont été volés dans des couches de bébé et des plans ont été élaborés pour un « coup » des services secrets dans les rues de Kensington.

Les autorités australiennes, gouvernement et opposition, renforcées par une opinion publique, extrêmement favorable à Julian Assange, demandent la libération du journaliste.

Et pourtant, le gouvernement britannique reste les bras croisés, larbin consentant du ministère de la Justice américain apparemment inflexible.

Cette affaire me rappelle de plus en plus une célèbre injustice française, celle d’Alfred Dreyfus. Il s’agissait d’un officier de l’armée française condamné à tort pour un complot antisémite et emprisonné entre 1894 et 1906. Aujourd’hui, personne ne doute que Dreyfus a été effroyablement lésé par un establishment réactionnaire. Au tournant du dix-neuvième siècle, cependant, il n’y avait pas de sujet plus conflictuel en Europe. Des dizaines d’institutions françaises se sont divisées en de nouvelles organisations, partagées entre les dreyfusards et leurs opposants.

Comme beaucoup d’autres victimes d’injustices, je suis certain qu’un jour viendra où la persécution d’Assange semblera tout aussi absurde que l’affaire Dreyfus - ou Mandela, ou les Six de Birmingham.

Mais cela ne doit pas arriver - et j’espère que ce ne sera pas le cas. Sans une clameur des opinions publiques qui ramène le gouvernement britannique à la raison, nous risquons de passer les prochaines décennies à nous demander pourquoi nous n’avons pas parlé ? Si nous n’élevons pas nos voix pour résister partout où nous le pouvons, une injustice monstrueuse à l’égard d’un individu se dessine, ainsi qu’un coup sévère porté à la liberté de la presse.

Au nom des quelques 600 000 journalistes du monde entier que j’ai l’honneur de représenter, je vous demande de ne pas laisser cela se produire.

  publié le 27 juin 2023

Cisjordanie : plus de 85 attaques de colons enregistrées en une semaine

sur https://www.france-palestine.org/

Les responsables du renseignement israéliens préviennent que la poursuite des violences contre les villages palestiniens, dans les territoires occupés, pourrait rendre la situation incontrôlable.

La semaine dernière, les colons israéliens ont commis plus de 85 attaques contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée. Les services de sécurité israéliens alertent sur le fait que cette violence pourrait conduire à l’anarchie.

Le journal Walla News a cité un représentant de la sécurité israélienne ce lundi, qui déclarait que le « crime nationaliste » perpétré par les colons les rapproche d’une situation « hors de contrôle ».

« Sur le terrain, il y a une impression de perte de contrôle », a déclaré à Walla News un responsable de l’armée.

Depuis mardi dernier, les colons israéliens se déchainent dans les villages palestiniens des abords de Ramallah et Naplouse.

Au moins un Palestinien a été tué au cours d’une attaque et une dizaine de personnes ont été blessées. Dans la majorité des cas, ces agressions consistaient en des incendies criminels contre des exploitations agricoles, des maisons et des voitures.

Des soldats israéliens ont été vus, soit en train de protéger des colons pendant les violences, soit en train de participer aux attaques.

Les agressions se sont encore intensifiées après que deux Palestiniens ont abattu quatre colons israéliens mardi.

Selon Walla News, 85 attaques ont été enregistrées depuis, dont 25 au cours du week-end.

Le chef du Shin Bet, l’agence israélienne de renseignement intérieur, et le chef d’état-major de l’armée, Herzi Halevi, ont décidé d’envoyer en renfort deux bataillons d’infanterie, une patrouille d’unités spéciales et un contingent de police militaire en Cisjordanie occupée.

« La police ne maîtrise pas vraiment la région et l’armée ne parvient pas à en prendre le contrôle », a déclaré une source de sécurité à Walla News.

Malgré une présence militaire suffisamment fournie en Cisjordanie, selon ce journal, la décision de renforcer les effectifs par des bataillons supplémentaires a été prise après qu’une analyse a conclu que la situation pouvait basculer vers une guerre.

« Habituellement, les crimes nationalistes [israéliens] durent un jour ou deux, mais pas plus », ont déclaré les responsables de l’armée. « Lorsque vous mettez le feu à une maison palestinienne où se trouve une femme âgée avec des enfants, vous augmentez les chances qu’un jeune homme de 20 ans sorte et commette une attaque. »

Terrorisme nationaliste

Les responsables américains et européens ont fait pression sur Israël pour qu’il mette au pas les colons, dont certains dirigeants siègent en tant que ministres au sein du gouvernement dirigé par Benjamin Netanyahu.

« On a pas le souvenir d’une période analogue, de condamnations unanimes, aussi bien dans la sphère privée que publique », a déclaré à Walla News un représentant.

« Cela embarrasse l’armée israélienne, le ministère de la défense et le gouvernement israélien. D’un instant à l’autre, on ne peut pas savoir ce qui va se passer, ça rend la situation dangereuse », a ajouté le responsable.

« La violence a atteint des endroits qui n’avaient jamais été touchés jusqu’à maintenant, comme Jéricho et Ephraïm [la colonie]. Des zones où il n’y a jamais eu d’incidents violents ».

Dimanche, des bandes de colons ont brûlé des récoltes dans la ville palestinienne de Turmusaya, au nord de Ramallah, quelques jours seulement après que le village ait été mis à feu et à sang. Au moins 30 maisons et 70 voitures ont été incendiées.

Samedi, des dizaines de colons ont déferlé sur plusieurs villages de Cisjordanie, attaquant des maisons palestiniennes dans des scènes qui ont été décrites comme un « pogrom » organisé.

Les chefs de la police, de l’armée et du Shin Bet ont publié samedi une déclaration dénonçant les attaques comme étant de la « terreur nationaliste ».

article paru dans « Middle East Eye », Ttaduit par : AFPS

  publié le 24 juin 2023

Traité UE-Mercosur :
pourquoi
le discours de Lula
change la donne

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Le président brésilien, en visite à Paris, a expliqué qu’il n’était « pas possible » en l’état de ratifier le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les quatre pays d’Amérique du Sud, tout en affirmant que « d’ici la fin de l’année, une décision sera prise ».

C’est une bonne nouvelle pour les opposants au traité de libéralisation du commerce entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Le retour de Lula au pouvoir au Brésil, en début d’année, avait relancé les négociations pour aboutir à une ratification – la Commission européenne espérait qu’il soit finalisé en 2023. Mais, dans la dernière ligne droite, le président brésilien, qui y est pourtant favorable, a posé des conditions substantielles, susceptibles de retarder une éventuelle signature.

Le président brésilien, qui fait feu de tout bois pour remettre son pays sur la scène diplomatique après la parenthèse de la présidence de Jair Bolsonaro, s’est exprimé à ce sujet le 23 juin à Paris, au sommet pour un nouveau pacte financier. « Les traités commerciaux doivent être plus justes. J’ai très hâte de conclure un accord avec l’Union européenne. Mais ce n’est pas possible. La lettre additionnelle rédigée par l’UE ne le permet pas. […] Il est inacceptable que, dans une relation stratégique, une lettre additionnelle menace un partenaire stratégique », a-t-il déclaré.

Le poids lourd de la politique sud-américaine, âgé de 77 ans, faisait référence à un texte ajouté par la Commission européenne, portant principalement sur le climat, la biodiversité et la déforestation. Les pays du Mercosur ont annoncé travailler à une contre-proposition.

Mais, dans la presse brésilienne, Lula – qui a promis une « déforestation zéro » en Amazonie d’ici 2030, alors que sa politique environnementale est déjà mise à rude épreuve – a aussi posé des conditions importantes à une ratification, qui reviennent sur ce que le gouvernement Bolsonaro avait consenti en 2019 en faveur de la participation des entreprises européennes aux marchés publics brésiliens.

Lula revient sur l’héritage de Bolsonaro

Au nom de la réindustrialisation, il s’agit notamment de réserver un accès spécial et privilégié aux PME et aux entreprises innovantes brésiliennes, et d’exclure complètement la possibilité offerte aux entreprises européennes de concourir sur les marchés publics du système de santé unique brésilien.

Le sujet a été abordé lors d’une rencontre avec Emmanuel Macron le 23 juin : « Il y a un début de contrariété de la France avec l’accord, on en a parlé, a expliqué Lula lors d’une conférence de presse improvisée à l’Hôtel Intercontinental, à Paris (IXe arrondissement). Nous connaissons nos priorités respectives. Il doit défendre ses intérêts, nous aussi. [...] D’ici la fin de l’année, une décision sera prise. »

Pour rappel, le traité UE-Mercosur, qui avait fait l’objet d’un premier « accord de principe » à Bruxelles en 2019, avait été bloqué en raison de la présidence de Jair Bolsonaro, trop sulfureuse. Depuis le début d’année, le retour aux affaires de Lula, favorable au traité, a changé la donne. D’autant qu’en Argentine, la droite antipéroniste, pro-libre-échange, est donnée gagnante aux élections générales d’octobre. Le sommet UE-Amérique latine à Bruxelles, les 17 et 18 juillet, pourrait être l’occasion d’une annonce.

En posant ainsi des conditions de taille à la ratification, Lula fait espérer un échec des négociations à de très nombreuses organisations de la société civile française et brésilienne, dont le collectif Stop Ceta-Mercosur. « [Cet accord] accentuera la spécialisation primaire de l’économie des pays du Mercosur au détriment de la diversification économique. Les secteurs industriels brésiliens, l’agriculture familiale et paysanne, les petites et moyennes entreprises des pays du Mercosur – notamment en raison de l’ouverture des marchés publics – et les classes sociales moyennes et défavorisées des pays du Mercosur n’ont rien à gagner d’un tel accord si déséquilibré [...] », alertent-elles dans une tribune.

Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, il est convaincu d’une chose : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle.

Selon Maxime Combes, économiste spécialiste des politiques commerciales internationales, ces conditions posées par Lula « changent la donne » : « Ces mêmes sujets liés aux marchés publics ont déjà fait dérailler des négociations sur cet accord quand Lula était président, dans les années 2000, explique-t-il à Mediapart. Lula vient du syndicalisme, du monde ouvrier, des acteurs industriels, il est convaincu d’une chose, même s’il en a rabattu sur ses positions idéologiques de base pour être élu face à Bolsonaro : les pouvoirs publics ne doivent pas se dessaisir des outils permettant de piloter une politique industrielle. Or, un des principaux outils, pour le Brésil, ce sont les marchés publics. Il s’oppose frontalement à ce que Bolsonaro avait accepté en 2019. »

Lula n’est cependant pas formellement opposé à l’accord. Il défend même le libre-échange face au protectionnisme – manière aussi de donner des gages à la droite bolsonariste, une réalité électorale avec laquelle il doit composer : « Si nous pouvons parler avec nos amis de gauche pour qu’il y ait un accord, nous allons le faire. Il faut convaincre. Ce n’est pas le protectionnisme qui va nous aider », a-t-il déclaré en conférence de presse. « Les pays riches sont revenus au protectionnisme, et on voit la pauvreté grandir sur tous les continents », lançait-il aussi dans son discours le 23 juin.

Une divergence avec LFI

Avant de rencontrer Emmanuel Macron, Lula s’était entretenu avec Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot, dirigeant·es de La France insoumise (LFI). En dépit de sa relation amicale avec Lula, Jean-Luc Mélenchon, qui lui avait rendu visite en 2019 lorsqu’il était en prison, diverge donc de sa position à ce sujet. LFI avait d’ailleurs voté contre une résolution sur l’accord UE-Mercosur à l’Assemblée nationale qui, quoique critique, était jugée insuffisante, et était même accusée de préparer le terrain à un feu vert français. 

Sur Twitter, Jean-Luc Mélenchon a brièvement rapporté cette rencontre, qualifiant le Mercosur de traité « néfaste pour l’industrie brésilienne », « inégal et brutalisant ». « Il faut avoir en tête que, même si Lula comprend les limites du libre échange, l’économie brésilienne est basée sur ça : c’est une économie basée sur l’extraversion, l’exportation des matières premières et des produits agricoles. Il est convaincu qu’il faut en changer. Il fixe donc des conditions telles à l’accord, pour protéger l’industrie brésilienne, qu’il a plus que du plomb dans l’aile », estime le député LFI Arnaud Le Gall, membre de la commission des affaires étrangères.

Toutefois, Lula est clairement sur une position de renégociation du traité, qu’il espère conclure, alors que LFI juge qu’« un accord de libre-échange vertueux, ça n’existe pas », comme l’expliquait Aurélie Trouvé à Mediapart. « Il y a des points de désaccord avec Lula sur le Mercosur, convient l’historienne spécialiste du Brésil Silvia Capanema, membre de LFI. A priori, le texte qui serait celui de l’UE est un accord de libre-échange traditionnel, dont les résultats peuvent être catastrophiques, alors que nous défendons le mouvement des travailleurs sans terre. A priori, le point de départ n’est pas le même pour nous. »

Pragmatique, Lula est cependant mis face à la nécessité de faire réexister le Brésil sur la scène géopolitique, après l’éclipse bolsonariste qui a beaucoup isolé le pays. « Il a besoin de replacer le Brésil au cœur de la géopolitique mondiale, et de pouvoir négocier avec les uns et les autres pour se créer une autonomie au niveau sud-américain », analyse Maxime Combes. D’où son besoin d’un accord avec l’UE.

publié le 23 juin 2023

Nouveau pacte financier :
la fausse promesse
d’une finance au service
du développement

Benjamin König, Marion d'Allard et Bruno Odent sur www.humanite.fr

Le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial s’ouvre, ce jeudi, à Paris. Si les attentes des pays du Sud sont très fortes, leurs espoirs risquent d’être vite douchés.

Emmanuel Macron pouvait-il choisir meilleur symbole que ce Palais Brongniart, construit selon la volonté de Napoléon Ier pour accueillir la Bourse, afin d’accueillir ce sommet « pour un nouveau pacte financier mondial » ?

Ces 22 et 23 juin, le chef de l’État tente de recoller les morceaux avec les pays du Sud global, chaque jour davantage déçus des promesses non tenues alors qu’ils se retrouvent en première ligne face à la pauvreté et aux conséquences d’un changement climatique dont ils ne sont pas responsables.

Un sommet annoncé et organisé par Emmanuel Macron et Mia Mottley, première ministre de la Barbade devenue figure incontournable des discussions climatiques et financières mondiales, parfois citée pour être la prochaine secrétaire générale de l’ONU. L’actuel, Antonio Guterres, est arrivé à Paris, en compagnie des dirigeants de 40 organisations internationales et 120 ONG.

Et surtout une centaine de chefs d’État et de gouvernement venus d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Afrique, notamment Lula (Brésil), Cyril Ramaphosa (Afrique du Sud) ou Macky Sall (Sénégal).

À l’origine, l’ambition environnementale

Du beau monde donc, mais pour quel objectif ? Comme à son habitude, Emmanuel Macron se veut emphatique : « Nous frapperons fort » avec « un nouveau consensus » à propos de « la lutte contre la pauvreté, la décarbonation de notre économie et la protection de la biodiversité », en réformant « nos infrastructures comme la Banque mondiale, le FMI, les fonds publics-privés ».

Initialement, ce sommet était une promesse du chef de l’État et de Mia Mottley, à la suite de la COP27 en Égypte, en novembre dernier, pour « travailler avec nos partenaires sur un nouveau pacte financier avant la prochaine COP », prévue à partir du 30 novembre à Dubaï. Mia Mottley, sur ces points, est à l’avant-garde du combat : « Les États les plus vulnérables ont souvent pris leur indépendance après la création de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, dont le fonctionnement est anachronique, hérité de l’ordre colonial », déclarait-elle à la tribune de l’ONU, en septembre 2022.

Une tribune à laquelle le premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, avait également déclaré après que son pays avait été touché par des inondations dramatiques : « Les Pakistanais n’ont pas créé cette crise dont ils sont les victimes. »

Les promesses en l’air des principaux pollueurs ont lassé peuples et dirigeants des pays pauvres. Qui se détournent de plus en plus des pays du Nord, lesquels s’étonnent – entre autres – de les voir s’abstenir lors des votes sur la guerre en Ukraine. « Ce n’est pas que le narratif russe soit attractif, c’est que le narratif occidental refuse de reconnaître les abus et les disparités dans la façon de traiter les États issus de leurs anciennes colonies », avait martelé Mia Mottley. Pour Emmanuel Macron, une énième rodomontade ne suffira pas.

Un sommet pour réconcilier le Nord et le « Sud global » ?

L’ordre du jour du sommet de Paris a évolué en cherchant à y intégrer tout l’enjeu de l’évolution des rapports Nord – Sud. Les institutions financières internationales, comme le FMI ou la Banque mondiale, telles qu’elles ont été définies après-guerre par les accords de Bretton Woods, s’avèrent aujourd’hui incapables de répondre aux besoins criants de la plus grande partie de l’humanité.

L’entrée en dissidence des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) est l’une des dimensions de cette nouvelle donne mondiale. Ces pays veulent se libérer d’une hégémonie du dollar aux conséquences insupportables qui s’ajoutent à la flambée des prix provoquée par la guerre en Ukraine.

La brutale augmentation des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale états-unienne (Fed) a accentué leurs difficultés à financer leurs investissements les plus basiques, non seulement pour la transition écologique mais aussi pour l’alphabétisation, l’éducation ou la santé. Leurs banques centrales contraintes de suivre la Fed en augmentant leurs taux étouffent l’activité.

Ainsi, quand la banque centrale brésilienne est contrainte de faire culminer, depuis le début de l’année, ses taux d’intérêt à plus de 13 %, tout emprunt prend forcément des dimensions dissuasives. Au grand dam du président Lula, nouvellement élu, désireux de mettre en œuvre une politique économique expansive pour lutter contre la pauvreté endémique.

Emmanuel Macron avance une hypothétique réforme de ces institutions de Bretton Woods pour tenter d’amadouer le Sud. Le sauvetage, non pas du multilatéralisme, mais de l’architecture financière internationale sous influence de Washington et de ses alliés occidentaux, est ainsi recherché.

Quitte, pour le président français, à donner des gages en faisant proclamer, au début de la semaine, par la voix de sa ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, dépêchée à Pretoria, qu’il serait prêt à se rendre au sommet des Brics à la fin du mois d’août.

Un pont d’or aux financements privés

Un « choc de financement ». Voilà ce à quoi aspirent les organisateurs du sommet de Paris. « Il ne s’agit pas d’additionner les engagements financiers, mais de transformer le système », précise même l’Élysée. Mais, derrière la très haute ambition, la stratégie est assumée : mobiliser les fonds privés pour financer la transition, « faire venir le secteur privé sur des projets qui ont aussi des perspectives de rentabilité ».

Une sorte, en somme, de partenariat public-privé à l’échelle mondiale pour « réussir à produire plus d’argent sans mobiliser davantage de fonds publics », assume l’entourage d’Emmanuel Macron. Dans un contexte où les créanciers privés détiennent déjà une grande partie de la dette de certains États étranglés par les échéances de remboursement, où les grandes banques continuent d’investir massivement dans des projets climaticides qui aggravent la crise dont sont victimes les pays les plus vulnérables, ouvrir un peu plus les vannes de l’argent privé est un pari dangereux et alimente un cercle vicieux.

Certes, le secteur privé doit être mis à contribution. Mais cela passe avant tout par la taxation des multinationales superpolluantes et de leurs argentiers ainsi que par la lutte acharnée contre l’évasion fiscale, rétorquent les ONG.

Le dollar ou une vraie monnaie commune mondiale ?

L’extension de l’utilisation des droits de tirages spéciaux (DTS) est brandie par les organisateurs du sommet de Paris comme l’un des moyens de faciliter l’accès du Sud global aux financements si indispensables à son devenir.

Leur utilisation, devenue plus fréquente ces temps derniers, notamment à la faveur de la crise déclenchée par la pandémie de Covid, constitue déjà une entorse à l’orthodoxie des institutions de Bretton Woods dont le critère principal est le strict respect de la loi des marchés.

Les DTS, appuyés aujourd’hui sur un panier de monnaies constitué des principales devises internationales (dollar, euro, yen et yuan), donnent au FMI une capacité à faire crédit à des conditions plus avantageuses qu’en levant de l’argent sur les marchés financiers.

Paris voudrait étendre l’utilisation de cet instrument pour combler un peu le gigantesque déficit d’investissements qui assaille aujourd’hui le Sud, surendetté, miné par l’inflation et étranglé par les diktats du billet vert.

Les Brics pointent toutefois, à juste titre, les limites du procédé et continuent de faire valoir le besoin de créer entre eux une monnaie commune pour échapper au dollar et à ces attributions impériales.

Une alternative qui pourrait cependant ne pas déroger à une certaine logique de bloc en faisant émerger une zone placée sous la houlette de la devise la plus influente des Brics, le yuan chinois, à côté d’une zone dollar. Pour sortir de ce dilemme, il faudrait en fait suggérer aux promoteurs français d’une utilisation élargie des DTS de pousser plus loin leur réflexion.

La monnaie du FMI peut devenir un instrument universel de développement, comme le proposa le chercheur communiste français, Paul Boccara. À condition d’émanciper les institutions financières internationales de la domination du billet vert, de changer donc leur fonctionnement de fond en comble, et non pas à la marge, comme le souhaite Emmanuel Macron.

Il reste que le débat autour du sommet parisien illustre la maturité de cette proposition pour l’émergence d’une vraie monnaie commune mondiale. Un outil universel décisif pour la maîtrise du climat comme pour le développement de toute l’humanité.

   publié le 22 juin 2023

Brésil. Comment Lula s’appuie sur la démocratie sociale pour gouverner

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Pour contrebalancer l’absence de majorité au Parlement, le président Luiz Inacio Lula da Silva organise la concertation avec les organisations syndicales ou de la société civile. Le chef de l’État, qui est à Paris, les 22 et 23 juin, reproduit cette démarche à l’international. 

Après quatre ans de destruction méthodique des institutions sous Jair Bolsonar o, de reculs sociaux et une ultime tentative de putsch des militants d’extrême droite en janvier, le président Luiz Inacio Lula da Silva a la lourde mission de redonner du souffle à une démocratie exsangue.

Le chef de l’État brésilien est de retour au pouvoir dans un contexte beaucoup plus tendu que lors de ses précédents mandats entre 2003 et 2011. « Nous avons gagné les élections à l’issue d’un processus complexe et d’un résultat serré. Ce qui montre l’enracinement de l’extrême droite. Maintenant, il faut gouverner avec un Parlement dont la composition nous est très défavorable », concède Wagner Caetano, secrétaire national aux relations politiques et sociales et homme de confiance de Lula.

Maintenir le lien entre le siège de la présidence et les mouvements sociaux

La mission a été spécialement créée afin de maintenir le lien entre le palais du Planalto et les mouvements sociaux, qui ont joué un rôle déterminant durant la dernière campagne électorale. Avec 136 députés de gauche sur 513, la marge de manœuvre est limitée.

Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application.

Faute de majorité au Parlement, l’idée est de s’appuyer sur la participation populaire afin de faire avancer les projets. Chaque trimestre, 68 représentants des organisations syndicales et de la société civile se réunissent ainsi avec l’exécutif au sein du Conseil de participation sociale pour élaborer les politiques publiques et garantir leur application sous la houlette de Marcio Macedo, le secrétaire général de la présidence.

Pour s’assurer l’appui des mouvements organisés, priorité a été donnée, durant ces six premiers mois, à la relance par décret des grands programmes sociaux qui ont permis au Brésil de sortir de la carte de la faim et de l’extrême pauvreté sous les mandats de Lula et Dilma Rousseff.

Selon Wagner Caetano, « le but est de relancer un programme par semaine, comme ce fut le cas la semaine passée avec les pharmacies populaires. Lula a déjà averti que les premiers résultats de ces politiques devaient tomber dès le second semestre ». Cette volonté d’avancer rapidement est destinée à contrebalancer l’absence de majorité au Parlement.

Le « retour du Brésil » à l’international après des années de désengagement des instances multilatérales

Ce lien avec les mouvements sociaux se joue également à l’international. Si Lula a souvent annoncé « le retour du Brésil » après des années de désengagement des instances multilatérales, le nombre de ses déplacements depuis six mois témoigne de l’attente qu’il suscite.

Depuis le 21 avril, au Portugal, l’équipe de Lula a porté sur le continent européen la pratique de la concertation, comme ce fut le cas lors d’une rencontre avec la communauté ukrainienne pour une médiation de paix.

La démarche sera la même à l’occasion du sommet pour un nouveau pacte financier mondial à Paris, ces 22 et 23 juin. En marge de chaque invitation officielle, l’ancien syndicaliste consacre un temps aux structures organisées afin de « prendre la température et de comprendre quelles sont les demandes des groupes locaux », explique un proche du président.

La démarche a valeur de clin d’œil à l’histoire alors que le Parti des travailleurs (PT) puise son origine dans les luttes sociales contre la dictature. Après sa réélection en octobre, « il y avait beaucoup d’attentes quant au type de relation que son gouvernement aurait avec les mouvements sociaux », précise le sociologue Emir Sader.

Les syndicalistes, un point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé

Ce dernier rappelle que, lors de son premier mandat, la nomination de libéraux et le maintien de l’ajustement fiscal hérité de son prédécesseur Fernando Henrique Cardoso avaient privé Lula du soutien actif de certains pans de la société dont certaines voix se sont ajoutées à la critique active après une décennie de combats communs et malgré les avancées sociales. Leçon retenue.

Les syndicats servent également de point d’appui au combat contre le président de la banque centrale, Roberto Campos Neto, bolsonariste assumé, qui maintient à dessein le taux directeur à 13,75 %. « Nous voulons occuper les rues, les hamacs et les champs dans tout le Brésil (…) afin que le programme qui a été choisi dans les urnes soit mis en pratique. Imaginez que le gouvernement fasse tous les efforts économiques pour générer des emplois et des revenus, alors que la banque centrale l’oblige à verser des fortunes aux grandes banques. Il est impossible de résoudre les problèmes des familles brésiliennes avec des taux d’intérêt aussi élevés », insistait, le 20 mars, João Paulo Rodrigues, membre du conseil national du MST, le Mouvement des sans-terre.

Il y a trois mois, l’organisation a remis au gouvernement un document intitulé « Surmonter la crise et reconstruire le Brésil » censé servir de base de discussion à 60 formations et être discuté au niveau des territoires.

  publié le 16 juin 2023

Espagne :
Podemos, sitôt défait,
sitôt remplacé ?

Entretien par Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

Après des élections régionales et municipales emportées par la droite (et l’extrême droite), l’Espagne se prépare à des législatives anticipées. Comment la gauche, socialiste et radicale, peut-elle se sortir de cette situation épineuse ? On a causé avec Léo Rosell.

Léo Rosell est doctorant en histoire et sciences politiques, et il suit l’actualité politique espagnole, notamment pour le média Le Vent se Lève.

* * *

 Le 28 mai dernier, l’Espagne a joué à se faire peur. À l’occasion des élections régionales, Murcie, les îles Baléares, la Rioja, la Cantabrie, la communauté valencienne et surtout la région Aragon (bastion historique de la gauche) ont basculé à droite. Dans le même temps, lors des municipales, la droite est passée en tête, en pourcentage de votes à l’échelon national, de 22,6 à 31,5%. Les coups durs ayant été portés à Barcelone, Valence, Saragosse ou encore Séville. Les nostalgiques du franquisme de Vox s’installent, eux, un peu plus dans le paysage politique espagnol avec 7,2% des suffrages, faisant craindre de futures coalitions entre la droite et l’extrême droite.

Dans la foulée de ces élections locales, le premier ministre socialiste Pedro Sanchez – à la tête d’une coalition avec la gauche radicale – a annoncé la tenue d’élections législatives anticipées le 23 juillet prochain. Il espère ainsi prendre de court la droite qui espérait avoir encore quelques semaines supplémentaires pour installer sa campagne – bien qu’ils aient utilisé ces élections locales comme un vrai premier tour d’élections générales avec pour mot d’ordre de « mettre fin au sanchisme »...

La droite du PP, qui ne gouverne plus depuis 2018, a le vent en poupe. Mais les conservateurs auront sans doute besoin des voix de l’extrême droite s’ils entendent retrouver le pouvoir. Côté gauche de l’échiquier, Podemos, en grande difficulté puisqu’il tombe sous la barre des 5%, est littéralement en train de se faire remplacer par « Sumar », le parti de Yolanda Díaz, vice-présidente, ministre du Travail et figure principale de la gauche radicale espagnole. Cette dernière vient de réaliser une très large alliance entre tous les partis de gauche, dont Podemos, ce qui ferait progresser le bloc de gauche radicale selon les sondages. A contrario, les socialistes enregistrent un retrait d’une dizaine de sièges au Parlement. Difficile donc de dire si l’Espagne sera gouvernée par la gauche ou la droite d’ici quelques semaines…

 Regards. Comment analyses-tu les résultats des élections du 28 mai et plus particulièrement le résultat de Podemos ?

Léo Rosell : Il faut tout d’abord rappeler l’importance des élections municipales et régionales en Espagne. La marée électorale des « villes du changement » en 2015, comme Barcelone, Madrid, Valence, Saragosse ou encore Cadix, avait révélé la dynamique municipaliste issue de la gauche radicale et du mouvement des Indignés. Au contraire, les dernières élections ont permis de mesurer le déclin de ces formations. Alors qu’elles étaient censées réconcilier les citoyens avec la politique, elles ont progressivement perdu l’assise populaire qui leur avait permis de s’imposer, en ne cessant de s’éloigner des préoccupations portées par les catégories populaires. Le bilan sur des thèmes comme le logement, la gestion publique des ressources, les transports ou l’alimentation – thématiques centrales dans leur communication électorale – semble faible. Le rejet que ces formations suscitent aujourd’hui dans de larges secteurs de la société est à la hauteur des espérances qu’elles avaient suscité hier.

En ce sens, Podemos a autant pâti de sa participation gouvernementale, en étant une cible privilégiée de l’opposition de la droite, que des bâtons que la formation a tendu pour se faire battre. Déjà fragilisée dans l’opinion publique par des scandales et polémiques – bien souvent entretenus voire montés de toute pièce par la droite-extrême avec l’appui des médias conservateurs –, le parti a mis au cœur de son agenda politique des thèmes extrêmement clivants dans la société espagnole, et qui divisent fortement l’électorat populaire. La fameuse « loi transgenre » portée par Irene Montero, ministre à l’Égalité, a ainsi permis des progrès dans les droits des personnes LGBTQI+, mais a offert à l’opposition un moyen de focaliser l’attention médiatique sur ces débats. Or, en Espagne, une partie non négligeable de l’électorat traditionnel de la gauche, notamment du Parti socialiste (PSOE), reste très conservatrice sur ces questions, tandis que l’électorat de droite s’est sur-mobilisé. Ces élections ont donc rappelé qu’il persistait de l’autre côté des Pyrénées un électorat très réactionnaire, de plus en plus décomplexé depuis l’émergence de Vox sur les questions d’immigration, de nationalisme espagnol anti-catalan et anti-basque, sur l’anti-féminisme et les LGBTphobies. Sans parler des combats portés par le gouvernement pour la « mémoire démocratique », qui ont excité les nostalgiques du franquisme.

Ainsi, les mauvais résultats enregistrés par le PSOE apparaissent encore plus directement liés à une sanction contre la politique nationale menée par le gouvernement de Pedro Sánchez. Peut-être poussé par son aile droite qui aspire à un retour au bipartisme [1], le Premier ministre n’a pas tardé à réagir en convoquant dès le soir même des élections générales le 23 juillet prochain. De quoi éclipser la victoire électorale de la droite, mettre la pression sur la gauche radicale divisée entre Podemos et Sumar, et se recentraliser.

Enfin, la forte abstention au sein de secteurs favorables à la gauche, notamment la jeunesse, a été pointée du doigt par les responsables et les médias progressistes, sans jamais véritablement interroger les causes profondes de cette faible mobilisation.

« Ce n’est pas sur sa politique sociale que le gouvernement de gauche a été sanctionné par les électeurs – en tout cas de gauche –, mais davantage sur des enjeux liés à la guerre culturelle. Le bilan flatteur des ministères sociaux dirigés par Unidas Podemos, notamment celui du Travail de Yolanda Díaz, tend davantage à justifier la stratégie de participation initiée par Podemos qu’à l’enterrer. »

Le Monde ne mâche pas ses mots pour commenter ces résultats, parlant de « débâcle des socialistes et de Podemos » – sans jamais mentionner Sumar... À la France insoumise, on analyse cette défaite de Podemos comme suit : « Les résultats des élections manifestent l’impasse électorale où conduit la ligne de "normalisation" à la sauce Cazeneuve lorsqu’elle gagne le camp de la rupture », tweete le député Paul Vannier ; « Il y a eu un changement de braquet sur la volonté de rupture et de radicalité, ça se paie », juge quant à elle la députée Marianne Maximi. Ainsi, Podemos serait défait par son renoncement à la radicalité ?

Léo Rosell : Il est logique et bienvenu que cet échec interpelle la gauche française, mais encore faut-il que le constat soit posé justement. La politique sociale ambitieuse du gouvernement espagnol a été prise en exemple à plusieurs reprises par la Nupes lors de la séquence sur la réforme des retraites, pour montrer qu’une autre politique économique et sociale était possible en Europe, contrairement à ce que voulait faire croire la majorité présidentielle. Or, encore une fois, ce n’est pas sur sa politique sociale que le gouvernement de gauche a été sanctionné par les électeurs – en tout cas de gauche –, mais davantage sur des enjeux liés à la guerre culturelle.

D’ailleurs, lorsque l’on regarde de plus près la popularité des personnalités politiques, on remarque que Pedro Sánchez et sa vice-présidente et ministre du Travail, Yolanda Díaz, sont plébiscités dans les secteurs les plus progressistes de la population, tandis que Pedro Sánchez est en difficulté dans les secteurs centristes souvent considérés comme des pivots électoraux. C’est sans doute le signe que la politique menée par le gouvernement espagnol est plus appréciée par la gauche de la gauche que par le centre-gauche.

En ce sens, comparer la participation de la gauche radicale à une « normalisation à la sauce Cazeneuve » me semble d’autant plus contradictoire que, jusqu’à preuve du contraire, la Nupes a elle-même pour ambition à terme de gouverner, en réunissant l’ensemble des forces de gauche sur une base de rupture. Le bilan flatteur des ministères sociaux dirigés par Unidas Podemos, notamment celui de Yolanda Díaz, tend davantage à justifier la stratégie de participation initiée par Podemos qu’à l’enterrer.

Peut-on dire que la gauche radicale s’est muée chez Yolanda Díaz ? Son parti, Sumar, est-il la continuité de Podemos ? Que penser de l’accord de Sumar d’union de la gauche ?

Léo Rosell : On peut en effet dire que Sumar a permis de regénérer une dynamique capable de susciter un nouvel enthousiasme au sein de la gauche radicale. Issue d’Izquierda unida (IU, ancien Parti communiste espagnol) et indépendante de l’organisation de Podemos, Yolanda Díaz a pu capitaliser sur son image populaire et charismatique, de même que sur son bilan positif à la tête du ministère du Travail. L’adhésion rapide d’autres formations de la gauche radicale plus ou moins fâchées avec Podemos, comme Más País d’Iñigo Errejón, Compromís ou En Comú Podem d’Ada Colau, a permis à la force d’aller à la force. Le dernier sondage publié dans El Pais donnait 41 sièges à Sumar-Podemos en cas d’accord, contre 25 pour Sumar et seulement 3 pour Podemos en cas de division, avec en prime une majorité absolue assurée pour la droite.

« Sumar devrait demeurer la force hégémonique dans le camp du changement, avec une transversalité et une capacité de croissance bien plus fortes que Podemos. »

Cet accord forcé, trouvé in extremis, permet donc à Podemos de sauver les meubles, dans un bras de fer qui laissera des traces. 15 places lui ont été réservées sur les listes, dont 8 en position éligible, si le résultat des élections du 23 juillet est similaire à celui de 2019. Parmi elles, on retrouve la secrétaire générale Ione Belarra à Madrid ou la secrétaire à l’organisation Lilith Verstrynge à Barcelone, mais pas la ministre à l’Égalité Irene Montero ou le porte-parole Pablo Echenique, qui ont subi le veto de Yolanda Díaz. L’inconnu reste donc de savoir si Podemos s’en remettra dans les prochains mois. Mais dans tous les cas, Sumar devrait demeurer la force hégémonique dans le camp du changement, avec une transversalité et une capacité de croissance bien plus fortes.

Quel impact côté socialistes ? Pedro Sánchez espère-t-il gouverner sans la gauche radicale et, surtout, le peut-il ?

Léo Rosell : L’aile droite des socialistes espère pouvoir tirer profit d’un retour au bipartisme en se débarrassant du poids électoral et politique de la gauche radicale, ce qui aurait sans doute été envisageable en l’absence d’accord à gauche mais ne l’est plus autant depuis que l’accord a été signé.

Dès lors, compte tenu du rapport de force interne à la gauche, de la popularité de Pedro Sánchez plus marquée dans les secteurs idéologiques ancrés à gauche et enfin du poids des partis régionalistes – qui sont autant de partenaires nécessaires lors du vote de confiance du gouvernement –, il semble compliqué pour Pedro Sánchez de gouverner sans la gauche radicale.

Surtout si le résultat des élections est aussi serré que ce que prédisent les enquêtes d’opinion. À moins de négocier une abstention de la droite dans le cadre d’un gouvernement excluant la gauche radicale, mais la probabilité d’un tel cas de figure est évidemment très faible et serait dure à assumer politiquement.

Enfin, que peut-on dire sur le cas d’Ada Colau, maire emblématique de Barcelone qui vient de perdre son siège ?

Léo Rosell : Il illustre bien la difficulté pour les plateformes municipalistes, en l’occurrence Barcelona en comú, à incarner le changement sur le temps long. Issue des mobilisations pour le droit au logement et de la mouvance des Indignés, Ada Colau incarnait au moment de son élection en 2015 une figure de la vie associative, une citoyenne engagée qui allait renouveler la politique dans l’intérêt du plus grand nombre. Cette image a progressivement été écornée. Tout d’abord, à cause de politiques certes plébiscitées par les classes urbaines diplômées, notamment la mise en place des Zones de basses émissions (ZBE) et les travaux des superilles, mais au détriment des classes populaires et des habitants de la banlieue barcelonaise. À ce titre, la comparaison avec Anne Hidalgo est assez opérante, puisque cette politique d’aménagement l’a rendue extrêmement clivante au sein des électorats populaires, qui se sentent exclus, et conservateurs.

Un autre épisode qui a profondément abîmé l’image de Colau a été sa réélection en 2019. Alors que c’est traditionnellement le candidat arrivé en tête, en l’occurrence Ernest Maragall de la Gauche républicaine catalane (ERC, indépendantistes de gauche), qui est élu maire et doit composer une majorité municipale, Ada Colau, arrivée deuxième, a négocié avec les socialistes et Manuel Valls, candidat de Ciutadans, pour conserver son poste et empêcher que la mairie ne tombe aux mains des indépendantistes. Ces petits arrangements politiciens ont accru son impopularité dans le mouvement indépendantiste et ont suscité de vives critiques y compris dans son propre camp.

Encore ce mardi 13 juin, pour sortir du blocage politique créé par les dernières élections municipales, lors desquelles elle est arrivée troisième après Xavier Trias (Junts, indépendantistes de centre-droit) et le socialiste Jaume Collboni, Ada Colau a prôné sur TVE des « formules imaginatives », en proposant notamment au Parti socialiste catalan et à ERC un accord de majorité tripartite à gauche. L’idée était de s’accorder sur un pacte de gouvernement et que la fonction de maire tourne d’une année à l’autre entre Ernest Maragall d’ERC, Jaume Collboni du PSC et elle pour les comuns. Une proposition désespérée qui a essuyé dans la foulée un refus du PSC et qui n’a jamais vraiment été prise au sérieux par ERC non plus. Autant dire que son avenir à la mairie de Barcelone reste fort incertain…

Notes

[1] Alternance traditionnelle entre le PSOE et le parti de droite depuis la période de la Transition, en partie rompu par l’émergence de Ciudadanos, de Podemos et de Vox ces dernières années.

  publié le 13 juin 2023

Tunisie : chantage aux migrants en échange
d’un accord sur la dette avec le FMI ?

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

L’Italie et l’UE veulent imposer à Tunis la régulation des flux migratoires à partir de son territoire en échange de subsides. Un point d’achoppement : la suppression des subventions aux denrées essentielles et la privatisation d’entreprises publiques.

Ballet diplomatique inédit au palais de Carthage dans le contexte d’une crise économique que traverse la Tunisie. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, étaient en visite à Tunis, dimanche 11 juin, accompagnés de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, qui se déplaçait pour la deuxième fois en cinq jours.

La rencontre avec le chef de l’État Kaïs Saïed était placée sous le signe d’un «partenariat renforcé» assorti de promesses d’aides. Le pays est en effet asphyxié par une dette colossale à hauteur de 80 % de son PIB. Il ne peut plus faire face aux importations, dont il reste fortement dépendant, la population supporte des pénuries récurrentes de denrées essentielles, la farine, le sucre, le riz…

« Diktats étrangers »

«Il est de notre intérêt commun de renforcer notre relation et d’investir dans la stabilité et la prospérité (de la Tunisie), c’est pour cela que nous sommes là», a assuré Ursula von der Leyen. Elle a évoqué la perspective d’une «assistance macrofinancière qui pourrait atteindre 900 millions d’euros» et pas seulement. Bruxelles «pourrait fournir une aide supplémentaire de 150 millions d’euros à injecter dès maintenant dans le budget» tunisien, a ajouté la présidente de la Commission.

Ces promesses de coup de pouce de l’UE à un pays maghrébin enlisé dans des difficultés économiques ont toutefois des objectifs bien précis. Il s’agit avant tout d’accroître la pression sur le président Saïed afin qu’il cède aux exigences du FMI dans les négociations en cours pour un prêt de 1,9 milliard de dollars (1,75 milliard d’euros).

Le chef de l’État a jusque-là qualifié de «diktats étrangers» les conditions imposées de privatisation d’entreprises publiques et de suppression des subventions aux produits de première nécessité.

Un «marchandage» dénoncé par la société civile tunisienne

La question migratoire constitue l’autre enjeu. Première concernée, l’Italie est à la manœuvre pour imposer à Tunis, en contrepartie des aides, l’application du nouveau pacte de l’UE qui prévoit de refouler vers son territoire les migrants qui, ont seulement transité. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés, 51 215 migrants ont débarqué sur les côtes italiennes depuis le début de l’année, soit une hausse de 154 % en un an, dont 26 000 venus de Tunisie.

La partie n’est pas gagnée pour autant. «Nous refusons que notre pays soit réduit au rôle de simple gendarme», a affirmé le ­président Saïed samedi à Sfax, deuxième ville du pays. La société civile tunisienne, quant à elle, ne reste pas silencieuse face à ce qu’elle qualifie de «marchandages».

«L’objectif du gouvernement italien vise à faire de la Tunisie la gardienne de ses frontières, notamment pour les opérations d’interception des bateaux dans les eaux territoriales et leur transfert en Tunisie, et à favoriser une stabilisation superficielle du pays pour éviter que de plus en plus de Tunisien·nes ne le quittent» dénonce le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, qui réunit de nombreuses ONG.

Les visiteurs européens ont pris soin de fermer les yeux sur le climat répressif d’un autre temps entretenu par l’autocrate Kaïs Saïed. Les arrestations arbitraires de syndicalistes, d’opposants, de journalistes, de militants associatifs se multiplient.

 

publié le 12 juin 2023

Crise de l’eau en Guadeloupe :
L’ONU s’inquiète et
tance la France

sur https://www.blast-info.fr/

Dans un rapport sur les droits de l’enfance, l’ONU demande à la France de rétablir l’assainissement et l’accès à l’eau en Guadeloupe. Cette mise en garde humiliante pourrait ouvrir la voie à une condamnation. Pour seule réponse à ce coup de semonce, Paris envisage de fermer l’Office de l’eau dans l’île. La mesure pourrait être annoncée lors du comité interministériel des Outre-mer du 3 juillet. Révélations.

Dans le milieu des associations et des militants - les défenseurs de l’eau comme bien public -, la nouvelle a fait l’effet d’une bombe. Et pour les habitants de la Guadeloupe, alors qu’au moins un quart de la population est privé d’un accès normal à cette ressource vitale depuis près de quinze ans, ce coup de tonnerre est une petite lueur d’espoir.

Une intrusion humiliante

Dans un rapport publié vendredi 2 juin, le Comité des droits de l’enfant (le CRC, Committee on the rights of the child) de l’ONU adresse en effet une sévère mise en garde à la France sur la situation dans l’île antillaise. A deux reprises dans ce texte, les experts onusiens pointent les défaillances du système de distribution et d’assainissement d’eau, mais aussi sa pollution.

Dans un chapitre consacré aux impacts du changement climatique sur les droits de l’enfance, le CRC fait ainsi part de sa préoccupation : « l'accès limité à l'eau potable et la pollution de l'eau par le chlordécone dans certaines parties des territoires d'outre-mer, en particulier en Guadeloupe, contribuent à la situation d'urgence en matière de santé publique. » Plus loin, le comité précise l’urgence. Il « attire l'attention » de la France « sur la cible 1.3 des objectifs de développement durable et recommande à l'État [d’]assurer aux enfants de métropole et d'outre-mer un niveau de vie adéquat, en particulier pour les enfants de Mayotte et de toute urgence [d’]approvisionner en eau potable la population guadeloupéenne dans l'attente de la remise en état effective et complète des réseaux d'eau et d'assainissement ». Le texte complète encore cette intrusion dans les affaires internes de la France en recommandant « [d’]accorder réparation et indemnisation de tous les enfants lésés, en particulier les enfants affectés par la contamination au chlordécone. »

Bonnet d’âne

Pour la France, la gifle est retentissante. C’est la première fois que l’ONU met un Etat devant ses responsabilités sur ce sujet, sous l’angle de la défense des droits de l’homme. Déjà, lors de sa session début mai sur l’examen des droits de l’homme en France, l’ONU avait émis quatre recommandations à Paris, listées comme une to do list qu’on adresserait à un mauvais élève : « Eliminer les interruptions de service d’eau potable en Guadeloupe, Martinique et Mayotte » ; « Proposer des solutions d’urgence de distribution d’eau potable pour pallier à ces interruptions de service » ; « Etablir, dans le cadre du plan Eau DOM, un plan d’intervention et de financement spécifique pour les populations non raccordées au réseau d’eau potable » ; « Etablir des mécanismes garantissant l’abordabilité des services d’eau potable et d’assainissement. »...

Si ces recommandations ne sont pas contraignantes, il s’agit néanmoins d’une victoire pour la Coalition eau. Depuis des années, ce regroupement d’ONG se bat pour inscrire à l’agenda des Nations Unies cette problématique et ses conséquences dans les territoires d’outre-mer. En juillet 2010, sous l’impulsion de l’ambassadeur bolivien Rubén Darío Cuellar, l’ONU a adopté une résolution sur le droit de l’homme à l’eau et l’assainissement.

« La France a désormais plusieurs mois pour se positionner sur ces recommandations, décrypte Edith Guiochon, chargée de plaidoyer de la Coalition. Elle doit dire si elle les accepte, c’est-à-dire qu’elle mènera des actions pour y répondre, ou si elle les note seulement, et dans ce cas-là elle ne s’engage pas à agir. C’est très peu contraignant mais ça rend visibles les enjeux tels que nous les percevons ».

En revanche, la recommandation du comité aux droits de l’enfant « n’est pas sujette à l’acceptation de la France ». La juriste Sabrina Cajoly en livre l’explication à Blast : « elle s’appuie sur la Convention des droits de l’enfant (le CIDE, traité adopté par l’assemblée générale des Nations Unies en 1989, ndlr), qui est directement invocable devant les juridictions françaises », souligne cette spécialiste de la défense des droits de l’homme, qui a travaillé pour l’ONU et le Conseil de l’Europe. Installée depuis 2019 en Guadeloupe à Saint-François, l’une des villes les plus touchées par les coupures d’eau, cette jeune femme, scandalisée par la situation, est à la manœuvre depuis plusieurs années pour amener l’ONU à se saisir du problème.

Militants et usagers face à un mur

Sabrina Cajoly fait également partie d’un petit groupe d’habitants qui a décidé de saisir le procureur de la République. Ils ont déposé plainte en février 2023 notamment pour « exposition d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Un qualificatif justifié à leurs yeux par les problèmes récurrents de potabilité, quand l’eau arrive aux robinets. Constitué par 5 personnes au démarrage, ce groupe, soutenu par l’association #BalancetonSiaeag, rassemble désormais 126 plaignants. 

Rien à attendre

La plainte, doublée en avril d’un volet complémentaire, a été transmise au parquet de Guadeloupe, qui dispose d’un pôle spécialisé dans les affaires d’environnement et santé. Mais selon un bon connaisseur des rouages de la justice dans l’île, « il n’y aurait rien à attendre de ce service, connu pour enterrer la plupart des procédures. »

Placée face à ses responsabilités par l’ONU, que va faire maintenant Paris ? Pour le moment, le gouvernement n’a pas réagi au rapport du Comité des droits de l’enfant. Interrogé par Blast, le ministère de l’Outre-Mer ne nous a pas répondu. Pratique mais guère surprenant tant la question de l’eau et de l’assainissement en Guadeloupe semble minorée par les services du ministère : le mois dernier, lors de l’audition de la France par ce même CRC, la représentante du ministère de l’Outre-Mer a osé affirmer qu’il n’y avait pas de problème de potabilité de l’eau. Vraiment ?

Pourtant, en Guadeloupe, l’Autorité régionale de santé (ARS) multiplie depuis des mois les interdictions de consommation de l’eau du robinet, dans plusieurs communes. Des restrictions imposées à cause de la pollution... Dernier épisode en date, pour n’en citer qu’un, à Gourbeyre, l’interdiction n’a été levée qu’au bout de quatre jours.

Comme expliquer ce déni de réalité ? Selon un haut-fonctionnaire parisien sollicité par Blast, il dit beaucoup des méandres de l’administration et de leurs effets euphémisateurs. Le circuit décrit est édifiant : « En région, détaille notre spécialiste, quand un service comme la DEAL (la direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement, ndlr), qui s’occupe notamment des questions d’eau, fait un rapport, il n’est pas transmis directement au ministre : c’est le préfet en place qui juge d’abord de la nécessité de le transmettre ou non. S’il le fait, il atterrit à la direction du service en charge de la question, qui va réécrire le rapport puis le transmettre au conseiller du ministre en charge du dossier. Ce dernier va à son tour réécrire le rapport. Et d’une situation de crise, comme l’eau en Guadeloupe, on va arriver à une situation décrite comme étant en voie de progression, faisant ainsi croire au ministre que tout va bien ! »

Le Maire botte

Une première réponse au coup de semonce onusien aurait pu être apportée ce lundi 12 juin mais le comité interministériel à l’Outre-mer, initialement prévu aujourd’hui, a été reporté. On patientera donc jusqu’à début juillet. Mais, là-encore, les espoirs risquent d’être déçus. Interrogé par Blast lors de sa visite en Guadeloupe en mai, Bruno Le Maire a donné un aperçu de ce qui s’annonce : interpellé sur le sujet par nos soins, le ministre de l’Économie a botté en touche, insistant d’abord sur la situation budgétaire et financière compliquée du pays, tout en reconnaissant la nécessité de rétablir un fonctionnement normal des réseaux d’eau et d’assainissement.

D’ailleurs, selon les confidences recueillies en marge de cette visite dans l’île du numéro deux du gouvernement, la seule véritable mesure en discussion entre ministères concernés porterait non pas sur le financement d’un plan « Marshall » pour l’eau mais sur la suppression de l’Office de l’eau de Guadeloupe. « Il est totalement incompétent et prélève quelque 20% des recettes du SMGEAG, le nouveau syndicat de l’eau et d’assainissement », affirme une source locale, au sujet de l’établissement public.

Une accusation qui a le don de faire bondir Dominique Laban, son directeur. « Si le SMGEAG nous versait tout ce qu’il nous doit, rétorque-t-il, peu décidé à tendre l’autre joue, la somme globale s’élèverait à 9 millions d’euros. » A comparer avec les recettes du syndicat de l’eau - 74,9 millions d’euros en 2022. Et Laban de pointer du doigt la surproduction d’eau potable dans l’île : elle atteindrait actuellement 120 millions de m3 d’eau par an, base sur laquelle la taxe redevable à l’Office est calculée alors que 40 % seulement de ce volume arrivent jusqu’aux robinets des abonnés. « Si le SMGEAG a un directeur général délégué, c’est grâce à l’Office de l’eau qui prend en charge l’essentiel de son salaire », ajoute Dominique Laban, pour réchauffer un peu plus l’ambiance, électrique.

Le SMGEAG fuit

Le courroux du patron de l’Office se comprend. En effet, les problèmes financiers du SMGEAG n’ont rien à voir avec la taxe prélevée par son établissement : selon les comptes du syndicat, ses coûts d’exploitation s’élevaient en 2022 à 82,9 millions d’euros. Principal poste de dépense ? Les charges salariales, qui pèsent quelque 42 millions d’euros par an. Si un plan de réduction des effectifs - le syndicat emploie 500 agents -, à base de départs volontaires et du non remplacement des néo-retraités, a bien été prévu, il n’est toujours pas mis en œuvre. 

Par ailleurs, les organisations syndicales ont négocié un accord sur le temps de travail très favorable à leurs troupes, mais qui plombe un peu plus les comptes. Au SMGEAG, la pendule tourne vite : les heures de travail vont de 7 à 14 heures. Les fuites ne faisant pas de pause en début d’après-midi, les techniciens sont donc payés en heures supplémentaires ou d’astreinte (le double du tarif), quand le syndicat ne fait appel à des intervenants extérieurs. Autant de surcouts évitables si le président Jean-Louis Francisque, le maire de Trois-Rivières, avait pris conscience des conséquences financières d’un tel accord.

Mécaniquement, le poids des charges limite les capacité d’investissement, bien que le SMGEAG n’a à financer que 25 % du montant de ses investissements – un ratio plus que présentable. Pour le moment, le syndicat investit au maximum 50 millions d’euros par an dans les réseaux d’eau et d’assainissement. En interne, on espère porter cet effort à 80 millions d’euros l’an prochain. Mais les besoins d’investissement globaux sont estimés entre 2 et 3 milliards d’euros… 

Pour éviter au syndicat de couler complètement, le gouvernement a débloqué cette année une aide de 25 millions d’euros pour financer son exploitation. La même somme devrait être versée en 2024. Mais cette prodigalité n’a pas vocation à perdurer : selon nos informations, le gouvernement estime en effet que le SMGEAG devra se débrouiller tout seul à partir de 2025. Vu l’état de ses comptes et le niveau des impayés - officiellement près de 40 % des usagers, mais certainement plus en raison du nombre élevé de compteurs défaillants -, le crash financier ne pourra pas être évité.

Alors que la crise de l’eau s’est aggravée depuis le passage en Guadeloupe de la tempête Fiona, en septembre 2022, que 80 % des stations d’épuration ne sont pas opérationnelles et qu’elles déversent les eaux usées dans la nature, le pouvoir à Paris, sans doute aveuglé par des remontées d’informations peu fiables, n’a donc toujours pas pris conscience de l’urgence. De quoi renforcer un peu plus les inquiétudes de l’ONU et justifier le coup de semonce déclenché, via le Comité des droits de l’enfant. Mais surtout nourrir de futurs contentieux avec l’Union européenne, compte tenu de la nouvelle directive eau, récemment transposée en droit français. 

Le réseau d’eau brute agricole sans opérateur

Développé par le conseil départemental pour approvisionner les agriculteurs et particulièrement ceux de Grande-Terre, dans la partie Est, le réseau d’eau brute était jusqu’à présent le seul service d’eau de l’île à fonctionner normalement. Sa fiabilité en faisait un recours pour approvisionner également les usines de potabilisation construites par des collectivités locales en Grande-Terre. Mais à partir du 1er juillet, lui aussi va entrer dans une période d’incertitudes.

Marché infructueux

« L’appel à candidatures lancé pour renouveler la délégation de service public du réseau a été déclaré infructueux », a en effet annoncé à Blast Ferdy Louisy, le maire GUSR de Goyave, vice-président du conseil départemental chargé du dossier de l’eau. Un seul opérateur, l’actuel délégataire Karuker’O, filiale du groupe Suez, s’est porté candidat. Son dossier ne répondait pas en tous points aux exigences de l’appel à candidature. Sollicité, Suez ne nous a pas répondu.

Comme la délégation de service public (la DSP) en cours se termine fin juin (le contrat arrivait à terme en juin 2022 mais il a été prolongé d’un an, pour lancer une nouvelle procédure), Ferdy Louisy confie que le dossier est maintenant entre les mains de juristes, pour savoir comment organiser l’exploitation du réseau à partir du 1er juillet. Le maire de Goyave écarte pour le moment un retour en gestion directe. « Nos services ne sont pas prêts », indique-t-il.

Un nouvel appel à candidature devrait être relancé pour un contrat de DSP d’une durée de huit à dix ans mais la procédure pourrait prendre une année.

Ainsi, le réseau d’eau brute va voir sa gestion bouleversée alors que plusieurs dossiers majeurs rencontrent des difficultés ou sont en suspens : mise en exploitation du nouveau barrage Moreau (construit par le conseil régional, l’édifice est pénalisé par des problèmes de malfaçons), lancement des travaux pour une nouvelle retenue sur le territoire de la ville de Lamentin, création d’usines de potabilisation d’eau (au pied des retenues gérées par le département pour approvisionner le réseau de transport d’eau potable qui relie les deux parties de l’île, le feeder Belle-Eau-Cadeau... Autant de chantiers qui risquent de pâtir de l’échec de la procédure de renouvellement, et accuser à la sortie de nouveaux retards.

  publié le 12 juin 2023

Intégration régionale, libre-échange et « non-alignement » : entretien avec Cecilia Nicolini

Pierre Lebret sur https://lvsl.fr/

Le 8 juin, au Parlement européen, un sommet réunissait des membres du Grupo de Puebla (coalition de leaders de gauche d’Amérique latine) et du groupe des eurodéputés socialistes. Relativement alignés sur les questions touchant à l’écologie ou aux valeurs défendues, ils ont davantage divergé lorsqu’il s’est agi d’aborder les enjeux géopolitiques. Nous avons rencontré Cecilia Nicolini, secrétaire d’État argentine à la lutte contre le changement climatique. Avec elle, nous discutons de l’intégration régionale latino-américaine, du traité de libre-échange UE-Mercosur, ou encore de la posture de « non-alignement » revendiqué par son gouvernement. Entretien réalisé par Pierre Lebret.


 

LVSL – Comment concevez-vous l’intégration régionale ? Pensez-vous qu’elle doive s’opérer sur des fondements idéologiques minimaux ? Ou estimez-vous que la région est unie par une communauté d’intérêts suffisamment forte pour que l’on fasse abstraction de ceux-ci ?

Cecilia Nicolini – L’une des fonctions du Grupo de Puebla est de concrétiser cette intégration régionale latino-américaine, qui est en suspens depuis un certain temps. Comme région, nous souffrons du défaut d’intégration, qui est nécessaire face aux crises globales, par rapport auxquelles les États nationaux peuvent difficilement, seuls, apporter des réponses. Nous parlons depuis le Parlement européen, et nous fondons bien sûr sur l’expérience de l’Union européenne – en gardant à l’esprit ses déficiences, sa complexité et ses problèmes – comme espace commun.

En Amérique latine, cette intégration se décline d’une part via le marché commun, le MERCOSUR. C’est une dimension que l’on doit approfondir, qui est surtout économique en l’état, mais à laquelle on doit adjoindre un aspect social. Via l’UNASUR d’autre part. Comme membre historique de cette institution, l’Argentine a pour vocation de la réactiver. Il faut aller au-delà des questions idéologiques : une intégration institutionnelle qui prendrait en compte les divergences entre États-membres est tout à fait possible.

LVSL – La place du Venezuela fait toujours débat. Comment analysez-vous les frictions qui se sont produites à Brasilia, entre le président chilien Gabriel Boric et le président Lula ? Le premier avait critiqué la politique interne de Nicolas Maduro, le second s’était refusé à le faire, et considère Maduro comme un partenaire dans le processus d’intégration.

Cecilia Nicolini – Je crois qu’il y a une confusion quant aux espaces dédiés à ces débats. Le sommet réuni par Lula à Brasilia était destiné promouvoir l’intégration régionale, au-delà de la coloration idéologique des gouvernements. D’autres espaces qui permettent de débattre de ces questions idéologiques relatives à la politique interne des États. Le gouvernement chilien, en confondant ces deux espaces, entrave la possibilité d’une intégration plus institutionnelle…

Le conflit ukrainien nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises (…) de là la position latino-américaine : au-delà de la condamnation de l’invasion, le conflit doit se terminer le plus vite possible

LVSL – Il a été question, lors de ce sommet, de la place de l’Amérique latine dans l’affrontement entre l’Occident et la Russie. Les eurodéputés du groupe socialiste souhaitaient manifestement que la gauche latino-américaine se rapproche de leurs positions. L’Argentine défend-elle, comme le Brésil, une position de « non-alignement » ?

Cecilia Nicolini – Notre analyse du conflit est conditionnée par la manière dont il affecte notre région. Si l’on s’attend à ce qu’un Latino-américain raisonne comme un Européen, cela génère des mécompréhensions.

L’Amérique latine est une région sévèrement affectée par cette guerre, quand bien même elle ne se situe pas sur le territoire des affrontements. Nous ne sommes absolument pas indifférents aux pertes en vies humaines : l’Amérique latine est un continent traditionnellement pacifique qui s’est toujours opposé aux violations du droit international. Mais la guerre nous heurte quant au prix de l’alimentation, de l’énergie, et même des devises : la pénurie induit une difficulté d’investissements, ce qui favorise à son tour la dépréciation et l’inflation – vous comprenez le cercle vicieux qui s’ensuit.

De là notre position : le conflit doit se terminer le plus rapidement possible. Au-delà de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous souhaitons mettre l’accent sur cet objectif. Le conflit prolonge, pour l’Amérique latine, les terribles dynamiques induites par la pandémie – endettement, basse croissance, inflation.

L’Argentine et le Brésil ont été frappé par une sécheresse historique ces trois dernières années, et un accroissement inquiétant de certains indicateurs comme celui de l’anémie. Je rappelle que nous ne sommes pas les principaux responsables de la crise climatique. Ce sont les pays du Nord global – Europe, Amérique, Russie et Chine – qui y contribuent le plus. Je pense qu’on ne peut comprendre la position latino-américaine sans ces coordonnées à l’esprit.

LVSL – L’Argentine et le Brésil ont annoncé la mise en place d’une devise commune, destinée à contrebalancer l’hégémonie du dollar. S’inscrit-elle dans le cadre de cette intégration régionale ?

Cecilia Nicolini – L’intégration ne peut rester cantonnée à l’accroissement des flux de biens et de services. Elle doit avoir trait aux forces de travail, à la mobilité et aux questions financières – qui peut déboucher sur une intégration par la monnaie. L’Europe s’est fondée sur ce principe, ce qui a eu pour avantage de stabiliser les économies autour d’une monnaie commune stable – même si cela a pris cinquante ans. Pouvons-nous aspirer à un horizon similaire ? Pourquoi pas ! Il faut bien sûr prendre en compte les spécificités monétaires de chaque pays, mais si l’intégration par la monnaie peut accroître le bien-être des pays, en l’occurrence le Brésil et l’Argentine, alors c’est un chemin qu’il faut suivre.

LVSL – Que pensez-vous de la proposition d’accord de libre-échange entre le MERCOSUR et l’UE ? N’irait-il pas à l’encontre de cette volonté d’indépendance régionale ? Ne compromettrait-il pas les ambitions écologiques affichées par les membres du Grupo de Puebla ?

Cecilia Nicolini – Tout dépend de la manière dont on pose le problème. Il faut songer à un traité qui ne soit pas simplement un accord de libre-échange. C’est presque systématiquement le cas lorsqu’on parle des accords entre blocs régionaux, et c’est un problème : il faut des règles, qui d’une manière ou d’une autre bénéficient à tout le monde.

Il faut ainsi veiller aux intérêts de chaque partie, et s’attarder sur les questions qui sont sensibles pour les uns et les autres : la politique agraire pour l’Union européenne et le degré de protection qu’elle requiert, des investissements dans notre région qui nous permettraient de développer des filières correspondant aux critères écologiques de l’Europe en matière d’émissions carbone ou de lutte contre la déforestation.

LVSL – Comme secrétaire d’État à la lutte contre le changement climatique d’Argentine, que pensez-vous du concept de « dendettement pour cause écologique », proposé par le président colombien Gustavo Petro ?

Cecilia Nicolini – Je l’approuve, bien sûr. Le président Nestor Kirchner, en son temps, avait déjà avancé que nous étions les créanciers environnementaux de nos créanciers financiers : l’Amérique latine est riche de ressources écosystémiques sur lesquelles l’économie du nord est fondée ! On peine cependant à voir un système financier qui émergerait sur ces principes, quand bien même des avancées sont faites ici et là. Elles ne sont pas à la hauteur des investissements dont nous avons besoin pour transformer notre matrice productive – surtout si nous voulons le faire de manière socialement acceptable.

LVSL – Comment définiriez-vous l’attitude de l’administration Biden à l’égard de l’Amérique latine ? L’arrivée au pouvoir des démocrates a-t-elle changé la donne par rapport à l’ère Trump ?

Cecilia Nicolini – Si nous partageons davantage de valeurs avec l’administration Biden quant à sa politique interne – une attention portée aux classes défavorisées, aux travailleurs -, le problème réside dans le fait que la politique étrangère des États-Unis, quant à l’Amérique latine, repose souvent sur des principes distincts. Ainsi, je pense que la politique latino-américaine des États-Unis n’a pas tellement changé.

Bien sûr, Trump a causé d’immenses dommages en soutenant, pour des raisons idéologiques, des gouvernements de droite. C’est quelque chose de relativement clair si l’on considère le prêt historique de 44 milliards de dollars accordé par le FMI à l’Argentine, sous la présidence de Mauricio Macri, ce qui était totalement irresponsable. Les yeux rivés sur sa seule réélection, Macri a accru l’endettement de générations et de générations d’Argentins. Cette administration est sensiblement plus responsable, mais disons que d’une manière générale, les changements ne sont pas structurants.

LVSL – Un mot sur la montée en puissance d’une forme libertarienne d’extrême droite au Brésil ?

Cecilia Nicolini – Dans ce contexte de polarisation, notre rôle est plus important que jamais. Non pour accroître les crispations déjà existantes, mais pour défendre la conception que nous nous faisons de la société. Cette extrême droite n’a pas de projet cohérent : ce sont surtout des cris et des slogans, qu’il ne coûte rien de déclamer. En Argentine, le leader d’extrême droite Javier Milei prétend rien de moins que dollariser l’économie – ce qui n’a pas le début du commencement d’un fondement théorique ! -, instituer un marché des organes, ou encore mettre fin à l’investissement dans la santé et l’école publique. C’est contre ces discours que nous sommes utiles, moins pour apporter des informations que des certitudes dans ce contexte si incertain. En Argentine, où nous avons réussi à instituer un filet de sécurité qui permette aux plus pauvres d’avoir accès une fraction, même infime, de la richesse nationale : nous ne pouvons permettre que l’on menace notre tissu social de la sorte.

  publié le 11 juin 2023

Julian Assange est « dangereusement proche de l’extradition »
vers les États-Unis

Jérôme Hourdeaux sur www.mediapart.fr

La justice britannique a rejeté l’appel du fondateur de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition signé il y a un an. Il lui reste un dernier recours avant d’avoir épuisé toutes les voies du droit interne britannique. Avant la Cour européenne des droits de l’homme.

Incarcéré depuis plus de quatre ans dans une prison de haute sécurité près de Londres (Royaume-Uni), Julian Assange est désormais « dangereusement proche de l’extradition » vers les États-Unis, où il risque jusque 175 années de prison pour avoir publié des documents confidentiels, a alerté jeudi 8 juin Reporters sans frontières (RSF).

L’association de défense des journalistes rapporte en effet qu’un magistrat britannique a rejeté, mardi 6 juin, le recours formé par l’ancien rédacteur en chef de WikiLeaks contre l’ordre d’extradition, signé le 17 juin 2022 par la ministre britannique de l’intérieur d’alors, Priti Patel.

Désormais, pour contester son extradition, Julian Assange ne dispose plus que d’un seul recours en droit interne britannique. Celui-ci sera déposé en début de semaine prochaine, a indiqué sur Twitter la femme du fondateur de WikiLeaks, Stella Assange. « L’affaire sera alors traitée lors d’une audience publique devant deux nouveaux juges, a-t-elle précisé, et nous restons optimistes quant au fait que nous l’emporterons et que Julian ne sera pas extradé. »

« Il est absurde qu’un seul juge puisse rendre une décision en trois pages qui pourrait expédier Julian Assange en prison pour le reste de sa vie et affecter de manière permanente le climat dans le monde entier, a également réagi la directrice des campagnes de RSF chargée du suivi de Julian Assange, Rebecca Vincent. Il est temps de mettre un terme à cet acharnement contre Julian Assange. Il est temps d’agir pour protéger le journalisme et la liberté de la presse. Notre appel au président Biden est plus urgent que jamais : abandonnez les charges, clôturez le dossier contre Assange et autorisez sa libération dans les plus brefs délais. »

Depuis son arrestation le 11 avril 2019 dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres, Julian Assange est détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh, près de Londres. Maintenu à l’isolement, il subit des conditions de détention maintes fois dénoncées par ses défenseurs. Au mois de décembre 2020, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, les avait ainsi comparées à « une détention arbitraire, mais aussi à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».

Mardi 4 avril dernier, le secrétaire général de RSF, Christophe Deloire, et Rebecca Vincent se sont ainsi vu refuser l’entrée de la prison alors que l’accord pour une visite avait été confirmé la veille. Seule Stella Assange a pu rendre visite à son époux.

La justice américaine souhaite juger le fondateur de WikiLeaks pour dix-huit chefs d’inculpation, dont une violation de l’Espionage Act, lors de la publication, en 2010, des documents fournis par Chelsea Manning et détaillant des exactions de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan.

La demande d’extradition rejetée en première instance

La demande d’extradition américaine avait été rejetée en première instance, en janvier 2021, en raison de l’état de santé de Julian Assange, incompatible avec les conditions drastiques d’incarcération et d’isolement auxquelles il serait à coup sûr soumis aux États-Unis. « La condition mentale de Julian Assange est telle qu’il serait abusif de l’extrader vers les États-Unis », avait alors estimé la juge Vanessa Baraitser.

En réponse, le gouvernement américain avait fait appel de cette décision et transmis à la justice britannique, au mois de février 2021, une « note diplomatique » censée apporter une série « d’assurances ».

Ainsi, Julian Assange ne serait pas détenu dans une prison de haute sécurité et ne serait pas placé à l’isolement. La justice américaine avait également ouvert la porte à un possible transfert de Julian Assange vers l’Australie, son pays d’origine, afin qu’il puisse y purger la peine à laquelle il aurait été condamné. Enfin, les États-Unis s’engageaient à ce que Julian Assange reçoive « un traitement clinique et psychologique approprié » à son état de santé.

Lors du procès en appel, en décembre 2021, les avocats de Julian Assange avaient remis en cause la validité de ces « assurances », sur lesquelles la justice américaine s’est donné la possibilité de revenir en fonction du comportement du journaliste lors de sa détention. Mais la Haute Cour de justice de Londres avait accepté les promesses américaines et annulé le jugement de première instance.

En janvier 2022, les défenseurs de Julian Assange avaient obtenu le droit de déposer un nouveau recours devant la Cour suprême. Mais, au mois de mars suivant, celle-ci avait refusé de l’examiner et, un mois plus tard, l’ordre d’extradition était transmis à Priti Patel qui l’a signé en juin 2022.

Le recours rejeté ce mardi 6 juin visait cette signature de l’acte d’extradition. Une fois que sera examiné le nouvel appel, les avocats de Julian Assange auront épuisé toutes les voies de recours du droit britannique. Leur ultime espoir reposera alors sur la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devant laquelle un recours a été déposé au mois de décembre dernier.

Cette avancée de la procédure d’extradition est intervenue deux jours après la publication de nouvelles révélations sur l’opération d’espionnage dont Julian Assange a été victime entre janvier 2017 et mars 2018 alors qu’il était réfugié dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

Espions espagnols et « amis américains »

Au mois de janvier 2020, le quotidien El País avait en effet révélé qu’une société de sécurité privée espagnole, Undercover Global, ou UC Global, et son dirigeant, David Morales, avaient mené une opération d’espionnage de Julian Assange, baptisée « Operation Hotel », particulièrement intrusive, à l’insu des autorités équatoriennes et pour le compte d’un client américain.

Dans le cadre d’une enquête ouverte par la justice espagnole, de nombreux documents internes de la société avaient été saisis, notamment par plusieurs salariés de l’UC Global ayant accepté de collaborer sous le statut de « témoin protégé ».

Comme l’avait à l’époque rapporté Mediapart, qui avait pu accéder à de nombreux éléments de la procédure, la société UC Global avait installé dans les quelques pièces occupées par Julian Assange plusieurs caméras et micros, jusque dans les toilettes pour femmes. Les appareils téléphoniques et documents de tous les visiteurs et visiteuses du journaliste, y compris ses avocat·es, étaient quant à eux ouverts et photographiés.

Parmi les victimes figurent la journaliste Sarah Harrison, proche collaboratrice de Julian Assange ; Jennifer Robinson, son avocate anglaise ; Baltasar Garzón, son avocat espagnol ; Renata Ávila, militante guatémaltèque et membre de son équipe de défense, ainsi que, comme l’avait révélé Mediapart au mois de novembre 2019, l’avocat franco-espagnol Juan Branco.

Dans les documents internes à UC Global récupérés par la justice espagnole, le commanditaire de cette opération était désigné sous des termes imprécis comme des « amis américains ». Mais plusieurs éléments semblaient indiquer une implication de la CIA.

Dimanche 4 juin, de nouvelles révélations d’El País sont venues confirmer cette hypothèse. Le quotidien espagnol rapporte qu’un problème informatique dans le stockage des documents saisis chez David Morales a permis de mettre au jour de nouvelles informations. Les avocats de Julian Assange ont en effet repéré à cette occasion que, sur un disque dur externe du patron de UC Global, des vidéos étaient stockées dans un sous-fichier « vidéos » situé dans un sous-fichier « ambassade », se trouvant lui-même dans un sous-dossier intitulé « CIA ».

Dans cette affaire, deux journalistes et deux avocats proches de Julian Assange ont déposé, lundi 15 août 2022, une plainte contre la CIA et son ancien directeur, Mike Pompeo, pour les avoir espionnés quand ils rendaient visite au fondateur de WikiLeaks dans les locaux de l’ambassade équatorienne de Londres.

  publié le 9 juin 2023

Guerre en Ukraine :
à Vienne, un sommet
pour faire taire les armes

Vadim Kamenka sur ww.humanite.fr

Quelque  800 organisations, experts, syndicats et citoyens vont se réunir dans la capitale autrichienne, les 10 et 11 juin. L’objectif : lancer un appel international pour un cessez-le-feu après seize mois de guerre en Ukraine.

Le mot d’ordre est clair : « Faire taire les armes et que la diplomatie commence. » À Vienne, un sommet pour la paix en Ukraine va rassembler, ces samedi et dimanche, plus de 800 organisations, associations, syndicats et citoyens. « La preuve, la moitié d’entre eux, dont des citoyens ukrainiens et russes, participeront personnellement aux discussions. La paix par des moyens pacifiques rappelle notre devise », constate Oleg Bodrov, membre du Bureau international pour la paix.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, le conflit a fait plusieurs dizaines de milliers de morts, des centaines de milliers de blessés, d’innombrables destructions. « La paix n’est pas seulement l’affaire des États et des diplomates, mais aussi de la société civile mondiale. Ce dont nous avons besoin de toute urgence, c’est d’un mouvement mondial exigeant que toutes les parties cessent de se battre et commencent à parler (…) une fenêtre d’opportunité est peut-être en train de s’ouvrir », affirment les organisateurs du sommet.

« Toutes les initiatives de paix sont utiles »

Au bout de 471 jours, les initiatives se multiplient au niveau diplomatique pour obtenir un cessez-le-feu. Après les propositions de la Chine, du Brésil, de l’Indonésie ou du pape François, six dirigeants de pays africains (Égypte, Sénégal, Zambie, Afrique du Sud, Ouganda et Congo-Brazzaville) travaillent sur un projet de médiation entre la Russie et l’Ukraine. Cyril Ramaphosa, le président sud-africain, l’a signifié le mois dernier, affirmant que Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, ses homologues russe et ukrainien, avaient « accepté de recevoir la mission et les chefs d’État africains, à Moscou et à Kiev ».

« Toutes les initiatives de paix sont utiles, notamment celles émanant des pays du Sud global, qui n’ont aucun intérêt dans ce conflit. L’Amérique du Sud, l’Afrique ou l’Asie sont directement impactées par la hausse des prix des denrées alimentaires et de l’énergie qui en découle. Cela aggrave un contexte déjà difficile », estime Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix.

Rappeler les « racines du conflit »

Outre les organisations Bureau international de la paix, Codepink, assemblée du Forum social mondial, Transform ! Europe, Europe for Peace, International Fellowship of Reconciliation (Ifor), Peace in Ukraine, Global Campaign for Peace Education, Disarmament and Common Security (CPDCS), Prague Spring 2, présentes dans la capitale autrichienne, le président brésilien interviendra par vidéo.

Lula devrait porter dans son message de paix le non-alignement de son administration, qui a refusé d’envoyer des munitions à l’Ukraine ou d’appliquer des sanctions contre la Russie, et appelé au respect de l’ONU comme cadre international. Lors de ce sommet, le président brésilien et d’autres interlocuteurs souhaitent aussi rappeler les «racines du conflit» avec la politique d’élargissement de l’Otan qui « a nourri la stratégie de Poutine et justifié sa politique », rappelle Yurii Sheliazhenko, secrétaire exécutif du Mouvement pacifiste ukrainien.

Lever « un double rideau de fer »

Selon l’universitaire américain Jeffrey D. Sachs, pour aboutir à un processus de paix, il faudra traiter de « la question de l’élargissement de l’Otan, qui est au centre de cette guerre ». Le professeur à l’université de Columbia affirme que « cela ne justifie pas l’invasion de la Russie. Une bien meilleure approche pour la Russie aurait pu être d’intensifier la diplomatie avec l’Europe et avec le monde non occidental pour expliquer et s’opposer au militarisme et à l’unilatéralisme américains. Cela aurait été plus efficace ».

Le principal objectif du Sommet de la paix est de publier un appel mondial : la Déclaration de Vienne pour la paix. Celui-ci exhortera les dirigeants politiques à agir en faveur d’un cessez-le-feu et de négociations. Au terme du congrès, une marche vers les ambassades des différents pays de l’Otan, de la Russie et d’Ukraine et vers les organisations internationales établies à Vienne doit déboucher sur la remise officielle de cette déclaration. Pour Oleg Bodrov, l’un des enjeux de ce week-end est de renouer le dialogue.

« La société civile en Russie traverse une période très difficile. Si, auparavant, sous l’Union soviétique, il y avait un rideau de fer construit d’un côté, nous vivons maintenant sous un double rideau de fer. L’un a été construit par le gouvernement russe, l’autre par les pays occidentaux. Nous devons surmonter ces barrières, forcer de nouveaux politiciens à construire un monde nouveau, plus sûr et plus juste », conclut-il.

  publié le 6 juin 2023

Porter la guerre sur le sol russe ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

« Nous ne voulons pas qu’un équipement fabriqué aux États-Unis soit utilisé pour attaquer le sol russe ! » lança, tel un rappel à l’ordre à l’adresse de l’allié ukrainien, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain au lendemain de l’attaque d’envergure de deux groupes paramilitaires russes ralliés à Kiev dans la région frontalière de Belgorod. Ce qui préoccupait visiblement le conseiller de la Maison-Blanche fut, en l’occurrence, la diffusion par Moscou d’images de cette incursion montrant des blindés américains en pleine action sur le territoire russe.

De quoi fournir à Poutine un argument de poids justifiant auprès de son opinion publique sa rhétorique anti-occidentale, si ce n’est le franchissement d’une nouvelle étape de son « opération militaire spéciale ». Le fait que ce furent des combattants en partie connus comme sympathisants néonazis – interdits à ce titre d’accès à l’espace Schengen ! – qui dirigèrent cette incursion d’une ampleur sans précédent apporta d’autant plus d’eau au moulin du Kremlin.

Soucieux de ne pas apparaître ouvertement comme des cobelligérants, les dirigeants britanniques et français usent des mêmes précautions que leurs homologues américains : lors de chaque livraison à Kiev d’armements sophistiqués à même de toucher des cibles internes à la Russie, ils demandent aux Ukrainiens de s’engager à ne pas les utiliser hors du territoire de leur pays. Ce fut encore le cas lorsque Londres annonça qu’il donnerait pour la première fois à l’Ukraine un grand nombre de missiles de longue portée, Storm Shadow, capables d’atteindre le territoire russe. Pour ce faire, le Royaume-Uni avait besoin de l’accord de la France, en tant que coconceptrice de ce missile de croisière et donc coresponsable d’un éventuel usage abusif de cette arme.

La question se pose : suffit-il, pour les dirigeants occidentaux, de prêcher la retenue auprès de l’allié ukrainien pour éviter tout dérapage aux conséquences imprévisibles ? L’exemple des blindés américains filmés près de la ville russe de Belgorod fournit une première réponse. D’autres – d’une tout autre portée s’il s’agissait de chars lourds, de missiles à longue portée, voire d’avions de chasse – pourraient suivre. « Cessons de nous faire dicter nos lignes rouges par l’agresseur ! » clament à chaque nouvelle étape les hérauts de la guerre totale. De fait, de « lignes rouges » il n’est plus question.

Pourquoi faudrait-il se gêner ? Se gênent-ils, eux, de semer la terreur sur le territoire ukrainien ? pourraient rétorquer les uns, légitimement scandalisés par les agressions russes quasi quotidiennes, y compris contre des objectifs civils. C’est que le refus de l’engrenage guerrier repose non sur la volonté de ménager Poutine, mais sur la conviction qu’il risque d’ouvrir les portes de l’enfer pour les deux peuples concernés et bien au-delà ! De quoi avons-nous peur, peuvent penser d’autres, à voir les spectaculaires déficiences de l’armée russe ?

Justement, là est le grand danger : acculé, le pouvoir russe peut être tenté de jouer son va-tout. C’est peut-être un risque marginal, nul ne le sait, mais, le cas échéant, si dévastateur que des dirigeants responsables n’ont pas le droit d’y exposer l’humanité.

  publié le 4 juin 2023

Race et effacement : pourquoi les autres crises humanitaires mondiales ne rencontrent pas la même réaction que l’Ukraine

par SHAH Ritesh (The Conversation), traduit en français par Solène Ouairy sur https://www.ritimo.org/

Avec la guerre en Ukraine qui entame sa deuxième année, près d’un tiers de la population du pays a été déplacée, dont 8 millions de personnes qui ont trouvé refuge au-delà des frontières ukrainiennes.

L’aide internationale face à la détresse de ces réfugié·es a été encourageante. Près de 4,5 millions d’Ukrainien·nes ont bénéficié d’un statut de protection temporaire dans toute l’Union Européenne (UE).

Mais nous devons aussi également poser la question : comment cette réaction se compare-t-elle aux innombrables autres crises humanitaires actuelles dans le monde ?

L’année dernière, le Conseil Norvégien pour les Réfugiés (NRC) a rendu compte de dix « crises oubliées » dans le monde, toutes en Afrique. La souffrance des populations dans ces pays ou dans ces régions ne figurent que rarement dans les gros titres de la presse internationale. Et il y a, de toute évidence, peu d’intérêt ou de volonté politique de la part de la communauté internationale de prendre part à la situation.

De plus, la guerre en Ukraine a redirigé l’aide et les ressources humanitaires loin de ces autres crises. Alors que les enfants en Ukraine ont été soutenu·es, des millions de jeunes dans des pays tels que le Soudan ou le Yémen ont perdu l’accès à l’aide alimentaire vitale. Ils sont maintenant davantage en danger de malnutrition et de famine.

Jan Egeland, secrétaire général du NRC, l’exprime ainsi :

La guerre en Ukraine a montré l’immense écart entre ce qu’il est possible de faire lorsque la communauté internationale s’unit pour faire face à une crise, et la réalité quotidienne de millions de personnes qui souffrent en silence [de situations de crises] que le monde a choisi d’ignorer. [Ceci est] non seulement injuste […] mais s’accompagne d’un énorme coût.

Un rapport récent de « Save the Children » a comparé la réponse apportée par l’UE aux Ukrainien·nes demandeur·ses d’asile et de protection temporaire et à celles et ceux venant d’ailleurs. Les réfugié·es syrien·nes, par exemple, ont décrit des conditions de détention inhumaines ou insalubres en attendant que leurs demandes d’asile soient traitées.

Ils ne recevaient certainement pas le statut de protection temporaire accordé aux réfugié·es ukrainien·nes. Le rapport a nommé cela « dysfonctionnel au mieux et cruel au pire », comme faisant partie d’une politique visant à « contenir ceux qui sont arrivés et dissuader les autres de venir ».

Nous et eux

Comme l’a avancé Hugo Slim, chercheur à l’Université d’Oxford, les principes humanitaires sont « simplistes d’un point de vue étique et systématiquement soumis à des préjugés ». Les décisions sur les allocations de fonds humanitaires sont de plus en plus politisées et motivées par les intérêts du « puissant Occident ».

Cela a été particulièrement visible en 2016 lorsque l’UE a engagé 6 milliards d’euros en soutien à la Turquie afin de répondre à la crise syrienne, en échange de l’engagement de la Turquie à endiguer la migration irrégulière de ces réfugié·es vers l’Europe. Pourquoi opter pour une politique de portes ouvertes à l’encontre des réfugié·es ukrainien·nes et, à l’inverse, pour une approche d’endiguement pour les autres ?

Certains affirment que cela est dû aux conséquences économiques et géopolitiques de l’invasion russe, non seulement pour l’Europe, mais pour le monde entier. Cependant l’idée que certaines crises ont de plus grandes conséquences pour l’Occident que pour d’autres (et auxquelles « nous » devons d’ailleurs répondre différemment) révèle une incapacité à identifier et à répondre aux besoins les plus urgents, de manière impartiale.

Par exemple, seulement quelques mois après avoir commencé à construire un mur en acier le long de sa frontière avec la Biélorussie afin de repousser les demandeur·ses d’asile venant du Moyen-Orient et d’Afrique, la Pologne a ouvert ses frontières aux réfugié·es ukrainien·nes. Il y a également de nombreux récits de personnes racisées fuyant l’Ukraine mais qui ont été refusées à la frontière par des nationalistes ou des douaniers polonais·es.

La couverture médiatique a parfois fait le jeu de tels a priori, en qualifiant les réfugié·es ukrainien·nes de “civilisé·es” et “tellement comme nous”.

Le complexe du Sauveur Blanc

Comme cela a déjà été discuté ailleurs, le système humanitaire mondial repose sur des distinctions et des hiérarchies raciales souvent tacites, basées sur des notions d’expertise et de compétence. La majorité de celles et ceux qui se trouvent en positions décisionnaires et mieux payées viennent des pays développés et sont majoritairement blanc·hes. Les travailleur·ses de terrain ont tendance à venir des pays en développement et sont souvent brun·e de peau ou noir·es.

L’écrivain nigériano-étatsunien Teju Cole a appelé cela le “complexe industriel du sauveur blanc”, qui s’apparente à l’attitude des missionnaires et des premiers colons. La spécialiste étatsunienne-iranienne Reza Aslan le définissait comme « le modèle trop répandu de personnes blanches privilégiées à la recherche d’une catharsis personnelle en tentant de libérer, de secourir ou sinon d’encourager des personnes de couleur défavorisées ».

Peut-être est-ce cynique, mais la plupart des organismes humanitaires ne mentionnent que très peu la race. Les « engagements pour l’action » du sommet humanitaire mondial de 2016 sont restés remarquablement muets à ce sujet. Les principes humanitaires de neutralité et d’impartialité, qui effacent la notion de race et taisent les différences d’opinion, perpétuent « l’ignorance blanche mondiale », comme l’appelle le philosophe Charles Mills.

Peut-être ne devrions-nous pas être surpris·es. Prendre conscience du racisme structurel au sein de l’humanitarisme exigerait de céder du pouvoir et de l’autorité à celles et ceux qui ont été marginalisé·es.

Que peut-on faire ?

La première étape pour changer cela serait une prise de conscience de la part de l’ONU, des autres organismes, des médias et des politicien·nes que les préjugés raciaux et culturels au sein des structures humanitaires existent. Beaucoup plus d’attention doit être accordée au langage utilisé pour décrire et dépeindre celles et ceux qui vivent ces crises.

Sur un plan pratique, une plus grande représentation est nécessaire, dans toutes les prises de décision au sein des organismes humanitaires, des voix et des points de vue du Sud global, surtout ceux directement affectés par les crises.

L’aide humanitaire aurait également besoin d’être dépolitisée. L’argent devrait être acheminé par des fonds de financement communs tels que le Fonds Central d’Intervention d’Urgence de l’ONU, qui répond directement aux besoins humanitaires les plus urgents et sous-financés à l’échelle internationale.

Il ne s’agit pas de mesures rapides. Mais ne rien faire laisserait des millions de personnes largement invisibles. Ainsi qu’un réfugié palestinien m’a récemment décrit ses sentiments : « Le monde entier nous a oubliés et nous a laissés mener nos combats seul·es ». 

Voir l’article original en ligne sur le site de The Conversation

Commentaires

Ritesh Shah est professeur à l’Université d’Auckland, Nouvelle Zélande.

Cet article, initialement paru en anglais le 2 mars 2023 sur le site de The Conversation (CC BY-ND 4.0), a été traduit vers le français par Solène Ouairy, traductrice bénévole pour ritimo.

Voir la version en anglais sur notre site


 

   publié le 3 juin 2023

En Espagne, renouveau
de la gauche alternative :
Yolanda Diaz face aux obstacles

Iago Moreno sur https://lvsl.fr/

Le 2 avril, Yolanda Díaz, vice-première ministre espagnole et ministre du Travail, a confirmé sa décision de se présenter comme candidate à la présidence lors des élections générales qui doivent être convoquées pour novembre 2023. La candidate a annoncé sa volonté lors d’un rassemblement bondé à Madrid, où sa nouvelle plateforme Sumar (« Additionner ») a rassemblé deux fois plus de personnes qu’il n’y avait de places dans le stade. La décision de Díaz a été chaleureusement accueillie avec le soutien du Parti Communiste d’Espagne (PCE), de la gauche verte (Equo, Alliance verte). La plupart des partis régionalistes de gauche du pays étaient également présents, des membres de Cataluña en Comùn dirigés par la maire de Barcelone, Ada Colau, à la force dominante de la gauche alternative valencienne, Compromís. Cependant, l’événement a été marqué par l’absence notable de Podemos, dont la position dominante ne semble plus être tenue pour acquise au sein de la gauche alternative espagnole.

« Les femmes n’appartiennent à personne. Et moi, en tant que femme, je n’appartiens à personne non plus », a affirmé Yolanda Diaz à une foule ravie. « Nous en avons assez d’être sous tutelle, d’être ignorées. Nous sommes très fatiguées. Et nous continuerons à le dire : nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. (…) Je veux être la première femme Premier ministre d’Espagne et, si vous le souhaitez, nous le rendrons possible ensemble ».

Le message à Pablo Iglesias et à Podemos était clair : la gauche espagnole ne se voit plus comme une constellation de satellites gravitant autour du parti violet. Un nouveau leadership, dirigé par Yolanda Diaz, soutenu par un front de syndicats, d’acteurs sociaux et de partis politiques, aspire à devenir son nouveau centre de gravité. À l’approche de nouvelles élections générales, l’Espagne est confrontée à la menace de la montée au pouvoir d’une coalition de droite intégrant l’extrême droite post-franquiste du parti Vox. Dans ce contexte, l’avenir du projet de Diaz et l’issue de ses négociations délicates avec les acolytes d’Iglesias deviennent cruciaux pour l’avenir de la gauche européenne.

Lent déclin de Podemos ?

Podemos, né du tumulte politique provoqué par le mouvement des Indignés et capitalisant sur un ressentiment généralisé contre l’austérité et la corruption, semblait conserver le leadership incontesté de la gauche alternative espagnole pendant près d’une décennie. Après son émergence explosive lors des élections européennes de 2014, le parti est devenu hégémonique au sein de la gauche radicale lors des élections générales de 2015 après avoir menacé de « détruire » le front électoral historique du parti communiste, Izquierda Unida (IU). À l’époque, les 69 sièges remportés par la « coalition confédérée » dirigée par Podemos prévalaient largement sur les résultats de Izquierda Unida, qui n’obtenait que deux sièges. Depuis lors, bien que les « rouges » et les « violets » aient réussi à résoudre leurs différences fondamentales pour forger une coalition stable, « Unidas Podemos », le leadership de cette dernière est resté pratiquement incontesté.

« Qu’est-ce qui a changé ? », demanderont beaucoup. En fin de compte, Podemos a été le principal architecte du gouvernement de coalition formé par Pedro Sanchez et Pablo Iglesias juste avant la pandémie. Sous la direction de Podemos, la gauche alternative a réussi à rompre avec son isolement persistant du pouvoir depuis la Seconde République espagnole (1931-1939). Ses ministres ont réussi à augmenter le salaire minimum malgré les réticences du PSOE et ont fait avancer des changements législatifs importants contre les violences de genre. La dernière réforme du travail en Espagne a rompu avec une logique historique de démantèlement des droits des travailleurs. De plus, le pays a fait un grand bond en matière de mémoire historique. Comme le politologue Sebastian Faber l’a expliqué, la nouvelle loi mémorielle espagnole reconnaît enfin les victimes de Franco et les atrocités commises par sa dictature.

Cependant, le bilan réel est plus mesuré. Au cours des cinq dernières années, les résultats électoraux de Podemos ont chuté à chaque élection. Au milieu de luttes internes sanglantes, de purges bruyamment médiatisées et d’une persécution judiciaire brutale de ses leaders, le parti s’est recroquevillé dans une posture de citadelle assiégée. Au fil des années, de nombreux fondateurs du parti ont quitté l’organisation allant jusqu’à la qualifier de « broyeuse de viande ». De plus, à la suite de désaccords récurrents avec le Parti communiste et la plupart des forces régionalistes, les liens du parti avec ses alliés sont fortement fragilisés. La majorité des prétendues « Villes du changement » (les mairies des grandes villes que la gauche alternative a gouvernées en 2015) sont désormais dirigées par le PP et le PSOE. Dans des nations historiques comme la Galice, le parti est passé de la direction de l’opposition à un statut extraparlementaire en moins de cinq ans.

Ainsi, le bilan électoral de Podemos fait davantage figure de lent déclin que de conquête d’une hégémonie de long terme.

D’une certaine manière, Podemos n’était pas absent au meeting au cours duquel Diaz a été adoubée comme candidate. Certains membres dissidents du « Comité citoyen » du parti, tels que les secrétaires de l’Industrie et des Droits de l’homme, ont rompu avec la discipline de l’organisation pour assister à l’événement. Il faut également rappeler qu’un quart des partis accompagnant la vice-première ministre sont nés de la fragmentation de Podemos en une myriade de scissions. Par exemple, des partis tels que Más Madrid – qui surpasse actuellement Podemos dans tous les sondages pour les élections de la capitale -, et dirigés par Iñigo Errejon, soutiennent Sumar. De même, un autre parti récemment fondé dans l’archipel des Canaries et dirigé par Alberto Rodriguez, qui occupait le poste de secrétaire à l’organisation de Pablo Iglesias jusqu’en juin 2022, victime d’une décision judiciaire qui l’a révoqué son siège au Congrès des députés, soutient Yolanda Diaz. Enfin, et surtout, d’anciens cadres de Podemos ont joué des rôles cruciaux dans les cercles intérieurs de Sumar. Au sens propre, les mains qui écrivent les discours de Diaz ont composé les partitions de la mélodie de Podemos. En ce sens, leur ton accusateur envers Sumar est quelque peu paradoxal.

Yolanda Diaz et son « pari arithmétique » : un espoir de renouveau pour la gauche ?

Si les défis auxquels la gauche espagnole est confrontée sont si importants, qu’est-ce qui, dans Sumar, peut faire une réelle différence ? Avant tout, le projet de Diaz aspire à surmonter les limites du leadership de Podemos de trois manières. Premièrement, alors que les successeurs d’Iglesias ont enraciné leur organisation à Madrid, Diaz, elle-même originaire d’une région périphérique, la Galice, cherche à construire une coalition « plurinationale » de forces représentant la diversité des sentiments nationaux et régionaux de l’Espagne.

Deuxièmement, la posture de citadelle assiégée de Podemos, qui dénonce les opérations judiciaires et journalistiques menées contre ses dirigeants par « l’État profond » et « l’oligopole médiatique » semble peu payante en termes électoraux ; à l’inverse, Sumar mise sur d’un discours qui se veut « optimiste ». Pour reprendre les mots du politologue Daniel Guisado, cet imaginaire politique de « l’espoir » se focalise sur « l’adresse aux personnes à représenter » plutôt que sur « l’ennemi à combattre ». Sans nier la nécessité d’une confrontation agonistique avec les élites, Sumar renonce à en faire un élément aussi structurant que Podemos – accusé de tenir un discours aux relents anxiogènes et conspirationnistes. Enfin, Sumar, qui qualifie sa plateforme de « mouvement citoyen », prétend en revenir aux fondamentaux du parti violet, là où Podemos se recroquevillerait dans un « chauvinisme de parti ».

Dans une certaine mesure, le caractère éclatant et festif de la candidature de Diaz visait à représenter ce changement. Sur scène, Diaz était accompagnée d’un aréopage éclectique d’intervenants : une gameuse féministe et streameuse Twitch, une commerçante, la première députée transgenre de l’histoire de l’Espagne, un syndicaliste, la poétesse nicaraguayenne et ancienne combattante guérillera Gioconda Belli, une influenceuse TikTok de vingt ans, etc. En tant que base de soutien mis en avant par la vice-ministre, ils visaient à refléter les multiples visages de la gauche alternative espagnole. En parcourant le stade, on pouvait tomber sur des intellectuels marxistes à l’ancienne discutant avec des microcélébrités d’internet ; des membres âgés de la résistance anti-franquiste clandestine assis avec de jeunes militants pour la justice climatique ; ou des livreurs syndiqués fatigués des plateformes debout à côté d’activistes numériques techno-enthousiastes. L’événement était loin de ressembler à un rassemblement de campagne.

Diaz fait face à une bataille difficile. Le spectre d’une coalition entre le Parti populaire conservateur et l’extrême-droite de Vox devient de plus en plus tangible. L’expérience de la déclaration d’indépendance de la Catalogne en 2017, le ressentiment généralisé contre les transformations culturelles menées par la gauche, et les quatre années de consolidation institutionnelle d’un gouvernement de coalition qu’ils considèrent comme un « régime socialo-communiste » ont fortement mobilisé la droite politique. La tâche qui incombe à Diaz est ardue : elle doit unir la gauche sans laisser Podemos de côté et consolider son leadership émergent. D’un autre côté, on ignore dans quelle mesure Podemos serait prêt à accepter cette transition vers une gauche qu’il ne dirigerait plus.

   publié le 2 juin 2023

États-Unis. Le Sénat valide l’accord sur la dette, place à l’austérité

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, l’accord scellé aux États-Unis entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement a été entériné par le Sénat jeudi 1er juin.

« C’est une grande victoire pour l’économie et pour le peuple américain », a salué le président des États-Unis Joe Biden après le vote par le Sénat, jeudi 1er juin, de l’accord scellé entre démocrates et républicains face à la menace de défaut de paiement. Mais si ce compromis, déjà voté mercredi par la Chambre des représentants, permet d’éviter que les caisses du pays se retrouvent à sec le 5 juin, il annonce une véritable cure d’austérité très critique par la gauche.

Les États-Unis avaient atteint depuis janvier le seuil limite légal de leur endettement, fixé par le Congrès à quelque 31 400 milliards de dollars (environ 28 000 milliards d’euros). Depuis lors ils ne faisaient face que grâce à des mesures comptables exceptionnelles dont l’efficacité serait précisément arrivée à terme début juin.

Après des négociations marathon, concrètement, l’accord permet de suspendre pendant deux ans, soit après les élections présidentielles et législatives de 2024, le montant maximal d’endettement des États-Unis.

Sanders refuse de porter « préjudice aux travailleurs »

En échange, les Républicains ont fait pression et obtenu un strict rationnement de toutes les dépenses publiques (éducation, santé, aide sociale, infrastructures fédérales, etc.) à l’exception de celles destinées au budget militaire qui continuerait, lui, de marquer une sensible progression.

Certains d’entre eux, en particulier les tenants de l’aile trumpiste, ne lui ont toutefois pas accordé leur vote estimant que ce n’était pas encore assez. Et ce alors même que le compromis inclut aussi des modifications aux conditions imposées pour bénéficier de certaines aides sociales.

Notamment l’augmentation de l’âge de 49 à 54 ans jusqu’auquel les adultes sans enfants doivent travailler pour bénéficier d’une aide alimentaire (à l’exception des anciens combattants et des sans-abri).

Des mesures très critiquées par l’aile gauche des démocrates. Des élus comme Pramila Jayapal et Alexandria Ocasio-Cortez avaient fait savoir qu’ils refusaient de soutenir un texte « imposé » par les républicains. « Je ne peux pas, en mon âme et conscience, voter en faveur d’un projet de loi qui porte préjudice aux travailleurs », a ajouté jeudi le sénateur socialiste Bernie Sanders.


 


 

La dette americaine
en question

Henri Ausseil sur https://pcf-littoral.over-blog.com

Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants.

Le blog qui reflète les travaux de Rencontres Marx Languedoc attache une grande importance au phénomène de dédollarisation du monde. L'Huma en a rendu compte.

Cela paraît contradictoire avec le haut niveau du dollar et la Bourse qui flambe. Aussi , pour savoir si une théorie est juste ou fausse l'indice le plus sûr est la prédictibilité. Ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis (peu relayé par nos médias) est donc significatif. SOIXANTE ET DIX FOIS dans la passé le conflit théâtral entre républicains et Démocrates sur le plafond de la dette (que ne peut dépasser l'exécutif) s'est terminé après un baroud d'honneur par le relèvement du plafond. Rencontres Marx l'interprète comme la capacité des Etats-Unis à capter l'argent japonais , chinois et européen grâce au dollar monnaie mondiale et à l'attrait des bons du trésor. Et la dette est devenue colossale sans que la confiance diminue.   Cela a permis aux Etas-Unis d'émettre des dollars internationaux (le plus souvent en monnaie virtuelle), pour payer ses propres dépenses.   Les Etats-Unis vivent à crédit sur le monde. C'est ce que nous devrions appeler l'impérialisme.

Pour la première fois la règle ne s'applique pas

Républicains et Démocrates ne parviennent pas à un accord, ou plutôt la nature de l'accord se modifie. Rogner sur les dépenses sociales n'a rien de nouveau.   Mais lorsqu'il s'agissait de relever le plafond de la dette, 100% du surplus était couvert par la dette. Désormais il semble que pour partie les Etats-Unis devront réduire leur budget. Au moment où les dépenses militaires explosent et alors que les riches et les entreprises refusent toute augmentation des impôts, c'est le service public qui en fera les frais, c’est-à-dire tous les américains. Le côté indolore disparaît. Comme tout autre peuple le peuple américain devra payer les dépenses générées par ses dirigeants.   Pour le moment cela reste à la marge mais si la théorie de Rencontres Marx est juste cela finira par devenir la règle.

Pourquoi?

Il ne faut y voir aucune "méchanceté" de classe aggravée . Si les politiciens avaient pu faire autrement ils l'auraient fait. Mais plus le dollar s'affaiblit comme monnaie mondiale, plus il devient une arme aux effets désagréables, moins les pays vont être disposés à acheter les bons du trésor américains. La Chine se désengage au contraire, le Japon aussi. La plupart des pays du monde n'acceptent plus ce que la France continue à accepter. La BNP a versé 9 milliards d'amende pour avoir contourné les sanctions. 9 milliards ! Mais la vérité c'est qu'aucun pays même les plus atlantistes n'est en mesure de compenser le retrait chinois et Japonais. La crainte est donc désormais DE NE PLUS TROUVER DE CREANCIER, sinon à l'intérieur du pays.

C'est la preuve que le système Reagan du capitalisme rentier qui assoie les profits sur les biens produits ailleurs atteint ses limites extrêmes et a été une catastrophe pour la première puissance mondiale.

C'est tout l'occident qui est au pied du mur, mais les Etats-Unis plus que tout autre.

  publié le 30 mai 2023

Palestine : un nouveau village incendié par les colons israéliens accompagnés par l’armée d’occupation

Communiqué de l’Association France-Palestine Solidarité sur https://www.france-palestine.org

Dans la journée une délégation diplomatique de l’Union européenne s’était rendue à Burqa, dont les habitants sont victimes du vol de leurs terres par l’État d’Israël depuis 1978. Il s’agissait pour elle de constater les violations permanentes et les nouvelles menaces qui pèsent sur le village.

Les colons du mouvement fasciste « La jeunesse des collines » ont répondu immédiatement à cette visite en attaquant le village.

Le mouvement israélien de défense des droits humains Yesh Din rapporte que « des dizaines de colons accompagnés par l’armée, ont envahi le village incendiant plusieurs maisons. Des Palestiniens ont signalé avoir été blessés par des tirs à balles réelles. »

Tout comme dans le village de Huwara il y a 3 mois, les colons ont brûlé des maisons, attaqué les biens et les personnes et tiré sur les Palestiniens. Comme à Huwara, l’armée omniprésente en territoire palestinien occupé non seulement n’est pas intervenue pour les arrêter mais les a accompagnés dans leur œuvre de destruction.

Suite au pogrom de Huwara, le ministre Smotrich avait déclaré qu’il fallait rayer le village de la carte. Il avait participé quelques jours après à une manifestation en direction de la colonie d’Eyviatar sur les terres du village de Beita - village martyr lui aussi, à proximité de Huwara. Des milliers de colons, plusieurs ministres et des députés revendiquaient l’occupation et la colonisation des terres de Beita.

Ce même ministre paradait jeudi 18 mai lors de la dite « marche des drapeaux » qui commémore l’occupation de Jérusalem en 1967 et son annexion au mépris du droit international. Au cours de cette marche, des dizaines de milliers de colons ont défilé dans la vielle ville de Jérusalem, des heures durant hurlant des slogans racistes et attaquant les Palestiniens. Parmi les slogans hurlés ad nauseam, « mort aux arabes et que leurs villages brûlent ». Comment ne pas faire le lien avec ce qui s’est passé hier soir à Burqa ?

Smotrich, toujours lui a annoncé il y a quelques jours son intention de doubler le nombre de colons en territoire palestinien occupé.

Pour bien montrer sa détermination à poursuivre sans relâche et à marche forcée la colonisation de la Palestine, Israël ne s’est pas arrêté en si bon chemin, faisant fi des visites de diplomates et des condamnations sans suite : dès le lendemain, d’importants travaux de terrassement ont commencé autour de Burqa pour permettre un accès à la colonie d’Homesh, saccageant et confisquant toujours plus de terres privées palestiniennes.

Les nouvelles scènes d’horreur à Burqa ont eu lieu peu après la commémoration par les Palestiniens des 75 ans de la Nakba, la catastrophe qui entre 1947 et 1949 a vu 800 000 d’entre eux chassés et dépossédés de leurs terres en faisant des réfugiés. Elles confirment bien que la Nakba n’a jamais cessé, que le processus de dépossession et de nettoyage ethnique est toujours en cours. Chaque jour, la preuve en est faite sur le terrain en Palestine.

Ce qui s’est passé hier à Burqa n’est pas une erreur de parcours d’un État supposé démocratique, ce n’est qu’un des aspects d’un régime de domination et d’oppression systématique du peuple palestinien dont le but est le même depuis 1947, prendre la terre des Palestiniens, les en chasser et les remplacer. Ce régime a un nom, c’est un crime contre l’humanité, c’est le crime d’apartheid.

Combien de temps va-t-il encore falloir, combien d’exactions, combien de massacres, combien de crimes de guerres, de crimes contre l’humanité, combien de visites diplomatiques de terrain pour que la « communauté internationale » cesse de laisser faire Israël en regardant ailleurs.

Assez de condamnations sans effets et sans lendemain !
L’urgence absolue est aujourd’hui la protection des Palestiniens : nous en appelons solennellement à notre gouvernement et à l’Union européenne, il faut arrêter la main des criminels ! Il faut en finir avec l’impunité d’Israël, de ses colons, de ses soldats, de ses dirigeants. Pour cela il faut des actes et cela passe par des sanctions immédiates.

Mais il faut aussi qu’un nom soit mis sur ce que fait Israël entre la mer Méditerranée et le Jourdain : Israël y commet le crime d’apartheid. Il est temps de le reconnaître !

Le Bureau National
Le 25 mai 2023

  publié le 2 mai 2023

À Mayotte, l’opération « Wuambushu » a très vite montré ses limites

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Elle était attendue par les uns, redoutée par les autres. En une semaine, l’opération « Wuambushu » a essuyé plusieurs revers et surtout attisé les tensions avec la population.

Il y a d’abord eu cette première démolition, prévue dans le quartier de Talus 2 à Majicavo (au nord de Mamoudzou), mais annulée par la justice. Les cases en tôle visées par l’opération avaient pourtant déjà été numérotées et une permanence avait été lancée pour proposer des solutions d’hébergement à une partie des habitant·es.

« La destruction des habitations des requérants, conséquence de la décision de l’administration, est manifestement irrégulière », a pointé la juge des référés dans son ordonnance, relevant une « voie de fait » et expliquant que l’opération de démolition pourrait avoir un « impact certain sur la sûreté » des habitant·es.

Cette même juge, également présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou à Mayotte, a dans la foulée été prise pour cible par les partisans les plus acharnés de l’opération « Wuambushu », préparée par Gérald Darmanin pour démolir les bidonvilles, traquer les jeunes dits « délinquants » et expulser les sans-papiers.

Le Figaro et Europe 1, puis Valeurs actuelles, n’ont ainsi pas hésité à publier le portrait de la juge, en mentionnant son nom et en remettant en cause son impartialité au prétexte d’une vieille adhésion au Syndicat de la magistrature, alors que la justice était déjà pointée du doigt par des collectifs mahorais l’estimant trop « laxiste » avec les auteurs de crimes et délits sur l’île.

« On ne peut être juge et partie. Quand on est juge, on se respecte. Le harcèlement judiciaire coordonné entre les droits-de-l’hommistes et certains magistrats partisans, ça ne passera pas », a tweeté le député Les Républicains de la deuxième circonscription de Mayotte, Mansour Kamardine, en réaction à l’article d’Europe 1.

Des expulsions bloquées par les Comores

Le procureur de la République, Yann Le Bris, a très vite apporté son soutien à la présidente du tribunal, expliquant que la justice devait « pouvoir travailler sereinement dans le respect du droit ». « Cela peut inquiéter d’autres magistrats qui seraient amenés à prendre des décisions en lien avec Wuambushu », alerte un haut fonctionnaire basé à Mayotte.

Il y a eu ensuite le fameux bateau baptisé Maria Galanta, censé reconduire les personnes en situation irrégulière depuis les centres de rétention administrative (CRA) jusqu’aux Comores. Mais il fut contraint de rebrousser chemin avant même de dépasser les eaux territoriales françaises car les ports comoriens gardaient portes closes.

« Mercredi, treize personnes devaient être éloignées vers les Comores, relate une avocate. Le bateau est parti dans la matinée et est revenu en début d’après-midi à Mayotte. Elles ont de nouveau été enfermées au CRA puis libérées sur décision du juge des libertés et de la détention dans la nuit. »

Jeudi, l’Union des Comores a annoncé la reprise des rotations, mais sans accepter « aucun refoulé » de Mayotte, « sous peine de retirer la licence à la compagnie [SGTM – ndlr] » détenant le Maria Galanta. Celle-ci a annoncé dans la foulée suspendre toute rotation dans le contexte actuel.

Alors que l’opération Wuambushu devait permettre des expulsions massives de Comorien·nes basé·es à Mayotte parfois depuis des dizaines d’années – entre 70 et 80 personnes sont déjà éloignées chaque jour en moyenne tout au long de l’année –  ces multiples rebondissements sont le signe d’un échec cuisant pour les autorités préfectorales et le ministère de l’intérieur.

En parallèle, le CRA de Petite-Terre, d’une capacité maximale de 136 places, était occupé par environ cent personnes cette semaine. Pour les besoins de Wuambushu, un nouveau local de rétention administrative (LRA) – sorte d’intermédiaire visant à placer des personnes en rétention en attendant leur transfert en CRA – était quasiment vide deux jours après son ouverture, comme a pu le constater Mediapart, démontrant que les interpellations ne sont pas plus nombreuses que d’habitude (soit parce que les personnes sans papiers se sont cachées par peur d’être contrôlées, soit parce que les éloignements étaient tout bonnement impossibles cette semaine).

Une démolition en guise de coup de com’ pour le préfet

Pour redonner de l’élan à l’opération Wuambushu et tenter de rassurer, tôt dans la matinée de jeudi, une démolition de maisons en dur était lancée à Longoni, au nord de Mayotte, puis annoncée en grande pompe par le préfet de Mayotte, Thierry Suquet, lors d’une conférence de presse organisée sur le site d’un futur lycée professionnel, où un chantier a déjà débuté et pour lequel un arrêté de démolition avait été pris dans le cadre de la loi Élan.

Oui mais voilà : cette démolition n’avait rien à voir avec Wuambushu, et les habitations concernées étaient déjà vides depuis quelque temps. Seules quelques familles y avaient des élevages mais ont été prévenues en amont de la démolition pour pouvoir les récupérer. L’occasion – un brin théâtralisée – pour le préfet de montrer que l’État « agit », après le revers essuyé lundi soir au tribunal judiciaire de Mamoudzou.

Impatients, près d’un millier de citoyens de Mayotte organisaient une manifestation pro-Wuambushu à Chirongui, jeudi matin, pour réclamer des résultats « concrets » au gouvernement français. « Ra Hachiri » (« Nous sommes vigilants »), scandait la foule, composée de divers collectifs citoyens.

Moussa*, issu d’une famille mixte – mère mahoraise, père comorien – assume soutenir l’opération « parce que Mayotte est en crise et ne peut pas accueillir tout le monde ». Mais il veut tempérer le discours de nombreux habitants de Mayotte qui n’hésitent pas « à mettre tout le monde dans le même sac » : « On a un gros problème de délinquance ici, mais il ne faut pas pointer du doigt uniquement les Comoriens, parce qu’il y a aussi des Anjouanais, des Mohéliens et même des Mahorais. »

Sur les réseaux sociaux, les messages de haine pleuvent depuis des semaines, appelant à répondre par la force, traitant les Comoriens et Anjouanais de « cafards » ou de « terroristes ». Les rares messages venant apporter de la nuance suscitent un tollé.

« Si on veut vraiment vivre en paix et en sécurité, ce n’est pas par la force que nous allons trouver une solution. Un dialogue sérieux entre résidents de l’île sans distinction de race, d’origine ou de religion est primordial », suggère Nayi. « NOUS NE NÉGOCIONS PAS AVEC LES TERRORISTES », lui répond Saïd. « Chacun chez soi ! », enchaîne Patrik. Et Ali d’ironiser : « Qu’ils rentrent chez eux et on discutera après par visio ! »

Les pour et les contre

Dans un café de Mamoudzou, nous retrouvons Frédéric, un « mzungu » (« blanc » en shimaoré) basé à Mayotte depuis plusieurs années. Il se dit révolté par les violations du droit à Mayotte, par toutes ces expulsions vers les Comores qui se font parfois avant même qu’une audience ne se tienne au tribunal en cas de recours, par cette politique du chiffre qui guide aujourd’hui la préfecture et l’État. « Wuambushu, pour moi, ce n’est qu’une petite cerise sur le gâteau. Ce n’est rien d’exceptionnel par rapport à tout ce qui se passe ici chaque jour. »

« Et qu’est-ce que vous faites de toutes les personnes agressées à Mayotte ?! », s’emporte un Mahorais attablé derrière lui. « Moi, je suis père de famille et on m’a pointé une bouteille cassée à la gorge pour que j’aille retirer de l’argent. Je les ai suppliés, je me suis chié dessus. C’étaient des jeunes avec une carte de séjour, inscrits à la fac de Dembéni. Je suis passé en jugement et il n’y a rien eu. Ils n’ont pas été condamnés car il paraît qu’ils étaient novices. »

Enfant d’un père immigré originaire d’Anjouan, il a longtemps milité dans des associations en faveur de l’insertion des jeunes, « peu importe leur profil ».

« Aujourd’hui, je travaille à l’hôpital et il ne se passe pas un jour sans qu’on ne reçoive des patients avec une main ou un bras coupé après une agression. Alors oui, on a besoin d’une opération comme Wuambushu.

Et que faites-vous des mères et enfants innocents qui vont être les premières victimes des démolitions et des expulsions, rétorque Frédéric. Au lieu de faire un Wuambushu où on va dégager tout le monde, on devrait organiser une opération qui cible les délinquants uniquement, qui sont souvent des mineurs isolés non expulsables. Là, on va virer des gens et garder nos délinquants.

Ça m’attriste autant que vous. Je n’accuse pas les étrangers mais tous ceux qui ne s’occupent pas de leurs enfants. Ça fait mal de voir cette jeunesse errer comme ça. Mais on a des gamins qui rentrent à la maison et disent ne plus vouloir aller à l’école parce qu’ils ont été agressés dans le bus scolaire. Ça me tue d’entendre des magistrats, des médecins ou droits-de-l’hommistes venir dire que Wuambushu, cest pas bien. Il faut frapper fort. Et si nous, victimes, on n’a pas de justice, je ne vois pas pourquoi les autres y auraient droit », conclut-il.

Une nouvelle manifestation des pro-Wuambushu s’est tenue à Mamoudzou samedi. L’opération a aussi créé des tensions dans plusieurs quartiers de Mayotte, comme à Majicavo, Doujani et Tsoundzou, où les renforts de police ont parfois été perçus comme le signe d’un potentiel « décasage » à venir, et où des groupes de jeunes ont choisi de les affronter.

Des forces de l’ordre déjà dépassées

« Je ne les défends pas, ils ont même cassé notre voiture parce qu’ils auraient voulu qu’on aille se battre avec eux, raconte une habitante de Doujani. Mais il faut les comprendre : ils défendent leurs parents et leur maison. Personne ne vient leur parler. Au lieu de ça, on leur envoie la police qui agit n’importe comment. »

« Il y a une stratégie de mise sous pression des habitants, relève le haut fonctionnaire déjà cité. On envoie par exemple des pelleteuses à Kawéni alors qu’il ne va pas forcément y avoir de décasage là-bas. » Pour lui, la forte présence policière, qui tendait à rassurer les habitant·es de Mayotte pro-Wuambushu au départ, ne veut plus rien dire.

« Les gens s’inquiétaient de ce qui adviendrait quand ils partiraient ; mais finalement, ça ne va pas même quand ils sont là. C’est même pire : on se demande chaque soir dans quel quartier ça va péter. L’opération attise clairement les tensions avec les jeunes. »

Les renforts de police et de gendarmerie ont été envoyés « les doigts dans le nez », persuadés qu’ils pourraient reproduire ici ce qu’ils faisaient « en banlieue ». « Force est de constater qu’ils n’y arrivent pas, tacle le haut fonctionnaire, redoutant des violences policières. Ils ne connaissent pas les lieux, c’est très vallonné et il fait nuit tôt. Ils ont déjà l’air fatigués. » Pour le moment, conclut-il, c’est un « échec » : « Il n’y a pas de décasage, pas de reconduite sur fond de bordel diplomatique avec les Comores, pas d’impact particulier sur les arrestations malgré ce que dit Darmanin. »

Face à tant de déconvenues, Gérald Darmanin a réaffirmé vendredi, s’enfonçant encore un peu plus dans le déni, sa volonté de mener coûte que coûte l’opération Wuambushu, expliquant que cela prendra « le temps qu’il faudra » et qu’il « laissera le nombre de policiers et gendarmes qu’il faudra » pour permettre à Mayotte de redevenir une « île normale ». Il s’est aussi vanté de voir que « depuis trois jours et pour la première fois dans l’histoire de la République, l n’y avait plus de kwassa-kwassa partant des Comores vers Mayotte ».

   publié le 26 avril 2023

Mayotte, île de la cruauté

Edwy Plenel sur www.mediapart.fr

L’opération « Wuambushu » menée sur le cent unième département français est une monstruosité politique qui prolonge un crime juridique. Maintenant sa souveraineté sur Mayotte en violation flagrante du droit international, la France y met en scène l’expulsion massive d’êtres humains au prétexte qu’ils seraient étrangers alors même qu’ils font partie du même peuple que les autochtones.

Une unité de maintien de l’ordre supposée d’élite, la CRS 8, qui, au premier jour de son intervention, revendique non seulement l’usage de 650 grenades lacrymogènes, 85 grenades de désencerclement et 60 tirs de LBD, mais assume aussi avoir ouvert le feu à douze reprises en tirant vers le sol pour repousser la population civile qui lui résiste.

Un premier vice-président du territoire, Salime Mdéré, élu centriste proche de la droite LR et soutien de la majorité présidentielle, qui, sur le service public télévisuel local, n’hésite pas à appeler au meurtre : « Ces délinquants, ces voyous, ces terroristes, à un moment donné il faut peut-être en tuer. Je pèse mes mots. Si y en pas un qui est tué, y en aura toujours d’autres qui vont oser tuer des policiers. »

Des magistrats du tribunal judiciaire de Mamoudzou dont l’indépendance se dresse face aux abus du pouvoir exécutif, en ordonnant la suspension immédiate de l’évacuation d’un bidonville après avoir constaté « l’existence d’une voie de fait » dans les conditions d’expulsion jugées « irrégulières » des populations concernées dont elles mettent « en péril la sécurité ».

C’est peu dire que, contrairement aux fanfaronnades du ministre de l’intérieur, l’opération « Wuambushu » qu’il a mise en œuvre (et en scène) à 8 000 kilomètres de Paris au nom de la lutte contre « l’immigration illégale » est à mille lieues de « la restauration de la paix républicaine » revendiquée encore par Gérald Darmanin mardi 25 avril, en soutien de l’appel du préfet de Mayotte contre la décision judiciaire.

C’est au contraire une guerre que revendique et provoque cette opération de destruction d’habitations et d’expulsion de populations baptisée depuis Paris « Wuambushu », ce qui en mahorais signifie « reprise ». Un mot qui fait écho à tous les discours xénophobes et racistes sur les migrants, exilés et réfugiés, accusés de déposséder des habitants proclamés légitimes de leur territoire, de leur culture et de leur identité, qu’il faudrait donc « reprendre », reconquérir en somme comme s’ils avaient été dérobés par d’autres qui en seraient les occupants illégitimes.

Brandie de nouveau en diversion politicienne, avec l’annonce d’un énième projet de loi qu’Emmanuel Macron veut imposer « avant l’été », selon sa dernière interview au Parisien, la question migratoire a toujours été le laboratoire d’un État d’exception, où l’on fait le tri, où l’on enferme, où l’on expulse, où l’on brutalise des hommes, des femmes, des enfants dont le seul tort est de s’être déplacés, par nécessité ou par désir, par envie de mieux vivre ou par rêve d’autres horizons.

Rien de plus logique à cet engrenage puisque, dans cette quête infiniment ressassée du bouc émissaire étranger, c’est une pédagogie de l’inégalité des droits qui se diffuse et s’installe. Tournant le dos aux véritables urgences – démocratiques, sociales, écologiques, etc. –, l’obsession de la chasse à « l’immigration illégale » accoutume à la hiérarchie des humanités, entre ayants droit et sans droits, donc au rejet de l’égalité naturelle qui, pourtant, est au principe des démocraties, non seulement en tête de leurs valeurs constitutionnelles mais à l’origine de leur existence historique, fondée sur le refus du privilège de naissance.

Mais, dans le cas présent, ce déni d’humanité est redoublé par le contexte colonial dont témoignent les pratiques policières (tirs à balles réelles) et le discours politique (appel au meurtre) évoqués ci-dessus. Parce qu’elle est fondée sur la violation des droits humains – conquête, occupation, domination –, la colonisation génère spontanément l’excès et l’abus du côté de la puissance coloniale. On s’autorise, on se lâche, on se permet, on ne se réfrène ni ne s’interdit, on stigmatise et on déshumanise, à l’instar d’Emmanuel Macron, évoquant en juin 2017 les embarcations utilisées par les habitant·es des Comores pour rejoindre Mayotte, pour dire que le « kwassa-kwassa pêchait peu » mais « amenait du Comorien ».

Devenue département français depuis un référendum en 2009, Mayotte est le fruit d’un rapt (lire ce rappel historique de Rémi Carayol sur AfriqueXXI). Violant la règle internationale de respect des frontières, la France l’a arrachée à l’archipel dont elle faisait partie, les Comores, lors de la décolonisation de ce territoire en 1975. Cette annexion est illégale au regard du droit international, qu’il s’agisse des résolutions de l’ONU ou de celles de l’Union africaine. De ce même droit international que l’on invoque, à juste titre, pour combattre les annexions russes qui ont précédé la guerre d’invasion contre l’Ukraine. La France qui vote à l’ONU les résolutions condamnant la Russie en viole donc allègrement les principes.

Les chantres de la souveraineté française sur Mayotte opposent au droit international que cette annexion fut conforme à la volonté majoritaire des Mahorais, faisant fi des intérêts de quelques familles de notables qui y ont œuvré. En vérité, comme l’illustrèrent longtemps les menées barbouzardes de mercenaires, dont le fameux Bob Denard, dans cet archipel, il ne s’est jamais agi pour la France de l’intérêt des populations locales, mais égoïstement des siens, dans une logique de puissance impériale au vu de la position stratégique de Mayotte dans le canal du Mozambique.

La meilleure preuve en est donnée par l’état lamentable dans lequel la France maintient la population de Mayotte et dont un rapport de 2022, rédigé par six ministères et révélé par Mediapart, dressait un inventaire exhaustif. Département pour la forme, Mayotte est reléguée dans les bas-fonds de la République française. Elle en est le département le plus pauvre, avec 8 personnes sur 10 qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, un actif sur trois au chômage et une espérance de vie qui plafonne à 75 ans. Avec, surtout, une dotation par habitant trois à quatre fois moins élevée que dans l’Hexagone.

C’est une guerre aux pauvres qu’a donc lancée Gérald Darmanin, et pas seulement aux migrants. Car les populations visées par cette opération spectaculaire sont les mêmes que celles qu’elle prétend protéger. À Mayotte, les Comoriens et Comoriennes que la France veut expulser de l’île, en détruisant d’abord leurs habitations (lire le reportage de Nejma Brahim), puis en les parquant dans des camps, ne sont pas des étrangers. C’est le même peuple, la même culture, la même langue, la même religion. Le gouvernement, rappelle l’ethnologue Sophie Blanchy, « a face à lui une seule et même population ». La seule distinction, c’est que certains ont la nationalité française et d’autres non.

Dès lors, l’on devine combien ce qui se joue là-bas nous concerne ici. Cette grande rafle de Mayotte fait la promotion de la pire idéologie d’extrême droite, le « grand remplacement ». Elle montre que l’on peut faire le tri au sein d’un même peuple, après avoir installé l’idée monstrueuse d’une occupation étrangère qui légitimerait l’expulsion des indésirables. À la face du monde, la France des droits de l’homme abdique ainsi sur l’égalité des droits, donnant le feu vert à tous les régimes autoritaires – et ils ne manquent pas, en Afrique même, comme l’a démontré récemment l’autocrate président tunisien – qui feront la chasse aux humanités en mouvement pour ne pas avoir de comptes à rendre à leurs peuples.

Dans la même aire géographique, une autre puissance impériale a pris possession d’un archipel afin d’y défendre ses intérêts égoïstes et d’y installer ceux de ses alliés : l’archipel des Chagos est la dernière colonie britannique dans l’océan Indien, ce qui permet aux États-Unis d’Amérique d’y avoir une base militaire, sur Diego Garcia, la plus grande île. Les Chagossiens, qui y demeuraient depuis le XVIIIe siècle, ont été brutalement chassés et contraints à l’exil. Avocat franco-britannique, Philippe Sands s’est battu pour que cette injustice soit condamnée par le droit international, jusqu’à être reconnue et jugée comme un crime contre l’humanité.

De ce combat, il a fait un livre, La Dernière Colonie, paru l’an dernier (lire son entretien avec Joseph Confavreux). En épilogue, il a simplement mis cette citation du poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme : « Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »


 


 

Mayotte : Darmanin,
le nettoyeur de la République

Patrick Piro  sur www.politis.fr

L’opération « Wuambushu », voulue par Gérald Darmanin à Mayotte pour expulser 17 000 personnes en situation irrégulière, a commencé ce mardi. Un assaut sans équivalent et un laboratoire sécuritaire et xénophobe pour les ambitions politiques du ministre de l’Intérieur.

Mayotte, l’opération « Wuambushu » a été lancée ce mardi 25 avril. Gérald Darmanin a eu la jugeote de la programmer après la fin du ramadan : le récent 101e département français est très majoritairement de confession musulmane. Pas besoin de créer un foyer d’irritation supplémentaire : la grosse artillerie prévue par le ministre de l’Intérieur renvoie le Kärcher de Sarkozy au rayon jouets.

« Wuambushu », ce sont près de deux mille membres des forces de l’ordre mobilisés pour un grand nettoyage de printemps sur l’île mahoraise – 310 000 habitant·es, l’équivalent de la ville de Montpellier. La feuille de route, dont l’exécution doit théoriquement s’étaler sur deux mois, prévoit l’interpellation et l’expulsion de 17 000 immigré·es en situation illégale, très majoritairement comorien·nes, soit 250 par jour, un rythme trois fois plus élevé qu’actuellement.

Au programme, la destruction de mille de leurs bicoques – même si le tribunal judiciaire a suspendu l’évacuation d’un des bidonvilles, constatant « l’existence d’une voie de fait » liée aux conditions d’expulsion jugées irrégulières. Mayotte est connue pour abriter le plus important bidonville de la République française.

Loin de la métropole, la méthode Darmanin pourra se déployer dans toute sa splendeur.

Même si le tribunal judiciaire a suspendu l’une de ces évacuations, en raison de conditions jugées irrégulières, on n’a pas mémoire d’un assaut d’une telle envergure. Dans la « jungle » de Calais, c’est avec constance que les forces de l’ordre ont pris leurs aises avec le droit – humiliations, harcèlement, confiscation et destruction de biens. Loin de la métropole, tout indique que la méthode Darmanin pourra se déployer dans toute sa splendeur.

Sur place, c’est l’affolement, voire la panique. Avocats, magistrats, associations s’insurgent par avance du simulacre d’encadrement administratif et légal de la déferlante : sous régime de procédures expresses, exigées à cadence forcée et à distance (le tribunal siège à La Réunion), comment garantir le droit minimum des personnes ?

Pour la plupart, elles devraient être expulsées en bateau vers les Comores. Mais qu’en sera-t-il de nombre de leurs enfants nés sur le sol mahorais, en principe non expulsables car réputés français ?

La destruction d’habitat doit en principe s’accompagner de solutions de relogement (même temporaire) des occupant·es. Or, les infrastructures locales sont dans l’incapacité d’encaisser un « Wuambushu » qui fleure le chaos et la bavure à plein nez. Y compris sur son volet sécuritaire. Car l’opération vise conjointement à juguler une délinquance dont le taux est sans équivalent dans l’Hexagone.

En finir avec les vols, les agressions et les homicides en expulsant les étrangers illégaux : Darmanin vise la démonstration dans les grandes largeurs du raccourci xénophobe qui plaît tant à l’extrême droite. Mayotte, laboratoire des ambitions politiques du ministre : il n’est pas besoin de se forcer pour s’en convaincre.

Ce sont des milliers de vies précaires qui auront été passées à la moulinette répressive.

Mais on doute que les délinquants avérés attendent l’ordre d’expulsion de l’huissier. Ni qu’ils se priveront de rentrer par la fenêtre une fois les gendarmes partis. Au passage, ce sont des milliers de vies précaires qui auront été passées à la moulinette répressive, trop souvent activée quand il s’agit de régler un problème social.

Des familles entières, vivant depuis des années dans cet improbable confetti de France, certes dans l’illégalité, vont embarquer pour nulle part. Personne ne les attend aux Comores, dont les autorités, qui ont demandé à Paris de renoncer à son projet, ont refusé l’accostage des premiers contingents de personnes expulsées.

Mayotte, ce n’est pas la préoccupation du nettoyeur Darmanin, qui présente des indicateurs sociaux tout aussi indécents que ceux de la délinquance : 75 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, dont la moitié avec 160 euros à peine par mois et en habitat dit « informel », dépourvus de services de santé, d’école, etc. En République française. En « sous-France », corrige-t-on sur place. ·


 


 

France-Comores. « Wuambushu », opération coup-de-poing et bras d’honneur

par Faïza Soulé Youssouf sur https://afriquexxi.info/

En mettant en œuvre une opération militaro-policière de grande ampleur à Mayotte visant à détruire des bidonvilles et à expulser des milliers de Comoriens, le gouvernement français suscite inquiétude et colère à Moroni. Mais le président Azali Assoumani, qui est devenu l’allié de Paris ces dernières années en dépit du contentieux territorial, semble vouloir éviter la confrontation.

L’opération « Wuambushu », dont les détails ont été révélés par l’hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné le 22 février 20231, inquiète la population comorienne, ainsi que plusieurs organisations et associations (lire l’encadré au pied de l’article), et a suscité de nombreuses saillies antifrançaises avant qu’elle débute. Diligentée par le ministre français de l’Intérieur et des Outre-mer, Gérald Darmanin, elle place les autorités comoriennes dans une position inconfortable.

Conçue pour débuter au lendemain du mois de ramadan, le 24 avril, cette opération militaro-policière de grande envergure doit durer deux mois et aboutir, au nom de la lutte contre l’insécurité, à la destruction à Mayotte de plusieurs bidonvilles – occupés majoritairement par des personnes en situation irrégulière selon les lois françaises – et à des expulsions de masse de leurs habitants sur l’île d’Anjouan, située à 70 km de Mayotte. Le Canard enchaîné évoque, dans son édition du 19 avril2, l’objectif de 10 000 reconduites à la frontière en deux mois – deux fois moins que ce qui était prévu dans le plan initial, mais tout de même plus du tiers du total (25 380) atteint en douze mois en 2022. Pour ce faire, un demi-millier de policiers et de gendarmes ont été envoyés en renfort sur l’île, parmi lesquels des unités spécialisées dans les violences urbaines.

Mayotte, qui a été séparée des autres îles de l’archipel lors de l’indépendance en 1975, a été érigée en département d’outre-mer en 2011. Mais ce territoire est toujours revendiqué par les autorités comoriennes, au nom, entre autres, de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation et de l’histoire qui unit les habitants des quatre îles.

Une situation « intenable »

Joint alors qu’il était en voyage en Arabie saoudite, Anissi Chamsidine, gouverneur de l’île autonome d’Anjouan – et à ce titre en première ligne, étant donné que les refoulés de Mayotte sont tous renvoyés sur cette île –, réprouve l’opération à venir. Mais il se dit impuissant. « Est-ce que j’ai les moyens de m’opposer à une telle décision ? Quelle marge de manœuvre me laisse-t-on ? » répond-il à la question de savoir s’il compte empêcher la réalisation de cette opération. Le leader du parti Soma rappelle que, durant la crise liée au Covid-19, il avait signé en janvier 2021 un arrêté visant à interdire l’accueil des refoulés de Mayotte – arrêté qui avait été levé une semaine plus tard par le ministre comorien des Affaires étrangères, Dhoihir Dhoulkamal. « Cette situation est intenable pour tous. Nous n’avons pas les moyens d’absorber cette violence fabriquée depuis Mayotte par l’État français. On nous demande de cogérer une crise que nous n’avons pas générée », déplore le gouverneur.

À Mutsamudu, le chef-lieu de l’île d’Anjouan dénué de structures d’accueil, l’afflux massif de personnes expulsées de Mayotte fait craindre le pire. « C’est une situation désastreuse décidée à Paris avec la complicité des élus de Mayotte. Nous allons assister impuissants à un drame, nous sommes dépourvus du plus petit centre d’accueil », a dénoncé Zarouki Bouchrane, le maire de Mutsamudu, le 20 avril. Une semaine plus tôt, le 13 avril, l’exécutif de l’île avait organisé une réunion sur les conséquences de l’opération de Gérald Darmanin. Y avaient pris part toutes les composantes de la société. Le quotidien d’État Al-Watwan rapporte que, lors de cette rencontre, une position de fermeté a été défendue. Parmi les idées avancées : manifester contre le projet et empêcher les reconduites3.

« Pourquoi devons-nous conserver une amitié avec la France qui ne nous profite pas ? » s’est demandé un participant. Un autre n’a pas manqué d’établir un parallèle entre l’opération « Wuambushu » et le rapatriement forcé de milliers de Comoriens de Mahajanga (Madagascar) en 19764. « Dans les deux cas, le régime Azali Assoumani est dans une situation délicate : tenir tête à la France et s’exposer à des représailles de Paris en cette année préélectorale5 ou accepter les reconduites avec tous les risques de violence que cela suppose », fait remarquer un partisan du président des Comores.

À Moroni, la capitale de l’Union des Comores, l’on voulait encore croire, quelques jours avant le début de l’opération « Wuambushu », que « l’ami français » n’irait pas au bout de son entreprise. Pressé par les journalistes et l’opinion publique, le gouvernement a dans un premier temps fait profil bas, arguant qu’il ne commentait pas des articles de presse. Il s’est fait un (tout petit) peu plus prolixe le 10 avril. Dans un communiqué, l’exécutif se dit alors surpris par l’initiative de Paris : « Le Gouvernement comorien a appris avec étonnement la nouvelle du maintien du projet du Gouvernement français […]. Cette opération censée démarrer en plein ramadan, pour durer deux mois, va à l’encontre du respect des droits humains et risque de porter atteinte aux bonnes relations qui unissent les deux pays. »

Azali pris entre deux feux

Interrogé le lendemain au palais présidentiel de Beit-Salam, Azali Assoumani a répété son espoir « de voir l’opération [être] annulée », tout en admettant ne pas avoir « les moyens de stopper l’opération par la force ». Le président n’a cependant pas fait preuve de grande détermination. Les relations entre les Comores et la France « sont bonnes depuis belle lurette », a-t-il indiqué, et « Wuambushu » n’est selon lui « qu’un couac auquel nous trouverons une solution ». « La voix choisie est celle du dialogue », a-t-il ajouté quelques jours plus tard, le 22 avril, après avoir dirigé la prière marquant la fin du ramadan. Une déclaration qui tranche avec celle tenue la veille par le porte-parole du gouvernement comorien – « Les Comores n’entendent pas accueillir des expulsés issus de l’opération projetée par le gouvernement français à Mayotte », avait annoncé Houmed Msaidie – et qui est loin d’être partagée par l’opposition et la société civile, qui perçoivent désormais la France comme un « ennemi ».

D’intenses tractations diplomatiques ont eu cours en avril. La veille de la diffusion de la déclaration du gouvernement, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, était attendu à Moroni. La visite a finalement été reportée (sans que l’on en connaisse les raisons). Un peu plus tôt, c’est une délégation des ministères français des Affaires étrangères et de l’Intérieur, menée par le diplomate Christophe Bigot, qui a séjourné quelques jours à Moroni. Aucune déclaration substantielle n’a été tenue à la suite de ce séjour. Le 18 avril, le porte-parole du gouvernement comorien, Houmed Msaidie, joint par l’AFP, a répété les propos du chef de l’État. « Nous recommandons aux Français de renoncer vivement à l’opération “Wuambushu” […]. Cette opération contrevient à l’esprit et à la lettre de l’accord-cadre franco-comorien signé en 2019, dont l’un des objectifs est de fixer les populations et non de les expulser », a-t-il avancé.

Cet accord de partenariat entre la France et les Comores avait été signé lors d’une visite officielle d’Azali à Paris en juillet 2019. Il portait sur un plan de développement de 150 millions d’euros sur trois ans dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’emploi et de l’insertion professionnelle des jeunes. Mais il visait également à stopper les flux migratoires et les traversées « illégales » entre Anjouan et Mayotte6. À l’époque, déjà, des parlementaires et des partis politiques de l’opposition avaient dénoncé ce texte, qu’ils avaient considéré comme nul et non avenu. Ils avaient accusé Azali Assoumani de fouler au pied la Constitution comorienne (selon laquelle Mayotte fait partie des Comores) et d’avoir livré le pays « en pâture à la France ». « Cet accord consacre le renoncement de Mayotte en échange de quelques millions d’euros », estime Hissane Guy, chargée de communication de l’ONG Adrikni.

Plusieurs organisations de la société civile, avec à leur tête le Comité Maore (Maore est le nom comorien de Mayotte), qui milite pour le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, ont été interdites de manifester le 21 avril contre l’opération « Wuambushu », « en raison de la période hautement mouvementée par les activités culturelles et commerciales qui animent la ville de Moroni », a justifié le préfet (le jour de la marche coïncidait avec la fin du ramadan). Le 15 avril, une marche avait été exceptionnellement autorisée par la préfecture alors que les manifestations sur la voie publique de l’opposition et de la société civile sont systématiquement interdites depuis plusieurs années. Mais la veille, sans poser un acte d’annulation en bonne et due forme, le préfet avait appelé les meneurs pour leur indiquer que « seul un rassemblement dans une salle était autorisé ». Cette volte-face illustre l’inconfort des pouvoirs publics. Les raisons de cette annulation sont tues. Mais certains activistes croient savoir qu’elle serait liée à des pressions de la chancellerie française à Moroni, qui craignait des débordements.

« Mkolo nalawe »

En lieu et place d’une manifestation, il y a donc eu un rassemblement dans une salle du centre de Moroni, auquel ont participé d’anciens hauts dignitaires majoritairement issus de l’opposition et quelques députés. Les discours étaient souvent ponctués de saillies telles que « À bas la France » ou encore, « Mkolo nalawe » (« colon, dégage »). Un activiste a brandi tout au long de l’événement le drapeau russe (il a été brièvement interpellé par la gendarmerie). Les orateurs ont tous appelé à prendre des mesures très fermes contre l’État français. « Nous demandons au gouvernement d’abroger sans délai l’accord-cadre de partenariat et de s’opposer fermement à tout acte de déplacement forcé de population entre les îles », a notamment demandé Hissane Guy, alors qu’elle lisait la déclaration commune des organisations de la société civile. Une bonne partie de l’opposition défend elle aussi cette position.

Pour le Front commun élargi des forces de l’opposition, « Wuambushu n’est pas un hasard ». Cette opération est « monnayée par l’autoritariste non élu [le président Azali] en reconnaissance suite à sa fausse élection de mars 2019. Pour pallier son impopularité, il a choisi de vendre une partie de notre pays, à savoir l’île de Mayotte, afin de se faire adouber par le locataire de l’Élysée », a accusé la coalition dans une déclaration publiée le 14 avril. Contacté pour commenter la demande d’abrogation, Souef Mohamed El-Amine, ancien ministre comorien des Affaires étrangères et signataire de l’accord-cadre tant décrié, n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.

Par ailleurs, le Comité Maore a adressé un courrier au gérant du Maria Galanta, le bateau qui opère la traversée entre Mayotte et Anjouan et qui est utilisé par les autorités françaises pour refouler les « sans-papiers », afin de lui demander « d’arrêter de transporter les personnes embarquées sans leur consentement au risque de soulever une colère ainsi que le boycott » de sa compagnie. Au plus fort de la crise diplomatique franco-comorienne de 20187, une note circulaire du ministère des Transports avait interdit aux compagnies maritimes et aériennes qui desservent Mayotte « d’embarquer, à destination des autres îles sœurs, toute personne considérée par les autorités qui administrent Mayotte comme étant en situation irrégulière ». Cette note sera-t-elle remise à l’ordre du jour avec l’opération « Wuambushu » ? La question a été posée le 22 avril au ministre comorien de l’Intérieur, Fakridine Mahamoud. « Ce qui va primer, ce n’est pas cette note mais ce sur quoi nous allons nous entendre avec les autorités françaises », a-t-il précisé, tout en indiquant avoir discuté la veille avec son homologue français, et en ajoutant être « prêt à discuter avec les autorités françaises des modalités [des expulsions] dans le respect des droits à la personne ».

Mais de quelle marge de manœuvre dispose Azali ? Celui qui a considérablement durci son régime depuis sa réélection contestée est devenu un allié (si ce n’est un obligé) de Paris, en dépit du contentieux territorial autour de Mayotte. Rien que ces trois dernières années, il a été reçu cinq fois à l’Élysée...

Obligé, il l’est d’ailleurs sans doute un peu plus depuis qu’il occupe la présidence de l’Union africaine. Ce poste devait revenir cette année à un État d’Afrique de l’Est. Le Kenya était le candidat jugé le plus légitime de par son poids diplomatique et économique. Mais contre toute attente, en février, il s’est retiré au profit de l’Union des Comores – une première « historique » et inespérée pour ce petit archipel de moins de 1 million d’habitants, qui pèse bien peu sur le continent. Plusieurs sources diplomatiques indiquent que la France a œuvré en coulisses pour soutenir la candidature des Comores8. De quoi influer sur la riposte de Moroni aujourd’hui ? « Ce serait un contre-sens sans nom si le président en exercice de l’organisation panafricaine acceptait une telle opération en provenance d’un territoire dont il revendique la souveraineté », commente un responsable politique ayant requis l’anonymat. « Le gouvernement comorien est prisonnier de sa légèreté. En signant l’accord-cadre [de 2019], il a clairement accepté le principe que Mayotte est une possession française et il a donc accepté d’en accueillir les refoulés », dénonce l’ancien président de l’Assemblée nationale, Said Abdallah Mohamed Mchangama.

De multiples inquiétudes

L’opération « Wuambushu » n’inquiète pas que les Comoriens. Plusieurs organisations locales ou internationales ont alerté les autorités françaises quant aux violences qu’elle risque d’engendrer. Dans une tribune, 170 soignants installés à Mayotte font part de leurs « vives inquiétudes sur l’impact sanitaire de ce projet » et rappellent que « le bilan des précédentes interventions de grande ampleur en matière de lutte contre l’immigration ou l’insécurité impliquait des conséquences dramatiques », parmi lesquelles la « génération de situations à risque infectieux épidémique », la « limitation de l’accès aux soins » ou encore des « retards de prise en charge » pour certaines pathologies.

Le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Jean-Marie Burguburu, a pour sa part écrit à Gérald Darmanin pour l’exhorter à « renoncer » à ce projet qui risque d’« [aggraver] des fractures et des tensions sociales dans un contexte déjà très fragilisé ». Dans un communiqué intersyndical, la CGT, la FSU et l’Union syndicale Solidaires ont de leur côté « appelé le gouvernement à arrêter toutes les mesures répressives ». En outre, des organisations de défense des droits humains, parmi lesquelles la Ligue des droits de l’homme et le Gisti, ont appelé les autorités « à faire cesser cette escalade de la violence » et « demandent aux responsables sur place de faire respecter l’État de droit ».

Même l’Unicef a publié un communiqué (de cinq pages) dans lequel l’organisation onusienne, via son bureau parisien, s’inquiète « de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur le territoire, notamment des mineurs étrangers et des mineurs en conflit avec la loi ». Plusieurs collectifs mahorais ont par contre apporté leur soutien à cette opération.

  publié le 25 avril 2023

Le Soudan,
ses généraux à revendre
et son peuple sacrifié

Antoine Perraud sur www.mediapart.fr

Deux généraux rivaux se disputent le pouvoir suprême à Khartoum, en proie au chaos. Le vainqueur entend mettre fin au soulèvement populaire en cours depuis quatre ans. Et rejoindre ainsi le clan des potentats ayant clos les espoirs du printemps arabe après 2011.

Au Soudan, l’arbre de l’évacuation des ressortissants occidentaux ne doit pas cacher la forêt d’une situation politique qui ne saurait être réduite à de vagues « luttes tribales » sorties de l’imaginaire colonial.

L’enjeu relève d’une tragédie planétaire en cours depuis l’échec des printemps arabes en 2011 : les pays du Sud ont-ils droit aux conquêtes démocratiques ou doivent-ils subir la férule de dictateurs idoines ?

La question se pose en ces termes, à Khartoum, depuis le renversement d’Omar el-Béchir sous la pression populaire, le 11 avril 2019. Ce président au tropisme islamiste était en place depuis trente ans – il avait pris le pouvoir en 1989, lors d’un coup d’État militaire.

Un processus de transition était censé s’être mis en place une fois le tyran déposé. Un pouvoir civil parviendrait-il à prendre et à tenir les rênes soudanaises ?

C’était compter sans la nature militaire, qui a horreur de ce genre de vide. Dès le mois d’octobre 2021, le général Abdel Fattah al-Burhane mettait fin à l’intermède politique. À son profit, alors qu’il chapeautait le Conseil de souveraineté – supposé regrouper civils et militaires chargés d’organiser cette fameuse transition en forme de ligne d’horizon inatteignable.

Al-Burhane, général putschiste à la tête de l’armée régulière, était alors épaulé par le chef d’une milice – les FRS (Forces de soutien rapide) –, Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemetti. Les deux hommes, alliés pour écarter les civils, sont devenus rivaux pour placer le Soudan sous leur coupe.

Les combats qui mettent Khartoum et ses 5 millions d’habitants à feu et à sang depuis le 15 avril dernier marquent donc l’acmé de leur antagonisme. Celui-ci a été attisé par toutes les dictatures d’Afrique et du Moyen-Orient, opposées à ce qu’une alternative démocratique vît le jour au Soudan.

De surcroît, un grand jeu d’influences croisées mêle au Soudan la Chine (intéressée par le pétrole) aussi bien que les Émirats arabes unis (qui tiennent l’agriculture encore davantage que d’autres pays du Golfe).

Sans oublier la Russie qui, dans son entreprise prédatrice menée sur le terrain africain, a pris le parti des FRS en vue de mettre la main sur l’exploitation aurifère du Soudan – où le groupe Wagner a ses entrées – et de consolider ainsi sa présence sur le continent, avec à la clef une base navale en mer Rouge.

Quant à l’Onu et à la communauté internationale – souvent réduite aux intérêts occidentaux donc américains en premier lieu –, elles ont une fois de plus usé de sanctions illusoires, inefficaces et contraires à l’effet recherché.

Couper toute aide après le pronunciamento militaire d’octobre 2021 a surtout sapé la capacité du peuple soudanais à se dresser face aux despotes du cru et à leurs troupes, qui échappent de leur côté aux mesures ainsi infligées.

« Groupes rebelles »

La situation actuelle – rivalité meurtrière entre deux chefs de guerre embrasant l’un des pays les plus pauvres du globe – n’est pas sans une épaisseur historique qu’il faut prendre en compte.

À commencer par la fragmentation du Soudan, dont se sont souciées comme d’une guigne les couches sociales ayant continué de prospérer dans la capitale Khartoum, longtemps épargnée alors que l’arrière-pays était dévasté.

Depuis son accession à l’indépendance en 1956 – un an avant le Ghana de Nkrumah –, le Soudan fut en effet, quasiment sans discontinuer, la proie de guerres civiles menées par des « groupes rebelles ». Et ce, au moins jusqu’à l’indépendance du Soudan du Sud, en 2011.

Longtemps considérée comme un rempart contre les visées sécessionnistes, l’armée en est venue à siphonner les ressources du pays, à accaparer les 4/5 du budget de l’État, pour en fin de compte se lancer dans une compétition endogène et fratricide en vue de monopoliser le pouvoir.

La guerre au Darfour, avec son lot de violations des droits humains, voire de crimes contre l’humanité, s’avère, depuis 2003, le principal conflit régional ayant permis aux mercenaires de mettre sur pied des troupes paramilitaires tenant désormais la dragée haute à l’armée régulière.  

Dans l’émission de Mediapart « Présence du passé », en 2021, nous avions décrypté avec trois universitaires une tentation occidentale trop bien ancrée : faire une lecture ethno-tribale de la situation au Soudan, en racialisant les rapports sociaux. C’est-à-dire tout réduire à une lutte entre les Arabes, musulmans, descendant des anciens esclavagistes et les Africains, non musulmans, issus des anciennes populations serviles. Ces rapports de domination ont certes existé, mais ils phagocytent la complexité.

De même, il est trop schématique d’opposer, dans la société hétérogène soudanaise, les éléments religieux aux nationalistes longtemps marxisants. Il existe une dimension sociale qui explique le conflit en cours : corruption, inégalités, crise économique.

Dans un tel contexte mouvant et instable, alors que la population civile se terre ou s’exile, deux hommes de guerre se livrent donc une lutte sans merci. Le général Abdel Fattah al-Burhane a pour lui une armée régulière de près de 250 000 hommes – la plupart issus de l’ancien régime islamiste du président renversé Omar el-Béchir. Son numéro deux qui rêve de devenir numéro un, « Hemetti », est à la tête d’une milice paramilitaire d’environ 120 000 mercenaires ayant joué un rôle crucial dans la déposition d’Omar el-Béchir en avril 2019.

Ces deux forces, irréconciliables sur le papier, entendent porter sur le pavois leur chef, qui pourrait alors clore une bonne fois pour toutes l’épisode révolutionnaire d’il y a quatre ans. Le vainqueur s’érigerait ainsi en chape suprême, à la manière du maréchal Sissi en Égypte.

Il obtiendrait quitus pour avoir mis fin à l’incertitude comme à l’instabilité. Et il recevrait, bien entendu, son large écot de la part des intérêts du G7 ainsi que des BRICS, satisfaits de pouvoir à nouveau se repaître sans souci des richesses du Souda

  publié le 19 avril 2023

À Mayotte, l’opération Wuambushu
sème la peur

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés à Mayotte pour lancer l’opération dite Wuambushu, initiée par le ministère de l’Intérieur. Celle-ci vise la destruction des habitats informels et la lutte contre l’immigration irrégulière. Les contours encore flous de cette opération qui s’apprête à débuter inquiètent, dans un territoire régulièrement objet de politiques violentes en matière d’immigration et d’accès aux droits des plus vulnérables.

 Dans le quartier où habite Abdul, réfugié à Mayotte, « à 15 mètres de la route, il y a une petite montagne avec des maisons en tôle ». Ce type d’habitations informelles est dans le viseur de l’opération dite Wuambushu, révélée par le Canard Enchaîné fin février. Trois objectifs sont affichés : la lutte contre l’immigration clandestine, contre l’habitat insalubre, et le démantèlement des bandes. Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés. Ce dimanche, des rassemblements de protestation avaient lieu dans plusieurs villes de France.

Sur place, les contours flous alimentent les craintes. Qui sera concerné par les renvois, combien d’habitations seront détruites, quel quartier après l’autre ? Autant de questions qui demeurent sans réponse. L’exécutif garde le silence sur l’opération depuis les révélations successives des médias. « Ça a commencé par des rumeurs ; puis ça s’est confirmé par des infos sur les radios, les télévisions », retrace Ali, enseignant au collège sur l’île.

Abdul, lui, est un membre actif du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. Ces dernières semaines, il a vu nombre de ses compagnons partir vers la métropole. « Il y avait des rumeurs sur une mission du ministre de l’Intérieur. Certains parlaient de 200 gendarmes, d’autres 500, pour « retourner les clandestins chez eux »… Des gens d’ici disaient aussi qu’ils feraient des chasses à l’homme pour les Africains. La majorité des gens autour de moi ont eu peur : ils se sont dits qu’il fallait mieux partir », raconte-t-il.

Destruction des habitats : « certains sont là depuis des années »

L’objectif de destruction de l’habitat informel recouvre à lui seul de multiples réalités. « Quand il est question de « décasage », cela ouvre beaucoup d’incertitudes : où seront gardés les biens ? Où seront relogés les gens ? Quelles arrestations auront lieu ? », s’interroge Ali. Dans ces habitats, « il y a des enfants, des malades, toutes catégories de population », rappelle l’enseignant. Les communautés y sont assez diverses, bien qu’une majorité de ressortissants des Comores y vivent.

À Mayotte, des opérations de destruction des bidonvilles sont déjà menées par le préfet, dans le cadre de la loi Elan notamment, une fois par mois environ. Régulièrement, des habitants et associations dénoncent l’absence de relogement effectif. Les enfants risquent d’en pâtir particulièrement, alerte l’Unicef, qui a produit une note à destination des pouvoirs publics sur le sujet fin mars. Dans cette note, consultée par Rapports de Force, l’Unicef « s’inquiète de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur ce territoire ».

La convention internationale des droits de l’enfants, ratifiée par la France, « est très claire : il y a un droit à un hébergement, à un toit, à des conditions de vie dignes. On constate déjà qu’il n’y a aucune proposition de relogement pour les familles considérés en situation irrégulière. Or les enfants ne doivent pas en pâtir, car un enfant n’est jamais en situation irrégulière », expose Mathilde Detrez, chargée de plaidoyer outre-mer pour l’Unicef. « Nous demandons l’accès à un toit, peu importe la situation administrative ».

L’organisation des Nations Unies demeure également en alerte sur la santé mentale des plus jeunes. La destruction des habitats « n’est pas vécue de la même façon dans les yeux d’un adulte que dans les yeux d’un enfant. Elle est traumatisante : ils la vivent avec une violence extrême », insiste la chargée de plaidoyer.

 À la rentrée, « on ne sait pas si l’on aura tous nos élèves »

 À Mayotte, les vacances démarrent ce samedi. L’opération doit démarrer ce même jour, qui signe également la fin du ramadan. Et durer deux mois environ. « On ne sait pas si la reprise de l’école va être normale, si l’on aura tous nos élèves ou pas… », s’inquiète Ali. Difficile de se mobiliser entre enseignants et d’apporter des réponses aux jeunes. « Les élèves soulèvent cette problématique, mais on est très limités dans nos interventions. Nous n’avons pas assez d’éléments… ça vient du haut, du gouvernement », soupire l’enseignant.

L’inquiétude du corps enseignant est partagée par l’Unicef. Aujourd’hui, entre 5 3000 et 9 500 enfants sont déjà non scolarisés à Mayotte, selon une étude inédite parue en février 2023. « L’opération risque d’amplifier ce phénomène de non-accès à la scolarisation », analyse Mathilde Detrez.

En règle générale, les documents de diagnostic social réalisés en amont des opérations de démolition contiennent « peu d’informations sur la composition du foyer, sur la présence d’enfants, sur les lieux de scolarisation de ces derniers… Avec pour conséquence des ruptures dans l’accès à l’éducation », explique encore la responsable de l’Unicef.

 Reconduites à la frontière

 Les modalités de lutte contre l’immigration, autre objectif de l’opération, restent flous également. « On se demande exactement qui est concerné par les reconduites à la frontière. Cela sème le doute parmi la population », expose Ali. Plusieurs cas de familles séparées par des renvois ont déjà été documentés par des médias et des observateurs des droits. Avec cette nouvelle opération, « les enfants scolarisés seront-ils reconduits avec leurs parents ? »

La Cour européenne des droits de l’Homme a plusieurs fois condamné la France pour des pratiques illégales concernant l’enfermement et le renvois d’enfants. Modification des dates de naissance des mineurs, rattachement arbitraire à des adultes tiers qui ne sont pas leurs parents afin de valider la rétention… Plus de 3 000 mineurs ont été enfermés au CRA de Mayotte en 2021. « Le renforcement inédit des forces de l’ordre sur place va augmenter les contrôles d’identité. Donc augmenter ces pratiques illégales de rattachement arbitraires, ou d’évaluations hâtives de l’âge », craint Mathilde Detrez.

 « J’ai peur qu’il y ait des morts »

 Certains habitants craignent que la situation ne s’enflamment. « On a peur que ça multiplie les violences », affirme Abdul, le membre du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. « Les gens d’ici, la manière dont ils en parlent, ça se voit que ça va être violent. Ils disent « qu’ils se préparent », qu’ils n’accepteront pas ». Ce réfugié craint aussi que les attaques racistes envers les ressortissants africains, ou les tensions entre communautés, soient exacerbées.

Ali, l’enseignant, confirme cette peur des violences, au vu des réactions circulant parmi les jeunes de son collège. « Un « décasage », c’est de force. J’ai peur qu’il y ait des morts. Si les gens ne sont pas informés, ils ne vont pas se laisser faire ».

Car les habitats informels ne datent pas d’hier. Ils sont détruits au fil des opérations menées par la préfecture de Mayotte ; puis reconstruits, au vu et au su des autorités. Comme dans un cycle ininterrompu. « Tous ces gens ne se sont pas là installés depuis une semaine. Ils sont parfois là depuis des années. La solution à cette problématique ne peut pas être aussi brusque, soudaine ! », argumente Ali.

 Coupures de l’accès aux soins pour les étrangers

 Dans ce contexte implosif, il y a une semaine, le 13 avril, le conseil départemental de Mayotte a voté l’interdiction de l’accès à la Protection maternelle et infantile (PMI) aux personnes étrangères non couvertes par la sécurité sociale. Difficile de dire si ce timing a été mesuré. Toujours est-il que cette décision « intervient avant le déploiement des 500 forces de l’ordre pour l’opération. Cela reste une décision problématique en termes d’accès aux soins des mères et des enfants », réagit Mathilde Detrez. La responsable de l’Unicef y voit une continuité avec d’autres dérogations dans l’accès aux soins. Mayotte est, par exemple, le seul territoire français il n’existe pas d’Aide médicale d’État.

En attendant ces cascades de conséquences, la population de Mayotte reste suspendue au lancement de l’opération. « Il faudrait que le mode opératoire soit dévoilé », s’impatiente Ali, « sinon quoi ? Les gens vont se réveiller le matin, avec les gendarmes devant leur porte pour les faire sortir ? Chasser en masse et détruire le tissu social n’est pas une solution ».

  publié le 9 avril 2023

Israël : l’état de droit et
les droits des Palestiniens

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Nous nous réjouissons qu’après des semaines de mobilisation, le peuple israélien ait obtenu de son premier ministre la suspension de la réforme du système judiciaire. Celle-ci visait notamment à un considérable affaiblissement des pouvoirs de la Cour suprême. Dans ce pays dépourvu de Constitution, cette haute institution fait office de contre-pouvoir face au gouvernement.

La motivation première de M. Netanyahou était de pouvoir se protéger lui-même alors qu’il est poursuivi par la justice pour un triple chef d’accusation : « corruption », « abus de pouvoir » et « fraude financière ». Il est d’ailleurs revenu aux affaires pour tenter d’échapper à ses juges. Et, pour y parvenir, il s’est associé aux plus extrémistes de la droite raciste, suprémaciste, ultraorthodoxe, ultranationaliste et colonisatrice du spectre politique israélien.

Cette alliance, porte tout à la fois une théocratie juive et l’annexion totale de la Cisjordanie afin de faire disparaître la Palestine comme l’a expliqué le sinistre ministre des finances, en déplacement à Paris, il y a quelques semaines.

Ce même ministre Smotrich se définissant lui-même comme « un fasciste homophobe » appelait il y a quelques semaines à raser un village Palestinien est toujours en fonction, quand celui de la défense qui a osé critiquer la réforme judiciaire s’est fait limoger d’un claquement de doigt.

Quant au ministre de l’éducation, il envisage comme en Turquie ou en Hongrie de nommer les directeurs de la bibliothèque nationale. On sait ce que signifie, là comme ailleurs, le contrôle par un pouvoir politique de la diffusion des livres et des connaissances. Nous sommes donc ardemment aux côtés des démocrates et des progressistes israéliens refusant ce glissement du régime vers l’autoritarisme fascisant et un colonialisme renforcé. Ce mouvement peut porter loin, parce qu’il s’inscrit dans le combat universel pour la démocratie et les libertés.

Cependant, contre le parti des colons de Cisjordanie, le parti de l’annexion qui domine la majorité gouvernementale, nous sommes fondés à considérer que le « mouvement pour la démocratie en Israël » ne peut occulter une terrible réalité : Les Palestiniens de Jérusalem, ceux qui vivent sous occupation, ceux qui sont réfugiés ou habitants de Gaza sont les premières victimes de ce gouvernement d’extrême droite. Et, leur terrible sort ne date pas d’hier !

Les Palestiniens de citoyenneté israélienne sont victimes d’une multitude de discriminations qui font système. Au cours de l’année passée, cent-quarante-six Palestiniens ont été tués et déjà près de quatre-vingt-dix autres l’ont été depuis le début de cette année. Le mur de séparation s’allonge, la colonisation ôte maisons, eau, villages aux Palestiniens qui, quand ils ont l’outrecuidance de protester, sont traités en criminels, emprisonnés quand leur village n’est pas brûlé. Gaza étouffe sous un blocus qui n’en finit pas.

Cette vie insupportable faite aux Palestiniens, que nous décrivons ici, n’a pas commencé avec ce gouvernement d’extrême droite. Cela fait longtemps que Salah Hamouri a connu, sans jugement, la prison comme des centaines de femmes et d’enfants. Et, le député Marwan Barghouti est enfermé depuis des dizaines d’années.

De loin en loin, comme dans d’autres pays, le refus de respecter les résolutions de l’ONU, qui ont défini des frontières pour deux États vivant côte à côte avec Jérusalem-Est comme capitale de L’État palestinien, aboutit à cette fuite en avant, que les opposants actuels au pouvoir Israélien qualifient de « fasciste ».

La complicité des dirigeants Américains et Européens dans ces violations du droit international -qui promeut justice, démocratie, autodétermination des peuples et souveraineté territoriale - est totale. Il porte une lourde responsabilité dans l’insupportable engrenage niant ces principes et ces valeurs.

Tous les dispositifs mis en œuvre pour nier les droits des Palestiniens à vivre sur leur terre, à construire leur État, ont été mis en place et légitimés par des gouvernements travaillistes comme de droite et validés par la cour suprême - dont le peuple défend à juste titre aujourd’hui l’existence -, depuis le premier jour de la fondation de L’État d’Israël.

Le nouveau régime politique trouve sa genèse dans des processus politiques ; dans l’histoire même d’Israël qui lui vaut d’être qualifié «  de régime d’apartheid » à l’organisation des Nations Unis. Un pouvoir qui fait occuper un autre pays, ne respecte pas les droits humains et le droit international ne peut être qualifié de « démocratique ». Hiérarchiser les droits des citoyens à partir de critères ethniques, réprimer et violer les droits de la population occupée, expulser les familles de leur maison et les paysans de leur terre, coloniser est l’exact contraire du respect de la personne humaine et de sa liberté. Voilà pourquoi les forces démocratiques qui proposent d’articuler Le mouvement en cours en Israël avec celui de la lutte contre l’occupation et la colonisation afin qu’Israéliens et Palestiniens puissent bâtir deux États démocratiques, souverains, libres coopérant entre eux sont porteurs d’une nouvelle visée émancipatrice.

Les combats en cours doivent s’épauler, s’articuler, se conjuguer : ceux d’une constitution démocratique pour Israël et ceux portant la fin de la colonisation-annexion permettant aux Palestiniens de construire leur État.

 

publié le 9 avril 2023

Au Proche-Orient, « l’ouverture du front libanais représente un risque immense pour Israël »

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

L’affrontement entre Israël et les Palestiniens, déjà intense en Cisjordanie, s’étend désormais à Gaza mais aussi au Liban. La chercheuse Leila Seurat, spécialiste du Hamas, analyse cette escalade sans précédent depuis 2006.

IsraëlIsraël a lancé vendredi son aviation à la fois sur le Liban et sur Gaza, après avoir essuyé des dizaines de tirs de roquettes en provenance de ces territoires, dont la plupart ont été interceptées, même si certaines ont réussi à franchir la défense antiaérienne et occasionné quelques dégâts matériels.

Ces tirs de roquettes, déclenchés alors que la Pâque juive venait de débuter, étaient eux-mêmes la conséquence des affrontements violents qui avaient eu lieu sur l’esplanade de la mosquée al-Aqsa. Celle-ci constitue à la fois l’épicentre et la ligne rouge du conflit entre Israël et les Palestiniens, et notamment le Hamas, accusé par les autorités israéliennes d’être à l’origine des récents tirs de roquettes.

Vendredi soir, un touriste italien a été tué et sept autres personnes ont été blessées dans un attentat à la voiture-bélier dans le centre de Tel-Aviv.

Leila Seurat est chercheuse au Centre arabe de recherches et d’études politiques (Carep Paris) et chercheuse associée au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Elle a publié en 2015, aux éditions du CNRS, Le Hamas et le monde et tout récemment, chez ce même éditeur, une anthologie d’Écrits politiques arabes, cosignée avec Jihane Sfeir. 

Mediapart : Quelle analyse faites-vous de la situation présente ? Quel est le rôle du Hamas dans cet affrontement ?

Leila Seurat : La situation actuelle ressemble à du déjà-vu. En 2021, Israël s’était déjà attaqué à la mosquée al-Aqsa en plein mois de ramadan. Le même scénario s’est déroulé avant-hier [le 5 avril – ndlr], avec des interventions israéliennes d’une violence inouïe à l’intérieur de la mosquée, suivies par une vague d’arrestations sans précédent, avec près de 400 personnes interpellées.

À cette situation d’une extrême violence symbolique et physique, le Hamas a répondu par des tirs de roquettes depuis Gaza le mercredi 5 avril. Jeudi 6, la réponse est venue depuis le Liban.

Si le Hamas occupe certes une place centrale dans cette confrontation, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une lutte de libération nationale, ce qui signifie que tous les Palestiniens soutiennent l’action du Hamas, y compris les membres des autres factions.

Par ailleurs, la défense d’al-Aqsa n’est pas seulement un enjeu pour les Palestiniens, elle l’est de surcroît pour tous les Arabes et musulmans.

Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre entre Israël et les mouvements palestiniens ? Quelle est la place du Hamas, dont la spécificité est de ne pas se centrer uniquement sur Gaza mais de se situer aussi au Liban ? 

Leila Seurat : Le fait de se situer au Liban n’est pas une spécificité du Hamas mais de toutes les factions palestiniennes, qui sont également présentes dans les autres pays frontaliers d’Israël. Mais il est clair que depuis 2017, le réchauffement des relations entre le Hamas, la Syrie et l’Iran a renforcé la coopération entre ce « front du refus » (« al moumanaa »), qui intègre également le Hezbollah. Ce front avait été mis à mal un certain temps, dans la période post-2011, lorsque le Hamas avait pris ses distances avec le régime de Bachar al-Assad.

Il est difficile de présager de la suite, d’autant que ce qui semble en jeu ici n’est pas seulement une riposte contre Gaza, mais aussi une opération de représailles contre le Sud-Liban, puisque c’est depuis ce territoire que 30 roquettes ont été tirées jeudi après-midi.

Pour l’instant, la réponse israélienne est restée concentrée sur des cibles du Hamas dans la bande de Gaza et au Liban Sud. Les frappes israéliennes n’ont touché aucune cible civile à Gaza, signe qu’Israël souhaite éviter l’escalade.

En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement.

Il est possible que le Hamas soit à l’origine de ces tirs. Si cela était avéré, cette action s’inscrirait sans aucun doute dans le renouvellement stratégique du Hamas visant à multiplier les fronts (« jabhat mouta’dida ») et à éviter que Gaza reste dans un face-à-face avec Israël, comme lors des agressions israéliennes de 2009-2012-2014.

Il est toutefois clair que cette opération du Hamas, si elle était confirmée, n’aurait pas été possible sans concertation ou accord tacite de la part du Hezbollah qui contrôle l’intégralité du Sud-Liban et doit donc donner son feu vert. Hassan Nasrallah lui-même a affiché son soutien aux Palestiniens victimes de la répression israélienne à al-Aqsa.

Notons que si les communiqués officiels israéliens parlent de 30 roquettes tirées par les factions palestiniennes depuis le Liban, les annonces faites ce jeudi [5 avril] à midi parlaient alors de 100 roquettes tirées en moins de dix minutes. Cette incohérence semble témoigner d’une volonté des Israéliens d’exagérer l’agression.

Qu’est-ce qui a changé par rapport à 2021, où vous notiez, dans une tribune, l’envergure surprenante de la réponse du Hamas ? 

Leila Seurat : Ce qui a changé par rapport à 2021, c’est d’abord l’ouverture du front libanais, qui est fondamentale et représente un risque immense pour Israël, qui garde en tête le traumatisme de la guerre de l’été 2006. Ces tirs de roquettes pourraient illustrer une coordination avec l’Iran, puisqu’on sait que deux gardiens de la révolution islamique ont récemment été assassinés par Israël en territoire syrien.

L’autre élément notable est la prégnance des divisions internes à l’establishment israélien. Nétanyahou a été accusé hier d’être responsable de cette situation et a mis plusieurs heures avant de réunir les différents appareils de sécurité pour trouver une réponse appropriée. Il s’agit de la première réunion de défense depuis deux mois, et ce alors que le ministre de la défense, Yoav Galant, vient d’être démis de ses fonctions.

Jouer l’unité nationale sur le dos des Palestiniens ne semble plus fonctionner comme auparavant. Mais ces affrontements confirment également de vieux schémas.

En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement. Les violences ont été encore bien supérieures à celles de mai 2021. Nous pourrions certes insister sur le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays ; mais il y a aussi là clairement un leitmotiv et une instrumentalisation de la violence contre les Palestiniens à des fins de politique intérieure.

Nétanyahou a récemment connu une vague de protestations contre ses pratiques autoritaires et le limogeage de son ministre de la défense ; il est également sous le joug de lourdes accusations de corruption.

Ces lectures tronquées par le prisme du “tout-religieux” sont désormais mises à mal. [...] On peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.

Ce qui se passe actuellement confirme aussi que ce qui s’est passé lors de la bataille de l’« Épée de Jérusalem » en mai 2021, qui avait déjà opposé les factions unifiées de la résistance palestinienne à Israël. Hier soir, on a de nouveau vu des affrontements entre des Palestiniens de 48 [Palestiniens ayant la nationalité israélienne – ndrl] et la police israélienne en Israël, dans les villes d’Umm al-Fahm et de Nazareth, ce qui rappelle fortement les scènes de mai 2021.

Tout cela confirme que la bataille de mai 2021 a bien représenté l’ouverture d’un nouveau chapitre. L’« Épée de Jérusalem » a prouvé à tous les Palestiniens, peu importe leur situation économique et sociale, qu’ils étaient concernés par un destin commun autour d’al-Aqsa. Aujourd’hui, en réponse aux raids israéliens dans la mosquée d’al-Aqsa, deux Palestiniens dans la région de Jéricho s’en sont pris à une voiture portant des plaques israéliennes, tuant l’un de ses passagers.

Plus généralement, que diriez-vous de l’attitude du Hamas vis-à-vis du nouveau gouvernement Nétanyahou emmené par des ministres suprémacistes juifs ?

Leila Seurat : Cette droitisation de la scène politique israélienne et le fait que deux ministres soient des colons ne font que confirmer la lecture du Hamas selon laquelle Israël ne fera jamais aucun compromis. La judaïsation de Jérusalem, les expropriations et la répression contre al-Aqsa s’inscrivent dans un dessein cohérent, qui remonte au moins à l’occupation de Jérusalem-Est en 1967.

Ces évolutions ne sont donc pas problématiques pour le Hamas, puisque ce mouvement a toujours misé sur le temps long et la patience (sabr) dans la lutte contre Israël d’une part, mais aussi parce que la « fascisation » d’Israël permet aux Palestiniens de gagner de nouveaux soutiens d’autre part.

Il est commun d’entendre que l’échec du processus de « paix » serait le résultat d’une radicalisation des religieux des deux bords. Nombreux sont ceux qui, dans les années 1990, mettaient le Likoud et le Hamas dos à dos pour expliquer l’échec d’Oslo.

Faut-il désormais mettre Bezalel Smotrich, suprémaciste juif et ministre des finances, dos à dos avec le Hamas ? Ces lectures tronquées par le prisme du « tout-religieux » sont désormais mises à mal. Si Israël cherche visiblement à transformer ce conflit en guerre de religion, on peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.

Comment expliquer que le cœur de la résistance palestinienne contemporaine semble avoir basculé de Gaza à la Cisjordanie ces derniers mois ? 

Leila Seurat : Il est difficile de dire que le cœur de la résistance se trouvait Gaza. Certes, Gaza a le plus grand nombre de réfugiés palestiniens, et deux tiers des Gazaouis sont des réfugiés. Il est vrai aussi que Gaza a historiquement joué un rôle important comme bastion des fedayin.

Mais Gaza, depuis le blocus, est une enclave où les possibilités de circulation sont quasi nulles. La présence du Hamas à Gaza a sans doute donné cette image, ainsi que la persévérance (sumud) des Gazaouis. Mais le terrain de la lutte armée en Palestine est la Cisjordanie plutôt que Gaza, et le Hamas a pris conscience de cela depuis bien longtemps.

Depuis 2017, le Hamas a entièrement réévalué sa stratégie militaire afin de ne pas rester enfermé dans un tempo de confrontations imposées par Israël. Ainsi, le Hamas a choisi d’ouvrir l’affrontement avec Israël en mai 2021 lors de l’opération « Épée de Jérusalem ». Il peut aussi opter pour l’accalmie, voire se présenter comme un médiateur utile lors de la confrontation entre Israël et le Jihad islamique en août 2022.

Sans être connectée aux factions politiques, la jeunesse de Naplouse et Jénine qui, depuis l’année dernière, s’est montrée particulièrement investie dans la résistance armée, pourrait constituer un « front » supplémentaire et efficace dans la stratégie d’union et de partage des tâches entre Gaza et la Cisjordanie.  

Quelles sont les marges d’action et la stratégie actuelles du Hamas par rapport à l’Autorité palestinienne ? Jusqu’à quel point le Hamas est-il présent et actif en Cisjordanie ? 

Leila Seurat : La lutte armée est la source de légitimité première de toutes les factions palestiniennes, en particulier pour le Hamas. Le Hamas a conscience de cela et sait qu’il peut gagner un soutien populaire intérieur face au Fatah.

C’est aussi face à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) que le Hamas agit puisque, depuis 2018, il met tous ses efforts dans l’activation d’une chambre commune des opérations de la résistance à Gaza, prémices d’une armée de libération qui réunirait toutes les factions palestiniennes, y compris la branche armée du Fatah. Cette chambre favorise la diffusion d’une culture de la résistance, formule des objectifs communs, prend des décisions communes.

Le Hamas est présent politiquement en Cisjordanie à travers la figure de Saleh Arouri ; sa branche militaire est également présente. Si les jeunes de « la Fosse aux lions » à Naplouse ne se réclament pas du Hamas ni d’aucune faction, il arrive pourtant que l’identité partisane soit dévoilée. On a pu ainsi voir que, parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui étaient précédemment affiliés au Hamas ou le sont toujours.

Les relations à l’origine exécrables entre le Hamas et l’Égypte du maréchal Sissi, qui voyait dans le Hamas une simple émanation de son ennemi juré que sont les Frères musulmans, ont-elles évolué et modifié la situation à Gaza ?

Leila Seurat : Ces relations sont assez bonnes. Sans modifier la situation à Gaza, car elle garde régulièrement le passage de Rafah fermé, l’Égypte reçoit très régulièrement les dirigeants du Hamas, puisque Le Caire joue un rôle de médiateur incontournable dans la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas – récemment supplanté sur ce plan par l’Algérie –, mais aussi et toujours dans les négociations de trêve avec Israël.

En août 2022, l’Égypte a d’ailleurs réuni un sommet à Aqaba en présence des Israéliens, Jordaniens et Américains, confirmant la coordination entre l’Autorité palestinienne et Israël, et surtout le rôle de la Jordanie sur les lieux saints de l’islam, conformément au statu quo depuis 1967.

Malgré cet accord, Israël continue ses agressions contre al-Aqsa. Cette politique du pire pourrait être sans aucun doute coûteuse du point de vue diplomatique. Les soutiens traditionnels d’Israël, comme les États-Unis ou le Canada, se sont en effet montrés très critiques.

  publié le 6 avril 2023

Jérusalem. Provocations à al-Aqsa, la Palestine prête à exploser

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Plus de 350 Palestiniens ont été arrêtés par la police israélienne, ce mercredi, sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem. Le ministre fasciste Ben Gvir, en mauvaise posture politique, appelle à « arracher des têtes à Gaza ». Les territoires occupés sont en ébullition.

Qui a intérêt à un embrasement à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza en pleine période de ramadan et à la veille de la Pâque juive ?

La police israélienne est entrée en force dans la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, sur l’esplanade des Mosquées, avant l’aube, ce mercredi 5 avril. Plus de 350 Palestiniens qui se trouvaient là pour prier ont été arrêtés.

Les explications alambiquées des autorités israéliennes

Les policiers ont fait irruption « brisant des portes et des fenêtres », alors que des fidèles y étaient rassemblés pour prier la nuit, a raconté à l’AFP Abdelkarim Ikraiem, un Palestinien de 74 ans qui était sur place. Ils étaient munis de « bâtons, d’armes, de grenades de gaz lacrymogène et de fumigènes » et ont frappé des fidèles, a-t-il affirmé.

La police israélienne, de son côté, a dénoncé l’action de « hors-la-loi » et d’ « émeutiers » masqués dans la mosquée. « Ces meneurs s’y sont barricadés plusieurs heures après les dernières prières du soir afin d’attenter à l’ordre public et de profaner la mosquée », tout en y scandant « des slogans incitant à la haine et à la violence », ajoute-t-elle dans un communiqué.

Une explication si alambiquée que les autorités israéliennes ont été jusqu’à diffuser une vidéo montrant des explosions qui ressemblent à des feux d’artifice tirés depuis l’intérieur du lieu de culte. Sur les images, on distingue également des silhouettes lançant des pierres. Sur d’autres vidéos, des agents antiémeute semblent avancer en se protégeant avec des boucliers des batteries de feux d’artifice qui jonchent le sol et l’on voit des policiers évacuer au moins cinq personnes les mains menottées dans le dos.

À l’intérieur de l’enceinte, seuls les musulmans sont autorisés à prier

Le Croissant-Rouge a annoncé que 12 Palestiniens avaient été blessés lors du raid, notamment par des balles en caoutchouc et des passages à tabac, lors d’affrontements avec la police. L’association médicale en Palestine a dénoncé le fait que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre la zone.

« Dans la cour à l’est de l’enceinte, la police a tiré des gaz lacrymogènes et des grenades assourdissantes, c’était une scène que je ne peux pas décrire », a déclaré à Reuters Fahmi Abbas, un fidèle de la mosquée. « Puis ils ont fait irruption et ont commencé à frapper tout le monde. Ils ont arrêté des gens et ont mis les jeunes hommes face contre terre pendant qu’ils continuaient à les frapper. »

Immédiatement après, depuis la bande de Gaza, le Hamas a appelé les Palestiniens « à se rendre en masse à la mosquée al-Aqsa pour la défendre », dénonçant un « crime sans précédent » des forces israéliennes.

Nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site

Des roquettes ont été tirées dans la nuit vers le territoire israélien entraînant une riposte de l’armée israélienne. Si, mercredi matin, le calme était revenu sur le site, les forces israéliennes continuaient à filtrer les entrées. Mais des visiteurs juifs escortés par la police ont brièvement parcouru l’esplanade.

En vertu de l’arrangement de longue date sur le statu quo régissant ce lieu saint (qui se trouve dans la partie orientale et occupée de la ville), qu’Israël est censé maintenir, les non-musulmans peuvent le visiter mais seuls les musulmans sont autorisés à prier dans l’enceinte de la mosquée.

Or, les visiteurs juifs, la plupart du temps des colons, vont de plus en plus prier plus ou moins ouvertement sur le site au mépris de ces règles. Les nombreuses restrictions israéliennes sur l’accès des fidèles musulmans au site ont conduit, à plusieurs reprises ces dernières années, à des protestations et à des flambées de violence.

En 2021, des affrontements ont ainsi contribué à déclencher une guerre de dix jours avec Gaza. C’est également sur cette même esplanade des Mosquées qu’Ariel Sharon, en 2000, avait fait son ultime provocation menant à la seconde Intifada, dite d’al-Aqsa.

Des « lignes rouges» dénoncées par l’autorité palestinienne

Les événements de mercredi pourraient aboutir à la même chose. Car les territoires palestiniens restent sous tension après les raids meurtriers de l’armée israélienne à Jénine et Naplouse, notamment, et ceux de colons dans le village de Huwara, au nord de Jérusalem.

Le gouvernement israélien, dirigé par Benyamin Netanyahou, est dominé par deux figures d’extrême droite, Bezalel Smotrich, ministre des Finances, qui vit dans une colonie, et Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité intérieure. Ce dernier a, entre autres, la police sous ses ordres et vient de négocier la mise sous son contrôle d’une future garde nationale.

Accusant les personnes délogées d’avoir agi afin de « blesser et d’assassiner des policiers et de blesser des citoyens israéliens », Ben Gvir a félicité la police pour « son action rapide et déterminée ». Il a appelé à une réponse sévère d’Israël et demandé la convocation d’une réunion du cabinet de sécurité.

« Les roquettes du Hamas nécessitent plus que le dynamitage des dunes et des sites vides. Il est temps d’arracher des têtes à Gaza. Nous ne devons pas dévier d’une équation qui nécessite une réponse sérieuse pour chaque fusée », a-t-il lancé dans un tweet.

Ce même gouvernement israélien est en mauvaise posture. Depuis plus de trois mois, son projet de réforme judiciaire visant à priver la Cour suprême de tout pouvoir reste contesté partout dans le pays. Des manifestations massives ont abouti à une « pause », comme l’a annoncé Netanyahou, et à des négociations avec les différents partis de la Knesset.

Mais cette réforme fait partie du fondement même de la coalition au pouvoir. Celle-ci, majoritaire au Parlement israélien, entend promulguer ses lois sans contre-pouvoir – la Cour suprême –, et notamment légaliser l’annexion des territoires palestiniens.

Une révolte dans ces territoires permettrait une fois de plus à Benyamin Netanyahou et ses ministres se réclamant du suprémacisme juif de se maintenir au pouvoir en brandissant le drapeau sécuritaire et celui de la survie d’Israël. À cette aune, toutes les manipulations sont possibles.

La direction de l’Autorité palestinienne a prévenu que le franchissement par Israël des « lignes rouges » sur les lieux saints risquait de provoquer une « explosion ». De son côté, la Ligue arabe a déclaré que les « approches extrémistes » d’Israël conduiraient à des affrontements plus larges avec les Palestiniens s’ils n’étaient pas arrêtés.


 


 

Les forces israéliennes attaquent des fidèles lors d’un raid dans la mosquée Al-Aqsa

sur https://www.france-palestine.org/

Les forces israéliennes tirent des grenades assourdissantes et arrêtent des fidèles à l’intérieur de la mosquée, suscitant la condamnation des Palestiniens.

La Ligue arabe s’apprête à tenir une réunion d’urgence pour discuter de l’attaque de la police israélienne contre la mosquée d’Al-Aqsa à Jérusalem, qui a fait au moins 12 blessés palestiniens, alors que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré qu’il s’efforçait de "maintenir le statu quo" sur le lieu saint.

La réunion de la Ligue arabe a été convoquée par la Jordanie, l’Égypte et des responsables palestiniens, les tensions restant vives à Jérusalem depuis que la police israélienne a attaqué des fidèles dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa dans la nuit de mercredi à jeudi, pendant le mois sacré du ramadan.

Les raids se sont poursuivis dans la matinée, lorsque les forces israéliennes ont de nouveau été vues en train d’agresser et de pousser les Palestiniens hors de l’enceinte et de les empêcher de prier, avant que les Israéliens ne soient autorisés à entrer sous la protection de la police.

La Ligue des droits de l’homme avait déjà condamné l’attaque, le secrétaire général Ahmed Aboul Gheit déclarant dans un communiqué : "Les approches extrémistes qui contrôlent la politique du gouvernement israélien conduiront à des confrontations généralisées avec les Palestiniens s’il n’y est pas mis un terme".

Selon des responsables palestiniens ,au moins 400 Palestiniens ont été arrêtés mercredi et sont toujours détenus par Israël. Ils sont détenus dans un poste de police à Atarot, dans la partie occupée de Jérusalem-Est.

Des témoins palestiniens ont déclaré que les forces israéliennes avaient eu recours à une force excessive, notamment à des grenades assourdissantes et à des gaz lacrymogènes - qui ont fait suffoquer les fidèles- ainsi qu’à des coups de matraque et de fusil.

"Nous faisions l’itikaf [retraite spirituelle musulmane] à Al-Aqsa parce que c’est le Ramadan", a déclaré Bakr Owais, un étudiant de 24 ans qui a été arrêté. "L’armée a brisé les fenêtres supérieures de la mosquée et a commencé à nous lancer des grenades assourdissantes [...] Ils nous ont fait nous allonger sur le sol, nous ont menottés un par un et nous ont tous fait sortir. Ils n’ont cessé de nous insulter pendant tout ce temps. C’était extrêmement barbare.

Le Croissant-Rouge palestinien a indiqué que trois des blessés avaient été transférés à l’hôpital. Il a également déclaré dans un communiqué que les forces israéliennes avaient empêché ses médecins d’atteindre Al Aqsa.

"J’étais assise sur une chaise et je récitais [le Coran]", a déclaré une femme âgée à l’agence de presse Reuters - alors qu’elle était assise à l’extérieur de la mosquée et qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. "Ils ont lancé des grenades assourdissantes, l’une d’entre elles m’a touchée à la poitrine", a-t-elle ajouté en se mettant à pleurer.

La police israélienne a déclaré dans un communiqué qu’elle avait été contrainte de pénétrer dans l’enceinte de la mosquée après que des "agitateurs masqués" s’y soient enfermés avec des feux d’artifice, des bâtons et des pierres.

"Lorsque la police est entrée, elle a été la cible de jets de pierres et de feux d’artifice tirés depuis l’intérieur de la mosquée par un groupe important d’agitateurs", indique le communiqué, qui précise qu’un policier a été blessé à la jambe.

Dans un communiqué publié plus tard dans la journée de mercredi, M. Netanyahu a déclaré qu’il essayait de calmer la situation à Al-Aqsa.

"Israël s’est engagé à maintenir la liberté de culte, la liberté d’accès à toutes les religions et le statu quo, et ne permettra pas à des extrémistes violents de changer cela", a déclaré M. Netanyahu.

La tension est déjà vive depuis des mois à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupées. Il y a des craintes de nouvelles violences à l’approche d’importantes fêtes religieuses - le mois de jeûne musulman du ramadan et la Pâque juive.

Natasha Ghoneim, d’Al Jazeera, a déclaré que les attaques étaient attendues car des appels ont été lancés sur les réseaux sociaux pour exhorter les Palestiniens à se rendre à Al-Aqsa et à la "défendre contre les occupants".

Un certain nombre de juifs devraient se rendre dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa pendant les heures de visite habituelles des non-musulmans.

"Les visiteurs habituels sont des nationalistes à l’idéologie très conservatrice et, bien que les juifs ne soient pas autorisés à prier dans l’enceinte, leur simple présence est un sujet sensible", a déclaré M. Ghoneim depuis Jérusalem-Est occupée.

Les groupes palestiniens ont condamné les dernières attaques contre les fidèles, qu’ils ont qualifiées de crime.

Le premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mohammad Shtayyeh, a déclaré dans un communiqué : "Ce qui s’est passé à Jérusalem est un crime majeur contre les fidèles. La prière dans la mosquée Al-Aqsa n’est pas autorisée par l’occupation [israélienne], c’est notre droit.

"Al-Aqsa est aux Palestiniens et à tous les Arabes et Musulmans, et son attaque est une étincelle pour la révolution contre l’occupation", a-t-il ajouté.

La Jordanie, qui assure la garde des lieux saints chrétiens et musulmans de Jérusalem - en vertu d’un accord de statu quo en vigueur depuis la guerre de 1967 - a condamné la prise d’assaut "ostensible" de l’enceinte par Israël.

Le ministère égyptien des affaires étrangères a quant à lui appelé à l’arrêt immédiat de "l’agression flagrante" d’Israël contre les fidèles d’Al-Aqsa.

"Un crime sans précédent"l

Les affrontements à Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam et site le plus sacré du judaïsme - dans lequel il est appelé "mont du Temple" - ont déclenché par le passé des guerres transfrontalières meurtrières entre Israël et les dirigeants du Hamas à Gaza, la dernière remontant à 2021.

Le Hamas a condamné le dernier raid comme "un crime sans précédent" et a appelé les Palestiniens de Cisjordanie "à se rendre en masse à la mosquée Al-Aqsa pour la défendre".

Après les violences à Al-Aqsa, plusieurs roquettes ont été tirées depuis le nord de Gaza en direction d’Israël.

L’armée israélienne a déclaré que cinq roquettes avaient été interceptées par le système de défense aérienne autour de la ville de Sderot, dans le sud d’Israël, et que quatre autres étaient tombées dans des zones inhabitées.

Selon Maram Humaid d’Al Jazeera à Gaza, les avions israéliens ont attaqué plusieurs sites à Gaza, frappant des cibles sur un "site militaire" à l’ouest de la ville et un site dans le camp de réfugiés de Nuseirat au centre de la bande.

À Gaza, des dizaines de manifestants sont descendus dans les rues cette nuit et ont brûlé des pneus.

"Nous jurons de défendre et de protéger la mosquée Al-Aqsa", ont-ils déclaré selon l’agence de presse AFP.

Les Palestiniens considèrent Al-Aqsa comme l’un des rares symboles nationaux sur lesquels ils conservent un certain contrôle. Ils craignent toutefois un lent empiétement de la part de groupes juifs, à l’instar de ce qui s’est passé à la mosquée Ibrahimi (Caveau des Patriarches) à Hébron, où la moitié de la mosquée a été transformée en synagogue après 1967.

Les Palestiniens s’inquiètent également des mouvements israéliens d’extrême droite qui veulent démolir les structures islamiques dans l’enceinte de la mosquée Al-Aqsa et construire un temple juif à leur place.

Source : Publié par Al Jazeera - Traduction : AFPS

  publié le 15 mars2023

Hausse des importations d’armes en Europe • Domination accrue des États-Unis sur le commerce mondial des armes

sur https://www.obsarm.info

Communiqué du Sipri Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (en anglais, Stockholm International Peace Research Institute, SIPRI

(Stockholm, 13 mars 2023) - Les importations d’armes majeures par les États européens ont augmenté de 47 % entre 2013-17 et 2018-22, tandis que le niveau mondial des transferts internationaux d’armes a diminué de 5,1 %. Les importations d’armes ont globalement diminué en Afrique (-40 %), dans les Amériques (-21 %), en Asie et Océanie (-7,5 %) et au Moyen-Orient (-8,8 %) – mais les importations vers l’Asie de l’Est et vers certains États situés dans d’autres zones à forte tension géopolitique ont fortement augmenté. La part des États-Unis dans les exportations mondiales d’armes est passée de 33 à 40 %, tandis que celle de la Russie est passée de 22 à 16 %, selon les nouvelles données sur les transferts internationaux d’armes publiées aujourd’hui par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).

« Même si les transferts d’armes ont diminué à l’échelle mondiale, ceux vers l’Europe ont fortement augmenté en raison des tensions entre la Russie et la plupart des États européens », souligne Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. « Suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les États européens veulent importer plus d’armes, plus rapidement. La concurrence stratégique se poursuit également ailleurs : les importations d’armes par l’Asie de l’Est ont augmenté et celles du Moyen-Orient restent à un niveau élevé. »

Les exportations d’armes américaines et françaises augmentent, celles de la Russie diminuent

Les exportations mondiales d’armes ont longtemps été dominées par les États-Unis et la Russie (constamment premier et deuxième plus grand exportateur d’armes ces trois dernières décennies). Cependant, l’écart entre les deux s’est considérablement creusé, tandis que celui entre la Russie et le troisième exportateur - la France - s’est rétréci. Les exportations d’armes américaines ont augmenté de 14 % entre 2013-17 et 2018-22, les États-Unis représentent 40 % des exportations mondiales d’armes en 2018-22. Les exportations d’armes de la Russie ont chuté de 31 % entre 2013-17 et 2018-22. Sa part dans les exportations mondiales d’armes est passée de 22 % à 16 %, tandis que la part de la France est passée de 7,1 % à 11 %.

Le nombre des principaux destinataires d’armes russes est passé de 10 à 8 entre 2013-17 et 2018-22. Les exportations vers l’Inde, plus grand destinataire d’armes russes, ont chuté de 37 %, tandis que les exportations vers les 7 autres destinataires ont diminué en moyenne de 59 %. Cependant, les exportations d’armes russes ont augmenté vers la Chine (+39 %) et l’Égypte (+44 %), désormais deuxième et troisième destinataire de la Russie.

« Il est probable que l’invasion de l’Ukraine limitera davantage les exportations d’armes de la Russie. En effet, la Russie accordera la priorité à l’approvisionnement de ses forces armées. De plus, la demande des autres États restera faible en raison des sanctions commerciales prises contre la Russie et de la pression croissante exercée par les États-Unis et ses alliés pour ne pas acheter d’armes russes  », précise Siemon T. Wezeman, chercheur principal au Programme Transferts d’armes du SIPRI.

Les exportations d’armes de la France ont augmenté de 44 % entre 2013-17 et 2018-22. La plupart de ces exportations étaient destinées aux États d’Asie, d’Océanie et du Moyen-Orient. L’Inde a reçu 30 % des exportations d’armes françaises en 2018-22. La France a supplanté les États-Unis en tant que deuxième plus grand fournisseur d’armes de l’Inde, après la Russie.

« La France gagne une plus grande part du marché mondial des armes tandis que les exportations d’armes russes diminuent, comme on le voit en Inde, par exemple », souligne Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. «  Une tendance appelée vraisemblablement à se poursuivre car, fin 2022, la France avait beaucoup plus de commandes d’armements en cours que la Russie.  »

L’Ukraine devient le troisième importateur mondial d’armes en 2022

De 1991 à fin 2021, l’Ukraine a importé peu d’armes majeures. Grâce à l’aide militaire des États-Unis et de nombreux États européens, suite de l’invasion russe en février 2022, l’Ukraine est devenue le 3ème plus grand importateur d’armes majeures en 2022 (après le Qatar et l’Inde) et le 14ème en 2018-22. L’Ukraine représente 2,0 % des importations mondiales d’armes durant cette période de cinq ans.

« En raison de préoccupations liées à la manière dont la fourniture d’avions de combat et de missiles longue portée pourrait aggraver davantage la guerre en Ukraine, les États de l’Otan ont refusé la demande de l’Ukraine en 2022. Dans le même temps, ils ont fourni ces armes à d’autres États impliqués dans un conflit, en particulier au Moyen-Orient et en Asie du Sud », précise Pieter D. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI.

L’Asie-Océanie demeure la première région importatrice

L’Asie et l’Océanie ont reçu 41 % des transferts d’armes majeures en 2018-22, une part légèrement inférieure à celle de 2013-17. Malgré la baisse globale des transferts vers la région, certains États enregistrent des augmentations et d’autres des diminutions notables. Six États de la région figurent parmi les 10 plus grands importateurs mondiaux en 2018-22 : l’Inde, l’Australie, la Chine, la Corée du Sud, le Pakistan et le Japon.

Les importations d’armes par les États d’Asie de l’Est ont augmenté de 21 % entre 2013-17 et 2018-22. Celles de la Chine ont augmenté de 4,1 %, la plupart provenant de Russie. Cependant, les augmentations les plus importantes en Asie de l’Est ont été enregistrées par les alliés des États-Unis : la Corée du Sud (+61%) et le Japon (+171%). L’Australie, plus grand importateur d’armes d’Océanie, a augmenté ses importations de 23 %.

« La crainte grandissante de menaces provenant de la Chine et de la Corée du Nord a entraîné une demande croissante d’importations d’armes par le Japon, la Corée du Sud et l’Australie, notamment pour des armes à longue portée », indique Siemon T. Wezeman, chercheur principal au programme Transferts d’armes du SIPRI. « Le principal fournisseur de ces trois États sont les États-Unis. »

L’Inde reste le premier importateur d’armes au monde, bien que ses importations aient diminué de 11 % entre 2013-17 et 2018-22. Cette baisse est liée à un processus d’approvisionnement complexe, à la diversification des fournisseurs d’armes et à des tentatives pour remplacer les importations par des fabrications locales. Les importations du Pakistan, huitième plus grand importateur d’armes en 2018-2022, ont augmenté de 14 %, la Chine est son principal fournisseur.

Le Moyen-Orient reçoit des armes américaines et européennes de pointe

Trois des 10 principaux importateurs en 2018-22 se trouvaient au Moyen-Orient : l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Égypte. L’Arabie saoudite est le deuxième plus grand importateur d’armes en 2018-22 et a reçu 9,6 % du total des importations mondiales d’armes au cours de cette période. Les importations d’armes du Qatar ont augmenté de 311 % entre 2013-17 et 2018-22, ce qui en fait le troisième plus grand importateur d’armes en 2018-22.

La grande majorité des importations d’armes au Moyen-Orient proviennent des États-Unis (54 %), suivis de la France (12 %), de la Russie (8,6 %) et de l’Italie (8,4 %). Ils comprennent plus de 260 avions de combat avancés, 516 nouveaux chars et 13 frégates. Les États arabes de la seule région du Golfe ont passé des commandes pour plus de 180 avions de combat supplémentaires, tandis que 24 ont été commandés à la Russie par l’Iran (qui n’a reçu pratiquement aucune arme majeure en 2018-22).

Autres développements notables

  • Les importations d’armes par l’Asie du Sud-Est ont diminué de 42 % entre 2013-17 et 2018-22. Cette baisse s’explique, au moins en partie, par le fait que les États absorbent encore les équipements livrés avant 2018. Les Philippines ont résisté à cette tendance, avec une augmentation des importations d’armes de 64 %.

  • Les États européens de l’Otan ont augmenté leurs importations d’armes de 65 % cherchant à renforcer leurs arsenaux face à une menace accrue perçue de la part de la Russie.

  • Entre 2013-17 et 2018-22, les exportations d’armes des États-Unis vers la Turquie ont considérablement diminué en raison de tensions bilatérales. La Turquie est passée de 7ème au 27ème plus grand destinataire d’armes américaines.

  • Les importations d’armes par les États d’Afrique subsaharienne ont chuté de 23 %. L’Angola, le Nigeria et le Mali étant les principaux destinataires. La Russie a supplanté la Chine en tant que plus grand fournisseur d’armes de la sous-région.

  • Les importations d’armes par trois États situés sur le continent américain ont considérablement augmenté : États-Unis (+31 %), Brésil (+48 %) et Chili (+56 %).

  • Parmi les sept premiers exportateurs d’armes au monde - après les États-Unis, la Russie et la France-cinq pays ont vu leurs exportations d’armes chuter : la Chine (-23 %), l’Allemagne (-35 %), le Royaume-Uni (-35 %), l’Espagne (-4,4 %) et Israël (-15 %) - tandis que deux autres ont enregistré de fortes augmentations – l’Italie (+45 %) et la Corée du Sud (+74 %).

Traduction française : Aziza Riahi, Observatoire des armements

publié le 13 mars 2023

Le harcèlement
contre Salah Hamouri
se poursuit en France

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Dix-neuf associations et organisations syndicales ont écrit à la Première ministre, Elisabeth Borne, pour lui demander de protéger la liberté d’expression et de réunion alors que des pressions s’exercent pour empêcher les villes d’organiser des rencontres avec l’avocat franco-palestinien

Depuis qu’il a été déporté par les autorités israéliennes et revenu en France, Salah Hamouri doit de nouveau affronter les soutiens les plus zélés à Israël. Parmi eux, on ne trouve pas que Meyer Habib, grand copain de Netanyahou et dont les photos le montrent aux côtés de l’actuel ministre d’extrême-droite Bezalel Smotrich.

Il y a d’abord le mininstre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui s’est activé pour faire en sorte qu’une table ronde sur les accords d’Oslo prévue à Lyon en présence de l’avocat franco-palestinien et défenseur des droits humains, ne puisse se tenir. Parlant de « projet mortifère », il laissait entendre qu’une telle réunion relevait de l’antisémitisme.

Les menaces se multiplient via les réseaux sociaux

Le même Darmanin a avait été saisi par un député macroniste, Mathieu Lefèvre. Un parlementaire qui reprend d’ailleurs, sans ciller, des tweets de la « Brigade juive », groupe sioniste ultra-violent. L’attitude des membres de Renaissance est d’ailleurs sans ambiguïté, à l’instar de Deborah Abisror-de Lieme. Candidate dans la 8e circonscription des Français de l’étranger (celle où était élu Meyer Habib qui se représente), elle a, en février dernier, indiqué qu’elle considérait Salah Hamouri comme un « terroriste ».

Tout est fait aujourd’hui pour tenter d’empêcher Salah Hamouri de s’exprimer en France. Les menaces se multiplient via les réseaux sociaux, sans doute encouragées par l’attitude du ministre de l’Intérieur.

Devant cette situation, dix-neuf associations et organisations syndicales ont écrit (voir ci-dessous) à la Première ministre, Elisabeth Borne, pour lui demander de protéger la liberté d’expression et de réunion, de clarifier la position du gouvernement sur Salah Hamouri, et de renoncer à tout amalgame entre la critique de l’État d’Israël et la lutte légitime contre l’antisémitisme et contre toute forme de racisme.


 


 

Le droit de s’exprimer et de se réunir sur la question palestinienne en France : 19 organisations écrivent à la Première ministre

sur https://www.ldh-france.org/

Lettre ouverte de 19 associations, dont la LDH, et organisations syndicales

Alors que le gouvernement israélien, massivement contesté en Israël même, s’est engagé dans un développement accéléré de la colonisation et une répression sans limite contre les Palestiniens, on assiste en France à des prises de position inquiétantes pour nos libertés : des pressions inadmissibles ont abouti à l’annulation d’une réunion à Lyon, le ministre de l’Intérieur s’est associé à ces pressions en reprenant le narratif israélien contre notre compatriote Salah Hamouri, et des député-es, notamment de la majorité présidentielle, s’attaquent à leurs collègues dès qu’elles font entendre une voix critique par rapport à la politique israélienne.

C’est dans ce climat inquiétant que 19 associations et organisations syndicales ont écrit à la Première ministre pour lui demander d’agir en tant que cheffe du gouvernement et cheffe de la majorité. Ils lui demandent de protéger la liberté d’expression et de réunion, de clarifier la position du gouvernement sur Salah Hamouri, et de renoncer à tout amalgame entre la critique de l’État d’Israël et la lutte légitime contre l’antisémitisme et contre toute forme de racisme.

La lettre des 19 organisations, envoyée le lundi 6 mars, n’ayant toujours pas reçu de réponse, les organisations signataires ont décidé de la publier.

 

Madame la Première ministre,

Le 29 décembre dernier, l’État d’Israël s’est doté du gouvernement le plus marqué par l’extrême-droite de son histoire, au sein duquel des ministres condamnés pour incitation à la haine raciale occupent des responsabilités clés dans l’oppression du peuple palestinien. Ce gouvernement fait aussi figurer le développement de la colonisation de peuplement, qui constitue un crime de guerre, au premier rang de ses priorités. Les derniers événements à Huwara confirment malheureusement l’extrême menace que constitue cette politique pour le simple respect des droits humains.

Dans ces circonstances, on aurait pu penser que les partisans inconditionnels de la politique de l’État d’Israël feraient preuve d’une relative discrétion. Il n’en est malheureusement rien, et l’on voit se développer, au sein de votre gouvernement comme au sein de la majorité présidentielle, des pratiques qui sont à l’opposé des valeurs de notre République et qui menacent directement nos libertés.

Nous avons été particulièrement surpris et indignés d’entendre le ministre de l’Intérieur, lors de la séance des questions au gouvernement du 31 janvier, reprendre les positions des partisans les plus inconditionnels de la politique de l’État d’Israël, annoncer qu’il aurait fait interdire la réunion prévue par le maire de Lyon, tenir des propos haineux à l’encontre de Salah Hamouri et faire un amalgame honteux entre la critique de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme. Il agissait ainsi en contradiction avec la décision du Tribunal administratif de Lyon. De plus, en mettant en avant l’argument des troubles à l’ordre public, il donnait une prime aux potentiels fauteurs de trouble au lieu de garantir la liberté d’expression.

Dans le même état d’esprit, des député·es de votre majorité, et même la Secrétaire générale du groupe Renaissance, multiplient les propos haineux et diffamatoires contre Salah Hamouri et se livrent sur les réseaux sociaux à des campagnes d’intimidation contre tous et toutes les député·es qui osent contester la politique du gouvernement israélien d’extrême-droite ou marquer leur soutien aux droits du peuple palestinien. Ils et elles pratiquent de la manière la plus éhontée l’amalgame entre la critique de la politique de l’État d’Israël et l’antisémitisme, alors même que cette politique est actuellement fortement contestée en Israël même.

Les attaques nombreuses, répétées, diffamatoires contre Salah Hamouri, de la part du ministre de l’Intérieur comme de député·es de la majorité inconditonnel·les de la politique de l’État d’Israël, vont à l’encontre de la politique affichée par le gouvernement et le président de la République. Faut-il rappeler que la France a condamné l’expulsion de Salah Hamouri, et a demandé à Israël qu’il puisse vivre librement à Jérusalem avec sa famille ? Faut-il rappeler que Salah Hamouri a été reçu au Parlement européen, qu’Amnesty International, qui met en œuvre des critères stricts et des enquêtes approfondies, le soutient en tant que défenseur des droits humains, et qu’il a reçu en décembre 2022 le prix des droits humains Engel – du Tertre de la fondation ACAT ? Et qu’il est également soutenu par la FIDH, directement et par l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains ? Faut-il rappeler que, dans le passé, Salah Hamouri a tenu des dizaines de réunions publiques en France sans qu’aucune pose le moindre problème ? Avez-vous mesuré votre responsabilité, celle du gouvernement comme celle de plusieurs député·es de la majorité présidentielle, dans l’instauration d’un climat de haine qui peut même mettre en péril son intégrité physique ?

Il est important de s’arrêter sur les accusations d’antisémitisme portées contre toute personne qui conteste la politique de l’État d’Israël. Cet amalgame est une tactique constante de l’État d’Israël pour assurer son impunité face à ses violations constantes du droit international et des droits humains. Nos organisations, comme l’écrasante majorité du mouvement de soutien aux droits du peuple palestinien, sont particulièrement vigilantes contre toute manifestation d’antisémitisme. Nous tenons à vous mettre en garde contre la définition controversée dite « IHRA » de l’antisémitisme, et vous rappeler que les « exemples » associés à cette définition ont été explicitement exclus du vote de l’Assemblée nationale du 3 décembre 2019.

Dans un tel climat, nous vous demandons, Madame la Première ministre, d’agir de toute urgence pour que cessent ces menaces, ce climat d’intimidation et de chasse aux sorcières, au service de l’impunité d’un État tiers qui viole quotidiennement le droit international et les droits humains. Il y a là une menace contre la démocratie et l’image de la France dans le monde que nous vous demandons de prendre en considération.

Nous vous demandons également d’agir, Madame la Première ministre, pour que cessent les menaces et les diffamations contre notre compatriote Salah Hamouri, expulsé par Israël. Après avoir été interdit de vivre à Jérusalem-Est occupée et annexée, et d’y exercer son métier d’avocat pour les droits humains, Salah Hamouri est maintenant menacé d’interdiction de s’exprimer en France même. La position de votre gouvernement à son sujet doit être clarifiée : les propos tenus dans l’enceinte du Parlement français par le ministre de l’Intérieur ne peuvent rester sans réponse et correction.

Nous vous demandons d’agir plus largement pour protéger la liberté d’expression, et particulièrement la libre expression d’opinions politiques s’agissant d’Israël et de la Palestine. Les amalgames constamment entretenus entre la critique de l’État d’Israël et l’antisémitisme ne sont pas seulement une menace vis-à-vis de la liberté d’expression : ils affaiblissent la lutte indispensable contre l’antisémitisme et toutes les autres formes de racisme, ils menacent nos valeurs républicaines et la cohésion de notre société.

Dans l’attente des suites que vous donnerez à nos demandes, nous vous demandons de bien vouloir nous recevoir et restons à votre disposition pour tout élément complémentaire à l’appui de notre analyse et de nos demandes.

Nous vous prions d’agréer, Madame la Première ministre, l’expression de notre très haute considération.

Copies :

Monsieur le Président de la République

Monsieur le ministre de l’Intérieur

Madame la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères

Signataires :

Bertrand Heilbronn, président de l’Association France Palestine Solidarité

François Leroux, président de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine

Patrick Baudouin, président de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)

Philippe Martinez, Secrétaire général de la Confédération générale du travail

Benoît Teste, Secrétaire général de la Fédération Syndicale Unitaire

Cybèle David, Secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires

Thierry Jacquot, Secrétaire national aux questions internationales de la Confédération paysanne

Hervé Le Fiblec, Secrétaire national du SNES-FSU

François Sauterey, co-président du Mouvement contre le Racisme et pour l’amitié entre les peuples

Pierre Stambul, porte-parole de l’Union juive française pour la Paix

Pascal Lederer, et Oliver Gebuhrer, co-animateurs d’une Autre Voix Juive

Serge Perrin, animateur du réseau international du Mouvement pour une alternative non-violente

Fayçal Ben Abdallah, président de la Fédération des Tunisiens pour une communauté des deux Rives

Nacer El Idrissi, président de l’Association des Travailleurs maghrébins en France

Ivar Ekeland, président de l’Association des Universitaires pour le respect du droit international en Palestine

Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté

Perrine Olff-Rastegar, porte-parole du Collectif judéo-arabe et citoyen pour la Palestine

Maurice Buttin, président du Comité de Vigilance pour une paix réelle au Proche-Orient

Raphaël Porteilla, membre du Bureau national du Mouvement de la Paix

Paris, le 6 mars 2023

  publié le 12 mars 2023

Oleg Bodrov : « Les militaires annihilent toute perspective de dialogue »

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine.  Le pacifiste Oleg Bodrov décrit une société russe caporalisée pour l’effort de guerre et en appelle à la solidarité internationale.

Moscou (Russie), envoyé spécial. Depuis l’invasion de l’Ukraine, décrétée par le président russe le 24 février 2022, le nombre de morts russes atteindrait 100 000. La société russe ne peut s’exprimer librement sur un tel sujet. Oleg Bodrov tente d’analyser ces douze derniers mois et estime que les sociétés civiles en Russie, en Ukraine, en Europe et aux États-Unis, restent le principal espoir de paix.

Quel est votre regard sur cette année de guerre ?

Oleg Bodrov : L’année écoulée a été l’année la plus difficile de ma vie. À cause de l’invasion russe de l’Ukraine, des centaines de milliers de citoyens ukrainiens et russes sont morts. Un Ukrainien sur trois a été contraint de quitter son domicile pour échapper à la guerre. Des centaines de milliers de jeunes ont quitté la Russie pour échapper à la mobilisation.

En quoi la société russe a-t-elle été impactée, voire transformée par ce conflit ?

Oleg Bodrov : À l’intérieur de la Russie, les fondements de l’interaction entre la société et le pouvoir ont été détruits. Le pouvoir s’est isolé des sociétés civiles et il a brisé l’information et sa liberté. Le pays s’est transformé en un gigantesque camp de concentration : la Constitution ne fonctionne plus, les tribunaux sont politiquement biaisés, tous les médias indépendants sont fermés, la propagande de guerre est menée sur les chaînes d’État. Les opposants publics à la guerre sont soit en prison, soit payent des amendes gigantesques qui servent à soutenir la guerre. Les autorités essaient de me transformer – ainsi que mes amis et partenaires pacifistes dans d’autres pays – en ennemi. Et, dans le même temps, il n’existe plus aucun tabou sur le nucléaire. La prise de contrôle par des militaires d’une centrale est révélatrice de ce basculement. La capture de Zaporijjia l’illustre. Cela signifie que toute l’Europe est comme minée par ces centrales nucléaires. C’est une menace pour la sécurité de centaines de générations futures de notre planète.

La paix semble s’éloigner au fur et à mesure que les semaines passent et que les massacres se multiplient…

Oleg Bodrov : Les politiciens actuels en Russie, en Ukraine et dans les pays de l’Otan manquent de volonté politique pour la paix. L’interaction des diplomates russes avec l’Europe et les États-Unis a été perdue. Le processus est dirigé par les militaires, qui ne peuvent que tuer et détruire. Je me sens responsable de ce qui se passe. C’est très difficile à vivre. La Russie et « l’Occident collectif » parlent de leur volonté de « se battre jusqu’à la victoire », mais personne ne dit ce que signifie cette victoire. Nous avons besoin de nouveaux acteurs, de nouvelles parties prenantes (la Chine, par exemple) pour changer la tendance actuelle – la violence – et revenir au dialogue. Cela permettrait ensuite la consolidation de la paix. Les représentants des organisations de maintien de la paix, des droits de l’homme et de l’environnement peuvent devenir de tels acteurs. La solidarité de la société civile en Russie, en Ukraine, en Europe et aux États-Unis est désormais le principal espoir. J’essaie d’initier une telle interaction.

La société russe semble être prête à une guerre longue. Qu’en pensez-vous ?

Oleg Bodrov : Malheureusement, oui ! Le 23 février, dans ma ville, Sosnovy Bor, un journal local a rapporté que 26 écoliers avaient prêté serment à l’organisation militaire d’enfants : Iounarmia (Jeune Armée). C’est-à-dire que dès l’enfance, sous le slogan du patriotisme, nos jeunes sont formés à une conscience militariste. Pire, la militarisation apparaît comme la principale tendance de la société russe contemporaine. Cela signifie que la guerre s’installe durablement dans notre pays ! Et cela ne dépend pas de la durée de la guerre en Ukraine.

Quelle est votre réaction à l’annonce de la suspension des accords Start ?

Oleg Bodrov : La suspension par la Russie de « l’accord sur les armements stratégiques offensifs » (Start III) signifie un nouvel élan à la course aux armements nucléaires et des turbulences politiques. Dans la société, l’idée de la possibilité de gagner une guerre nucléaire est promue, car la Russie a un potentiel suffisant. Je crois que le moment est venu de publier en Russie, en Europe et aux États-Unis un rapport sur les conséquences possibles d’une guerre nucléaire. Il est important que la société civile de notre planète soit solidaire et exige que les politiciens abandonnent ces plans absurdes.

publié le 11 mars 2023

Le gouvernement cache un rapport explosif sur la situation tragique de Mayotte

Fabrice Arfi et Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Santé, logement, sécurité, éducation, justice... Mediapart révèle un rapport rédigé en janvier 2022 par six ministères sur l’état de l’île-département. Son contenu est dévastateur pour l’État français. Il montre aussi que la seule approche sécuritaire proposée par Gérald Darmanin ne pourra suffire.

Le gouvernement conserve depuis janvier 2022, sans le rendre public, un rapport alarmant sur la situation de l’archipel de Mayotte, le département le plus pauvre de France, en proie à une situation dramatique dans les domaines de la sécurité, la santé, la justice et l’éducation nationale.

Mediapart a pu prendre connaissance de ce document rédigé par une mission spéciale, composée des inspections générales de six ministères (intérieur, justice, affaires sociales, finances, éducation et affaires étrangères), qui a auditionné plus de 300 personnes dans tous les corps de l’administration et de la société pendant plusieurs semaines.

Le diagnostic qu’il met en lumière, au travers de la situation des mineurs sur l’île, est dévastateur pour l’État français tant tout y semble incontrôlable : la précarité galopante, une politique migratoire contre-productive, une situation sanitaire alarmante et des violences partout prégnantes, le tout face à des réponses publiques largement sous-dimensionnées.

Dans ses conclusions, le rapport note que « le sentiment qui prédomine au sein des services de l’État est une forme d’impuissance face à l’ampleur des défis ». Stigmatisant une « absence de concertation sur les politiques publiques en direction de la jeunesse », il constate que « les dépenses de l’État sont proportionnellement plus faibles à Mayotte que dans les autres départements et régions d’outre-mer (DROM) ».

Au fil des pages du rapport caché se dessine le constat d’une faillite généralisée que les seules mesures sécuritaires de Gérald Darmanin, qui a multiplié les voyages et les annonces sur place ces derniers mois, vont, de toute évidence, avoir du mal à régler. Selon les informations de Mediapart, le ministère de l’intérieur a d’ailleurs pesé de tout son poids pour que le rapport ne soit pas rendu public.

Sollicités, les services du ministre n’ont souhaité faire « aucun commentaire ».

Une pauvreté massive qui ne décourage pas la migration comorienne

Petite île de l’océan Indien vingt fois plus petite que la Corse, Mayotte comptait 279 000 habitant·es en 2020, soit quatre fois plus qu’en 1985. Avec 10 000 naissances par an, l’île est devenue aujourd’hui la plus grande maternité de France. Le mal-logement y est un fléau conduisant à la création de bidonvilles aux quatre coins de l’île, comme celui de Kawéni, à Mamoudzou, surnommé « le plus grand bidonville de France ». En 2017, l’Insee estimait que l’île comptait 40 % de logements informels, dont certains installés sur des zones à risque.

Malgré la pauvreté massive qui y règne – 8 personnes sur 10 vivent en dessous du seuil de pauvreté, un actif sur trois est au chômage et l’espérance de vie plafonne à 75 ans –, Mayotte demeure huit fois plus riche que l’archipel voisin des Comores, indépendant depuis 1975, où le taux de pauvreté national s’élevait à 42,4 % en 2014 et où un quart de la population vivrait dans des conditions d’extrême pauvreté.

Ces difficultés poussent de nombreux Comoriens et Comoriennes à tenter la traversée du bras de mer séparant Anjouan de Mayotte, sur 70 kilomètres (soit environ trois à quatre heures), à bord de kwassa-kwassa – un type d’embarcation rendu tristement célèbre par les mots d’Emmanuel Macron, en juin 2017, lorsqu’il avait déclaré que le « kwassa-kwassa pêchait peu » mais « amenait du Comorien ». Selon un rapport sénatorial de 2012, entre 7 000 et 12 000 personnes avaient péri ou disparu le long de cette route migratoire depuis 1995 ; et de nombreux naufrages y sont régulièrement répertoriés.

« On peut imaginer que c’est beaucoup plus aujourd’hui, surtout depuis la départementalisation [rendue effective en mars 2011 – ndlr] », soulève une source basée à Mayotte, qui préfère garder l’anonymat. « Les personnes que l’on voit arriver ici sont de tous les milieux et ont des profils divers : femmes, personnes gravement malades ou handicapées, enfants voyageant seuls, irréguliers qui étaient intégrés à Mayotte et qui retentent la traversée après avoir été expulsés… » Tous viennent dans un même objectif, celui d’avoir « une vie meilleure ».

Mais les consignes données par le préfet, correspondant à une politique de durcissement s’agissant des arrivées sur l’île, finissent par engendrer des drames, poursuit-elle, en référence à un naufrage survenu fin décembre. « La police aux frontières [PAF – ndlr] est chargée d’intercepter les embarcations en mer coûte que coûte, avec l’assentiment de la société mahoraise. Lorsque le conducteur du kwassa-kwassa refuse de s’arrêter, il arrive qu’il percute le bateau de la PAF et que l’embarcation se retourne. C’est bien lintervention des forces de l’ordre qui génère le naufrage. »

« La lutte contre l’immigration irrégulière ne parvient pas à empêcher l’entrée et l’installation de très nombreux clandestins à Mayotte », peut-on lire dans le rapport, qui suggère de renforcer les moyens nécessaires à la PAF pour réduire le nombre d’arrivées sur l’île.

Selon le scénario le plus alarmiste de l’Insee, l’immigration comorienne pourrait conduire à comptabiliser 760 000 habitant·es à l’horizon 2050. « Dans l’hypothèse d’un maintien des flux migratoires au niveau actuel, la situation deviendrait explosive », pointe le rapport que le gouvernement a préféré taire. Gérald Darmanin a donc misé sur un volet répressif pour tenter de tarir les départs depuis les Comores… Et de chasser les personnes exilées déjà présentes sur l’île à coups de bulldozers censés raser les bangas (des habitations précaires faites de tôle ondulée), où vivent de nombreux Comoriens et Comoriennes.

Comme l’a révélé le quotidien Les Nouvelles de Mayotte le 2 février dernier, le ministre prévoit ainsi d’envoyer pas moins de cinq escadrons de gendarmerie mobile supplémentaires sur l’île, soit 400 gendarmes, pour « remettre de l’ordre » dès le mois d’avril. Selon Le Canard enchaîné, l’idée a été validée par Emmanuel Macron lui-même lors d’un conseil de défense. Une vaste opération de « décasage », devant servir à vider les bidonvilles de leurs occupants – souvent des sans-papiers –, à interpeller les têtes de réseaux de délinquance et à renvoyer un maximum de personnes vers les Comores.

L’enfer de l’enfance

Beaucoup d’enfants et de jeunes risquent ainsi d’être déracinés et renvoyés dans un pays où une situation bien pire les attend. De retour aux Comores après un renvoi forcé ou non, les mineurs non accompagnés (MNA dans le jargon, pour tout enfant mineur ayant emprunté une voie de migration seul) « ne seraient pas les bienvenus » selon le rapport invisible du gouvernement, qui explique que « le mieux pour eux consiste à repartir d’où ils viennent ».

Pour ceux restant à Mayotte, le rapport fait état d’une situation « hors norme » les concernant et alerte sur les dangers auxquels ils sont confrontés. Alors que 4 500 MNA étaient recensés sur l’île en 2016, le chiffre « n’a pu que croître ces dernières années en raison des modalités des opérations de lutte contre l’immigration irrégulière », qui alimentent « mécaniquement les situations d’isolement des mineurs », alertent les membres de la mission inter-inspection.

« Les enfants comoriens ont beaucoup de mal à être scolarisés à Mayotte, car les collectivités font blocage en prenant prétexte du manque d’infrastructures et de places. Elles mettent donc sciemment des bâtons dans les roues des parents en situation irrégulière qui souhaitent scolariser leurs enfants, alors que l’éducation est un droit pour tous », déplore la source déjà citée. Certains iraient jusqu’à confier leurs enfants, « sur le papier », à des personnes en situation régulière pour pouvoir les scolariser. Une démarche « insensée » sachant que leurs vrais parents sont à Mayotte.

Plusieurs données brutes de ce même rapport disent aussi à elles seules, de manière générale, le drame des enfants et des jeunes de Mayotte. Selon la mission d’inspection, le nombre de « mineurs en risque majeur de désocialisation » s’élève à 6 600. Pire : 9 200 enfants en âge d’aller à l’école primaire n’y avaient pas accès en 2020. « Les capacités d’accueil de l’école ne permettent pas, à ce jour, d’accueillir tous les enfants et jeunes de 3 à 16 ans », souligne le rapport.

Autre chiffre saisissant : « 5 400 enfants mineurs vivent dans un logement, mais sans leurs parents », relève l’inspection, qui estime que « le dispositif de protection de l’enfance reste largement sous-dimensionné ».

C’est à Mayotte que l’on trouve les effectifs les plus élevés de France dans les collèges, avec les plus mauvaises performances scolaires du pays : 71,1 % des jeunes ont des difficultés de lecture, contre 9 % sur le territoire national. C’est la raison pour laquelle la mission recommande de « faire de la scolarisation de tous les enfants dans le premier degré, à partir de 3 ans, une priorité de court terme ». Avec cette autre recommandation qui a de quoi alarmer : « garantir une alimentation de qualité », les « moyens mis en œuvre pour fournir une alimentation pendant le temps scolaire étant encore insuffisants ».

Car sur le terrain sanitaire, le constat est, lui aussi, accablant. Alors que le rapport rappelle que « l’offre de soins […] reste encore très insuffisante », il alerte en parallèle sur une « précarité alimentaire des jeunes » jugée comme « massive », avec, précision terrible, une « difficulté de mise en œuvre des dispositifs de distribution des repas dans les écoles, collèges et lycées ». « À tous les âges, les jeunes de Mayotte sont en moins bonne santé que partout ailleurs en France », affirme encore le document.

Faiblesse « structurelle » de la justice

S’agissant des questions de sécurité, le rapport parle de « politiques régaliennes en difficulté et souvent mises en échec ». L’insécurité demeure la « préoccupation majeure » des habitants, confrontés à une délinquance massive et parfois des faits d’ultraviolence commis en bande. Dans les vols avec violence, les mineurs représentent par exemple 81 % des auteurs, même si « beaucoup de victimes ne portent pas plainte, notamment parmi les étrangers en situation irrégulière ».

On bidouille pour tenter de faire au mieux.

L’état de décrépitude des institutions publiques a pour conséquence, côté justice, d’engendrer « une pression qu’aucune juridiction de l’Hexagone ne connaît ». Et face à cette « faiblesse structurelle », il faut ajouter des « facteurs aggravants », selon le rapport : des personnels de la magistrature et du greffe souvent sans expérience, une faible attractivité, mais aussi une « désorganisation des services et un déficit de travail collectif ».

Résultat : « Des réponses en mode dégradé et une justice de l’urgence qui s’impose au détriment du règlement des questions de fond », souligne le document que Mediapart s’est procuré.

« On bidouille pour tenter de faire au mieux », résume un haut fonctionnaire, qui reconnaît un véritable « problème structurel » plus qu’un manque de moyens. « Il y a un défaut d’attractivité qui empêche une certaine stabilité et entraîne un turnover important, mais aussi un défaut de formation ou de hiérarchie intermédiaire dans les recrutements, avec des magistrats sortis d’école se retrouvant aux côtés d’un président d’audience très expérimenté. On rencontre des difficultés liées à la langue, aussi, car les interprètes ne sont pas assez nombreux. »

Les greffiers seraient selon lui mal formés et ne resteraient pas suffisamment longtemps, créant un « sentiment d’insécurité », en particulier chez les jeunes magistrats. Les greffiers seraient aussi aspirés par la rétention administrative (visant à enfermer les étrangers en situation irrégulières en vue de leur renvoi) pour aller prêter renfort aux juges de la liberté et de la détention. « Cela participe de la désorganisation des services. Il y a un tel flux et une telle pression du préfet sur ce sujet que tout tourne autour de cela. »

Dans une situation comme celle-ci, le rôle de « régulation sociale » de la justice est d’autant plus accru, d’après le rapport, qui déplore, faute d’un « engagement fort du parquet de Mamoudzou [la capitale de l’île – ndlr] », que la lutte contre le travail clandestin, la fraude documentaire, les violences faites aux femmes ou la corruption soient un peu délaissées.

 

publié le 10 marsv2023

À Jénine, la résistance
de tous les instants

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

L’armée israélienne multiplie les raids en Cisjordanie pour tenter d’éradiquer toute contestation de sa domination. L’Humanité a pu rencontrer de jeunes combattants palestiniens armés. Témoignages  aux camps de réfugiés de Jénine (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

Sur la façade de l’école de l’UNRWA, l’organisme des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens depuis 1949, sont placardées les photos d’un homme. Le crâne rasé, portant un tee-shirt de couleur, il sourit. C’est tout ce qu’il reste de Jawwad Bawaqna, 57 ans. Il était instituteur au sein de cet établissement.

Ce 19 janvier, le jour n’est pas encore levé sur le camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Cisjordanie, lorsque l’armée israélienne y pénètre. Des combats s’engagent entre les forces d’occupation et les résistants palestiniens. L’enseignant est chez lui, avec sa femme et ses six enfants, lorsqu’il entend un homme blessé appeler à l’aide. « Mon père est sorti pour l’aider, pour lui prodiguer les premiers soins, raconte l’un de ses fils, Farid. « Nous l’avons traîné à l’intérieur et ils ont tiré sur mon père dans le haut du corps. Je l’ai alors déplacé pour le mettre à l’abri alors qu’il était couvert de sang », se souvient-il.

A quoi bon remplacer les vitres du magasin qui ont volé en éclats ?

En cette mi-février, alors que nous nous trouvons à l’endroit où Jawwad Bawaqna a été abattu, rien n’a changé. Les vitres du magasin près de l’école ont volé en éclats et n’ont pas été remplacées. « À quoi bon ? » soupire le propriétaire, qui nous donne un vague « Mohammad » en guise de nom. Il a placé des parpaings à la place.

Dans la rue perpendiculaire, de grandes tentures sont tendues. « C’est pour se protéger des snipers israéliens qui prennent place sur les toits dès qu’une opération débute », explique Ziad, qui nous accompagne dans les venelles du camp. Celui-ci se déploie à flanc de collines à partir de la ville homonyme, sans que les limites en soient bien visibles.

Ici, une maison détruite à coups de roquettes par les Israéliens ; là, des murs criblés de balles, témoignage des échanges de tirs ; partout, des photos de « martyrs », comme disent les Palestiniens ; souvent, des fresques représentant une clé. « Not to forget », peut-on lire – pour ne pas oublier.

Yasser Arafat aimait parler de « Jeningrad », comme on dit Stalingrad ou Leningrad

Comment les habitants du camp de Jénine pourraient-ils oublier, eux qui sont la cible régulière de l’armée israélienne mais n’ont jamais baissé les bras ? Yasser Arafat, le leader historique, aimait parler de « Jeningrad », comme on dit Stalingrad ou Leningrad.

Il y a vingt ans, en avril 2002, le siège a duré seize jours, faisant 52 morts. La ville est devenue d’autant plus un symbole de résistance que la jeune génération est née à ce moment-là, ne revoyant souvent son père qu’au parloir des prisons.

Après le 19 janvier, l’armée israélienne est revenue le 26 du même mois, pour un nouveau massacre : 9 Palestiniens tués. Dernière incursion en date, ce mardi 7 mars. Selon les informations que nous avons pu recueillir par téléphone, les forces spéciales se seraient infiltrées, cachées dans une camionnette blanche portant une immatriculation palestinienne et des graffitis en arabe sur lesquels on pouvait lire « le transport du futur ».

Les portraits de six jeunes Palestiniens qui n'avaient pas 30 ans vont rejoindre les centaines d’autres sur les murs du camp

Puis l’armée est entrée, a assiégé une maison où se trouvaient des combattants palestiniens, a tiré des roquettes. Des groupes armés palestiniens sont alors intervenus. Bilan : les portraits de six jeunes Palestiniens vont rejoindre les centaines d’autres sur les murs du camp. Ils étaient jeunes, très jeunes même. Ils n’avaient pas 30 ans.

Mohammad, 32 ans, nous accueille sur sa terrasse, en cette matinée de février. Les arbres sont en fleurs, l’odeur du café à la cardamome vient chatouiller les narines et se mêler à celle du tabac. On est bien. Et pourtant… « Il ne faut pas s’y tromper, prévient notre hôte. L’atmosphère est mauvaise dans le camp. On se réveille en entendant des tirs, on se couche en entendant des tirs. »

Il parle des difficultés quotidiennes, du manque d’argent, de travail, des petits boulots. « Mais on a l’habitude de vivre ici. On est nés avec ça. » Et il sait que, pour son fils et sa fille, 5 ans et 4 ans, le mektoub, le destin, sera le même. « Quand ils étaient beaucoup plus petits et qu’ils entendaient des coups de feu, ils se mettaient à pleurer, ils avaient peur. Maintenant, ils comprennent que c’est l’armée israélienne qui attaque. Ils veulent poser en photo avec des fusils, comme sur celles des martyrs.  »

Quand on vit en cage, les repères ne sont plus les mêmes

D’ailleurs, les chansons qu’ils préfèrent et qu’ils entonnent ne sont pas des comptines, mais plutôt des chants à la gloire de la résistance. Son fils a demandé à Mohammad de l’amener au cimetière où sont enterrés les combattants. Il y a vu une femme en train de pleurer. C’était la sœur de Jawwad Bawaqna, l’instituteur. « J’en suis fier. On se bat pour notre patrie. »

C’est à l’aune de cette vie sous occupation – les premières familles sont arrivées là en 1948, à la Nakba (la catastrophe), venant de Jaffa, de Haïfa ou encore de Nazareth – qu’il faut comprendre les paroles de Mohammad. Il n’aime pas la mort, il ne veut pas voir ses enfants mourir. Mais quand on vit en cage, les repères ne sont plus les mêmes. Ici, le mot liberté a un goût de sang et celui de résistance se décline de différentes manières.

Talal Al Housari, 25 ans, Yassar Hanoun, 23 ans, et Mohamed Fayed, 20 ans, sont tous recherchés par Israël. « Pas pour les arrêter mais pour les tuer », précise la personne qui nous a mis en contact.

« On ne veut pas l’occupation. Ce que nous faisons, c’est défendre le camp »

Lorsque nous les rencontrons, ils ont encore le visage fatigué d’une nuit en éveil constant, où l’ennemi israélien peut survenir à chaque instant. Ils posent leurs M-16 sur la table comme des jouets. Mohamed a gardé une bonne bouille d’enfant espiègle, les yeux rieurs, pétillants de vie, un perpétuel sourire aux lèvres.

Sur son arme il a accroché un médaillon : celui d’un de ses amis tué par les forces spéciales, la veille de son mariage. « Notre objectif, ce n’est pas d’aller attaquer, mais de défendre le camp, souligne-t-il. C’est une invasion quotidienne. On ne peut même pas bouger en Cisjordanie, qui est censée être à nous. »

Talal, le visage très pâle, encadré d’une barbe, a lui aussi épinglé la photo d’un de ses copains abattu : « C’est comme une promesse de continuer le combat, ça renforce ma détermination. » Il a passé déjà quatre ans en prison. « Une fois libéré, j’ai essayé de me tenir à l’écart de tout, mais comment faire ? La situation pousse à aller combattre. »

Yassar, au crâne rasé, a un regard triste et grave, la mâchoire crispée. « De quoi avez-vous besoin de plus lorsque vous voyez vos amis se faire tuer devant vous ? demande-t-il sans attendre de réponse. On ne veut pas l’occupation, on ne veut pas qu’ils tuent nos familles. Nous, ce que nous faisons, c’est défendre le camp. »

Tous les Palestiniens sont aujourd’hui à la recherche d’une voie pour ne pas suffoquer

Aujourd’hui la soixantaine, Jamal Hweil a combattu dans les rues du camp en avril 2002. Il a été arrêté les derniers jours et il est resté presque huit ans en prison, puis à nouveau trois ans. Membre du conseil révolutionnaire du Fatah, en désaccord avec le président palestinien Mahmoud Abbas, il voit bien que « maintenant, les jeunes s’expriment en résistant d’une autre façon, pas en lien avec des groupes politiques. Ils se battent mais pas de façon idéologique ».

Désormais professeur à l’université arabo-américaine de Jénine, Jamal Hweil le sait bien : « Les jeunes n’ont pas le matériel, ni la formation militaire nécessaire, mais ils veulent dire aux Israéliens qu’ils n’entreront pas facilement dans le camp. »

Amed Awwas, 36 ans, exprime la même idée. « Chacun ici sait bien que, même si on a un fusil ou un revolver, les agents israéliens peuvent nous tuer avant même qu’on ait dégainé. Mais on veut montrer notre refus de l’occupation, quitte à en mourir. »

Aucune forfanterie dans ces paroles. En l’absence de leadership politique – l’Autorité palestinienne étant déconsidérée, voire haïe –, tous les Palestiniens sont aujourd’hui à la recherche d’une voie pour ne pas suffoquer, tenter de bâtir un avenir pour les enfants.

Ahmed Tobasi avait 17 ans en 2002 lorsqu’il a été arrêté. Il est devenu acteur après quatre années de prison et est maintenant l’un des animateurs du Théâtre de la Liberté à Jénine. « Résister, c’est aussi penser d’une façon différente de celle que voudrait nous imposer l’occupant », proclame-t-il avec force.

L’armée israélienne le sait bien, qui a plus d’une fois détruit les installations de ce théâtre. Un lieu où se déroule le récit, celui d’un peuple qui résiste encore et toujours et qui a fait d’un mot son phare : sabreen. La patience. 


 


 

De Jénine à Naplouse,
la jeunesse palestinienne fulmine

Joseph Confavreux sur www.mediapart.fr

Ces hommes et ces femmes ont grandi dans les décombres de l’opération « Rempart » qui, il y a vingt ans, avait rasé des pans entiers des grandes villes palestiniennes de Cisjordanie. Reportage à Naplouse et à Jénine, où l’armée israélienne a opéré, mardi 7 mars, un nouveau raid meurtrier.

Jénine, Naplouse (Cisjordanie occupée).– « J’ai appris la mort de mon père par hasard, sur une boucle Telegram, en voyant une photo de gens applaudissant devant notre maison dans le camp de réfugiés de Jénine. » Somood, jean serré, voile noir ajusté et médaillon de son père au cou, sourit derrière ses yeux embués en racontant l’histoire qui a fait basculer sa vie, le 16 janvier dernier.

« Je suis étudiante à l’université Bir Zeit, à Ramallah, je dormais mais j’ai senti quelque chose qui m’a réveillée. Je me suis connectée et j’ai ensuite appelé ma sœur qui m’a dit que papa avait été tué par l’armée israélienne », poursuit-elle, assise dans un salon absolument impeccable à l’exception de l’impact d’une balle qui a traversé la vitre et le rideau pour atterrir dans la bibliothèque.

La balle, qui a tué le père de Somood, a été tirée durant l’un des nombreux déploiements menés par l’armée israélienne dans les grandes villes palestiniennes depuis des mois, à la recherche de militants du Djihad islamique ou des « lions de Naplouse », sans s’embarrasser de faucher au passage de nombreux non-combattants. Le meurtre a eu lieu une semaine avant une nouvelle incursion qui a fait neuf morts dans ce même camp de réfugié·es de Jénine le 26 janvier, elle-même suivie d’une opération ayant fait onze victimes dans la vieille ville de Naplouse le 25 février.

S’est alors enclenché un cycle de représailles au moment même où une réunion « politico-sécuritaire », tenue dans la ville jordanienne d’Aqaba et rassemblant pour la première fois depuis des mois des représentants palestiniens et israéliens, promettait pourtant de « prévenir toute nouvelle violence » : assassinat de sept colons israéliens lors d’une fusillade dans une colonie de Jérusalem-Est au lendemain de l’opération sur Jénine, meurtre de deux jeunes colons venus de l’implantation de Har Bracha à Huwara le 25 février ; mise à feu et à sang de ce bourg palestinien par des colons le lendemain ; assassinat d’un jeune Américano-Israélien venu pour un mariage en Israël le surlendemain à proximité de Jéricho…

Dernier événement en date, l’armée israélienne a de nouveau, mardi 7 mars, pénétré le camp de Jénine pour éliminer l’auteur de l’attaque du 25 février, qui appartenait au Hamas, tuant par la même occasion cinq jeunes Palestiniens et en en blessant vingt-six autres.

Des portraits du père de Somood, Jawal Bawaqneh, ornent le perron de la maison familiale, à l’endroit exact où ce professeur de sport de 58 ans, connu dans tout le quartier, est mort en tentant de porter secours à un combattant blessé. « Il aidait toujours tout le monde, explique sa fille. Il est sorti pieds nus, en t-shirt, simplement parce qu’il avait entendu appeler à l’aide. On nous a conseillé de porter plainte, mais nous ne l’avons pas fait car cela ne débouche jamais sur rien. On nous a fait comprendre que l’armée israélienne dirait que mon père voulait s’emparer de l’arme pour tirer contre ses soldats… »

Depuis la mort de Jawal, cette étudiante en relations internationales s’est investie à corps perdu sur les réseaux sociaux en défense de la cause palestinienne : « Je me suis donné pour mission de documenter les vies volées par l’occupant. Je publie les photos et j’écris des poèmes pour chacun des morts récents, afin qu’on se souvienne d’eux et de leur combat, explique-t-elle. En tant que femme, il est difficile pour moi d’imaginer prendre les armes. »

A-t-elle des regrets à ce propos ? « Il y a différentes formes de résistance, commence-t-elle par évacuer. Mais ça m’arrive. Pour notre génération, il reste un espoir infime que les choses s’améliorent. Si nous ne faisons pas en sorte de dévier le cours des choses, même cet espoir ténu disparaîtra. »

Son père l’a baptisée Somood parce qu’elle est née en mars 2002, le mois où a commencé l’opération « Rempart » déclenchée par le premier ministre d’alors, Ariel Sharon, qui a réduit la majorité du camp de Jénine à un amas de gravats, à l’acmé de la deuxième Intifada. « Notre maison a été complètement détruite, et nous n’avons pas encore fini de la reconstruire, vingt ans après », explique-t-elle en désignant les travaux en cours à l’étage.

Somood est un terme arabe difficile à traduire, situé quelque part entre « résistance » et « résilience ». Pour Michel Warschawski, figure de la gauche israélienne, « le rapport de force entre Palestiniens et Israéliens est tel qu’il serait délicat de parler en ce moment d’une phase de libération. Mais le terme de somood est important pour comprendre l’état de la résistance palestinienne. Il signifie qu’on s’accroche, qu’on ne sombre pas dans la guerre intestine, qu’on continue de bien habiller ses enfants pour aller à l’école même si le trajet est dangereux parce qu’il passe à côté d’une colonie… ».

Depuis plusieurs mois, de jeunes Palestiniens ont toutefois décidé de ne pas se contenter de « s’accrocher », mais aussi d’attaquer : le « repaire des lions » à Naplouse, les « brigades de Jénine » et même de petits groupes à Jéricho, d’habitude préservée des affrontements armés. Souvent formés de très jeunes gens, ces groupes de combattants ne se revendiquent pas des partis politiques palestiniens, Fatah, Hamas ou Djihad islamique, ni même de leurs branches militaires.

Il ne faut toutefois pas exagérer leur autonomie vis-à-vis des acteurs historiques de la résistance palestinienne. Pour Mahdi Sharqawi, 36 ans dont sept passés en prison, qui est l’un des responsables du Djihad islamique pour le nord de la Cisjordanie, « ces groupes de jeunes n’agissent pas sur ordre, mais ils sont parfois financés par le Hamas ou renseignés par le Fatah. Quant à nous, nous leur fournissons l’idéologie et les forces vives. Chaque ville palestinienne obéit à ses propres logiques. À Jénine, on peut dire que le Djihad islamique supervise ces jeunes, alors qu’à Naplouse c’est plus diffus. Mais, quoi qu’il en soit, la résistance actuelle est forte parce qu’elle peut s’appuyer à la fois sur des structures existant depuis longtemps et sur l’énergie actuelle de ces loups solitaires, prêts à descendre dans la rue sans en référer en amont ».

Hosni, casquette bleue vissée sur la tête et petite barbe encore adolescente, est né dans le camp de Jénine il y a dix-sept ans et ne l’a pas quitté depuis. « Chaque matin, on se réveille avec la peur d’apprendre la mort d’un proche, explique-t-il. En août dernier, j’ai ainsi perdu l’un de mes meilleurs amis lors d’une incursion de l’armée israélienne. Nous avons été élevés dans les décombres du camp et nous devons nous battre pour que ce que nous avons reconstruit ne soit pas de nouveau abattu. Mais, face à la puissance de Dieu, la force de l’armée israélienne ne m’inquiète pas. »

Hosni ne fait pas partie des combattants, mais de ces jeunes qui harcèlent à coups de pierres les véhicules militaires israéliens pour tenter de retarder leur progression et protéger ceux qui se battent les armes à la main. « Il est impossible de savoir vraiment qui combat et qui ne combat pas, nuance-t-il. Nos maisons sont tellement proches les unes des autres qu’on se connaît tous mais, même entre nous, on garde le secret par précaution. »

Pour lui, « l’armée israélienne ne fait jamais de détail : les voitures, les enfants, les personnes âgées, les maisons… Ils détruisent tout sur leur passage pour trouver les personnes qui se cachent dans le camp ». Avec un nombre limité de points d’entrée et une entraide collective forte, les camps de réfugié·es permettent en effet de filtrer les allées et venues et sont donc considérés par les combattants palestiniens comme des lieux susceptibles de leur offrir des abris sûrs, même si les militants recherchés échappent rarement, tôt ou tard, aux soldats israéliens. « Ce qui me semble nouveau, poursuit Hosni, bravache, c’est qu’en dépit de leur force militaire, je vois sur le visage de ces soldats qu’ils sont effrayés. Ils ont davantage peur que nous. »

Adnan Sabah vit à quelques encablures de la maison familiale de Hosni. Cet ancien du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), qui a passé sept ans en prison dans ses jeunes années, se dit « impressionné par cette nouvelle génération, qui reprend le flambeau. Il faut comprendre qu’ils n’ont pas grand-chose à perdre. C’est à peine une vie que de vivre ici. Quand on se couche, on n’enlève pas ses vêtements de crainte d’être arrêté. Quand on fait l’amour, on se demande si la porte ne va pas être défoncée. Même nos rêves sont occupés ».

Pour cet homme d’une soixantaine d’années, quand on vit dans un camp de réfugié·es d’une ville palestinienne, « il n’y a aucune intimité : vous savez tout ce que fait votre voisin, ce qu’il prépare à manger, ce qu’il dit à ses enfants. Chaque nuit, vous entendez les drones en ayant l’impression qu’ils vont entrer par votre fenêtre. Même les gens comme moi qui ne sont plus dans la résistance, qui ont un travail, une maison et une voiture savent que tout peut être détruit en quelques heures, que l’on peut être tué juste pour avoir regardé dehors au mauvais moment ».

Muhamad, 54 ans, qui vend des légumes sur un étal d’une rue passante de la vieille ville de Naplouse, juge également que la génération qui se bat aujourd’hui est « bien plus forte que la [leur] » : « Je pense qu’eux vont réussir. Ils n’ont peur ni de la tombe, ni de la prison, ni d’être blessés. Et non seulement ils n’ont plus peur de la mort, mais ils la recherchent. Ils hantent ainsi la vie des soldats israéliens. »

Muhamad s’excuse de ne pas saluer avec sa main droite, dont il a perdu l’usage en recevant quatre balles tirées par un sniper de l’armée israélienne. C’était en 1988, au début de la première Intifada. « Je jetais des pierres, mais personne n’avait d’armes et je me suis retrouvé à terre et en sang. Maintenant, c’est différent, les jeunes n’hésitent plus à s’armer. » Il considère les membres d’Areen Al-Oussoud, littéralement « le repaire des lions », comme ses « enfants ». « Je suis fier qu’ils aient remis Naplouse au centre de la carte du monde. »

À Naplouse, les portraits des « lions » sont partout : sur les coques des téléphones portables, portés en médaillon au cou des écoliers, placardés sur les murs de la ville… Ces lions qui ont plutôt l’âge d’être des lionceaux pourraient-ils vraiment réussir là où les brigades militarisées du Fatah, du Hamas et du Djihad islamique ont été brisées au début des années 2000 ? « Ils sont beaucoup plus intelligents que nous ne l’étions, poursuit Muhamad. Et alors que nous obéissions pendant la première Intifada aux directives de l’OLP, ils agissent d’eux-mêmes et ne prennent leurs ordres que de leur âme et de Dieu. »

L’Intifada déclenchée en 1987, « l’Intifada des pierres », fut une vaste révolte populaire sans armes, impliquant des enfants, des femmes et des vieillards, encadrée ensuite par les organisations politiques palestiniennes. Quatorze ans plus tard, prenant acte de l’échec de cette première Intifada, celle du début des années 2000 fut militaire et armée, l’époque des « tanzim » du Fatah ou du Hamas et des attentats suicides et sanglants.

En 2015, « l’Intifada de Jérusalem », comme on la nomme côté palestinien, « l’Intifada des couteaux » comme elle est appelée côté israélien, voit se multiplier les attaques à l’arme blanche ou à la voiture bélier. C’est cette séquence qui semble aujourd’hui se prolonger et s’intensifier avec l’usage d’armes à feu. Les passages à l’acte, qui se concentrent sur les colons de Cisjordanie ou Jérusalem-Est, demeurent le plus souvent individuels et n’obéissent pas nécessairement à une hiérarchie de commandement. Mais cela ne signifie pas qu’ils soient entièrement spontanés, même si le contrôle sécuritaire massif d’Israël empêche la constitution ou la reconstitution de brigades militarisées pérennes.  

Une autre dimension importante réside dans le fait que les opérations de l’armée israélienne qui ont visé Naplouse, Jénine ou Jéricho ces derniers mois se concentrent en réalité sur les camps de réfugié·es présents dans ces différentes villes palestiniennes, dans lesquels les impasses économiques sont les plus criantes et où les forces de l’ordre de l’autorité palestinienne sont le plus souvent absentes.

Pour l’écrivain palestinien Elias Sanbar, « aujourd’hui, ce sont principalement les camps de réfugiés qui se mobilisent en Cisjordanie. Le reste de la société ne bascule pas, notamment parce qu’il faut se rappeler que l’Autorité palestinienne, pour décrédibilisée qu’elle soit, verse des salaires à 180 000 fonctionnaires qui font vivre des centaines de milliers de familles, mais aussi parce que la société craint une répression comme celle qui a étouffé les révoltes arabes de 2011. Tout peut néanmoins s’embraser très vite, en cas d’annexion ou de provocation sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem ».

Pour Amir, rencontré sur la place centrale de la vieille ville de Naplouse, il faut faire le constat que « les pierres ne sont d’aucune utilité contre un véhicule militaire et que défendre la Palestine exige d’utiliser des armes. Les jeunes Israéliens prennent les armes à 18 ans pour nous faire la guerre, il est logique que nous fassions pareil ». Habillé tout de noir mais avec un pull de Noël, barbe fournie et bien taillée, le jeune homme de 22 ans ne tarit pas d’éloges sur les « lions » de Naplouse.  

Ils sont « les seuls à défendre notre nation et notre peuple », poursuit-il. Et les opérations de l’armée israélienne « n’atteignent pas le but fixé de diminuer l’importance de ce groupe. Au contraire, leur puissance ne cesse d’augmenter », affirme ce garçon qui travaille dans une boucherie de la vieille ville.

Songe-t-il à rejoindre ce groupe, alors qu’après la dernière opération de l’armée israélienne dans la vieille ville de Naplouse ayant fait onze morts, dont plusieurs non-combattants puisque l’opération s’est déroulée à l’heure du marché et a cueilli sur place de simples passants, les « lions de Naplouse » ont annoncé que le recrutement était de nouveau ouvert ? « Qui vous dit que je n’en fais pas déjà partie ?, répond Amir du tac au tac. Peut-être pas comme combattant, mais aujourd’hui les lions sont l’incarnation du peuple palestinien. Je suis palestinien, donc je suis avec eux. On a déjà perdu trop de gens autour de nous. Il est impossible d’oublier ou de pardonner. »

Pense-t-il que sa génération puisse mener à terme un combat perdu par la génération précédente ? « Nos pères et nos oncles n’ont pas échoué, juge Amir. Ils se sont sacrifiés et nous ont transmis le flambeau. » Le jeune homme, pourtant, ne se reconnaît pas dans la figure de Yasser Arafat, leader historique de l’Organisation de libération de la Palestine, tant l’Autorité palestinienne, héritière directe de l’OLP, est honnie par cette génération née alors que le processus d’Oslo et la perspective d’une solution à deux États étaient déjà enterrés de facto.

« L’Autorité palestinienne collabore avec les Israéliens, poursuit le garçon. À part le drapeau sur son toit, je ne fais pas de différence entre une jeep de l’Autorité palestinienne et une de l’armée israélienne. Le principal objet de la réunion d’Aqaba était de former et d’armer de nouveaux gardes palestiniens pour nous contrôler et nous attaquer. Mais cela ne marchera pas. »

Dans quelle figure se reconnaît-il, si même Yasser Arafat, dont le portrait continue d’orner certains murs de Naplouse, bien que ceux des martyrs y soient beaucoup plus nombreux, ne trouve pas grâce à ses yeux ? « Saddam Hussein », lance-t-il avec un sourire provocateur mais marqueur du statut de premier résistant aux États-Unis et à Israël acquis par l’ancien dictateur irakien auprès de certains Palestiniens, souvent nés après sa mort en 2003. Avant d’ajouter : « Mais la seule figure que je respecte vraiment, et qui me donne la force de combattre, c’est le prophète Mohammed. » Signe d’un conflit politique et territorial qui se reconfigure de plus en plus en guerre identitaire et religieuse, côté palestinien comme israélien.

  publié le 6 mars 2023

Tunisie. L’UGTT se dresse contre le pouvoir absolu d’un président raciste

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

Des milliers de Tunisiens ont répondu samedi à l’appel de la Centrale syndicale pour dénoncer le climat répressif et le déchaînement raciste du président Kaïs Saïed. Les délégations syndicales étrangères solidaires ont été interdites d’entrée en Tunisie.

Tandis que des centaines d’africains fuient la Tunisie après une campagne de racisme déclenchée par le chef de l’Etat, criant au « plan criminel pour transformer la composition démographique du pays », la puissante centrale syndicale UGTT monte au front pour se dresser contre une attaque en règle du président et dénoncer ce déchaînement haineux. Des milliers de manifestants se sont rassemblés samedi dans le centre-ville de Tunis Place Mhamed Ali, dans une démonstration de force qui rappelle les grandes dates de la mobilisation syndicale au temps de la révolution. Les slogans brandis exprimaient colère et détermination contre le pouvoir absolu, les arrestations arbitraires et les atteintes aux libertés. « Non au règne d’un seul homme », « Mettez fin à l’État policier », « Arrêtez les attaques contre le syndicat ».

La guerre est à présent franchement déclarée, après de long mois d’observation, entre l’UGTT et Kaïs Saëd. La tension s’est exacerbée au fil du renforcement du régime despotique, alors que le coup de force opéré le 25 juillet 2021 était supposé mettre fin au désordre institutionnel orchestré par les islamistes d’Ennahda.  « Notre souhait était d’entendre un  discours qui rassure et unisse  le peuple tunisien, mais, nous avons eu droit à des messages cryptés qui  diabolisent le syndicat », s’est exclamé le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, lors d’une prise de parole samedi. La Centrale cible ainsi la cascade de propos virulents que répand le président, contre les migrants africains, contre les syndicalistes, les opposants politiques, les militants associatifs.

L’UGTT a récemment dénoncé le discours « haineux, discriminatoire, incitant à la xénophobie et au racisme ». Elle a appelé à la «  suspension immédiate de ces campagnes qui affectent à la réputation de la Tunisie, son image et son histoire  ». Désormais confrontée à un autocrate dont les réactions deviennent imprévisibles, la Centrale se pose en tant que force populaire de stabilisation dans un contexte à hauts risques. « Nous sommes les partisans d’une lutte pacifique et civile. Notre arme est l’argumentation et la persuasion. Nous ne sommes pas les partisans de la violence et du terrorisme », a souligné le leader de l’UGTT, Noureddine Taboubi.

Celle-ci travaille à un plan de sortie de crise afin de palier l’absence de projet chez un pouvoir otage du Front monétaire international. « Les mouvements observés à travers le pays dénoncent la détérioration de la situation sociale et rejettent des politiques qui n’aboutiront qu’à l’appauvrissement du peuple en l’accablant par les impôts », a déclaré de son côté Sami Tahri secrétaire général adjoint de la Centrale, en marge de la manifestation rapporte la presse locale.

Les syndicats étrangers venus soutenir la mobilisation l’UGTT ont été interdits d’entrée dans le pays. Dans un communiqué commun, la CGT et la CFDT ont dénoncé cette entrave à la «   solidarité internationale » qui s’inscrit «   dans une longue liste de violation des droits humains en Tunisie ces derniers mois ». Le pays, qui se prévalait d’une démocratie inédite au Maghreb et dans le monde arabe, s’abime dans la régression.

  publié le 4 mars 2023

Grèce : l'accident ferroviaire coagule
les colères de la jeunesse

Par Nikos Smyrnaios Professeur en sciences sociales à l’université de Toulouse sur www.humanite.fr

L’accident ferroviaire survenu le 1er mars près de la ville de Larissa faisant plus d’une cinquantaine de morts, dont des nombreux étudiants rentrant d’un long weekend, a vu exploser la colère de la jeunesse grecque. Des nombreuses manifestations réunissant des milliers de personnes, principalement des étudiants et des lycéens, ont eu lieu dans les plus grandes villes de la Grèce notamment à Athènes, Patras, Volos et Thessalonique.

Cet accident dramatique est le résultat d’une série de négligences en cascade qui résulte directement de la destruction du service public du rail depuis une dizaine d’années. Il a constitué le catalyseur d’une colère sourde qui domine au sein de cette génération sacrifiée qui a vécu dans un pays ravagé par la crise et par la cure austéritaire imposée par les créanciers.

Le programme économique contenu dans les memoranda successifs imposés par la Troïka prévoyait notamment le démantèlement du service public du rail et la privatisation de la partie la plus rentable, à savoir le transport de passagers. L’entretien des installations a été laissé pour compte. Des centaines des cheminots ont été transférés à d’autres services de l’administration ou ont été mis en préretraite de manière à rendre le lot plus attractif pour l’acheteur Trenitalia. La même logique de vente à la découpe a prévalu pour d’autres services publics comme l’opérateur public d’électricité ou les télécoms.

Par ailleurs, des reformes radicalement néolibérales ont été imposées à marche forcée à l’école, à l’université et à l’hôpital. Cette dégradation sévère du service public a eu comme effet l’un des taux de mortalité le plus élevé en Europe pendant la crise du Covid et une baisse drastique de la qualité de l’enseignement scolaire et universitaire. La dérégulation complète du marché du travail a fini par achever les derniers vestiges de l’état social grec.

Après la parenthèse de Syriza, qui a tenté de gérer cette situation tant bien que mal mais qui a participé à la continuation de ces politiques, la dérégulation néolibérale destructrice de la société grecque s’est accélérée à partir de l’arrivée au pouvoir en 2019 du gouvernement de droite dirigée par Kyriakos Mitsotakis. Ce dernier a mis en œuvre une politique de néolibéralisme autoritaire radical et corrompu, facilitée par l’état d’exception imposé pendant la crise de Covid et tolérée par ses partenaires européens.

La jeunesse notamment s’est trouvée confrontée à la violence arbitraire de la police, à une crise de logement sans précédent, à des conditions de travail précaires et au manque de perspectives pour l’avenir. C’est ainsi que depuis une dizaine d’années les jeunes grecs ont quitté massivement leur pays à la recherche d’une vie digne. Ceux qui restent sont témoins d’un processus de délitement de la société grecque qui semble irréversible sous Mitsotakis.

Du scandale de la surveillance massive organisée par le gouvernement aux multiples cas de corruption et de trafic d’influence caractérises ; des violences sexuelles et des crimes mafieux impliquant des membres de la police et couverts par le pouvoir et par la justice ; de la propagande organisée par les médias dominants aux tentatives de censure de la presse indépendants, l’accumulation des affaires désespère la population et étouffe la jeunesse.

Cependant ces derniers mois un mouvement de résistance tente de s’organiser englobant les secteurs les plus dynamiques de la société grecque. Ainsi, les étudiants se sont levés il y a quelques mois contre l’instauration d’une police de l’université et ont réussi à faire reculer le gouvernement. Les artistes sont actuellement en pleine protestation contre une réforme qui reviendrait sur la reconnaissance de leur formation. Ce mouvement très dynamique qui occupe des dizaines d’espaces culturels à Athènes et Thessalonique est actuellement en train de fusionner avec celui qui exige des explications pour le drame ferroviaire.

Cette coagulation des colères repolitise une société devenue cynique et résignée après l’échec du mouvement des Indignés des années 2011-2013. La question du débouché politique se pose maintenant, à quelques mois des élections législatives.

  publié le 3 mars 2023

Violences policières. En Guadeloupe, la famille de Claude Jean-Pierre attend toujours justice

Benjamin König sur www.humanite.fr

L’avocate de la famille de Claude Jean-Pierre, un Guadeloupéen décédé en 2020 après un contrôle de Gendarmerie, interpelle sur la nécessité d’un procès dans cette affaire. Entretien.

Capture d'écran de la chaine France Antilles, lors de la conférence de presse du collectif d'avocat de la famille de Claude Jean-Pierre, en juin 2021

Le 21 novembre 2020, Claude Jean-Pierre, un habitant de 67 ans de Deshaies, en Guadeloupe, était interpellé par deux gendarmes. Douze jours plus tard, il décédait à l’hôpital, après avoir été admis avec une double fracture des cervicales, dont l’une compressait la moelle épinière, et plusieurs hématomes au visage.

Quelques semaines plus tard, une vidéo provenant de la caméra qui équipe la mairie de Deshaies montre une arrestation brutale, le corps inerte de Claude Jean-Pierre, la violence des gendarmes. Depuis, l’affaire ressemble à un énième déni de justice.

Le procureur Xavier Sicot, qui estimait dès le début de l’enquête que les gendarmes avaient respecté les règles a demandé un non-lieu le 17 février. Au mépris des demandes de la famille de Claude Jean-Pierre. Désormais, c’est à la juge d’instruction de rendre sa décision d’ici peu.

Plusieurs rassemblements sont prévus, notamment ce vendredi 3 mars à 19 heures Pointe-à-Pitre, pour réclamer « Jistis Pou Klodo », un slogan scandé dans de nombreuses manifestations sur l’archipel. En attendant la conférence de presse qui se tiendra ce 3 mars à 10 heures, L’Humanité s’est entretenu avec Maître Maritza Bernier, la porte parole du collectif d’avocats intervenant pour la famille.

Le procureur de la République de Basse-Terre a demandé un non-lieu. Quelle est votre réaction ?

Maître Maritza Bernier : C’est un réquisitoire que nous contestons fermement, comme vous vous en doutez. Ce sera l’objet de la conférence de presse, tout en sachant que ce n’est pas encore la décision de la juge d’instruction, qui devra rendre son ordonnance sous peu. Nous entendons présenter des observations complémentaires à ce réquisitoire, compte tenu des éléments du dossier.

Êtes-vous surprise par ce réquisitoire ?

Maître Maritza Bernier : Pas vraiment, puisque dès le début, le procureur avait annoncé que pour lui, il n’y avait pas lieu de poursuites. On s’attendait tout de même à ce qu’au vu des éléments de l’instruction, notamment de la vidéo que tout le monde a pu visionner, les conséquences soient tirées. Ce n’est pas le cas. Mais nous restons confiants.

Même si nous sommes tenus par le secret de l’instruction, nous avons des éléments qui plaident pour un renvoi devant le tribunal. Le réquisitoire témoigne d’ailleurs, d’une certaine façon, de ce que le ministère public n’est pas très à l’aise... Cette affaire dépasse largement le cadre de la Guadeloupe, et nous avons des soutiens du monde entier. Ce procès est attendu.

Cette affaire illustre-t-elle un dysfonctionnement habituel de la Justice en Guadeloupe ? Vous avez reçu récemment le soutien des parlementaires de l’archipel, qui disent maintenir leur confiance dans la Justice, mais la question se pose avec acuité puisque cela fait écho à la récente ordonnance de non-lieu rendue dans le scandale du chlordécone ?

Maître Maritza Bernier : C’est sûr qu’on se dit, à un moment donné, que les non-lieux, on n’en veut plus ! Après celui outrancier dans l’affaire du chlordécone, que mes confrères ont défendu corps et âme, aujourd’hui on veut redonner confiance aux justiciables, et que la Justice soit la même pour tous. Qu’on soit de la maréchaussée ou pas, on doit répondre de ses actes.

Toute la Guadeloupe est touchée par cette affaire. Quel impact a-t-elle sur la société ?

Maître Maritza Bernier : Malgré le temps qui a passé, la plaie est béante. Deshaies est une bourgade de 4 000 habitants où tout le monde se connaît. Nous avons reçu le soutien des parlementaires, mais aussi du président du département (Guy Losbar, NDLR), de maires – il est pourtant rare qu’ils prennent ainsi position –, afin qu’il y ait un procès. Soutien également de la diaspora : Harry Roselmack a dénoncé un « déni de justice ». Si dans ce dossier-là, alors que nous disposons des images, il n’y a pas de réponse pénale, alors quand en aura-t-on ?

  publié le 1° mars 2023

Bénéwendé Stanislas Sankara : « Le peuple perçoit une forme de duplicité »

par Benjamin König sur www.humanite.fr

Avocat historique de la famille de Thomas Sankara et homme politique de premier plan, Bénéwendé Stanislas Sankara analyse, depuis le Burkina Faso mais aussi à l’échelle africaine, le rejet de la politique française.

Comment analysez-vous les derniers mois et cette rupture du Burkina Faso avec la France ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Entre la France et le Burkina Faso, ce sont des relations anciennes. Pour parler aujourd’hui de rupture, il faut apprécier comment elles se sont dégradées, mais souligner qu’au ­niveau diplomatique elles ne sont pas rompues. Nous parlons ici des relations avec la politique française : il ne faudrait pas que nous fassions de confusion avec les aspirations communes des peuples français et burkinabè qui sont le vivre-­ensemble dans l’intérêt de chaque peuple. Toutefois, nous avons constaté que la politique française s’est détériorée avec l’arrivée ­d’Emmanuel Macron.

Dans quel sens ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Que ce soit lors de ses rencontres avec la jeunesse africaine à Montpellier, en 2021, ou bien à l’occasion du discours à Ouagadougou, en novembre 2017 (devant les étudiants de l’université – NDLR), on n’a pu que constater un grand écart entre une parole politique très populiste, sur la complémentarité, la solidarité internationale, l’entraide, et les actes dont le Burkina Faso n’a pas du tout bénéficié…

Comment la population burkinabè ressent ce fossé entre le discours et les actes des dirigeants français ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Elle perçoit cela comme une forme de duplicité, de tromperie dans nos rapports politiques. Cela a d’ailleurs été corroboré par certains propos de la diplomatie française : l’ambassadeur qui était en poste à Ouagadougou a dû plier bagage.

Au-delà du cas de l’ambassadeur, vous semblez estimer que la France ne joue que pour ses propres intérêts…

Bénéwendé Stanislas Sankara : Bien sûr. C’est le général de Gaulle qui a dit que les États n’ont que des intérêts, et je crois que c’est une vérité absolue en politique. On ne peut pas condamner la France de jouer ses propres intérêts, de même que le Burkina Faso. Mais dans les relations interétatiques, il faut un minimum de vérité et de transparence, ce qui permet à chacun de négocier en fonction. Quand je parle de duplicité, au Burkina on a l’impression que la France préfère la démagogie, le mensonge, ne dit pas la vérité aux populations, jusqu’à ce qu’elles s’en rendent compte elles-mêmes. C’est le cas pour le peuple burkinabè, mais aussi pour les Français.

Des voix s’élèvent en France pour dénoncer un défaut d’analyse, le manque de cohérence, voire la duplicité des dirigeants français. Est-ce ce qui explique, selon vous, le recul de l’influence française en Afrique ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Ce recul de la France ne se fait pas de bon gré. Il y a eu le G5 Sahel, en matière de lutte contre le terrorisme. Plusieurs États de l’Afrique de l’Ouest sont en train de désapprouver la Cedeao et pensent que cet outil très puissant pour le développement économique n’est qu’un instrument de l’Union européenne, et que les grandes puissances comme la France s’en servent contre nos pays. Pour des intérêts économiques, fondés sur une politique qui ne joue pas franc-jeu, en utilisant la diplomatie, les institutions… Et la cerise sur le gâteau, c’est la co­opération militaire.

Précisément, sur le plan militaire, si l’influence est en recul avec le départ de « Barkhane » puis de « Sabre », la présence française reste importante. Comment est-elle perçue aujourd’hui par les populations ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Vous en avez un exemple ce jour même (27 février – NDLR) : au Niger, les syndicats ont appelé à manifester contre la présence militaire française. Vous avez vu le cas du Burkina : que ce soit sous Damiba ou aujourd’hui, ce sont les populations qui se sont organisées spontanément pour dénoncer la présence de l’armée française. En réalité, c’est le mode de dénonciation qui a changé. Traditionnellement, ce sont les syndicats et les partis politiques, notamment de gauche, qui dénonçaient ces accords de coopération militaire qui datent de l’aube des indépendances. Mais les politiques n’ont pas pris ce dossier au sérieux, ce sont donc les populations elles-mêmes qui montent au créneau.

Comment expliquez-vous que les populations africaines, notamment la jeunesse, s’emparent de ces sujets ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : La conscience africaine a changé, s’est forgée dans une maturité politique qui l’amène à prendre en main son destin, comme le disait le président Thomas Sankara. La jeunesse africaine a suffisamment pris conscience de son rôle, de sa place, et décidé de s’organiser à travers la société civile, les associations et même les réseaux sociaux. Souvent, cela échappe au contrôle des politiques et du pouvoir, qui est obligé de s’adapter aux revendications de changement de paradigme.

À propos du voyage d’Emmanuel Macron dans quatre pays africains, comment est-il perçu et comment l’analysez-vous ?

Bénéwendé Stanislas Sankara : Vous savez qu’en Afrique, on aime les proverbes, alors en voici un : « Quand on se noie, on s’agrippe même aux feuilles du nénuphar. » Emmanuel Macron a aujourd’hui intérêt à faire la cour à un certain nombre de pays pour conforter la position française, pour contrecarrer la marée montante de la contestation populaire contre la politique française.


 


 

Politique étrangère de la France en Afrique : les droits humains et la démocratie aux abonnés absents

sur ttps://www.ldh-france.org/

Communiqué commun d’ONG françaises et africaines

Dans le cadre de visites diplomatiques sur le continent africain, le Président français Emmanuel Macron se rend en République démocratique du Congo (RDC) le 5 mars 2023, après avoir visité le Gabon, l’Angola et le Congo-Brazzaville. 31 organisations de la société civile encouragent la France à placer la défense des droits humains et le respect de la démocratie au cœur de sa politique étrangère.

La visite du Président français Emmanuel Macron en RDC, le plus grand pays francophone au monde, a lieu dans un contexte particulièrement difficile pour le peuple congolais. Quand la violence dure depuis plus de trente ans, peut-on encore parler de crise ? Fin 2021, alors qu’il était présumé dispersé, le groupe rebelle du Mouvement du 23 Mars (M23) est réapparu dans l’est du pays où de nombreux autres groupes armés opèrent, engendrant de nouveaux épisodes de violence et des conflits localisés. Les civil-e-s, en particulier les femmes, en sont, comme toujours, les premières victimes.

La situation humanitaire est critique, et la montée des discours de haine ajoutent de l’huile sur un brasier déjà ardent, qui pourrait enflammer les autres pays de la région. Les élections prévues en décembre 2023 constituent une étape cruciale dans la consolidation de la vie démocratique du pays, mais représentent un défi tant du point de vue de leur organisation logistique qu’au vu de la situation politique et sécuritaire dans laquelle elles s’inscrivent.

En 2017, alors qu’il venait d’être élu pour la première fois, le Président français avait déclaré devant les étudiant·es africain·es à Ouagadougou qu’il envisageait « d’être aux côtés de ceux qui travaillent au quotidien à rendre la démocratie et l’état de droit irréversibles ». Près de six ans plus tard, il est plus que jamais temps que ces déclarations soient mises en œuvre. La visite du Président Macron dans les Grands Lacs est une opportunité de faire de la diplomatie française en faveur des droits humains plus qu’un vœu pieu, une réalité.

La RDC est dotée d’une société civile active et dynamique, qui veille au bon fonctionnement de la vie démocratique dans le pays. Militant-e-s, défenseur-e-s des droits humains et journalistes sont engagé-e-s aux côtés de la population congolaise, souvent au péril de leur vie. Cette première visite du Président Macron en RDC doit être la plus inclusive possible, notamment dans le contexte de tension actuel. À ce titre, il est fondamental que la société civile congolaise puisse être entendue. Nous encourageons fortement le Président à inclure, dans son programme, des concertations avec ses représentant·es alors que la population congolaise s’interroge sur les ambivalences de la position française.

Les annonces récentes de la France et de l’Union européenne (UE) sur le positionnement du Rwanda dans le contexte régional, avec d’une part la condamnation du soutien du Rwanda aux rebelles de M23 en RDC, et d’autre part l’octroi d’une aide de 20 millions d’euros aux forces rwandaises pour leur intervention au nord du Mozambique – où de lourdes allégations pèsent sur la préservation des intérêts économiques de l’entreprise française Total Energies – ont suscité des questionnements légitimes.

Les risques et impacts pour les droits humains de tels projets ont déjà été analysés et dénoncés par la société civile, ainsi que par le Parlement européen, dans le cadre de l’exploitation par Total Energies du pétrole du lac Albert, entre la RDC et l’Ouganda. À cet égard, il est primordial que la France adopte une position ferme qui appelle au respect des droits humains, assure des investissements responsables et des relations économiques respectueuses des normes internationales et de l’environnement en RDC, et plus globalement en Afrique. La France doit profiter de sa visite en RDC et en Afrique pour s’enquérir de la mise en œuvre effective du devoir de vigilance par les entreprises qui opèrent et déploient leur chaîne de valeur en RDC.

Depuis le 20 février, l’UE s’est dotée d’une nouvelle stratégie sur les Grands Lacs qui privilégie les aspects économiques comme réponse globale aux conflits dans la région au détriment des politiques basées sur le respect des droits humains et la bonne gouvernance. Alors que la visite du Président Macron arrive après celle du Pape François à Kinshasa en janvier 2023, où ce dernier a fermement condamné le pillage des pays africains et de la RDC, il est essentiel que la France soutienne les initiatives visant à appréhender les causes profondes des conflits de la sous-région. Un appui à la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves et aux efforts de justice transitionnelle en cours, ainsi qu’un soutien aux efforts et processus de paix initiés devraient être au cœur de la visite de la France en RDC. Si la montée en puissance d’acteurs comme la Chine ou la Russie sur le continent africain est aujourd’hui une réalité qui contrarie la place de l’UE dans la région des Grands Lacs, c’est dans les valeurs démocratiques et des droits humains que la coopération européenne et française trouve sa valeur ajoutée, et non dans la compétition économique accrue avec des acteurs comme la Chine et la Russie.

S’agissant du processus électoral en RDC, il est important de rappeler au gouvernement congolais ses propres engagements en termes d’inclusivité, de respects des droits civils et politiques, mais également en termes de participation et représentation politique des femmes dans ce processus, en vertu de la loi de 2015 sur la parité. Soutenir la mise en œuvre effective de ces engagements, c’est soutenir les efforts des autorités congolaises visant à rétablir la confiance de la population congolaise envers ses institutions, ce qui est indispensable pour l’instauration d’un environnement propice à la tenue d’élections crédibles et apaisées. Pendant cette période électorale, il est également important d’apporter un soutien au Bureau conjoint des Nations unies pour les droits de l’homme (BCNUDH) dans son mandat de monitoring et reporting de la situation des droits humains en RDC, ainsi qu’aux mécanismes de protection des défenseur·es des droits humains.

Les organisations signataires appellent le Président Emmanuel Macron à placer au cœur de sa politique étrangère la défense des droits humains et le respect de la démocratie :

- en promouvant un dialogue inclusif avec la société civile congolaise – garante du respect des principes démocratiques – en incluant dans son programme des rencontres avec ses représentant-e-s ;

-  en clarifiant la position de la France en terme de coopération militaire et sécuritaire, en particulier vis-à-vis des forces rwandaises en privilégiant la mise en œuvre d’une politique de diligence voulue en matière de droits humains pour tout appui au secteur de sécurité et de défense ;

-  en soutenant les processus de paix en cours et des initiatives visant à traiter les causes profondes des conflits, notamment la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves ;

-  en s’engageant de façon ferme en faveur de la loi relative au devoir de vigilance des multinationales, adoptée en 2017 par le Parlement français, concernant notamment les activités de Total Energies dans le lac Albert ;

-  en soutenant les financements et investissements respectueux des engagements internationaux de la France pour l’environnement, la démocratie et les droits humains en RDC et en Afrique ;

- en promouvant dans son dialogue politique bilatéral avec les autorités congolaises, l’ouverture de l’espace démocratique et des droits humains comme conditions préalables à des élections crédibles et apaisées, notamment en ce qui concerne les droits à la liberté de réunion, d’association et de manifestation ainsi que la protection des défenseur-e-s des droits humains.

Signataires : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture de République démocratique du Congo (ACAT RDC) ; Actions Sans Frontières (AFRO) ; Agir ensemble pour les droits humains ; Association africaine des droits de l’Homme (ASADHO) ; Célébrons le courage de la Femme ; Centre de recherche et d’information pour le développement (CRID) ; Centre international pour la promotion de développement et des droits de l’Homme (CEIPDHO) ; Collectif Simama Congo (COSIC) ; Commission Justice et Paix Belgique francophone , Congolese International Congres (CIC) ; Emmaüs International ; Ensemble contre la peine de mort (ECPM) ; Fédération internationale des ACAT (FIACAT) ; Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ; Foundation for Human Rights Initiative (FHRI) (Uganda) ; Groupe Lotus (RDC) ; Justicia, asbl ; Karibu Jeunesse Nouvelle (KJN) ; Le Mouvement de la Paix ; Ligue burundaise ; ITEKA ; LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Ligue des Electeurs (RDC) ; Misereor ; Nouvelle dynamique de la société civile en RDC (NDSCI) ; Observatoire des droits de l’Homme au Rwanda (ODHR) ; Organisation mondiale contre la torture (OMCT) ; Protection international ; Réseau européen pour l’Afrique centrale (EurAc) ; SAPI international ; SOS IJM ; Tournons la page (TLP) ; Vision Social (VISO).

Le 28 février 2023

 

   publié le 27 février 2023

L’échec des sanctions et la fin de l’hégémonie étatsunienne

Par Robert Kissous - (Communiste - Militant associatif - Rencontres Marx) sur https://blogs.mediapart.fr/

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

Le FMI confirme ce que nous avons déclaré depuis le début : les sanctions contre la Russie échoueront et même se retourneront par un effet boomerang contre les pays européens essentiellement.

Les prévisions de croissance du FMI sont claires : la Russie est tombée en récession en 2022 avec une baisse du PIB (-2,2%) alors qu’au printemps 2022 le FMI anticipait un effondrement de 8,5 % du PIB russe. Alors que notre économiste en chef Bruno Le Maire, Mme von Leyen et tous leurs amis promettaient une catastrophe économique en Russie, le FMI prévoit une légère progression (0,3%) en 2023 puis 2,3% en 2024 soit plus que la zone euro (1,6% prévu en 2024). L'économie de la Russie devrait croître plus rapidement que celle de l'Allemagne. Non pas malgré les sanctions mais comme conséquence directe des sanctions, de leur effet boomerang.

Pour la seule Allemagne le coût pour le remplacement de l’énergie de Russie s’élève à près de 500 milliards de dollars[1]. L'industrie allemande paiera environ 40% plus chère l'énergie en 2023 qu'en 2021, selon une étude de l'assureur-crédit Allianz Trade. Le quart de l'industrie allemande déclare vouloir se délocaliser, particulièrement aux EU qui les appâte avec les subventions prévues dans la nouvelle loi étatsunienne sur la réduction de l'inflation (IRA).

Autrement dit, mais ça ils ne peuvent le reconnaître, la politique de sanctions est un échec monumental qui a plus nui aux européens qu’à la Russie tout en profitant aux EU. Les cinq plus grandes compagnies pétrolières occidentales ont engrangé 200 milliards de dollars de profits, le marchands d‘armes se portent également très bien. Les surprofits des uns font les pertes des autres.

Mais plus important encore, les Etats-Unis ont réussi à briser le lien entre la Russie et l’Allemagne qui menaçait la domination US sur l’Europe. Les excédents commerciaux colossaux de l’Allemagne, insupportables pour les Etats-Unis, supposaient une énergie abondante et pas chère que seule la Russie pouvait fournir à l’industrie allemande. L’acte terroriste, acte de guerre, qu’est le sabotage des gazoducs NS-1 et NS-2 par les Etats-Unis soutenus par la Norvège et autres, dit clairement à l’Allemagne qu’elle sera soumise à la stratégie US. Les Etats-Unis n’ont pas d’alliés mais veulent des vassaux ce qui finira par fissurer le bloc occidental.

Les Etats-Unis après leurs échecs militaires répétés pensent atteindre leurs buts par des sanctions économiques et financières. Mais ça ne marche pas mieux. Le trois-quarts des pays du monde, soit 80% de la population mondiale, refusent de s’y associer malgré des menaces ou des promesses. Le monde a changé mais le bloc occidental, qui s’autoproclame « communauté internationale », préfère ignorer la réalité.

Le moteur de la croissance mondiale est en Asie. Selon le FMI la Chine et l'Inde, à elles seules, réaliseront en 2023 la moitié de la croissance économique mondiale, contre un dixième pour les États-Unis et l'Union européenne réunis. Comment alors s’étonner de l’échec des sanctions ? Comment s’étonner du succès croissant des BRICS qui enregistrent des demandes d’adhésion nombreuses ? Comment s’étonner de l’extension de l’utilisation de monnaies nationales à la place du dollar dans les échanges internationaux entre pays du sud et pays émergents ? Les prémices de nouveaux rapports entre pays, de l’instauration d’un nouveau système financier mondial qui ne soit pas soumis au diktat des Etats-Unis ?

Il faut se rendre à l’évidence : ce n’est pas l’accumulation de capitaux ni le casino boursier qui créent les richesses mais le labeur des centaines de millions de travailleurs d’ex pays sous-développés, exploités, qui se mettent en mouvement pour sortir de la misère. Ils veulent en premier lieu avoir le droit au développement et non se soumettre aux stratégies du bloc occidental emmené par les EU pour assurer leur hégémonie planétaire. Stratégies dangereuses qui nous conduisent au bord du précipice. La troisième guerre mondiale a-t-elle commencée ? La question est posée, tous les éléments y concourent puisque les dominants ne cèderont pas de leur plein gré leur « paradis ».

La domination occidentale sur le monde dure depuis cinq siècles. Il est largement temps de passer à un monde multipolaire qui laisse la possibilité à chaque pays de défendre sa souveraineté.

[1] https://www.reuters.com/business/energy/germanys-half-a-trillion-dollar-energy-bazooka-may-not-be-enough-2022-12-15/


 


 

Les Brics, comme un pavé jeté dans l’ordre mondial

Lina Sankari sur www.humanite.fr

L’élargissement du bloc, qui réunit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, et la création d’une monnaie de réserve pourraient constituer une réponse aux bouleversements économiques nés de la guerre en Ukraine et une alternative à l’hégémonie du dollar.

Du monde se bouscule à la porte des Brics, dont les libéraux aiment régulièrement annoncer la mort. Les bouleversements internationaux, en premier lieu la guerre en Ukraine, ainsi que le retour de la gauche au Brésil, semblent de nouveau susciter l’intérêt des pays émergents pour le bloc. Treize pays ont ainsi marqué leur volonté de rejoindre l’organisation, dont l’Algérie, l’Égypte, l’Iran, le Bahreïn, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Afghanistan et l’Indonésie. « Tous les pays des Brics voient l’expansion d’un bon œil. L’Afrique du Sud également, mais nous avons besoin de trouver les modalités et les critères appropriés », explique l’ambassadeur d’Afrique du Sud en Russie, Mzuvukile Jeff Maqetuka, dont le pays assure la présidence tournante.

Le Brics coin, une alternative au dollar

Alors que les pays émergents cherchent la voie de la relance, un projet est vu comme une alternative potentielle à l’hégémonie du dollar : une monnaie commune. « La part des monnaies nationales dans les règlements entre les Brics et dans nos règlements avec d’autres pays augmente activement. Et il y a déjà des initiatives au sein des Brics visant à créer une monnaie unique », assure de son côté le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Les États-Unis et l’Europe, qui pressent les pays émergents de rompre avec la Russie à la faveur de la guerre en Ukraine, voient d’un mauvais œil cette nouvelle monnaie de réserve, le Brics coin, basée sur un panier de devises.

Contourner le Fonds monétaire international

Si l’intégration monétaire a déjà commencé pour le paiement des échanges bilatéraux, la nouvelle monnaie pourrait également permettre aux Brics de s’émanciper des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international dont la valeur est déterminée par un panier de monnaies composées du dollar, de l’euro, du yuan, du yen et de la livre sterling. Les DTS sont alloués pour le remboursement de la dette extérieure lorsqu’un pays ne dispose plus d’assez de réserves de devises étrangères. La question est vitale pour la Russie dont les réserves de change ont été gelées à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Mais également pour la Chine, qui cherche à se prémunir contre toute action éventuelle du Trésor américain et à façonner un ordre mondial affranchi des règles édictées après la Seconde Guerre mondiale. Les autres pays émergents partagent cet objectif, d’autant plus que, lorsque la banque centrale états-unienne augmente ses taux pour faire face à l’inflation, cela a des conséquences directes sur ces États qui sont ceux qui souffrent déjà le plus des conséquences économiques de la guerre en Ukraine.

Un sujet d’inquiétude pour l’Europe

Les Brics vont même plus loin. « Si (une nation) réserve une partie de (ses) ressources naturelles pour soutenir le nouveau système économique, (son) poids respectif dans le panier de devises de la nouvelle unité monétaire augmentera en conséquence, ce qui permettra à cette nation de disposer de réserves monétaires et d’une capacité de crédit plus importantes », souligne Sergey Glazyev, membre du conseil national financier de la banque centrale russe et ministre chargé de l’Intégration et de la Macroéconomie de la Commission économique eurasienne. Un sujet d’inquiétude pour l’Europe, qui tente aujourd’hui de sécuriser leur mainmise sur le pétrole ou le gaz naturel. C’est à ce moment que l’expansion des Brics intervient. L’alliance avec des pays de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) est à ce titre essentielle. La Chine, par exemple, pourrait utiliser ses capitaux pour développer ses propres capacités de raffinage et de transformation, privant les entreprises européennes de parts de marché conséquentes. De facto, l’importation de pétrole deviendrait encore plus chère pour l’Europe.

L’Indonésie, qui pourrait également être intéressée par une adhésion aux Brics, a formulé l’an dernier l’idée de créer une organisation similaire à l’Opep dédiée aux métaux rares qui entrent dans le processus de fabrication des batteries de voitures électriques. La compétition est accrue puisque, fin 2022, le Canada a demandé à trois entreprises chinoises de se retirer de l’exploitation de lithium. Actuellement, l’Europe est fortement dépendante du marché chinois et la relocalisation de cellules de batteries sur le continent serait toutefois insuffisante pour répondre à la politique protectionniste américaine. L’Inflation Reduction Act prévoit en effet des crédits d’impôt pour l’achat d’un véhicule électrique dont l’ensemble des composants sont construits aux États-Unis. Une stratégie qui pourrait entraîner des délocalisations vers les États-Unis. Dans cette guerre des capitalismes, les Brics tentent de trouver l’alternative.

 

La Celac rêve aussi d’un monde sans dollars

 Les Brics ne sont pas les seuls à réfléchir à une alternative à l’hégémonie du dollar. C’est également le cas de la Communauté d’États latino-américains et des Caraïbes (Celac) qui, par l’intermédiaire de l’Argentine et du Brésil, a avancé l’idée d’une monnaie commune, le sur, afin de relancer les investissements, l’emploi et les économies régionales successivement touchés par le Covid, puis l’inflation liée à la guerre en Ukraine. Rejetant le modèle néolibéral de l’euro et de la Banque centrale européenne, Buenos Aires et Brasilia suggèrent de permettre aux États de disposer d’une monnaie de réserve pour leurs échanges. Le sur serait accompagné d’un système de compensation entre banques centrales et ne remplacerait pas les devises nationales.


 


 

Quelle Europe émergera de cette maudite guerre ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

La guerre d’Ukraine a vu la naissance tardive d’une Union géopolitique (…). Nous devons nous doter de l’état d’esprit et des moyens nécessaires pour faire face à l’ère de la puissance et nous devons le faire à grande échelle.« Telle est depuis quelque temps la doctrine de l’Union européenne, rappelée par le chef de sa diplomatie, Josep Borrell, un mois après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine (1). Manifestement, le Kremlin, par sa maudite guerre en Ukraine, a dopé des tendances lourdes, déjà à l’œuvre dans l’UE auparavant, en exacerbant les pires travers.

La première de ces tendances est la militarisation à outrance de l’Europe. Le cas de l’Allemagne est le plus spectaculaire. Rompant avec la tradition pacifiste adoptée après la défaite du nazisme, Berlin affiche aujourd’hui l’ambition de devenir »la force armée la mieux équipée d’Europe« . Paris, de son côté, fait faire un bond de 40 % à sa loi (pluriannuelle) de programmation militaire. La Pologne, quant à elle, a plus que doublé son budget des armées. Partout, les dépenses militaires, déjà orientées à la hausse avant le conflit, s’envolent littéralement depuis son déclenchement. L’Union européenne, en tant que telle, a créé un instrument financier sans précédent – intitulé… »facilité européenne pour la paix« – pour fournir directement une aide militaire à des pays tiers. Quant à l’Otan, elle est passée en un temps record de »l’état de mort clinique« à un activisme effréné en Europe, où elle recrute même d’anciens pays neutres !

Cette militarisation de l’Europe se conjugue avec une autre tendance en plein essor : l’américanisation de l’Union européenne. Les États-Unis déploient désormais dans l’UE plus de 100 000 soldats, en particulier dans sa partie orientale. Ils y écoulent avions de chasse, chars de combat, missiles et autres pièces d’artillerie en quantité exponentielle. Ils y exportent au prix fort leur gaz naturel liquéfié, produit par fracturation hydraulique, un procédé largement interdit en Europe. Notre dépendance à l’Amérique est, plus que jamais, économique, politique et stratégique.

Ajoutons à cela que la guerre en Ukraine a déplacé le centre de gravité de l’UE vers l’Est et mis sur un piédestal la Pologne du PiS, un régime dont certains discours rappellent ceux du RN, et dont, paradoxalement, la »vision du monde n’est pas sans présenter des similitudes avec celle du président russe, qui tend à s’ériger en dirigeant de la restauration conservatrice en Europe« (2). Hier paria de »l’Europe des valeurs« du fait du non-respect de l’État de droit, de l’interdiction de l’IVG, de l’établissement de »zones libres d’idéologie LGBT« , du rejet des réfugiés (à l’exception des catholiques), les migrants pouvant être »porteurs de toutes sortes de parasites« dont il convient de protéger les Polonais (Jaroslaw Kaczynski), Varsovie voit aujourd’hui validée par ses 26 partenaires sa vision stratégique de l’Europe : un atlantisme inconditionnel et une conception de la sécurité européenne qui ne voit désormais de salut que dans l’escalade des armes. Quo vadis, Europa ?

(1) Voir »le Grand Continent« , 24 mars 2022.

(2) Voir »Pologne : l’Europe du PiS« , Valentin Behr (25 juin 2018), »Regard sur l’Est« .

 

publié le 26 février 2023

Comment stopper
la colonisation israélienne ?

sur www.humanite.fr

Tel-Aviv vient d’autoriser de nouvelles colonies. Seul un coup d’arrêt à ce processus d’annexion de la Cisjordanie peut relancer un processus de paix.


 

L’Union européenne est complice des violations du droit international par Israël. Il faut se mobiliser pour que l’Europe agisse.

Par Patrick Le Hyaric, ancien député européen et membre de la délégation du Parlement européen chargé des relations avec la Palestine de 2009 à 2019

C’est contre le colonialisme et la colonisation que la jeunesse palestinienne s’insurge et agit. Elle a raison de vouloir empêcher les expulsions des logements, notamment à Jérusalem, l’accaparement des terres, le vol de l’eau de la vallée du Jourdain. C’est une nouvelle phase du combat pour la libération qui est ainsi engagée contre un occupant qui s’est doté d’un pouvoir d’extrême droite, religieux et suprémaciste.

Les États-Unis et l’Union européenne sont complices de la violation du droit international. Le gouvernement de Tel-Aviv colonise, brime et réprime, occupe, annexe chaque jour un peu plus la Palestine : 164 colonies et 116 avant-postes préparant l’installation de colonies supplémentaires incluant Jérusalem-Est. Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État. Les Palestiniens ont pour eux le nombre et le droit international. Rien ne dit qu’il sera possible d’y résister.

Le combat contre la colonisation est celui de la construction d’un pays, d’un État.

Le droit international ne peut être à géométrie variable selon les intérêts occidentaux et leurs sociétés financières et industrielles. À juste titre les institutions internationales et la plupart des gouvernements demandent instamment au maître du Kremlin de mettre fin à sa tentative d’annexion et de respecter la souveraineté territoriale de l’Ukraine. Pourquoi les mêmes n’ont-ils donc aucun mot pour faire cesser l’annexion de la Palestine ? Les trois quarts de l’humanité perçoivent bien cet insupportable deux poids, deux mesures. Nous devons donc rehausser nos interventions auprès du gouvernement et de l’Union européenne.

En ces temps où l’on se gargarise tant des « valeurs » démocratiques, l’Union européenne ne semble pas décidée à sanctionner les atteintes au fameux « État de droit » malgré les mouvements de masse des populations et des juristes israéliens. Au contraire, elle garde un étrange silence et relance le conseil d’association qui avait été annulé depuis 2012. Mandataire zélé des intérêts capitalistes, les autorités européennes couvrent l’implication de centaines d’institutions financières européennes, qui ont octroyé au moins 255 milliards de dollars à une cinquantaine d’entreprises participant activement au développement des colonies à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. La France ne trouve rien à redire à l’implantation du groupe Carrefour dans les colonies, ni aux financements par BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et la BPCE, de projets irriguant l’économie de la colonisation.

L’action en direction des gouvernements et des grandes entreprises et banques qui soutiennent la colonisation est le moyen de faire respecter l’article 49 de la 4e convention de Genève, qui interdit « le transfert d’une partie de sa propre population civile par la puissance occupante dans le territoire occupé par elle ». La campagne européenne « Stop colonies » et la campagne « Boycott, désinvestissement, sanctions » doivent trouver de nouveaux prolongements pour des actions citoyennes communes à l’échelle européenne. Portons-nous aux côtés des travailleurs, des populations civiles et de la jeunesse palestinienne.

Le mouvement national palestinien est plus vivant que jamais. Seules des sanctions internationales peuvent stopper la colonisation.

Par Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne

En mai, nous commémorerons les 56 ans d’occupation militaire de la Palestine et les 75 ans de la Nakba, la grande catastrophe de 1948 et l’expulsion de 700 000 Palestiniens. Cela fait 55 ans que l’occupation militaire israélienne dure sans que le monde entier la condamne et que personne ne fasse rien pour y mettre fin. Tous les jours, il y a plus de colonies, plus de routes et plus de camps militaires. Le nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou vient d’octroyer un permis officiel à 9 nouvelles implantations et d’autoriser la construction de 9 000 logements. Aujourd’hui, 700 000 colons vivent dans les territoires occupés. Leurs milices armées agressent les habitants des villages voisins, volent les terres et détruisent les champs d’oliviers. Les colons sont des religieux millénaristes et suprémacistes juifs, prêts à tuer femmes et enfants et à procéder à un nettoyage ethnique.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. 

Pour sortir de la tragédie, la Palestine peut compter sur un mouvement national très puissant. Peu importe qui succédera à Mahmoud Abbas, le mouvement palestinien est un mouvement de citoyens. Nous assistons au retour de ceux que Jean Genet appelait les fedayins, les « combattants de la liberté ». Cette reprise de la lutte armée est le fruit de la débâcle de la diplomatie américaine, européenne et arabe. Les jeunes Palestiniens des camps de Cisjordanie ont pris les armes contre les colons. Ces jeunes qui ont entre 13 et 18 ans font preuve d’une grande maturité. Ils ne s’en prennent pas aux civils. Ces jeunes prennent les armes pour dire au monde entier que la question palestinienne ne peut pas être effacée.

Nous assistons également au réveil du mouvement des prisonniers, qui a lancé un appel à la grève de la faim à compter du premier jour du ramadan. 4 780 Palestiniens, dont 19 femmes et 150 moins de 18 ans, croupissent dans les geôles d’Israël en violation des conventions de Genève. 914 personnes sont emprisonnées comme détenus administratifs, c’est-à-dire sans connaître le motif de leur détention et sans bénéficier d’un avocat. Le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a décidé de retirer la nationalité à tous les prisonniers qui résidaient en Israël et leur carte de résidence à tous ceux de Jérusalem-Est. Non seulement on détruit leur maison, on durcit leurs conditions de détention, mais en plus on les rend apatrides.

La Palestine a besoin que l’Europe et les pays arabes s’impliquent. La communauté internationale doit prendre des sanctions à l’encontre d’Israël. Comment expliquer la différence de traitement entre l’Ukraine et la Palestine ? Comment expliquer la rapidité avec laquelle la Russie a été sanctionnée et l’impunité dont jouit Israël depuis 56 ans ? Aujourd’hui encore, l’Union européenne achète des produits fabriqués dans les colonies. La coopération militaire, civile et scientifique se poursuit comme si de rien n’était. Les Palestiniens se défendent comme ils peuvent. Alors que les Ukrainiens réclament des armes, nous ne demandons, nous, que des sanctions. Sans sanctions, la colonisation se poursuivra.


 


 

« L’occupation est
la principale cause de violence »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Yehuda Shaul met en lumière les objectifs du gouvernement de Netanyahou et regrette le lourd silence de la communauté internationale, qui lui laisse carte blanche.

Yehuda Shaul a fondé Breaking the Silence, qui rassemble des vétérans de l’armée israélienne engagés contre l’occupation de la Palestine. Il en a été le codirecteur jusqu’en 2019. Depuis, il a créé Ofek, le Centre israélien pour les affaires publiques, un groupe de réflexion qui se consacre à la promotion d’une résolution pacifique du conflit israélo-palestinien. Il était récemment à Paris, à l’invitation de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine.

Qu’est-ce qui a changé depuis que Netanyahou est revenu au pouvoir ?

Yehuda Shaul : Ce gouvernement a annoncé de façon très claire qu’il poursuivrait l’annexion des territoires palestiniens. Maintenant, il n’y a plus aucun doute sur ses intentions. La recherche de l’annexion est claire. À partir de là, la seule question qui vaille est : comment la communauté internationale va-t-elle réagir ? Mais c’est le silence, il n’y a aucune réaction. Pourtant, de nos jours, la question de l’annexion est un problème très actuel en Europe. Nous voyons ce qui se passe entre l’Ukraine et la Russie. Je ne dis pas qu’il s’agit de la même chose. Mais ce qui est commun, ce sont les questions de respect des principes internationaux ou le refus de la prise de territoires par la force et donc de l’annexion. Malheureusement, la communauté internationale ne réagit pas de la même façon lorsqu’il s’agit de l’annexion par Israël.

De nombreux éléments au sein de ce gouvernement veulent une escalade. Ils pensent que cela amènera de nouvelles violences. Parce que c’est une bonne couverture pour mettre en œuvre une politique encore plus extrémiste à l’encontre des Palestiniens. On voit comment le ministre d’extrême droite de la Sécurité nationale, Ben Gvir, pousse pour accélérer les démolitions de maisons palestiniennes à Jérusalem-Est. Ce qui provoque plus de violence sur le terrain.

Il y a néanmoins des réactions internationales. Comment les considérez-vous ?

Yehuda Shaul : Je crois qu’il y a un problème sur la façon dont on en parle. Qu’il y ait une déclaration européenne contre la violence, c’est très bien. Mais, en fait, ce n’est pas sérieux. Cela fait partie du problème. Si on veut vraiment la fin de la violence, il faut s’occuper des causes. Et les causes principales sont l’occupation et l’annexion. La violence ne vient pas de nulle part. Si vous faites comme si la violence palestinienne n’avait pas de raisons, vous n’aidez pas à résoudre le problème. C’est à cela qu’il faut s’attaquer si l’on veut arriver à une situation apaisée.

Qu’est-ce qui réunit tous ces partis autour de Netanyahou ?

Yehuda Shaul : Les trois piliers de la coalition de Netanyahou ont des intérêts totalement alignés. Les raisons de ce mariage reposent sur la destruction complète du système judiciaire israélien et de son indépendance. Netanyahou est susceptible d’aller en prison pour des accusations de corruption, le Parti sioniste religieux veut en finir avec la Cour suprême parce qu’il souhaite aller vers l’annexion, et les ultraorthodoxes veulent être sûrs que la Cour suprême ne va pas statuer sur le fait que leur exemption du service militaire est inconstitutionnelle. C’est pour cela qu’ils feront tout ce qui est possible pour faire progresser ces politiques. Jusque-là, si un parti n’était pas autorisé à se présenter aux élections, il faisait appel devant la Cour suprême. C’est ce qui est arrivé au parti arabe Balad, exclu par le Parlement, mais qui a finalement pu se présenter grâce à la Cour suprême. Mais, demain, si les prérogatives constitutionnelles de la Cour suprême disparaissent, ce ne sera plus possible. Et d’autres partis pourraient suivre comme Hadash (communiste) ou Raam (islamiste). Que feront-ils ? Ils boycotteront. Mais cela signifiera qu’il y aura des élections sans partis représentant les Palestiniens d’Israël. De même, plus rien ne s’opposerait à la saisie des terres palestiniennes par les colons. Beaucoup ne réalisent pas à quel point c’est dramatique.

Israël est un pays sans Constitution. Ce qui est en train de se passer pourrait-il changer la nature du régime ?

Yehuda Shaul : C’est non seulement un pays sans Constitution, mais également un pays où vous avez des gouvernements de coalition. Ce qui signifie que l’exécutif, le gouvernement, détient la majorité au sein du législatif puisque la coalition détient 61 sièges sur les 120 de la Knesset. Aujourd’hui, le judiciaire est le seul capable de faire la balance vis-à-vis de l’exécutif. Si le judiciaire disparaît, il n’y a plus de contrepoids. Bien sûr, cela changerait la nature du régime. La fuite, survenue après la visite de Netanyahou à Paris, des propos du président Macron par lesquels il avertit que, si cette révolution réussissait, Israël s’éloignerait de la communauté des démocraties le montre. Il est important que la communauté internationale appelle les choses par leur nom.

Il reste que cette coalition est issue du vote des Israéliens. Qu’est-ce que cela dit de la société israélienne ?

Yehuda Shaul : Il faut se souvenir que Bezalel Smotrich, ministre des Finances, et Itamar Ben Gvir, de la Sécurité nationale, regroupés au sein du Sionisme religieux, ont gagné 14 sièges. Le transfert de la population palestinienne fait partie de leur plateforme. Par ailleurs, 20 % des militaires ont voté pour eux. C’est un sacré changement de tendance dans la société juive israélienne.

On assiste à de grandes manifestations contre ces projets, mais la question palestinienne semble oubliée…

Yehuda Shaul : C’est triste mais, lorsqu’il s’agit de la politique d’Israël contre les Palestiniens, il y a presque un consensus parmi les politiciens juifs. Il y a quelques jours, le Parlement a voté pour que soit retirée la citoyenneté aux Palestiniens d’Israël convaincus de terrorisme. Pas pour les juifs. Les membres du Parti travailliste ont voté pour. S’agissant des Palestiniens, le précédent gouvernement n’est pas allé aussi loin que ce que veut faire Netanyahou. Mais l’expansion des colonies s’est poursuivie, six ONG palestiniennes de la société civile ont été déclarées terroristes. Il serait pourtant dangereux de dire qu’il n’y a pas de différence. Ce gouvernement est pire.


 


 

À Naplouse, retour sur
un raid israélien meurtrier

Alice Froussard sur www.mediapart.fr

En pleine journée, le 22 février, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts et une centaine de blessés à Naplouse. C’est le bilan le plus sanglant depuis vingt ans en Cisjordanie occupée. 

Naplouse (Cisjordanie occupée).– Youssef Abu Dawoud ne peut plus bouger. Ce jeune garçon de onze ans est allongé sur le côté, le visage grimaçant de douleur et les yeux à moitié fermés. Un drap bleu recouvre son petit corps dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital de Rafidia, à Naplouse. Lui ne se rappelle qu’une chute. « Lorsque l’armée israélienne a envahi la vieille ville, mon fils venait de se réveiller et il était parti acheter des mouajanat [des pâtisseries levantines – ndlr] à deux pas de la maison », raconte sa mère, Nadia Abu Dawoud, encore sous le choc.

Ce matin-là, Youssef est tombé nez à nez avec l’armée israélienne et s’est fait tirer dessus : une première balle dans la jambe, puis une autre dans l’abdomen, y laissant des éclats. Son foie est gravement atteint, son intestin a des lésions plus légères. « C’est un garçon de onze ans, ce n’est qu’un enfant !, s’exclame Nadia. En quoi était-il une menace pour les forces d’occupation israéliennes ? Il n’a même pas lancé de pierres, il est juste allé sur le marché, comme n’importe quel habitant de Naplouse. Le type de blessures qu’a mon fils montre bien que l’armée tirait sur tous ceux qui étaient sur son passage. »

Comme lui, ce 22 février, au moins 102 Palestiniens et Palestiniennes ont été blessé·es par balles. Onze personnes ont été tuées, dont trois personnes âgées et un adolescent. C’est le pire bilan en Cisjordanie depuis la Seconde Intifada (2000-2005), à peine un mois après un autre assaut israélien qui avait coûté la vie à dix Palestiniens dans le camp de réfugié·es de Jénine.

À nouveau, l’armée israélienne assure qu’il s’agissait d’« une opération antiterroriste ». Elle affirme avoir identifié « trois suspects qui avaient perpétré ou préparaient des attaques contre des Israéliens ». « Si les Israéliens cherchaient des suspects, comme ils disent, pourquoi ne sont-ils pas juste venus les arrêter, plutôt que de viser une zone densément peuplée, un jour de marché, en pleine matinée ? », assène Feras, 40 ans, un vendeur ambulant de la vieille ville.

Vers dix heures du matin ce mercredi, les mista’arvim – soldats israéliens clandestins – ont fait irruption dans la vieille ville pour se cacher dans la mosquée Al-Halabeh. « L’un des soldats se faisait passer pour un cheikh, d’autres étaient déguisés en femmes entièrement voilées. Ils avaient caché leurs armes dans des tapis de prière », raconte Zaid, un jeune de la vieille ville. Dans leur viseur, une maison où s’étaient retranchés deux membres des Areen al-Ossoud – « Tanière des Lions » en français, un groupe qui prône la lutte armée et se revendique en dehors des factions traditionnelles palestiniennes.

« Dans cette mosquée, ils étaient juste en face de la maison, là où les combattants se retrouvent tout le temps. Il y avait à l’intérieur Mohammed “Jnaidi” et Hussam Islim », poursuit le jeune. Pendant ce temps, une soixantaine de véhicules blindés entrent dans Naplouse. D’autres soldats débarquent dans le centre historique, des snipers sont sur les toits.

« En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille »

Dans la rue, c’est la panique générale : les habitant·es courent dans tous les sens et tentent de trouver refuge pour échapper aux balles de l’armée israélienne ou aux fumées des gaz lacrymogènes. Les marchands abandonnent leurs étals. De jeunes Palestiniens prennent des armes, d’autres jettent des pierres. Les balles fusent de plus belle et l’assaut dure presque quatre heures. « En quelques minutes, la ville est devenue un champ de bataille, continue Zaid. C’était un massacre. Même les ambulances ne pouvaient pas accéder aux blessés, certaines étaient bloquées. »

Le lendemain du raid, les habitants et habitantes de Naplouse se pressent dans la maison de vieille pierre prise pour cible, sorte de pèlerinage. Il ne reste plus grand-chose, à part quelques murs porteurs. Certains prennent des selfies et des enfants escaladent les gravats en s’appuyant sur des barres de fer. Un frigo entrouvert gît sur le sol. Quelques matelas ont été éventrés par les décombres.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide.

« Les soldats ont ciblé cette maison de manière extrêmement sauvage, en utilisant tout ce qu’ils avaient : des tirs dans tous les sens, des drones, des missiles incendiaires. Le toit s’est littéralement effondré sur les résistants, explique un autre habitant de la vieille ville, la trentaine, qui fait la visite et souhaite rester anonyme, par peur des représailles. Le bâtiment datait de l’époque romaine, presque deux mille ans. C’était une partie du patrimoine de la ville. Mais l’occupation cible en permanence ce type d’édifice. Tout ce qui fait partie de notre histoire, de notre culture, et qui prouve notre présence ici. »

À côté, une pancarte au nom du combattant le plus populaire de la ville, Ibrahim al-Nabulsi – tué par Israël au mois d’août –, et une porte de métal couverte d’impacts de balles. « Ici, au sol, il reste le sang d’un des martyrs, raconte un autre habitant. C’est celui de Walid Dakhil, le troisième combattant à avoir été tué. » Un Coran a été posé à proximité.

Le reste de la vieille ville est désert, l’ambiance morbide. Les boutiques, les cafés et les restaurants ont tous baissé le rideau, suivant un mouvement de grève générale à Naplouse et dans le reste de la Cisjordanie. Les portraits des « martyrs » s’entassent sur les murs. Quelques barrages de fortune, installés pour empêcher l’arrivée de l’armée israélienne, sont encore présents. Chacun se dévisage avec méfiance et paranoïa : une nouvelle tête, c’est potentiellement un informateur israélien.

« Ces raids sont devenus banals pour nous, les jeunes Palestiniens, raconte Mohammed, un adolescent de 18 ans. Ici, comme à Jénine, Hébron, ou dans le camp de réfugiés de Shouafat, il n’y a plus aucun horizon : nous ne pouvons même plus aspirer à des choses simples comme fonder une famille ou avoir une maison. Tous nos rêves, l’occupation peut les briser en une fraction de seconde. »

La peur des balles « papillons »

Depuis le début de l’année, 63 Palestiniens ont été tués par Israël, soit plus d’un par jour. Dix Israéliens sont morts dans des attaques de Palestiniens, soit moins d’un par semaine. « Ce n’est pas en continuant d’agir comme ça qu’ils auront la paix, soupire un riverain. Plus d’oppression, c’est forcément plus de résistance. » Ici, la quasi-totalité de la population soutient les « Lions de Naplouse ».

Dans leurs discours, ils décrivent leur combat contre les forces israéliennes comme « une nécessité ». « Ils rejettent les méthodes de l’Autorité palestinienne, qui souhaite des négociations de paix et fait des concessions, dit Mamoune, bouquiniste du quartier. Pour le moment, on l’a vu, ça n’a mené à rien. Les Lions, ils veulent combattre et ils sont prêts à mourir pour la cause. C’est même leur but. » Après l’opération de mercredi, le groupe armé a annoncé sur sa chaîne Telegram que la « porte pour les rejoindre était ouverte ».

Dans un autre quartier de la ville, des passant·es se réunissent et quelques drapeaux flottent – certains aux couleurs de la Palestine, d’autres, jaunes, à celles du Fatah, le parti au pouvoir. Tous et toutes sont venu·es présenter leurs condoléances aux familles des victimes lors de l’azza – les trois jours qui suivent les funérailles. Des cafés sont servis, on se serre les mains, mais les visages sont graves.

Dans la bouche des Palestiniens et Palestiniennes, un mot revient en permanence : les dum-dum. Ces balles dites « papillons » qui explosent et se dilatent lorsqu’elles arrivent à l’intérieur du corps humain, expressément interdites par le droit international humanitaire. L’armée israélienne nie catégoriquement les utiliser et même les détenir. « Elles aggravent encore plus les hémorragies, détruisent les tissus en profondeur et diminuent nos chances de sauver des blessés », explique Basil Aklil, chef de service des urgences de Rafidia, à l’ouest de la ville.

Impossible de vérifier si elles ont été effectivement utilisées – aucune étude balistique n’a été faite pour le moment et les éclats dans les plaies ne permettent pas d’arriver à de telles conclusions. Mais, selon un rapport de Human Rights Watch sur la répression létale israélienne, il pourrait aussi s’agir de munitions standard tirées par des fusils de sniper, conçus pour une cible normalement située à 800 mètres, mais qui, utilisées à une faible distance – 100 mètres à peine –, expliqueraient l’aggravation des blessures.

L’histoire que tout le monde connaît

« C’était de la médecine de guerre », continue le docteur. Sur 45 patients et patientes admis·es dans cet hôpital de la ville, 9 seulement étaient dans un état stable. « Il y avait du sang partout, dans le couloir et dans les escaliers. La plupart des blessés étaient des jeunes, mais il y avait aussi des personnes âgées, des femmes, des enfants. Physiquement et psychologiquement, nous sommes tous épuisés. »

À l’étage supérieur, un chirurgien orthopédiste montre une photo sur son téléphone. Des blessures aux bras, certains sont déchiquetés. « Nous sommes des docteurs, c’est notre métier de soigner la population. Mais de voir les patients arrivés massivement blessés de cette manière, ça fait quelque chose. Surtout, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’un jour, ce sera quelqu’un de notre famille, un ami, une connaissance. Le moment où j’ai cru que j’allais craquer, c’est quand j’ai entendu ce qui était arrivé à Elias al-Ashkar », dit-il, posant la main sur son cœur.

Il évoque alors une histoire que tout le monde connaît désormais à Naplouse, celle de cet infirmier aux urgences de l’hôpital Al-Najah, l’autre établissement de la ville. Il a été appelé au bloc de dernière minute pour une réanimation : un homme âgé venait d’être blessé par balle et son cœur ne battait plus. L’infirmier lui fait un massage cardiaque. En vain. Le médecin à ses côtés finit par déclarer le décès et Elias al-Ashkar regarde, après coup, le visage du défunt. C’était son père.


 


 

Une feuille de route
pour l’annexion de la Cisjordanie

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich a été investi des affaires civiles de ce territoire occupé. Une nouvelle étape dans l’accaparement des terres palestiniennes.

Naplouse (Cisjordanie occupée), envoyé spécial.

La grande ville de Naplouse, au centre de la Cisjordanie, panse ses plaies. Mercredi 22 février, en plein milieu de la journée, un raid de l’armée israélienne a fait onze morts – dont un adolescent de 16 ans et un homme de 72 ans – et plus de cent blessés, dont un journaliste de Palestine TV, Mohammed Al Khatib. Alors que les rues étaient pleines de monde, les véhicules israéliens ont encerclé un pâté de maisons et commencé à assiéger une habitation dans laquelle se trouvaient deux résistants palestiniens. Les soldats n’ont pas hésité à tirer des roquettes et à utiliser des drones. Un déploiement de forces qui vise officiellement à éradiquer toute forme de résistance. Le ministre israélien de la Défense, toute honte bue, a salué le « courage » des forces israéliennes à Naplouse. Ces opérations se multiplient, du nord au sud de la Cisjordanie. Le 26 janvier, neuf personnes étaient tuées dans le camp de réfugiés de Jénine (au nord). Jeudi, un jeune Palestinien de 22 ans mourait après avoir reçu une balle en pleine tête dans le camp d’Al Arroub, près d’Hébron. Depuis le début de l’année, 62 Palestiniens ont ainsi été abattus.

Mais, en réalité, les deux piliers fascistes de la coalition de Benyamin Netanyahou, ses ministres Itamar Ben Gvir, en charge de la sécurité nationale, et Bezalel Smotrich, aux finances, cherchent, tout en les assassinant, à provoquer les Palestiniens, les désignant comme « terroristes ». Ben Gvir a ainsi intensifié les démolitions de maisons et les expulsions à Jérusalem, ce qui pourrait enflammer la ville en même temps que la Cisjordanie occupée. C’est le deuxième volet de la stratégie du gouvernement israélien. En s’affranchissant de tout contrôle juridique (lire page 2), il met en place de nouvelles structures visant à rendre concrète l’annexion des territoires palestiniens sans avoir à rendre de comptes.

Les Palestiniens sans recours

Si, jusqu’à présent, les territoires palestiniens se trouvaient sous la tutelle du ministre israélien de la Défense, les changements opérés ne laissent plus aucun doute. Les pouvoirs de Smotrich s’étendent désormais aux affaires civiles en Cisjordanie, car il devient « ministre au sein du ministère de la Défense ». Il a maintenant autorité sur la planification et la construction des colonies (qu’il entend étendre rapidement), gère le statut de ce qu’on appelle les avant-postes illégaux (c’est-à-dire des colonies érigées sans accord gouvernemental puis légalisées par la suite) et règle les questions d’attribution des terres.

Ce dernier point est essentiel. En cas de dépossession de leurs terres, les Palestiniens saisissaient, jusque-là, la Cour suprême pour faire respecter leurs droits. Ils avaient parfois gain de cause. Si cette Cour suprême perd ses prérogatives, ils n’auront plus aucun recours. Le fait que le ministre des Finances possède également les compétences de l’administration des territoires palestiniens occupés signe l’annexion de facto. Le Conseil de Yesha, représentant les colonies, ne s’y est pas trompé, y voyant « une nouvelle importante pour le mouvement d’implantation ». P. B.

publié le 24 février 2023

Gilbert Achcar : « C’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement »

Youness Machichi sur www.humanite.fr

Le chercheur anti-impérialiste, spécialiste des relations internationales, Gilbert Achcar explore l’hypothèse de la paix en Ukraine. La Chine et d’autres pays qui affichent leur « neutralité » par rapport à la guerre en cours pourraient jouer un rôle majeur à cet égard.


 

Vladimir Poutine vient d’annoncer la suspension des accords New Start relatifs au désarmement nucléaire. Au moment où la Finlande et la Suède s’apprêtent à rejoindre l’OTAN, le président Américain Joe Biden déclare lors de sa visite à Varsovie « l’OTAN ne sera pas divisée et nous ne lâcherons pas ». L’hypothèse d’une résolution pacifique du conflit s’éloigne-t-elle ? La Chine semble par ailleurs préparer un plan de paix. Pensez-vous qu’elle pourrait devenir un acteur décisif pour la fin du conflit ?

Gilbert Achcar : Il est clair qu’un an après, les perspectives de paix semblent plutôt lointaines. Il me semble assez évident que ce conflit ne saurait être résolu militairement, au sens où là Russie n’a clairement pas les moyens de prendre et de maintenir l’ensemble des territoires qu’elle a officiellement annexés. Et l’Ukraine, d’autre part, n’a pas les moyens d’infliger à la Russie une défaite telle qu’elle soit forcée de capituler. Dans ce sens, c’est un conflit qui ne peut être résolu que politiquement, à moins d’une crise politique en Russie qui changerait complètement la donne. Du fait que la confrontation oppose la Russie à l’OTAN – puisque sans être directement belligérante, l’organisation y est impliquée par son soutien à l’Ukraine – cela ne laisse qu’une troisième force à l’échelle mondiale susceptible de modifier le cours des choses, et c’est la Chine. Pékin n’a cessé d’invoquer les principes, inscrits dans la charte des Nations Unies, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États. La Chine est aujourd’hui un débouché vital pour l’économie russe, et notamment pour les exportations russes d’hydrocarbures. Elle a donc les moyens de peser de façon décisive sur la Russie. Il reste à savoir ce qu’elle va décider. Je ne participe pas de cette vision qui considère la Chine d’emblée comme étant complice de la Russie dans cette guerre. Ce n’est pas dans son intérêt sur le plan économique. Et l’alliance russo-chinoise établie depuis la fin de la guerre froide s’en est trouvée très affaiblie. La crédibilité de la force militaire russe a été fortement diminuée par l’échec fracassant de sa première phase en Ukraine et son enlisement ultérieur à l’est du pays. J’espère que la Chine formulera une position permettant de débloquer la situation et d’enclencher un processus de règlement politique. Si, par contre, Pékin ne fait qu’appeler à un cessez-le-feu et à des négociations sans réaffirmer les principes du droit international – et notamment l’inadmissibilité de l’acquisition de territoire par la force – on aura malheureusement raté une occasion majeure de changer le cour des choses.

Vous avez déclaré que l’invasion impérialiste de l’Irak en 2003, après la guerre du Kosovo en 1999, constituait un « moment fondateur de la nouvelle guerre froide ». Dans quelle mesure peut-on faire une analogie avec l’invasion russe près de 20 ans après ?

Gilbert Achcar : L’analogie s’impose. Poutine aurait pu utiliser la formule « regime change » (changement de régime) que les États-Unis ont utilisée au moment de l’invasion de l’Irak. C’est exactement ce qu’il ambitionnait de faire quand il a envahi l’Ukraine. Il pensait pouvoir facilement arriver à Kiev et déposer le gouvernement pour instaurer un régime sous sa coupe. C’est ce que les États-Unis ont fait en Irak, même si le résultat a été un fiasco total dans la mesure où c’est finalement l’Iran qui a tiré les marrons du feu. Si toutefois les États-Unis ont pu arriver sans difficulté à Bagdad, c’est non seulement, parce que l’armée irakienne avait déjà été détruite par les États-Unis en 1991, mais aussi parce que la majorité de la population irakienne était fortement hostile à Saddam Hussein. C’est une différence majeure. Quand Poutine est intervenu en Ukraine, il était persuadé que la plupart des Ukrainiens se sentaient russes et souhaitaient être de nouveau rattachés à la Russie. Il s’est heurté à une résistance à laquelle il ne s’attendait guère.

Lors du vote du 2 mars 2022 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la résolution condamnant l’agression russe contre l’Ukraine, cinq pays se sont opposés et une trentaine, en majorité africains et asiatiques, se sont abstenus. De nombreux pays mettent ainsi en place une forme de « neutralité calculée » vis-à-vis du conflit. Peut-on y voir un certain « retour des non-alignés » ?

Gilbert Achcar : Les populations des pays du Sud mondial ne trouvent pas leur intérêt dans la confrontation entre grandes puissances. Elles voient bien que la Russie viole le droit international en envahissant l’Ukraine. Mais, elles ne peuvent pas être solidaires des États-Unis, de la France ou de la Grande-Bretagne parce qu’elles savent pertinemment que ces États ont fait de même, sinon pire, avec leurs pays. Ils l’ont fait très longtemps et continuent de le faire. La série des guerres impériales menées par les États-Unis est longue. Ils viennent à peine de sortir d’Afghanistan. La France continue de croire qu’une partie de l’Afrique est son pré carré. La Grande-Bretagne se croit encore à la tête d’un empire planétaire. L’Empire russe, quant à lui, pratiquait un colonialisme de continuité territoriale sur ses « marches » et dans le nord asiatique. Il n’y a donc pas eu domination coloniale russe dans le Sud mondial comparable aux empires coloniaux occidentaux d’outremer. Les pays du Sud ne sauraient applaudir l’invasion de l’Ukraine, excepté quelques rares gouvernements étroitement liés à Moscou. Mais, en même temps, nombre d’entre eux ne veulent pas se joindre au concert des puissances occidentales, encore moins s’ils ont des liens étroits avec la Chine. D’où cette « neutralité ». Les votes neutres indiquent bien que l’affrontement mondial en cours est perçu par une bonne partie des pays du Sud comme un conflit entre pays du Nord.

 

 

 

L’urgence de trouver des solutions pacifiques en Ukraine

Fabien Gay sur www.humanite.fr

Le 24 février 2022, l’horreur frappait de nouveau en Europe. Avec l’invasion de l’Ukraine par Poutine et le cénacle des oligarques russes, c’est un crime contre la paix et contre l’intégrité territoriale d’un État, au mépris du droit international, qui a été perpétré. Rien ne peut justifier cette guerre, pas même les erreurs et les provocations occidentales avec l’élargissement de l’Otan depuis vingt ans. Disons-le même tout net : le peuple ukrainien a le droit de résister face à l’invasion lancée par le maître du Kremlin. Ce dernier s’est inventé une légitimité à envahir son voisin pour restaurer un passé mythifié et se trouver un débouché économique dans la reconfiguration géopolitique en cours.

Cette guerre signifie avant tout le chaos, la mort et la destruction. 300 000 personnes ont déjà succombé sous les rafales des balles et les tirs des obus. Des millions d’Ukrainiens, femmes et enfants, ont été contraints à l’exil. Les dégâts matériels sont considérables. Les jeunesses des deux pays, véritable chair à canon, prisonnières de combats durs et féroces, n’ont rien à y gagner, elles ne peuvent qu’y perdre leurs vies et ajouter du malheur au désastre. Une génération d’Ukrainiens et de Russes risque de nourrir ressentiments et haines pendant des décennies. Tout semble indiquer que le conflit pourrait durer longtemps. L’accord pour livrer toujours plus d’armes à l’Ukraine le prouve. Demain des chars et après-­demain des avions ? Toujours plus destructrices, ces livraisons entraîneront davantage de chaos, de morts et de fracas.

Alors quelle autre solution ? Il n’est pas possible de « parier » sur une prolongation du conflit en Ukraine. Les va-t-en-guerre de plateaux nous accusent déjà de céder à l’envahisseur russe. Il n’en est rien. La lucidité et l’esprit de responsabilité nous imposent de trouver des solutions politiques. Tous les efforts diplomatiques doivent être déployés pour obtenir un cessez-le-feu d’abord, puis construire un plan de paix, respectant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, sous l’égide de l’ONU et des grandes puissances, y compris non occidentales. Les quelques espaces de négociation entre Russes et Ukrainiens ouverts en 2022, sur le blé et les échanges de prisonniers, montrent que rien n’est jamais fermé. Ce conflit doit être le prélude à bâtir une nouvelle architecture de sécurité collective en Europe, seule à même de construire durablement la paix. C’est à ce prix que les plaies ne resteront pas béantes pendant des générations.

Les relations internationales se tendent dangereusement, comme l’illustrent les 2 113 milliards de dollars dépensés en armes en 2021. Un mouvement mondial pour la paix doit également se lever pour l’Ukraine et les autres théâtres de guerre. Pas celui d’un pacifisme béat qui reviendrait à ne pas agir, mais celui d’une voix forte pour imposer la paix et le désarmement comme projet pour l’humanité. Partout où les combats sévissent dans le monde, ce sont les peuples qui en paient le prix fort, renforçant les intégrismes et les nationalismes toujours plus belliqueux. L’arme nucléaire étant une menace toujours aussi effrayante aux mains d’autocrates, il faut œuvrer à son élimination.

Les besoins sociaux immenses (dans la formation, la santé, etc.), le changement climatique et avec lui ses défis colossaux pour nos sociétés et le vivant dans la gestion des ressources nous imposent urgemment de changer de logiciel. Partout, nous devons coopérer et partager les savoirs, les pouvoirs et les richesses. Le pari de la paix et des communs reste le défi le plus juste pour notre avenir.


 


 

 

 

Bertrand Badie, politiste : « On ne peut pas penser une paix sur la base d’une victoire militaire »

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Pour le spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie, la fin du conflit en Ukraine ne peut venir que d’une diplomatie « plus systémique que relationnelle ». Entretien


 

En quoi cette première année de guerre a modifié les relations internationales ?

Bertrand Badie : On découvre une forme de conflictualité tout à fait inédite. C’est probablement ce qui restera du point de vue des historiens. On voit se dessiner les contours d’une nouvelle diplomatie, avec notamment une importance renforcée de ce que l’on appelle le Sud global et les puissances émergentes. On a dit trop vite que l’on assistait à un retour de la guerre. Or, lorsqu’on observe le déroulement de ce conflit, on est loin d’être dans cette logique de reproduction. Personnellement, j’ai choisi de parler non pas de troisième guerre mondiale, mais de guerre mondialisée.

Pour la première fois dans un contexte totalement inédit, on voit une guerre au départ bilatérale irradier à grande vitesse l’ensemble de l’humanité, avec notamment la décision des Occidentaux de se ranger aux côtés de l’Ukraine mais sans participer au conflit, produisant un flou comme on n’en a jamais connu. C’est l’inverse de ce que l’on appelle les « proxy wars », où l’acteur local est dépendant des grandes puissances qui le manipulent. Ici, on a le sentiment que les puissances occidentales dépendent de choix stratégiques et politiques de l’acteur local, en l’occurrence l’Ukraine.

Autre caractéristique de cette guerre mondialisée : elle a touché de manière extrêmement rapide tous les secteurs de la vie humaine, l’irradiation géographique s’étant accompagnée d’une irradiation sectorielle. À cette guerre militaire s’est ajoutée une guerre énergétique, économique, commerciale, et peut-être demain monétaire. La forme de la conflictualité s’en est trouvée modifiée. Poutine s’est lancé dans une guerre à l’ancienne, une guerre de conquête, oubliant que, depuis 1945, très rares sont les conquêtes qui réussissent.

Les sanctions ont-elles eu un impact ?

Bertrand Badie : Je préfère parler d’exclusion. Les sanctions telles qu’on les connaît, appliquées à Cuba, à la Corée du Nord et à l’Iran, n’ont rien à voir avec ce qui s’est joué il y a un an avec l’exclusion de la Russie du système mondial non seulement de l’économie, mais aussi de la culture, des médias, du sport. Ce nouveau ressort, nous n’en connaissons pas le résultat. Nous sommes au milieu du gué. Incontestablement, l’économie russe est atteinte, mais, incontestablement aussi, il y a des trous dans la raquette, puisque certains pays ne participent pas aux sanctions. On voit par ailleurs l’effet boomerang de ces sanctions qui rétroagissent sur ceux qui les prennent.

Comment envisager une sortie de ce conflit ?

Bertrand Badie : D’abord, notons que beaucoup de personnes parlent de négociations sans se rendre compte que cela fait longtemps que les négociations n’arrêtent plus les guerres. À titre d’exemple, personne ne plaidera que les accords de Paris ont mis fin à la guerre du Vietnam. Désormais, les conflits prennent fin par jet de l’éponge de l’un des belligérants. Cela amène à une autre diplomatie pour penser à la sortie de cette guerre, une diplomatie plus systémique que relationnelle, qui s’appuie davantage sur les pressions que peut opérer le système que sur un jeu dyadique de négociations comme il y en avait au XIXe siècle.

Tant que l’on restera dans un mode  de face-à-face, soit la rRssie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. 

Les pays du Sud et les émergents ont un rôle à jouer dans la mesure où ils se sont placés dans une situation d’entre-deux et parce qu’ils disposent de ressources, soit de pression – comme la Chine en direction de la Russie –, soit d’incitation, comme l’Inde. Le ministre des Affaires étrangères de ce dernier pays a d’ailleurs développé ce concept très intéressant de « multi-alignement », conçu comme un dépassement du non-alignement qui venait de la conférence de Bandung. Le projet n’est pas de ne pas choisir, mais c’est presque le contraire, en tentant d’établir des relations avec tout le monde afin de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. Le rôle le plus important est sans doute celui du Brésil, avec cette opportunité que procure le retour de Lula aux affaires, puisqu’il occupe une position d’équilibre forte et entachée d’aucun contentieux avec quiconque.

Le concept de "multi-alignement" développé par l’inde permet de créer un effet de système qui neutralise les menaces de guerre. 

Tant que l’on restera dans un mode de face-à-face, soit la Russie contre l’Ukraine, on n’aura aucune perspective de négociations. Il y aura peut-être une lueur lorsque l’on jouera de cette pression systémique, et ce, à deux conditions : le respect du droit international et la négociation d’un régime de sécurité collective.

Mais la paix est-elle possible sans un vainqueur militaire ?

Bertrand Badie : Il faut en tout cas construire nos hypothèses concernant la paix sur l’idée qu’il n’y a plus de victoire militaire. Dans les conflits afghan, syrien, irakien, etc., on n’a pas connu d’équivalent de la victoire de la Marne ou de Midway ou de Wagram. Tout ça, c’est de l’histoire ancienne. J’y vois deux raisons : la puissance militaire n’a plus la même efficacité qu’autrefois. On voit bien dans les conflits dits asymétriques que le plus fort ne s’en tire jamais bien. Les peuples ont socialisé la guerre. Autrefois, la guerre était le champ de bataille séparé des peuples et des sociétés. Il y a une appropriation sociale de la guerre qui ne permet plus au plus puissant la possibilité d’imposer sa volonté au défait.

Il faut donc penser la paix bâtie sur autre chose. Et c’est compliqué, car nous n’avons pas la recette. Raison de plus pour ne plus faire confiance à la relation dyadique, mais aux relations systémiques.

Le multilatéralisme n’est donc pas mort ?

Bertrand Badie : C’est même la seule solution. On perçoit bien, autant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique, que si l’on reste dans le bilatéral, on est dans l’impasse la plus complète. C’est dans la solidarité globale que ce conflit pourra trouver son issue. Malgré cette obligation, nous devons faire face à deux déconvenues. La première est liée au blocage du Conseil de sécurité de l’ONU. Il faut donc penser le multilatéralisme en dehors de cette instance, qui était pourtant conçue pour cela. La seconde renvoie à la défaillance incroyable du secrétaire général de l’ONU, totalement absent et muet. Il faut donc ressusciter le multilatéralisme par le bas, par la pression systémique.

   publié le 22 février 2023

Séismes en Turquie. Enquête
sur le business meurtrier des promoteurs, soutenus par le pouvoir

Cerise Sudry-Le Dû sur www.humanite.fr

  • Deux nouveaux séismes de magnitude 6,4 et 5,8 ont été enregistrés ce 20 février au soir dans la province turque du Hatay (Sud), la plus éprouvée par le tremblement de terre du 6 février.

  • Dans cette région, des dizaines de milliers de bâtiments se sont effondrées, piégeant leurs habitants.

  • Pourtant depuis 2018, trois millions de constructions «  illégales » ne répondant pas aux normes ont été « amnistiées » contre une simple amende.

  • Une véritable « corruption légale », qui démontre la responsabilité du pouvoir dans cette tragédie qui a fait plus de 45 000 morts. Enquête.

Antakya (Turquie), correspondance particulière.

Gülsüm s’est emmitouflée dans un anorak à fourrure. Elle a aussi mis une couverture sur ses genoux et se réchauffe auprès du feu. Il fait pourtant presque chaud à Antakya (Antioche) ce matin. Ici, dès que le soleil pointe, le froid glacial de la nuit disparaît. Mais c’est comme si ses rayons ne pouvaient plus la réchauffer.

Voilà dix jours qu’elle ne bouge pas, installée sur une chaise devant la résidence Rönesans, là où vivaient sa mère, son frère, la femme de celui-ci et leurs deux enfants. « Le corps de mon frère a été retrouvé au bout de vingt-huit heures. Ses enfants aussi. Seule leur mère a survécu, elle a la jambe cassée, indique-t-elle. Moi j’attends notre mère, elle est encore sous les décombres. »

Elle dort dans sa voiture à quelques mètres de là, n’a pas pris de douche depuis dix jours. « À minuit, je vais me reposer dans ma voiture, mais je n’arrive pas à dormir », raconte doucement cette scientifique de 43 ans, qui a fait le chemin dès qu’elle a pu de Kütahya, à 900 kilomètres de là.

La résidence Rönesans, le symbole de la corruption

Dix jours après les séismes qui ont ravagé le sud-est de la Turquie, la résidence Rönesans, avec ses 12 étages et ses 249 appartements, est devenue le symbole de la corruption, de ces constructions vendues comme « solides » et qui se sont effondrées comme des châteaux de cartes. Des immeubles bâtis à la va-vite, sans respecter les règles antisismiques, vendus par des promoteurs immobiliers plus intéressés par leur marge que par la qualité des constructions. Des milliers de bâtiments, plus de 80 000 dans la région, ne seraient pas aux normes, alors qu’elle compte environ 15 millions d’habitants.

La résidence Rönesans a été construite il y a une dizaine d’années. Considérée comme l’une des plus luxueuses d’Antakya, elle était vendue comme un « coin de paradis » avec sa piscine, ses parkings privés, et ses normes antisismiques. « Mon frère a acheté un appartement pour 900 000 livres turques (environ 50 000 euros à l’époque – NDLR). Ils habitaient dans l’immeuble juste à côté mais ont préféré déménager car c’était plus sécurisant, raconte Gülsüm. Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Ça veut dire que des gens cherchaient à fuir et se trouvaient dans l’entrée ou les escaliers quand il leur est tombé dessus. »

Le deuxième tremblement de terre, de magnitude 7,5, quelques heures plus tard, a enterré un peu plus les survivants sous des montagnes de gravats. Des centaines de personnes sont mortes sous les décombres. Le chiffre exact n’est même pas encore connu.

Le séisme a duré une minute et demie mais le bâtiment s’est écroulé au bout de trente secondes. Gülsüm

Après le séisme de 1999, qui a fait 17 000 morts à Izmit, près d’Istanbul, des règles strictes de construction avaient pourtant été établies pour empêcher un nouveau drame. Recep Tayyip Erdogan, à l’époque maire d’Istanbul, avait même été le fer de lance de la contestation, sur un air de « plus jamais ça ».

Des centaines de promoteurs amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux

Mais, depuis, des milliers de bâtiments ont été construits sans être aux normes. « Oui, le tremblement de terre a été très violent, mais le nombre de constructions illégales en a amplifié gravement les effets », dénonce Pelin Pinar Giritlioglu, la présidente de la chambre des urbanistes turcs . « D’un côté, il y avait certes beaucoup de vieux bâtis qui se sont effondrés, mais aussi beaucoup de nouveaux immeubles qui n’ont pas respecté les normes en vigueur. »

En 2018, des centaines de promoteurs ont, par exemple, été amnistiés après avoir construit des immeubles dangereux. Au lieu de détruire leur construction, il leur a suffi de payer une amende. Un moyen facile de remplir les caisses de l’État. Une amnistie similaire était d’ailleurs en préparation pour l’élection présidentielle de mai prochain. « 1,3 million de constructions illégales ont été amnistiées, indique Pelin Pinar Giritlioglu. Il peut s’agir d’étages supplémentaires alors que le permis de construire stipulait un nombre d’étages inférieur, des terrains pas habilités… De nombreuses chambres de métiers ont pourtant dénoncé cette amnistie. »

Le chef de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu (Parti républicain du peuple, CHP), a même dénoncé le fait que la zone des séismes a été transformée en « charnier » avec toutes ces constructions illégales. « Ici, c’est une zone de crime », renchérit Hakan Gunes, qui gère un des premiers camps de fortune qui s’est installé à Antakya, après le séisme.

Là, avec des centaines de bénévoles, il coordonne les distributions de repas chauds, de médicaments, les premiers soins ou l’installation de points électricité pour que les rescapés puissent recharger leur téléphone. « Nous allons aussi installer un bureau avec des avocats, car il faut porter plainte contre les compagnies qui ont construit ces maisons, contre les officiels qui ont délivré les permis de construire. Ils veulent se cacher, enterrer les rapports, mais nous devons être vigilants », clame-t-il.

« Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions »

Partout, dans le sud de la Turquie, les messages se multiplient pour dénoncer ceux qui ont autoriser de telles constructions, dans une zone aussi connue pour être sismique. À Malatya, à 200 kilomètres de là, la vidéo d’un bâtiment, lui aussi vendu comme antisismique et qui s’est effondré d’un coup, a énormément tourné.

Sur d’autres images, des experts, sous couvert d’anonymat, montrent des fondations très peu profondes d’immeubles de plusieurs étages, d’autres dénoncent le « sable » qui aurait été utilisé pour couler du béton ou la suppression de poutres porteuses pour rendre la construction plus aisée.

Car, si certains clament que le séisme était d’une telle violence que les effondrements ne pouvaient pas être prévisibles, beaucoup répondent que le drame aurait pu être évité. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, mais les constructions » , ne cessent de répéter les chambres de différents corps de métier, architectes, urbanistes ou ingénieurs.

Et la taxe « séisme », prélevée depuis 1999 en Turquie, a quant à elle été utilisée pour construire… des routes, des logements, des aéroports, de l’aveu même de l’ex-ministre des Finances Mehmet Simsek.

À Istanbul, la plus grande ville du pays, elle aussi placée sur une faille sismique, les aires sécurisées, prévues pour que la population puisse se retrouver en cas de tremblement de terre – généralement des jardins publics ou des terrains vagues –, ont très souvent été transformées en centres commerciaux.

« Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions, des constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! martèle Pelin Pinar Giritlioglu. Les coupables ne sont pas que les promoteurs, mais aussi les responsables politiques, ceux qui ont fait les contrôles… »

Il n’y a pas que l’amnistie qui a augmenté l’ampleur du séisme, mais aussi la corruption politique. C’est elle qui explique les autorisations qu’ont pu avoir certaines constructions qui n’auraient jamais dû voir le jour ! Pelin Pinar Giritlioglu,  la présidente de la chambre des urbanistes turcs

Sur les réseaux sociaux, beaucoup ne se cachent plus pour critiquer vertement cette gestion. Plusieurs arrestations ont d’ailleurs déjà eu lieu et le gouvernement s’est indigné contre ceux qui tentent de répandre des fausses informations.

Pour se donner bonne conscience et devant l’ampleur de la contestation, il a d’ailleurs indiqué qu’une centaine de promoteurs étaient recherchés dans le pays. Le promoteur du Rönesans, Mehmet Yasar Coskun, a d’ailleurs été arrêté à l’aéroport d’Istanbul alors qu’il tentait de fuir le pays. La vidéo de son arrestation a fait le tour des réseaux sociaux. En tout, des centaines de promoteurs seraient toujours recherchés, a annoncé le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag.

Devant la résidence Rönesans, Gülsüm n’a plus vraiment d’espoir de retrouver sa mère vivante. Elle voudrait juste que son corps ne soit pas emporté par les pelleteuses qui déblaient les gravats et enterré à la va-vite. Parfois, les secouristes sortent un cadavre, dressent un petit drap blanc et demandent à la ronde aux badauds quel genre de personnes ils recherchent. « Une femme ? Un homme ? Quel âge ? »

Les cadavres sont ensuite installés dans des bâches en plastique noires et posés à même le sol, en attendant que les camionnettes-corbillards qui sillonnent la ville passent par là et les ramassent. À Antakya, il y a tellement de cadavres que leurs chauffeurs conduisent au hasard dans les rues et s’arrêtent pour les prendre. « Je n’ai plus de larmes, avoue Gülsüm doucement. Je n’arrive même plus à être en colère. À quoi bon ? Ça ne me les ramènera pas. »

 


 

Moins de 30 secondes

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Douze étages, 249 appartements flambant neufs et garantis normes antisismiques… Et, pourtant, la résidence Rönesans s’est effondrée moins de trente secondes après le début du séisme du 6 février, engloutissant des centaines d’habitants. À quelques dizaines de mètres de l’amas de gravats, d’autres bâtiments sont abîmés, mais toujours debout. Terrible acte d’accusation contre le promoteur véreux et avide qui a bâti cette immense tombe.

Et pourquoi s’en serait-il privé ? Rien que dans la région d’Antakya (Antioche), ce sont des dizaines de milliers d’édifices qui ont été érigés sans tenir compte des normes. Des millions dans le pays. Depuis les années 2000 et l’arrivée au pouvoir du président Recep Tayyip Erdogan, le secteur immobilier fait partie des enfants gâtés du régime. La frénésie immobilière a dopé l’économie turque et, selon un rapport de 2020, le nombre d’entreprises opérant dans ce secteur avait augmenté de 43 % en dix ans. Argent facile et sans risque, sauf pour les habitants. Les promoteurs misent sur « l’amnistie ». Un dispositif de 2018 qui leur permet de ne payer qu’une simple amende pour des bâtiments qui n’auraient jamais dû voir le jour, car enfreignant les règles de sécurité. Des pots-de-vin légaux, en quelque sorte. Plus de 3 millions de logements ont ainsi été régularisés, rapportant quelque 4 milliards d’euros à l’État. Sans le tremblement de terre, rien n’aurait empêché le promoteur de Rönesans de bénéficier, lui aussi, de ce type de dispositif puisque, ironie macabre, le Parlement turc était justement saisi d’une nouvelle loi d’amnistie.

Si rien ne change, on sait d’ores et déjà que le prochain séisme dans ce pays à haut risque sera tout aussi meurtrier. Si un tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 touchait Istanbul, 50 000 à 200 000 bâtiments pourraient s’effondrer et entraîner la mort de centaines de milliers d’habitants, selon les experts. Contre cette corruption légale, le peuple turc a l’occasion de tourner la page Erdogan dès l’élection présidentielle, en mai prochain.

publié le 22 février 2023

Chercher
le chemin de la paix

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Un an déjà ! Un an d’une injustifiable guerre déclenchée par le pouvoir poutinien au cœur de L’Europe. Un an de tragédie contre le peuple ukrainien. Plus de 300 000 morts, des centaines de milliers de blessés, l’exode forcé de dizaines de milliers d’Ukrainiens, d’enfants déplacés, de familles séparées. Chaque jour l’armée russe bombarde, tue, viole, détruit des équipements civils pour priver les citoyens ukrainiens de leurs écoles, des jardins d’enfants, de l’accès à l’eau ou à l’énergie. Deux peuples cousins, aux familles mêlées, se haïssent désormais pour longtemps. Il y a besoin d’une mobilisation internationale exceptionnelle pour arrêter les chars de Poutine et l’engrenage guerrier en cours. Il y a besoin de hisser le rapport de force, non pas pour poursuivre la guerre, mais pour ouvrir les chemins de la paix. Or, il semblerait que depuis quelques jours on assiste à de nouvelles poussées guerrières. Le président Ukrainien, à lui-même révélé que ses alliés ne considéraient plus l’envoi de missiles de moyenne portée comme « tabou ».

Miné par les inégalités, par de multiples conflits et guerres, par les modifications climatiques, les insécurités sociales, alimentaires, sanitaires, le monde a pourtant besoin de paix et de coopération. À cette heure, ni Poutine, ni les forces de l’Otan n’empruntent ce chemin. Au contraire. De part et d’autre on s’apprête à livrer une bataille de positions de chars telle que l’Europe n’en a pas connu depuis 1945.

Cela signifie que dans les semaines à venir les vastes champs détrempés ukrainiens vont être le théâtre de combats de chars et d’une guerre de tranchées qui opposera les armes russes aux armes occidentales. C’est ce genre de conflit que nous souhaitions ne plus connaître sur le sol européen.

La Russie mobilise trois cent mille jeunes recrues pour les jeter dans la mêlée guerrière. L’Ukraine reçoit des pays occidentaux notamment des États-Unis d’Amérique, de plus en plus d’engins de guerre toujours plus sophistiqués. Une course à la production d’armements, inégalée depuis très longtemps, est enclenchée.

Après la livraison de chars, on s’apprête à franchir un nouveau cap. L’un des dirigeants d’une entreprise d’armements américaine – Lookeed- a déclaré au journal The Guardian, « qu’on parlait beaucoup du transfert par une tierce partie » d’avions F16, tandis que la presse polonaise a révélé que le pays a déjà livré en secret plusieurs MIG 29 à l’Ukraine.

En Russie comme aux États-Unis, les usines d’armements tournent à plein. Et, le secrétaire général de L’Otan vient de commander aux membres de l’alliance atlantique de décréter «  l’économie de guerre ».

L’utilisation de ces mots indique que nous passons un cran supplémentaire dans l’escalade militaire et guerrière. Celui-ci exige de faire fonctionner à plein toutes les usines d’armements, voire de réquisitionner d’autres entreprises pour les transformer en unités de production militaire. Ajoutons que l’utilisation de ce concept est souvent le prétexte à une soumission encore plus grande des peuples.

Elle servira demain à justifier les réductions de dépenses publiques pour les biens communs indispensables au profit des budgets de surarmement. Elle peut justifier aussi la limitation de droits démocratiques jusqu’à rendre illégaux des mouvements sociaux ou des grèves.

Aucun mot n’a été prononcé lors de la récente conférence de Munich en faveur de la recherche d’un cessez-le-feu ouvrant les voies d’une paix durable sur le continent européen. Il semble même que, lors de la prochaine conférence de Ramstein au mois d’avril, l’envoi d’avions de combat à l’Ukraine sera mis officiellement à l’ordre du jour.

Cette escalade devient dangereuse et rend le monde encore plus insécure. Un monde qui sous le double effet de la guerre et de la recomposition du capitalisme s’est beaucoup modifié en un an.

Par effet domino, M. Poutine a contribué à ressusciter l’Otan et a permis le retour des États-Unis en Europe. Il a ouvert la voie au réarmement de l’Allemagne et au renforcement de l’armée polonaise. Le maître du Kremlin n’a donc atteint aucun des objectifs qu’il avait proclamé en déclenchant cette sale guerre. Il a considérablement desservi les mouvements pour la paix. Certes la guerre n’est pas mondiale, mais elle est mondialisée, au sens où elle touche toutes les citoyennes et tous les citoyens du monde.

La combinaison des tensions géopolitiques sur fond de recomposition du capitalisme mondialisé est en train de provoquer une tragédie sociale : Selon un rapport des Nations Unies ; 1,2 milliard de personnes vivant dans 94 pays se trouvant « en pleine tempête » sont exposées aux trois insécurités alimentaire, énergétique et financière issues des crises et conflits actuels.

L’insécurité sociale avec les hausses de prix fait mal aux travailleurs et aux populations en Europe et ailleurs. Les insécurités alimentaires, sanitaires, climatiques, environnementales ne trouveront pas de solutions sous le bruit sourd des chenilles des chars, le bourdonnement d’avions de combat ou le sifflement des obus et des missiles.

Les responsables des pays qui n’ont pas soutenu l’invasion russe, tout en refusant de s’aligner sur l’Otan et le dollar, combattent cet ordre du monde et explorent d’autres voies que celles proposées par les pays occidentaux qui visent à mettre sur pied une « Otan économique » pour la mise à l’écart de la Russie et de la Chine, afin de constituer une nouvelle «  géopolitique des chaînes d’approvisionnements ».

Un comble de la contradiction du monde capitaliste quand on pense que ce projet est contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce !

L’ensemble de ces pays « non alignés » représentent les deux tiers de l’humanité. Ils peuvent jouer un rôle décisif auprès de M. Poutine sans s’aligner sur l’Otan.

De ce point de vue, l’initiative du président Lula est extrêmement importante et doit être soutenue avec force. Il s’agit de créer un groupe de contact pour la paix réunissant plusieurs pays, dont la France, sous l’égide de l’ONU.

Le président de La République doit sortir du covoiturage avec M. Biden et l’Otan et saisir cette proposition de Lula afin d’engager la France dans un patient travail diplomatique pour la paix. Cette initiative peut être l’ébauche de la réunion d’une conférence internationale visant la construction d’une architecture de paix, de désarmement et de sécurité commune en Europe.

Compte tenu de la transformation du conflit en une guerre Russie contre Otan, les grands pays tiers comme la Chine, le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud deviennent les plus utiles et les plus efficaces pour réussir un tel projet. Et ils peuvent être les garants de la sécurité de l’Ukraine comme de celle de la Russie et donc de tout le continent européen.

La diversité des initiatives pour la paix dans les villes européennes ces 24 et 25 février peut contribuer à mettre la paix et la sécurité humaine à l’ordre du jour du calendrier du monde. C’est urgent ! C’est vital ! Toutes les informations qui parviennent des chancelleries européennes, de la maison blanche comme du kremlin ne portent pas à l’optimisme. Raison de plus pour se faire entendre !


 


 

Guerre en Ukraine.
La Chine peut-elle jouer
la négociatrice ?

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Ukraine La France, le Brésil et d’autres poussent Pékin à s’engager davantage et à convaincre la Russie d’entamer des pourparlers.

Il y a quelques années, Donald Trump s’émouvait de l’influence de la Chine aux Nations unies en dépit des faits. Les États-Unis doivent aujourd’hui observer avec effroi le fait que la France presse Pékin de s’investir pour la paix en Ukraine. À l’issue de la rencontre à Paris, le 15 février, entre le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, et Emmanuel Macron, les deux pays ont exprimé « le même objectif de contribuer à la paix » « dans le respect du droit international ». À cet égard, la France demande à la Chine de convaincre la Russie de s’asseoir à la « table des négociations », comme elle l’avait fait lors du G20 de Bali, en novembre.

À cette époque, d’aucuns avaient noté le retour de la Chine sur la scène internationale après une longue période de repli liée au Covid. Le président Xi Jinping était alors intervenu pour promouvoir l’interdiction de « tout recours à l’arme nucléaire ». Soit une critique à peine voilée des menaces de guerre atomique proférées par le Kremlin. Sa stratégie fut la même en Ouzbékistan lors du dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, en septembre. Secondé par l’Inde et les pays d’Asie centrale issus de l’ex-Union soviétique, Xi Jinping avait exhorté Moscou à travailler à la « stabilité ».

La gouvernance mondiale en question

L’appel à un engagement plus poussé de la Chine est également venu du président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, et de Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne. Sur quelles traductions concrètes peuvent déboucher ces interpellations ? La position traditionnelle d’équilibre, de respect de la souveraineté et de l’intégrité des territoires de Pékin implique à la fois de soutenir l’allié russe face aux risques liés à une intégration de l’Ukraine dans l’Otan et d’appuyer Kiev contre une agression extérieure. La Chine, qui ne livre pas d’armes à Moscou, a clairement profité de la guerre pour placer Moscou en état de vassalisation. Dans sa rivalité stratégique avec Washington, elle s’appuie en outre sur l’allié russe pour formuler une proposition alternative de gouvernance mondiale.

Wang Yi, qui sera à Moscou le 24 février, jour du déclenchement de la guerre il y a un an, dispose en théorie des leviers pour se poser en médiateur. La Chine n’a aucun intérêt à se couper de l’Europe et à voir son économie découplée de celles du continent. Si elle parvenait à convaincre la Russie de s’asseoir à la table des négociations, sa stature internationale s’en verrait renforcée. Toutes initiatives que les États-Unis voient d’un mauvais œil dans le cadre de la compétition stratégique engagée avec Pékin pour le leadership mondial, d’autant qu’ils profitent, pour l’heure, du conflit pour reconfigurer le capitalisme.

  publié le 21 février 2023

Amira Bouraoui :
« Le pouvoir algérien

ne veut plus d’opposants,
de médias indépendants 
»

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Son départ clandestin pour rejoindre la France, via la Tunisie, a déclenché une crise diplomatique. L’opposante algérienne Amira Bouraoui revient sur les raisons et sur les conditions de sa fuite, pour échapper à la répression qui s’abat, impitoyablement, sur les voix discordantes. Entretien coréalisé par Rosa Moussaoui (L’Humanité) et Rachida El Azzouzi (Mediapart).

Quatre ans après le début du hirak, le soulèvement populaire pacifique qui avait poussé des millions de personnes dans la rue et chassé du pouvoir le fantomatique Abdelaziz Bouteflika après vingt ans de règne, la dérive autoritaire et répressive du pouvoir algérien étrangle les aspirations démocratiques du peuple et d’une jeunesse qui ne rêve plus que d’ailleurs.

Pas une semaine ne passe sans l’annonce de nouvelles arrestations, de nouveaux emprisonnements. « L’Algérie nouvelle » exaltée par le président Abdelmadjid Tebboune broie, pousse en prison ou à l’exil des milliers d’opposants, tout particulièrement les plus actifs du hirak.   

Amira Bouraoui par exemple, 46 ans, activiste franco-algérienne connue depuis 2014 pour s’être opposée, avec le mouvement Barakat, au quatrième mandat de Bouteflika. Elle tire de longues bouffées sur sa cigarette, le regard inquiet, sur ses gardes, « comme une bête traquée », dans un troquet de la banlieue parisienne. Elle est « épuisée », veut « que le cauchemar s’arrête ».

La mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants

Sa fuite d’Algérie a fait grand bruit ; elle est à l’origine d’une crise diplomatique entre Paris et Alger, au plus mauvais des moments, à l’heure où le président français Emmanuel Macron et son homologue algérien s’apprêtaient à célébrer une « nouvelle ère de la relation bilatérale », qui devait se traduire entre autres par une visite d’État d’Abdelmadjid Tebboune en France au courant du mois de mai. 

Alger, qui a aussitôt rappelé son ambassadeur en France pour consultations, accuse Paris d’avoir exfiltré clandestinement et illégalement Amira Bouraoui le 6 février de Tunisie où elle s’était réfugiée pour échapper à l’emprisonnement en Algérie. L’APS, l’agence officielle, a carrément pointé du doigt dans une dépêche « les barbouzes français » de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ».

Les proportions prises par « l’affaire Bouraoui » seraient risibles si elles ne braquaient pas la lumière sur le terrible sort fait aux voix libres et aux médias indépendants en Algérie. Une tendance sensible dans tout le Maghreb, de Casablanca à Tunis, comme en témoigne ce qui arrive à Radio Mosaïque, la radio la plus écoutée de Tunisie, dont le directeur vient d’être incarcéré. Partout en Afrique du nord, l’État de droit s’étiole, les libertés reculent. 

La fuite d’Amira Bouraoui intervient après la mise sous scellés de l’un des derniers médias indépendants, Radio M, et l’incarcération de son directeur, Ihsane El Kadi, en décembre dernier, après la dissolution de la Ligue algérienne des droits de l’homme dans le sillage de celle du Rassemblement Actions Jeunesse, de SOS Bab-El-Oued.

Amira Bouraoui a accepté de répondre aux questions de l’Humanité et Mediapart.

Vous attendiez-vous à la crise diplomatique provoquée par votre fuite d’Algérie vers la France, via la Tunisie ?   

Amira Bouraoui : Absolument pas. C’est vrai que c’est une manière assez spéciale de se sauver, mais je ne m’attendais pas du tout à cela. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré venir en France comme j’y suis toujours venue. Si j’avais su que cela prendrait de telles proportions, j’aurais privilégié une autre voie : prendre la mer sur une embarcation de fortune, comme des centaines d’Algériens, d’Africains qui partent ainsi chaque jour vers l’Europe. Mais la voie terrestre était plus sûre que de partir en mer, en plein mois de février… 

Vous avez pris part à tous les mouvements démocratiques en Algérie ces dernières années. Vous aviez cofondé en 2014 le mouvement Barakat opposé à un quatrième mandat du président Bouteflika – « L’Algérie n’est ni une monarchie ni une dictature, disiez-vous alors - » Et vous avez participé en 2019 au hirak. Ces mobilisations n’ont pas abouti aux changements espérés. Quelles leçons en tirez-vous ?  

Amira Bouraoui : Je milite depuis plus de dix ans pour avoir plus de liberté en Algérie, pour une démocratie telle que l’ont rêvée de nombreux militants idéalistes, dont j’ai été. En 2011, on est sorti pour demander l’abolition de l’état d’urgence qui nous privait du droit de manifester dans la rue. En 2014, avec Barakat, nous nous opposions à un quatrième mandat de Bouteflika ; en tant que médecin, je voyais bien qu’il n’était plus capable de diriger le pays. Et en 2019, tout un peuple est sorti pour le changement.

J’ai un temps espéré que la présidence d’Abdelmadjid Tebboune puisse faire office de transition, même si j’étais contre la manière dont il avait été élu. Par la suite, il y a eu comme un élan de vengeance contre les militants qui s’étaient mobilisés : comme si avoir poussé Abdelaziz Bouteflika vers la sortie avait relevé du crime de lèse majesté. C’est comme ça que de nombreux militants ont fini derrière les barreaux.

Je milite depuis plus de dix ans pour avoir plus de liberté en Algérie, pour une démocratie telle que l’ont rêvée de nombreux militants idéalistes, dont j’ai été. Amira Bouraoui 

Comment décririez-vous cette mécanique répressive ? A quel moment, et comment s’est-elle mise en marche ? 

Amira Bouraoui : Cela a commencé avant l’élection d’Abdelmadjid Tebboune en décembre 2019. Quand le général Ahmed Gaïd Salah, alors chef de l’état major de l’armée, a pris les rênes du pays, au lendemain de la démission d’Abdelaziz Bouteflika, des militants, des chefs de partis ont été emprisonnés. J’espérais encore alors que l’on puisse avancer ; je savais que le président parfait n’existait pas. Mais c’est devenu de plus en plus dur.

Avant même le hirak, depuis 2017, je n’arrivais plus à exercer mon métier de médecin : on m’en voulait de m’opposer au système. J’avais beau écrire au ministère de la Santé, je ne pouvais pas  exercer mon travail. Il y a eu les accusations, les procès, la prison. Puis il y a eu cette interdiction de sortie du territoire, alors qu’elle n’était pas justifiée constitutionnellement. C’était une mesure injuste. Je me suis battue pour lever cette interdiction, j’ai écrit des dizaines de courriers au procureur de la République en Algérie pour que cette interdiction soit levée. Si j’en suis arrivée là, c’est parce que je ne voyais plus aucune issue. 

Vous avez fait l’objet de maintes poursuites, dont certaines pour « offense à l’islam », « offense au prophète ».  Vous avez également été traduite en justice pour « atteinte à la personne du président de la République » et « diffusion d’informations susceptibles d’attenter à l’ordre public », « atteinte à l’unité nationale ». Comme de nombreux détenus politiques et d’opinion en Algérie. Qui les avait initiées et pour quelles raisons ?

Amira Bouraoui : Lors d’un interrogatoire, une fois, à la gendarmerie, on m’a rappelé un propos que j’avais posté en 2014 sur Facebook : “Enlevez nous ce monsieur qui ne parle plus, on veut au moins un président qui parle, qui marche”. L’agent qui m’interrogeait m’a dit :  “Mais celui-là, il marche et il parle, pourquoi vous vous opposez encore?” J’ai répondu qu’on reconnaissait une nation forte à la liberté d’expression dont jouit l’opposition. En Algérie, on ne veut plus d’opposants, de médias indépendants. Quand un journaliste, un militant sort de prison, un autre le remplace aussitôt. On s’en prend au noyau dur du hirak. 

Sur les accusations d’offense à l’islam, mon grand-père était imam, j’ai grandi dans un quartier populaire, à Bab el Oued, j’ai toujours résisté à l’obscurantisme religieux, tout en distinguant le musulman qui vit sa foi en respectant les autres et l’islamistes qui instrumentalise la religion à des fins politiques. On m’a collé cette étiquette d’ennemie de la religion ; les procès ont eu lieu le même jour : j’étais désignée, dans le même mouvement, comme l’ennemie du prophète et celle du président Tebboune. 

Quand un journaliste, un militant sort de prison, un autre le remplace aussitôt. Amira Bouraoui 

Certaines rumeurs ont laissé entendre que j’aurais bénéficié d’une grâce présidentielle. C’est faux. Je n’ai jamais bénéficié d’une grâce présidentielle, mais d’une libération provisoire, le 2 juillet 2021, après avoir purgé un mois de de prison. Les procédures sont toujours en cours. 

Vous êtes médecin, gynécologue de profession. Le ministre algérien de la Communication , Mohamed Bouslimani, insiste sur le fait que vous n’êtes pas journaliste. Néanmoins, vous animiez sur Radio M depuis septembre 2022 une émission hebdomadaire, le Café presse politique. Vos démêlés avec le pouvoir sont-ils aujourd’hui liés à ceux de ce média, fermé et placé sous scellés, et à ceux de son directeur Ihsane el Kadi, lui aussi visé par des poursuites et emprisonné ?   

Amira Bouraoui : Voilà des années que je subis des pressions. Ce qui a fait déborder le vase, c’est l’emprisonnement de Ihsane el Kadi. Cela me plaçait dans la ligne de mire car le Café presse politique était l’émission phare de Radio M. J’ai continué à l’animer via Zoom. Pour le dernier numéro, que j’ai animé depuis la Tunisie, je recevais l’islamologue Saïd Djabelkhir, condamné pour « offense aux préceptes de l’islam » et finalement relaxé. Ihsane el Kadi est aujourd’hui derrière les barreaux pour avoir voulu débattre de la candidature de Tebboune à un second mandat. La Constitution le lui permet, mais qu’on puisse en débattre, qu’il puisse y avoir une parole contradictoire, que d’autres candidats puissent se présenter, être reçus sur les plateaux TV, défendre d’autres projets. C’est ce qu’on espérait mais malheureusement, il n’y a pas de place pour le débat en ce moment en Algérie. 

Citée dans les années 90 comme un modèle de liberté de ton, la presse algérienne n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même. Des journaux ont fermé. D’autres agonisent. Comment en est-on arrivé là ?

Amira Bouraoui : ’est vrai qu’après 1988, beaucoup de journaux se sont créés, une certaine liberté de la presse s’est imposée. Comment en est-on arrivé là ? Je pense que ça a commencé sous l’ère Bouteflika. N’oublions pas que dès le premier mandat, il avait traité les journalistes de “tayabate el hammam”, de commères de hammam. N’oublions pas qu’il a jeté en prison Mohammed Benchicou, le directeur du quotidien Le Matin

C’est d’ailleurs ce qui a fait de moi une militante. Cet emprisonnement avait profondément choqué la jeune femme que j’étais. À l’époque, on commençait à avoir accès à internet. J’ai commencé, en 2007, à suivre le blog de Benchicou sur sur la toile. J’avais lu ses livres : qu’on ait pu ou non les apprécier, trouver certains de ses écrits de mauvais goûts, soit. Mais de là à le jeter en prison, c’était inconcevable, profondément injuste. Par la suite, on a vu éclore une multitude de chaînes privées arabophones destinées à endoctriner l’opinion. 

Les journaux encore imprimés sont soumis à un chantage à la publicité. Quand je lis aujourd’hui que Le Soir d’Algérie, que j’ai toujours défendu, me présente comme une renégate, une traître, oui, ça me choque. 

Vous avez connu l’épreuve de la détention. La crainte de retourner en prison vous a-t-elle poussée au départ ? 

Amira Bouraoui : Oui. Je ne voulais pas retourner en prison pour des broutilles. Vous savez, lorsque j’ai été placée en détention en Tunisie, je n’en voulais à personne : j’avais commis un délit en entrant illégalement en territoire tunisien? Par contre, lorsque vous vous retrouvez en prison alors que vous n’avez rien fait, juste pour des posts sur Facebook…

Comment avez-vous passé la frontière ? 

Amira Bouraoui : J’ai traversé le poste-frontière dans un taxi collectif en utilisant le passeport de ma mère. Elle n’était pas au courant.Elle a été arrêtée pour cela, elle est aujourd’hui placée sous contrôle judiciaire…

Huit personnes ont été arrêtées, certaines d’entres elles ont été placées sous mandat de dépôt, comme le journaliste Mustapha Benjamaa, rédacteur en chef du journal indépendant Le Provincial, votre cousin Kamel Bentayeb, ainsi qu’un brigadier de la Police aux Frontières (PAF) et le chauffeur de taxi qui vous a conduite d’Annaba vers la Tunisie. Cinq personnes sont aujourd’hui poursuivies pour “association de malfaiteurs dans le but d’exécuter le crime d’organisation clandestine dans le cadre d’une organisation criminelle .

Amira Bouraoui : Ma mère qui a 73 ans n’était pas au courant que j’avais l’intention d’utiliser son passeport. Je le vis très mal : je sens que c’est une prise d’otage pour faire pression sur moi. Des membres de ma famille, des proches, des journalistes ont été arrêtés, alors qu’ils n’ont rien à voir avec ma “fuite”. Personne ne m’a aidée, je n’ai aucun complice. 

Que s’est-il passé quand vous êtes arrivé à l’aéroport de Tunis et que vous avez présenté votre passeport français ? 

Amira Bouraoui : On m’a arrêtée à ce moment-là. 

N’ayant pas de tampon d’entrée sur le sol tunisien, vous vous en doutiez? 

Amira Bouraoui : J’ai joué le tout pour le tout. 

Donc vous avez été arrêtée, puis conduite devant une juge

Amira Bouraoui : J’ai d’abord été mise en détention pendant trois jours, avec des détenues de droit commun. Nous étions douze femmes dans une même cellule. 

Quand j’ai comparu devant la juge tunisienne, elle m’a bien engueulée. Elle avait raison, parce que ce n’était pas normal de ne pas avoir de preuve d’entrée. Je ne me suis pas étalée sur ma situation bien sûr. Sur l’utilisation du passeport de ma mère, à laquelle je voulais épargner des ennuis. Je lui ai simplement dit que je n’avais pas de preuve de mon entrée en Tunisie mais que j’avais mon passeport français en règle. Elle me remet alors mon passeport en main, elle me libère, elle me convoque le 23 février pour mon procès. 

C’est à ce moment-là que les choses se sont accélérées, puisqu’à la sortie, sous l’œil des avocats, alors que je ressortais libre, j’ai été ramassée une nouvelle fois par deux agents en civil qui ont confisqué mon passeport. Je leur ai demandé où ils avaient l’intention de conduire. Ils m’ont ordonné de me taire. Aux avocats qui insistaient, ils ont répondu qu’ils m’emmenaient à l’aéroport. En fait, la destination était la direction générale de la police des frontières et des étrangers.

Ce sont les avocats qui ont prévenu les autorités consulaires françaises?

Amira Bouraoui : Non. Ils ont prévenu des médias, des ONG comme Amnesty international et Human Rights Watch, c’est comme ça que le consulat a pris connaissance de l’affaire. 

Quand les autorités françaises ont été mises au courant, quel type d’appui vous ont-elles apporté ? 

Amira Bouraoui : J’ai reçu une visite consulaire sur le lieu de ma détention. 

Au moment où j’ai appris le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France, j’ai pris la mesure de la crise. Amira Bouraoui 

Comment avez-vous réagi en prenant connaissance du récit fait en Algérie de votre fuite ?

Amira Bouraoui : C’était sidérant. Comment ont-ils pu raconter que j’ai été accueillie à l’aéroport Saint-Exupéry par un colonel de la DGSE ? Je suis arrivée à Lyon, personne ne m’attendait, j’ai pris un taxi qui m’a coûté 78 euros pour rejoindre un hôtel proche de la gare où j’ai passé la nuit avant de prendre le train le lendemain pour Paris. 

Au début, j’ai mis ça sur le compte de rumeurs. Je suis habituée. Depuis 2014, on me fait passer tour à tour pour une agent des services français, du Mossad. Mais au moment où j’ai appris le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France, j’ai pris la mesure de la crise. J’étais choquée. 

Quelle place cette rhétorique de l’ingérence étrangère pour discréditer et réduire au silence les opposants a-t-elle pris, ces dernières années, en Algérie? 

Amira Bouraoui : Dès qu’un militant assume publiquement son opposition, on en revient à la “main étrangère”, on finit par l’accuser de travailler pour des forces occultes. 

Comment avez-vous accueilli les commentaires acerbes sur votre binationalité? 

Amira Bouraoui : Je n’ai jamais gardé le secret sur ma binationalité. Je pensais que les gens étaient au courant, j’en avais déjà fait état publiquement. Tout le monde savait que j’avais épousé un binational dont la mère était française, vivant et travaillant en Algérie. 

Mes enfants sont franco-algériens, et j’ai décidé en 2007 de prendre la nationalité de mes enfants il y a longtemps. Certains récits faits lors de mon départ laissent entendre que j’aurais obtenu mon passeport français en Tunisie, ce qui relève du mensonge. En fait, ce qui les étonne, c’est qu’en étant binationale, je sois restée tout ce temps en Algérie pour militer. A leurs yeux, c’est suspect. 

Comment voyez-vous votre avenir ? 

Amira Bouraoui : Pour l’instant, je vis dans l’instant présent. La situation de ma mère et de mes proches poursuivis en Algérie, qui subissent l’arbitraire, occupe l’essentiel de mes pensées. J’essaye de trouver un hébergement pérenne. À plus long terme, j’aimerais reprendre l’exercice de mon métier, que j’aime tant. J’ai choisi la médecine par passion. J’ai commencé à prendre contact avec des maternités, pour des stages bénévoles, dans un premier temps, en attendant de régulariser ma situation professionnelle. 

Est-ce que vous recevez aujourd’hui des autorités françaises un appui particulier? 

Amira Bouraoui : Pas plus que n’importe quelle citoyenne se trouvant dans la détresse. 

Vous espérez retourner en Algérie ? 

Amira Bouraoui : Oui, je l’espère, j’aime ce pays. Mais probablement pas dans l’immédiat.  

Et probablement pas pour y revivre ? 

Amira Bouraoui : Je suis chez moi partout. Je suis militante. On ne peut pas être militant sans un certain optimisme, sans se dire que le bout du tunnel existe. En 2019, pendant le hirak, il n’y avait plus de harragas. Désormais, la jeunesse algérienne n’arrive plus à rêver, elle ne ne pense plus qu’à fuir vers l’Europe. Mais ce pays est magnifique, il a tout pour lui, il finira bien par se reconstruire. 

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Rachida El Azzouz

publié le 17 février 2023

Ukraine. L’Otan veut
mettre en scène
sa stratégie de l’escalade

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Des avions de combat, des missiles de longue portée : l’Alliance atlantique entend présenter son projet de monter en gamme dans sa guerre par procuration avec la Russie, à la conférence sur la sécurité de Munich. Où les militants antiguerre se mobilisent aussi.

Plus de cent chefs d’État et de gouvernement, dont le chancelier allemand, Olaf Scholz, et le président français, Emmanuel Macron, les poids lourds mondiaux de l’industrie de l’armement et les stratèges en chef de l’Alliance atlantique (Otan) sont attendus ces 17 et 18 février à la traditionnelle conférence sur la sécurité de Munich. Une occasion pour l’Otan de préciser l’évolution de sa stratégie en Ukraine.

La conférence aurait ainsi rien de moins qu’une mission de salut public mondial contre les autocrates de l’acabit de Vladimir Poutine, agresseur de l’Ukraine, et « leur révisionnisme qui menace les démocraties », a lancé le patron de ce forum, Christoph Heusgen, un ex-conseiller d’Angela Merkel.

De quoi revoir, au sein de l’Otan, toutes les règles, dit-il, en brandissant le rapport 2023 de la réunion intitulé « Re : Vision ». Une façon d’indiquer l’ampleur des efforts à accomplir dans la recherche d’un alignement maximum du monde sur Washington et l’Otan. Des pays dits du « Sud global », réticents à leur emboîter le pas, ont été très démonstrativement invités à participer à la conférence. Pas sûr qu’ils se laissent séduire, sachant les dangers induits et le poids des contentieux qui demeurent entre l’Occident et les principaux pays émergents.

Quoi qu’il en soit, les militants de la paix veulent aussi se faire entendre à Munich. Une grande manifestation est prévue, ce 18 février, dans les rues de la ville. Pour dénoncer l’impérialisme russe mais aussi celui de l’Otan et les risques de déflagration irréparable que nourrissent le bellicisme de Poutine comme la montée en puissance guerrière de l’Alliance. Des militants de dizaines d’ONG, comme Attac Allemagne, ou du seul parti antiguerre outre-Rhin, Die Linke, s’y sont donné rendez-vous.

Le périmètre du Bayerischer Hof, l’hôtel de luxe qui accueille la conférence, a été placé sous haute surveillance policière. Très symboliquement, jamais n’y fut enregistrée la présence d’une délégation états-unienne aussi considérable : Kamala Harris, la vice-présidente, Antony Blinken, le secrétaire d’État, Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, sont venus, entourés de plus d’une trentaine de membres du Congrès.

À l’Élysée, on fait valoir une volonté d’éviter un « risque escalatoire »

Les nouvelles armes que réclame Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, promettent de constituer un temps fort du débat. Heusgen, le patron du forum, a d’ores et déjà annoncé la couleur : « Il faut fournir des avions de combat à Kiev » ; en dépit de la position du chancelier Scholz, peu enclin à céder à la surenchère après avoir longtemps hésité à accepter l’envoi de chars Leopard 2 sur le champ de bataille. Le chef du gouvernement allemand veut préserver son pays d’une confrontation directe avec la Russie et maintenir « au moins un contact avec le Kremlin ».

À l’Élysée, on fait valoir aussi, de façon plus discrète, une volonté d’éviter un « risque escalatoire », tout en ne cachant pas sa frustration de voir s’évanouir les ambitions d’une « Europe de la défense » plus autonome et carénée par les champions tricolores de l’armement. Quand Berlin consacre – en vertu du changement d’époque annoncé par le chancelier – 100 milliards d’euros supplémentaires à la Bundeswehr, l’armée allemande, qu’il veut propulser au troisième rang mondial. Tout en passant quasi exclusivement commandes aux géants états-uniens Lockheed Martin et Boeing, plutôt qu’à Dassault et Airbus.

Les partisans d’une implication toujours plus forte de l’Otan se promettent d’infléchir le reste de réserves franco-allemandes. L’attitude des plus ultras, comme les gouvernants polonais, dont le pays est présenté comme le meilleur élève du surarmement (4 % de son PIB), est traitée avec beaucoup de complaisance. Si ce n’est montrée en exemple. Oubliées les récriminations de tous ceux qui s’émouvaient, il y a peu de temps, jusqu’au sein de l’UE, du caractère « illibéral » de la droite polonaise au pouvoir.

La dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste

Ces super-atlantistes peuvent compter sur l’appui de personnalités locales, comme l’organisateur allemand de la conférence. Mais aussi sur des figures de la coalition tripartite aux affaires à Berlin comme la ministre allemande verte des Affaires étrangères, Annalena Baerbock. En pleine polémique sur le bien-fondé de livrer des chars Leopard 2 à Kiev, ne s’est-elle pas exclamée, à l’occasion d’une rencontre au Conseil de l’Europe à Strasbourg : « Nous menons la guerre contre la Russie, pas entre nous. » Un abus de langage dans le feu de la conversation en anglais, a-t-elle plaidé, un peu plus tard. Sans vraiment convaincre tant elle appuie ouvertement, depuis des semaines, l’envoi d’armes lourdes supplémentaires à Kiev.

De quoi approfondir une ligne de fracture à Berlin entre ministère des Affaires étrangères et chancellerie, au point de renvoyer sine die la création d’une nouvelle instance allemande dévouée à la « stratégie de sécurité nationale », qui devait être présentée à Munich, à la veille de la conférence. Les querelles au sein du pouvoir allemand, si elles alimentent toutes les spéculations sur la survie de la coalition au pouvoir, épousent aussi des dissensions stratégiques plus larges au sein de l’Otan.

Présent à Munich, le géant allemand de l’armement Rheinmetall, fabricant des chars Leopard 2, n’est pas franchement du côté des « tièdes ». Son PDG, Armin Papperger, se dit favorable à la livraison à Kiev, non plus seulement de Leopard 2 mais de ses blindés dernier cri, Lynx et Panther. Et envisage même la création, dans le journal économique Handelsblatt, d’une usine en Ukraine pour les fabriquer. Pas sûr qu’une telle sortie contribue à détendre le climat avec Moscou, tant elle illustre la dangereuse émergence d’une logique d’affrontement interimpérialiste, relevé par l’historien communiste français Jean-Paul Scot, dans la revue Commune.

Il est temps d’arrêter la course à l’abîme d’une troisième guerre mondiale qui fait planer une « menace existentielle sur l’humanité », dénoncent les organisateurs de la manifestation anti-guerre de ce samedi 18 février, à Munich. Ils réclament « un cessez-le-feu et des négociations immédiates   ». La seule voix praticable, celle de la raison.

publié le 16 février 2023

Séisme en Turquie :
la colère prend le pas
sur le deuil

Zafer Sivrikaya sur www.mediapartfr

La mauvaise gestion des secours et l’absence flagrante d’une politique publique parasismique, par un État qui depuis vingt ans a construit sa politique économique sur un secteur du BTP laissé sans aucun contrôle, ont causé des milliers de morts et déchaînent la fureur des victimes.

Antakya, Adana, Osmaniye (Turquie).–  « Antakya a disparu », répètent en boucle ses habitant·es, errant dans les rues le regard vide, exténué·es et horrifié·es, comme si la répétition de ces mots terribles les aidait à se convaincre de la réalité de la catastrophe. L’antique Antioche est une des villes les plus durement touchées par le double séisme d’une magnitude de 7,7 et 7,6 qui a frappé la Turquie le 6 février et causé au moins 32 000 morts, selon un bilan officiel encore très provisoire. Selon le ministère de l’intérieur, la moitié des bâtiments de la ville se sont effondrés ou ont subi des dommages irréparables.

Pourtant, malgré l’ampleur des destructions dans cette ville, où le nombre de victimes serait le plus élevé du pays, les autorités de l’État y étaient encore pratiquement invisibles mardi 7 février, au lendemain de la catastrophe. Désemparé·es, frigorifié·es, les survivant·es cherchaient à sortir leurs proches des décombres.

« J’ai réussi à quitter la maison avec mes deux enfants, mais mes beaux-parents, qui habitaient au premier étage, sont toujours sous les gravats, témoignait en larmes Hüseyin Kosan. Je les entendais hier mais depuis je n’entends plus rien », s’inquiète le jeune homme, qui s’indigne que personne ne vienne à son secours. « Pas de secouristes, personne n’est là ! J’ai croisé un groupe de gendarmes qui m’ont dit qu’il fallait que je me débrouille pour dénicher un tractopelle, déblayer les gravats et les sortir, mais où voulez-vous que je trouve ça tout seul ? », se révolte-t-il.

Après plusieurs jours et avec l’aide de ses voisins, il finira par accéder aux corps de ses beaux-parents, morts. Des tragédies comme celle-là, la ville en compte des milliers, peut-être des dizaines de milliers. Combien de personnes auraient-elles pu être extraites des décombres si les services de l’État avaient été plus réactifs ? s’interrogent les rescapés.

La question est jugée presque indécente par le pouvoir et ses soutiens, majoritaires dans le paysage médiatique turc, qui se contentent de parler de la « catastrophe du siècle », comme si l’ampleur de l’événement, un double séisme de forte magnitude et de surface, à seulement 17,9 kilomètres de profondeur, à proximité de zones densément peuplées, suffisait à absoudre les manquements des services publics.

Comme il l’avait fait l’année dernière, lors de la catastrophe minière d’Amasra, qui avait coûté la vie à quarante-trois mineurs, le président turc a invoqué la main du « destin », se référant à la théologie islamique selon laquelle le moment et les circonstances de la mort des individus sont écrits dès leur naissance. « Pourtant, après le tremblement de terre de 1999 [à Izmit, non loin d’Istanbul, qui avait fait 18 000 victimes – ndlr], il ne se privait pas de critiquer le gouvernement, il n’y avait pas de destin à l’époque », s’emporte un sauveteur de l’association Marsar, à l’aéroport d’Adana.

Les sauveteurs empêchés

Marsar, Gea, Sar, Magame, Anda, Akut... dans un pays soumis à un risque sismique constant et où le séisme de 1999 a laissé des traces dans la mémoire collective, les associations de secouristes sont nombreuses. Épaulées par des alpinistes, des mineurs de fond, des conducteurs d’engins de chantier, elles ont tenté de prendre le relais d’un État absent. Mais la force de la société civile turque a été mise à rude épreuve par des années de gestion autoritaire du pouvoir par le parti-État islamo-nationaliste de l’AKP, suspicieux à l’égard du monde associatif.

« Ils ont saboté ces organisations, tenté de tout centraliser autour de leur création, l’Afad, censée gérer et organiser la réponse à ce type de crise, et voilà le résultat », peste Nasuh Makuri, le fondateur d’une des principales associations de secouristes, Akut, très active lors du séisme de 1999. Les positions critiques du pouvoir de ce kémaliste nationaliste lui ont valu d’être poussé dehors en 2018. « Un conseiller d’Erdoğan, membre de sa famille, a exigé ma démission sans quoi il menaçait d’interdire à mon association d’accéder aux terrains et de saisir nos locaux », se souvient-il.

L’Afad, organisme de gestion des catastrophes naturelles créé en 2009, cristallise les critiques. La presse d’opposition turque souligne l’étrange CV de son directeur, Ismail Palakoglu, symbole d’un système qui fait prévaloir la proximité idéologique et la loyauté sur les compétences. Palakoglu est diplômé d’un lycée d’imams, d’une faculté de théologie, et a passé l’essentiel de sa carrière au ministère des affaires religieuses. Un ministère dont le budget est plus de quatre fois supérieur à celui de l’Afad, et en hausse de 56 % dans le budget 2023, alors que les fonds de l’Afad y ont été réduits de 33 %.

« Nous sommes arrivés en Turquie le lendemain du séisme, mais il a fallu plus de six heures à l’Afad pour trouver un véhicule pour nous transporter sur la zone de secours depuis l’aéroport », regrette un membre d’une équipe de secours internationale. « J’ai entendu parler de la situation à Antakya et j’ai voulu m’y rendre tout de suite, mais l’Afad m’a demandé de partir à Mersin, où il n’y avait pourtant aucun dégât. J’ai démissionné, je suis monté dans une voiture et je suis venue ici », témoigne Deniz Çağlar, secouriste bénévole formée par l’Afad et la municipalité d’Ankara.

De décombres en décombres, les équipes de secouristes ont tenté d’extraire les survivant·es coincé·es sous les gravats, les mieux équipées, en majorité venues de l’étranger, disposant de caméras thermiques et de chiens dressés spécialement pour repérer l’odeur des vivants. Un aboiement ou une patte qui gratte le sol et elles creusaient à travers des mètres de béton. Les équipes locales, elles, ne pouvaient souvent compter que sur les survivants eux-mêmes, qui tentaient de signaler leur présence par des appels ou des coups sur les murs. À intervalles réguliers, les travaux étaient interrompus par un silence absolu pour que retentisse l’appel aux éventuel·les rescapé·es : « Quelqu’un entend ma voix ? »

« Dans le quartier d’Ürgen Paşa, devant l’appartement d’une amie que je connaissais d’Ankara, nous entendions des bruits provenant des gravats, nous avons demandé à une pelle mécanique d’intervenir pour soulever des blocs de béton qui bloquaient l’accès, mais ils nous ont répondu qu’ils ne pouvaient rien faire sans un ordre de l’Afad qui n’est jamais venu... Le troisième jour, les bruits ont cessé », sanglote Deniz qui, à une autre occasion, a échappé de peu au lynchage en raison du gilet siglé Afad qu’elle porte sur le dos.

Ils ont basé toute leur politique économique sur le béton.

L’ampleur de l’incurie des services de l’État autorise même les pires questions : « Est-ce que c’est parce qu’ils sont alévis que l’on a laissé mourir ces gens ? », s’interroge Deniz, alors qu’Antakya, comme la ville voisine de Samandag, compte historiquement un nombre important d’alévis (adeptes d’une croyance hétérodoxe qui s’inspire du chiisme mais aussi de croyances chamaniques turques) et surtout de Turcs et Turques arabophones et alaouites.

« Sommes-nous des citoyens de seconde zone ? Pourquoi l’État décide ainsi de nous abandonner ? Parce que nous lui sommes opposés ? », s’interroge en écho Metin Horoz, habitant rescapé. Pelotonné avec sa famille autour d’un feu, il dort dans un abri de fortune, sa voiture accueillant le corps d’un voisin que les services publics tardent à récupérer. Des scènes de violence ont aussi eu lieu dans la prison d’Antakya. Une émeute, dont les circonstances restent à élucider, a causé la mort de trois détenus, tués par les gendarmes, tandis qu’un habitant, Ahmet Güreşçi, arrêté par la police pour une suspicion de « pillage », serait mort sous la torture lors de sa garde à vue.

Corruption et laisser-faire

Si la gestion des secours suscite l’indignation, c’est surtout l’état d’impréparation et l’absence de politique parasismique qui déchaînent la colère de la population turque. Le risque, extrêmement élevé, est pourtant bien connu des sismologues, géophysicien·nes et même des historien·nes : Antakya, par exemple, a été rasée au IIe siècle par un séisme, et un autre, en 1822, a fait 20 000 victimes. Les scientifiques ne cessaient de prévenir de l’imminence d’un incident sismique sur la faille sud anatolienne, sans trouver d’écho dans les politiques publiques.

Sismologue de renom, le professeur Naci Görür tire depuis des années la sonnette d’alarme sur cette faille, comme sur le risque d’un séisme d’une magnitude supérieure à 7 en mer de Marmara, qui détruirait des pans entiers d’Istanbul. La veille du séisme, il avertissait du manque de préparation des autorités et de la dangerosité du parc immobilier stambouliote, critiquant la promesse électorale du gouvernement de bâtir 200 000 nouveaux logements sociaux dans le pays, « alors qu’actuellement des centaines de milliers de personnes sont en danger de mort dans leurs domiciles ».

« Cela fait plus de vingt ans qu’ils sont au pouvoir, ils y sont parvenus après le séisme de 1999, ils auraient pu en tirer des leçons, mais rien n’a été fait, au contraire ils ont basé toute leur politique économique sur le béton », critique Baris Atay, député du parti des travailleurs (gauche) originaire d’Antakya.

L’amour de l’AKP pour les grands chantiers de logements et d’infrastructures n’est plus à démontrer. « Le gouvernement a choisi ces quinze dernières années de multiplier les grands travaux, les ponts, les routes, les nouveaux aéroports ou encore le projet de nouveau canal à Istanbul, plutôt que de privilégier la rénovation du parc immobilier existant », estime Gencay Serter, président de la chambre des urbanistes de Turquie. La proximité du parti au pouvoir avec certaines grandes holdings de la construction et les accusations de corruption dans l’attribution de contrats publics déchaînent depuis des années la colère de l’opposition, qui menace régulièrement les « cinq bandits », comme elle surnomme les principales entreprises du secteur, de représailles dans l’éventualité d’une conquête du pouvoir.

Après le séisme de 1999, un impôt spécial sur les télécommunications avait pourtant été mis en place, connu dans le pays comme « l’impôt sur le séisme ». Mais ces prélèvements, qui ont rapporté 36 milliards de dollars à l’État, semblent en fait avoir été dépensés dans divers secteurs. Interrogé à ce sujet après le tremblement de terre de 2011 dans la ville de Van, qui avait fait 644 victimes, Mehmet Şimşek, ministre des finances, expliquait que l’argent avait été utilisé « dans la santé, la construction d’aéroports, de routes à doubles voies ». Interrogé à son tour par l’opposition en 2020 après le séisme d’Elazığ (41 victimes), le président turc avait été plus laconique : « Il est dépensé là où il doit l’être, nous n’avons pas le temps de rendre des comptes sur ce genre de choses. »

Les promoteurs immobiliers, boucs émissaires du pouvoir ?

Au milieu des ruines, parfois, se dresse un immeuble intact. Dans d’autres quartiers, à l’inverse, c’est un seul et unique bâtiment qui gît sur le sol. « Ce ne sont pas les séismes qui tuent, ce sont les bâtiments », s’acharnent à répéter les expert·es. Alors pourquoi tels ou tels immeubles se sont-ils transformés en cimetières ?

La faute aux promoteurs immobiliers peu scrupuleux, accusent les victimes. Pour économiser sur les coûts de construction, certains auraient ainsi recours à du béton non armé, c’est-à-dire non renforcé par des tiges en acier, supposé offrir une résistance à la traction, ou équipé de ferraillage de mauvaise qualité. D’autres ont même fait le choix de détruire les colonnes de soutènement des bâtiments dans des immeubles de centre-ville, afin d’y organiser au premier étage des boutiques ou des supermarchés.

Ces manquements ne permettent pas aux bâtiments de résister aux séismes et produisent des effondrement « en crêpes » : chaque étage s’effondre verticalement sur celui du dessous, les dalles de béton ainsi empilées ne laissant aucune chance de créer des poches de survie.

« Après les opérations de secours et avant que les gravats ne soient déblayés, il faut absolument que le procureur et un expert prélèvent des échantillons du béton et du ferraillage » pour documenter les futures enquêtes, réclame ainsi la responsable de la chambre des architectes, Mucella Yapici, depuis la prison où elle est enfermée depuis avril 2022, condamnée à dix-huit ans d’incarcération pour son rôle dans la défense du parc de Gezi en 2013, un des seuls espaces verts restants à Istanbul et un des rares espaces potentiels de regroupement d’urgence en cas de séisme.

Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé.

Plus d’une centaine d’enquêtes ont déjà été ouvertes à l’encontre des promoteurs de la région sinistrée, et la presse turque sonne l’hallali : untel serait en fuite, un autre aurait été arrêté à Chypre, un autre interpellé à l’aéroport d’Istanbul. « Il faut faire attention à la tentation du bouc émissaire, prévient le député Baris Atay. Il s’agit d’un problème systémique, et la responsabilité pèse sur tout le monde, depuis le sommet de l’État jusqu’aux administrations intermédiaires qui ont autorisé ces constructions. »

Un mécanisme de contrôle du respect des normes parasismiques dans la construction existe pourtant. Créé après 1999, sous la supervision du ministère de l’environnement et de l’urbanisme, il est confié à des entreprises privées, tirées au sort pour éviter les complaisances. Il ne concerne néanmoins pas les structures de moins de 200 mètres carrés, ni celles construites par les organismes publics du logement. Surtout, son contournement quasi systématique est de notoriété publique, témoigne Büşra, architecte stambouliote trentenaire, diplômée d’une université réputée.

« Je n’ai jamais vu un seul contrôle sur les chantiers où j’ai exercé », affirme-t-elle. Le prix de l’inspection, fixé par le ministère en fonction de la surface à contrôler, beaucoup trop bas selon elle, et l’impunité quasi garantie, poussent les entreprises de contrôle à ne pas effectuer leur travail et à falsifier les documents : « Je connais de très nombreux architectes qui, contre une petite rémunération mensuelle, fournissent leur carte professionnelle à ces entreprises, qui les font passer pour leurs salariés et imitent ensuite leurs signatures sur les documents d’inspection, c’est une pratique courante », déplore la jeune femme.

À Antakya, placée en état d’urgence, les autorités préfectorales ont eu une initiative surprenante : dans la nuit du 11 février, et alors qu’aucun travail de ce type n’a débuté ailleurs, elles ont mobilisé des bulldozers pour raser l’antenne locale du ministère où étaient justement conservés les documents et les échantillons issus des contrôle des chantiers de la ville, dénonce l’avocate Bedia Büyükgebiz.

La délivrance des permis de construire, entachée parfois de népotisme, de corruption ou d’un laisser-faire généralisé, est aussi en cause. À 130 kilomètres au nord, la ville d’Osmaniye, bastion de l’AKP et de son allié d’extrême droite du MHP, est largement pourvue en sauveteurs. En comparaison d’Antakya, elle déplore peu de dégâts, mais plusieurs dizaines de bâtiments s’y sont effondrés. En particulier dans certains quartiers, relève Ayse Bitçer, une habitante : « Le quartier d’Esenevler a beaucoup souffert, ce n’est pas une surprise, il a été bâti sur une zone marécageuse, je me demande bien comment ils ont pu donner les autorisations », s’interroge-t-elle.

Financés par des prêts à taux minimes, encouragés par la complaisance du pouvoir, promoteurs et particuliers ont multiplié les constructions et les agrandissements sans permis, tantôt complètement illégaux, tantôt en dérogeant à certaines normes. Ils pouvaient être certains qu’à l’approche d’une élection, le pouvoir annoncerait une « amnistie générale » qui, moyennant une simple amende (qui a tout de même rapporté plusieurs milliards de dollars à l’État), régulariserait leurs constructions.

En 2019, lors d’une visite dans la ville de Maras (située à 50 kilomètres de l’épicentre, la ville a particulièrement souffert du séisme), le président Erdoğan se faisait le chantre de l’amnistie prononcée l’année précédente avant les élections : « Avec cette amnistie immobilière, nous avons réglé le problème de 144 556 habitants de Maras », se félicitait-il. Quatre ans plus tard, combien ont attendu, en vain, les secours sous les décombres ?

publié le 14 février 2023

En Syrie, on meurt aussi
des sanctions occidentales

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Séisme Les États-Unis et leurs alliés sont contraints de lever en partie les mesures punitives prises contre le président Bachar Al Assad.

Au lendemain du tremblement de terre qui a ravagé le sud de la Turquie et le nord-ouest de l’Iran, Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, se vante dans un tweet : les États-Unis sont le « principal donateur humanitaire » et l’aide « ira au peuple syrien, pas au régime ». Avant le séisme, déjà, l’acheminement de l’aide dans toutes les régions de la Syrie ravagée par la guerre était semé d’embûches politiques et logistiques. Ces obstacles n’ont fait que se multiplier à la suite de la catastrophe qui a tué des dizaines de milliers de personnes et détruit des milliers de bâtiments. Et les dommages causés aux routes et à d’autres infrastructures dans le sud de la Turquie ont empêché l’aide d’atteindre le nord de la Syrie.

Le gouvernement de Bachar Al Assad à Damas est toujours un paria pour une grande partie de la communauté internationale, sanctionné par les États-Unis et les pays européens, qui sont réticents à acheminer l’aide directement par le gouvernement. Alors que les secouristes affirmaient que les retards pourraient coûter des vies, que les équipes de secours locales luttaient pour extraire les familles et les enfants des décombres et trouver un logement aux survivants dans un hiver brutal, les responsables américains et européens continuaient d’affirmer que leur position ne changerait pas.

Lors d’une conférence de presse, la semaine dernière, à Damas, le chef du Croissant-Rouge arabe syrien, Khaled Hboubati, a déclaré que son groupe était « prêt à fournir une aide humanitaire à toutes les régions de la Syrie, y compris les zones qui ne sont pas sous contrôle gouvernemental ». Il a appelé l’Union européenne à lever ses sanctions contre ce pays, à la lumière des destructions massives causées par le tremblement de terre. Les sanctions exacerbent la « situation humanitaire difficile », a-t-il insisté. « Il n’y a même pas de carburant pour envoyer des convois d’aide et de sauvetage, et c’est à cause du blocus. » Des convois d’aide et des sauveteurs de plusieurs pays, notamment de la Russie ainsi que des Émirats arabes unis, de l’Irak, de l’Iran, de la Chine et de l’Algérie, ont atterri dans des aéroports en Syrie contrôlés par le gouvernement.

Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a été, lui aussi, très clair : vu l’ampleur du désastre et des besoins, aucune sanction ne peut interférer avec l’aide à la population. Dès lors, il est devenu difficile pour les États-Unis de maintenir leur position intransigeante. Le département du Trésor américain a donc annoncé la levée temporaire de certaines sanctions. Cette mesure « autorise, pour 180 jours, toutes les transactions liées à l’aide aux victimes du tremblement de terre, qui seraient autrement interdites » par les sanctions envers la Syrie. Reste à voir l’attitude des djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), une émanation d’al Qaida, qui contrôle la région d’Idleb (Nord-Ouest). Son chef, Abou Mohammed Al Jolani, a exprimé son refus de l’arrivée des aides depuis les territoires contrôlés par Damas.

publié le 12 février 2023

Diplomatie. Le groupe de paix de Lula se heurte aux intérêts de Washington

Lina Sankari sur www.humanite.fr

À l’issue de la visite du président brésilien à son homologue Joe Biden, le communiqué conjoint évoque un élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU. Il pose des conditions à l’initiative diplomatique dans la guerre en Ukraine, dont la reconnaissance de la seule responsabilité russe.

Les puissances occidentales le préfèrent parlant d’environnement ou de démocratie plutôt que de paix. Reçu vendredi 10 février par son homologue états-unien Joe Biden, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva s’est heurté aux intérêts nord-américains dans les domaines de l’armement, de l’énergie, de l’agroalimentaire et des transports qui profitent de la guerre en Ukraine pour amasser des capitaux et reconfigurer le capitalisme.

À partir du constat que le Conseil de sécurité de l’ONU est à dessein mis en échec par les parties belligérantes, Lula a défendu à Washington une nouvelle « gouvernance mondiale » et un élargissement de l’instance. Le communiqué final rédigé par Brasilia et Washington évoque la nécessité de parvenir à une réforme significative du Conseil de sécurité qui aboutirait à des sièges permanents pour l’Afrique, l’Amérique latine et les Caraïbes. Sur inspiration du prix Nobel de la paix et président du Timor-oriental, José Ramos-Horta, le président brésilien a déjà plaidé auprès du président Macron et du chancelier Olaf Scholz pour la création d’un groupe de paix afin de parvenir à une solution négociée sur l’Ukraine.

Il est temps pour la Chine de se salir les mains et d’essayer d’aider à trouver la paix entre la Russie et l’Ukraine. Lula, président du Brésil

« Si je vais en Chine en mars, c’est l’un des sujets dont je veux discuter avec le président Xi Jinping. Il est temps pour la Chine de se salir les mains et d’essayer d’aider à trouver la paix entre la Russie et l’Ukraine », expliquait Lula, deux semaines avant son envol vers les États-Unis . Le groupe pourrait compter d’autres pays comme l’Indonésie, la Turquie (membre de l’Otan), qui ont tous deux exprimé leur intérêt pour le groupe émergent des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Lula entend aujourd’hui profiter du poids du Brésil pour pousser ses partenaires sur la voie du dialogue.

Ces dernières semaines, les États-Unis et la France pressent pourtant les pays du Sud, dont nombre s’étaient abstenus de condamner la Russie lors du vote à l’Assemblée générale des Nations Unies, l’an dernier, de rallier le camp occidental. Lors de sa campagne électorale, le chef d’État brésilien s’était fait le porte-voix de ces pays non-alignés, estimant que Volodymyr Zelensky et l’Otan, par l’installation de bases militaires dans l’environnement russe, portaient une partie de la responsabilité de cette guerre, s’attirant le courroux de l’Ukraine et de ceux qui, à force de livraisons d’armes, s’apprêtent à entrer dans le camp des cobélligérants afin de porter le coup fatal au rival stratégique russe.

Un « en même temps » de Paris

À l’issue de la rencontre entre Joe Biden et Lula, le communiqué conjoint acte que toute initiative diplomatique devra répondre à certaines exigences, notamment au fait de reconnaître que la violation du droit international incombe à un seul acteur, à savoir la Russie. Le communiqué condamne ainsi la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’annexion de la Crimée et du Donbass. Nulle mention, en revanche, de la proposition d’un groupe de contact formulée par Lula.

Le président Emmanuel Macron s’est aussitôt empressé de réagir par tweet interposé : « La paix était au cœur de nos discussions à Paris durant la visite historique du président Zelensky, (et) avec le chancelier Scholz. L’Ukraine a fait preuve de courage en initiant cette conversation avec son plan de paix en 10 points. Continuons ensemble sur cette base Lula », écrit-il. Un « en même temps » diplomatique qui lui permet de ne pas perdre le contact avec le Brésil, tout en posant comme préalables la « restauration de l’intégrité territoriale » de l’Ukraine et le retrait des troupes russes. Des conditions d’ores et déjà rejetées par Moscou.

  publié le 9 février 2023

L’Algérie dissout sa principale organisation de défense des droits

En matière de répression, la boucle est bouclée

par Eric Goldstein, Directeur adjoint, div. Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch, sur https://www.hrw.org/

Peu après mes débuts professionnels dans le domaine des droits humains en 1986, Amnesty International a lancé une alerte au sujet d’un groupe d’Algériens qui venaient d’être condamnés à des peines allant jusqu’à trois ans de prison, pour avoir créé la première organisation indépendante de défense des droits humains dans leur pays.

Les choses ont changé après les manifestations populaires qui ont secoué l’Algérie en 1988, forçant cet État à parti unique à adopter des réformes qui incluaient la légalisation des associations indépendantes en 1989. Parmi celles-ci figurait la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), dont les fondateurs faisaient l’objet du bulletin d’alerte d’Amnesty International.

Cette Ligue est devenue une pilier du mouvement transnational de défense des droits humains dans les pays arabes au début des années 1990.

Ces événements me sont revenus à l’esprit lorsque j’ai appris la décision d’un tribunal algérien, prise en 2022 mais rendue publique en janvier 2023, de dissoudre la Ligue, suite à une requête du ministère de l’Intérieur. Le tribunal a estimé que l’organisation avait violé la loi algérienne restrictive sur les associations, en « ne respectant pas les constantes et les valeurs nationales » lorsqu’elle se réunissait avec des organisations non gouvernementales « hostiles à l’Algérie » et se livrait à des « activités suspectes » telles qu’« aborder … la question de l’immigration clandestine » et « [accuser] les autorités de réprimer les manifestations ».

La LADDH a vivement dénoncé les abus commis lors de la décennie sanglante des années 1990. Après que le terrorisme et l’impitoyable répression de cette décennie ont cessé, la Ligue a accompagné les familles des personnes disparues en réclamant des réponses et que justice soit rendue. Récemment, elle a soutenu les manifestants du mouvement pacifique du Hirak, qui a émergé en 2019 en exigeant des réformes politiques. Ali Yahia Abdennour, qui était parmi les personnes arrêtées en 1985 et le président de la LADDH pendant des décennies, est mort en 2020, à l’âge de 100 ans.

La LADDH est la dernière des organisations indépendantes en date à avoir été dissoute sous des prétextes fallacieux par les autorités. Celles-ci ont emprisonné des centaines de manifestants du Hirak pour s’être exprimés pacifiquement et ont pratiquement anéanti les médias indépendants d’Algérie, un autre fruit des réformes de 1989. L’arrestation le 24 décembre dernier d’Ihsane El Kadi et la mise sous scellés des locaux de ses deux médias en ligne, Radio M et Maghreb Émergent, en sont l’exemple le plus récent.

Craignant d’être arrêtés, des activistes ont fui le pays lorsqu’ils n’ont pas été arbitrairement bloqués à la frontière. Parmi eux, trois membres renommés de la Ligue qui sont désormais exilés en Europe.

Les prétextes invoqués pour dissoudre l’organisation phare de défense des droits humains en Algérie ne sont pas moins absurdes que ceux qui ont été utilisés pour condamner ses fondateurs il y a quatre décennies. Bien que beaucoup de choses aient changé depuis les manifestations de 1988, l’Algérie est une nouvelle fois gouvernée par des individus qui ne tolèrent pratiquement aucune contestation.

  publié le 9 février 2023

Françafrique : Macron
ne fait même plus semblant

Justine Brabant sur www.mediapart.fr

Le président clame à qui veut l’entendre qu’il est en train d’écrire une nouvelle page des relations entre la France et le continent africain. Il aura pourtant rencontré, en l’espace d’un mois, trois des dirigeants incarnant le mieux le vieux monde rance de la Françafrique et un chef de gouvernement accusé de crimes contre l’humanité.

C’étaitC’était en 2017. L’amphithéâtre était chauffé à blanc. Les étudiant·es de l’université Ki-Zerbo de Ouagadougou, au Burkina Faso, attendaient le président français de pied ferme. Là, devant un public « marxiste et panafricain », Emmanuel Macron, élu depuis six mois, avait promis de tout changer. Sous sa présidence, la politique africaine de la France ne serait plus la même. Adieu Françafrique, inconscient raciste, corruption, népotisme et ingérences : le chef de l’État avait parlé « liberté », « émancipation », « Afrique indépendante », « révolution » et « changement de regard ». Il avait même souhaité « solennellement rendre hommage » à Thomas Sankara, révolutionnaire burkinabé, figure marxiste, panafricaniste et anticolonialiste majeure.

Cinq ans ont passé et les occasions de constater que ces mots étaient vains n’ont pas manqué. En guise de « révolution », Emmanuel Macron a avalisé un coup d’État constitutionnel au Tchad afin de porter au pouvoir un dirigeant favorable aux intérêts français. L’opération Barkhane s’est ensablée au Sahel et n’a quitté le Mali que contrainte et forcée, sans que les autorités françaises songent à tirer un bilan critique et honnête de leur engagement militaire sur le continent. Et le « changement de regard » à propos de l’Afrique ne concerne manifestement pas la diplomatie française, dont certains représentants continuent de s’illustrer plus ou moins glorieusement.

Mais jusque là, l’Elysée s’efforçait de préserver les apparences. À défaut du grand chamboulement annoncé, on empilait les symboles et éléments de langage comme autant de preuves d’un supposé changement : on se gargarisait d’organiser un sommet « Afrique-France » (et non plus France-Afrique) ; on donnait dans le participatif en inventant des « grandes consultations » sur des sujets anecdotiques et des « échanges » dûment médiatisés avec des représentant·es de la diaspora trié·es sur le volet. Preuve que la révolution était en route : tout était, tout le temps, « nouveau ». De « nouveaux outils de coopération », de « nouveaux acteurs du changement », de « nouveaux liens qui libèrent »... Le mot est décliné à 175 reprises dans le rapport commandé par Emmanuel Macron à l’intellectuel camerounais Achille Mbembe sur les « nouvelles » (forcément) « relations Afrique-France ».

Il semblerait que désormais, même ces apparences ne comptent plus beaucoup. Le chef de l’État et ses conseillers ont décidé, en ce début d’année, de pulvériser ce qui restait du vernis de « rupture » avec la Françafrique et ses fantômes.

En l’espace d’un mois, le président français va rencontrer trois incarnations paroxystiques de ce monde dont il avait juré se débarrasser : le Tchadien Mahamat Idriss Déby (fils de feu Idriss Déby), le Gabonais Ali Bongo et le Congolais Denis Sassou-Nguesso. Si cela ne suffisait pas, il s’est aussi offert un dîner – et une émouvante embrassade – avec un dirigeant accusé de crimes de guerre et de nettoyage ethnique, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Le Tchadien Mahamat Idriss Déby, qu’il a reçu à déjeuner le 6 février, a pris le pouvoir à la mort de son père Idriss Déby en avril 2021. Déby père, resté trente ans au pouvoir, faisait disparaître ses opposants et mettre des sacs contenant du piment sur la tête des contestataires lors de leurs interrogatoires. Déby fils a pris sa suite au mépris de la constitution, assurant qu’il n’était là que pour assurer une « transition » rapide. Près de deux ans plus tard, Mahamat Idriss Déby est toujours là, ses forces de sécurité tirent à balles réelles contre les manifestant·es opposé·es à la prolongation de sa « transition », et ceux qui ne sont pas tués sont transférés par milliers dans des prisons de haute sécurité où la torture est une « pratique généralisée et structurelle », selon les ONG. Le 20 octobre dernier, au Tchad, en une seule journée, 50 manifestant·es ont été tué·es et 300 blessé·es. Ce sont les chiffres des autorités, donc probablement sous-évalués.

Le déjeuner du 6 février entre Emmanuel Macron et Mahamat Idriss Déby était cordial. Ils y ont échangé, entre autres, sur « la poursuite du processus de transition politique au Tchad ». Les deux hommes se sont donné une « forte accolade pour marquer cet instant de convivialité » a relevé la télévision tchadienne.

Le lendemain, mardi 7 février, le président français s’attablait de nouveau. Cette fois avec le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, pour le dîner. Abiy Ahmed a ordonné, en novembre 2020, le lancement d’une « opération de maintien de l’ordre » dans la région du Tigré, au nord de l’Éthiopie. Il s’agissait en réalité d’une guerre, ouverte et meurtrière, durant laquelle l’armée fédérale éthiopienne et ses alliés ont entrepris un nettoyage ethnique contre les Tigréen·nes (voir notre émission). L’un des conseillers d’Abiy Ahmed, le pasteur Daniel Kibret, a déclaré en 2021 que les Tigréens devaient « disparaî[tre] une bonne fois pour toutes ».

Pendant plus d’un an, Abiy Ahmed et son gouvernement ont soumis le Tigré à un blocus, privant ses 6 millions d’habitant·es de nourriture, de médicaments, d’aide humanitaire, d’électricité, d’internet et de télécommunications. Des expert·es de l'ONU estiment qu’il existe des « motifs raisonnables » de croire que ce blocus était constitutif de « crimes contre l’humanité ». Un fragile accord de paix a été signé le 2 novembre dernier. Il n’est encore que partiellement appliqué. Les douilles sont encore fumantes mais la crème des entreprises françaises de défense, de cybersécurité et de surveillance est déjà dans les starting blocks pour décrocher de nouveaux contrats avec Addis-Abeba.

Le dîner, lui, a semblé réussi. À l’issue de la sauterie, Abiy Ahmed a remercié son « ami » Emmanuel Macron pour son accueil « chaleureux ». Les photographes ont immortalisé leur franche accolade.

Le président français va poursuivre sa tournée au mois de mars. Le 2 mars, il rencontrera Ali Bongo au Gabon. Les Bongo, Omar puis Ali, sont à la tête de cet État pétrolier depuis 55 ans. Le nom du père est associé à l’affaire Elf, au scandale des biens mal acquis et aux plus riches heures de la Françafrique. Le fils a acquis ces dernières années de nombreux biens immobiliers à Paris grâce à des malversations (selon un magistrat financier français), et son épouse dépense littéralement des centaines de milliers d’euros pour acheter des bijoux et vêtements de luxe lors de ses déplacements en France.

Lorsqu’il ne profite pas de son immeuble de 5 487 mètres carrés rue de l’Université, à Paris, Ali Bongo fait emprisonner ses adversaires – politiciens, syndicalistes et étudiants – dans des cellules en béton sans lumière et trop petites pour dormir. Mais il semble aimer les arbres : il coprésidera début mars, avec le président Macron, un sommet dédié à la préservation des forêts tropicales. À six mois de la prochaine élection présidentielle gabonaise, l’opposition y voit surtout une marque de soutien malvenue au président candidat.

Après ce passage à Libreville, le chef de l’État français se rendra à Brazzaville, afin d’y rencontrer Denis Sassou-Nguesso. Ce dernier est président de la République du Congo depuis 38 années, pays où les dirigeants d’organisation de défense des droits humains sont arrêtés devant leur domicile par des hommes non identifiés puis interdits de consulter un médecin lorsque leur état de santé se dégrade en détention. La famille de Denis Sassou-Nguesso aurait détourné 70 millions de dollars de fonds publics, selon l’ONG Global Witness. De récentes révélations dans le journal Libération détaillent les circuits de détournement du pétrole congolais au profit du président et de son entourage. L’histoire ne dit pas si ces millions seront mis à profit pour offrir à Emmanuel Macron un déjeuner ou un dîner, ni si l’accolade sera aussi « chaleureuse » qu’avec ses autres amis despotes.

Les quatre dirigeants ont pour point commun d’être à la tête d’États vus comme « stables » et francophiles – des qualités certainement appréciées à Paris, en ces temps où d’autres capitales africaines, Bamako en tête, sont tentées de couper les ponts avec l’ancien colonisateur et de se rapprocher de Moscou, Pékin ou Ankara. C’est oublier que si les Déby ou les Bongo finissent par passer, les Tchadien·nes, Burkinabé·es, Congolais·es ou Gabonais·es, eux, restent. Et ils sauront se souvenir en temps voulu d’où se trouvait la France alors qu’ils tentaient de se défaire de leurs autocrates de dirigeants : à table.

  publié le 7 février 2023

Contre le Parlement européen, l’ambassadeur français vole au secours du Maroc

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Dans un climat de vives tensions autour des ingérences étrangères au Parlement de Strasbourg, le représentant de la France à Rabat estime que la résolution des eurodéputés qui demande au Maroc de respecter la liberté d’expression « n’engage aucunement la France ».  

PourPour une présidence française qui a fait de son engagement pro-européen l’une de ses marques de fabrique, la sortie de l’ambassadeur français au Maroc, en fin de semaine dernière, a de quoi sidérer. En poste depuis décembre 2022 à peine, Christophe Lecourtier a fait savoir, à la une de l’hebdomadaire marocain Tel Quel publié le 3 février, qu’une résolution critique du Maroc en matière de droits humains, adoptée au Parlement de Strasbourg il y a quelques semaines, « n’engage aucunement la France ».

« Nous, on est comptables des décisions des autorités françaises, le Parlement européen est loin de notre autorité, ce sont des personnalités qui ont été élues. On y trouve une diversité de groupes et de courants d’idées », avance le diplomate, qui insiste : « Le gouvernement français ne peut pas être tenu pour responsable des eurodéputés. »

D’un point de vue technique, Christophe Lecourtier n’a pas tort : ce sont bien des eurodéputé·es qui ont voté ce texte, et pas les capitales de l’UE, représentées, à Bruxelles, par une autre institution, le Conseil. Surtout, ces résolutions sur les droits humains ne sont pas contraignantes, d’un point de vue juridique.

D’un point de vue politique, c’est une tout autre histoire. D’abord parce que cela revient, pour Paris, à prendre ses distances avec une résolution qui défend la liberté d’expression et des médias dans un pays qui la met à mal. Ensuite parce qu’au Parlement européen, toute la délégation Renaissance, à commencer par Stéphane Séjourné, très proche conseiller d’Emmanuel Macron, a bien voté ce texte sans ciller - on pensait donc jusqu’alors qu’il s’agissait bien de la position française.

Joint dimanche matin par Mediapart, le porte-parolat du Quai d’Orsay n’avait pas encore, au moment de la publication de cet article lundi, répondu à nos sollicitations, pour commenter les déclarations de celui qui fut par le passé ambassadeur de France en Australie, avant de prendre la tête en 2017 de Business France, en remplacement de l’ancienne ministre Murielle Pénicaud.

Une résolution adoptée à une large majorité, sans les socialistes espagnols

De quelle résolution est-il question ? Le texte a été adopté le 19 janvier à Strasbourg. Si les eurodéputé·es ont l’habitude de voter des résolutions critiques des violations de droits humains un peu partout sur la planète, c’était, en ce qui concerne le Maroc, une première depuis 27 ans (et ce, même si des textes condamnant la politique migratoire du royaume ont été votés plus récemment à Strasbourg).

Le Parlement a exhorté Rabat à respecter la liberté d’expression et de la presse et plaidé pour une libération provisoire immédiate de journalistes emprisonnés, dont Omar Radi. À l’initiative du groupe des Verts, un amendement avait été ajouté au texte : il demande de bloquer l’accès au Parlement à des représentant·es du Maroc, sur le modèle de ce qui a déjà été décidé pour le Qatar, en réaction au scandale d’ingérence supposé du Qatar et du Maroc dans l’UE.

Cette résolution avait été adoptée à une large majorité (356 voix pour, 32 contre, 42 abstentions), dans un hémicycle peu fourni en raison du refus du premier groupe (la droite du PPE) de voter des résolutions d’urgence, depuis les premières révélations sur le « QatarGate ». Du côté français, une majorité des élu·es prenant part au vote a soutenu le texte, y compris, donc, la délégation Renaissance.

Ce jour de janvier, ce sont les socialistes espagnols, au pouvoir à Madrid, qui s’étaient fait remarquer en s’opposant au texte (tout comme des député·es français du RN et de Reconquête!). Ce qu’avait assumé sans ciller le chef du gouvernement, Pedro Sánchez, jugeant, en marge du sommet franco-espagnol de Barcelone le 19 janvier, que son parti, le PSOE, ne « partage[ait] pas certains éléments » de la résolution, sans être plus précis.

Dans son ensemble, cette résolution marquait un durcissement de la position du Parlement. Une courte majorité d’élu·es était déjà parvenue, mi-décembre, à épargner le Maroc pour mieux critiquer le Qatar, sur fond de divisions, à l’époque, de la délégation macroniste sur le sujet.

Rabat dénonce le « harcèlement » du Parlement européen et des « machinations »

Ce vote d’un texte pourtant non contraignant a suscité l’ire de Rabat. Dès le 23 janvier, les parlementaires marocains disaient, dans une résolution, avoir enregistré « avec beaucoup de surprise et de ressentiment cette recommandation qui a mis à mort la confiance entre les institutions législatives marocaines et européennes », sur fond d’une « campagne tendancieuse qui cible le royaume ».

De son côté, un parlementaire marocain, Lahcen Haddad, est allé jusqu’à dénoncer « l’État profond français » qui serait à l’origine de cette résolution du Parlement européen, s’inquiétant de voir qu’« un proche de la présidence française », en l’occurrence Stéphane Séjourné, en ait été « l’un des architectes ».

Ces passes d’armes entre Strasbourg, Paris et Rabat intervenaient quelques jours après la visite officielle au Maroc de Josep Borrell. Dans un contexte déjà tendu par les révélations du « QatarGate », le chef de la diplomatie de l’UE avait prévenu lors d’un point presse à Rabat qu’« il ne peut y avoir d’impunité pour la corruption – tolérance zéro ».

De son côté, le ministre marocain des affaires étrangères, Nasser Bourita, avait dénoncé le « harcèlement » du Parlement européen, parlant de « machinations » et d’une « volonté de nuire » au partenariat UE-Maroc.

La sortie de l’ambassadeur français au Maroc s’inscrit dans ces turbulences, et alors que la perspective d’une visite d’État d’Emmanuel Macron, un temps annoncée en tout début d’année, semble s’être éloignée. Les tensions avec Paris, qu’essaient manifestement d’atténuer l’ambassadeur, contrastent, de fait, avec l’attitude très conciliante de Madrid.

Pedro Sánchez s’est rendu au Maroc pour une spectaculaire visite d’État la semaine dernière, flanqué de douze ministres (mais pas un seul de son partenaire de coalition Unidas Podemos, de la gauche radicale), afin d’ancrer un « partenariat stratégique ».

C’était un épisode prévisible, après le tournant diplomatique espagnol de mars 2022, lorsque Madrid a accepté de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, ce territoire du Nord-Ouest africain, frontalier de la Mauritanie, annexé en 1975 par le Maroc. Mais la presse conservatrice à Madrid n’a pas manqué de dénoncer une « soumission inexplicable » de l’Espagne vis-à-vis du Maroc, durant cette visite.

Le scandale Pegasus aussi en arrière-plan

Sans surprise, la question particulièrement sensible de la souveraineté du Sahara occidental, l’un des derniers conflits postcoloniaux encore pendants devant les Nations unies, est un fil rouge des tensions entre Marocains et Européens. Elle semble être au cœur de l’enquête menée par les enquêteurs belges depuis l’été 2022 sur ce qui s’appelle désormais le « QatarGate » et le « MarocGate », puisque la supposée ingérence du Maroc dans l’hémicycle aurait servi à influencer des votes sur le Sahara occidental.

Le Maroc est aussi dans le viseur des eurodéputé·es via la commission d’enquête lancée au printemps 2022 sur le recours au logiciel d’espionnage Pegasus. À l’été 2021, des médias avaient révélé des écoutes d’Emmanuel Macron pour le compte du Maroc.

En Espagne, une ancienne ministre des affaires étrangères, Arancha González Laya, avait accusé Rabat, en juin 2021, d’avoir fait écouter son téléphone portable, et celui du chef du gouvernement, Pedro Sánchez.

C’est dans ce contexte particulièrement houleux qu’une enquête interne a été ouverte à BFMTV, première chaîne d’info de France, en raison de soupçons visant Rachid M’Barki. Ce présentateur des journaux de la nuit avait notamment lancé un sujet, qui n’avait pas été validé par la rédaction en chef, en parlant du « Sahara marocain » au sujet du Sahara occidental, nourrissant des spéculations, là encore, sur une forme d’ingérence extérieure.

publié le 6 février 2023

Royaume-Uni :
grève record des soignants

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Après une journée de grève massive dans l’éducation le 1er février au Royaume-Uni, c’est au tour des infirmières et des ambulanciers de se mobiliser ce 6 février pour exiger des augmentations de salaire. Avec plusieurs dizaines de milliers de grévistes, la journée est d’ores et déjà considérée par les syndicats comme historique.

A en croire les syndicats, Unite, GMB et Royal College of Nursing (RCN), le Royaume-Uni vient de vivre, ce lundi 6 février, « la mobilisation la plus massive de l’histoire du National Health Service (NHS) », le système public de santé britannique. Des dizaines de milliers d’infirmiers et d’ambulanciers, principalement anglais, sont entrés en grève. Ils et elles demandent des augmentations de salaire permettant de faire face aux 10,5% d’inflation. Or pour l’heure, seule une augmentation de 4% leur a été proposée.

Les journées de grève dans ce secteur sont rares, notamment à cause des règles d’encadrement du droit de grève au Royaume-Uni. « Pour les secteurs clés de l’économie comme les transports ou de la santé, le seuil pour passer à l’action est élevé, puisqu’il faut que 40 % du corps électoral vote pour la grève », rappelait l’universitaire Marc Lenormand dans une interview à Rapports de Force fin août.

Une longue séquence de grève interprofessionnelle

Or, depuis la mi-décembre les grèves s’enchainent dans la santé. A noter : ce lundi 6 janvier c’est la première fois qu’infirmières et ambulanciers cessent de travailler le même jour, ce qui va entraîner d’importantes perturbations dans les hôpitaux, déjà dans une situation très préoccupante. Selon le directeur de NHS Providers, Julian Hartley, environ 88 000 rendez-vous médicaux ont déjà été annulés en raison des grèves.

« Si quelqu’un met [la vie des patients] en danger, c’est ce gouvernement ! 500 personnes meurent chaque semaine à cause du manque d’ambulances. Et il manque 130 000 personnels au NHS, c’est comme s’il y avait grève tous les jours ! », a réagi la syndicaliste Sharon Graham auprès du journal Le Monde.

La mobilisation du jour est à replacer dans un contexte plus général de forte de grève dans les services publics au Royaume-Uni depuis plusieurs mois. Le 1 février, « pour la première fois depuis 12 ans, la quasi-totalité du système éducatif s’est arrêté : 85% des écoles étaient concernées, de la maternelle à l’université », rappelle la CGT, soutien attentif du mouvement, dans un communiqué confédéral. En grève également le jeudi 2 février : « la fonction publique et une partie des transports et des trains », continue la CGT. La semaine prochaines, les cheminots, les postiers et les douaniers ont également prévu une journée de grève. Ces mouvements sociaux ne sont pas nouveaux. Dès la fin de l’été, les salariés britanniques des postes, des ports ou encore de l’industrie s’étaient massivement mis en grève pour leurs salaires.


 

  publié le 5 février 2023

Israël-Palestine : 
le grand silence de Macron

René Backmann sur www.mediapart.fr

Encore une fois, Emmanuel Macron a manqué l’occasion de faire observer au premier ministre israélien Benyamin Netanyahou que tout le monde n’approuve pas son alliance avec l’extrême droite raciste, son refus de négocier avec les Palestiniens, ses projets d’annexion et l’orientation autoritaire qu’il entend donner à l’État d’Israël.

AbbaAbba Eban, politicien travailliste israélien qui fut, de 1966 à 1974, ministre des affaires étrangères de son pays, avait, paraît-il, l’habitude de dire que « les Palestiniens ne manquent jamais une occasion de manquer une occasion ».

Dans les relations franco-israéliennes, la même formule pourrait s’appliquer à Emmanuel Macron. Car le président français ne manque jamais une occasion de manquer l’occasion de dire au premier ministre israélien Benyamin Netanyahou ce qu’il devrait entendre de la bouche d’un chef d’État ami d’Israël. D’un chef d’État parlant au nom de la France, attaché – en principe – au respect des droits humains et du droit international, et en particulier des résolutions des Nations unies et des Conventions de Genève.

On avait déjà pu le déplorer en novembre lorsque Emmanuel Macron avait été l’un des premiers à féliciter Netanyahou pour sa victoire sans le mettre en garde sur les périls que représentait, pour la démocratie israélienne, pour les perspectives de paix avec les Palestiniens, et donc pour les relations entre Israël et ses amis, son alliance avec l’extrême droite suprémaciste.

Une visite très discrète

C’est encore ce qu’on a pu constater jeudi lors de la visite à Paris du premier ministre israélien, désormais chef du gouvernement et de la coalition les plus à droite, les plus religieux et les plus racistes de l’histoire de l’État d’Israël.

Improvisée à l’initiative de Benyamin Netanyahou, cette visite très discrète a été organisée au lendemain de l’attentat qui a fait sept morts, le 27 janvier, à proximité d’une synagogue non pas de Jérusalem, mais de Neve Yaacov, une colonie en majeure partie peuplée de religieux, à la périphérie de la ville. Attentat qui faisait suite à un raid lancé la veille par l’armée israélienne dans la ville palestinienne de Jénine, au cours duquel dix Palestiniens avaient été tués.

Cette opération, la plus meurtrière depuis 20 ans en Cisjordanie, arrivait au terme d’un mois au cours duquel au moins 29 Palestiniens – un par jour – avaient été tués par l’armée israélienne. Au cours d’une conversation téléphonique avec le premier ministre israélien deux jours après l’attaque de Neve Yaacov, Macron avait « condamné cet attentat abject ».

Il a de nouveau fait part à Benyamin Netanyahou, lors du « diner de travail » donné jeudi à l’Élysée, de la « solidarité pleine et entière de la France, après l’attaque ignoble » à proximité de la synagogue. Il a aussi, selon le communiqué publié vendredi par la présidence, « rappelé l’importance d’éviter toute mesure susceptible d’alimenter l’engrenage de la violence qui a déjà fait trop de victimes innocentes parmi les civils palestiniens et israéliens ».

En fait, selon le centre israélien des droits de l’homme B’Tselem, les forces israéliennes ont tué en 2022, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, 146 Palestiniens (le bilan le plus lourd depuis 2004), dont cinq femmes, 34 enfants (le plus jeune avait 12 ans) et sept hommes de plus de 50 ans (le plus âgé avait 78 ans). Huit Palestiniens ont été tués dans des « incidents » où des soldats et des civils israéliens armés étaient impliqués, et 32 autres ont trouvé la mort dans la bande de Gaza.

Du côté israélien, 17 civils et 4 membres des forces de sécurité ont été tués en 2022.

Un silence choquant

Sur les « mesures susceptibles d’alimenter l’engrenage de la violence » qu’il importe aujourd’hui d’éviter, Emmanuel Macron s’est montré très discret. Le communiqué de l’Élysée rappelle l’opposition de la France « à la poursuite de la colonisation, qui sape les perspectives d’un futur État palestinien autant que les espoirs de paix et de sécurité pour Israël ». Rappel utile au moment où les statistiques officielles israéliennes révèlent que le nombre des colons atteint le demi-million en Cisjordanie – une progression de 16 % en cinq ans – et dépasse 200 000 à Jérusalem-Est.

Mais discours aussi rituel que vain, qui relève de l’incantation quand il n’est accompagné d’aucun rappel du droit et d’aucune proposition ou menace de sanction. Et quand il « oublie » de mentionner l’occupation militaire des territoires palestiniens, laquelle permet cette « poursuite de la colonisation ».

Le silence d’Emmanuel Macron sur ces points, aussi bien dans les propos tenus à table face au premier ministre et rapportés par les témoins que dans les communiqués officiels, est d’autant plus choquant – voire inacceptable pour les Palestiniens – que l’occupation, la colonisation et l’annexion des territoires palestiniens sont au cœur du programme politique de la coalition au pouvoir. Et constituent le ciment de l’alliance conclue entre Netanyahou et ses deux alliés de l’extrême droite nationaliste et religieuse, Itamar Ben-Gvir, aujourd’hui ministre de la sécurité, et Bezalel Smotrich, ministre des finances, partenaires indispensables de son projet de réforme de la justice.

Essentiellement destiné à permettre au premier ministre, poursuivi pour « corruption », « fraude » et « abus de confiance », d’échapper à ses juges, cette réforme menace de détruire le pouvoir de la Cour suprême, unique contre-pouvoir institutionnel du gouvernement. Le danger que constitue cette réforme pour le maintien de l’État de droit et de la démocratie est à l’origine des manifestations massives et des protestations d’économistes, de juristes qui se multiplient dans le pays depuis un mois.

Lors de sa visite en Israël et dans les territoires palestiniens, il y a une semaine, le secrétaire d’État américain Antony Blinken n’a pas hésité, lors de la conférence de presse tenue aux côtés de Netanyahou, visiblement crispé et mal à l’aise, à rappeler que « les relations entre les États-Unis et Israël sont fondées sur des intérêts et des valeurs partagées : les principes fondamentaux et les institutions de la démocratie, le respect des droits humains, une justice égale pour tous, des droits égaux pour les groupes minoritaires, le règne de la loi, une presse libre et une robuste société civile ».

En d’autres termes, si ces principes sont bafoués, nos relations ne pourront pas ne pas en être affectées. Il avait aussi souligné, à l’intention du puissant clan des colons au sein de la coalition, « l’opposition des États-Unis au développement des colonies, aux projets d’annexion, aux démolitions et au changement de statut des Lieux saints ». Et en réponse aux ennemis de la solution à deux États qui entourent Netanyahou, il avait tenu à répéter que « le président Biden reste convaincu que pour que les Palestiniens et les Israéliens puissent bénéficier de manière égale de la sécurité, de la liberté, de la justice, de la confiance dans l’avenir et de la dignité auxquelles ils ont droit, il n’y pas d’autre moyen que de mettre en œuvre notre vision : deux États pour deux peuples ».

Emmanuel Macron, pour des raisons obscures, car jusqu’à présent sa stratégie diplomatique au Proche-Orient n’a pas débouché sur des succès spectaculaires ni permis des percées historiques, a choisi de continuer à ménager le premier ministre israélien.

Alors que Netanyahou n’a toujours pas été invité à Washington depuis qu’il a repris la tête du gouvernement et que son voyage aux Émirats a été reporté (ce devait être, symboliquement, la première visite à l’étranger de son nouveau mandat), c’est donc pour Paris qu’il s’est envolé. Peut-être, avance un diplomate israélien qui se dit « effaré par les embardées idéologiques » de son premier ministre, « parce que Macron a un tel désir ou besoin d’exister sur la scène internationale qu’il est prêt à accueillir n’importe qui ».

Selon Le Monde, le président français aurait, au cours du dîner, « exprimé sans détour ses craintes face à la réforme de la justice voulue par Netanyahou et ses partenaires du gouvernement ». Il aurait aussi mis en garde contre une évolution institutionnelle qui « dégagerait Israël d’une conception commune de la démocratie ».

Mais de cela il n’est pas question dans le communiqué officiel de l’Élysée. Non plus que d’autres sujets qui auraient pu fâcher, comme les punitions collectives contre les Palestiniens, l’expulsion récente de l’avocat franco-palestinien Salah Hammouri ou le refus d’ouvrir une enquête crédible sur les conditions de la mort de la journaliste palestinienne Shirin Abou Akleh, tuée par l’armée israélienne à Jénine en mai 2022 – enquête qu’Emmanuel Macron avait demandée au premier ministre israélien du moment, Naftali Bennett.

Il y aura bientôt vingt ans, le ministre des affaires étrangères français Dominique de Villepin prononçait devant le Conseil de sécurité un discours vibrant pour expliquer l’opposition de la France à l’intervention militaire internationale contre l’Irak. Il invoquait alors le « vieux pays, la France », au nom duquel il s’exprimait, « debout face à l’histoire et devant les hommes ».

Aujourd’hui, le jeune président de ce vieux pays reçoit à sa table un politicien corrompu et cynique qui a déjà transformé l’État des rescapés du génocide en un régime d’apartheid, et qui s’apprête à détruire ce qu’il reste des institutions démocratiques d’Israël pour échapper à la justice.  


 

 

 

Lettre ouverte au Président de la République concernant la venue officielle du Premier ministre israélien

sur https://www.france-palestine.org

par Bertrand Heilbronn, Président de l’Association France Palestine Solidarité

Le 1er février 2023,

Objet : visite officielle du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou.

Monsieur le Président de la République,

Ce jeudi 2 février, vous vous apprêtez à recevoir officiellement le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Nous en sommes stupéfaits et profondément indignés.

Faut-il revenir sur le passé de ce sinistre personnage ? Vous souvenez-vous qu’il était à la pointe de la campagne de haine qui a abouti à l’assassinat de Itzhak Rabin en 1995 ? Vous souvenez-vous de l’offensive meurtrière qu’il a ordonnée contre la population de la Bande de Gaza en juillet et août 2014, qui a fait 2220 morts dont 550 enfants, et de celle de mai 2021, d’une incroyable violence, dont les Palestiniens de Gaza, et particulièrement les enfants, sont encore loin d’être remis ? Vous souvenez-vous qu’il a toujours développé la colonisation de la Palestine, qu’il n’a jamais caché ses opinions suprémacistes, qu’il est l’artisan de la loi « État-Nation du peuple juif » qui a fait entrer ses conceptions suprémacistes dans la loi constitutionnelle israélienne ?

Mais c’est la situation présente qui nous indigne encore plus. Netanyahou a constitué un gouvernement qui fait la part belle à des ministres ouvertement racistes, fascistes, suprémacistes, à qui il a donné les clés du développement de la colonisation et de la répression contre les Palestiniens. Dans un mépris total du droit international, il a placé au premier rang des priorités de son gouvernement le développement de la colonisation. Oui, nous en sommes là : le gouvernement israélien n’en est plus à tergiverser avec le droit international, il le foule ouvertement aux pieds, il l’assume dans le cynisme le plus total. Et parmi les provocations de ce gouvernement, le ministre Ben-Gvir n’hésite pas à aller parader sur l’Esplanade des Mosquées.

Comment est-il possible de se réclamer du droit international en Ukraine et de le laisser fouler aux pieds en Palestine ? Ne voyez-vous pas que votre parole, et de ce fait la parole de la France, sera décrédibilisée par la manière dont vous recevez officiellement ce criminel à l’Élysée ?

C’est un engrenage tragique qui est à l’œuvre en Israël et en Palestine. Les Palestiniens vivent le cauchemar des offensives quotidiennes sans la moindre retenue de l’armée israélienne d’occupation dont les soldats ont reçu un blanc-seing pour tuer comme bon leur semble : l’attaque contre Jénine jeudi dernier, qui, a été d’une sauvagerie inouïe et a fait 10 morts palestiniens, en témoigne, comme en témoignent les 36 Palestiniens tués par l’armée israélienne depuis le début de l’année. Les Palestiniens subissent dans le même temps les exactions de colons haineux et fanatisés, armés et protégés par l’armée israélienne, qui ont lancé des dizaines d’attaques contre eux pas plus tard qu’hier. Qui est là pour les protéger ? Quant aux Israéliens, à qui l’on n’a jamais demandé aucun compte, ils sombrent de ce fait dans la spirale du racisme et de la haine de l’autre, qui se retournera un jour contre eux-mêmes.

Vous ne manquerez pas d’exprimer votre émotion sur les 7 Israéliens de la colonie de Neve Yaakov à Jérusalem-Est qui ont été tués vendredi dernier par un jeune Palestinien de Jérusalem. Ces 7 morts, comme tous les autres, sont des morts de trop. Mais avez-vous mesuré la violence quotidienne subie par les Palestiniens de Jérusalem, les dizaines de morts, les expulsions, les destructions de maison, les humiliations, les provocations ? Peut-on évoquer cet événement sans le replacer dans son contexte ? Peut-on accepter les punitions collectives annoncées par le gouvernement israélien ?

Et c’est maintenant en France que les exactions du gouvernement israélien trouvent leur prolongation. L’ambassadeur d’Israël se permet d’intervenir sur la tenue d’une réunion publique à Lyon, il est soutenu par des députés de votre majorité, puis par le CRIF qui confond très dangereusement son rôle de représentation communautaire avec la défense inconditionnelle de l’Etat d’Israël et de son gouvernement. Et lorsque Salah Hamouri, victime de l’arbitraire israélien contre lequel vous n’avez pas su le défendre, est honteusement attaqué par un député de votre majorité, le ministre de l’Intérieur n’hésite pas, dans sa réponse, à le diffamer et à menacer sa liberté d’expression en France.

Monsieur le Président de la République, vous devez en être bien conscient : si Benyamin Netanyahou est reçu à l’Elysée, il exploitera politiquement cette visite pour renforcer son pouvoir. Vous vous serez alors rendu complice de sa politique, de ses crimes, de l’impasse dans laquelle il entraîne le peuple israélien, de la situation désastreuse subie de son fait par le peuple palestinien. Ce ne sont pas quelques expressions convenues d’appel à la retenue ou du rappel purement formel d’une solution à deux Etats déjà en ruines qui y changera quoi que ce soit.

Monsieur le Président de la République, nous vous demandons solennellement de ne pas recevoir ce criminel à l’Elysée, et d’avoir enfin une parole claire pour ne laisser aucune place aux ingérences directes ou indirectes de l’État d’Israël dans notre vie démocratique.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.

Bertrand Heilbronn

Président de l’Association France Palestine Solidarité

Copie de cette lettre envoyée à : Catherine Colonna, Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères.

publié le 3 février 2023

La « sale guerre » sans fin d’Erdogan contre le peuple kurde

sur https://cqfd-journal.org

L’attentat contre un centre culturel kurde à Paris le 23 décembre 2022, des soupçons d’utilisation d’armes chimiques par la Turquie au Kurdistan… L’actualité nous ramène sans cesse au drame du peuple kurde et à son combat pour l’émancipation. Evîn, militante internationaliste pro-kurde, revient sur les dernières évolutions du conflit.

Malgré le « cessez-le-feu » du 17 octobre 2019 et la fin de l’opération militaire classique des forces turques au Rojava (le Kurdistan syrien), les offensives acharnées contre les Kurdes ne se sont jamais arrêtées. La Turquie diversifie ses attaques et bombarde désormais les territoires kurdes des pays voisins : n’arrivant pas à ses fins dans les montagnes turques et irakiennes contrôlées par la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), elle se tourne vers les plaines syriennes et irakiennes. Et poursuit plus que jamais contre le peuple kurde une guerre, entamée il y a des décennies, dont seules les modalités varient.

De la guerre de « basse intensité »…

L’expression « de basse intensité » désigne un conflit qui ne dit pas toujours son nom, un état de guerre permanent, normalisé1. Ce qui implique de changer ses méthodes : contre la résistance au Rojava, la Turquie se sert de ses barrages pour limiter le débit des eaux de l’Euphrate et du Tigre, multiplie les attaques de drones, mène des opérations de déforestation massive… Dans le même temps, des bombardements quotidiens plus « classiques » ciblent des infrastructures civiles, plombant la vie quotidienne. Clément*, un militant internationaliste actuellement au Rojava, témoigne : « Dans la nuit du 20 novembre, des avions turcs ont bombardé une centrale électrique à Derîk, tuant onze civils et coupant l’électricité de toute une région. L’insécurité actuelle a aussi entraîné la fermeture d’un certain nombre d’écoles dans les régions les plus durement attaquées. »

En parallèle, l’État turc poursuit ses tentatives d’anéantissement du mouvement en visant ses leaders, comme le dénonce Clément : « Les drones turcs ont assassiné des dizaines de civils ainsi que des militaires tous les mois, voire toutes les semaines. Parmi eux, Ferhat Şibli, artisan infatigable de la construction de l’AANES2, tombé martyr en Irak le 17 juin, et trois femmes combattantes fin juillet. » Cette guerre de basse intensité rend difficile le maintien d’un large mouvement de solidarité sur du long terme : comment mobiliser alors que les attaques sur tous les fronts – militaires comme politiques – sont quotidiennes ?

à l’intensification de la guerre

« La Turquie n’attaque pas seulement le long de la frontière, mais aussi jusqu’à 80 km à l’intérieur du territoire »

Depuis avril 2022, le conflit s’intensifie à nouveau. C’est à cette date que l’armée turque a commencé à bombarder massivement, par voie terrestre et aérienne, les montagnes du Bashur (Irak) d’où opère la guérilla du PKK. Au Rojava aussi, les zones de conflit s’étendent, témoigne Clément : « Aujourd’hui, les attaques aériennes se poursuivent dans toute la région. La Turquie n’attaque pas seulement le long de la frontière, mais aussi jusqu’à 80 km à l’intérieur du territoire. »

Cette recrudescence guerrière coïncide avec un agenda politique tendu. Au pouvoir depuis vingt ans, Recep Tayyip Erdoğan est candidat à sa réélection au mois de juin dans un contexte de grave crise économique. Encore une fois, il brandit la « guerre contre le terrorisme » pour l’emporter. Et s’active pour faire taire les oppositions, en faisant notamment arrêter responsables politiques, artistes et journalistes3.

Le président turc entend notamment profiter de l’anniversaire du traité de Lausanne pour porter encore davantage son discours nationaliste4. Signé il y a un siècle avec les pays occidentaux vainqueurs de la Première Guerre mondiale (et plus particulièrement la France et l’Angleterre), celui-ci revenait sur le découpage initialement prévu de l’Empire ottoman déchu. Il reste, aujourd’hui encore, synonyme dans la mémoire collective turque d’une certaine humiliation. Tout à sa nostalgie de l’époque des sultans, Erdoğan souhaite élargir ses frontières, et s’y emploie en multipliant les tentatives de conquêtes territoriales sur les régions à majorité kurdes.

L’attentat du 13 novembre 2022 à Istanbul lui a fourni un prétexte parfait pour lancer de nouveaux raids aériens au Rojava et menacer la région d’une invasion terrestre5. Depuis le 20 novembre, cette nouvelle offensive, baptisée « Griffe épée » par le régime turc, vient faire suite aux tristes opérations « Rameau d’olivier » à Afrin en 2018 et « Source de paix » à Serêkaniyê en 2019.

Des frappes aux armes chimiques

Le 17 octobre dernier, des vidéos, insoutenables de violence, ont montré des combattants du PKK agonisant après ce qui ressemble à s’y méprendre à une attaque aux armes chimiques. Les résultats d’une mission d’enquête indépendante, dépêchée un mois plus tôt sur place au Kurdistan irakien, semblent confirmer l’utilisation de ces armes pourtant interdites depuis trente ans par le droit international6.

Au Kurdistan, cette utilisation n’est hélas pas une nouveauté. En 1988 déjà, Halabja, en Irak, était la cible de bombardements aux gaz chimiques par le régime de Saddam Hussein. En 2015, Daech aurait à son tour fait usage d’armes chimiques contre les populations kurdes. Depuis 2019, des soupçons toujours plus lourds d’utilisation de ce type de techniques contre ces mêmes populations kurdes irakiennes et syriennes pèsent sur la Turquie…

« Si on pousse l’enquête sur ces armes chimiques, on remarquera qu’elles sont fabriquées avec des composants qui viennent d’Allemagne, des États-Unis ou d’Angleterre »

L’année qui vient de s’écouler marque un durcissement dramatique : le PKK et les organisations qui lui sont affiliées ont dénoncé près de 1 300 attaques chimiques depuis le mois d’avril 2021 7, des chiffres qui peuvent être plus importants selon les sources. Deux dates sont particulièrement mémorables : le 17 octobre 2022, 17 combattants du PKK succombaient aux attaques aux armes chimiques ; puis onze autres le 5 novembre 2022. Dans le silence assourdissant de la communauté internationale.

Il faut dire que ces exactions probables de la Turquie sont susceptibles d’éclabousser ladite communauté internationale, qui jusqu’ici n’a pas demandé à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) d’enquêter. Pour Azad*, membre de la diaspora kurde à Strasbourg, la raison est simple : « Si on pousse l’enquête sur ces armes chimiques, on remarquera qu’elles sont fabriquées avec des composants qui viennent d’Allemagne8, des États-Unis ou d’Angleterre. Ces pays devraient rendre des comptes, c’est pour cela qu’ils refusent d’appeler à des enquêtes. »

Daech en embuscade

Pour couronner le tout, ces incessantes attaques empêchent les combattants kurdes de faire reculer la menace Daech, toujours présente dans la région. « Récemment, la campagne de lutte contre les groupuscules de l’État islamique au Rojava a dû être interrompue pour pouvoir riposter aux attaques turques », explique Clément. Le 26 décembre dernier, six membres kurdes des Forces démocratique syriennes (FDS) ont trouvé la mort alors que Daech tentait un assaut contre une prison abritant des djihadistes.

Une double menace qui met en danger l’expérience du confédéralisme démocratique – dont les piliers sont la liberté des femmes, des différentes ethnies et religions ainsi que l’écologie sociale – menée par les populations kurdes. Et qui appelle à une solidarité internationale sur le long terme pour, qu’enfin, cesse la « sale guerre » d’Erdoğan.

Evîn

1 « Reconnaître une guerre quand on en voit une », Riseup 4 Rojava et Secours Rouge International, 2020 (riseup4rojava.org).

2 Administration Autonome du Nord-Est de la Syrie, l’entité qui gère le Rojava.

3 « L’État turc fait la chasse aux journalistes kurdes », CQFD n°215 (novembre 2022).

4 « En 2023, le traité de Lausanne prend fin. Les frontières de la Turquie dessinées par ce traité seront-elles caduques ? », Afrique Asie, 10 octobre 2022 (Afrique-asie.fr).

5 Dimanche 13 novembre, une bombe explosait dans la grande artère d’Istiklal à Istanbul. Ankara accuse le PKK et le PYD d’avoir fomenté cet attentat, ce qu’ils démentent.

6 « Soupçon chimique sur les opérations d’Erdogan contre les Kurdes en Irak et en Syrie », L’Humanité, 5 décembre 2022.

7 Ibid.

8 Les armes chimiques peuvent être fabriquées avec des composants à usages multiples, comme le fluor qui peut servir aussi à faire du dentifrice. « Armes chimiques au Kurdistan : “Des questions assez sérieuses pour justifier une enquête” », L’Humanité, 4 décembre 2022.

publié le 30 janvier 2023

Ukraine : la solidarité
passe-t-elle  par les chars ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

«J’aime jouer aux échecs. Vous devez déplacer une pièce et les autres suivront.» C’est par cette image, plutôt légère dans le contexte actuel, que le président lituanien, Gitanas Nauséda, soutenu par ses homologues polonais, finlandais et britannique, a justifié la pression croissante exercée par les dirigeants européens les plus bellicistes sur le chancelier allemand, Olaf Scholz, pour l’amener à autoriser l’exportation de chars Leopard vers l’Ukraine. S’il finit par céder, tous les pays qui en possèdent pourront en livrer à Kiev.

Ainsi pousse-t-on toujours plus loin cette redoutable fuite en avant : le Leopard est devenu le nouvel emblème de la solidarité avec le peuple ukrainien. Exprimer ses réticences quant au franchissement de ce pallier supplémentaire dans l’horreur, sans compter le risque de basculement dans la guerre ouverte Otan-Russie, est vu, peu ou prou, comme un signe d’indifférence au martyre des Ukrainiens, voire une marque de complaisance envers Poutine.

Cette stratégie de l’escalade a été lancée le 26 avril dernier sur la base militaire américaine de Ramstein, en Allemagne, par le secrétaire américain à la Défense : «Ils (les Ukrainiens) peuvent gagner s’ils ont les bons équipements», avait lancé Lloyd Austin, à partir du constat que la Russie «a déjà perdu beaucoup de capacités militaires et beaucoup de troupes (…), et nous ne voudrions pas qu’elle puisse rapidement reconstituer ses capacités». Neuf mois ( !) et plusieurs dizaines de milliards de dollars d’aide militaire plus tard, où en sommes-nous ? Moscou, à coup sûr, a subi des pertes humaines et matérielles colossales, mais les Ukrainiens se sont-ils rapprochés pour autant d’un iota de la paix, malgré l’enfer quotidien qu’ils ont subi ? Quel nouveau seuil d’armement faudra-t-il franchir quand on constatera que les fameux chars n’ont pas arrêté l’agression russe ?

Est-ce manquer de solidarité avec le peuple ukrainien que de reconnaître, à l’instar d’un autre haut gradé américain, le chef d’état-major des armées en personne, que «la victoire n’est probablement pas réalisable par des moyens militaires» et qu’«il faut donc se tourner vers d’autres moyens» ? C’était il y a plus de deux mois ! (1) Ces «autres moyens» existent. Ils consistent, par exemple, à l’opposé du pari sur la «victoire» militaire, dans la tenue de discussions exploratoires avec des pays tels que la Chine, l’Inde – non sans influence sur le pouvoir russe et, à l’évidence, opposés à cette guerre – ou/et avec tout autre pays en mesure de peser positivement sur le Kremlin, afin de tenter l’impossible pour faire taire les armes et entamer les incontournables pourparlers entre Kiev et Moscou ?

Au point de férocité et de haine réciproque où en est arrivé ce conflit, aucun des deux belligérants ne prendra de sitôt l’initiative de cette issue pourtant indispensable. Raison de plus pour ne pas, de l’extérieur, jeter de l’huile sur le feu, mais pour, au contraire, consacrer désormais tous les efforts à la recherche de la moindre «fenêtre d’opportunité» susceptible de donner une chance à la paix.


 


 

Die Linke s’élève
contre la livraison
des chars Leopard 2

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Allemagne. Face à un consensus favorable à l’équipement de Kiev en armes lourdes qui rallie la droite (CDU/CSU) et les trois partis de la coalition gouvernementale (SPD, Verts et FDP), Die Linke fait front contre l’escalade guerrière et ses immenses dangers.

Dietmar Bartsch, le président du groupe parlementaire de Die Linke, a dénoncé solennellement devant le Bundestag la décision d’Olaf Scholz et de son gouvernement d’autoriser la livraison de chars Leopard 2 à l’Ukraine. Le parti de gauche s’oppose à la participation de l’Allemagne à une nouvelle escalade dans un conflit qui a déjà fait 280 000 morts civils et militaires, alors que tout devrait être fait, à l’inverse, « pour chercher, imposer une solution diplomatique ».

Bartsch rappelle combien son parti « condamne l’agression de Poutine ». L’urgence est de mettre fin à la tuerie le plus rapidement possible et non pas de contribuer à l’étendre. « La désescalade devrait être notre priorité », lance-t-il, citant les propos tenus, il y a peu de temps encore, par le chancelier lui-même. S’adressant aux députés de la CDU, du centre libéral (FDP) et des Verts, tous favorables à la livraison d’armes lourdes à Kiev, il leur recommande de ne pas se fier au seul registre de l’émotionnel, « il vous ment », et de ne pas « se shooter aux slogans de la presse de boulevard qui n’a de cesse d’alimenter la guerre ».

Aux arguments insensés réitérés ici et là par de pseudo-experts faisant état de la nécessité de fournir à Kiev les moyens de « gagner la guerre » et de récupérer par la force tous les territoires perdus, Dietmar Bartsch oppose l’avis très autorisé du plus haut gradé de l’armée états-unienne, le général Mark Milley. Lequel considère que la possibilité d’un tel scénario « n’est militairement pas très élevée ». Ce qui fait d’une solution diplomatique négociée la seule issue vraiment possible.

« Argument insensé »

Si un consensus favorable à l’envoi de blindés d’assaut existe au Bundestag, « il ne concerne pas la majorité de l’opinion publique », souligne Bartsch, qui précise : « Dans l’est de l’Allemagne vous ne trouverez même qu’un tiers de la population pour le soutenir. » Et le dirigeant de Die Linke de démonter « l’argument insensé » plaidant que, sinon, l’Allemagne serait isolée. « La majorité de la communauté internationale, a-t-il lancé , n’a pas livré la moindre balle dans ce délire guerrier. La majorité de la communauté internationale sait qu’une puissance nucléaire ne peut être vaincue militairement. »

L’histoire de l’Allemagne devrait plaider pour la prudence en matière militaire. La retenue, relève le dirigeant de Die Linke, quant à l’envoi de Panzer allemands dans une bataille contre des soldats russes « est plus que justifiée. Au regard des 27 millions de citoyens soviétiques tués » par les troupes de l’Allemagne nazie. L’escalade guerrière profite d’abord aux marchands d’armes allemands. « La vérité, a lancé Bartsch à la tribune du Bundestag, c’est qu’une fois le feu vert de Berlin donné les cours des actions de Rheinmetall (le fabricant du Leopard 2 – NDLR) ont bondi à un niveau record permettant à l’entreprise de rentrer au DAX 30 (les leaders de la cote à la Bourse de Francfort – NDLR). Fabuleux résultat. »

Faisant allusion aux surenchères permanentes des dirigeants ukrainiens, Bartsch a pointé : «  Demain, des bateaux de guerre, après-demain des avions de combat, Tornado, Eurofighter, des zones d’exclusion aériennes, ensuite des soldats de l’Otan ? Où cela doit-il s’arrêter ? » Le dirigeant de Die Linke se tourne vers le gouvernement allemand pour lui demander de ne plus participer à cette escalade et, au contraire, mettre en œuvre, « enfin, une vraie initiative européenne de paix ».

publié le 29 janvier 2023

Pérou. Les clivages
de la société se font jour

Romain Migus sur www.humanite.fr

La contestation populaire engendrée par la destitution du président de gauche Pedro Castillo ne faiblit pas. La tenue d’élections en 2023, une des revendications des manifestants, vient d’être refusée par le Parlement. Puno (Pérou), correspondance.

La plaza de Armas de Juliaca, dans la région de Puno, est noire de monde. Au centre stationnent trois bus dans lesquels s’engouffrent des dizaines de personnes sous les vivats et les embrassades des manifestants. Une femme aymara (peuple originaire de la région du lac Titicaca) fend la foule pour atteindre la porte d’un des autocars. En pleurs, elle remet un sac de pommes de terre à un étudiant en l’avertissant : « Ne revenez que lorsque Dina aura démissionné. » Dina, c’est Dina Boluarte, la présidente par intérim.

Dans tout le pays, le peuple en lutte a désigné ses représentants pour aller à Lima faire entendre la contestation et que le pouvoir daigne enfin écouter leurs revendications. Des centaines de bus et de vans ont pris la direction de la capitale. Massés à l’arrière de pick-up ou dans des camions à bestiaux, des milliers de Péruviens se sont joints à ces cortèges pour ouvrir une nouvelle ligne de front après des semaines de manifestations dans les provinces.

  « Dans les campagnes, nous avons une vie misérable. Je suis prêt à mourir pour que mes enfants puissent avoir une vie meilleure. » Carlos, un paysan de la région d’Apurimac 

« Les mobilisations sont financées par le narcotrafic et les mineurs illégaux », prétend Dina Boluarte. Sa déconnexion avec le pays réel est flagrante. Celle qui occupe la présidence ne peut plus sortir du siège de l’exécutif sous peine d’être conspuée et agressée. Le nombre de manifestants assassinés dépasse celui de ses jours passés à la tête de l’État. À Cuzco (sud-est), et lors de sa seule sortie en province, elle n’a dû son salut qu’à l’intervention de son service de protection. À Lima, lors d’un déplacement dans un centre de soins, le personnel hospitalier a fait bloc pour rejeter sa présence.

L’opération policière à l’université San Marcos a été un déclic

Milagros, 24 ans, est venue de Puno à Lima en bus. Les quarante-huit heures de voyage n’ont pas affecté la détermination de son groupe d’étudiants. Ils sont de toutes les manifestations dans le centre de la capitale. En première ligne. Certains apportent des soins aux manifestants blessés tandis que d’autres s’affairent à désamorcer les bombes lacrymogènes. « Nous sommes ici pour exiger la justice pour les 18 personnes assassinées par la police à Puno, le 9 janvier. Nous ne repartirons que lorsque nous aurons obtenu la démission de Dina Boluarte, la fermeture du Parlement et la convocation à une Assemblée constituante », dit la jeune femme. Même son de cloche chez tous les manifestants venus de province. Carlos, un paysan de la région d’Apurimac, précise : « Dans les campagnes, nous avons une vie misérable. Je suis prêt à mourir pour que mes enfants puissent avoir une vie meilleure. »

Le soir, après les manifestations quotidiennes, la petite troupe d’étudiants de Puno rejoint le campus de l’université nationale d’ingénierie, où un campement de fortune a été installé pour accueillir les délégations régionales. « La solidarité des habitants de Lima est immense. Chaque jour, nous recevons des dons pour nous permettre de continuer notre lutte », explique Milagros. Devant l’université, de nombreux citoyens apportent victuailles, eau, médicaments, papier toilette… Une partie de la classe moyenne urbaine soutient désormais le mouvement. La grotesque opération policière à l’université San Marcos a été un déclic pour cette catégorie de la population.

Le patronat est pragmatique

La Confiep, la puissante organisation patronale qui a soutenu sans faille le coup d’État contre Castillo, plaide dorénavant pour une « réconciliation nationale » dans le but de « garantir la stabilité pour le développement des activités économiques ». Le patronat est pragmatique. Le secteur du tourisme doit faire face à 80 % d’annulation des réservations internationales jusqu’en avril 2023. L’agro export et le secteur minier sont à la merci des blocages. Comme l’explique Manlio, un industriel qui exporte des produits de la mer en Corée du Sud et aux États-Unis : « Hier, j’ai failli perdre une cargaison de 50 000 dollars d’oursins. J’ai eu de la chance car la police a réussi à lever une barricade pendant deux heures, et j’ai pu arriver au port. Mais ça ne peut pas durer comme ça.»

Plus que jamais, les clivages qui défigurent la société péruvienne se font jour. L’Institut d’études péruviennes, excluant pourtant les habitants des campagnes, a montré que 45 % des Péruviens soutenaient la décision du président Castillo de dissoudre le Parlement. 69 % veulent une Assemblée constituante et 75 % souhaitent la démission de Dina Boluarte. Celle-ci se prononce maintenant pour des élections anticipées en 2023 mais, samedi, le Parlement en a refusé le principe. Ce même jour, un manifestant a été tué à Lima, portant à 48 le nombre de morts depuis décembre.


 


 

 

La répression au Pérou témoigne
d’une « militarisation de la vie politique »

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

L’historienne Carla Granados Moya revient sur le rôle d’anciens hauts gradés militaires devenus députés dans la violente crise qui secoue le Pérou. Leurs discours d’extrême droite, issus d’une culture qui remonte aux tactiques contre-terroristes à l’époque de la guérilla du Sentier lumineux, ont gagné en influence à Lima ces dernières années.

ParPar trois fois lors d’une conférence de presse, la présidente Dina Boluarte a formulé des excuses auprès des étudiant·es de l’université San Marcos à Lima, après la violente descente de police sur le campus le 21 janvier. « La forme [de l’intervention] n’était peut-être pas adéquate », a-t-elle reconnu mardi.

Pas moins de 192 personnes avaient été arrêtées : des étudiant·es mais aussi des personnes venues à Lima pour manifester contre l’exécutif et le Congrès, et qui étaient hébergées sur le campus par solidarité. Depuis une semaine, les témoignages se multiplient sur la violence des méthodes de la police durant l’intervention.

Depuis la tentative manquée de coup d’État de Pedro Castillo le 7 décembre 2022, le Pérou est plongé dans une crise politique profonde. Des manifestant·es dans les Andes réclament pour certain·es le retour de l’ancien chef d’État – originaire du monde andin et un temps étiqueté de gauche –, pour d’autres la convocation immédiate de nouvelles élections.

À Lima, le Congrès, dont la majorité est conservatrice, et l’exécutif dirigé par Dina Boluarte ont répondu par la manière forte, au risque d’aggraver chaque semaine davantage le face-à-face. Les forces de l’ordre sont accusées d’être responsables de la mort d’au moins 46 manifestant·es, sans compter dix autres personnes décédées en marge de blocages liés aux mobilisations.

Pour l’historienne Carla Granados Moya, jointe par Mediapart, cette répression des forces de l’ordre, manifeste dans les rues des villes andines depuis mi-décembre comme sur le campus de San Marcos à Lima en fin de semaine dernière, s’explique notamment par une « militarisation croissante de la vie politique » au Pérou.

Dès le jeudi précédant l’opération policière sur le campus de San Marcos, un député d’extrême droite, l’amiral Jorge Montoya, était ainsi monté au créneau lors d’une émission de radio. Il affirmait avoir appris, par les réseaux sociaux, qu’il était devenu la cible d’étudiants de l’université San Marcos : « Ils veulent mon sang, ils demandent ma tête. »

L’ancien militaire, membre du parti Renovación popular, plaidait alors pour une « expulsion » de ces « terroristes » par les forces de l’ordre. Sans surprise, il s’est félicité de l’action de la police péruvienne, dans la journée de samedi, qui a rétabli le « principe d’autorité ».

Au Congrès, quatre anciens hauts gradés de l’armée

Pour Carla Granados Moya, l’épisode prouve que Jorge Montoya est l’un de ceux qui donnent le la du débat à Lima. « Il est un des quatre militaires à la retraite devenus députés au Congrès qui exercent une influence croissante sur la vie politique au Pérou », avance la chercheuse, une ancienne employée de l’armée à Lima, qui écrit désormais une thèse sur les vétérans de la guerre contre le Sentier lumineux, à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), à Paris.

D’après Granados Moya, c’est l’intervention de Montoya, avec d’autres, qui a préparé le terrain à l’intervention violente à San Marcos. Il a fourni de pseudo-preuves, même si le profil du supposé « étudiant terroriste » censé l’avoir menacé renvoie, d’après elle encore, au compte d’un étudiant… proche d’officiels de l’armée.

Habitué des prises de position ultra-radicales, Montoya est l’auteur de messages sur les réseaux sociaux dont la rhétorique se retrouve souvent dans la bouche de l’exécutif : « Il faut déclarer l’état d’urgence à Puno [ville du sud du pays, l’un des épicentres de la contestation dans les Andes – ndlr], ce ne sont plus des mobilisations mais du terrorisme », a-t-il par exemple écrit le 19 décembre.

Ancien amiral lui aussi, José Cueto, son collègue député au sein de Renovación popular, s’est également fait remarquer, dès la fin décembre, en proposant sur un plateau télé d’« éliminer ces gens », en parlant des manifestant·es dans les Andes, qui se rassemblent en soutien à l’ancien président Castillo et/ou pour demander de nouvelles élections générales.

L’influence des militaires hauts gradés est manifeste dans cette rhétorique qui fait des manifestants des “terroristes”.

L’universitaire relève aussi que Jorge Montoya et José Cueto sont parmi les premiers à avoir plaidé, au Congrès, pour la mise en place d’un « état de siège ». Cette mesure a entraîné le déploiement de militaires dans les villes andines, dont certains sont responsables de la répression en cours, par exemple dans les villes d’Ayacucho ou de Juliaca.

« Leur influence est manifeste dans cette rhétorique qui fait des manifestants des “terroristes”, et de n’importe quel adversaire politique un “ennemi de l’intérieur” », poursuit la doctorante. Vingt-deux ans après la fin de la dictature d’Alberto Fujimori, les termes d’une culture démocratique encore fragile se brouillent, au profit d’un langage militaire qui reprend le dessus. 

L’actuel président du Congrès, José Williams Zapata, est aussi un ancien chef militaire, du côté de l’armée de terre cette fois, connu pour avoir conduit l’opération dite « Chavín de Huántar » qui avait permis de libérer 71 personnes prises en otage à l’ambassade du Japon par le Mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) en 1997.

Ni Montoya ni Cueto n’ont combattu sur le terrain durant la guerre entre le Sentier lumineux et le MRTA d’un côté, et les forces militaires et paramilitaires de l’autre, dans les années 1980 et 1990. Le conflit a provoqué environ 69 000 morts, dont quelque 20 000 disparu·es, en majorité dans le centre des Andes.

La figure du militaire en politique n’est pas neuve au Pérou. Juan Velasco Alvarado installa une dictature militaire de 1968 à 1975, durant laquelle il réhabilita la figure de Túpac Amaru II, qui avait combattu la présence des Espagnols. Il prit aussi des mesures de gauche radicale, dont la redistribution des terres détenues par quelques grands propriétaires fonciers aux paysans.

Plus récemment, Ollanta Humala est devenu en 2011 le premier président vétéran de la guerre contre-terroriste contre le Sentier lumineux. À la différence de Montoya ou de Cueto, Humala fut un simple combattant, sans grade. 

Près de 500 000 vétérans de la guerre contre le Sentier lumineux

« Mais la participation d’anciens hauts gradés militaires à la politique péruvienne s’est aggravée ces dernières années », insiste Carla Granados Moya. La doctorante fait référence autant à la reconversion dans la politique institutionnelle de militaires retraités (liste à laquelle il faudrait ajouter le frère d’Ollanta Humala, Antauro Humala, sorti de prison en 2022 et qui veut se présenter à la présidentielle), qu’à la présence de militaires et de policiers dans le débat public, souvent pour légitimer les pouvoirs en place.

Ce fut par exemple le cas en septembre 2020, lors d’une conférence de presse en soutien au président d’alors, Martín Vizcarra, menacé de destitution par le Congrès. Le premier ministre, lui-même ancien général, s’était présenté flanqué de cinq militaires et policiers en activité, pour mettre en scène la solidité du pouvoir, épisode de ce que les médias appelaient alors une « guerre politique ».

La situation est d’autant plus explosive que le pays compte encore près de 500 000 vétérans, âgés de 35 à 55 ans, regroupés dans un réseau d’associations de terrain impliquées dans le monde andin et en Amazonie. « Ils ont été abandonnés par l’État durant les vingt ans de démocratie, et sont animés d’un fort ressentiment vis-à-vis des autorités », précise Carla Granados Moya, qui les suit de près pour sa thèse.

Pour la plupart, ces vétérans partagent les revendications des populations andines mobilisées contre les élites politiques et économiques de Lima, et pour la tenue d’élections anticipées dès 2023. La stratégie du pouvoir pourrait bien inciter certains d’entre eux à se radicaliser, redoute l’universitaire.

« Les élections de 2021 [remportées par Pedro Castillo – ndlr] ont démontré qu’il était possible pour la population rurale, historiquement exclue, de gagner dans les urnes. La classe politique actuelle, la police et les forces armées sont traversées par cette peur de perdre, de nouveau, les prochaines élections. La violence actuelle, c’est comme dire à ces gens-là : “Vous ne pouvez pas gouverner ce pays” », analyse encore Carla Granados Moya.

Pour la plupart, ces vétérans partagent les revendications des populations andines mobilisées contre les élites politiques et économiques de Lima, et pour la tenue d’élections anticipées dès 2023. La stratégie du pouvoir pourrait bien inciter certains d’entre eux à se radicaliser, redoute l’universitaire.

« Les élections de 2021 [remportées par Pedro Castillo – ndlr] ont démontré qu’il était possible pour la population rurale, historiquement exclue, de gagner dans les urnes. La classe politique actuelle, la police et les forces armées sont traversées par cette peur de perdre, de nouveau, les prochaines élections. La violence actuelle, c’est comme dire à ces gens-là : “Vous ne pouvez pas gouverner ce pays” », analyse encore Carla Granados Moya.

publié le 27 janvier 2023

Nouveau massacre de l’armée israélienne à Jénine

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Cisjordanie. Le 26 janvier, un raid a tué neuf Palestiniens, dont deux adolescents et une femme. Le personnel médical a été empêché d’approcher la zone.

La ville de Jénine, au nord de la Cisjordanie, a été une fois de plus la cible des opérations de l’armée d’occupation israélienne. Neuf Palestiniens ont été tués lors de ce raid présenté comme une « opération ­antiterroriste ». Deux d’entre eux étaient des adolescents. Une femme a également trouvé la mort.

Le ministère palestinien de la Santé a indiqué que plus de vingt personnes ont été blessées, dont quatre dans un état critique. « La plupart des blessures des victimes qui sont arrivées à l’hôpital aujourd’hui étaient dans la région de la tête et de la poitrine, a déclaré le ministère de la Santé dans un communiqué, le 26 janvier. Cela signifie que les tirs à balles réelles sur les habitants ont été effectués dans l’intention de tuer. »

« Attaque féroce et barbare »

La ministre de la Santé, Mai Al Kailah, a dénoncé l’attitude des forces israéliennes qui ont « empêché » les ambulances d’évacuer les blessés du camp pendant le raid et restreint l’accès des médecins. Les médias locaux ont rapporté que des ambulances ont même essuyé des tirs. Elle a également fait état de tirs de gaz lacrymogène sur l’unité pédiatrique de l’hôpital public de Jénine.

« Nous condamnons avec la plus grande ­fermeté ce qui s’est passé… en termes d’attaque féroce et barbare contre le personnel médical et d’urgence, et l’obstruction de son travail dans le transport des blessés et le traitement des patients. » Tor Wennesland, l’émissaire de l’ONU pour le Proche-Orient, s’est dit « profondément alarmé et attristé par la poursuite du cycle de violences en Cisjordanie occupée. La mort aujourd’hui de neuf Palestiniens, dont des militants et une femme, lors d’une opération d’arrestation israélienne à Jénine, en est un autre exemple frappant ». Ce massacre survient alors que le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, doit se rendre en Israël et en Cisjordanie, lundi et mardi. La journaliste américano-palestinienne Shireen Abu Akleh a été tuée au printemps dernier, par l’armée israélienne, dans cette même ville de Jénine. Washington n’a pris aucune ­mesure de rétorsion à l’égard d’Israël.


 


 


 

En 2023, déjà un Palestinien tué par jour ...

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Dix personnes sont mortes suite à une opération militaire israélienne à Jénine. L’Autorité palestinienne dénonce un « massacre » et suspend sa coopération sécuritaire avec Tel Aviv. Les chancelleries occidentales réagissent du bout des lèvres.

Pour le gouvernement israélien, la vie des civils palestiniens ne compte pas. Benjamin Netanyahou, le premier ministre a dit son « appréciation pour la bravoure et le dynamisme des soldats ». Ces soldats venaient d’attaquer le camp de réfugié de Jénine, en Cisjordanie. Bilan : neuf morts. Parmi les victimes, une femme de 61 ans, morte chez elle. Cette intervention a entraîné, dans les heures qui ont suivi des manifestations à Naplouse, Ramallah et Al-Ram, où un Palestinien de 22 ans a été tué.

Des gaz lacrymogènes dans un service pédiatrique

Les autorités israéliennes justifient leur massacre sous le vocable d’ « opération de contre-terrorisme », selon les mots employés par le ministre de la Défense Yoav Gallant, membre du Likoud. Les forces répressives devaient éliminer les frères Mohammad et Nureddin Ghneim, ainsi qu’un troisième membre du Jihad islamique, organisation accusée de fomenter un attentat en Israël. Ces derniers ont résisté et l’armée a fait tirer sur le bâtiment dans lequel ils se trouvaient, en plein camp de réfugié, à la roquette antichar.

Dans l’opération, des gaz lacrymogènes, une arme interdite par la Convention de Genève sur la guerre, ont été employés, atteignant le service pédiatrique d’un hôpital voisin. Les enfants ont dû être évacués. « Personne n’a tiré du gaz lacrymogène volontairement dans un hôpital (…) mais l’opération se déroulait non loin de l’hôpital et il est possible que du gaz lacrymogène soit entré par une fenêtre ouverte », a justifié à l’AFP un porte-parole militaire israélien. 

La ministre de la Santé Mai al Kaileh a dénoncé le fait que les ambulances du Croissant rouge n’aient pu accéder aux lieux des heurts.

30 morts en 26 jours

Ce massacre intervient alors que le gouvernement d’extrême droite et de droite israélien est entré en fonction le 29 décembre dernier. Alors que l’on dénombre 200 Palestiniens tués - la plupart des civils – sur l’année 2022, on compte déjà 30 morts depuis le 1er janvier. Soit plus d’un par jour.

La situation promet d’être tendue. Itamar Ben-Gvir, dirigeant d’extrême droite qui a mis le feu aux poudres en décembre en visitant l’Esplanade des Mosquées, a récemment demandé que les règles d’emploi des armes à feu par les policiers et militaires soient assouplies.

Gaza bombardée

Si Benjamin Netanyahou a prétendu ne pas vouloir d’escalade de violences, il a enjoint son armée à se préparer à tous les scenarii. Dès la nuit de jeudi à vendredi, il a fait bombarder la bande de Gaza où le Hamas, parti islamiste qui contrôle le territoire avait promis, par la voix de Saleh al-Arouri, que « l’occupation paiera le prix pour le massacre de Jénine ». Le gouvernement a dit que ces deux séries de frappes répondaient à des tirs de projectiles en provenance de la bande de Gaza.

Des faits traduits devant la Cour pénale internationale

Du côté de l’Autorité palestinienne (AP), la réponse a été forte. Suite à ce qu’elle qualifie de « massacre », une plainte sera déposée devant l’ONU, et les événements de ce jeudi 26 janvier seront versés au dossier, déjà lourd, déposé par Ramallah devant la Cour pénale internationale (CPI). « À la lumière des agression répétées contre notre peuple et des violations d’accord signés, notamment sécuritaires, nous considérons que la coordination sécuritaire avec le gouvernement d’occupation israélien cesse d’exister à partir de maintenant », a indiqué le président de l’AP Mahmoud Abbas par communiqué. Une mesure de rétorsion rare : une telle coopération avait été suspendue de mai à novembre 2020, suite à l’annexion de territoires occupés par Israël.

Les réactions internationales se sont montrées très faibles. Ainsi, la France a, par communiqué de son Ministère des Affaires étrangères, exprimé « sa vive préoccupation face au risque d’escalade » et souligné, alors que 30 personnes palestiniennes ont perdu la vie depuis le début de l’année, « son attachement au respect du droit international humanitaire et à l’impératif de protection des civils ». Elle souligne le besoin de travailler à une solution à deux États.

Les Émirats arabes unis réclament une réunion du Conseil de sécurité

Washington, principal allié d’Israël, a déploré la décision de Mahmoud Abbas de suspendre la coopération sécuritaire. Anthony Blinken, secrétaire d’État des États-Unis, sera lundi et mardi en Israël et Cisjordanie. Il s’est limité à dire « la nécessité urgente de prendre des mesures de désescalade ». Les Émirats arabes unis, qui entretiennent des relations diplomatiques avec Israël depuis trois ans ont « condamné l’assaut des forces israéliennes » et demandé une réunion « urgente du Conseil de sécurité ». 

À l’heure où nous écrivions ces lignes, celui-ci n’était pas convoqué. L’une des condamnations les plus dures est venue de la rapportrice des Nations unies pour la Palestine, Francesca Albanese. 

« Je suis extrêmement alarmée par les informations d’un renouveau de la violence létale à Jénine. Alors que les faits et circonstances doivent être établis, je rappelle l’obligation de la puissance occupante de s’assurer que les personnes civiles soient protégées de toute formes de violence à tout moment », a-t-elle réagi sur Twitter, ajoutant « également que la punition collective d’une population civile est absolument prohibée, constitue un crime de guerre, tout comme le fait de tuer délibérément. » 

Jénine, camp de réfugiés palestinien fondé en 1953, résume les affres de la colonisation. Y vivent 23 000 personnes. C’est là qu’en mars 2022, Shireen Abu Akleh, journaliste d’Al-Jazeera avait été tuée, au moment où elle couvrait un raid israélien. C’est encore là, qu’en 2002, Israël avait commis un massacre, faisant plus de 52 morts.

  publié le 26 janvier 2023

Chlordécone aux Antilles :
le non-lieu judiciaire alimente
la défiance vis-à-vis de l’État français

Amandine Ascensio sur www.mediapart.fr

Le non-lieu rendu dans l’affaire de ce pesticide qui a empoisonné les Antilles françaises pour plusieurs siècles accentue le sentiment d’impuissance généralisée face à un fléau accusé de provoquer des cancers de la prostate. La réponse des autorités semble bien insuffisante.

LesLes colères sont sourdes et impuissantes. L’ordonnance de non-lieu rendue le 2 janvier par la justice dans l’affaire du scandale du chlordécone a été accueillie dans un calme relatif. Alors qu’on aurait pu s’attendre à des manifestations populaires, seuls quelques communiqués d’élu·es ou des prises de position outrées de personnalités influentes ou plus anonymes sur les réseaux sociaux ont été relayés.

« Ça n’est pas une surprise, cette décision nous pendait au nez depuis déjà longtemps, il y a un effet d’accoutumance », constate Janmari Flower, écologue et vice-président de l’association guadeloupéenne Vivre, qui s’était constituée partie civile. En novembre 2022, le procureur de Paris avait déjà annoncé dans le quotidien France-Antilles avoir requis un non-lieu en raison de la « prescription des faits ».

Dans leur décision, les juges d’instruction écrivent s’être heurtées à la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés (...) commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes », et rappellent l’état des connaissances scientifiques à l’époque (décalage constituant un « problème récurrent dans les dossiers de santé publique »).

Mais elles parlent aussi d’un « scandale sanitaire » et d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » des Antilles. Elles ciblent, en outre, les « comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane », qui ont été « relayés et amplifiés par l’imprudence, la négligence, l’ignorance des pouvoirs publics ». (Voir l’intégralité de l’ordonnance publiée par Mediapart)

Pour rappel, le chlordécone, pesticide ultra-toxique épandu durant une vingtaine d'années dans le but de lutter contre le charançon de la banane (un insecte ravageur pour l’or jaune des Antilles), y compris après son interdiction en France, est lourdement suspecté d’être responsable des taux majeurs de cancer de la prostate sur les deux départements ultramarins, mais aussi d’accouchements prématurés, de retards de croissance d’enfants, etc.

Selon un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), rendu en novembre dernier, « une partie de la population antillaise présente un risque de surexposition au chlordécone ».

En effet, l’agence évalue à 14 % en Guadeloupe et 25 % en Martinique la part des populations touchées qui « présentent un dépassement de la valeur toxique de référence chronique interne » (soit plus de 0,4 microgramme par litre de plasma concentré dans le sang). Elle estime aussi de « 2 à 12 % de la population antillaise » qui « présente des dépassements de la valeur toxique de référence chronique externe [fixée à “0,17 microgramme par kilo de poids corporel par jour”] », c’est-à-dire l’exposition par voie alimentaire.

« C’est colossal », affirme Janmari Flower, qui rappelle qu’un rapport en 2019 publié par Santé publique France affirmait déjà que plus de 90 % de la population antillaise comptait du chlordécone dans le sang.

Incompréhension populaire

Lors de la publication du rapport, l’abasourdissement général n’en était pas un localement. Car le sujet alimente les conversations et les journaux télévisés depuis plus de 30 ans, a minima depuis les premières plaintes sur le sujet un peu avant le début des années 2010. Le scandale sanitaire a même été une des raisons avancées pour expliquer le refus des Guadeloupéens et des Martiniquais de se faire vacciner contre le Covid-19 durant la pandémie. « Absence de confiance dans la politique sanitaire de l’État », disait-on en rappelant que l’État avait autorisé l’utilisation du produit aux Antilles, par dérogation, après son interdiction en France en raison de sa toxicité.

« L’État, dans cette histoire, s’est mis au service des intérêts privés, au détriment du bien commun », analyse Fred Reno, professeur de science politique à l’université des Antilles. « Tout le monde n’est pas juriste, alors il est difficile de comprendre ces motifs de prescription des faits, détaille l’universitaire. D’autant que les avocats des parties civiles dans le scandale du chlordécone assurent que la lecture de l’affaire peut être faite de manière à ne pas voir de faits prescrits. » Il précise : « Dans cette histoire, le crime est identifié, les coupables sont identifiés, on comprend donc mal qu’en dépit de tout, il n’y a aucune sanction qui tombe. »

Une affaire aux conséquences lourdes et durables, qui se répète aux Antilles où l'histoire est émaillée de responsabilités étatiques non reconnues, non réparées. Et qui, selon le professeur, participent « à alimenter la défiance envers l’État français et ses représentants », menant à des explosions sociales subites comme en novembre 2021, quand la Guadeloupe et, dans une moindre mesure, la Martinique ont été secouées par plusieurs semaines de violentes contestations où se mêlaient un peu tous les sujets. C’est aussi le message des abstentions record aux dernières élections, ou de la part belle faite au vote pour l’extrême droite (près de 70 % à Marine Le Pen au second tour en Guadeloupe).

L’impuissance des politiques locaux

En décembre dernier déjà, Serge Letchimy, le président du Conseil exécutif de Martinique, avait dans un courrier interpellé le président Macron pour lui demander de lever la prescription sur les faits. « L’empoisonnement [au chlordécone – ndlr] dépasse le cadre d’une décision de justice, expliquait-il, mais relève de l’espoir et des attentes de deux peuples blessés par l’inconsistance avec laquelle leur intégrité et leur dignité ont été bafouées depuis maintenant près de trente ans ». Et de rappeler que « les populations ne sauraient se satisfaire de cette situation qui piétinait la vérité, absoudrait les coupables et mépriserait les victimes. L’empoisonnement fait partie de ces affaires, complexes et longues, mêlant responsabilités publiques et privées, recherche de la vérité et quête de la nécessaire réparation ».

En réaction à l’ordonnance de non-lieu, le président du département de Guadeloupe, Guy Losbar, a de son côté dénoncé un « déni de démocratie qui oblige les élus, les institutions et la société civile à faire bloc face à l’impact conjugué de la pollution sur la santé de nos compatriotes, l’agriculture et sur la pêche ». Les parties civiles ont d’ores et déjà annoncé leur intention d’interjeter appel de la décision.

Selon Janmari Flower de l’association Vivre, « l’absence de réponse judiciaire ne laisse la place qu’à une réponse politique ». Laquelle tarde à venir malgré des plans de rattrapage qui ont tenté de mitiger les effets du désastre environnemental et sanitaire.

Car même si des collectifs regroupant des organisations politiques et citoyennes se sont montés pour « dépolyé » (dépolluer) les deux îles, proposer des stratégies, demander une loi pour « reconnaître et réparer le crime », les acteurs locaux attendent une réponse toujours plus forte de l’État. « C’est tout le paradoxe antillais », note l’universitaire Fred Reno. « Ici, on ne fait pas confiance à l’État, on s’en défie, on veut même, parfois, s’en défaire, mais c’est quand même lui qu’on appelle à la rescousse, y compris chez les organisations les plus anti-État que portent nos territoires », souligne-t-il, pour expliquer l’avidité de reconnaissance renforcée par le non-lieu judiciaire.

Rattraper sans réparer ? 

« Le président de la République est le premier à avoir reconnu solennellement la part de responsabilité de l’État », tente de rappeler un communiqué du gouvernement, prenant acte de l’ordonnance de non-lieu. En effet, en 2018 et alors qu’un débat similaire sur le glyphosate faisait rage en France métropolitaine, Emmanuel Macron avait reconnu, lors d’un déplacement en Martinique, le « scandale environnemental » du chlordécone, et annonçait la reconnaissance comme maladie professionnelle de l’exposition à la molécule.

Depuis 2008, des plans d’action ont été élaborés par les gouvernements successifs pour améliorer la connaissance scientifique, penser la communication autour du sujet et tenter d’atténuer les effets de la pollution sur les sols et les corps. Dernier en date, le plan chlordécone IV, lancé en 2021 et en vigueur jusqu’en 2027, continue de financer la recherche scientifique, et permet à tout un chacun de faire un test de chlordéconémie sur simple prescription médicale, afin de mesurer le taux de concentration de la molécule dans son sang grâce à un prélèvement, et d’entrer dans un parcours de soins en cas de dépassement de la valeur toxique de référence.

« Il y a un premier bilan à domicile, pour évaluer les modes de vie et de consommation alimentaire, puis des ateliers collectifs pour travailler sur les modes alimentaires », détaillait à l’AFP en septembre dernier Caroline Corlier, chargée de mission chlordéconémie de l’Agence régionale de santé, qui compile les résultats. Car, rappellent les autorités de santé, le chlordécone dans le sang s’élimine en quelques mois quand l’exposition cesse, nuançant ainsi la gravité des effets de l’exposition.

« L’État nourrit régulièrement une ambiguïté de communication sur le sujet », note Janmari Flower, pour qui les politiques publiques soufflent le chaud et le froid à propos de la dangerosité de la molécule. Dans le plan IV, des aides financières ont également été abondées pour les pêcheurs par exemple, ou pour indemniser les victimes de maladies professionnelles, notamment de cancer de la prostate dû à une exposition aux pesticides, ou encore pour les enfants concernés en raison de l’exposition professionnelle d’un des deux parents. 

Mais, pour les associations en mal de justice, cela ne suffit pas. « Quid des autres ? », martèlent-elles, rappelant l’empoisonnement chronique des Antillais·es vu la rémanence du produit qui, malgré les avancées de la recherche en matière de dépollution, est encore là pour des siècles et des siècles.


 


 

Un goût de justice post-esclavagiste

Philippe Rio sur www.humanite.fr

« Tous les hommes ont les mêmes droits. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de pouvoirs que d’autres », disait Aimé Césaire, poète et homme politique martiniquais. De 1972 à 1993, la Martinique et la Guadeloupe ont été arrosées, chaque année, par 270 000 tonnes de chlordécone, un pesticide toxique visant à éliminer un insecte du nom de charançon du bananier qui ravageait les cultures de banane.

Malgré son classement comme cancérogène dès 1979 par l’OMS, le chlordécone, sous la pression des industriels, n’a été interdit en Métropole qu’en 1990 et permis par dérogation aux Antilles jusqu’en 1993. De quoi meurtrir durablement la terre et les êtres. À ce jour, il reste présent dans les veines de plus de 90 % des Antillais, après une transmission par l’alimentation, particulièrement, en circuit court. Un crime de masse qui a fait quadrupler le nombre de naissances prématurées et instiller le cancer de la prostate chez près de 1 000 Antillais par an. Un désastre écologique qui s’est propagé aussi, par la chaîne alimentaire, dans le bétail et la volaille, mais également, à travers le littoral marin, dans les poissons et crustacés.

Ces vérités scientifiques et médicales ont pourtant entraîné, le 2 janvier, un non-lieu par le tribunal judiciaire de Paris qui, pour nos compatriotes d’outre-mer, a le goût des raisins de la colère et de justice post-­esclavagiste. Pour les travailleurs qui ont gagné leur vie en la perdant pour permettre à des industriels de construire des fortunes ! Mais aussi pour toutes les victimes par ricochet ! On ne comprend au fond l’affaire du chlordécone que si l’on veut bien voir qu’elle met du sel sur les plaies non refermées du système esclavagiste. Il fut, comme chacun le sait mais comme il reste bon de le rappeler, une négation totale de l’humanité des esclaves et de celle perdue de leurs bourreaux.

On ne peut que rendre hommage à la mobilisation des Français d’outre-mer face à ce crime sanitaire méconnu en Métropole. Avec leurs associations et les élus locaux, ils ont fait éclater la vérité qui est le commencement de la justice. Pour l’institution judiciaire aveugle, les faits sont prescrits, mais ce scandale sanitaire et écologique est bien vivant.

Dans son bien nommé « Rapport spécial à la cohésion des territoires », le député communiste Nicolas Sansu y dessine le chemin d’une véritable justice : « Le rapporteur spécial appelle à ce que l’État compense intégralement les impacts de l’exposition au chlordécone par une indemnisation complète des personnes malades. Les personnes malades à cause du chlordécone, pour les pathologies dont le lien avec le chlordécone a été établi, ne devraient pas avoir à apporter les preuves de leur exposition. »

  publié le 21 janvier 2023

Parlement européen.
Qatargate ? Non, Marocgate

par Ignacio Cembrero sur https://orientxxi.info/

Le Maroc a confié la gestion de son réseau d’influence à son service secret extérieur, ce qui a suscité l’ouverture d’un débat au Parlement européen sur les allégations de corruption et d’ingérence étrangère de Rabat, alors même que l’institution s’apprête à voter pour la première fois depuis un quart de siècle une résolution critiquant la situation des droits humains dans ce pays.

À l’automne 2021, les 90 députés membres des commissions des affaires étrangères et du développement du Parlement européen ont dû, comme chaque année, choisir les trois candidats sélectionnés pour obtenir le prix Sakharov des droits de l’homme, le plus prestigieux de ceux que décernent les institutions européennes. Au premier tour sont arrivés ex aequo Jeanine Añez, l’ancienne présidente de la Bolivie, candidate présentée le parti d’extrême droite espagnol Vox au nom du groupe Conservateurs et réformistes, et l’activiste saharaouie Sultana Khaya, parrainée par Les Verts et le Groupe de gauche. La première des deux femmes purge une peine de prison dans son pays pour « terrorisme, sédition et conspiration » à la suite du coup d’État qui a mis fin à la présidence d’Evo Morales en novembre 2019. La deuxième était, en octobre 2021, depuis un an en réclusion à son domicile de Boujador (Sahara occidental) et affirme avoir été violée, ainsi que sa sœur, par les forces de l’ordre marocaines.

Pour départager les deux candidates, il a fallu revoter pour que l’une ou l’autre rentre dans la short list de trois sélectionné·es susceptibles de recevoir le prix. Tonino Picula, un ancien ministre socialiste croate, a alors envoyé un courriel urgent à tous les députés de son groupe, leur demandant de soutenir Jeanine Añez. Ce n’était pas une initiative personnelle. Il a précisé qu’il avait écrit ce courriel au nom de Pedro Marqués, député portugais et vice-président du groupe socialiste. Celui-ci agissait vraisemblablement à son tour sur instruction de la présidente du groupe, l’Espagnole Iratxe García. Añez est donc sortie victorieuse de ce deuxième tour de vote.

Les socialistes bloquent les résolutions sur les droits humains

Cet épisode illustre à quel point le Maroc a été, depuis des décennies, l’enfant gâté du Parlement européen. Socialistes, surtout espagnols et français, et bon nombre de conservateurs, ont multiplié les égards vis-à-vis de la monarchie alaouite. Alors que de nombreux pays tiers ont fait l’objet de résolutions critiquant durement leurs abus en matière de droits humains, le Maroc a été épargné depuis 1996. « Pendant de longues années, les socialistes ont systématiquement bloqué tout débat ou résolution en séance plénière qui puisse déranger un tant soit peu le Maroc », regrette Miguel Urban, député du Groupe de gauche.

Rabat n’a été épinglé que dans de très rares cas pour sa politique migratoire. Il a fallu que plus de 10 000 immigrés irréguliers marocains, dont 20 % de mineurs, entrent le 17 et 18 mai 2021 dans la ville espagnole de Ceuta, pour que le Parlement européen se décide à voter, le 10 juin 2021, une résolution appelant le Maroc à cesser de faire pression sur l’Espagne. L’initiative est partie non pas des socialistes ni des conservateurs, mais de Jordi Cañas, un député espagnol de Renew Europe (libéraux). Elle a obtenu 397 votes pour, 85 contre et un nombre exceptionnellement élevé d’abstentions (196). Parmi les abstentionnistes et ceux qui s’y sont opposé figuraient nombre de députés français.

Un réseau de corruption

Derrière la longue liste de votes favorables aux intérêts du Maroc, empêchant d’aborder les questions gênantes en matière de droits humains, ou sur des sujets plus substantiels comme les accords de pêche et d’association, il n’y a pas eu que le réseau de corruption que la presse appelle « Qatargate » alors que, chronologiquement, c’est davantage d’un « Marocgate » qu’il s’agit. Il y a eu d’abord ces idées répandues entre eurodéputés que le voisin du Sud est un partenaire soucieux de renforcer ses liens avec l’Union européenne ; qu’il est en Afrique du Nord, et même dans le monde arabe, le pays le plus proche de l’Occident et celui dont les valeurs et le système politique ressemblent davantage à une démocratie.

Nul besoin donc, apparemment, de mettre en place un réseau de corruption quand la partie était pratiquement gagnée d’avance. C’est pourtant ce que le royaume a fait depuis une douzaine d’années d’après les fuites sur l’enquête menée depuis juillet 2022 par le juge d’instruction belge Michel Claise, spécialisé dans la criminalité financière, et publiées par la presse belge et italienne depuis la mi-décembre. « Le Maroc ne se contentait pas de 90 %, il voulait les 100 % », expliquent, en des termes identiques, les députés espagnols Miguel Urban, du Groupe de gauche, et Ana Miranda, des Verts.

L’engrenage du Marocgate est né en 2011 quand s’est nouée la relation entre le député européen socialiste italien Pier Antonio Panzeri et Abderrahim Atmoun, député marocain du parti Authenticité et modernité, fondé par le principal conseiller du roi Mohamed VI, et coprésident de la commission parlementaire mixte Maroc-UE jusqu’en juin 2019. Cette année-là il fut nommé ambassadeur du Maroc à Varsovie.

Révélations de Wikileaks

Les révélations de ce que l’on a appelé le Wikileaks marocain révèleront, fin 2014, à quel point les autorités marocaines apprécient Panzeri. Des centaines de courriels et de documents confidentiels de la diplomatie marocaine et du service de renseignements extérieurs (Direction générale d’études de documentation) ont alors été diffusés sur Twitter par un profil anonyme qui se faisait appeler Chris Coleman. On sait aujourd’hui qui se cachait derrière cet anonymat : la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services secrets français se vengeaient ainsi de plusieurs coups bas que leur avaient infligés leurs collègues marocains, à commencer par la divulgation par Le 360, un journal proche du palais, du nom de leur cheffe d’antenne à Rabat.

Dans ces câbles diplomatiques marocains, Panzeri est décrit comme « un allié pour combattre l’activisme grandissant des ennemis du Maroc en Europe ». Il a occupé, pour cela, des postes clefs au Parlement, comme celui de président de la délégation pour les relations avec les pays du Maghreb et de la sous-commission droits de l’homme. Selon l’enquête du juge Claise, Panzeri a impliqué son ex-femme et sa fille, mais surtout Eva Kaili, vice-présidente socialiste du Parlement européen, et Francesco Giorgi, qui fut son assistant parlementaire et qui était en couple avec la députée grecque. Il a été le premier à avouer, lors d’un interrogatoire en décembre 2022, qu’il travaillait pour le Maroc. Il a signé mardi 17 janvier un mémorandum avec le procureur fédéral (en vertu de la loi sur les repentis) dans lequel s’engage à faire « des déclarations substantielles, révélatrices, sincères et complètes » dans le cadre de l’enquête pour corruption.

La justice belge a aussi demandé la levée de l’immunité parlementaire de deux autres socialistes, le Belge Marc Tarabella, et l’italien Andrea Cozzolino. Ce dernier avait partiellement pris le relais de Panzeri dans les deux organes qu’il présidait. Il s’était aussi montré très actif, tout comme Eva Kaili, au sein de la commission d’enquête parlementaire sur Pegasus et autres logiciels espions qui concerne de près le Maroc. « Kaili a cherché à freiner l’enquête sur le logiciel Pegasus », a affirmé, le 19 décembre, Sophie in’t Veld, la députée néerlandaise qui a rédigé le rapport préliminaire sur ce programme informatique d’espionnage, dans une interview au journal italien Domani.

L’« équipe Panzeri », qui compterait d’autres membres non encore dévoilés, aurait reçu 50 000 euros pour chaque amendement anti-Maroc torpillé, selon le quotidien belge De Standaard. La somme semble modeste en comparaison de celles supposément versées par Ben Samikh Al-Marri, ministre d’État du Qatar, pour améliorer l’image du pays qui s’apprêtait à accueillir la Coupe du monde de football à Doha. L’essentiel du million et demi d’euros en liquide saisi par la police fédérale belge lors des perquisitions effectuées à la mi-décembre proviendrait de l’émirat. Il s’est apparemment servi du réseau constitué par Panzeri. Celui-ci a continué à fonctionner après sa défaite aux élections européennes de 2019. Pour ce faire le député battu a d’ailleurs fondé une ONG bidon à Bruxelles, Fight Impunity.

En marge des bribes de l’enquête publiées par la presse, Vincent Van Quickenborne, le ministre belge de la Justice, a laissé entrevoir l’implication du Maroc dans ce réseau, le 14 décembre, sans toutefois le nommer. Il a fait allusion à un pays qui cherchait à exercer son influence sur les négociations de pêche menées par l’UE, or c’est avec le Maroc que la Commission a signé son plus gros accord, et sur la gestion du culte musulman en Belgique. Les immigrés marocains constituent la plus importante communauté musulmane en dans ce pays.

Passage de relais aux services

En 2019, Abderrahim Atmoun, l’homme politique marocain devenu ambassadeur, est passé au second plan. La DGED, le service de renseignements marocain à l’étranger, a pris le relais et commencé à chapeauter directement le réseau Panzeri, d’après les informations recueillies par la presse belge. Concrètement, c’est l’agent Mohamed Belahrech, alias M 118, qui en a pris les rênes. Panzeri et Cozzolino auraient d’ailleurs voyagé séparément à Rabat pour y rencontrer Yassine Mansouri, le patron de la DGED, le seul service secret marocain qui dépend directement du palais royal.

Belahrech n’était pas un inconnu pour les services espagnols et français. Sa femme, Naima Lamalmi, ouvre en 2013 l’agence de voyages Aya Travel à Mataró, près de Barcelone, selon le quotidien El Mundo. On le revoit après à Paris, en 2015, où il réussit à être le destinataire final des fiches « S », de personnes fichées pour terrorisme, qui passent entre les mains d’un capitaine de la police aux frontières en poste à l’aéroport d’Orly, selon le journal Libération.

L’intrusion des espions marocains dans les cercles parlementaires bruxellois attire rapidement l’attention des autres services européens. Vincent Van Quickenborne a confirmé que l’investigation a été menée, au départ, par la Sûreté de l’État belge, le service civil de renseignements, avec des « partenaires étrangers ». Puis le dossier a été remis, le 12 juillet 2022, au parquet fédéral. Il Sole 24 Ore, quotidien économique italien, précise que ce sont les Italiens, les Français, les Polonais, les Grecs et les Espagnols qui ont travaillé d’arrache-pied avec les Belges.

Ces derniers ont, tout comme les Français, des comptes à régler avec les Marocains. En 2018 ils avaient déjà détecté une autre opération d’infiltration de la DGED au Parlement européen à travers Kaoutar Fal. Ce fut le député européen français Gilles Pargneaux qui lui a ouvert les portes de l’institution pour organiser une conférence sur le développement économique du Sahara occidental. Elle a finalement été expulsée de Belgique en juillet de cette année, car elle constituait une « menace pour la sécurité nationale » et collectait des « renseignements au profit du Maroc », selon le communiqué de la Sûreté. En janvier 2022, il y a eu une autre expulsion : celle de l’imam marocain Mohamed Toujgani, qui prêchait à Molenbeek (Bruxelles). Il cherchait, semble-t-il, à mettre la main sur les communautés musulmanes de Belgique pour le compte de la DGED.

Si le réseau Panzeri avait fonctionné correctement au service du Maroc du temps où il était en apparence géré par Abderrahim Atmoun, quel besoin de recourir il y a quatre ans aux hommes de l’ombre pour le piloter au risque d’ameuter des services européens ? Aboubakr Jamai, directeur du programme des relations internationales de l’Institut américain universitaire d’Aix-en-Provence, ose une explication : « Les services secrets sont enhardis au Maroc ». « La diplomatie y est menée par le contre-espionnage et d’autres services intérieurs. L’État profond, le makhzen, est aujourd’hui réduit à sa plus simple expression : son expression sécuritaire ». Et cette expression manque de tact quand il s’agit de mener la politique étrangère du royaume. Le ministre marocain des affaires étrangères Nasser Bourita a, lui, un autre point de vue sur le scandale dont pâtit le Parlement. Son pays subit un « harcèlement et des attaques médiatiques multiples (…) qui émanent de personnes et de structures dérangées par ce Maroc qui renforce son leadership », a-t-il affirmé, le 5 janvier à Rabat, lors d’une conférence de presse avec Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères. Celui-ci n’a pas hésité à exprimer en désaccord : « Nous sommes préoccupés par ces événements rapportés par la presse ». Ils sont inquiétants et les accusations sont graves. La position de l’UE est claire : il ne peut y avoir d’impunité pour la corruption. Tolérance zéro.

Les propos de Borrell ne faisaient qu’anticiper un autre changement de ton, celui du Parlement européen. La conférence des présidents de groupes parlementaires a donné son accord, le 12 janvier, à ce que soit soumise à la séance plénière du 19 une résolution réprobatrice sur la liberté de presse au Maroc et les journalistes qui y sont emprisonnés, surtout les trois plus influents, Omar Radi, Souleiman Raissouni et Toufiq Bouachire. Ce sera la première fois, depuis plus d’un quart de siècle, que sera voté dans l’hémicycle un texte critique sur le premier partenaire arabe de l’UE qui ne concerne pas sa politique migratoire. Il a été précédé, le mardi 17, d’un autre débat, aussi en séance plénière, sur les « Nouveaux développements des allégations de corruption et d’ingérence étrangère, y compris celles concernant le Maroc ». Le temps de l’impunité semble terminé pour le Maroc.

  publié le 16 janvier 2023

Pourquoi les médias s’intéressent-ils à la guerre en Ukraine mais pas aux conflits au Yémen et en Éthiopie ?

par Quentin Müller sur https://basta.media

Il n’y a pas que l’Ukraine. Le conflit au Yémen dure depuis 2015. En Éthiopie, une guerre civile fait rage depuis 2020. Pourquoi en parle-t-on beaucoup moins dans les médias ? Réponse de Quentin Müller, grand reporter spécialiste du Yémen.

Les médias parlent en général peu d’international, car les audiences et les ventes sont moindres sur ces sujets. Qui dit peu d’international dit qu’on va produire en priorité des reportages sur des pays qui « comptent » plus pour les audiences. C’est-à-dire surtout des sujets sur les États-Unis, la Russie, les puissances européennes, à la rigueur le Liban.

Plus on s’éloigne de ces références médiatiques françaises, plus c’est dur de se voir commander un reportage sur l’étranger. Ces contenus sont plus rares, car coûteux et vus par les médias comme peu vecteurs d’abonnements et d’audiences Ce qui explique que le conflit éthiopien soit peu couvert.

Il faut aussi savoir que les trois chaînes d’infos continues les plus célèbres, LCI, CNews, et BFMTV, ont délibérément et quasiment cessé de faire de l’international. Elles couvrent l’Ukraine uniquement parce que cela angoisse, à juste titre, les Français dans leur quotidien, et c’est donc susceptible de faire de l’audience.

Un manque intérêt du public pour l’actualité internationale

France24 et RFI réalisent de leur côté des reportages sur les guerres qui nous paraissent lointaines, comme en Éthiopie et au Yémen. Mais encore faut-il regarder et écouter ces médias et surtout s’intéresser à l’actualité internationale qui est souvent anxiogène. Il y a un vrai problème d’intérêt du grand public pour l’actualité internationale.

Une autre donnée entre également en ligne de compte. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est assez simple à lire pour qui n’aurait pas de notions en géopolitique. Une guerre civile, comme c’est le cas pour l’Éthiopie, suppose en revanche une connaissance ou un intérêt pour le pays ou la région pour en saisir les enjeux.

Les médias ont un besoin de manichéisme pour accrocher l’attention. Dans une guerre civile, c’est beaucoup plus compliqué

Une guerre civile est plus difficile à comprendre, car elle suppose des complexités de lecture intérieure au pays. Les médias ont alors peur de perdre leur lectorat. Nous, reporters, on nous demande constamment de faire court et de simplifier au maximum, au risque de dénaturer les nuances des situations sur le terrain.

Quand on fait du reportage sur ces conflits moins traités, comme je le fais pour le Yémen, on évoque souvent des factions et des groupes inconnus aux noms farfelus et ça, les médias mainstream en ont peur. Alors que pour la guerre en Ukraine, il y a grossièrement un « gros méchant », Poutine, et un peuple qui résiste avec courage.

C’est le récit que les médias ont adopté pour attirer le lectorat et l’audience. Ils ont un besoin de manichéisme, même quand il est flagrant comme ici, pour accrocher l’attention. Dans une guerre civile, c’est beaucoup plus compliqué, il y a rarement des « gentils » et des « méchants ».

Il y a souvent des revendications identitaires, géographiques, religieuses et linguistiques inconnues, faisant intervenir l’histoire ancienne de ces pays éloignés. C’est moins évident à lire, plus ardu, plus flou.


 

Quentin Müller est entre autres le coauteur du livre Les Esclaves de l’homme-pétrole. Coupe du monde 2022 au Qatar : la face cachée d’un esclavage contemporain, publié l’an dernier aux éditions Marchialy. Il collabore avec des médias comme Le Monde diplomatique, Marianne, Libération, Le Temps, La Croix ou encore So Foot.

publié le 14 janvier 2023

Allemagne. Lützerath,
la capitale de la lutte
contre le charbon

Bruo Odent sur www.humanite.fr

L’État fédéral et le Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie appuient l’énergéticien RWE dans la destruction du village, dernier obstacle à l’extraction du lignite à ciel ouvert. Un ordre d’évacuation a commencé à être mis en oeuvre ce 11 janvier.

Lützerath (Allemagne), envoyé spécial.

Du trou béant de la mine agrandie de Garzweiler II, profonde de plus de 200 mètres et qui mesure déjà près de 50 kilomètres carrés, doivent être extraits du lignite, le charbon primaire le plus polluant de tous les combustibles fossiles.

Sur cette zone, le village de Lützerath, à quelques encablures d’Aix-la-Chapelle, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, est devenu le point d’effervescence de la lutte environnementale en Allemagne.

Situé au bord d’une gigantesque mine de lignite à ciel ouvert, le village est promis à la disparition dans les heures qui viennent. Depuis deux ans, il a été investi par des militants de la cause climatique qui n’entendent pas lâcher un pouce aux monstrueuses excavatrices toutes proches.

La détermination de ces écologistes est maximale. Leur face-à-face avec la police du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie prend un aspect de plus en plus tendu.

Un ordre d’évacuation a été établi. Il a commencé à être mis en oeuvre ce 11 janvier. Ce combat pour la survie de Lützerath, contre son engloutissement par les machines du Konzern RWE, ce conglomérat privé qui figure parmi les plus grandes multinationales de l’énergie, est devenu un des sujets, si ce n’est le sujet majeur de l’actualité outre-Rhin.

Enjeu: l’extraction de 280 millions de tonnes de lignite sous le village, destinées à alimenter les centrales thermiques de Neurath et de Niederaussem qui constituent, ensemble, une des plus grosses souffleries de gaz à effet de serre en Europe.

Checkpoint et barricades

Pour rencontrer les militants climatiques, les journalistes se voient obligés d’effectuer un hallucinant périple. Dans ce territoire transformé en zone hostile, première étape: se rendre aux abords de Titz, une localité où une équipe de fonctionnaires de police installée dans un conteneur sur un parking distribue des accréditions.

Ensuite, affublé d’un gilet bleu afin de vous reconnaître sur place, on vous installe dans une voiture de police. Cette curieuse navette permet de franchir les barrages qui interdisent tout accès en voiture à Lützerath.

On vous lâche alors à quelques centaines de mètres des limites du village. Vous êtes autorisé à aller « au contact des occupants » et à franchir, comme autant de check-points, les barricades qu’ils ont installées, de leur côté, quand il est devenu clair que l’on voulait les évacuer.

Des jeunes gens, des rires et des saluts, sous forme de bienvenue, fusent à votre arrivée.

Sur l’intervention policière, Alma Janssens, l’une des porte-parole françaises de l’organisation baptisée « Lützi lebt » (Lützerath vit), lâche, en citant Gramsci, un grand sourire aux lèvres: « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté ! »

Visite des lieux

Le rapport de forces, cependant, est moins déséquilibré qu’il n’y paraît. Ce 8 janvier, des milliers de manifestants venus des quatre coins de l’Allemagne ont convergé vers le village, passant à travers champs pour contourner les barrages routiers des policiers et répondre à l’appel à l’aide des occupants assiégés.

Dans le mouvement pour le climat au sein de la « société civile », personne ne fait défaut. Toutes les associations qui comptent outre-Rhin sur le front climatique l’ont fait savoir dans une conférence de presse commune, le 6 janvier.

Du Bund (les Amis de la Terre) à Friday For Future, l’homologue allemand de l’organisation de Greta Thunberg en Suède, en passant par Greenpeace Deutschland, toutes ont condamné la répression engagée par les autorités.

« Le climat n’en sera pas mieux protégé, seuls ici seront protégés les profits de RWE, le plus fort émetteur de CO2 d’Europe ! » Luisa Neubauer militante de Friday For Future Allemagne

Elles ont annoncé leur participation à une grande manifestation, prévue sur place le 14 janvier.

Averell, l’un des jeunes occupants de Lützerath, entreprend de nous faire visiter les lieux. Il évoque la fière attitude d’Eckardt Heukamp, le dernier agriculteur, forcé de quitter le village en octobre après avoir longtemps résisté à l’expropriation de RWE, qui possède désormais tous les terrains et s’en réclame bruyamment sur le plan juridique.

« Il apparaît régulièrement, nous encourage, nous approvisionne en victuailles comme pour signaler combien il est en fait toujours des nôtres. » Dans les arbres, juste au-dessus de nous, une cabane a été installée. « C’est là que je dors », dit Averell.

Étonnant endroit pour un grand gaillard comme lui. « C’est plus confortable qu’il n’y paraît vu d’ici », explique-t-il. Bien d’autres ont été installées. Partout on assiste aux préparations à la confrontation avec les forces dites de l’ordre. Il ne reste plus un pavé sur le territoire de l’ex-commune. Tous ont été mobilisés pour la confection de barricades.

Derrière le projet de mine à ciel ouvert, la trahison des Grünen

Il ne faut guère attendre très longtemps pour que l’amertume pointe à l’égard des dirigeants du parti vert, aux affaires au plan fédéral comme au niveau du Land.

Après des élections régionales, en juin 2022, les écologistes ont conclu à Düsseldorf une alliance de gouvernement avec la droite chrétienne-démocrate (CDU).

Un deal a été passé début octobre entre, d’une part, le patron de RWE, Markus Krebber, d’autre part Robert Habeck, vice-chancelier, ministre de l’Économie et du Climat, Mona Neubaur, dirigeante des verts et ministre de l’Économie en Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

L’accord, présenté comme un « bon compromis », donne le feu vert à RWE pour éradiquer Lützerath. En échange, le Konzern accepte d’arrêter l’exploitation du lignite d’ici à 2030, et non 2038 comme avancé auparavant.

La disparition de Lützi serait certes « triste » mais « incontournable d’un point de vue pragmatique », explique Mona Neubaur, qui se justifie en avançant le « besoin de faire face d’ici là » à la crise énergétique provoquée par l’arrêt des approvisionnements de gaz naturel russe.

L’objectif de sortie du charbon en 2030 part en fumée

Il faudrait sécuriser la fourniture de combustible pour maintenir le réseau électrique sous tension. « Un marché de dupes », lui rétorque Luisa Neubauer, la très charismatique dirigeante de Friday For Future Allemagne, venue en personne à Lützerath ce 8 janvier.

Elle brandit les chiffres d’une étude réalisée par plusieurs organismes scientifiques, prouvant que le maintien du recours au lignite à niveau élevé n’est pas nécessaire.

Elle démontre de manière cinglante comment les dirigeants écologistes ont repris un objectif du mouvement pour le climat (la sortie du charbon en 2030) « pour le vider totalement de son sens » en faisant brûler plus de charbon dans l’intervalle.

Ce qui conduira l’Allemagne à aggraver encore ses émissions de CO2, la part du charbon ne cessant de croître dans son mix électrique depuis 2021.

Dans ces conditions, la date de 2030 n’est rien d’autre qu’une « fausse promesse ». « Le climat n’en sera pas mieux protégé, seuls ici seront protégés les profits de RWE, le plus fort émetteur de CO2 d’Europe ! » s’indigne la jeune femme.

Une immense banderole déployée sur un bâtiment de ferme clame: « 1,5 degré Celsius veut dire: Lützi reste !  » L’Allemagne, prisonnière de son modèle énergétique marchand sur lequel se sont alignés l’Europe et son marché unique de l’électricité, s’apprête effectivement à piétiner les engagements pris à l’occasion de l’accord de Paris sur le climat pour contenir à 1,5 degré la hausse des températures. « La ligne rouge se situe ici, relève Averell.  La franchir, cela veut dire accentuer un réchauffement aux conséquences devenues si dramatiques. Surtout pour nombre de pays du Sud. »

Lützerath, le rendez-vous des militants climat

Lützerath est devenu un symbole largement au-delà des frontières allemandes. Vanessa Nakate, engagée dans la lutte contre le projet mortifère d’oléoduc de TotalEnergies entre l’Ouganda et la Tanzanie, est venue ici.

Tout comme le Colombien Juan Pablo Gutierrez, qui se bat contre l’extension d’une mine de houille géante à ciel ouvert, menace pour l’existence même de son peuple yupka.

Les défenseurs de Lützi n’en croient pas leurs yeux, ce 8 janvier, quand déferlent à travers champs et d’un camp d’accueil improvisé, installé dans la commune voisine de Keyenberg, des centaines de militants solidaires.

La « promenade du dimanche », le traditionnel rendez-vous qu’ils s’attachent à observer depuis des mois, se transforme en un long cortège bigarré de plus de 2 000 personnes se revendiquant d’une alliance « Lützerath Unräumbar » (Lützerath non évacuable).

Beaucoup essuient quelques larmes. « C’est considérable ce qui se passe. Vous ne pouvez pas savoir comme cela donne des forces », confie, émue et joyeuse, Linda Kastrup, militante de Friday For Future, aux abords du défilé.

La fracture avec la ligne des dirigeants verts n’est pas seulement l’apanage des ONG. Elle est manifeste jusqu’au sein même du parti vert.

Au siège de la Grüne Jugend, l’organisation de jeunesse des écologistes, dans la grande ville voisine de Mönchengladbach, Fabian Sneider est de toutes les manifestations de solidarité avec Lützerath.

Le jeune homme, porte-parole des jeunes verts dans la cité, ne cache pas son désaccord avec la ligne de son parti. Il plaide pour une « nationalisation des entreprises comme RWE », bien trop puissantes pour gérer ce qui relève de l’intérêt public.

S’il évite le discours radical mettant en cause le système qui prend tant la force de l’évidence à Lützerath, où l’on peut observer en permanence l’action des excavatrices du capital, il évoque la nécessité d’entrer « dans une ère post-capitaliste », seul moyen de faire face aux défis climatiques.

Le sort du village en suspend

RWE, dont le premier actionnaire est devenu le Qatar, quelques semaines avant le Mondial de football, a maximisé ses profits en 2022 en augmentant, au cours des trois premiers trimestres, ses bénéfices de près de 2 milliards d’euros.

Ces superprofits doivent tout à l’explosion des prix de l’électricité. Un enrichissement obscène, aussi dévastateur pour le climat que pour le creusement des inégalités, quand la facture d’électricité devient impossible à payer.

La précarité énergétique, ou Strom Armut (pauvreté en courant électrique), touche à Mönchengladbach jusqu’à 18 % des foyers, selon l’étude d’un regroupement d’organisme sociaux et caritatifs (1). « On ne peut pas faire comme si ces urgences climatiques et sociales n’existaient pas, souligne Fabian Sneider. Il faut prendre l’affaire en main avant qu’il ne soit trop tard. »

Lützi pourra-t-il être sauvé des mâchoires des excavatrices géantes? Le sort du village reste incertain.

Les militants du climat ont marqué des points, le 8 janvier, en réussissant à se rassembler très nombreux sur place. Mais on bat aussi le rappel dans le camp de la répression.

Selon des informations du magazine Der Spiegel, des policiers de 14 Länder auraient été appelés à venir prêter main-forte à leurs collègues de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Et la police fédérale s’apprêterait à déployer force canons à eau, cavaliers et escouades de chiens sur le terrain.

« Il en va du respect de l’État de droit », répètent de concert le ministre de l’Intérieur du Land, Herbert Reul (CDU), et Tim Achtermeyer, chef régional des Verts. Du droit d’un Konzern, devenu maître d’un village exproprié. Contre le climat et la société. Un enjeu européen majeur.

(1) Rapport 2022 sur la pauvreté du paritätischer Wohlfahrt Gesamt Verband.


 

dernières nouvelles :

Le siège de Lützerath

Le Moyen Âge est de retour. Les hommes du groupe RWE ont déployé à l’aube, ce jeudi, une double barrière métallique de 2 mètres de haut et longue de 1,5 kilomètre autour du village de Lützerath, en Allemagne. Ils veulent isoler, affamer et forcer les résistants du climat, qui s’opposent depuis des semaines à l’engloutissement du village et à l’exploitation des millions de tonnes de lignite de son sous-sol (lire nos éditions des 11 et 12 janvier), à se rendre.

Ne sachant comment venir à bout de la mobilisation de ces jeunes militants retranchés jusque dans des cabanes dans les arbres ou enchaînés à des blocs de béton, RWE et les autorités ont adopté un nouveau schéma tactique. Il s’agit d’accentuer le siège de « Lützi » en ne se contentant plus de bloquer les routes, mais aussi les voies de passage à travers champs. Elles avaient permis à des milliers de manifestants de rejoindre le village dimanche 8 janvier, alors que se prépare un nouveau rassemblement, ce 14 janvier, à l’appel de toutes les ONG du climat, auquel participera la jeune Suédoise Greta Thunberg. L’objectif est clair: les militants ne pourront plus être ravitaillés, comme ils l’étaient jusqu’ici, bénéficiant d’un appui discret mais bien réel des habitants alentour.

Palme de l’hypocrisie ordo-libérale: l’énergéticien privé, le géant WE va au charbon, faisant état de son droit de barricader « ses » terres – arrachées récemment aux paysans expropriés – pour que l’État fédéral (SPD/Verts/FDP) et le gouvernement CDU/Verts de Rhénanie- du-Nord-Westphalie puissent faire donner leurs cavaleries policières contre des militants épuisés qui n’auront plus d’autre choix que de se rendre. Dans l’Allemagne rhénane si proche, un crime d’État est en préparation.

publié le 13 janvier 2023

Le Pérou en quête d’une refondation

Romain Migus sur www.humanite.fr

Un mois après la destitution du président de gauche Pedro Castillo, des paysans se mobilisent. Reportage dans une région rurale.

Dans la région d’Apurimac, terre natale de Dina Boluarte, la contestation ne faiblit pas. Au cœur de cette zone rurale, celle qui occupe la présidence du Pérou depuis le renversement de Pedro Castillo, le 7 décembre dernier, est conspuée par la population.

Dès son coup de force, elle avait dû faire exfiltrer sa famille par l’armée pour la protéger de la colère populaire. Entre le village de Chincheros et la ville d’Andahuaylas, les habitants ont érigé un énorme monticule de terre empêchant tout transit routier en signe de protestation. Cette petite route qui serpente entre les montagnes est à l’image de tout le sud du pays où les blocages sont légion et ont pour conséquence de paralyser l’économie.

Colère et barricades

Sur le barrage de Chincheros, les rares personnes qui transitent à pied soutiennent la mesure. « Ici, nous sommes tous pour l’arrêt », nous glisse Jusiticiano en précisant que « cela durera jusqu’à la démission de Boluarte ».

Depuis le mois de décembre, et le coup d’État contre Castillo, le pays est en ébullition. On compte désormais 47 morts et plusieurs centaines de blessés, en seulement un mois de gestion du gouvernement de facto. La région d’Apurimac a été la première à comptabiliser les victimes. Et notamment le village de Chincheros où, le 12 décembre 2022, la police a assassiné le jeune Roberto Pardo, 16 ans.

Un rugissement surgissant des montagnes vient perturber la quiétude ressentie sur la barricade. Descendants des montagnes alentour, des milliers de paysans viennent faire entendre leur colère contre le gouvernement. « Cette dame a usurpé le pouvoir, et en plus elle nous a fait massacrer. Elle doit partir, mais pas qu’elle. Nous voulons que le Parlement soit fermé, qu’il y ait de nouvelles élections et la tenue d’une Assemblée constituante », affirme Jonathan, un paysan du hameau d’Occobamba, perché sur les montagnes à 3 500 mètres d’altitude.

Derrière ces revendications immédiates, le malaise est plus profond. Sandra, une autre manifestante, laisse éclater son indignation: « Cela fait 200 ans qu’on nous exploite. Ici, nous n’avons rien, l’État est totalement absent. Nous sommes abandonnés à notre sort alors que notre territoire regorge de richesses naturelles. Lima nous pille depuis trop longtemps, ça suffit. » À côté d’elle, Estefani, renchérit: « Nous avons élu Castillo pour qu’il change les choses. Mais ils ne l’ont pas laissé. Dès le début, ils l’ont attaqué pour ensuite le renverser. C’est injuste. »

L'option électorale hors-jeu

Depuis la fin du conflit armé, toutes les ressources démocratiques ont été utilisées par le petit peuple pour essayer de rompre l’État colonial péruvien. En vain. Avec le renversement de Castillo, c’est l’option électorale qui est aujourd’hui délégitimée par cette grande majorité d’oubliés, qui n’entendent désormais plus être représentés, mais exercer directement le pouvoir.

Pour la première fois dans l’histoire du pays, les revendications territoriales ont laissé place à des exigences politiques nationales. Sur tout le territoire, lors de milliers d’assemblées populaires, on parle de refondation de la République, de comment vivre ensemble. Des solidarités interrégionales se créent autour de ces mots d’ordre.

Lorsque, le 9 janvier 2023, le gouvernement de Boluarte fait tirer sur les manifestants dans la région de Puno, frontalière avec la Bolivie, occasionnant 17 morts et plusieurs dizaines de blessés en quelques heures, la solidarité nationale entre les manifestants est immédiate. Face à la colère, le pouvoir est totalement dépassé et ne comprend pas la reconfiguration politique. Lors de ses vœux de Noël, alors que la répression a déjà fait 30 morts, Dina Boluarte interpelle les protestataires: « Qu’est-ce que vont résoudre ces manifestations? Il faut tous travailler ensemble pour le développement du pays. » Vous n’avez plus de maïs, mangez du quinoa, semble dire la Marie-Antoinette péruvienne à une population indignée par un système qu’elle prétend bousculer.

Au soir du massacre de Puno, le premier ministre, Alberto Otárola, montrera le vrai visage de ce gouvernement de facto, en accusant, sans preuve, les manifestants d’être des terroristes financés par le narcotrafic. Depuis Ayacucho, épicentre du conflit armé dans les années 1980, Magno Ortega, un dirigeant social historique, nous explique: « Le Sentier lumineux a disparu, mais les causes qui l’ont fait éclore persistent. Et, à chaque revendication populaire, le pouvoir nous accuse de terroristes, et on nous traite comme tels. Le Pérou est complètement divisé entre la caste de Lima et le reste du pays. »

Le spectre du séparatisme

Comment faire si le système politique légal est totalement bloqué? Le peuple ne s’y trompe pas. Une des revendications phares est la tenue d’une Assemblée constituante afin de redistribuer les cartes du jeu démocratique et du vivre-ensemble. Pourtant, devant le refus des élites et la brutalité de l’État, une autre option commence à prendre de l’ampleur dans tout le sud du pays. Sur la place du village de Chincheros, après la manifestation, Mama Rosario prend la parole.

En quechua, langue maternelle d’un quart des Péruviens, elle se lâche: « Si nous ne trouvons pas de solutions, nous devrons faire sécession avec les dix régions du Sud. Nous avons les mines, nous avons l’eau, nous avons le gaz et l’agriculture, et nous avons notre propre langue. Si Lima ne nous respecte pas, nous n’aurons pas d’autre choix que de nous en aller. » Mama Rosario est aussitôt acclamée par toute l’assemblée.

Dans plusieurs régions, le sentiment séparatiste prend forme comme un ressentiment historique, comme une menace pour exiger que Lima permette aux oubliés de la décolonisation de devenir enfin des Péruviens comme les autres. Le coup d’État contre Castillo a ouvert la boîte de Pandore. Le Pérou est entré de plain-pied dans un processus constituant dont l’issue est encore incertaine et pourrait même devenir encore plus conflictuelle.


 


 

 

 

Répression au Pérou : 
« S’ils ont donné
l’ordre de nous tuer,
qu’ils nous le disent »

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Dix-huit personnes ont été tuées lundi dans des heurts entre manifestants et forces de l’ordre dans le sud du Pérou. Les autorités à Lima refusent toujours de reconnaître toute responsabilité dans les violences en cours. 

L’accalmie observée aux tout derniers jours de l’année 2022 n’a pas duré. Les mobilisations qui secouent le Pérou depuis la tentative avortée de coup d’État de l’ancien président Pedro Castillo le 7 décembre ont repris, et avec elles, la répression par les policiers et militaires.

Dix-huit personnes ont été tuées lundi dans des affrontements entre manifestant·es et forces de l’ordre – dix-sept d’entre elles dans des heurts aux abords de l’aéroport de Juliaca, ville des Andes située dans la région de Puno, frontalière avec la Bolivie, à la pointe sud du pays. Plus tôt, quelque 9 000 activistes avaient tenté de paralyser l’aéroport de Juliaca.

Cela porte à 46 le nombre de personnes tuées depuis le début des mobilisations, particulièrement intenses dans le Sud andin. « Nous exhortons les forces de l’ordre à faire un usage légal, nécessaire et proportionné de la force, et le parquet péruvien à mener une enquête rapide pour clarifier les faits », a réagi le défenseur du peuple.

À Juliaca, des infirmières du centre de santé Mariano-Melgar confiaient : « Que font le ministère de la santé et celui de l’intérieur ? S’ils ont donné l’ordre de nous tuer, qu’ils nous le disent. Il faut qu’ils s’arrêtent. Que veulent-ils de plus ? »

La présidente péruvienne Dina Boluarte, au moment d’apprendre le bilan sanglant des affrontements, a nié toute responsabilité : « Nous ne sommes pas à l’origine, depuis le gouvernement, de la violence. La preuve, c’est qu’à Puno, il y a des policiers qui sont blessés [...] et l’on vient de me dire qu’un civil a été tué. » Et de poursuivre : « Frères de Puno, nous ne comprenons pas clairement ce que vous demandez. »

De son côté, le chef du gouvernement Alberto Otárola a résumé ces manifestations à un énième « contrecoup du coup d’État », persuadé que des activistes parmi les protestataires sont « guidés par des intérêts de puissances étrangères et financés par l’argent du narcotrafic ».

« Arrêtez le massacre ! » Un éditorial de « La República ».

Boluarte, 60 ans, fut un temps la première vice-présidente de Pedro Castillo. Après l’incarcération de ce dernier, elle a exercé la présidence par intérim. Depuis le début des manifestations, celle qui a conclu un accord politique avec le Parlement – dominé par les forces de droite et d’extrême droite –, n’a cessé de qualifier les manifestant·es de « terroristes » ou de « membres du Sentier lumineux », cette guérilla marxiste des années 1980 et 1990 – manière de les disqualifier dans le débat public à Lima.

Sous la pression, Boluarte a fini par accepter de convoquer des élections anticipées, en les avançant de 2026 à avril 2024. Mais les revendications des manifestations sont plus variées, même si Boluarte fait mine de ne pas les comprendre.

Les manifestant·es réclament pour une part la libération de Pedro Castillo et son retour à la présidence, d’autres la démission de Dina Boluarte et la convocation d’élections dès 2023. D’autres encore, moins nombreux, plaident pour l’écriture d’une nouvelle Constitution, promesse de campagne de Castillo en 2021.

« Boluarte manque non seulement de légitimité, mais elle doit aussi faire désormais avec une opposition absolue et très mobilisée dans le sud du pays, qui s’étend », décrit sur son compte Twitter l’universitaire Omar Coronel, qui suit de près les mobilisations depuis début décembre. Il observe une radicalisation des exigences des personnes mobilisées, qui dépassent les simples revendications institutionnelles, et brassent désormais un ras-le-bol plus général, dans un contexte, aussi, de crise alimentaire aiguë.

L’ancien président bolivien Evo Morales bloqué à la frontière

Alors que les grands médias du pays, basés à Lima, sur la côte, et détenus à 80 % par le même groupe, El Comercio, traînent à reconnaître l’ampleur de la violence politique dans les Andes, le quotidien La Republica publiait ce mardi un éditorial intitulé « Arrêtez le massacre » : « Le gouvernement et le Parlement sont co-responsables des morts survenues dans le Sud. »

Depuis début janvier, les protestations sont vives dans le sud du pays, et notamment sur les terres de la communauté aymara (Amérindien·nes). Outre la région de Puno, bordée par le lac Titicaca, où une grève illimitée a été décrétée le 4 janvier, des villes comme Tacna, à la frontière avec le Chili, ou Arequipa, deuxième ville la plus peuplée du Pérou, sont très mobilisées. Ce mardi, une grande mobilisation était annoncée à Cusco, en solidarité avec les événements de Juliaca.

« La région de Puno connaît des mobilisations sociales de longue date, précise à Mediapart Robin Cavagnoud, sociologue enseignant rattaché à une université de Lima, la PUCP. Le ressentiment des populations aymaras est vif vis-à-vis de la présence des grandes entreprises étrangères qui exploitent les sols – le cuivre et, plus récemment, le lithium. »

« Ce qu’il est intéressant de relever dans le contexte, c’est que Puno n’est pas, si l’on regarde les indicateurs de pauvreté ou de scolarisation, l’une des régions les plus défavorisées du Pérou, poursuit Robin Cavagnoud, qui en a fait son terrain d’enquête. Ce n’est pas comme à Ayacucho ou à Huancavelica [des régions du centre des Andes, plus pauvres – ndlr]. Puno a par exemple connu des luttes très fortes pour le droit à l’éducation, et bénéficie d’un dynamisme économique relatif, lié à la proximité de la Bolivie, et à des échanges aussi avec la ville de Tacna, située à la frontière avec le Chili. »

L’ancien chef d’État de la Bolivie (2006-2019) Evo Morales, qui avait manifesté son soutien à Pedro Castillo après l’incarcération de ce dernier le 7 décembre, s’est par ailleurs vu refuser l’entrée sur le territoire péruvien lundi, accusé d’ingérence dans les affaires politiques du pays.

Samedi, sur Twitter, Morales s’en était de nouveau pris à « l’oligarchie » en poste à Lima, face à ce qu’il nomme le « Pérou profond » : « La répression brutale contre les frères indigènes qui exigent justice, démocratie et récupération de leurs ressources naturelles se poursuit », écrivait-il.

Le sociologue Robin Cavagnoud reste prudent sur le cas Morales : « Si Pedro Castillo continue de bénéficier, malgré les affaires de corruption qui l’ont affaibli, de l’image de l’ancien professeur venu des zones rurales andines, qui est parvenu à s’imposer face aux élites de Lima, je ne crois pas que l’influence de Morales soit déterminante dans le conflit en cours. »

publié le 9 janvier 2023

Après l’insurrection,
le Brésil et Lula
accusent le coup

Jean-Mathieu Albertini sur www.mediapart.fr

Lundi, le calme revient peu à peu à Brasília secoué par les attaques contre les lieux de pouvoir, dimanche 8 janvier, par des centaines de militants de l’ancien président d’extrême droite Jair Bolsonaro. Lula, à peine investi, fait déjà face à un immense défi.

Rio de Janeiro (Brésil).– Tout a commencé par une manifestation qui a débuté à 8 km de la place des Trois-Pouvoirs, le cœur de la démocratie brésilienne. À 13 heures, un contingent de plusieurs centaines de bolsonaristes quitte le campement installé devant le quartier général de l’armée, à Brasília. Les derniers présents de la fin 2022 ont été rejoints par une masse de sympathisants de Jair Bolsonaro. Environ 150 bus sont arrivés des quatre coins du pays ces derniers jours, selon les autorités locales, dont beaucoup financés par des membres de l’agro-industrie. La marche est encadrée par des policiers militaires, et un responsable assure dans un audio envoyé au gouverneur que « tout est sous contrôle. La manifestation est très pacifique ».

Deux heures plus tard, c’est le chaos. La Chambre des députés, le Sénat, puis le Tribunal supérieur fédéral et le palais présidentiel sont saccagés. Œuvres d’art, mobilier, vitres, bureaux, rien n’échappe à la furie destructrice. Les armes entreposées par les services de sécurité du palais présidentiel sont volées. Au passage, six journalistes sont violemment agressés et dépouillés. Heureusement, un dimanche et en pleines vacances d’été au Brésil, les bâtiments sont pratiquement vides et aucune victime n’est à déplorer. Après un après-midi de destruction incontrôlée, les autorités reprennent la main et expulsent les partisans d’extrême droite. Au lendemain du désastre, on compte environ 1 200 arrestations.

Le Brésil est sous le choc. À peine une semaine après son investiture triomphale, Lula est rattrapé par l’ombre de Jair Bolsonaro et les mouvements anti-démocratiques qui le soutiennent. Le nouveau président se trouvait à São Paulo au moment des faits, en train de visiter une petite ville touchée par des inondations. Juste avant de prendre un avion en direction de la capitale, il semble vaguement hébété devant l’ampleur des événements.

« Ce qui s’est passé est sans précédent dans l’histoire du Brésil », répète-t-il à diverses reprises. D’abord un peu confus, il enchaîne sur un discours très ferme, parle de « fascistes fanatiques » et demande des punitions exemplaires. Il fustige aussi l’attitude de Jair Bolsonaro, qui a sapé, durant tout son mandat, la légitimité des institutions. Surtout, il décrète une « intervention fédérale » dans le district fédéral (où se trouve Brasília) jusqu’au 31 janvier. Ce décret place l’ensemble des forces de l’ordre de la capitale sous l’autorité du gouvernement fédéral. Tout organe civil ou militaire peut désormais être employé dans le cadre du maintien de l’ordre. Le secrétaire exécutif du ministère de la justice, Ricardo Garcia Capelli, est nommé pour cette tâche, répondant directement au président.

À Brasília, le gouverneur est destitué

Il faut dire qu’Ibaneis Rocha, le gouverneur du district fédéral, fait l’objet de toutes les critiques. Allié de Jair Bolsonaro durant les élections, il a sous ses ordres plus de 10 000 policiers. Or nombre d’entre eux ont été jugés passifs, voire complices. On en a vu notamment certains se filmer avec des protestataires, sourire aux lèvres, pendant que le Congrès était vandalisé. Lula a ainsi dénoncé « de l’incompétence, de la mauvaise volonté ou de la mauvaise foi ».

Pendant la nuit, un juge du Tribunal suprême fédéral a destitué ce gouverneur pour « omission délibérée ». Le secrétaire à la sécurité du district fédéral et ancien ministre de la justice de Jair Bolsonaro, Anderson Torres, en vacances aux États-Unis, a également été démis de ses fonctions. 

Lula se veut volontaire. À peine les démineurs à la recherche d’éventuels engins explosifs en finissent-ils avec leur ouvrage qu’il file sur place pour constater l’ampleur des ravages. Lundi 9 janvier, il s’est réuni avec la présidente du Tribunal suprême fédéral et rencontre à 18 heures (heure locale) les gouverneurs de l’ensemble des États, dont beaucoup ont proposé des policiers de leurs forces respectives en soutien. Ce sont toutes les bases de l’État qui sont à revoir en ce début de mandat.

Creomar de Souza, analyste politique à Brasília, se désole de l’inaction des pouvoirs pour anticiper la catastrophe. « Les campements devant les quartiers généraux présents depuis plusieurs semaines n’ont pas été démantelés. Cela montre qu’une partie des militaires, de l’active, de la réserve et de leurs familles ont cette idée d’incarner un parti politique qui ne dit pas son nom pour garder leur influence. Le pouvoir civil a toujours eu du mal à contrôler les militaires et c’est une chose oubliée dans les événements d’hier. Lula a pourtant tendu la main aux militaires en nommant à la défense le très conservateur José Mucio, très bien vu par ces derniers. »

Les événements de dimanche vont causer des dommages irréversibles au mouvement de Bolsonaro. Cela écrasera la légitimité de l’extrême droite.

Alors que les bolsonaristes détruisaient la place des Trois-Pouvoirs, Lula s’est irrité contre ce ministre qui, depuis sa prise de fonction, a cherché à éviter l’expulsion de ces campements. Pour autant, c’est avec lui que Lula a le plus discuté par téléphone, pour tenter d’en savoir davantage sur le positionnement des forces armées au pire moment de la crise. Si le modèle trumpiste de l’invasion du Capitole sert d’inspiration claire, la situation est bien différente au Brésil, avec cette influence diffuse d’une partie de l’armée.

Mais cette fois, les partisans du coup d’État sont peut-être allés trop loin, estime sur Twitter le professeur Christian Lynch, de l’université d’État de Rio de Janeiro. « Les événements de dimanche vont causer des dommages irréversibles au mouvement de Bolsonaro. La réponse de toutes les branches du gouvernement sera impitoyable. Cela écrasera la légitimité de l’extrême droite. »

Après plusieurs mois de connivence et de tergiversations, le campement en face du quartier général de Brasília a ainsi été démantelé lundi matin. D’autres devraient suivre, notamment à Rio de Janeiro ou São Paulo. Mais d’autres observateurs se montrent moins optimistes, et craignent que ces groupes relativement peu nombreux mais très radicalisés ne se sentent dorénavant renforcés, et tentent de déstabiliser la démocratie à d’autres occasions. 

Pour Creomar de Souza, « cette situation critique forcera peut-être le système politique à s’attaquer au point faible de la nouvelle république : la sécurité publique et le rôle des policiers. De la police routière fédérale en passant par les polices militaires du district fédéral et de la police législative, tous ont simultanément failli ».

Une insurrection organisée

Malgré les diverses menaces réitérées depuis des mois et le climat de tension extrême du pays, personne n’a anticipé de telles violences. Pourtant, sur Telegram, les bolsonaristes ont organisé l’invasion depuis le 3 janvier, cherchant à amener, tous frais payés, des manifestants de tout le pays. Le plan était d’occuper la place des Trois-Pouvoirs, de bloquer les raffineries du pays et de provoquer le chaos pour pousser à une intervention militaire. Les messages prévoyaient des affrontements et demandaient la mobilisation d’ex-policiers, ex-militaires et de personnes disposant de permis de port d’armes.

Creomar de Souza estime que le choc généré par les événements donne plus de force et de capital politique à une réaction plus virulente des autorités. Si Lula a assuré que ceux qui ont financé et organisé ces attaques feraient face à la justice, l’analyste se demande cependant si la réaction du pouvoir sera à la hauteur pour « effectivement désarticuler ces mouvements. Notamment en allant chercher les mentors financiers et intellectuels de ces actions qui bouleversent la conjoncture politique de ces dernières années. Même si la majorité de la population rejette le radicalisme, l’impunité est, au final, l’un des vecteurs de ces mouvements ».

Le pays fait en tout cas bloc. Politiques et personnalités prennent position contre ce qui est décrit comme une tentative de coup d’État, y compris des adversaires féroces de Lula. De l’ancien juge Sérgio Moro, aujourd’hui sénateur, au chef du parti libéral de Jair Bolsonaro, la condamnation est presque unanime.

Pourtant, certains députés fédéraux comme Ricardo Barros, l’ex-leader du gouvernement sortant, a légitimé l’action des partisans de Bolsonaro, réitérant les soupçons contre la légitimité du scrutin électoral. Des leaders évangéliques ont aussi appuyé les protestataires, comme le très médiatique Silas Malafaia, qui a largement dédramatisé la gravité de l’événement, parlant de « manifestation du peuple » et s’indignant contre les critiques.

Jair Bolsonaro a quant à lui sèchement réagi depuis la Floride vers laquelle il s’est envolé fin décembre. En une série de brefs tweets, il a déclaré que « les manifestations pacifiques, conformes à la loi, font partie de la démocratie. Cependant, les pillages et invasions de bâtiments publics (…) sont contraires à la règle », avant de se dédouaner de toute responsabilité.

Dans au moins quatre États, des bolsonaristes bloquent encore des routes. En réaction, des manifestations en défense de la démocratie sont prévues dans tout le pays. Personne n’attendait d’état de grâce pour Lula, mais il doit dorénavant faire face à l’une des plus grandes crises qu’ait connue le Brésil.


 


 

L’échec du putsch
ne signe pas
la fin de la menace

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Brésil Lors de leur tentative de coup d’État manqué, les bolsonaristes ont testé la résistance de la démocratie. Le président Lula da Silva, qui a placé son mandat sous le signe de la réconciliation, est appelé à des réformes d’ampleur au sein de l’armée et de la police militaire.

Entre Noël et le carnaval, le Brésil plonge ordinairement dans la léthargie. Réveil douloureux, dimanche, alors que le pays assistait, stupéfait, à l’invasion de la place des Trois-Pouvoirs, à Brasilia, par des centaines de putschistes bolsonaristes, saccageant sur leur passage le palais présidentiel, le Congrès, la Cour suprême et les œuvres d’art offertes par les pays du monde entier qu’ils recelaient. L’une des journées les plus sombres de l’histoire du pays, qui a emporté avec elle trente-huit années de construction démocratique. La barbarie culturelle et politique aura duré quatre heures avant que 400 personnes ne soient interpellées.

Comment le temps de réaction a pu être aussi long dans des lieux aussi stratégiques? C’est la question posée immédiatement par l’ensemble des forces démocratiques sidérées par les images de la police militaire, sous autorité du district fédéral, laissant la marée auriverde défier la zone de sécurité, entre selfies et discussions aimables avec les partisans de l’ex-président Jair Bolsonaro. « L’inaction de l’État est stupéfiante. Il n’y a tout simplement aucune réaction à la hauteur, jusqu’à présent, contre la tentative de l’extrême droite. La tactique d’apaisement s’avère être un échec », s’est indigné, dans un premier temps, le journaliste et fondateur du site Opera Mundi, Breno Altman. Pour sa part, Gleisi Hoffmann, présidente du Parti des travailleurs (PT), la formation du chef de l’État Luiz Inacio Lula da Silva, a mis en cause la responsabilité du gouverneur du district fédéral, Ibaneis Rocha, et du secrétaire à la Sécurité et ex-ministre de la Justice, Anderson Torres: « C’est un crime annoncé contre la démocratie, contre la volonté des urnes et pour d’autres intérêts », a-t-elle fustigé.

D’importantes transactions financières depuis les États-Unis

À l’issue des élections générales, les bolsonaristes se sont retrouvés en position de force dans le district fédéral extrêmement conservateur, dans la capitale économique de São Paulo et dans l’ensemble du Sud-Est. Au fil de la journée, ils se sont pourtant désolidarisés un à un des putschistes, craignant que le coup de force de dimanche ait des airs de chant du cygne. « Je veux d’abord m’adresser au président Lula pour m’excuser pour ce qui s’est passé aujourd’hui dans notre ville… Ce qui s’est passé (…) est inacceptable », s’est excusé le gouverneur de Brasilia, Ibaneis Rocha. Affilié au Mouvement démocratique brésilien (MDB), ce proche de Jair Bolsonaro a été suspendu de ses fonctions par la Cour suprême pour une durée de quatre-vingt-dix jours. C’est également le cas de l’ex-ministre de la Justice bolsonariste, Anderson Torres, limogé par Ibaneis Rocha lui-même. Autre figure de l’extrême droite à prendre ses distances: Valdemar Costa Neto, président du Parti libéral de Jair Bolsonaro, qui a regretté ce « jour triste pour la nation brésilienne ».

Depuis plusieurs semaines, des informations circulaient au sein du PT selon lesquelles d’importantes transactions financières étaient en cours, depuis les États-Unis notamment. Des avions et des cars auraient également été affrétés afin de faire affluer les bolsonaristes vers la capitale fédérale. D’aucuns redoutaient que le coup de force n’ait lieu le jour de la passation de pouvoir, le 1er janvier. Ce ne fut pas le cas. De la même manière que les manifestations devant les casernes n’ont pas donné lieu à un soulèvement de l’armée. Si de nombreux parallèles ont été dressés avec l’action des trumpistes contre le Capitole, le 6 janvier 2021, le philosophe et professeur à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro Rodrigo Nunes souligne des différences de taille entre les deux coups de force. « La différence la plus importante est le timing. L’invasion du Capitole avait pour objectif d’empêcher la certification de Biden, afin d’éviter que sa victoire ne devienne un fait accompli. » Jusqu’à dimanche, les bolsonaristes, en position de force au Congrès à l’issue des élections d’octobre, ont laissé passer toutes les échéances: de l’annonce des résultats à leur certification jusqu’à l’investiture. La réaction unanime à l’international afin de valider l’élection puis de condamner la tentative de putsch (lire notre encadré) réduit la marge de manœuvre des cadres bolsonaristes pour qui le coût politique pourrait se révéler élevé. Même importante, leur capacité de mobilisation reste insuffisante. Et ce d’autant plus avec une base, certes violente, fanatisée par les réseaux sociaux et mue par la certitude d’une prophétie autoréalisatrice, mais désorganisée.

En visite dans la ville dévastée par les inondations d’Araraquara (São Paulo), Lula était absent de la capitale au moment des faits. Le président, qui a fait de la réconciliation nationale le maître mot de son mandat, a immédiatement pointé la responsabilité de Jair Bolsonaro: « Il y a plusieurs discours de l’ancien président qui encouragent » la sédition. Qualifiant les putschistes de « vandales », de « nazis » et de « fascistes fanatiques », Lula a également annoncé que les responsables de l’intervention de dimanche et ceux qui les financent seraient poursuivis.

syndicaux et citoyens ont appelé à des manifestations nationales

Une demande forte de sa base qui rejette toute idée d’amnistie. « Ce qui se passe à Brasilia n’est ni un mouvement de masse ni un mouvement spontané. C’est organisé par des bandits qui défendent des intérêts objectifs: l’exploitation minière illégale, l’accaparement illégal des terres, la libéralisation (du port) d’armes, les milices et d’autres choses qui ont toutes reçu l’assentiment de Bolsonaro », argumente Gleisi Hoffmann, signifiant qu’au combat démocratique se superpose celui de classes. Minoritaire au Parlement, la gauche sait le danger de la situation. L’histoire récente de la destitution de Dilma Rousseff et de l’emprisonnement de Lula, par la volonté d’une justice aux ordres, le démontre. Dans ce rapport de forces, les mouvements syndicaux et citoyens ont appelé de manière concertée à des manifestations nationales pour la défense de la démocratie, qui devaient se dérouler ce 9 janvier en fin d’après-midi.

Lula est paradoxalement en position de force face à un Jair Bolsonaro qui, depuis sa défaite à la présidentielle, est obsédé par l’idée de minimiser les charges qui pourraient être retenues contre lui. Deux jours avant l’investiture de Lula, l’ex-président a quitté le Brésil pour la Floride de son ami Donald Trump. Si Jair Bolsonaro tire les fils en coulisses, il ne prend pas la direction explicite du putsch. Les cadres intermédiaires ont à charge d’organiser le coup de force. De cette masse, en attente de dirigeants plus extrêmes, pourrait toutefois naître des « loups solitaires » tentés par des actions meurtrières contre les partisans de gauche dont la campagne électorale n’a pas été exempte. De plus, alerte Rodrigo Nunes, la situation « pourrait déboucher sur un scénario digne du putsch bolivien, dans lequel la persistance de l’anomie sociale amène les militaires à s’exprimer en faveur d’un départ du gouvernement pour ne pas être obligés de tirer sur la population ».

Au nom de la Cour suprême, le juge Alexandre de Moraes a ordonné l’évacuation sous vingt-quatre heures des campements érigés dès le lendemain de la présidentielle à proximité des casernes et le déblocage des routes. Les événements appellent cependant une profonde réforme de la police militaire et de l’armée. « L’armée n’a jamais été purgée des éléments qui ont été à la base de la dictature. Bolsonaro, qui n’était qu’un officier subalterne, en est une triste illustration et les hommages rendus, pendant sa présidence, avec toute la hiérarchie militaire, aux responsables de la dictature et au tortionnaire de (l’ex-présidente) Dilma Rousseff en disent long », souligne l’historien Pedro Da Nobrega, qui rappelle l’immixtion des généraux dans le dernier processus électoral. En Colombie, le président Gustavo Petro a lui-même commencé à remplacer des généraux, une action indispensable pour parachever la transition démocratique et parvenir à la paix. Selon Gleisi Hoffmann, « il est plus que temps pour les forces armées de montrer qu’elles sont du côté du Brésil et non d’un mouvement politique partisan (…) et de putschistes ».

publié le 7 janvier 2023

D’un triple meurtre à l’autre, des milliers de Kurdes réclament
une réaction de la France

Antton Rouget sur www.mediapart.fr

Dix ans après l’assassinat de trois militantes kurdes à Paris, des milliers de manifestants ont réclamé la vérité sur cet attentat dont les commémorations ont été percutées par une nouvelle tuerie fin décembre. Là encore, la motivation ne fait aucun doute selon la communauté, qui accuse la Turquie d’Erdoğan. « Des actes racistes, il y en a des dizaines en France, il y a même des morts. Mais ils ne sont pas dirigés contre les Kurdes », dit un manifestant.

LaLa manifestation était prévue de longue date. Mais elle a pris une dimension plus exceptionnelle encore à la lumière des dernières attaques dont a été victime la communiquée kurde ces dernières semaines.

Venus de toute l’Europe, des milliers de manifestant·es ont réclamé des autorités françaises, samedi 7 janvier, qu’elles fassent, enfin, toute la lumière sur l’assassinat de trois militantes kurdes survenu il y a dix ans, dans le Xe arrondissement de Paris.

Dans la nuit du mercredi 9 janvier au jeudi 10 janvier 2013, Fidan Doğan, Leyla Söylemez et Sakîne Cansiz – qui fut l’une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – étaient tuées dans les locaux du Centre d’information sur le Kurdistan, rue Lafayette, par Omer Güney, un ressortissant turc de 34 ans décédé en 2016 en prison, avant d’être jugé.

Après que la thèse mensongère d’un règlement de comptes interne à la communauté kurde a été propagée, des liens entre Omer Güney et des agents des services secrets turcs ont commencé d’être révélés par des journalistes puis d’apparaître dans l’enquête judiciaire française, même si ce dossier a été miné par la raison d’État.

La date de commémoration de cette tuerie a été percutée par une autre actualité funeste pour la communauté kurde : l’attentat du 23 décembre dernier, qui a causé la mort, dix ans plus tard, de trois autres militants. Deux opérations meurtrières en plein cœur de la capitale derrière lesquelles les manifestant·es ne voient qu’un seul responsable : le régime turc de Recep Tayyip Erdoğan – lequel ne cesse de contester avoir joué le moindre rôle dans ces affaires.

L’assaillant du mois de décembre, William Malet, 69 ans, qui venait de sortir de prison pour avoir attaqué au sabre un camp de réfugiés un an plus tôt (lire ici), a déclaré après son interpellation avoir agi par « racisme ». Mais, dans le cortège, ce samedi, personne ne croit en la version d’un homme ayant agi seul, sans complicité, renseignement ni instruction.

Pour Agit, 36 ans, « dire qu’il s’agit d’un acte suprémaciste » représente même une « hérésie ». Ce Français d’origine kurde, qui réside à Reims, rappelle les étranges circonstances de la tuerie de décembre : « Le type sort de prison, se procure des armes, traverse Paris pour trouver la rue d’Enghien [le lieu de l’attentat – ndlr], où il y a une dizaine d’ethnies différentes, tue trois Kurdes, dont une haute représentante du mouvement des femmes, le jour même où une réunion était prévue pour préparer les commémorations du triple assassinat de janvier 2013. »

Trait-d’union évident

Le jeune homme s’étonne aussi du récit fourni par l’assaillant aux enquêteurs, selon lequel il se serait d’abord rendu à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) pour tuer des étrangers, avant de rebrousser chemin « compte tenu du peu de monde présent ». Il dénonce enfin les violences policières survenues jeudi 5 janvier lors de l’enterrement au Kurdistan turc du chanteur Mîr Perwer, l’une des trois victimes de l’attentat du 23 décembre. Autant de signes qui font dire à Agit que William Malet a été téléguidé. « Des actes racistes, il y en a des dizaines en France, il y a même des morts. Mais ils ne sont pas dirigés contre les Kurdes », appuie le trentenaire.

Dans la foule, tout le monde partage ce constat, tirant un trait d’union évident entre les deux attaques. En témoignent ces nombreuses pancartes brandies par les manifestant·es, au message on ne peut plus explicite : « En 10 ans, l’État turc a frappé deux fois les Kurdes à Paris », « Les commanditaires des attentats meurtriers de 2013 et 2022 sont les mêmes ».

Bien avant l’attaque du 23 décembre, les organisations kurdes avaient fait de la date de commémoration du triple assassinat de 2013 un rendez-vous majeur, refusant que l’affaire soit enterrée et que la Turquie d’Erdoğan s’en sorte à moindres frais. Des bus ont été affrétés partout en Europe occidentale pour marquer le coup.

Au départ de la manifestation, devant la gare du Nord, à quelques centaines de mètres des lieux de la tuerie de 2013, les organisateurs distribuent des drapeaux violets avec les visages des trois femmes assassinées. D’autres pancartes rendent hommage aux trois nouvelles victimes de 2022. Les militant·es brandissent aussi des portraits d’Abdullah Öcalan, leader du PKK en prison, ou des écussons des Unités de protection du peuple (YPG), groupe armé qui combat en Syrie aux côtés des Occidentaux.

Hurriyet, 48 ans, est venue de Suisse, où seize bus ont été affrétés pour acheminer les militant·es le matin même. « Ce qu’il s’est passé en décembre est la preuve que les Kurdes ne sont toujours pas protégés en France », déplore-t-elle. Tout en saluant la présence de nombreux jeunes dans le cortège, elle évoque la situation politique « très compliquée » dans laquelle se trouve son peuple, pris en étau de toutes parts.

Avec la Turquie d’Erdoğan, bien sûr, mais aussi la Syrie d’al-Assad, la violente répression qui s’abat en Iran, ou encore les groupes islamistes qui, malgré la défaite militaire de Daech, pullulent encore dans la région. Sur ce tableau noir, une lueur d’espoir apparaît peut-être en juin : « Nous attendons l’élection présidentielle dans six mois en Turquie, il faut tourner la page d’Erdoğan », espère Hurriyet.

Devant, sur le camion-sono, l’élu communiste Ian Brossat, adjoint à la mairie de Paris, fait part de sa « honte » et de sa « colère » en constatant que, dix ans après les crimes de janvier 2013, « trois Kurdes sont à nouveau assassinés dans [leur] ville, capitale de la France ». « Sachez que des centaines de milliers voire des millions de Français savent que nos destins sont liés, que vous êtes à la pointe du combat contre le fascisme et contre Daech ! », veut rassurer l’élu.

Ian Brossat demande instamment la levée du secret-défense qui a été opposé aux juges d’instruction saisis de l’enquête sur les assassinats de 2013, bloquant ainsi l’accès à des documents émanant des services de renseignement, mais aussi à ce que la justice « cherche à savoir s’il y a un commanditaire » derrière le meurtrier de 2022.

Auprès de Mediapart, l’élu considère qu’il est « normal que les Kurdes s’interrogent sur la tuerie de décembre », en constatant qu’il y a « des coïncidences qui, une fois réunies, sautent aux yeux ». « Il y a des questions en suspens. C’est le rôle de la justice d’établir ce qu’il s’est passé. C’est pourquoi je pense que le Parquet national antiterroriste doit se saisir de l’affaire », ajoute-t-il.

Depuis 10 ans, la justice est sacrifiée au profit des intérêts salaces de la France avec la Turquie.

À quelques mètres de là, Melihan Akdogan, 56 ans, rend hommage à Evîn Goyî, tuée le 23 décembre. Ce jour-là, Melihan aurait dû être avec elle rue d’Enghien. « On avait rendez-vous pour préparer cette manifestation du 7 janvier. Mais je suis arrivée avec 40 minutes de retard », témoigne-t-elle auprès de Mediapart.

Melihan Akdogan, qui préside le Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), parle de sa camarade comme d’une femme courageuse, engagée dès le plus jeune âge pour « les femmes kurdes, et toutes les femmes en général ». « Evîn, cela veut dire “amour” », traduit-elle.

Née dans les années 1970 au Kurdistan, Evîn Goyî avait notamment combattu contre Daech en Syrie, où elle avait été blessée pendant la bataille de Raqqa. Ce qui l’avait poussée à rejoindre l’Europe en 2019, pour y être soignée. « Le slogan “Femme, Vie, Liberté” [des manifestant·es en Iran – ndlr], c’est aussi Evîn et ses amies qui l’avaient préparé », avance Melihan Akdogan.

La tête du cortège, qui s’étend tout au long du boulevard Magenta, s’approche rapidement de la place de la République, où une scène et des stands de nourriture ont été installés. Les manifestant·es avancent en rangs serrés, la colère est palpable. Mais tout au long du trajet, un important service d’ordre veille pour éviter le moindre débordement.

Consigne a été donnée : après les affrontements survenus lors de la manifestation du 24 décembre, au lendemain de l’attaque de la rue d’Enghien, tout le monde doit cette fois se tenir à carreau. Des groupes de jeunes sont régulièrement rappelés à l’ordre, fermement invités à se fondre dans le cortège principal. Sur le camion, une voix de femme scande les noms des six victimes des deux attaques. « Depuis 10 ans, la justice est sacrifiée au profit des intérêts salaces de la France avec la Turquie », accuse-t-elle.

Mathilde Panot, présidente du groupe La France insoumise (LFI) à l’Assemblée nationale, a fait le déplacement avec de nombreux parlementaires de la Nupes pour dénoncer « l’impunité totale » dont bénéficient les commanditaires de l’attaque de 2013. « Il est inacceptable que la vérité sur cette tuerie soit sacrifiée par la raison d’État », lance-t-elle, en évoquant la « dette immense de la France à l’égard du peuple kurde ».

La députée dénonce aussi le chantage d’Ankara sur la scène diplomatique, en rappelant que le régime turc a par exemple conditionné l’intégration de la Suède à l’Otan en échange d’un engagement à lutter contre les Kurdes (lire notre article).

Si de nombreux responsables politiques ont apporté leur soutien aux Kurdes le 23 décembre, seules les forces de gauche (partis politiques et syndicats) se sont affichées dans le cortège, ce samedi. Aucun représentant de la majorité d’Emmanuel Macron ne s’était non plus présenté aux funérailles des trois militants tués, lesquelles s’étaient déroulées le 3 janvier à Villiers-le-Bel, suscitant la colère des organisateurs. Et Mathilde Panot de s’interroger : « Comment l’interpréter autrement que par des raisons diplomatiques à l’égard de la Turquie ? »


 


 

Assassinat des militantes kurdes en plein Paris :
une omerta d’État

Pierre Barbancey sur ww.humanite.fr

II y aura dix ans, lundi, trois Kurdes étaient assassinées. Des manifestations ont lieu à Paris ce samedi. Les commanditaires ne sont toujours pas connus. Les juges d’instruction n’ont pas accès aux dossiers de la DGSI.

Dix ans déjà et la vérité n’est toujours pas connue. Dix ans que Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Dogan, plus connue sous le nom de Rojbin, responsable à Paris du Centre d’information du Kurdistan (CIK), et Leyla Söylemez, une des leaders des jeunes du PKK, ont été abattues de plusieurs balles dans la tête. Une exécution aussi sommaire que sordide, commise de sang-froid. Un meurtre dans la capitale française. Un meurtre politique pas encore élucidé. Pourquoi ? Remontons à cette nuit du 9 au 10 janvier 2013.

Nous sommes au 147, rue La Fayette, dans le 10e arrondissement de Paris, le siège du Centre d’information kurde. La journée a été particulièrement chargée en rencontres et discussions. La présence de Sakine Cansiz, militante aguerrie et expérimentée, qui a subi les pires tortures dans la sinistre prison de Diyarbakir, témoigne de leur importance.

Durant l’année 2012, qui vient alors de s’écouler, les affrontements entre l’armée turque et le PKK ont été terribles. Le premier ministre, qui allait par la suite devenir président, Recep Tayyip Erdogan, voit d’un mauvais œil les résultats de « l’ouverture kurde » et les gains politiques du PKK, force incontournable. En lieu et place du dialogue, il choisit la répression et l’engagement militaire. On n’avait pas vu ça depuis les années 1990. Une offensive militaire qui s’accompagne de l’élimination des cadres du PKK, particulièrement en Europe. C’est à ce moment-là que les trois militantes sont assassinées.

Depuis quelques mois, un homme a réussi à se faire admettre parmi les militants kurdes de la région parisienne et devient même chauffeur pour le CIK, chargé d’accompagner Sakine Cansiz. Il s’appelle Ömer Güney. Il est arrêté huit jours après le meurtre de Sakine, Rojbin et Leyla, et mis en examen pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste ». La qualification est intéressante parce qu’elle permet à la juge chargée de l’instruction d’enquêter dans toutes les directions. Rapidement, la piste montre qu’Ömer Güney est en relation avec des agents du MIT, le service de renseignements turc.

Malgré l’émotion en France et dans le monde entier, l’affaire s’enlise

La magistrate comprend très vite que des éléments lui manquent et qu’ils sont sans doute dans les mains de la DGSI, les services français. Pour avoir accès aux dossiers, il lui faut obtenir la levée du secret-défense. Elle en fait la demande. Maître Antoine Comte, avocat des familles des victimes, se souvient : « Dans un premier temps, la déclassification a été acceptée, mais elle s’est opérée de manière grotesque. Les documents demandés par la juge d’instruction étaient tous censurés. Il pouvait y avoir deux pages et seulement trois lignes de lisibles. C’était dépourvu de tout intérêt. » Malgré l’émotion créée par ces assassinats, en France et dans le monde entier, l’affaire s’enlise. Pis, Ömer Güney, que l’on savait malade, meurt en prison, d’une tumeur au cerveau, en décembre 2016, quelques semaines à peine avant le procès qui devait s’ouvrir et aurait peut-être permis d’en savoir plus sur les commanditaires.

Pourtant, des faits nouveaux apparaissent. Notamment lorsque les militants du PKK appréhendent deux membres importants du MIT qui se trouvaient en mission clandestine dans la région de Souleymanieh, au Kurdistan d’Irak. C’était en août 2017. Erhan Pekcetin et Aydin Gunel préparaient une opération directement commanditée par Erdogan et le chef du MIT, Hakan Fidan, lorsqu’ils ont été interceptés. L’Union des communautés du Kurdistan, qui rassemble plusieurs organisations kurdes au niveau international, affirme alors que Sabahattin Asal, un responsable du MIT, serait l’organisateur des assassinats à Paris des trois militantes kurdes. Mais, avec la mort de Güney, l’action publique s’étant éteinte, les familles des victimes décident de se porter partie civile.

Elles font état d’éléments supplémentaires, lesquels pointent la possible responsabilité des services secrets turcs, conduisant à la réouverture du dossier, le 14 mai 2019, pour les faits de complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste et d’association de malfaiteurs terroriste criminelle. « Quand la deuxième instruction a été ouverte, les juges d’instruction (ils sont deux) ont demandé encore une fois la levée du secret-défense », rapporte maître Antoine Comte. « Mais la commission a répondu qu’il n’y avait aucun élément nouveau. » Et l’avocat d’ajouter : « Avec ce qui s’est passé, le 23 décembre dernier ? il y a certainement lieu de faire une troisième demande, car il y a des éléments nouveaux. »

« Si nos associations sont prises pour cibles, cela relève d’un caractère terroriste et politique »

Une allusion à ce qui s’est passé le 23 décembre 2022, rue d’Enghien, où trois militants kurdes ont été assassinés, devant le Centre culturel kurde. Parmi les personnes visées, Emine Kara, une responsable du mouvement des femmes kurdes, qui avait elle-même combattu contre Daech au Rojava (Kurdistan syrien), que le tueur est revenu abattre d’une balle dans la tête. « Nul doute pour nous que ce sont des assassinats politiques. Le fait que nos associations soient prises pour cibles relève d’un caractère terroriste et politique », souligne Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France.

Un tel assassinat, alors que devait se dérouler au même moment et au même endroit une réunion de responsables kurdes visant à préparer la commémoration des dix ans de la mort de Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Söylemez, relève-t-il du hasard ?

Étrangement, les autorités politiques et judiciaires ont immédiatement fermé la possibilité d’investigations poussées en parlant de « crime raciste », le parquet antiterroriste estimant très rapidement qu’il n’y avait pas lieu de saisine. « Je veux bien que ce soit un crime raciste mais rien ne prouve que ce soit la seule vérité, insiste Antoine Comte. Dans une affaire comme celle-là, il faut ouvrir une instruction avec la qualification la plus haute pour permettre les investigations les plus appropriées du juge d’instruction. »

Ce n’est pas le cas. « Ce nouvel assassinat est de trop !, s’est indignée, dans un communiqué, l’association France-Kurdistan. Veut-on une nouvelle fois, au nom de la raison d’État, protéger l’État turc alors que nous vérifions que la complaisance à son égard ne peut qu’encourager les actes meurtriers ? Nous n’avons eu de cesse d’alerter sur le fait que l’impunité encourage la récidive. »

« On est au cœur d’une question fondamentale, qui est celle des rapports entre la France et la Turquie », souligne Antoine Comte. Il soulève ainsi le contenu des accords de coopération entre Paris et Ankara qui met en avant la lutte contre le terrorisme. Pour la Turquie, il s’agit bien sûr du PKK. Et la France se prête au jeu, en arrêtant les militants kurdes et en les renvoyant dans les prisons d’Erdogan. Pour cela, une seule solution : la levée du secret-défense que les familles pourraient demander à nouveau très rapidement.


 


 

La « raison d’État »
contre la vérité

Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

Leurs visages continuent de hanter les mémoires. Figures de la cause kurde, Sakine, Fidan et Leyla ont été abattues de sang-froid, une sombre nuit de janvier, en plein cœur de Paris. Dix ans déjà. Depuis, leur meurtrier a été identifié, même s’il n’a pu être jugé, décédé de maladie pendant sa détention. Mais on ignore encore les noms des commanditaires potentiels qui auraient armé le bras de l’auteur de cet effroyable massacre. Pourtant, la justice pourrait remonter la piste d’éventuels donneurs d’ordres de ce triple assassinat à la signification politique indéniable. Les preuves existent des liens du tueur avec le MIT, les services secrets turcs. Et les trois femmes n’ont pas été ciblées au hasard : dirigeantes kurdes expérimentées, elles étaient la bête noire du régime d’Erdogan, et des forces turques les plus extrémistes. Mais impossible, pour l’heure, d’établir précisément la chaîne des responsabilités dans ce drame et, partant, de désigner et de faire condamner les coupables, s’il s’en cache encore.

La justice se heurte au mur du « secret-défense ». Tant que le président de la République, Emmanuel Macron, refusera de le lever, personne n’aura accès à ce que recèlent les dossiers dormant dans les armoires blindées des ministères français. Comme si une « raison d’État » imposait d’étouffer la vérité au nom des intérêts supérieurs des relations avec Ankara. Quant aux autorités turques, elles refusent de collaborer avec la justice de notre pays.

D’intolérables zones d’ombre planent toujours sur l’odieux crime de la rue La Fayette. Ce déni de justice est rendu plus insupportable après la nouvelle tuerie, perpétrée rue d’Enghien, qui a endeuillé la communauté kurde, le 23 décembre 2022. Le mobile confus avancé par le suspect tout comme les circonstances du drame survenu au lieu et à l’heure d’une importante réunion de femmes kurdes, heureusement décalée, justifient l’incrédulité vis-à-vis de la version d’un crime raciste, sans autre visée politique. D’un massacre à l’autre, la même exigence de justice et de vérité tisse un fil invisible. Comme un pont contre l’oubli et l’impunité.


 


 

En France et en Europe :
« Erdogan se sert du MIT et des Loups gris »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Savvas Kalenteridis revient sur les opérations des services de renseignement turcs en France et en Europe, et sur leurs liens avec l’officine d’extrême droite. Entretien.

Officier de réserve de l’armée grecque et coauteur, avec Constantin Pikramenos, de Millî Istihbarat Teskilati (MIT). Le service secret turc. Guerre sur tous les fronts (Va Éditions, 2021), Savvas Kalenteridis a servi pendant six ans à Izmir, en Turquie.

L’ombre de l’organisation nationale de renseignement turc, le MIT, apparaît dans l’enquête sur les meurtres des trois militantes kurdes à Paris, en 2013, et peut-être sur ceux perpétrés le 23 décembre 2022. Quelle serait sa participation ?

Savvas Kalenteridis : Le meurtre des trois femmes, il y a dix ans, a certainement été perpétré par le MIT. Cela a été établi. Dans la pratique, lorsqu’un service secret fait une telle opération dans un pays allié, avec trois morts, il a généralement, sinon la couverture, la tolérance du service de renseignement local. Après tout, le ministre de l’Intérieur, Süleyman Soylu, n’a laissé aucun doute, comme s’il assumait la responsabilité des meurtres, avec sa déclaration faite un jour après les meurtres des trois Kurdes à Paris : « Le président Erdogan exterminera tous les terroristes, partout sur la terre. »

En ce qui concerne les meurtres de la rue d’Enghien, bien que le tueur soit un raciste français, il est peu probable qu’il ait attaqué et tué un membre éminent du mouvement kurde sans l’implication de l’État turc. Ce drame a eu lieu le jour où une réunion était prévue sur l’organisation du dixième anniversaire des trois militantes tuées, à laquelle participaient des membres de la direction.

Quelles sont les activités des services de renseignement turcs en Europe ?

Savvas Kalenteridis : Au cours des dix dernières années, le MIT, en changeant sa doctrine opérationnelle qui concerne désormais l’extérieur, a développé un vaste réseau d’agents dans tous les pays européens. Ils agissent en coordination et se concentrent sur les missions diplomatiques et les mosquées de Ditib (Union turco-islamique des affaires religieuses).

Les principales activités consistent à recueillir des informations sur les activités des communautés turques à travers l’Europe, principalement des Kurdes dissidents, des alévis et des adeptes de Gülen (mouvement interculturel et interreligieux du nom de l’imam Fethullah Gülen, auparavant allié ­de Recep Tayyip Erdogan – NDLR).

Comment fonctionne ce réseau ?

Savvas Kalenteridis : Les champs de recrutement des agents du MIT visent, outre les mosquées islamiques de Ditib, et les employés qui y servent, les clubs nationalistes de la fédération des Loups gris démocratiques turcs et d’autres clubs culturels et sportifs, contrôlés par les consulats locaux. Ces recrues effectuent les missions qui leur sont assignées par les officiers du MIT, qui servent dans les consulats et les ambassades.

Quel est l’enjeu d’une telle surveillance pour la Turquie ?

Savvas Kalenteridis : L’objectif demeure politique. C’est-à-dire de contrôler l’activité des dissidents, d’une part ; d’étouffer les communautés turques, d’autre part. À chaque fois que le gouvernement turc en a besoin, il peut les mobiliser pour faire pression sur les pays qui les accueillent.

Quel est le lien entre le MIT et les Loups gris ?

Savvas Kalenteridis : Les Loups gris sont une organisation para-étatique et paramilitaire criminelle, entièrement contrôlée par l’État profond turc. À l’étranger, les Loups gris sont contrôlés principalement par le réseau d’agents du MIT servant dans les missions diplomatiques turques. Le président turc, Erdogan, utilise aussi bien le MIT que les Loups gris, en tant qu’organisation para-étatique paramilitaire, pour terroriser les citoyens. Leur implication dans le crime organisé et des actions telles que le trafic de drogue, d’armes, de femmes est connue de tous.

Que représentent les Loups gris ? Ont-ils un rôle défini ?

Savvas Kalenteridis : Les Loups gris sont l’État turc. Le récent assassinat de Sinan Ateş à Ankara indique leur rôle. Sinan Ateş, qui était jusqu’en 2020 le capitaine des Loups gris en Turquie, a commis l’« erreur » de montrer des marques de sympathie envers Meral Akşener (ancienne ministre de l’Intérieur – NDLR) et au Bon Parti, formé par d’anciens cadres des Loups gris. Devlet Bahceli, qui est le leader du Parti d’action nationaliste (MHP), qui est l’expression politique du mouvement, l’a expulsé de l’organisation. Et il a été assassiné de sang-froid à Ankara, en guise de punition pour son acte.

Comment comprendre les accords de sécurité entre la France et la Turquie ?

Savvas Kalenteridis : Il est presque impossible, pour le MIT, d’opérer et d’organiser des assassinats et des organisations para-étatiques et paramilitaires en Europe sans au moins la tolérance des services secrets locaux.


 


 

Entre la France et la Turquie, un accord
contre les Kurdes

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Paris et Ankara continuent à échanger des informations sécuritaires. Une coopération dirigée principalement contre le PKK, dont les présidents Macron et Erdogan se gardent bien de parler.

Assez peu mise en avant, la question sécuritaire reste un dossier soigneusement préservé par la France et la Turquie. Le 7 octobre 2011, le ministre français de l’Intérieur de l’époque, Claude Guéant, fidèle de Nicolas Sarkozy, se rendait à Ankara pour signer un accord de coopération dans le domaine de la sécurité intérieure entre les deux pays. C’était l’aboutissement de négociations en cours depuis 1998. Le texte prévoit notamment la « coopération opérationnelle de lutte contre le terrorisme ». Peu importe qu’en Turquie des avocats, des journalistes, des universitaires se trouvent poursuivis, jetés en prison parce qu’opposés à la politique du pouvoir. Quant aux Kurdes, ils subissaient une guerre sans merci. Ce qui n’a pas empêché François Hollande de persévérer dans cette voie. Son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, se félicitait même de l’existence d’un tel accord.

Paris emprisonne et expulse les militants kurdes

De fait, l’axe central de cette coopération est basé sur la lutte contre le terrorisme, le trafic de stupéfiants et l’immigration illégale. Un point particulièrement important. D’autant que le terme « terroriste » n’étant défini nulle part dans le texte de l’accord, cela autorise toutes les interprétations. L’Union européenne ayant inscrit le PKK sur la liste des organisations terroristes, la justification s’avère toute trouvée pour la France, qui s’empresse ainsi de poursuivre, emprisonner, juger et expulser les militants kurdes. Les poursuites se multiplient également à l’encontre de Kurdes à qui l’on reproche, sans preuves, une aide au financement du PKK.

La décision du gouvernement français, en novembre 2020, d’interdire les Loups gris, cette officine d’extrême droite turque (bras armé du parti MHP allié à l’AKP d’Erdogan) qui sévit également en France, ne doit pas faire illusion. Ce groupe d’obédience fasciste n’existe pas formellement dans notre pays. Et les associations culturelles et sportives au travers desquelles les Loups gris agissent ne sont pas touchées par la mesure. En revanche, l’assassinat de militantes kurdes à Paris, Fidan Dogan, Sakine Cansiz et Leyla Söylemez en janvier 2013, est le fait d’un homme aujourd’hui décédé mais dont les proches ont révélé qu’il se présentait comme un membre des Loups gris et avait des liens avec les services secrets turcs, le MIT.

Comment l’Élysée peut-il justifier le maintien de tels accords, non seulement au regard des droits de l’homme (des milliers d’opposants sont emprisonnés en Turquie), mais également dans l’aide apportée pour écraser le PKK ? Des centaines de membres du Parti des travailleurs du Kurdistan ont combattu l’organisation dite de l’« État islamique » et lui ont infligé sa première défaite à Kobané, au Kurdistan syrien. Mieux vaut pour Emmanuel Macron cacher cet accord de la honte, indigne de la France, qui n’a jamais été remis en cause. D’autant plus qu’il est scellé par une coopération sans faille entre les services de renseignement français et turcs qu’une levée du secret-défense dans l’affaire du meurtre des trois Kurdes, il y a dix ans, mettrait très certainement en évidence. P. B.

  publié le 4 janvier 2023

Jérusalem.
Provocation fasciste du ministre israélien
Itamar Ben Gvir

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le dirigeant d’extrême droite, membre du gouvernement de Benyamin Netanyahou, s’est rendu sur l’esplanade des Mosquées, ce mardi. Un geste qui rappelle celui d’Ariel Sharon en 2000, prélude à la seconde Intifada.

Adam Issam Chaker Ayyad n’avait que 15 ans. Mardi, alors que le jour venait de se lever et que le camp de Dheisheh près de Bethléem, où il vivait, s’éveillait à peine, un escadron de l’armée israélienne a fait irruption. L’adolescent a reçu une balle dans la poitrine. Il est décédé quelques instants plus tard. Lundi, deux autres Palestiniens ont été tués. L’année 2023 n’a que trois jours et les forces d’occupation ont déjà abattu trois Palestiniens.

Mardi matin, au même moment, à Jérusalem, Itamar Ben Gvir, figure de l’extrême droite israélienne et nouveau ministre de la Sécurité nationale, s’est rendu sur l’esplanade des Mosquées, protégé par la police et des hommes en civil alors qu’un drone survolait les lieux. Une image qui n’est pas sans rappeler celle d’Ariel Sharon, le 28 septembre 2000. Celui qui allait redevenir premier ministre quelques mois plus tard, mais alors simple député, avait décidé d’une démonstration de force contre les Palestiniens, déclenchant ainsi ce qu’on allait appeler l’Intifada al-Aqsa, du nom de la mosquée qui s’y trouve, près du dôme du Rocher à la coupole dorée.

Un site est un lieu de tensions régulières

L’esplanade des Mosquées est située dans la partie orientale, palestinienne, de Jérusalem, occupée depuis 1967 et annexée. Ce lieu saint musulman est placé sous l’administration du Waqf (organisme chargé de la gestion des biens religieux), relevant de la Jordanie, mais son accès est contrôlé par Israël. En vertu d’un statu quo historique et voulu par Moshe Dayan, les non-musulmans peuvent s’y rendre à des heures précises mais ne peuvent pas y prier. Troisième lieu saint de l’Islam, il est aussi le site le plus sacré du judaïsme sous le nom de « mont du Temple ». Or, ces dernières années, un nombre croissant de juifs, souvent nationalistes, y prient subrepticement après y être montés en simples visiteurs.

Le site est un lieu de tensions régulières. En 1996, une décision israélienne d’ouvrir une nouvelle entrée à l’ouest de l’esplanade a provoqué des heurts qui ont fait plus de 80 morts en trois jours. En juillet 2017, deux Palestiniens sont tués dans des affrontements avec la police israélienne. En août 2019, la police isaélienne charge les fidèles sur l’esplanade des Mosquées, faisant des dizaines de blessés palestiniens lors d’importantes commémorations juive et mulsulmane. En 2021, lors du ramadan, des manifestations nocturnes à Jérusalem et des affrontements jusque sur l’esplanade se sont mués en onze jours de guerre entre le mouvement islamiste palestinien Hamas et Israël. Et au printemps 2022, la présence sur l’esplanade des Mosquées, pendant le ramadan, de nombreux juifs et le déploiement sur place de forces policières se sont soldés par des centaines de blessés palestiniens sur et autour de l’esplanade. Ce qui a été largement perçu par les Palestiniens et plusieurs pays de la région comme une « provocation ».

Itamar Ben Gvir, qui y est allé à plusieurs reprises alors qu’il était député, avait annoncé son intention de s’y rendre en tant que ministre. C’est son premier geste depuis son entrée au gouvernement. Cela ne doit évidemment rien au hasard. Il s’agit pour lui de montrer ses muscles et de mettre en garde les Palestiniens. « Qu’ils comprennent que les temps ont changé », comme il l’affirme. Ben Gvir souhaite que les forces israéliennes puissent être plus répressives face aux « terroristes ». Pour cela, le gouvernement israélien envisage d’accorder une immunité totale aux soldats, notamment pour des faits pouvant être considérés comme des crimes de guerre. Ce qui revient à rejeter les décisions du tribunal de Nuremberg contre les nazis, en particulier le principe fondamental selon lequel « suivre les ordres » n’est pas une défense contre les crimes de guerre. Ben Gvir défend aussi l’annexion par Israël de la Cisjordanie, où vivent environ 2,9 millions de Palestiniens et 475 000 Israéliens dans des colonies jugées illégales par le droit international. Il prône également le transfert d’une partie de la population arabe d’Israël vers les pays voisins.

À peine le nouveau gouvernement investi, l’extrême droite israélienne passe donc à l’offensive pour atteindre ses objectifs. Ben Gvir sait que deux soldats sur dix partagent ses vues, « pensent qu’ils appartiennent à une nation supérieure et que les Palestiniens n’ont aucun droit ici », comme l’écrit le journaliste de Haaretz Gideon Levy. Pour le reste du monde, l’équation est simple. Soit Israël continue sa politique en violation du droit international et des résolutions de l’ONU sans aucune conséquence, soit il est enfin sanctionné politiquement et économiquement. Vendredi, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution demandant à la Cour internationale de justice de se pencher sur la question de l’occupation israélienne de territoires palestiniens. Au lieu de voter pour, la France s’est abstenue. De quoi réjouir Ben Gvir.

DES VOIX POUR LA PAIX Des personnalités s’élèvent contre la colonisation et affirment leur solidarité avec le peuple palestinien. L’Humanité les accueille dans ses colonnes :

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