PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

capitalisme de oct 2021 à juin 2022

 publié le 25 juin 2022

Indemnités de licenciement :
le « barème Macron » jugé non conforme aux engagements internationaux
de la France

Dan Israel sur www.mediapart.fr

Selon une institution dépendant du Conseil de l’Europe, cette mesure phare des ordonnances ayant réformé le Code du travail à l’automne 2017 « pourrait encourager les licenciements illégaux ». Mais la décision n’a rien de contraignant.

L’interminable feuilleton juridique qui s’est noué depuis 2017 autour du barème encadrant les indemnités prud’homales connaît un épilogue symbolique. Le Comité européen des droits sociaux (CEDS), émanation du Conseil de l’Europe (regroupant quarante-six pays, dont les vingt-huit États membres de l’Union européenne), a jugé que la France violait ses engagements internationaux en appliquant cette mesure phare des ordonnances ayant réformé à marche forcée le droit du travail à l’automne 2017.

Pour autant, cette décision, rendue le 23 mars dernier mais dont la publication officielle n’est prévue qu’en septembre, n’aura aucune conséquence pour notre pays.

Le barème, qui corsète étroitement les sommes que les salarié·es peuvent toucher lorsque leur licenciement est jugé abusif par un tribunal, a été définitivement validé en France par la Cour de cassation, le 11 mai dernier. Une décision irrévocable, mettant un terme à l’importante controverse juridique qui s’était développée dans les tribunaux français à partir de la fin 2018 : certains conseils des prud’hommes et plusieurs cours d’appel avaient décidé de ne pas appliquer ce barème, au motif qu’il ne permet pas d’indemniser de manière adéquate dans toutes les situations les salarié·es ayant perdu leur travail.

Avant les ordonnances, une personne salariée dont le licenciement était jugé sans cause réelle et sérieuse par les prud’hommes devait toucher en réparation une somme équivalente à au moins six mois de son salaire, si elle avait passé deux ans minimum dans l’entreprise.

Au nom du combat mené par le gouvernement contre la « peur d’embaucher », ce plancher a été divisé par deux : au moins trois mois de salaire à partir de deux ans d’ancienneté dans l’entreprise, et seulement un mois de salaire entre un an et deux ans d’ancienneté.

Le barème institue aussi un plafond, bien plus bas que ce qui pouvait être attribué par les prud’hommes (qui décidaient des sommes à payer par l’entreprise en fonction de la situation personnelle de la personne salariée) : le maximum autorisé ne dépasse pas l’équivalent de vingt mois de salaire, à partir de vingt-neuf ans d’ancienneté.

Le CEDS avait été saisi sur ce point par Force ouvrière en mars 2018 et par la CGT en septembre 2018. Comme l’a révélé Le Monde, et comme l’a détaillé le professeur de droit Julien Icard, l’institution a jugé « à l’unanimité » que « le droit à une indemnité adéquate ou à une autre réparation appropriée […] n’est pas garanti » par la réforme.

Cette dernière viole donc la Charte sociale européenne, ratifiée par la France en 1999 et dont le CEDS est chargé de contrôler le respect. C’est l’article 24 du texte qui est visé : il consacre le « droit des travailleurs licenciés sans motif valable à une indemnité adéquate ».

La Finlande et l’Italie déjà condamnées

Cette décision n’est pas une surprise totale. Même si à l’époque, l’exécutif avait rejeté ces objections, Mediapart avait signalé dès septembre et octobre 2017 que le barème prud’homal pourrait être jugé contraire à la Charte sociale européenne. En septembre 2016, la Finlande avait été condamnée par la CEDS pour avoir imposé un barème limitant à vingt-quatre mois maximum – quatre mois de plus que la France – la réparation du préjudice de salariés licenciés illégalement. En février 2020, l’Italie a été à son tour condamnée pour un dispositif similaire.

Dans le détail, le CEDS considère que les plafonds prévus par le barème prud’homal « ne sont pas suffisamment élevés pour réparer le préjudice subi par la victime et être dissuasifs pour l’employeur ». Par ailleurs, « le juge ne dispose que d’une marge de manœuvre étroite » pour évaluer le montant de l’indemnisation à accorder : si à dix ans d’ancienneté, le juge peut en effet échelonner les indemnités à verser de trois à dix mois de salaire, à trois ans d’ancienneté, il ne peut choisir qu’entre trois et trois mois et demi.

Le texte de la décision est sévère. Le comité considère que, « contrairement à ce qu’affirme le gouvernement » français, « la “prévisibilité” résultant du barème pourrait constituer une incitation pour l’employeur à licencier abusivement des salariés ». Dans certains cas, « cela pourrait encourager les licenciements illégaux », écrit-il.

Des arguments très proches de ceux qui avaient été développés le 31 mars dernier, devant la Cour de cassation par la première avocate générale de la Cour (l’équivalent d’une procureure). La magistrate avait demandé que le barème puisse être écarté, notamment au nom de la lutte contre les « discriminations indirectes », en fonction du profil des salarié·es : les femmes, les personnes plus âgées, celles et ceux qui portent un handicap… sont moins susceptibles de retrouver un travail après un licenciement.

« Ce qui me paraît extrêmement grave, c’est que pour les salariés qui ont peu d’ancienneté, il y a très peu d’intérêt à aller en justice », avait-elle souligné. La Cour de cassation ne l’avait finalement pas suivie, et avait validé en tout point la conformité du barème à la loi, y compris aux textes internationaux qui s’imposent à la France, et donc à la Charte sociale européenne.

L’argumentation de la cour reposait sur le fait que cette charte ne pouvait pas être invoquée dans un litige entre particuliers (comme un salarié et son ex-employeur), mais seulement dans une contestation visant un État.

Cette position était déjà prise par l’institution judiciaire dans un premier avis de juillet 2019, et prive donc les décisions du CEDS de toute portée concrète en France. Dans le commentaire accompagnant sa décision du mois de mai, la Cour de cassation avait d’ailleurs pris soin de le rappeler, assurant qu’une condamnation de la France n’aurait « aucun effet contraignant », et que les recommandations formulées seraient simplement « adressées au gouvernement ».

Le Conseil de l’Europe peine à imposer ses décisions en France

Cette prise de position ferme contredit une décision précédente de l’autre plus haute institution judiciaire française, mais sur le versant du droit administratif cette fois : dans un arrêt du 10 février 2014, le Conseil d’État avait précisément estimé que l’article 24 de la Charte sociale européenne pouvait « être utilement » évoqué devant les tribunaux français et que ses stipulations « ne requièrent l’intervention d’aucun acte complémentaire pour produire des effets à l’égard des particuliers ». Autrement dit, qu’il pouvait être cité sans contrainte devant un juge, et qu’il devait s’appliquer.

« Un tel hiatus pourrait donner lieu, si la juridiction administrative suivait le raisonnement du comité, à traiter différemment les salariés selon que leur litige du travail relève de la juridiction judiciaire ou administrative », souligne le professeur de droit Julien Icard dans Le Monde. En d’autres termes : le feuilleton juridique n’est peut-être pas terminé.

La dernière manche se jouera sans doute devant le comité des ministres du Conseil de l’Europe. Il peut en théorie demander à la France de changer sa loi. Mais il est généralement admis que les décisions du CEDS n’ont pas de caractère contraignant. C’est ce que prouve un autre long feuilleton juridico-social qui concerne la France : en novembre, le comité a une nouvelle fois condamné notre pays, après une première décision de 2010, pour l’utilisation du « forfait jours ».

Pour le CEDS, ce mode de décompte du temps de travail, qui comptabilise le nombre de jours travaillés et non les heures, ne permet pas de garantir le respect « d’une durée raisonnable de travail ». Fait rarissime, le comité des ministres a bien demandé le 23 février dernier à la France de revoir sa législation sur ce point. Sans que cette réclamation rencontre un écho particulier dans l’Hexagone.

publié le 24 juin 2022

A qui profite la crise ?
Voici comment « les spéculateurs de la faim » provoquent l’inflation

Augustin Langlade sur https://lareleveetlapeste.fr/.

L’opacité entretenue par « les cinq ou six compagnies » contrôlant « 80 % des transactions mondiales de céréales » et détenant « l’essentiel des stocks » provoque des « bulles spéculatives » sur les marchés mondiaux, qui anticipent une hausse continue des prix et en l’anticipant, la font advenir.

À quelques jours du prochain G7, qui se tiendra fin juin en Allemagne, deux ONG exhortent les chefs d’État à mettre fin aux « pratiques inacceptables » des « spéculateurs de la faim » qui font « grimper les prix des aliments ».

Dans un communiqué commun publié le 20 juin, Foodwatch France et le CCFD-Terre Solidaire, deux ONG luttant contre la faim dans le monde, ont appelé « les responsables des pays du G7 et de la Commission européenne » à adopter de toute urgence « une réglementation stricte » sur la spéculation alimentaire, qui menace de plonger certains pays dans une « grave crise de la faim ».

En 2021, les prix mondiaux des denrées de base avaient déjà augmenté de 28 %. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine — premier exportateur mondial d’huile de tournesol, troisième d’orge, quatrième de maïs, cinquième de blé —, le 24 février, ils ont à nouveau bondi de 20 % et s’élèvent désormais à « des niveaux historiquement jamais atteints », écrivent les ONG.

« Sur le marché mondial, le blé coûte presque 50 % de plus qu’en début d’année », précisent Foodwatch et le CCFD-Terre Solidaire, pour lesquelles le blocus des ports ukrainiens par la Russie, en mer Noire, et la crainte d’une « pénurie de blé, d’huiles végétales et d’engrais phosphatés » ne suffisent pas à expliquer l’inflation inédite des denrées alimentaires.

La « véritable cause » de cet emballement serait plutôt à rechercher dans les « fonds de placement, banques et traders » qui « se sont rués sur les principales places boursières de matières premières agricoles » et tentent de s’enrichir « en pariant sur le maïs et le blé » dont sont dépendants de nombreux pays qui n’en produisent pas suffisamment sur leur territoire, notent les deux ONG.

Cette interprétation de la crise rejoint celle du rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter. Le 10 juin, celui-ci expliquait que l’opacité entretenue par « les cinq ou six compagnies » contrôlant « 80 % des transactions mondiales de céréales » et détenant « l’essentiel des stocks » provoque des « bulles spéculatives » sur les marchés mondiaux, qui anticipent une hausse continue des prix et en l’anticipant, la font advenir.

Selon Olivier De Schutter, début juin, 280 millions de personnes se trouvaient en situation d’insécurité alimentaire aiguë, contre 150 millions avant le début de la guerre en Ukraine. Dans les pays déjà touchés par « des conflits, des ruptures climatiques ou une dette » tels que « l’Éthiopie, le Sud-Soudan, le Nigéria, le Yémen, l’Afghanistan, la Somalie », ajoutait le rapporteur, « le risque de famine se précise d’heure en heure ».

« Au plus fort de la crise alimentaire mondiale de 2008, le blé avait atteint 300 euros la tonne », rappelait, en mars, Benoît Biteau, député écologiste au Parlement européen, dans les colonnes de La Tribune. Le 3 juin, la tonne de blé livrable en septembre se négociait 378 euros, après un plus haut historique, mi-mai, à 438 euros.

Le risque est donc grand que des émeutes de la faim semblables à celles qui ont touché des dizaines de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, fin 2007-début 2008, éclatent de nouveau à travers le monde.

Les leçons de cette crise alimentaire, aggravée par la spéculation et qui ne s’est terminée que cinq ans plus tard, en 2013, ne semblent pas avoir été tirées par les États ; et « comme toujours, insiste le CCFD-Terre Solidaire, les populations les plus pauvres en paieront le plus lourd tribut. »

À l’heure où les volumes des transactions spéculatives sur les bourses de matières premières augmentent « de façon spectaculaire », « les États membres du G7 doivent prendre des mesures fortes pour empêcher ces “profiteurs de la faim” de sévir ! » abonde Jean-François Dubost, directeur du plaidoyer auprès de l’ONG catholique. « Il serait indécent qu’une poignée de spéculateurs s’enrichisse pendant que des millions de personnes tombent dans l’insécurité alimentaire. »

Afin de mobiliser les dirigeants qui se réuniront du 26 au 28 juin en Allemagne, les deux ONG ont mis en ligne une pétition demandant d’introduire, sur les marchés financiers, des « limites de position » déterminant « le nombre, le montant et le volume des contrats que les investisseurs sont autorisés à faire sur certaines matières premières ».

publié le 22 juin 2022

L’évasion fiscale suisse des géants français du matériel électrique

Yann Philippin sur www.mediapart.fr

Les premiers distributeurs mondiaux du matériel électrique Sonepar et Rexel ont créé de discrètes sociétés suisses pour toucher de l’argent des industriels, dont Schneider et Legrand. La justice soupçonne un lien avec l’entente présumée sur les prix mise en place par ces entreprises.

Avec son porche prétentieux et son architecture fadasse, le Geneva Business Center de Lancy est un nid à multinationales typique de l’agglomération genevoise. Mais le 6 septembre 2018, le bâtiment a reçu une visite inhabituelle. La juge d’instruction française Aude Buresi, accompagnée de représentants des autorités suisses, a perquisitionné l’un des locataires : la société Sonepar International Services (SIS), filiale du groupe français Sonepar, mastodonte de la distribution de matériel électrique, qui réalise 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Le même jour, une série de perquisitions était menée en France dans la même affaire qui vise quatre géants français du secteur : les fabricants de matériel électrique Schneider (numéro 2 mondial) et Legrand, ainsi que leurs distributeurs Sonepar et Rexel, respectivement numéro 1 et numéro 2 mondiaux.

L’information judiciaire porte sur un vaste système présumé d’« entente illicite » sur les prix destiné à limiter la concurrence, révélé par Mediapart. Mais aussi sur d’autres délits qui avaient été signalés au parquet de Paris par l’Agence française anticorruption (AFA) : « faux et usage de faux », « abus de confiance », « abus de biens sociaux », « corruption » et « blanchiment de fraude fiscale ».

C’est justement au sujet des soupçons de fraude fiscale que la juge Buresi s’est rendue en Suisse. Sonepar et son concurrent Rexel ont en effet créé à Genève de discrètes structures destinées à éluder l’impôt de France, et qui pourraient être liées au cartel présumé, selon une enquête de Mediapart, qui a eu accès à des documents confidentiels issus du dossier judiciaire.

C’est lors d’un contrôle de routine de Sonepar que l’AFA est tombée sur sa filiale genevoise SIS. Cette petite société créée en 2002 ne comptait qu’une quinzaine de salariés en 2018 - ils sont une trentaine aujourd’hui, nous a indiqué Sonepar. SIS facture aux fabricants de matériel électrique, comme Schneider et Legrand, des études sur les ventes de leurs produits.

Un business très lucratif, puisque SIS réalise 70 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, versés par environ 40 fournisseurs. Le mastodonte Schneider paye à lui seul 12,3 millions d’euros par an à la filiale suisse de Sonepar.

Son concurrent Rexel, deuxième distributeur mondial de matériel électrique, a fait exactement la même chose : il facture lui aussi des études de marché aux industriels dont il vend les produits, via une structure genevoise créée en 1993 et aujourd’hui nommée Rexel Strategic Suppliers Services (R3S). Selon nos informations, elle réalise un chiffre d'affaires de plusieurs dizaines de millions par an.

Selon nos informations, ces structures suisses de Sonepar et de Rexel ont négocié un « ruling », c’est-à-dire un accord fiscal qui leur a permis de bénéficier d’un taux d’imposition sur les bénéfices compris entre 11 et 14 %, soit près de trois fois moins que le taux de 33 % applicable en France jusqu’en 2021. Grâce à ce système, Sonepar a économisé plus de cent millions d’euros d’impôts, selon une estimation de Mediapart.

Pour que le système soit légal, il faudrait que les données sur les ventes de matériel électrique, que SIS facture à prix d’or aux fabricants, soient achetées aux filiales de Sonepar qui en sont propriétaires, notamment en France.

Mais lors du contrôle de l’AFA, Sonepar a été incapable de fournir le moindre contrat formalisant la vente de ces données au sein du groupe. La juge Buresi soupçonne donc que ces données sont cédées « à titre gratuit » par Sonepar à sa filiale genevoise SIS, afin d’organiser « des remontées fictives de bénéfices » vers la Suisse et « éluder l’impôt en France », écrit-elle dans sa demande d’entraide à la justice helvétique.

« Il existe des raisons sérieuses de soupçonner que les délits de fraude fiscale et de son blanchiment sont ainsi constitués », écrivait pour sa part l’AFA dans son signalement au parquet.

Sonepar a refusé de répondre à nos questions au motif qu’une enquête judiciaire est en cours, mais « conteste fermement l’ensemble des accusations qui sont portées à son encontre et rejette toute responsabilité pénale ». Rexel indique que sa filiale suisse R3S « n’est pas visée par l’information judiciaire » en cours, qu’elle « se conforme aux règles fiscales », et que « son taux d’imposition est nettement supérieur à celui » indiqué par Mediapart (lire l’intégralité des réponses dans l’onglet Prolonger).

La juge Buresi soupçonne par ailleurs que les prestations vendues par SIS aux fabricants comme Schneider et Legrand pourraient être surfacturées. Et qu’elles pourraient constituer une récompense versée à Sonepar « pour sa participation à une entente verticale », c’est-à-dire au cartel présumé révélé par Mediapart et visé par l’enquête judiciaire.

L’Agence française anticorruption écrit elle aussi que « les montants importants prévus dans ces contrats, plus de 12 millions par an pour Schneider, pourraient paraître disproportionnés au regard du service apporté d’analyse des ventes ».

Lorsque l’AFA a réclamé, lors de son contrôle, les contrats passés par SIS avec Schneider et Legrand, la patronne de Sonepar, Marie-Christine Coisne-Roquette, a obstinément refusé de les donner. Mais la justice a fini par mettre la main sur ces documents, qui contiennent des éléments troublants.

La valeur des services rendus pose en effet question. Le contrat entre SIS et Schneider prévoit qu’en plus de l’analyse des ventes, le numéro 2 mondial du matériel électrique paie pour avoir droit à des « séminaires » avec les cadres de Sonepar, destinés à « favoriser, à tous les niveaux, les échanges et la bonne compréhension entre les femmes et les hommes qui sont les acteurs des relations commerciales » (voir notre document). Alors même que la « bonne compréhension » fait partie des relations normales, et a priori gratuites, entre un industriel et le distributeur qui vend ses produits.
 

On retrouve aussi des clauses étranges dans les contrats avec Legrand, qui paie SIS à Genève pour avoir droit à des « réunions stratégiques » avec son distributeur, mais aussi pour obtenir « des informations sur l’évolution du groupe Sonepar » ou encore la « liste très détaillée des principaux contacts et points de vente des sociétés du groupe Sonepar ».

Sonepar, Rexel, Schneider et Legrand n’ont pas souhaité commenter ces points précis. Sonepar répond seulement que sa filiale suisse SIS fournit « des services d’analyse et d’étude à forte valeur ajoutée à des dizaines de partenaires stratégiques du groupe opérant aux quatre coins du monde ». Rexel indique que sa filiale genevoise R3S « réalise notamment des prestations de service de marketing international ».

Autre fait troublant : plusieurs de ces contrats sont rétroactifs. Schneider a signé son premier accord avec SIS en 2006, pour un montant de 6 millions par an à l’époque. L’avenant à cet accord pour la période 2011-2012 a été signé le 24 décembre 2011, plus d’un an après son entrée en vigueur.

Même chose pour le contrat entre SIS et le fabricant de matériel électrique Legrand pour les années 2012 et 2013. Il a été signé en personne par Gilles Schnepp, à l’époque patron de Legrand (il préside aujourd’hui le conseil d’administration de Danone), le 2 avril 2013, soit un an et demi après la date d’entrée en vigueur de l’accord. Le contrat prévoit que Legrand doit verser en Suisse jusqu’à 3,3 % du montant des ventes de ses produits réalisées par Sonepar, ce qui représente des millions d’euros par an.

Contactés à ce sujet, les protagonistes se sont refusés à tout commentaire. Schneider et Legrand se bornent à répondre qu’ils agissent « de manière éthique et responsable » et « dans le strict respect de la législation et de la réglementation en vigueur ».

publié le 22 juin 2022

Fraude fiscale de McDonald's : à l'origine de l'amende d'1,25 milliard d'euros, il y a l'action d'un syndicat

Luis Reygada sur www.humanite.fr

La justice a validé l’accord qui clôt une enquête lancée à la suite d’une plainte de la CGT pour « blanchiment de fraude fiscale en bande organisée ». Si l’amende infligée à McDonald’s représente bien une ­victoire, le syndicat ne compte pas en rester là. Récit d'une action syndicale inédite.

Un milliard deux cent quarante-cinq millions d’euros – ou 1 245 624 269 euros pour être plus précis : c’est la somme folle que McDonald’s a accepté de payer à l’État afin d’éviter d’être poursuivi au pénal pour fraude fiscale. L’affaire est sans précédent et il y avait foule, ce jeudi matin, dans la salle 2-13 du tribunal judiciaire de Paris pour écouter le juge valider l’accord conclu entre le procureur de la République et le roi du fast-food.

Un règlement qui n’implique pas la reconnaissance d’une faute, même si le président de l’audience a pris plus d’un quart d’heure pour exposer les mécanismes financiers mis en place par le leader mondial de la restauration rapide pour échapper à l’impôt sur les sociétés dans l’Hexagone.

Une « amende d’intérêt public »

Sociétés interposées, schémas de droits de licence, transferts de coûts de développement, taux de redevance de services, système de filiales et de franchises, pourcentages de bénéfices triangulés entre la Suisse, le Luxembourg et les États-Unis à partir de la France… Présentation PowerPoint à l’appui, c’est tout le « système McDo » qui est mis à nu. Il aurait ainsi permis de soustraire 469 millions d’euros de recettes au fisc.

Le numéro 1 du hamburger contourne les règles du fisc au moyen notamment de redevances reversées à sa maison mère européenne, basée au Luxembourg.

Proposée par le Parquet national financier (PNF), la procédure –une convention judiciaire d’intérêt public (Cjip) - est finalement homologuée par le juge qui confirme le montant de l’« amende d’intérêt public » et clôt ainsi une enquête lancée à la suite des actions pénales initiées fin 2015 par le CE de McDonald’s Ouest parisien et la CGT McDonald’s Île-de-France.

« C’est totalement inédit ! lance Gilles Bombard, ancien secrétaire général dudit syndicat. Cet argent que l’État va toucher, c’est l’aboutissement de notre démarche syndicale. À la CGT, nous avons toujours eu des revendications sur les salaires en nous basant sur la relocalisation des profits. Sans notre action, il n’y aurait pas eu d’enquête du PNF. »

« Il a fallu contourner le verrou de Bercy »

Retour en 2013. Alors que CGT devient majoritaire au comité d’entreprise d’une des filiales françaises de McDonald’s, ses élus réclament hausses de salaires et primes d’intéressement aux bénéfices pour les employés. « Impossible ! » rétorque alors la direction, bilans comptables à l’appui  les mauvais résultats de l’entreprise ne le permettent pas.

« Nous avons déclenché des expertises qui nous ont permis de comprendre pourquoi l’entreprise était tout le temps dans le rouge alors que le chiffre d’affaires était très bon et qu’elle continuait d’ouvrir de nouveaux restaurants  », raconte Gilles Bombard.

La raison était prévisible et c’est la publication, début 2015, d’un rapport élaboré par une coalition de syndicats européens et américains qui les met sur la voie : le numéro un du hamburger contourne les règles du fisc au moyen notamment de redevances reversées à sa maison mère européenne, basée au Luxembourg. Résultat : une non-rentabilité ­organisée aux dépens des recettes de l’État, mais aussi de ses plus de 75 000 salariés, avec un manque à gagner ­estimé à 969 euros par an pour chacun d’eux (1).

Attac calcule que la fraude aux prélèvements obligatoires s’élèverait à plus de 100 milliards d’euros par an.

« Il a fallu contourner le verrou de Bercy pour qu’il y ait une enquête, poursuit le syndicaliste. Pour court-circuiter le ministère, nous avons décidé d’agir au pénal et dénoncé des faits de “blanchiment de fraude fiscale en bande organisée”. » C’est cette action, poursuivie par le PNF, qui a permis d’aboutir à la sanction en milliard confirmée ce jeudi.

« Tout le monde est lésé par l’évitement fiscal des grands groupes, assure Anne de Haro, juriste et administratrice à l’Ugict-CGT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens). L’argent qui n’est pas versé par ces groupes à l’État – donc à la collectivité – est compensé par les impôts de toutes et tous. »

Pour les avocates des syndicalistes plaignants, l’ancienne magistrate anticorruption Eva Joly et sa fille Caroline Joly, la taille « colossale » de l’amende serait « dissuasive » et pourrait « changer les pratiques des grands groupes ».

Du côté d’Attac, on remarque surtout que cette affaire confirme la magnitude des sommes détournées aux dépens de l’intérêt général. « On doit en être à la dixième Cjip pour fraude fiscale, signale Vincent Drezet, membre du conseil scientifique de l’organisation. Avec Google l’amende avait déjà atteint les 500 millions d’euros. Là, on atteint le milliard. Ces chiffres révèlent l’ampleur de la fraude fiscale que nous ne cessons de dénoncer. »

Attac calcule que la fraude aux prélèvements obligatoires s’élèverait à plus de 100 milliards d’euros par an. « On voit bien que les grands groupes siphonnent les bénéfices des entités en France avec des pratiques qui n’ont rien de légal », explique l’économiste fiscaliste, avant d’avertir qu’il ne faudrait surtout pas laisser le gouvernement s’attribuer cette victoire contre McDonald’s. La réalité, c’est que les services de contrôle fiscal de l’État sont chaque fois plus faibles », affirme-t-il.

Une réparation à obtenir pour les salariés

Si l’amende infligée à McDonald’s représente bien une ­victoire, à la CGT, on ne compte pas en rester là. Impensable pour la centrale que seul l’État soit reconnu comme victime des pratiques de la firme aux 5,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France (2019). « Nous envisageons toutes les suites juridiques à apporter à cette décision afin que les salariés puissent obtenir la réparation de leur préjudice avec les nombreuses primes de participation qu’ils n’ont pu obtenir à cause de ce système frauduleux », annonce-t-elle dans un communiqué.

« Nous avons tiré la queue du tigre, sourit Anne de Haro. La financiarisation des entreprises est devenue un axe de travail important à l’Ugict-CGT et nous avons décidé d’aider nos élus avec des formations spécifiques. Nous sommes en train de concevoir un “guide sur les prix de transfert”, prévu pour l’automne.

Cette affaire prouve aussi que les salariés et les syndicats doivent s’emparer de ces questions pour que ça bouge. » Le combat sera rude, en effet. McDonald’s Europe a maintenant déménagé du Luxembourg vers le Royaume-Uni, désormais plus accommodant fiscalement. 

(1) Selon un rapport publié en avril 2017 par ReAct, Attac France et la CGT McDonald’s.

 

 

 

Fraude fiscale : McDo paye
une amende maxi best of

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Le tribunal de grande instance de Paris a prononcé jeudi contre McDonald’s la sanction financière la plus salée de l’histoire pour fraude fiscale. 1,2 milliard d’euros sont tombés dans les poches de l’État, mais les salariés de l’entreprise, privés de participation pendant des années, n’y ont pas droit. 

L’amende la plus salée de l’histoire de la fiscalité en France. Après cinq ans de procédures, treize gardes à vue, près de quatre cents procès-verbaux, des écoutes téléphoniques, des perquisitions et une longue phase de négociation de deux ans, émaillée par près de trente-six réunions, le verdict est tombé.

McDonald’s devra signer un chèque de 1,245 milliard d’euros au Trésor public, dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), venue conclure une longue enquête sur les pratiques de fraude fiscale organisées par le géant du fast-food de 2009 à 2020. 

Malgré la somme, cette convention reste une porte de sortie favorable pour le géant du fast-food : dans cette justice de la négociation, aucun des dirigeants n’est inquiété et même si l’entreprise reconnaît les faits, cela ne vaut pas condamnation. 

Dans le détail, lors d’une audience jeudi 16 juin au tribunal judiciaire de Paris, le juge a validé l’amende d’intérêt public la plus élevée jamais prononcée en France : 508 millions d’euros, soit « le maximum possible », a précisé Jean-François Bohnert, le procureur national financier.

Cette somme vient s’ajouter aux quelque 737 millions que l’administration fiscale réclame au groupe pour régler l’impôt sur les sociétés qui avait été détourné par un schéma de fraude fiscale faisant atterrir au Luxembourg une partie du bénéfice de la filiale française du géant du hamburger. Le tout équivaut très exactement à 1 245 624 269 euros, que McDonald’s, renonçant à son délai de rétraction, devra payer dans les dix jours. 

Ce milliard 245 millions représente à lui seul un tiers du budget annuel de la justice, il permettrait de financer le salaire net de cinq cents magistrats.

Du côté du parquet national financier, on multiplie les comparaisons pour dire l’importance de l’amende : « Cette somme, c’est entre 2,5 et trois fois les impôts éludés », a insisté à l’audience le procureur Antoine Jocteur Monrozier, avant de se lancer dans une petite comparaison budgétaire : « Ce milliard 245 millions représente à lui seul un tiers du budget annuel de la justice, il permettrait de financer le salaire net de cinq cents magistrats pour lutter - le cas échéant - contre la fraude fiscale»

Et de continuer en citant des références moins judiciaires : l’équivalent des investissements de l’État pour les Jeux olympiques de 2024 à Paris, ou de l’ensemble de l’aide publique versée par l’État en matière d’éducation dans le monde. Une remarque qui a animé la salle 213 du tribunal de grande instance de rires narquois, sauf peut-être du côté des bancs de la défense. 

Une défense sans sel 

Les représentants de McDonald’s s’en sont tenu au strict minimum. À la barre, le directeur juridique et quelques avocats. Ces derniers s’expriment de manière très succincte, dans des styles légèrement différents. Quand le premier salue avec révérence le « rapport absolument parfait » qu’avait établi le président du tribunal, un autre se montre plus acide, se permettant de « jouer les trouble-fêtes » en assurant que si procès il y avait eu, la défense aurait disposé « d’arguments » et de « réponses aux griefs qui [leur] sont faits ».

Mais de procès il n’y aura pas, ce n’est pas cette option qu’a choisie McDonald’s. Et pour cause : la CJIP permet à l’entreprise de ne pas se soumettre à un véritable procès, plus long, plus médiatique et engageant non plus seulement la personne morale mais aussi les dirigeants eux-mêmes. 

C’est pour éviter tout cela, mais surtout une probable condamnation, que McDonald’s a préféré sortir le chéquier. Le statut de l’enquête préliminaire choisie par le parquet national financier ne permet pas non plus que des parties civiles se constituent.

Les salarié·es qui, pendant des années, n’ont pas touché d’intéressement à cause de la fraude fiscale de leur employeur, sont donc exclus du champ de l’accord. C’est pourtant la plainte des représentants d’une partie des employé·es parisien·nes, tout début 2016, qui a déclenché la machine judiciaire. Les membres du personnel se plaignaient principalement de n’avoir droit à aucune participation, du fait du déficit artificiellement affiché par les filiales qui les employaient. 

Après l’audience, au micro de nombreuses chaînes de télévision et de radio ayant fait le déplacement, l’avocat de la société, Denis Chemla, s’en est tenu aux éléments de langage, répétant sur tous les tons que le cas est « un litige technique », « une différence d’appréciation » faite d’une « matière technique, complexe ».

Insistant sur l’essence même de la convention judiciaire d’intérêt public, l’avocat ne s’est pas privé de rappeler que la sanction financière ne vaut pas condamnation. Dans un court communiqué de presse distribué à la sortie de l’audience, McDonald’s précise que sur la période étudiée par la justice, de 2009 à 2020, « l’entreprise et ses franchisés ont payé plus de 2,2 milliards d’euros d’impôt sur les sociétés en France et créé près de 25 000 nouveaux emplois ».

Si l’enseigne se targue régulièrement d’être le premier employeur de jeunes de France, elle coûte cher à la collectivité.

Pour rappel, McDonald’s en France, c’est 1 500 restaurants, près de 75 000 salariés. Un mastodonte de la restauration rapide et de l’immobilier dont le dernier chiffre d’affaires annoncé dans le pays, en 2019, s’élevait à 5,4 milliards d’euros. Cela en fait le deuxième plus grand marché national pour l’entreprise, après les États-Unis. 

Si l’enseigne se targue régulièrement d’être le premier employeur de jeunes de France, elle coûte cher à la collectivité. En raison de l’évasion fiscale organisée pendant des années, mais aussi en aides publiques. Comme de nombreuses autres grandes entreprises, le roi du hamburger a profité de nombreuses subventions publiques, du CICE aux réductions de cotisations en passant par le plan de relance du gouvernement lié à la pandémie.

Par exemple, selon les calculs de l’ONG ReAct, « le ​Plan “1 jeune, 1 solution”​ pourrait avoir rapporté, en six mois, jusqu’à 45 millions d’euros d’argent public à McDonald’s, ​pour des embauches auxquelles l’enseigne aurait procédé de toute façon » (lire ici les enquêtes d’Alternatives économiques qui s’appuient sur les rapports de ReAct)

Des redevances envoyées au Luxembourg 

Retour salle 213 du tribunal de grande instance. Contrairement à ce qu’affirme McDonald’s, le schéma fiscal employé entre 2009 et 2020 n’est pas si complexe à expliquer. Le président du tribunal, Stéphane Noël, s’y est pris très simplement, point par point, diaporamas à l’appui, avec un ton pédagogue, parfois moqueur. 

Pour résumer, McDonald’s rendait ses restaurants déficitaires en France par un jeu de transferts de redevances financières entre ses filiales internationales. Le montant amassé par l’entreprise avec cette combine a été calculé par le fisc à plus de 469 millions d’euros, sur onze ans.

Le président du tribunal a rappelé qu’en France, le groupe est composé de quelques restaurants détenus directement par des filiales de l’entreprise, mais surtout d’une grande majorité de restaurants gérés par des franchisés. Une myriade de petits patrons qui administrent leurs restaurants comme des PME, comme nous l’avions déjà expliqué. Ces restaurants franchisés représentent plus de 80 % de l’ensemble des McDo de France. 

Ces restaurants font remonter une partie de leur chiffre d’affaires au groupe, par le biais d’une redevance censée financer le droit d’utiliser la marque. Et c’est là que tout se complique. Pour le fisc français, le problème est double. 

D’abord, la redevance, passée de 5 à 10 % du chiffre d’affaires à partir de 2009 paraît trop importante au vu de ce qui serait facturé pour le même service entre deux entreprises complètement distinctes. Stéphane Noël a noté que le taux de cette redevance était le plus élevé d’Europe. « Cette captation d’actifs se traduisait forcément par une diminution de l’impôt dû. C’est le cœur de la procédure. »

Deuxièmement, McDonald’s faisait atterrir ces redevances dans une filiale luxembourgeoise, où l’impôt sur cette catégorie de revenus est indolore. Les redevances passaient ensuite par la Suisse et les États-Unis, et plus particulièrement le Delaware qui est considéré comme un paradis fiscal.

« À l’époque on nous disait que c’était comme ça, qu’on ne pourrait jamais questionner la redevance. Finalement, on l’a fait », se félicite aujourd’hui l’ancien délégué syndical CGT des restaurants de l’Ouest parisien, Gilles Bombard. L’homme, qui n’est plus salarié de la chaîne depuis deux ans, s’est déplacé pour l’audience, aux côtés d’Eva Joly, ancienne magistrate et avocate des salariés à l’époque, et de quelques élu·es s’intéressant aux questions fiscales, dont l’Insoumise Manon Aubry. 

Ronald McDonald au royaume de la justice négociée 

Les sanctions financières prononcées le 16 juin sont une victoire pour le syndicaliste. Son engagement et celui de ses collègues sont aujourd’hui reconnus à l’international : « Cette énorme amende témoigne des années de campagne des syndicats et des gens ordinaires qui ont mis en lumière les pratiques douteuses de McDonald’s et forcé les gouvernements à agir », affirme Asad Rehman, directeur de l’association britannique War on Want, qui a rédigé deux importants rapports sur l’optimisation fiscale du roi du hamburger.

« L’amende historique record infligée par le gouvernement français montre que le fait de voler l’argent du public et des travailleurs peut être puni », a abondé Jan Willem Goudriaan, secrétaire général de la fédération syndicale européenne European Federation of Public Service Unions. 

En 2015, c’est l’expertise comptable demandée par les syndicats des restaurants de l’Ouest parisien qui a permis d’établir les bizarreries comptables ayant cours chez McDo. Entre la redevance obligatoire, et le loyer, également versé à la chaîne : « À peu près 25 % de notre chiffre d’affaires s’évaporait », rappelle Gilles Bombard.

Le comité d’entreprise de McDonald’s Ouest parisien a porté plainte pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale auprès du procureur de la République de Versailles, puis auprès du parquet national financier un an plus tard. Douze mois après, ce dernier ouvrait une enquête, confiée à l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF).

Les résultats présentés à l’audience sont le fruit de ce travail de plusieurs années, dont tout le monde s’est félicité au tribunal, dans une ambiance d’une grande politesse. La justice loue l’implication de McDo, l’entreprise remercie de la « gentillesse » de la remarque. Amabilités pour saluer une justice négociée, devant des salariés pour le moins dubitatifs. 

« Aujourd’hui, on reste sur notre faim. Nous sommes satisfaits de cette amende record, satisfaits d’avoir œuvré sur le plan général. Mais sur le plan personnel ce n’est pas terminé, avertit Gilles Bombard. On va réfléchir à comment les salariés vont pouvoir demander, eux aussi, réparation de leurs préjudices, puisque beaucoup n’ont pas pu toucher de primes de participation à cause de ce système considéré comme frauduleux. »

À la sortie de l’audience, ils sont nombreux à s’imaginer ferraillant contre le géant du fast-food lors de procédures civiles, pour faire valoir leur droit à l’intéressement qui leur a été soustrait pendant des années. Mais il faudra encore du temps et de l’argent. 

D’autres combats attendent les militants. Devant le tribunal, sous une chaleur harassante, une vingtaine de salarié·és, syndiqué·es à la CGT ou membres du collectif « McDroits », chantent : « Frite par frite, nugget par nugget, on reprendra le fric de McDonald’s ! » Tous racontent la violence du management, les cadences infernales, les salaires trop bas.

Le tract qu’ils distribuent « à destination des candidat·e·s aux élections législatives » détaille les violences sexistes et sexuelles vécues par les salariées, sur lesquelles Mediapart a enquêté, dénoncent « une division raciste du travail » et s’inquiètent des « atteintes régulières à la liberté syndicale »

Autant de sujets dont il n’est pas sûr que la justice soit saisie, malgré l’éclatante victoire du jour. Une fable de La Fontaine, citée par une militante présente au tribunal, le rappelle : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

publié le 10 juin 2022

Un front très large d’économistes soutient le programme de la Nupes

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Plus de 300 économistes, dont Thomas Piketty, apportent leur soutien au programme de la Nupes. Une « assemblée de compétences » avec laquelle la coalition de gauche compte bien rester en lien, qu’elle gouverne ou qu’elle occupe des postes clés à l’Assemblée après les législatives.

« Guillotine fiscale » pour le ministre du budget Gabriel Attal dans Le Monde, « taxes sans limites » pour l’économiste Philipe Aghion dans Les Échos, « ruine » du pays pour le ministre de l’économie Bruno Le Maire sur France Inter… Depuis le mois dernier, les attaques contre la crédibilité économique du programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) enflent à mesure que l’échéance du premier tour des élections législatives approche.

Plusieurs fois déjà, les économistes du parlement de la Nupes sont montés au créneau pour défendre leur projet, en publiant des rapports, réponses, contre-réponses (lire sur Mediapart le blog des Économistes du parlement de l’Union populaire), ou encore en proposant des débats publics avec leurs détracteurs – en vain. Après avoir répliqué, dans une posture défensive, ils sont passés à l’offensive – une stratégie voulue notamment par la présidente du parlement de la Nupes, Aurélie Trouvé.

Le 9 juin, à quelques heures du scrutin, la coalition de la gauche et des écologistes a reçu le soutien, sous forme de tribune publiée sur le site du Journal du dimanche, de plus de 300 économistes. Une masse critique d’autant plus considérable que parmi eux figurent des piliers de la discipline, aux attaches politiques très diverses, et qui s’étaient jusqu’à présent tenus à distance de cette séquence électorale.

L’union sacrée des économistes

C’est le cas d’un groupe d’économistes plutôt affiliés à la gauche social-démocrate – au sens historique du terme –, pour beaucoup d’anciens soutiens de Benoît Hamon en 2017, dont les travaux irriguaient certains programmes en 2022 – celui de Yannick Jadot par exemple – sans qu’ils n’apparaissent : Thomas Piketty, Julia Cagé, Dominique Méda, Gabriel Zucman, Lucas Chancel, Jézabel Couppey-Soubeyran ou encore Isabelle This Saint-Jean.

À l’autre bout de cet arc politique de gauche, des économistes tenants d’une hétérodoxie plus marquée, comme Bernard Friot (dont la proposition d’une « sécurité sociale de l’alimentation » figure dans le programme de la Nupes), Bruno Amable et Jacques Généreux (longtemps secrétaire national à l’économie du Parti de gauche).

Économiste membre du groupe Upeco (les économistes du parlement de l’Union populaire), Cédric Durand, une des têtes pensantes de cette tribune, explique cet élargissement : « On avait déjà eu des contacts avec eux pendant la présidentielle. Ce nétait pas hostile mais hésitant, il y a eu des échanges de qualité, qui aujourd’hui débouchent sur ce texte en raison à la fois du rassemblement et de la malhonnêteté intellectuelle des attaques. »

Le texte, qui taille en pièces la « politique de l’offre » du gouvernement (« peu efficace et injuste, cette stratégie conduit in fine à la dégradation de la situation du pays, tant sur le plan des indicateurs sociaux et écologiques que sur celui du développement économique »), propose au contraire une bifurcation, par « une remobilisation de la puissance publique et la construction d’un projet productif à long terme, compatible avec le respect de la biosphère », et une planification écologique « compatible avec une décroissance des pollutions et de l’utilisation des ressources naturelles ».

Les signataires expliquent qu’un tel projet est finançable par une « fiscalité plus progressive sur les revenus et les patrimoines, le rétablissement de l’ISF et la suppression de la flat tax ainsi que la lutte contre la fraude », et un « recours accru au pôle public bancaire afin d’orienter la création monétaire et l’épargne des Français vers les besoins collectifs et se prémunir contre les effets déstabilisateurs des marchés financiers ».

Avec cette tribune, la Nupes fait coup double. Non seulement elle témoigne de la solidité de son programme (lire l’analyse de Romaric Godin) et de l’élargissement de son socle politique, mais elle jette une lumière crue sur l’absence de propositions du camp macroniste. « En 2017, il y avait eu une tribune d’économistes pour soutenir Macron, mais aujourd’hui ils sont totalement absents, constate l’économiste Éric Berr, membre du parlement de la Nupes. On les cherche, car ils savent eux-mêmes que la voie sur laquelle veut nous engager Macron est très périlleuse. »

Même constat de la part de Jacques Généreux : « Où penche le sérieux économique, quand les économistes qui avaient signé cette tribune en faveur de Macron en 2017 n'osent plus associer leur nom au sien aujourd'hui ? », interroge-t-il. 

Une nouvelle vision de l’économie politique

Alors que la stratégie de Jean-Luc Mélenchon consiste, depuis le début de cette campagne pour les législatives, à instaurer un duel avec Emmanuel Macron, ce texte enfonce le clou. « En face, il n’y a rien, à part une grande mauvaise foi, qui traduit une grande inquiétude », estime Éric Berr, qui ajoute que « Macron veut intensifier le néolibéralisme au moment où tout le monde s’engage dans une autre voie », l’air de dire que, désormais, les hétérodoxes ne sont plus ceux qu’on croit.

L’économiste Éloi Laurent, auteur cette année du livre La Raison économique et ses monstres (Les Liens qui libèrent), a accepté de signer ce texte – une première, alors qu’il n’a jamais signé auparavant de tribune d’économistes. Joint par Mediapart, il explique qu’il est « exceptionnel » tant par la qualité de ses signataires – « une assemblée de compétences utiles pour gouverner, dont beaucoup de membres sont familiers des politiques publiques, et pas seulement de l’analyse économique » – que par son contenu.

Il refuse en effet de céder au « procès en incrédibilité économique » fait à la Nupes, et de se placer sur le terrain du « crédibilisme économique », pour promouvoir « une nouvelle façon de concevoir l’économie » : « Ce texte est important car il remet la crédibilité économique à sa place, derrière l’articulation entre urgence sociale et urgence écologique. Le discours sur la crédibilité économique, c’est le programme implicite du pouvoir en place, qui n’a pas d’autre programme que de dire : “Nous sommes la raison économique.” Il ne faut pas adopter le langage de nos adversaires », estime-t-il.

Plus largement, Cédric Durand inscrit l’avènement de cette nouvelle doctrine économique dans un « mouvement historique » général après la crise de 2008 et celle du Covid : « On est à un moment où Thomas Piketty parle de dépassement du capitalisme et où ceux qui se situent à l’extrême gauche se retrouvent dans la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Cela s’explique par la crise du néolibéralisme. Il n’y a plus de grain à moudre dans le blairisme, ce qui ouvre la voie à une politique plus interventionniste. »

Quoi qu’il arrive le 19 juin, Aurélie Trouvé, qui entretient de bonnes relations avec le secteur universitaire – étant depuis vingt ans elle-même économiste –, souhaite que ce groupe perdure sous la forme d’un « conseil économique de la Nupes » et alimente le travail de la coalition à l’Assemblée nationale – qu’elle soit majoritaire ou pas.

publié le 6 juin 2022

Que Macron compte-t-il nous faire ?

sur https://www.frustrationmagazine.fr

Même si le contexte économique et social du pays est très difficile, avec une inflation galopante et des salaires qui n’augmentent pas, même s’ils ont considérablement réduit nos protections sociales, notre droit du travail et affaibli notre fiscalité redistributive, sans effets réels sur l’emploi, Macron et ses sbires veulent poursuivre leurs basses œuvres. Les journalistes en parlent assez peu, mais ce que Macron compte faire pour les cinq ans à venir commence à être connu et il se situe dans la lignée de ce qu’il s’est déjà produit : nous allons en baver et les bourgeois vont prospérer… du moins s’ils parviennent à mener à bien leurs projets, ce qui est plus qu’incertain.

1 – Enfoncer à nouveau les chômeurs pour nous faire travailler à n’importe quel prix

L’année dernière, la réforme de l’assurance-chômage s’appliquait, faisant perdre du revenu et de l’indemnisation à des milliers de personnes augmentant indirectement la pauvreté. Selon une évaluation de l’Unédic évoquée dans Le Monde, “jusqu’à 1,15 million de personnes ouvrant des droits dans l’année suivant l’entrée en vigueur de la réforme toucheraient une allocation mensuelle plus faible de 17 % en moyenne”. On pourrait croire qu’après un tel coup de massue, le gouvernement réélu allait s’arrêter là. Mais non : le président des députés MODEM, membre influent de la majorité présidentielle, Patrick Mignola, a annoncé les plans pour l’après-législatives, le 30 mai dernier, sur LCP. Pour lui, le « plein emploi » que nous vivons actuellement justifierait un énième changement de règle, avec réduction de la durée d’indemnisation. Après avoir modifié le calcul de l’allocation, le gouvernement pense à réduire sa durée ? Que resterait-il de l’assurance-chômage après ça ?

Dans le même temps, les organisations patronales orchestrent une campagne médiatique de déploration des difficultés de recrutement dans certains secteurs, comme la restauration. Le point de vue patronal est omniprésent dans le traitement journalistique de la question. Ce matraquage a pour but de nous faire oublier que dans un contexte d’inflation galopante, il devient sacrificiel de bosser dans des secteurs où l’on est maltraité, mal payé et pris par des horaires qui bouffent le quotidien. L’objectif du patronat est donc de forcer les chômeurs à prendre ces emplois, et pour cela il faut en finir avec l’assurance-chômage.

2 – La réforme des retraites est toujours au programme … et on sait désormais pourquoi

L’objectif principal du gouvernement, ce pour quoi Macron est soutenu par la grande bourgeoisie, l’obsession de la majeure partie de la classe politique et du MEDEF depuis 15 ans, c’est de repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans. Ce qui signifie en réalité, pour les gens qui ont fait des études après 20 ans, bien plus tard. Macron, dans son premier quinquennat, n’avait pas assumé pleinement cette réforme. Puisqu’il s’était fait élire avec la promesse de ne pas toucher à l’âge de départ – ce qui lui avait valu son étiquette « ni gauche ni droite » et son élection – il avait mis en place une réforme complexe de réunification des différents régimes autour d’un critère unique que serait le point. Ce point, indexé sur un certain nombre de paramètres comme l’état de l’économie du pays, allait en réalité permettre à tout gouvernement de repousser l’âge de départ de façon technique, sans consulter les syndicats ou le Parlement : bref, un fantasme macroniste et technocratique total, qui a été mis au jour durant la discussion du projet de loi et provoqué un très fort mouvement social en 2019-2020. 

Fort de sa réélection, Macron revient cette fois-ci sur le sujet en assumant son objectif : forcer les gens à partir à la retraite plus tard, pour faire des économies. Cette réforme n’est ni nécessaire, ni juste. Elle n’est pas nécessaire car notre système de retraite n’est pas en péril : c’est le Conseil d’orientation des retraites, l’instance chargée de prévoir la trajectoire budgétaire du régime, qui l’a dit. Et elle n’est pas juste, car il existe d’autres façons d’améliorer les finances du régime de retraite : augmenter les cotisations patronales en fait partie, pourtant, cette solution n’est jamais évoquée. Pour les macronistes et, indirectement, pour la presse mainstream qui n’évoque jamais cette piste, il est inconcevable de faire payer le capital, même quand il s’est gavé comme jamais.

Puisque le gouvernement ne veut pas augmenter les impôts des sous-bourgeois et bourgeois, c’est en allongeant la durée de cotisation de tous que l’on pourra investir ailleurs. Où ça ? Sans doute dans la “baisse des impôts de production” des entreprises, réclamée par le MEDEF durant la présidentielle. Une fois de plus, le travail va devoir payer pour le capital.

Mais l’objectif est de toute façon ailleurs, et c’est Elisabeth Borne elle-même qui s’est trahie dans son dernier entretien au Journal du Dimanche : il s’agit d’utiliser les économies faites sur le régime de retraite pour financer d’autres volets de l’action publique. : “l’enjeu, pour notre pays, est d’assurer la force de notre modèle social, dit-elle, de poursuivre le progrès social et d’investir, notamment dans la santé et l’éducation”. Et quel est le rapport entre le budget des retraites et celui de l’éducation ou de la santé ? “Le président de la République a pris des engagements clairs : ni hausse d’impôt, ni augmentation de la dette” : c’est donc ça, puisque le gouvernement ne veut pas augmenter les impôts des sous-bourgeois et bourgeois (qui ont été exonérés d’une partie de l’Impôt de solidarité sur la fortune, souvenons-nous), c’est en allongeant la durée de cotisation de tous que l’on pourra investir ailleurs. Où ça ? Sans doute dans la “baisse des impôts de production” des entreprises, réclamée par le MEDEF durant la présidentielle et soutenue par les macronistes. Une fois de plus, l’objectif est de faire payer le travail pour le capital.

Nous payons décidément le fait que la Sécurité sociale n’est plus un budget indépendant de l’Etat, uniquement financé par les cotisations et géré par les travailleurs, comme elle l’était au moment de sa fondation : elle peut désormais servir de variable d’ajustement à des politiques publiques en faveur du capital (pour ça, on peut remercier Michel Rocard et les socialistes, inventeurs de la Contribution Sociale Généralisée qui s’est progressivement substituée aux cotisations).

Bruno avait déjà demandé aux patrons de mieux nous payer en aout dernier, ça n’a pas marché, alors il redemande. Bruno nous prend pour des jambons.

3 – Des mesures de « pouvoir d’achat » inefficaces et prétextes à de nouvelles attaques

Le seul volet « social » promis par Macron et Borne concerne une série de mesures en faveur du pouvoir d’achat – terme dont nous avons pu montrer à quel point il posait problème. Ces mesures ont pour point commun de s’attaquer au problème de l’inflation à la marge, et de ne pas aborder celui de la faiblesse des salaires. La loi “pouvoir d’achat” contiendra vraisemblablement les éléments suivants :

  • Le gouvernement compte mettre en place des « chèques alimentaires » pour les foyers les plus modestes, quelques dizaines d’euros par mois qui ne permettront pas d’endiguer la hausse des prix, et qui ont surtout l’avantage de ne pas toucher aux profits et de ne demander aucun effort au capital. Or, l’envolée des prix de l’alimentation est liée à la spéculation sur le contexte géopolitique tendu. « La flambée des prix actuels, ce n’est pas lié à un problème de production et de disponibilité sur les marchés internationaux, mais c’est lié à un emballement de ces marchés alimentaires sans précédent. Sur le marché du blé de Paris, le mois dernier, 72% des acheteurs étaient des spéculateurs. C’étaient des firmes ou des fonds d’investissement, c’étaient des financiers, ce n’était en rien des distributeurs ou des commerçants » expliquait un représentant de l’ONG CCFD-Terre solidaire à RFI le 1er juin. Mais plutôt que d’y faire face, ou d’obtenir des efforts de la grande distribution, le gouvernement joue la charité.

  • La mesure phare de cette loi anti-inflation sera la reconduction et l’augmentation de la « prime Macron » : la possibilité de verser chaque année 6 000€ de prime par salarié, sans cotisation et sans impôt : autant de salaire brut qui ne sera pas augmenté et qui n’ira pas dans nos hôpitaux, notre protection sociale, nos écoles. C’est de l’optimisation fiscale et sociale légale que propose ainsi Macron. Et augmenter les salaires ? Seulement pour les patrons qui « le peuvent » a déclaré le ministre de l’Economie Bruno Le Maire. C’est d’ailleurs la deuxième fois que le ministre “demande un effort” aux patrons, la dernière fois étant en août 2021. Mais pourquoi le feraient-ils s’ils peuvent arrondir les angles du « pouvoir d’achat » sans verser de cotisations ni d’impôts ?

  • Ironie mordante du gouvernement, cette loi « pouvoir d’achat » pourrait contenir la proposition de la campagne présidentielle de Macron de conditionner le RSA à un quota d’heures de travail gratuites. L’objectif serait de « stimuler le retour vers l’emploi » comme si les gens au RSA étaient simplement des fainéants. Là encore, la presse mainstream fait son travail d’accompagnement idéologique. Ces derniers jours, un fait divers est devenu viral, avec une présentation particulièrement fallacieuse de la part de la plupart des journaux : dans le Haut-Doubs, un agent immobilier multi-propriétaire est accusé de fraude fiscale massive après n’avoir pas déclaré de juteuses plus-values immobilières. Entre autres folies, il avait réclamé le RSA et roulait en Lamborghini. Comment pensez-vous que France Bleu a titré sur cet évènement ? « Il touche le RSA et roule en Lamborghini : un habitant du Haut-Doubs piégé par son train de vie ». Le Point ? « Doubs : bénéficiaire du RSA, il roulait en Lamborghini ». La Voix du Nord ? « Doubs : il touchait le RSA mais roulait en Lamborghini, une enquête ouverte ». Ces titres fallacieux mettent en valeur le RSA, qui n’est qu’une fraude de plus dans le parcours de cet agent immobilier. Ce fait divers participe de la propagande gouvernementale actuelle : “les bénéficiaires du RSA sont bien trop à l’aise”.

Quand les journalistes font campagne pour le programme présidentielle en présentant sous un jour macroniste un fait divers

4 – Un gouvernement fragilisé après sa victoire à la Pyrrhus, un changement majeur est possible

Ce programme devrait tous nous terrifier. Mais pourtant, l’espoir demeure : selon Le Monde, Macron et ses sbires semblent temporiser la réforme des retraites. Ils se méfient des élections législatives à venir mais aussi et surtout de leur impopularité. Macron a gagné au premier tour et il a été élu au second par une minorité de votants. Il reste aussi peu populaire qu’avant son élection. Après le premier tour, les macronistes misaient sur un « état de grâce » post-présidentielle, ce phénomène d’opinion qui dure quelques mois et a bénéficié à la plupart des présidents durant leurs premiers mois de mandats. Mais ce n’est pas le cas pour Macron: non seulement sa popularité est restée stable (alors qu’elle aurait pu décoller après l’élection), mais en plus l’élection a renforcé son opposition de gauche, la plus dangereuse pour lui. Pendant ce temps, la vie de galère que l’inflation et les salaires qui stagnent nous imposent peut nous laisser espérer un mouvement social d’ampleur à venir : il reste à Macron peu de cartouches pour continuer à nous diminuer. Quant à nous, nous savons à quoi nous en tenir.

La bourgeoisie reste forte dans les institutions mais elle est, politiquement, à court d’idées. Son monarque est très affaibli, et il gouverne un pays à la situation économique exsangue, sans grand projet pour redorer son blason.

Les raisons d’espérer sont, pour celles et ceux qui souhaitent un changement d’ampleur, nombreuses : d’abord, le score de Mélenchon et le dynamisme de la gauche a déplacé le centre de gravité politique. L’extrême-droite a montré qu’elle ne servait à rien d’autre qu’à être le faire-valoir du candidat de la bourgeoisie : depuis, on ne l’entend plus, car l’ordre établi convient en réalité très bien aux Le Pen, Bardella et consorts. La bourgeoisie reste forte dans les institutions mais elle est, politiquement, à court d’idées. Son monarque est très affaibli, et il gouverne un pays à la situation économique exsangue, sans grand projet pour redorer son blason. La situation écologique et sociale est explosive : tout est donc ouvert. Jamais nous n’avions connu une situation aussi incertaine, où l’organisation des classes laborieuses sur des bases plus radicales voire – vu comme la situation est verrouillée côté institutions – révolutionnaires, pourra être décisive.

publié le 3 juin 2022

Salaire, prix, profit,
une bataille
sans précédent

Jean-Christophe le Duigou sur www.humanite.fr

Si le gouvernement croit calmer le mécontentement des salariés par des primes sensées compenser les pertes de pouvoir d’achat, une nouvelle fois il se trompe. Les 26Mds d’€ qu’il compte mobiliser dans la « loi pouvoir d’achat » n’y feront rien. Le retour de l’inflation accompagné de la revendication d’augmentation des salaires marque une nouvelle phase de la crise qui affecte notre économie et son mode de gestion libérale.

Alors que la hausse des prix en tendance annuelle était voisine de zéro, la voilà qui oscille à présent entre +4% et +8 %. Les causes immédiates sont les prix du gaz et du pétrole, les cours des produits agricoles de base, les conséquences des affrontements guerriers qui se multiplient, de l’Ukraine à l’Afrique. En rester à une explication purement conjoncturelle, occulte la signification de ce retour de l’inflation qui signe comme jamais la faillite du capitalisme financiarisé.

Le point de départ se situe en 1982. Le gouvernement Mauroy-Delors met fin à l’indexation des salaires sur les prix, mesure qui a coïncidé avec le début d’une longue croissance du prix des actifs 1. Les ménages modestes, douloureusement affectés par une austérité sans précédent étaient censés retrouver dans la baisse des prix des produits de consommation ce qu’ils avaient perdu en salaires. Un marché de dupes ! La politique de stabilisation de la monnaie dont se prévalait le capitalisme financiarisé cachait de fait un gonflement spéculatif sans précédent du prix des actifs financiers et de l’immobilier. Les « bulles financières » se sont succédé, bulle internet, bulle immobilière…L’appétit de profit augmentant en proportion du gonflement de la Bourse, les financiers ont imposé un partage de la valeur ajoutée défavorable aux salariés afin de s’assurer la valorisation de cette immense accumulation.

Ceci ne suffisant plus, la hausse des prix fait son retour avec fracas, façon parmi d’autres de gonfler des profits déjà obtenus. Et voilà toutes les conditions réunies pour le développement d’un mouvement qui s’entretient de lui-même, une véritable « boucle prix- profit » Les autorités monétaires entendent s’attaquer à cet emballement inflationniste en augmentant les taux d’intérêt. Mais cette augmentation ralentit l’activité économique, et ne fait que peser négativement sur la situation des salariés, leur condition d’emploi, grignotant leur épargne de précaution placée sur des livrets à taux fixe comme le Livret A.

Dans l’immédiat la bataille pour le partage de la richesse produite, non seulement se poursuit mais se durcit. Et il n’a pas fallu bien longtemps pour que l’on nous explique que l’augmentation des salaires - sûrement souhaitable – n’était plus possible sinon à engendrer une « dangereuse spirale inflationniste ». Sous-entendu, les majorations de salaires entraineraient une nouvelle augmentation des prix.

La hausse des prix ne s’interrompt pas, et si l’exigence de ré indexation des salaires sur l’évolution des prix est plus que justifiée, la qualité de l’indice de prix de référence en l’état de la production statistique actuelle ne permet guère d’appréhender l’évolution réelle du cout de la vie.

Si le blocage des prix, par décision politique se justifie sur certains produits soumis à une pression spéculative comme les produits agricoles de base que nous cultivons, un blocage administratif des prix ne peut suffire à enrayer la spirale inflationniste. La mise en œuvre d’une réforme fiscale imposant les profits spéculatifs permettrait de s’attaquer à la formation des marges par les entreprises dominantes. Un droit de regard approfondi doit être donné aux syndicats et aux salariés sur la fixation des marges tant dans la production que dans la distribution. Un arsenal de mesures qui nous éviterait de tomber dans une grave récession.

1 Le CAC40 principal indice de la bourse de Paris, voit sa valeur multipliée par six en 30 ans alors que la croissance du salaire (réel par unité de consommation) est divisée par six.

publié le 2 juin 2022

Taxation des superprofits des groupes d’énergie :
le débat interdi
t

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Face à l’envolée des prix de l’énergie, les gouvernements anglais, espagnol et italien ont décidé d’imposer une taxe exceptionnelle sur les superprofits des groupes d’énergie. Le gouvernement français exclut de le faire. Pis : son bouclier tarifaire revient à subventionner TotalEnergies et Engie.

Le tête-à-queue a été spectaculaire. Après avoir bataillé pendant des mois contre la mesure jugée « contreproductive et menaçant l’innovation », le ministre britannique des finances Rishi Sunak s’est brutalement ravisé le 26 mai : le gouvernement britannique a décidé de taxer à hauteur de 25 % les profits exceptionnels réalisés par les groupes d’énergie.

La mesure s’inscrit dans le cadre d’un plan de soutien aux ménages de 15 milliards de livres (17,6 milliards d’euros). Alors que les ménages voient leurs factures s’envoler, épargner de toute contribution les groupes d’énergie, au moment où ils affichent des profits insolents, est apparu politiquement intenable pour le gouvernement de Boris Johnson. Selon les calculs du gouvernement, la taxe sur les superprofits devrait rapporter quelque 5 milliards de livres, soit le tiers du plan de soutien.

La Grande-Bretagne ne fait que rejoindre une liste de pays européens qui ont décidé eux aussi de taxer de façon exceptionnelle et provisoire les superprofits des groupes d’énergie. Dès septembre 2021, au moment où les prix du gaz et de l’électricité commençaient à flamber, le gouvernement espagnol avait instauré un impôt exceptionnel sur les groupes d’énergie, afin qu’ils participent au financement de l’allégement de la TVA sur les factures d’électricité décidé pour diminuer le coût de l’énergie.

En janvier, le gouvernement de Mario Draghi avait introduit déjà un impôt exceptionnel de 10 % sur les profits des groupes d’énergie, afin d’aider l’État dans le financement de son plan d’aide aux ménages. Fin mai, il a révisé à la hausse cette mesure : la taxation exceptionnelle sur les groupes d’énergie va être portée de 10 % à 25 % dans le cadre d’un programme de soutien de 14 milliards d’euros pour faire face à l’envolée des prix de l’énergie.

Partager les coûts de l’inflation

Alors que ces gouvernements différents, peu suspects « de dérives vénézuéliennes », en sont tous arrivés à la conclusion que les groupes d’énergie devaient être aussi mis à contribution, la question n’est jamais abordée en France. Pis : le débat semble tout simplement interdit.

À entendre le gouvernement, tout a déjà été arbitré. Et bien arbitré. Entre le chèque énergie pour les ménages les plus pauvres, le bouclier tarifaire sur le gaz et l’électricité, la remise de 18 centimes sur chaque litre d’essence depuis avril… tout a été mis en œuvre, selon lui, au plus tôt pour assurer le pouvoir d’achat des Français. Il n’y a rien à toucher ou revoir, même si l’environnement n’a cessé d’empirer depuis.

Dans une conjoncture qui a de plus en plus des allures d’une économie de guerre, avec ses pénuries, ses flambées des prix, la question de savoir comment est assurée la répartition des coûts de l’inflation, si chacun y prend sa part, est pourtant plus que légitime. Pour l’instant, ce sont les finances publiques qui sont sollicitées et EDF, auquel le gouvernement a imposé d’assumer l’essentiel du coût du bouclier tarifaire sur l’électricité.

Rien, en revanche, n’a été demandé aux autres groupes. Le constat concerne en premier chef TotalEnergies et Engie. Et il n’est toujours pas question de leur imposer une taxe exceptionnelle, alors qu’ils affichent des profits vertigineux.

Après avoir enregistré un résultat net de 16 milliards de dollars (14,9 milliards d’euros) en 2021, le groupe pétrolier et gazier a annoncé un résultat net (après une provision de 4,1 milliards pour ses activités en Russie) pour le premier trimestre de 4,9 milliards de dollars (contre 3 sur la même période de 2021). Engie de son côté a vu son résultat opérationnel bondir de 76 % au premier trimestre pour atteindre 3,5 milliards d’euros.

Reprenant à son compte les arguments mis en avant par les énergéticiens lorsque l’idée d’une taxation exceptionnelle avait commencé à émerger l’été dernier, le gouvernement assure qu’une taxation même exceptionnelle nuirait aux investissements et à l’innovation au moment même où la transition énergétique appelle une mobilisation massive de capitaux.

La même défense avait été utilisée par le ministre britannique des finances pour balayer la proposition il y a encore quelques semaines. Aujourd’hui, les groupes d’énergie sont d’ailleurs obligés de reconnaître que les effets sont beaucoup moins importants qu’annoncé dans cette période de rente exceptionnelle. Ainsi, l’électricien italien Enel qui travaille également en Espagne a reconnu début mai que la taxation décidée dans ces deux pays « avait un impact négligeable sur ses résultats en Espagne ». Il chiffre à 100 millions d’euros l’augmentation de la taxation sur ses profits en Italie.

TotalEnergies : toujours zéro impôt en France

Imposer une surtaxation exceptionnelle à un groupe comme Total reviendrait en fait à priver des impôts qui leur sont dus des pays comme le Nigeria où le groupe exploite des gisements, expliquait récemment Xavier Timbeau, économiste à l’OFCE. La rente pétrolière devant, selon lui, revenir aux pays producteurs. Ceux-ci taxent déjà autour de 60 % en moyenne les profits tirés de l’exploitation de leurs gisements de pétrole et de gaz.

Cette objection légitime n’a pas été retenue par l’Italie et l’Espagne, dont les groupes énergétiques sont dans une situation comparable à des groupes français. Mais même en la prenant en considération, il reste les autres activités. TotalEnergies a des raffineries, des centres de distribution, des stations-service, des activités gazières et des ports méthaniers en France. Selon nos informations, les marges de raffinage par exemple n’ont jamais été aussi élevées. Alors qu’elles tournent en moyenne autour de 30 euros la tonne, elles dépassent aujourd’hui les 100 euros la tonne.

Mais par des circonstances inexplicables, malgré toute son emprise sur le territoire, les activités de TotalEnergies ne gagnent jamais d’argent en France. Selon son rapport « Tax transparency », dans lequel le groupe indique ses résultats et son niveau d’imposition pays par pays, le groupe a perdu 1,12 milliard de dollars (1,05 milliard d’euros) en France en 2020. Non seulement il n’a pas payé d’impôt sur les sociétés mais l’État lui a remboursé 255 millions. « En raison de trop-perçu », explique le service de communication. Une habitude manifestement puisqu’en 2019 le fisc français lui avait déjà reversé 139 millions de dollars.

L’esquive du gouvernement se comprend dès lors plus aisément : celui-ci n’a sans doute guère envie que ses petits arrangements concoctés dans ses arrière-cuisines fiscales soient mis en lumière. Comment parler d’une surtaxation sur les profits exceptionnels des groupes énergétiques, si le principal d’entre eux en est exclu ? Grâce au jeu des règles fiscales, conventions, rescrits et autres impôts mondialisés, tout a été fait depuis des années pour que TotalEnergies ne paie jamais d’impôt sur les sociétés en France.

Ce qui vaut pour le géant pétrolier concerne dans une moindre mesure Engie. L’ancien groupe public bénéficie lui aussi d’un régime fiscal très favorable. Les pertes qu’il a accumulées ces dernières années en raison de décisions stratégiques désastreuses lui permettent de bénéficier d’une addition de déficits fiscaux qui viennent minorer les impôts sur les sociétés pour toutes les années à venir, même les plus fastueuses. Engie là encore doit garder des réserves pour investir et se développer, selon la doctrine du gouvernement. Ce qui ne l’a pas empêché, même dans les années où il affichait des pertes comme en 2020, de distribuer de substantiels dividendes à ses actionnaires, dont l’État, en allant puiser dans ses réserves.

Subventions

Ne pas taxer les superprofits des groupes d’énergie est déjà une chose. Mais le gouvernement a fait mieux avec ses dispositifs censés préserver le pouvoir d’achat des ménages : il les subventionne.

Lorsqu’en janvier il a décidé de mettre en place le bouclier tarifaire sur l’électricité, il a demandé à EDF d’en supporter l’essentiel du coût par un moyen simple : le groupe public doit mettre à disposition de ses concurrents une partie supplémentaire de sa production électrique à un prix fixe de 48 euros le MWh quand ce dernier oscille entre 200 et 300 euros sur le marché spot. Engie et TotalEnergies, qui sont devenus les concurrents directs d’EDF, en sont les premiers bénéficiaires. Le surcoût à l’époque a été chiffré par la direction de l’entreprise publique à 8,2 milliards d’euros.

Mais c’était avant qu’EDF avoue son accident industriel d’une ampleur sans précédent : un réacteur nucléaire sur deux est aujourd’hui à l’arrêt, soit pour des raisons de maintenance, soit pour des visites décennales, soit en raison de préoccupants problèmes de corrosion. Fin avril, 30 GW étaient seulement disponibles, contre 40 à 45 GW en temps normal à cette période. Pour combler la différence, le groupe public est obligé d’acheter sur le marché au prix fort l’électricité pour répondre à ses propres besoins. Alors que tous les moyens financiers du groupe devraient être alloués pour lui permettre d’assurer sa production et ses missions de service, le groupe se retrouve à devoir en distraire une partie pour financer ses concurrents.

Aucun contrôle ni aucune contrepartie n’ont été exigés auprès des bénéficiaires de cette subvention publique. Le gouvernement n’a aucune assurance que ces aides seront reversées aux ménages. L’augmentation des litiges enregistrés par le médiateur de l’énergie pour hausses exorbitantes des factures d’électricité fait craindre un dévoiement du dispositif. Mais le gouvernement n’en tire aucune conséquence. Il reste arc-bouté dans sa logique d’offre, incapable d’imaginer un autre partage des charges qu’une socialisation des pertes et une privatisation des profits, qui conduira inexorablement à présenter la facture aux ménages. D’une façon ou d’une autre.


 


 

Taxer les superprofits du gaz et du pétrole :
qu’est-ce qu’on attend ?

par Anne-Claire Poirier sur https://vert.eco/

Faire profit bas. Avec la flambée des cours, les grands groupes énergétiques enregistrent des profits records tandis que des millions d’Européen·nes basculent dans la précarité. Portée par un nombre croissant d’institutions internationales, l’idée de taxer les uns pour aider les autres fait son chemin malgré la mauvaise volonté de certains gouvernements.

Le malheur des uns… La reprise économique post-Covid et les prémices de la guerre en Ukraine ont fait les bonnes affaires des majors pétrogazières en 2021. Profitant de la flambée des cours du gaz et du pétrole, TotalEnergies a ainsi annoncé en février un bénéfice inédit de 14 milliards d’euros pour l’exercice 2021. Idem pour son confrère anglo-néerlandais Shell qui a empoché 18,8 milliards d’euros ou le britannique BP et ses 7,1 milliards. Moins outrancier, le français Engie a tout de même enregistré 3,7 milliards d’euros de bénéfices.

La situation actuelle laisse présager d’autres records pour les énergéticiens puisque les tensions se sont désormais propagées à l’ensemble des cours de l’énergie. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), « les conditions actuelles du marché pourraient conduire à des bénéfices excédentaires allant jusqu’à 200 milliards d’euros dans l’Union Européenne en 2022 ».

Dans le même temps, la hausse inédite des factures d’énergies – +25% en moyenne en 2021 selon Eurostat – a mis en difficulté des millions d’Européens. Selon le Réseau action climat, 80 millions d’entre eux seraient prêt·es à basculer dans la précarité. En France, où la hausse des prix des produits énergétiques a atteint 28% en mai, selon l’Insee, les signaux indiquant une précarisation grandissante de certains foyers se multiplient. D’après les chiffres collectés par le Médiateur national de l’énergie, les interventions pour impayés de factures ont ainsi frôlé les 800 000 en 2021, soit un bond historique de 17%. D’autre part, 25% des consommateur·rices interrogé·es ont déclaré avoir rencontré des difficultés pour payer leurs factures de gaz ou d’électricité en 2021. Elles et ils étaient 18% l’année précédente. Du reste, les centres communaux d’action sociale (CCAS) ont ressenti cette vague de détresse et signalé à l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) une hausse des demandes d’aides au paiement des factures.

La Commission européenne, l’AIE et même l’OCDE (l’organisation de coopération économique des pays développés) ont suggéré aux États européens de mettre en place un prélèvement exceptionnel sur les surprofits des grands groupes d’énergie afin de financer les mesures de soutien aux ménages, et plus généralement la transition énergétique. Jusqu’ici, la plupart des gouvernements font la sourde oreille, à commencer par la France. D’abord seule à passer le pas, l’Italie a été rejointe par la Hongrie puis par le Royaume-Uni. Le gouvernement de Boris Johnson a cédé face à la volonté populaire et annoncé une taxe de 25% sur les bénéfices des producteurs de gaz et de pétrole. Elle pourrait rapporter jusqu’à 5,8 milliards d’euros, directement affectés au budget du programme Cost of living (coût de la vie), un nouveau plan d’aides destiné à compenser l’inflation subie par les ménages modestes.

En France, le gouvernement a indiqué avoir déboursé 30 milliards d’euros dans des mesures à larges spectres (c’est-à-dire non ciblées sur les ménages les plus pauvres), telles que le bouclier sur les tarifs réglementés du gaz et de l’électricité ou la ristourne de 15 centimes d’euros à la pompe. Les aides aux plus modestes (prime inflation de 100 € et bonification de 100 € du « chèque énergie ») ont cruellement manqué d’efficacité jusqu’ici.

Le gouvernement exclut fermement de taxer les superprofits des entreprises énergétiques, mais a tout de même mis à contribution les acteurs des énergies… décarbonées. Il a ainsi contraint EDF à céder de l’électricité issue du nucléaire à prix cassé aux fournisseurs alternatifs, afin de limiter la hausse des factures. L’énergéticien estime le manque à gagner à huit milliards d’euros. D’autre part, le gouvernement prévoit de récupérer quelques milliards d’euros auprès des producteurs de solaire et d’éolien (Les Échos). Grand prince, TotalEnergies a décidé de son propre chef d’accorder un chèque gaz de 100 euros à 200 000 de ses client·es les plus précaires et une ristourne de dix centimes à la pompe dans ses stations-services situées en zone rurale. Coût estimé de la manœuvre : 50 millions d’euros. Soit un 280ème des bénéfices réalisés en 2021.

 publié le 31 mai 2022

Accident ferroviaire
de Brétigny-sur-Orge :
La CGT dénonce
la théorie du lampiste

Par Patrick Chesnet sur https://nvo.fr

Le 12 juillet 2013, le déraillement du train Intercités Paris Limoges en gare de Brétigny-sur_Orge faisait sept morts. Le procès de cette catastrophe ferroviaire est en cours.

Cela fait un mois que le procès de la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge a commencé. Avec pour toile de fond la responsabilité, ou non, de la SNCF en tant que personne morale. Ce que l'entreprise dénie.

Ce 12 juillet 2013 devait être un jour comme les autres à la gare de Brétigny-sur-Orge, « nœud » ferroviaire de la banlieue parisienne où se côtoient, se croisent, rames du RER, trains régionaux et grandes lignes, convois de fret. Un quotidien bien huilé brutalement confronté à un « accident majeur » lorsqu'un train Intercités reliant Paris à Limoges déraillait soudainement, faisant 7 morts et plus de 400 blessés.

Une catastrophe scrutée depuis le 25 avril dernier par le tribunal correctionnel d'Evry, dans l'Essonne, qui aura pendant huit semaines la lourde tâche de déterminer, outre les origines de cette catastrophe, les responsabilités de chacun et attendant d'éventuels dédommagements.

La CGT cheminots pointe les responsabilités de la SNCF

Avec d'un côté, les parties civiles, victimes ou leurs familles, mais aussi la fédération CGT des Cheminots, de l'autre, la SNCF et RFF, devenu SNCF Réseau, en tant que prévenus sous le statut de « personne morale » et menacées chacune de 225 000 euros d'amende, et un « DPX », un dirigeant de proximité, alors âgé de 24 ans et considéré comme « personne physique », lequel encourt quant à lui une peine de prison de trois années et 45 000 euros d'amende.

Une « théorie du lampiste », que récuse cependant la Fédération CGT Cheminots, présente au tribunal. « La stratégie que la SNCF emploie est de cibler ce DPX alors que notre démarche est de dire que les lampistes n'ont pas à pâtir des orientations politico-financière prises par celle-ci. On se retrouve donc avec deux théories qui s'opposent : une usure liée à diverses facteurs ou une rupture soudaine et imprévisible, ce qu'invoque la SNCF pour tenter de se dédouaner ».

Sous-investissement dans la maintenance

Difficile en effet de ne voir là qu'un effet du hasard alors que depuis les années 1990, entre injonctions européennes de libéralisation des transports ferroviaires et développement des lignes à grandes vitesse, les rapports ne cessaient/ne cessent de dénoncer « un niveau d'investissement de la maintenance dans les voies “classiques” » en baisse et une chasse aux gains de productivité dont l'une des conséquences a été « une modification des règles et de la politique de maintenance ». Passant ainsi d'une « maintenance préventive, c'est-à-dire l'entretien des voies en fonction de leurs sollicitations, à une maintenance corrective, consistant en interventions de réparations », avec des « redimensionnements à la baisse des effectifs » donc, qui, alliée à « véritable vieillissement des voies » [les plus anciennes datent du XIXe siècle pour les lignes classiques, ndlr] ne pouvaient qu'annoncer des accidents ou des catastrophes à venir.

Deux autres, passées plus ou moins sous les radars, se sont d'ailleurs déjà produites depuis Brétigny-sur-Orge. À Denguin, dans les Pyrénées-Atlantiques, où, en 2014, c'est un TER qui percute un TGV (35 blessés), la faute à des « rongeurs » qui auraient endommagés des câbles ; à Eckwersheim, dans le Bas-Rhin, où en 2015, une rame d'essai du TGV Est déraillait, faisant 11 morts et 42 blessés, à cause, officiellement, d'une « vitesse trop élevée ».

Les larmes de crocodile de du président de la SNCF

Autant dire que, dans ce contexte très particulier, les larmes de crocodile de Guillaume Pepy, alors président de la SNCF, tout autant qu'une stratégie d'« enfumage » consistant à « diluer » les responsabilités des décideurs passent mal. « Malgré ces trois accidents majeurs, Monsieur Pepy est resté en poste », déplore la CGT pour qui la responsabilité de la SNCF devrait également être engagée au titre de « personne physique ». Et le syndicat de prévenir : « le réseau classique n'est pas à la hauteur des enjeux posés et la concurrence annoncée ne va pas améliorer les choses. Ce n'est pas du pessimisme, c'est une réalité technique ».

L’ouverture à la concurrence inquiète

Car l'ouverture à la concurrence hérisse tout autant. « Le schéma déjà entamé et qui continue de manière générale en termes de circulation ferroviaire avec toutes ces entreprises qui vont pouvoir circuler sur le réseau ferré national est inquiétant. La simplification des textes de sécurité ferroviaire qui pouvaient s'opposer à ces entreprises facilite ainsi leur arrivée. Cela aura des conséquences pour la sécurité ferroviaire en tant que telle, mais aussi pour celle du personnel. »

publié le 30 mai 2022

General Electric :
800 millions d’euros transférés de France
vers des paradis fiscaux

Filippo Ortona sur https://disclose.ngo/fr

Depuis le rachat de la branche énergie d’Alstom dont l’usine de turbines de Belfort, en 2015, la multinationale américaine aurait mis en place un vaste système d’évasion fiscale entre la France, la Suisse et le Delaware. Avec la bénédiction de Bercy. Un manque à gagner entre 150 et 300 millions pour le fisc français selon nos estimations.

C’est un fiasco industriel qui n’en finit plus. Sept ans après la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric, le bilan de la multinationale américaine en France est désastreux : 5 000 emplois supprimés, dont 1 400 au sein de l’usine de Belfort ; un savoir-faire technologique laissé à l’abandon ; une enquête préliminaire pour « prise illégale d’intérêts » contre Hugh Bailey, le directeur général de GE France… Et désormais, un scandale d’évasion fiscale.

Selon notre enquête, qui s’appuie sur des rapports d’audits indépendants et plusieurs documents comptables internes au groupe, la multinationale américaine a mis en place un montage financier opaque entre son antenne française, la General Electric Energy Products France (GEEPF), et des filiales domiciliées en Suisse et dans l’état américain du Delaware. Objectif : échapper au fisc français en dissimulant les bénéfices liés à la vente de turbines à gaz produites à Belfort, en Bourgogne-Franche-Comté. D’après nos estimations, plus de 800 millions d’euros ont disparu des caisses de GEEPF entre 2015 et 2020. Soit un manque à gagner pour les comptes publics de 150 à 300 millions d’euros.

La grande évasion débute fin 2015 par une astuce à la fois simple et discrète : le transfert des responsabilités commerciales de GEEPF vers une société créée pour l’occasion à Baden, en Suisse. Son nom : General Electric Switzerland GmbH (GES).  

Dès lors, l’usine de Belfort, annoncée à l’époque du rachat comme le futur siège mondial des activités de turbines du groupe, cesse d’être un « fabricant » pour devenir, une « unité de fabrication » placée sous les ordres d’une société suisse. Cette « restructuration », précise le document, correspondrait à la « dernière année profitable » du site franc-comtois. Et pour cause : avec ce montage, GE vient de lancer son entreprise de captation des profits issus de la vente de turbines et de pièces détachées made in France.

Illustration en 2019. Cette année-là, un contrat est passé entre GEEPF et la société suisse GES pour la vente de turbines à gaz. Montant du marché : plus de 350 millions d’euros. Alors que ces équipements ont été produits en France, GES s’approprie le statut de « fabricant », présentant le site de Belfort comme un banal « distributeur ». L’intérêt de ce tour de passe-passe : permettre à l’antenne helvète de revendre les turbines au client final afin d’en percevoir les bénéfices. Dans le cadre de ces contrats, pas moins de 97% des bénéfices se sont envolés vers la Suisse, où le taux d’imposition sur les bénéfices se situe entre 17% et 22%, contre 33% en France. Contacté, General Electric n’a pas répondu à nos questions.

Laisser-faire de l’Etat

Un montage similaire implique la vente des pièces de rechange pour les turbines – l’essentiel des revenus du site de Belfort. D’après une estimation basée sur le rapport annuel du groupe General Electric, la combine aurait rapporté près d’1,5 milliard d’euros à GES, sa filiale suisse, entre 2016 et 2019. Le tout avec la bénédiction du ministère de l’économie.  

Selon nos informations, General Electric, à la suite du rachat de la branche énergie d’Alstom, aurait bénéficié d’un protocole dit de « relation de confiance » avec l’administration fiscale française. Ce mécanisme prévoit que « l’entreprise fourni[sse] tous les éléments nécessaires à la compréhension de sa situation » fiscale, d’après un document de la direction générale des finances publiques daté de 2013. En clair, la multinationale a fait valider son schéma fiscal, donc les liens entre ses filiales, par Bercy. En retour, elle a obtenu que les services du ministère n’effectuent pas de contrôle. Interrogé sur sa connaissance précise du mécanisme d’optimisation mis en place par General Electric, le ministère de l’économie et des finances n’a pas répondu à nos questions.

A Baden, au 8 Brown Boveri Strasse, General Electric a domicilié trois autres filiales en affaires avec le « prestataire » français. Les deux premières, General Electric Global Services Gmbh et GE Global Parts and Products Gmbh, sont chargées de vendre les pièces de rechange fabriquées à Belfort. La troisième, baptisée General Electric Technology Gmbh, a pour mission de collecter les droits des brevets liés aux turbines à gaz. Pour une raison simple, selon l’un des rapports d’audit consultés par Disclose : « Les revenus étrangers issus de brevets sont très peu taxés en Suisse ». Depuis 2015, 177 millions d’euros de redevances technologiques ont quitté la France direction Baden.

Les millions envolés au Delaware

Pour compléter sa stratégie d’optimisation fiscale, General Electric s’appuie sur une autre filiale du groupe, basée, cette fois, aux Etats-Unis. Monogram Licensing International LLC, c’est son nom, est domiciliée dans le Delaware, un état connu pour ne prélever aucun impôt sur les sociétés. Entre 2014 et 2019, elle aurait perçu près 80,9 millions d’euros de la part de GE France pour l’utilisation de la marque, du logo et des slogans publicitaires du General Electric. Selon le contrat en vigueur entre les deux sociétés, la France doit alors verser 1% de son chiffre d’affaires annuel au Delaware. Pourtant, ce seuil a été franchi à plusieurs reprises. Sans aucune explication, souligne l’un des audits du groupe.

La captation massive des richesses produites par les ouvriers de Belfort pourrait s’avérer illégale, comme l’indique une convention fiscale internationale appelée BEPS, pour « Erosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices » en français. Entré en vigueur en France en 2019, ce texte censé renforcer la lutte contre l’évasion fiscale stipule que les bénéfices des sociétés doivent être « imposés là où s’exercent réellement les activités économiques […] et là où la valeur est créée ». En toute logique, dans le cas des turbines produites à Belfort, l’impôt devrait donc être prélevé en France ; pas en Suisse.

Salariés lésés

En faisant disparaître 800 millions d’euros des comptes de General Electric Energy Products France, la multinationale a donc échappé à l’impôt. Mais elle a aussi privé les salariés français d’une partie de leur participation dans l’entreprise. Un expert fiscaliste à qui nous avons soumis les bilans de General Electric à Belfort le confirme : en réduisant artificiellement les profits, l’industriel aurait privé ses employés de plusieurs milliers d’euros, entre 2015 à 2019, au titre de leur participation aux bénéfices de GEEPF. En décembre 2021, le syndicat Sud Industrie et le Comité social et économique (CSE) du site de Belfort ont déposé plainte contre leur employeur pour « fraude au droit à la participation des salariés ». 

Le système mis en place par le groupe a également grevé les finances locales. « À partir du moment où GE délocalise ses bénéfices, forcément elle paye moins d’impôts », explique Mathilde Regnaud, conseillère d’opposition à Belfort. En février dernier, estimant à 10 millions d’euros « la perte cumulée de recettes » issues de la Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) entre 2017 à 2022, les élus du conseil communautaire de Belfort ont réclamé une analyse détaillée des « pertes fiscales subies par l’agglomération ». Une demande qui pointe avant tout « la légalité […] des manœuvres d’optimisation fiscale » opérées par General Electric sur le territoire. En 2021, lesdites manœuvres auraient en partie provoqué l’augmentation des impôts fonciers sur la commune.

 

 

 

 

General Electric,
un casse à un milliard d’euros

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Fraude Le groupe américain est accusé d’avoir soustrait une fortune au fisc français, avec l’aval bienveillant du ministère de l’Économie. Une affaire symptomatique de la complaisance de l’administration pour les multinationales.

C’est un scandale politico-industriel qui n’en finit plus de faire des vagues. Le rachat d’une partie d’Alstom par l’américain General Electric (GE), en 2014, avait déjà défrayé la chronique pour ses implications politiques et industrielles : beaucoup de syndicalistes et d’élus avaient vu d’un très mauvais œil le passage sous pavillon américain d’un actif stratégique, responsable notamment de l’équipement et de la maintenance d’une partie du parc nucléaire tricolore. Mais voilà que cette affaire tentaculaire s’enrichit d’un nouveau volet fiscal.

Le média en ligne Disclose a révélé les grandes lignes d’un Meccano échafaudé, selon lui, par GE. « La multinationale américaine a mis en place un montage financier opaque entre son antenne française, la General Electric Energy Products France (GEEPF), et des filiales domiciliées en Suisse et dans l’État américain du Delaware, écrit-il. Objectif : échapper au fisc français en dissimulant les bénéfices liés à la vente de turbines à gaz produites à Belfort. D’après nos estimations, plus de 800 millions d’euros ont disparu des caisses de GEEPF entre 2015 et 2020. Soit un manque à gagner pour les comptes publics de 150 à 300 millions d’euros. » Ce chiffre de 800 millions d’euros est peut-être amené à être revu à la hausse : certaines sources nous ont évoqué une ardoise encore plus salée, avoisinant le milliard d’euros (1).

Le montage reposerait sur le transfert, dès 2015, des responsabilités commerciales de GEEPF vers une société créée en Suisse pour l’occasion, General Electric Switzerland GmbH (GES). Il s’agissait de facturer à GES le plus de transactions possibles, pour délocaliser les bénéfices réalisés et payer ainsi moins d’impôts. En Suisse, les taux d’imposition sur les bénéfices tournent en effet entre 17 % et 22 %, contre 33 % en France. Cerise sur le gâteau, le montage aurait été validé par les services du ministère de l’Économie, à travers un dispositif baptisé « relation de confiance avec les entreprises » : en clair, les grosses boîtes valident avec l’administration leurs trouvailles fiscales, en amont, contre l’assurance qu’elles seront épargnées par les contrôles plus tard.

« Un chantage à l’emploi qui ne dit pas son nom »

Ce type de deal est monnaie courante, à en croire un expert de l’optimisation fiscale interrogé par l’Humanité : « En réalité, il s’agit d’un chantage à l’emploi qui ne dit pas son nom, où les multinationales conditionnent leur implantation en France à une baisse de la pression fiscale les concernant. Lorsqu’elles veulent réduire leurs coûts, les grosses entreprises ne peuvent jouer ni sur les prix des matières premières, fixés sur les marchés mondiaux, ni sur les salaires. Alors elles essaient de négocier à la baisse leur taux d’imposition. » Avec des conséquences désastreuses à la clé : perte de recettes fiscales, rupture d’égalité entre les entreprises selon leur taille, etc.

Quentin Parrinello, spécialiste de la fiscalité chez Oxfam, considère que ces petits accords entre amis s’inscrivent plus globalement dans un changement de paradigme au sein de Bercy : « La tendance aujourd’hui est de réduire les moyens accordés au contrôle et d’augmenter ceux qu’on alloue à l’accompagnement des entreprises. Les effectifs de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) sont en baisse constante, alors que la justice “transactionnelle” monte en puissance : dans ce type de procédure, les entreprises prises la main dans le sac voient leur peine réduite, à la suite d’une transaction. » Pour Quentin Parrinello, les raisons de ce virage doctrinal sont plus idéologiques que pragmatiques : « Officiellement, ce changement répondrait à une logique utilitariste : la négociation en amont avec la multinationale offrirait à l’État la perspective de rentrées fiscales garanties et l’assurance que l’entreprise ne mettrait pas en place des montages encore plus agressifs ensuite. Mais cet argument me semble extrêmement fragile. En réalité, il s’agit surtout d’une approche libérale de soutien a ux grosses entreprises. »

Face à cette dérive, de nombreuses ONG et partis politiques (comme le PCF ou la FI) défendent le principe de taxation unitaire, définie par Attac de cette manière : le but est « de taxer le bénéfice global des entreprises multinationales, en considérant celles-ci comme une entité unique, puis, dans une seconde étape, à répartir ce bénéfice dans les pays où ces entreprises réalisent effectivement leur activité ».

(1) Interrogée par l’Humanité, la direction de GE assure respecter « les règles fiscales des pays dans lesquels l’entreprise opère ».

 publié le 27 mai 2022

Inflation : les salariés,
éternels dindons de la farce

Avec la poussée inflationniste, les salariés sont sommés d’accepter un recul de leurs revenus réels pour éviter l’emballement des prix. Mais lorsque les prix étaient bas, les salariés devaient accepter la modération salariale au nom de l’emploi. Un jeu de dupes que seules les luttes pourront renverser. 

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

« Vous semblez oublier mes amis que vous n’êtes que des salariés, les êtres les plus vulnérables du système capitaliste. […] C’est pourquoi, si vous avez des revendications de salaires à formuler, vous me faites une note écrite, je la mets au panier et on n’en parle plus. » Cette réplique célèbre de Michel Audiard tirée du nanar Un idiot à Paris, sorti en 1967, et prononcée par Bernard Blier, qui campe le patron autoritaire d’un abattoir face à une grève sauvage, semble résumer à elle seule la situation dans laquelle les salariés se trouvent depuis quatre décennies.

Avec l’accélération des prix en 2021 et encore plus au début de 2022, la priorité des politiques menées en France, mais aussi dans la plupart des pays avancés, est la même : contenir les salaires nominaux pour éviter la fameuse « boucle prix-salaires ». Il est donc demandé aux salariés d’amortir le choc.

L’inflation exige la modération salariale

Le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau exhorte les salariés à la raison : « Tout le monde serait perdant en cas de hausses de salaire », a-t-il déclaré le 11 mai sur France 5. En attendant, ce sont les salariés qui trinquent. Les salaires réels se sont effondrés : selon la Dares, durant le premier trimestre 2022, le salaire mensuel de base du secteur privé a reculé de 2,3 %.

On peine à prendre conscience du choc que cet « ajustement » représente. Au cours des douze dernières années, les baisses de salaires en termes réels, autrement dit en prenant en compte l'inflation, ont été des phénomènes exceptionnels. Les salaires nominaux ont plutôt stagné quand les prix, eux, restaient faibles. C'est pour cette raison que le phénomène actuel est particulièrement rude pour les salariés : la baisse du salaire réel atteint un niveau inédit depuis longtemps. La réalité de la politique actuelle de lutte contre l’inflation se traduit donc par la plus grande violence sociale.

C’est face à cette réalité qu’il faut comprendre la stratégie du précédent gouvernement et du nouveau. Le « chèque énergie », le nouveau « chèque alimentation », annoncé dans le prochain collectif budgétaire, ou même le « bouclier tarifaire » ne sont, en réalité, que des mesures d’accompagnement visant à faire accepter cette baisse de revenus réels.

Évidemment, en période de campagne électorale, les bras s’agitent et les moulinets succèdent aux effets de manche. Ce lundi 23 mai, Bruno Le Maire a réuni le patronat pour demander aux entreprises de faire quelque chose. Mais les « demandes » de Bercy sont surtout et avant tout le reflet de son impuissance volontaire. D'ailleurs, dans son entretien inaugural du dimanche 22 mai au Journal du Dimanche, la première ministre Élisabeth Borne, n'a même pas daigné évoquer la question des salaires.  

En face, les entreprises ont beau jeu de faire valoir la compétitivité, l’investissement, leurs intérêts et le rapport de force décrit par Bernard Blier ci-dessus pour renvoyer le ministre à ses chères études. Tout le monde est content : le ministre a essayé, mais ce n’est pas possible. Aux salariés, donc, de continuer à ajuster. Si l’on cherche un adjectif pour qualifier ce type de politique économique, on pourrait aisément tomber sur le terme « cynique ».

L’inflation faible exige la modération salariale

Mais il y a davantage. Car la position des salariés n’est, en réalité, guère plus enviable lorsque l’inflation est modérée. On peut aisément s’en souvenir, cela ne date que de quelques années. Lorsque la hausse des prix est modérée ou basse, la « modération salariale » est de rigueur. Il en va bien sûr de notre compétitivité et, faute de hausse des prix, il faut bien pouvoir assurer les bénéfices par la compression des salaires.

Le 14 juillet 2020, lors de son entretien suivant la nomination de Jean Castex au gouvernement et alors que l’inflation était au plus bas, le président de la République avait d’ailleurs revendiqué cette politique de « modération salariale ». Dans cet entretien, Emmanuel Macron faisait aussi rêver les salariés en leur promettant en retour de leurs « efforts » de l’intéressement et de la participation. « Si on accepte de la modération salariale pour un temps, moi, je souhaite qu’elle s’accompagne et on a mis en place ces dispositifs, d’intéressement et de participation », affirmait-il. Ce que le salarié perd en salaire, il le gagnerait en forme de dividende.

Mais comme avec les chèques divers distribués en période d’inflation, le salarié lâche alors la proie pour l’ombre. Il abandonne la rémunération de son travail, fondement de la valeur, pour un partage avec les actionnaires, de la plus-value, autrement dit ce qu’il a travaillé pour le capital. À ce petit jeu, la perte est assurée.

C’est donc un bien à un jeu de dupes que les salariés sont désormais soumis : pile, ils perdent, face, ils perdent.

Au reste, la « grande modération » de l’inflation a un bilan très décevant en termes de revenus réels. Il est d’ailleurs intéressant de se plonger dans l’historique de l’Insee des évolutions du « pouvoir d’achat », autrement dit du revenu disponible brut réel par unité de consommation. On constate que, entre 1960 et 1980, ce revenu a progressé de 100,8 %. Mais entre 1980 et 2020, soit sur une période deux fois plus longue, ce même revenu a, lui, progressé de 45,5 %, soit plus de quatre fois moins vite. Dans la deuxième décennie du XXIe siècle, la situation a même été désastreuse : entre 2011 et 2013, la chute a été telle qu’il a fallu attendre 2017 pour revenir au niveau de 2010. Sans inflation, cette fois.

Comme on peut donc le constater, la promesse de la modération salariale est une fausse promesse : elle se traduit par des gains faibles ou négatifs en termes de revenus réels. Dès lors, ce que demandent aujourd’hui les économistes orthodoxes, le patronat et le gouvernement revient à demander aux salariés de perdre du pouvoir d’achat pour pouvoir ne pas en gagner par la suite.

C’est donc bien à un jeu de dupes que les salariés sont désormais soumis : pile, ils perdent, face, ils perdent. Inflation ou désinflation, ils doivent renoncer à toute revendication de hausse des salaires. Et le tout en supportant un discours dominant qui fait du salariat une sinécure pleine de sécurité et d’avantages face à un entrepreneur qui, lui, « prendrait des risques » et « jouerait sa vie ».

Évidemment, une telle situation n’est pas le fruit du hasard. En désarmant le monde du travail à force de « réformes structurelles » et de répressions syndicales, on a renforcé cette fameuse « vulnérabilité » structurelle du salarié dont parle Audiard. Il suffit de faire jouer la crainte du chômage pour faire accepter une politique unilatéralement favorable au capital. Car, bien sûr, cette politique de répression des salariés ne se fait jamais qu’au nom de « l’emploi » et de la « valeur travail ». Ce lundi 23 mai encore, Élisabeth Borne pouvait ainsi se lancer dans un éloge abstrait du travail qui « libère » et « rend digne ». À condition, évidemment, qu’il reste bon marché.

La situation actuelle agit naturellement comme un révélateur de la condition salariale que le consumérisme du dernier demi-siècle avait cherché à dissimuler. Du point de vue du capital, les salaires sont toujours trop élevés et les salariés toujours trop gourmands et trop paresseux. Cette règle ne signifie pas qu’il puisse y avoir des exceptions, mais lorsque, comme c’est le cas aujourd’hui, la croissance de la productivité du travail est faible, la lutte pour le partage de la valeur est nécessairement plus intense. Mais lorsque cette lutte n’est pas menée par un des deux camps, ici le travail, ce dernier devient nécessairement la dernière roue du carrosse économique.

Vers une prise de conscience par la lutte sociale ?

Si les années 1950-1970 peuvent, de ce point de vue, apparaître comme une exception, c’est en raison d’une triple conjoncture exceptionnelle dans l’histoire du capitalisme : une croissance inédite de la productivité, un besoin d’élargir la consommation de masse pour renforcer la rentabilité du secteur privé et un rapport de force unique en faveur d’un travail revendicatif et organisé.

Une fois cette exception passée, la réalité du statut salarial (qui d’ailleurs n’avait jamais complètement disparu) revient dans toute sa violence. Seuls les salariés de soutien direct au capital (les PDG des grandes entreprises) sont protégés, précisément parce qu’ils sont les artisans de cette soumission des salariés (le dernier bilan du CAC 40 publié par l’Observatoire des multinationales pour 2021 permet de s’en rendre compte). Mais cette réalité rappelle aussi que la lutte sociale est plus que jamais indispensable. Et c’est bien l’intérêt de cette période.

La démission de l’État semble complète. Ce lundi 23 mai, la porte-parole du gouvernement, Olivia Grégoire, a déclaré que « le gouvernement n’a pas le pouvoir direct d’augmenter les salaires des Français en appuyant sur un bouton ». C’est précisément ce que l’on peut lui reprocher. En refusant de restaurer tout mécanisme d’indexation, qui avait permis de sauvegarder les revenus réels jusqu’à sa suppression en 1982, le gouvernement renonce à protéger des salariés qu’il a, par ailleurs, en 2016 et 2017, encore affaiblis avec les ordonnances travail.

Laissés seuls face aux employeurs et à la violence de l’ajustement qui leur est demandé, les salariés n’ont d’autre option que de lutter pour maintenir leur niveau de vie. Ce combat se répand déjà dans les entreprises, que ce soit parmi les secteurs à bas salaires) ou dans des secteurs plus « haut de gamme » comme chez Thales.

Ce mouvement est celui d’une nouvelle prise de conscience qui, après quatre décennies de répression et de guerre culturelle, sera forcément progressive. Mais elle peut permettre aussi d’interroger cette condition de salariés qui, à chaque variation de la conjoncture, devraient toujours s’oublier. Ce qui revient avec la particularité de l’inflation actuelle, c’est la remise en avant de la guerre sociale au cœur de la dynamique capitaliste, de cette lutte de classes que des générations de politiques ont voulu nier.

En 1847, un an avant la grande vague de révolutions qui emportera l’Europe avec, pour la première fois, un contenu social, Marx répondait à Proudhon dans sa Misère de la philosophie sur la défense des grèves et des « coalitions » que le penseur anarchiste critiquait si vivement. Pour le Trévois, les luttes sociales sont toujours politiques, elles permettent de mener ce combat interne au système productif et de modifier ainsi l’ordre social. Sans elles, l’ordre règne, au détriment du salariat.

On comprend donc l’intérêt du gouvernement à faire croire que quelques chèques régleraient le problème et permettraient d’oublier la violence de la politique actuelle qui n’est rien d’autre qu’une politique de classe. « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps », écrivait Marx dans le texte qu’on a cité. Peut-être le vrai combat politique se joue-t-il alors sur ce nouveau front des salaires.

 

 

 

 

 

 

 

TRIBUNE. L’inflation, symptôme
d’un modèle néolibéral en bout de course

sur www.regards.fr

par Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat, économistes, membres de la Fondation Copernic

L’inflation est de retour. En comprendre les raisons suppose, avant tout, de savoir pourquoi elle a été quasi absente ces dernières décennies. Les économistes Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat vous expliquent tout ça.

Avec la rupture introduite par le néolibéralisme dans les années 1980 et la mondialisation qui l’a accompagnée s’est mis en place un modèle économique bien particulier. Basé sur la création de valeur pour l’actionnaire, il vise à réduire les coûts par tous les moyens possibles avec une priorité absolue donnée à l’augmentation des profits. Cela a conduit à une « modération salariale » généralisée dans les pays développés, à la délocalisation de nombre d’activités productives dans des pays à bas salaires, au chômage donc et à l’éclatement des process de production en de multiples segments de « chaînes de valeur ». Ceci s’est combiné avec une politique de zéro stock et une organisation en flux tendus, supposée permettre de répondre en temps réel aux besoins des consommateurs, alors qu’il ne s’agit que de limiter le capital immobilisé.

Cette chasse aux coûts a pour objectif de garantir aux actionnaires des multinationales une distribution de dividendes conséquente, en augmentation quasi constante, en dépit de la faiblesse extrême des gains de productivité. Mais elle a aussi permis des prix bas et stables pour les consommateurs, ce qui compensait en partie la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée, les banques centrales augmentant leurs taux d’intérêt au moindre soupçon inflationniste. Tout le monde était censé y trouver son compte, sauf évidemment les impératifs écologiques, mis à mal, entre autres, par le développement vertigineux du transport des marchandises. Sauf, aussi, les salariés, ceux des pays du Sud, qui travaillent dans des conditions d’exploitation inouïes, comme ceux du Nord, qui, outre qu’ils doivent faire face au chômage, voient leurs droits réduits progressivement au nom de la compétitivité et doivent s’endetter pour faire face à la stagnation salariale.

C’est ce modèle qui est en train de craquer sous nos yeux. La crise financière de 2007-2008, suivie par la grande récession de 2009 avait déjà laissé les économies européennes dans un état exsangue, malgré le fait que la Banque centrale européenne (BCE) ait inondé les marchés financiers de liquidités et mis en œuvre des taux d’intérêt réels (défalqués de l’inflation) négatifs. La politique d’austérité, plus ou moins massive suivant les pays et les rapports de forces sociaux, a débouché sur une quasi-stagnation de l’activité économique. Avant même, donc, la crise sanitaire, les économies développées donnaient de très sérieux signes de fatigue.

Jamais les dividendes versés aux actionnaires et les rachats d’actions, dont l’objectif est d’en faire monter les cours, n’ont été aussi importants.

La Covid-19, puis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, sont analysées par les économistes mainstream comme des chocs exogènes dont les conséquences sont certes gênantes, mais se résorberont dans le temps. Tout devrait donc, selon eux, rapidement revenir à la normale. C’est oublier que la crise sanitaire est à rebondissement, car elle touche « l’usine du monde », la Chine, et que les problèmes géopolitiques créés par la guerre en Ukraine ne sont pas prêts de se résorber. La désorganisation des chaînes de production, les goulets d’étranglement, les pénuries de matières premières, de composants électroniques, de pièces détachées se combinent avec une crise énergétique, aggravée par la folie spéculative, pour alimenter la hausse des prix. L’augmentation des prix du pétrole est due à une politique de restriction de l’offre organisée sciemment par l’OPEP et la Russie, qui veulent profiter de prix élevés à la veille d’une transition énergétique qui les pénalisera et limite d’ores et déjà les investissements dans le secteur. Enfin, le péril climatique se combine avec la crise géopolitique pour aggraver les pénuries alimentaires sur des marchés agricoles non régulés. Les périls sont encore devant nous.

Cette augmentation des prix est entretenue, non par une boucle prix-salaires comme voudraient nous le faire croire les gouvernants – les salaires réels (défalqués de l’inflation) baissent – mais par une boucle prix-profits. Jamais les dividendes versés aux actionnaires et les rachats d’actions, dont l’objectif est d’en faire monter les cours, n’ont été aussi importants. Les entreprises répercutent les augmentations de prix améliorant leur marge au passage ; l’exemple des raffineurs dont le taux de marge a été multiplié par plus de 2300 % en un an en est l’exemple caricatural. Et que dire du prix de l’électricité tiré par celui du gaz, alors même que celui-ci n’a qu’une place extrêmement réduite dans le mix français …

La désorganisation des chaînes industrielles risque d’autant plus de se pérenniser, et avec elle l’inflation, que nous sommes dans une situation où commence à se mettre (trop) doucement en route la transition vers une économie décarbonée. L’impossibilité de coordonner réellement l’offre et la demande, par exemple des métaux rares ou des puces électroniques, entraîne de multiples déséquilibres sectoriels qui, tous, génèrent une hausse des prix. S’entremêlent donc pour expliquer la situation actuelle des causes conjoncturelles, liées à des événements précis (crises sanitaire et géopolitique), et des causes structurelles, liées à l’impasse dans lequel se trouve le néolibéralisme.

Dans cette situation, la réaction des pouvoirs publics vise avant tout à éviter de remettre en cause ce qui est l’essence du modèle néolibéral : la priorité absolue donnée aux profits des entreprises. Il s’agit donc, d’abord, d’éviter la hausse des salaires. Les gouvernements laissent filer à la baisse en termes réels les revenus fixes (salaires, pensions, minimas sociaux), se contentant au mieux de mesures d’accompagnement limitées, leurs pseudos « boucliers », qui sont loin de compenser les pertes de pouvoir d’achat. Face à cette situation, les banques centrales augmentent leurs taux d’intérêt, ou s’apprêtent à le faire. Cette réaction est à la fois inefficace et dangereuse. Inefficace, car on ne voit pas comment des légères augmentations de taux pourraient casser une inflation dont la racine vient non d’une demande qui explose, mais, au contraire, de pénuries liées à des problèmes d’offre. Pour que cela puisse être efficace, il faudrait mettre en œuvre une thérapie de choc, telle que l’avait fait le président de la Fed Paul Volcker – le taux directeur réel de la Fed était passé de 1,8% en 1980 à 8,6% en 1981 – mais cela entraînerait une crise généralisée de la dette, une récession massive et brutale et rendrait encore plus difficile la transition écologique en freinant fortement l’investissement. Elle serait, de plus, dangereuse, car même si les taux réels restent encore largement négatifs, le signal psychologique donné sera désastreux, alors même que le PIB en termes réels baisse en Europe, ainsi qu’aux États-Unis, et qu’une crise financière pointe son nez avec le krach pour l’instant rampant des places boursières. L’augmentation des taux ne peut aujourd’hui en rien être la solution pour réduire l’inflation.

Que faire alors ?

Tout d’abord protéger la population par un blocage et un contrôle des prix, au-delà même des augmentations de salaire nécessaires. Cela est d’autant plus possible que, pour nombre de produits, nous avons affaire à des prix administrés par des entreprises en situation oligopolistique. Une baisse des taxes à la consommation (TVA, TICPE) ne peut se concevoir que dans une réforme fiscale d’ensemble, seule à même de redonner des marges de manœuvre à la puissance publique et de rétablir une justice fiscale aujourd’hui mise à mal. Au-delà, il faut s’engager à marche forcée dans la transition écologique, ce qui suppose des investissements massifs. Ils devront viser tant la recherche d’une meilleure efficacité énergétique – ce qui vaudra pour l’industrie, comme pour le logement –, et la réduction de notre dépendance aux énergies fossiles. Cela suppose une planification écologique, mais aussi, on l’oublie trop souvent, une politique monétaire qui soit mise au service de cette transition. Autrement dit, des taux d’intérêt réels négatifs, le prolongement des achats de titres publics par la BCE, des facilités de crédit particulières pour les secteurs industriels engagés dans la transition écologique et la poursuite d’une politique d’emprunt européen pour l’accompagner.

L’objectif d’un retour à une inflation maîtrisée ne signifie donc pas faire de la stabilité des prix l’alpha et l’oméga de la politique économique et monétaire. Se focaliser sur le seul chiffre magique de 2% d’inflation, comme l’a fait pendant des décennies la BCE sous l’emprise des théories monétaristes, ne peut que mener à une situation déflationniste. Ce serait tomber de Charybde en Scylla.


 


 

La Nupes développe son plan d’urgence pour le pouvoir d’achat

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Alors que le gouvernement d’Elisabeth Borne a finalement repoussé la présentation de ses mesures d’urgence en la matière à l’après-législatives, la gauche rassemblée a présenté, mercredi, celles qu’il souhaite mettre en place dès cet été en cas de victoire le 19 juin.

« Finalement il n’y aura que notre plan, ça tombe bien c’est celui que nous comptons faire appliquer en juin. » Mercredi, Jean-Luc Mélenchon et la Nupes avaient prévu de présenter une alternative au plan d’urgence pour le pouvoir d’achat du gouvernement d’Elisabeth Borne. Celui-ci, qui doit comporter plusieurs mesures pour contre l’augmentation des prix a finalement été reporté à l’après législatives. Le chef de file de la Nupes, qui a maintenu sa conférence de presse, a son avis sur ce report: « Quand ils ont mis au point le bouclier de l’énergie, ils nous ont bien dit qu’il y aurait un rattrapage après. Et pour cause, puisqu’actuellement il n’y a aucun mécanisme qui va à la source, ce sont des mécanismes de compensation, a détaille Jean-Luc Mélenchon. Nous avons toutes les raisons de les soupçonner d’attendre les élections législatives pour faire ce rattrapage des prix car ce n’est pas tenable, sur la base du trésor public, de continuer à compenser les augmentations. »

Le blocage des prix de l’énergie fait partie des mesures d’urgences développées par les représentants de la Nupes pour faire face à l’explosion des prix de l’électricité, du gaz, de produits de première nécessité mais aussi des loyers et des trasnports. Une inflation qui selon l’insoumis n’est pas « la conséquence d’une boucle perverse entre les prix et les salaires » mais « d’aspects purement spéculatifs, des surprofits et de l’interruption des chaines de productions mondiales ».

La première des mesures sera le blocage des prix alors que « les gens sont étouffés quotidiennement à chaque fois qu’il faut faire les courses ou le plein », a justifié l’insoumise Clémence Guetté. Si Jean-Luc Mélenchon est nommé premier ministre à l’issue des législatives, il promet de bloquer directement les prix de l’énergie, de l’essence et de plusieurs produits de consommations par décret, rendu possible par le code du commerce, en cas de circonstances exceptionnelles. La Nupes cherchera ensuite à pérenniser ce blocage : « Un bouclier prix est déjà mis en place dans les outre mer, a développé Clémence Guetté. L’idée est de former un panier de produits dont les prix seront contrôlés. Il faut accréditer l’idée selon laquelle c’est possible de faire autrement. »

Pour l’énergie, la Nupes prévoit aussi d’abolir par la loi les coupures et réductions de puissance de l’électricité, en instaurant une première tranche gratuite de « consommation de première nécessité », par décret. En outre, pour garantir l’accès aux réseaux de transports, la gauche propose un « billet unique pour les jeunes » et de créer un pôle public des transports et de la mobilité.

L’augmentation des salaires sera bien sûr au cœur de ces mesures d’urgence pour le pouvoir d’achat. Outre l’augmentation du SMIC à 1500 euros pris par décret, la Nupes prévoit d’organiser une conférence salariale par branche pour renégocier les grilles de salaires : « A l’initiative de l’État, cela fonctionne, comme on a pu le voir récemment avec l’hôtellerie », a ajouté l’écologiste Eva Sas. La limitation des écarts de rémunérations de 1 à 20 est aussi au programme comme l’égalité professionnelle Femmes-Hommes « avec une politique volontariste, augmenter les sanctions à l’égard des entreprises et créer une commission de contrôle dans les entreprises ». Le communiste Ian Brossat a aussi expliqué que la gauche au pouvoir mettrait en place « une garantie dignité avec l’objectif qu’aucun français ne vive sous le seuil de pauvreté de 1063 euros ».

Par ailleurs, le point d’indice des fonctionnaires serait relevé de 10 points. « C’est 10 milliards d’euros, soit le rendement de l’ISF, avec un barème renforcé, que nous mettrons en place », a développé Julien Bayou, secrétaire national EELV. Le garantie d’autonomiejeunes, pour qu’aucun d’entre eux ne vive sous le seuil de pauvreté serait compensé par la création de l’impôt universel pour les entreprises. Quant à’augmentation des pensions de retraite à hauteur du SMIC revalorisé, d’un coût de 25 milliards d’euros, sera elle financée par les cotisations sociales pour des revenus aujourd’hui exonérés (dividendes, intéressements, participation, épargne salariale, heures supplémentaires). « La Nupes c’est un Robin des bois légal, a sourit Julien Bayou. Le fait de ne plus faire cotiser les plus riches sape les fondements de notre démocratie et le consentement à l’impôt. » Un paramètre que ne semble pas prendre en compte le gouvernement Borne.


 


 

Face à l’inflation,
la Nupes dévoile son plan d’urgence

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Pouvoir d’achat La coalition de gauche a présenté, mercredi, les mesures qu’elle mettrait en place dès cet été en cas de victoire, le 19 juin. Le gouvernement a, lui, repoussé ses annonces.

« F i nalement, il n’y aura que notre plan, ça tombe bien, c’est celui que nous comptons faire appliquer en juin. » Jean-Luc Mélenchon et la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) avaient prévu de présenter une alternative au plan d’urgence pour le pouvoir d’achat du gouvernement d’Élisabeth Borne. Celui-ci, qui doit comporter plusieurs mesures pour contrer l’augmentation des prix, a finalement été reporté à l’après-législatives. Le chef de file de la Nupes, qui a maintenu sa conférence de presse mercredi, a son avis sur ce report : «  Le gouvernement n’a aucune idée sur la manière de faire face à la situation ! » lance-t-il. Plus encore, il « soupçonne » l’exécutif « d’attendre les élections législatives pour faire le rattrapage des prix » annoncé par Jean Castex, alors premier ministre, lors du lancement du « bouclier énergie ». Car, sans s’attaquer au cœur du problème, « ce n’est pas tenable, sur la base du Trésor public, de continuer à compenser les augmentations », juge-t-il. L’inflation, selon l’insoumis, n’est pas « la conséquence d’une boucle perverse entre les prix et les salaires », mais « d’aspects purement spéculatifs, de surprofits et de l’interruption des chaînes de production mondiales ». Et la Nupes compte bien s’y attaquer : «  L’idée centrale, c’est de faire payer l’inflation aux profits plutôt qu’aux salaires, et d’éviter la contamination de l’inflation d’un secteur à l’autre », résume Jean-Luc Mélenchon.

Blocage des prix, interdiction des coupures d’énergie...

La première des mesures sera un blocage des prix de l’énergie mais aussi des tarifs des produits de première nécessité, alors que « les gens sont étouffés quotidiennement à chaque fois qu’il faut faire les courses ou le plein », justifie l’insoumise Clémence Guetté. En cas de victoire en juin, la gauche promet de procéder par décret, comme le permet le Code du commerce en cas de circonstances exceptionnelles. La Nupes cherchera ensuite à pérenniser ce blocage : « Un bouclier prix est déjà mis en place dans les territoires d’outre-mer, développe Clémence Guetté.  L’idée est de former un panier de produits dont les prix seront contrôlés. »

Pour l’énergie, la coalition de gauche prévoit aussi d’abolir par la loi les coupures et réductions de puissance de l’électricité en instaurant une première tranche gratuite de « consommation de première nécessité », par décret. Afin de garantir l’accès aux réseaux de transport, elle propose aussi de créer un « billet unique pour les jeunes » et un pôle public de la mobilité qui « garantira qu’aucune petite ligne ne ferme », voire que celles supprimées soient rouvertes. Le logement, qui représente « 30 % des revenus » des locataires, n’est pas laissé de côté, avec « un nouvel encadrement des loyers » étendu à l’ensemble du territoire et prévu « à la baisse » dans les métropoles où la spéculation fait rage.

Création de l’impôt universel pour les entreprises

L’augmentation des salaires est également au cœur de ces mesures d’urgence pour le pouvoir d’achat. Outre l’augmentation du Smic à 1 500 euros prise par décret, la Nupes entend organiser une conférence salariale par branche pour renégocier les grilles de salaires. « À l’initiative de l’État, cela fonctionne, comme on a pu le voir récemment avec l’hôtellerie », fait valoir l’écologiste Éva Sas. La limitation des écarts de rémunération de 1 à 20 est aussi au programme, comme l’égalité professionnelle femmes-hommes, avec la création d’une « commission de contrôle dans les entreprises » et des sanctions augmentées pour celles qui ne respectent pas la règle . « On ne relèvera pas la France avec des Français mal payés », insiste le communiste Ian Brossat, détaillant l’instauration d’ « une garantie dignité, avec l’objectif qu’aucun Français ne vive en dessous du seuil de pauvreté de 1 063 euros » et d’ « une allocation d’autonomie pour tous les jeunes à partir de 18 ans ».

Par ailleurs, le point d’indice des fonctionnaires serait relevé de 10 points. « C’est 10 milliards d’euros, soit le rendement de l’ISF, avec un barème renforcé », précise Julien Bayou, secrétaire national d’EELV. L’« allocation d’autonomie pour les jeunes » serait, elle, compensée par la création de l’impôt universel pour les entreprises. Quant à l’augmentation des pensions de retraite à hauteur du Smic revalorisé, d’un coût de 25 milliards d’euros, elle serait financée par les cotisations sociales de revenus aujourd’hui exonérés (dividendes, intéressement, participation, épargne salariale, heures supplémentaires). « La Nupes, c’est un Robin des bois légal, sourit Julien Bayou.  Le fait de ne plus faire cotiser les plus riches sape les fondements de notre démocratie et le consentement à l’impôt. » Un paramètre que le gouvernement Borne, sciemment, ne prend pas en compte.


 


 

Mobilisation pour les salaires : « Sans nous, personne n’aurait d’électricité »

Clotilde Mathieu sur www.humanite.fr

Mobilisation En lutte pour de meilleurs salaires depuis plus de trois mois, les agents de maintenance de Réseau de transport d’électricité du site de Saint-Sébastien s’attaquent désormais, avec les autres syndicats et salariés des industries électriques et gazières, à la revalorisation de la branche. Une manifestation nationale est prévue le 2 juin.

Saint-Sébastien-sur-Loire (Loire-Atlantique), envoyée spéciale.

Ce 21 février, des barnums à l’effigie de la CGT mines-énergie sont déployés devant l’entrée du centre de maintenance RTE (Réseau de transport d’électricité), ex-EDF, à Saint-Sébastien en Loire-Atlantique. Il est 7 heures du matin. Les grévistes, presque uniquement des techniciens de maintenance, sont loin de se douter qu’une fois lancée, leur lutte contaminera la France entière.

Le 0,3 % d’augmentation générale des salaires proposé par la direction, quelques jours plus tôt, après dix années de gel, a été un véritable électrochoc. L’ « insulte » de trop. Déjà, l’an dernier, ceux qui travaillent en haut des pylônes, parfois sous haute tension, l’avaient eu mauvaise de recevoir la même prime de 200 euros que les autres. Pourtant, alors que leurs collègues et une grande partie des Français s’étaient cloisonnés chez eux, ceux-là continuaient d’arpenter le territoire dans leur camion, se logeant bon gré mal gré et avalant leur repas sur le pouce, pour assurer la continuité du service public malgré la fermeture des restaurants, hôtels et aires d’autoroute.

Or, sans eux, « personne n’a d’électri­cité », s’amusent Xavier, David, Stéphane et Benoît (1). Leur travail est méticuleux et le risque élevé : avec 400 000 volts à gérer, mieux vaut ne pas se louper. À cela s’ajoutent les astreintes et, pour certains, l’obligation d’habiter à dix minutes d’un poste. Des essentiels qui ­assurent que l’énergie produite par la centrale thermique, électrique, le barrage hydraulique ou un champ éolien ou solaire soit transportée via d’immenses câbles, pour ensuite être distribuée à nos domiciles.

Pour se hisser tout en haut et manipuler ces drôles de colliers de perles qui parcourent nos territoires, les agents sont formés pendant « quatre à cinq ans », explique Éric Dessort, représentant syndical CGT du syndicat Énergie RTE Ouest. Pourtant, relève Francis Casanova, le délégué syndical central CGT, « notre niveau d’embauche, ­niveau bac, est à peine au-dessus du Smic », supérieur de 34 euros par mois exactement. Très loin du salaire du premier dirigeant, Xavier Piechaczyk, qui palpe un fixe annuel de 262 500 euros, soit 21 875 euros brut par mois, auquel s’ajoute une part variable de 105 000 euros, soit une rémunération globale de 367 500 euros à l’année. « Si les écarts de salaires vont de 1 à 7 dans l’entreprise, en revanche les primes individuelles à la performance vont de 1 à 26 », décrypte le représentant de la CGT.

661 millions d’euros de bénéfices en 2021

Avec des salaires compris entre 1 400 et 1 700 euros net après dix ou vingt années d’ancienneté, syndiqués ou pas, les quatre agents de maintenance de l’Ouest n’ont pas hésité à se mêler à la lutte. Très vite, la revendication d’une hausse des salaires de 5 % et une reconnaissance des compétences sur les grilles ont rejoint leurs aspirations. D’autant qu’en 2021, RTE a réalisé 661 millions d’euros de bénéfices (+ 27 %) et a versé 397 millions d’euros en dividendes, soit 60 % du résultat net, rappelle la CGT dans son communiqué. Quelques jours après le début du mouvement, la grève se massifie. Sur 100 personnes à travailler sur le groupe de maintenance, une quarantaine se mettent rapidement en grève, à l’appel de la CGT, au rythme de deux heures par jour. Une semaine plus tard, le mouvement fait tache d’huile. Les agents du site d’Orléans installent à leur tour un piquet de grève, rejoignant ensuite ceux de Bretagne, de Saumur ou encore de Lyon… Pour autant, la direction n’ouvre pas sa porte.

Les semaines passent, les mois aussi. Et toujours rien. Le 15 avril, un mois, trois semaines et quatre jours après le début du mouvement, une première réponse leur est adressée avec l’envoi de CRS sur le site de Saint-Sébastien pour déloger les grévistes. Idem à Saumur et Orléans, où les agents se sont fortement mobilisés. Une première dans l’histoire sociale de l’entreprise. Malgré les intimidations, les tentatives de pourrissement du mouvement en jouant la montre, la grève se poursuit, obligeant la direction à ­ouvrir le dialogue. Un protocole de sortie de crise est proposé à la CGT, le 15 mai. Une « nouvelle insulte », puisqu’il « ne prévoit qu’une petite augmentation pour 160 à 200 salariés particulièrement mal payés au regard de leurs compétences », raconte Francis Casanova. Pour rappel, les agents affectés à la maintenance sont 3 000. « Cela ne représenterait qu’environ 5 % du personnel concerné par la mobilisation », poursuit le syndicaliste. Les négociations salariales devront finalement attendre l’été, et surtout « les mesures gouvernementales relatives au pouvoir d’achat », explique Francis Casanova. « Une manœuvre grossière », poursuit-il.

Face au mépris, écœurés, certains agents n’hésitent plus à se reconvertir, à partir. Le statut qui offre notamment la sécurité de l’emploi ne suffit plus. Les grévistes citent le prochain départ d’un de leurs collègues, meilleur ouvrier de France, qui deviendra bientôt électricien à son compte. Le mouvement est surtout visible chez les jeunes qui « regardent particulièrement le bas de la fiche de paie », constate Frédéric Wallet, secrétaire général CGT du syndicat Énergie RTE Ouest. Sur « une ligne », un quart des effectifs ont quitté l’entreprise. « Notre statut n’est pas un privilège, insiste Xavier, sinon notre direction ne nous obligerait pas à mettre sur nos camions que RTE recrute et les jeunes se bousculeraient. »

Depuis le 15 mai, un deuxième acte se prépare. Malgré la perte de salaire d’environ 350 euros qu’implique la grève, calcule David, les agents de maintenance ne veulent rien lâcher. D’autant qu’ils ont entendu Bruno Le Maire, ministre de l’Économie tout juste reconduit dans ses fonctions, assurer qu’ «il faut que le travail paye, paye bien et garantisse à tous nos compatriotes la dignité dans leur existence. Les entreprises qui peuvent augmenter les salaires doivent augmenter les salaires ». Les débrayages quotidiens vont laisser place aux actions plus ponctuelles et se concentrer au niveau de la branche, cette fois en intersyndicale. Le 12 mai, une réunion avec les représentants patronaux des industries électriques et gazières, dont fait partie RTE, s’est soldée par un échec. Après une hausse de seulement 0,3 %, octroyée en début d’année, « les employeurs ont refusé toute mesure de branche » sur les salaires, notent les organisations syndicales CGT, CFE-CGC, CFDT, FO dans un communiqué commun. Celles-ci appellent à faire grève le 2 juin et réclament une revalorisation de 4,5 % des salaires. Une nouvelle étape, avant celle des retraites, lancent en cœur Xavier, David, Stéphane et Benoît.

(1) Les prénoms ont été modifiés.


 


 

La bonne nouvelle. Pour les petites mains de Vuitton, l’affaire est dans le sac

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Mégoter sur les augmentations d’ouvrières qui produisent des sacs Louis Vuitton entre 1 000 et 5 000 euros l’unité ? L’image de marque d’Arco Châtellerault commençait à pâlir alors que les ouvriers du site (1 000 salariés, dont 720 CDI), principalement des femmes payées en moyenne 1 350 euros mensuels, s’étaient mis en grève pour obtenir une augmentation significative. Lundi, à deux jours de la venue de hauts cadres du groupe de Bernard Arnault – l’homme qui a touché un Smic par minute en 2021 –, la direction s’est rendue à un compromis avec les représentants du personnel. « Sous-traitants, oui, sous-payés, non merci !

Grâce à la mobilisation, nous avons obtenu de très belles avancées », s’est réjoui Pascal Rouger-Cagé (CGT) dans Centre Presse. Résultat : 100 euros net de plus par mois ; majoration de 25 % des heures de nuit ; maintien de la prime d’assiduité ; forfait mobilité de 100 euros par an ; une journée par enfant malade par an rémunérée. Mardi, les couturières ont repris le travail « dans l’apaisement ».

exte >>

 publié le 14 mai 2022

Le grand dérèglement
de la machine mondiale de production

Martine Orange sur www.medipart.fr

La crise du Covid-19 puis la guerre en Ukraine ont eu raison de l’organisation industrielle mondiale qui a prévalu pendant quatre décennies. Le juste-à-temps, le zéro stock ne sont plus de mise dans une période marquée par les ruptures d’approvisionnement et les pénuries. Conscients de leur vulnérabilité et de leur degré de dépendance, les groupes industriels pensent à relocaliser, amplifiant par leurs choix la fragmentation du monde. 

Retour à la case départ. Deux ans et demi après l’apparition du Covid-19 à Wuhan, la Chine se retrouve dans la même situation de paralysie. Depuis plus de 45 jours, Shanghai est coupée du monde. Et personne n’ose avancer la moindre date de sortie. Le confinement de la capitale économique de la Chine, tout comme celui d’autres grandes villes, est en train de provoquer une chute spectaculaire de la deuxième économie mondiale – qui reste, pour une large part, le plus grand fournisseur du monde. 

Les premiers chiffres commencent à donner l’ampleur du choc à venir. L’indice officiel des directeurs d’achat (PMI) du secteur manufacturier, publié le 2 mai, a chuté à 47,4 en avril, contre 49,5 en mars, pour un deuxième mois consécutif de contraction, a indiqué le 7 mai le Bureau national des statistiques (NBS). Il s’agit du plus bas niveau depuis février 2020. Trois jours plus tard, l’indice PMI des services Caixin d’avril annonçait la deuxième plus grande chute de son histoire, passant de 42 à 36,2. Le 9 mai, les chiffres des exportations chinoises attestaient d’une nouvelle baisse, la plus importante depuis juin 2020.

Avant même la publication de ces indicateurs, les groupes mondiaux savaient à quoi s’en tenir. Les yeux fixés sur la carte du port de Shanghai, le plus grand port de Chine, ils suivent en temps réel l’immense embouteillage des cargos et porte-conteneurs, obligés désormais de passer des jours d’attente avant de pouvoir décharger et recharger leurs cargaisons. Beaucoup de ceux qui ont parié sur « l’eldorado » chinois voient leurs ventes s’effondrer ces dernières semaines. 

Maudissant la politique « zéro Covid » du gouvernement chinois, qui n’a pas évolué d’un pouce depuis deux ans, tous redoutent ce qui les attend : une thrombose généralisée dans les chaînes d’approvisionnement, marquée par de nouvelles pénuries, des ruptures, des délais de livraison interminables, une envolée des coûts des fournitures et des transports encore plus explosive que lors du premier confinement. D’autant qu’à la paralysie de la Chine s’ajoute désormais la guerre en Ukraine, qui a amplifié la crise de l’énergie, et crée des tensions mondiales sur l’approvisionnement en matières premières agricoles et industrielles. Toute perspective de croissance ou même d'équilibre mondial semble désormais infondée.

Lors de leurs résultats trimestriels, certains acteurs ont commencé à donner un aperçu des mois à venir sur fond de pénuries, d’inflation et de tensions sur le pouvoir d’achat. Apple a prévenu qu’il risquait de manquer au moins 8 milliards de dollars de ventes au prochain trimestre, en raison des difficultés de production de son principal sous-traitant chinois Foxcom.

Le constructeur automobile japonais Toyota anticipe une baisse de 21 % de ses profits, en raison des ruptures dans ses approvisionnements et de l’envolée des cours des matières premières. Amazon a dû reconnaître qu’il peine à obtenir nombre de produits figurant sur sa plateforme et que les délais de livraison ne cessent de s’allonger. Il faut désormais compter 52 jours en moyenne pour qu’un conteneur de chaussures de sport, parti de Chine, atteigne les États-Unis. Il y a deux ans, le transport était effectué en moins de 15 jours. 

De Coca-Cola à Pernod Ricard, en passant par Siemens ou Solvay, la liste des groupes touchés est interminable. Le manque de matières premières (acier, métaux non ferreux, cuivre), de produits semi-finis, de matériaux de construction, de composants, de pièces détachées et finalement de produits finis est généralisé. Dans la grande distribution, les linéaires vides commencent à se multiplier, attestant d’une nouvelle ère, celle des rationnements et de pénuries inconnues jusqu’alors dans notre société de consommation. 

Pas un secteur n’est épargné. Les groupes miniers se plaignent de ne pas trouver de machines d’extraction. Les chimistes manquent de matières premières. Les fabricants de meubles cherchent éperdument du bois. Les fabricants de semi-conducteurs peinent à trouver des équipements pour graver des puces.

Cela s’étend jusque dans les recoins les plus inattendus. Le groupe de défense américain Raytheon a ainsi déclaré qu’il ne serait pas en mesure de respecter le rythme de production des lance-missiles Stinger, très utilisés par les forces ukrainiennes contre l’aviation russe, en raison d’une pénurie de composants. Dans un tout autre registre, les vignerons du Sud-Ouest français s’alarment de ne plus trouver de bouteilles en verre.

Pas de retour possible à la normale

Pour tous les grands groupes internationaux, ceux qui modèlent et rythment l’économie mondiale, le réveil est brutal. Tous tablaient sur un retour à la normale, une fois passée la crise sanitaire. Toutes leurs croyances et certitudes se délitent sous leurs yeux. 

Depuis des décennies, ils étaient convaincus d’évoluer dans une économie réelle sans frottements, identique au monde de la finance, où les marchandises et les productions, comme les capitaux, pouvaient transiter sans à-coups d’un bout à l’autre de la Terre, et même faire plusieurs fois le tour de la Terre, avant d’arriver jusqu’aux consommateurs finaux. Tout était disponible à tout moment, en un clic. 

Cela leur avait permis d’élaborer un modèle commun, adopté par toutes les grandes multinationales du monde : délocaliser la production dans les pays éloignés les moins chers, sous-traiter les emplois à faible valeur ajoutée, s’appuyer sur le juste-à-temps et les transports maritimes pour réduire les coûts.

Tous affirmaient avoir trouvé la formule la plus efficace, la plus rationnelle, qui permettait d’optimiser au mieux les coûts, en externalisant les charges, à commencer par les coûts environnementaux, sur l’ensemble de la collectivité. Dans ce modèle censé être optimal, ils avaient juste omis d’inclure les risques géopolitiques, politiques et climatiques.

La machine mondiale de production, telle qu’elle a été conçue ces 40 dernières années, est durablement et peut-être définitivement déréglée. 

Les signaux d’alerte, pourtant, n’ont pas manqué ces dernières années pour montrer que « la Terre plate », pour reprendre le titre d’un ouvrage devenu le porte-étendard de la mondialisation heureuse, touchait à sa fin. Dès la crise financière de 2008, le commerce mondial a commencé à ralentir et les échanges ont été inférieurs à la production. La guerre commerciale lancée en 2018 par Donald Trump contre la Chine, mais aussi contre d’autres régions dont l’Europe, a remis en vigueur des barrières et des taxes douanières. Ces interdictions et ces prohibitions étaient censées avoir été remisées dans les greniers de l’histoire.

La pandémie, par la suite, a mis en lumière les fragilités et les vulnérabilités d’une organisation économique mondiale étirée sans précaution et sans stratégie, la plaçant dans un état de dépendance insoupçonnée, y compris pour des productions essentielles. La guerre en Ukraine a planté le dernier clou : elle vient mettre un terme à une ère d’énergie bon marché et marque le retour d’une fragmentation du monde. La machine mondiale de production, telle qu’elle a été conçue ces 40 dernières années, est durablement et peut-être définitivement déréglée. 

La fin du juste-à-temps

S’il y a un secteur qui a servi de modèle à l’ensemble de l’industrie mondiale ces dernières décennies, c’est bien celui de l’automobile. À partir des années 1980, tous les constructeurs automobiles ont scruté avec attention l’organisation du japonais Toyota et de l’automobile japonaise, bien plus efficace et compétitive que la leur.

Le lean production, visant à optimiser toutes les ressources, à supprimer les gaspillages, les temps d’attente, la fin des stocks, s’est imposé partout. Tout un réseau de sous-traitance et de délocalisation s’est mis en place à travers le monde, la moindre pièce a été examinée afin de savoir s’il n’y avait pas moyen de produire ailleurs, moins cher, dans l’optique de réduire toujours plus les coûts, puisque le transport ne valait rien, l’énergie étant bon marché, et les coûts de pollution niés. 

Aujourd’hui, les constructeurs automobiles découvrent le revers de cette politique du juste-à-temps. Tous bataillent depuis deux ans pour trouver les composants électroniques, désormais indispensables. Avec retard, ils comprennent qu’ils ont favorisé une concentration sans précédent de ces productions en Asie, à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine, qui les met à la merci de la moindre bourrasque.

Certains, toujours prêts à tirer parti de toutes les occasions, ont même raflé des productions au-delà de leurs besoins, par crainte de manquer, par volonté aussi, parfois, de distancer leurs concurrents. 

La guerre en Ukraine a révélé un peu plus l’ampleur des fragilités de ces organisations. À l’occasion du conflit, d’autres aspects de cet éclatement total accepté au nom du profit ont été mis en lumière. Ainsi, 80 % de la production mondiale du gaz néon – un des gaz rares de l’air utilisé pour la fabrication des semi-conducteurs – vient d’Ukraine. De même, les constructeurs allemands et européens ont trouvé bien plus avantageux d’y faire fabriquer tous les câblages électriques, système nerveux des véhicules automobiles. La production tourne aujourd’hui au ralenti. 

Dans la plus grande improvisation, tous cherchent désormais des sources d’approvisionnement de substitution. Ces derniers mois, les stocks de précaution ont refait leur apparition dans les usines, les entrepôts. Toute la politique du zéro stock, du juste-à-temps a été enterrée dans la discrétion, sans fleurs ni couronnes. Certains, toujours prêts à tirer parti de toutes les occasions, ont même raflé des productions au-delà de leurs besoins, par crainte de manquer, par volonté aussi, parfois, de distancer leurs concurrents. 

Par précaution, certains sont allés plus loin en rachetant certains de leurs fournisseurs importants et les ont réintégrés dans leur groupe, afin de sécuriser leurs approvisionnements. D’autres ont choisi de revoir totalement leurs relations avec leurs sous-traitants.

Alors qu’ils leur imposaient une mise en concurrence permanente et les payaient à 90 jours ou plus, certains grands groupes proposent désormais une coopération à leurs sous-traitants indispensables, en leur offrant de les payer au moment de la commande sur la base de contrats pouvant aller jusqu’à deux ans. Une vraie révolution pour le monde industriel, habitué à la loi du plus fort.

Ces nouvelles relations sont mises à l’œuvre en Allemagne, dans l’Europe du Nord, parfois en Italie mais beaucoup moins en France, où la culture d'un darwinisme économique – très éloigné de celui de l'auteur de l'Origine des espèces – prévaut toujours. 

Cela faisait des années que le monde industriel ne s’autorisait plus de telles augmentations.

Avoir des stocks, c’est du capital immobilisé inutilement, selon la théorie en vigueur jusqu’alors. Ces derniers mois, les industries ont trouvé que le surcoût se justifiait amplement. Cela leur a permis de maintenir plus ou moins leurs productions.

Surtout, les circonstances leur ont permis de largement en amortir les effets. Plus des deux tiers des entreprises industrielles en France ont pu répercuter sans problème la hausse de leurs coûts d’approvisionnement dans leurs prix de vente. La proportion est identique dans les autres pays industrialisés. 

Là encore, le secteur automobile sert de référence pour l’ensemble de l’industrie. En mars, les constructeurs automobiles allemands ont annoncé une chute de 29 % de leur production et de 21 % des immatriculations, en raison des difficultés d’approvisionnement.

Les producteurs français rencontrent les mêmes problèmes. Renault a vu ses ventes plonger de 17 % au premier trimestre, et Stellantis, né de la fusion entre PSA et Fiat, de 12 %. Pourtant, en dépit de la baisse des volumes de production et de vente, les constructeurs européens ont tous affiché des bénéfices record l’an dernier. Mercedes-Benz a ainsi multiplié par près de trois son résultat net à 14,2 milliards d’euros.

Rassuré par la longue liste de ses commandes, le constructeur en a profité pour augmenter ses prix de façon spectaculaire : en deux ans, le prix moyen de ses véhicules est passé de 39 400 à 49 800 euros, soit une augmentation de 26,4 %. 

Cela faisait des années que le monde industriel ne s’autorisait plus de telles augmentations. Même si les hausses n’ont pas été dans les mêmes proportions, tous les secteurs ont adopté la même politique, afin de sauvegarder leurs marges. Mais ces expédients n’ont qu’un temps. Les stocks constitués s’amenuisent, les difficultés de production s’étalent tout au long des chaînes de valeur, et la question de l’acceptation de la hausse galopante des prix par les consommateurs commence à être sérieusement posée. 

Sortir de la dépendance chinoise 

Même s’ils n’en font pas publiquement état, la réflexion sur l’organisation de leur production est engagée dans nombre d’états-majors industriels. Tous ont conscience qu’il leur faut désormais inclure la question de la sécurité des approvisionnements, des coûts environnementaux jusqu’alors niés, dans un nouvel environnement de ruptures technologiques dans leur mode de production. 

Tout ou presque est sur la table, des changements de production aux déménagements géographiques, en passant par la fin des dépendances. 

Les ruptures technologiques, portées notamment par la montée en puissance des véhicules électriques, l’emprise grandissante du numérique, avaient déjà amorcé la nécessité de repenser de fond en comble les organisations.

Mais ces remises à plat soulèvent de nouveaux problèmes. Au charbon, à l’acier, à l’aluminium se substituent désormais les terres rares, le lithium, le palladium ou le titane. Des ressources que les Occidentaux ont largement négligées jusqu’alors, laissant la Chine acquérir une mainmise mondiale sur ces matières premières. Depuis deux ans, la course aux métaux rares est lancée aux États-Unis, et évoquée en Europe, au risque de provoquer un colonialisme « vert » peu différent des précédents pour s’emparer de ces ressources stratégiques. 

Au-delà, l’impératif d’assurer la sécurité des approvisionnements et de sortir de la dépendance chinoise pour les approvisionnements stratégiques s’inscrit en tête des préoccupations des industriels. Sur l’insistance du gouvernement américain, et plus encore du ministère de la défense, la relocalisation de la production des semi-conducteurs est redevenue priorité nationale dès la fin du premier confinement. Un plan (Chips for America Act) de 52 milliards de dollars est en discussion au Congrès.

Le groupe Intel, qui a massivement délocalisé sa production en Asie dans les années 1990, a annoncé un plan d’investissement de plus de 20 milliards de dollars pour construire de nouvelles usines sur le continent américain. Dans la foulée, le taïwanais TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), premier producteur mondial de semi-conducteurs et le plus avancé en technologie, a lancé un projet d’investissement de 12 milliards en Arizona, afin d’assurer la sécurité de ses productions. 

Toutes les industries sont en train de revoir leurs circuits d’approvisionnement, d’étudier les moyens de raccourcir les chaînes, voire de les rapatrier sur des territoires nationaux ou proches.

L’Europe se veut tout aussi entreprenante sur ce dossier. Mais, pour l’instant, les projets pour ramener la production de semi-conducteurs sur le continent européen n’existent que sur le papier, à l’exception de celui d’Intel, qui a annoncé une grande usine de semi-conducteurs à Berlin. 

D’une manière ou d’une autre, toutes les industries sont en train de revoir leurs circuits d’approvisionnement, d’étudier les moyens de raccourcir les chaînes, voire de les rapatrier sur des territoires nationaux ou proches afin de les rendre plus sûres et plus contrôlables. Les gouvernements sont les premiers à les y inciter, comprenant avec retard combien la maîtrise des ressources et de la production est un enjeu stratégique. 

Cette stratégie de relocalisation est vivement critiquée par le Fonds monétaire international (FMI), qui craint de voir une remise en cause de la globalisation. « Les politiques de relocalisation d’activités pourraient exposer davantage les économies aux ruptures d’approvisionnement et non pas moins », met en garde le chef économiste du FMI Pierre-Olivier Gourinchas, qui prône plutôt une diversification des fournisseurs.

L’avertissement risque de rester lettre morte. Le grand mouvement de la réorganisation de la machine mondiale de production est enclenché. Accompagnant, et accélérant même, une fragmentation du monde marquée par la montée des tensions géopolitiques et l’émergence de blocs rivaux.

publié le 11 mai 202

Rémunérations des PDG,
dividendes pour les actionnaires :
le CAC 40 bat encore des records

par Mélissandre Pichon et Olivier Petitjean sur https://basta.media/

Après plus de deux ans de pandémie et plus de deux mois de guerre en Ukraine, les grandes entreprises françaises transfèrent plus de 80 milliards d’euros à leurs actionnaires. Soit une hausse de 57 % par rapport à l’année dernière.

Fi de la guerre, de la pandémie, de l’inflation et du dérèglement climatique ? Dans un contexte pourtant marqué par des crises multiples et une remise en cause des fondements de l’ordre économique international, les groupes du CAC40 ont abordé leurs assemblées générales annuelles 2022 sur l’air de « Tout va très bien, madame la marquise ».

Records de bénéfices, records de dividendes, records de rachats d’actions, records de rémunérations patronales… Cela ressemble à une véritable curée, rendue possible par l’argent public avec la bénédiction du pouvoir exécutif. Dans le même temps, les suppressions d’emplois se poursuivent dans la plupart des multinationales tricolores, à l’exception de quelques groupes de services à distance (Teleperformance, Capgemini) dont l’effectif explose... à l’international.

L’adage selon lequel « les bons résultats du CAC40 seraient les emplois de demain », repris en boucle par l’exécutif, ne résiste pas à l’épreuve des faits. Dans un contexte de guerre en Ukraine et de fin sans fin de l’épidémie de Covid 19, les groupes du CAC40 ont continué à profiter à plein de dizaines de milliards d’aides publiques.

100 % des groupes du CAC40 ont profité au moins d’une des nouvelles aides mises en place pour faire face à la pandémie et à ses conséquences – et le plus souvent de plusieurs aides. Aux dispositifs d’urgence (prêt garanti par l’État, chômage partiel, reports de charges et cotisations) se sont ajoutés des plans sectoriels, le plan de relance qui a profité de manière disproportionnée aux grandes entreprises, la baisse des impôts de production, les achats de dette des banques centrales, le plan France 2030, de nouvelles aides à l’embauche, les aides aux industriels sur les prix de l’énergie, et les nombreux autres plans mis en place au nom de la « relocalisation » et de la « souveraineté économique ».

Stellantis, TotalEnergies, Sanofi : des champions très aidés

Ce qui n’empêche pas les milieux d’affaires de réclamer aujourd’hui de nouvelles aides et de nouvelles baisses d’impôts. Cela forme un contraste saisissant avec la situation des ménages confrontés aux conséquences de l’inflation. La richesse du CAC40 est très peu redistribuée, les négociations de revalorisation salariale ayant patiné dans de nombreux groupes. Les grandes entreprises françaises ont profité de la manne sans faire grand-chose pour se préparer aux crises futures et à leurs répercussions, que ce soit à court terme avec la guerre en Ukraine et les tensions d’approvisionnement venues s’ajouter à celles déjà existantes du fait de la pandémie, ou à court, moyen et long terme avec le dérèglement climatique.

On constate que certains des groupes les plus aidés du CAC40 sont aussi ceux qui suppriment le plus d’emplois et gâtent le plus leurs patrons et actionnaires. Sur les six groupes du CAC40 qui versent le plus de dividendes au titre de l’année 2021, cinq ont encore supprimé des milliers d’emplois au cours de l’année écoulée (Total, BNP Paribas, Axa, Sanofi, Stellantis). Ces mêmes groupes figurent aussi souvent parmi ceux qui versent les rémunérations les plus astronomiques à leur PDG.

Alors que la rémunération de Carlos Tavares (19,1 millions d’euros) fait scandale et que plus de 3 milliards d’euros de dividendes doivent être versés aux actionnaires, PSA/Stellantis a supprimé plus de 17 000 emplois dans le monde en 2021 et a déjà annoncé d’autres suppressions en 2022. Or PSA/Stellantis a bénéficié des dispositifs du chômage partiel, de baisses d’impôts de production, du plan automobile et d’autres programmes des plans de relance et France 2030, ainsi que du soutien de la BCE pendant la pandémie.

Certains des groupes les plus aidés du CAC40 sont aussi ceux qui suppriment le plus d’emplois et gâtent le plus leurs patrons et actionnaires.

Après son bénéfice record de 14 milliards d’euros en 2021, TotalEnergies conserve la médaille d’or des dividendes du CAC40 en versant près de 6,8 milliards d’euros à ses actionnaires, à quoi s’ajoutent 1,8 milliard de rachats d’actions. Le groupe prévoit déjà d’augmenter le dividende pour 2022 (+5 %) et son programme de rachats d’action (+3 milliards d’euros). Bien que TotalEnergies ait profité du plan automobile et du plan hydrogène, ainsi que du soutien de la BCE et de la baisse des impôts de production, la multinationale a tout de même supprimé des emplois en 2020 (-2300) et en 2021 (-4167).

Malgré ces suppressions d’emplois dans le monde en 2021, dont 700 en France, Patrick Pouyanné a touché en 2021 la jolie somme de 5,9 millions d’euros (+52 % par rapport à 2020). Le groupe engrange à nouveau un bénéfice record au premier trimestre 2022 grâce à la hausse des prix de l’énergie provoquée par la guerre russe en Ukraine – et ce alors même que le groupe est étroitement lié au régime poutinien, et fait tout ce qu’il peut pour préserver ses investissements dans le pays.

Jackpot du côté du secteur financier

Tête de gondole des profiteurs de crise, Sanofi, qui avait affiché un bénéfice de 12 milliards la première année de pandémie, distribue plus de 4 milliards d’euros à ses actionnaires au titre de 2021. Son PDG, Paul Hudson se voit rémunéré à la hauteur de près de 11 millions d’euros. Pourtant en 2021, Sanofi aura supprimé presque 4000 emplois, dont une petite centaine en France. Pire encore, la firme pharmaceutique a bénéficié du chômage partiel, d’un plan pour la relocalisation du médicament, de baisse d’impôts de production, et du soutien de la BCE pendant la crise Covid.

BNP Paribas et Axa versent respectivement 4,5 milliards et 3,7 milliards d’euros à leurs actionnaires en 2021, avec plus de 3500 suppressions de postes dans le monde chacun. Les deux groupes ont largement profité de la baisse des impôts dits de production, ainsi que des largesses de la BCE.

Grand luxe pour Bernard Arnault cette année, qui touchera presque 8 millions d’euros en tant que PDG, sans compter les dividendes sur les actions LVMH qu’il détient en direct et via son groupe familial. Le 21 avril dernier, LVMH a voté un dividende de 5 milliards d’euros, soit le deuxième plus gros dividende (derrière TotalEnergies) du CAC40. À l’image d’autres grandes entreprises, LVMH s’est vu accorder le chômage partiel, des baisses d’impôt de production et le soutien de la BCE.

Plus de 80 milliards pour les actionnaires

Les deux tiers du CAC40 ont battu en 2021 leurs records historiques de profits, avec une poignée de groupes dépassant les 12 milliards d’euros : TotalEnergies, Stellantis, LVMH et ArcelorMittal [1].

Des profits qui ont été rendus possibles, au moins indirectement, par les dizaines de milliards d’euros d’aides publiques débloquées pour les « sauver » durant la crise. Aides dont elles continuent à bénéficier aujourd’hui alors qu’elles ne sont manifestement pas dans le besoin. Noyé dans l’argent public, le CAC n’a pas choisi d’utiliser ses profits pour investir dans la transition, créer de l’emploi ou augmenter les salaires, mais a une nouvelle fois priorisé ses actionnaires.

D’abord en rachetant des actions propres en vue de les annuler, afin d’entretenir à la hausse la valorisation boursière du groupe et de satisfaire les actionnaires. Un record historique a été atteint dans ce domaine, avec 23 milliards d’euros en 2021 (un chiffre qui n’inclut pas les programmes de rachats d’actions annoncés fin 2021 et qui se sont poursuivis en 2022).

Ensuite en augmentant à nouveau leurs versements de dividendes. Les dividendes proposés aux AG 2021 par les groupes du CAC40 s’élèvent à 57,5 milliards d’euros – également un record historique, alors même que deux poids lourds de l’indice parisien, Renault et Unibail, n’ont pas repris leurs versements aux actionnaires. C’est une augmentation de 33 % par rapport à 2020. Cela représente au total une gratification de 80 milliards d’euros pour les actionnaires du CAC40 au titre de l’année 2021.

Les principaux bénéficiaires de ces versements de dividendes et de ces rachats d’actions sont comme d’habitude le groupe Arnault (2,4 milliards d’euros de dividendes pour 2021) et BlackRock (plus de 2 milliards d’euros). Ils sont suivis par l’État français (en incluant Bpifrance et hors Caisse des dépôts et consignations) et les familles Bettencourt et Pinault. Les patrons du CAC40 seront en moyenne rémunérés à hauteur de 5,9 millions d’euros en 2021, pour une moyenne de 4,8 millions en 2020 (+23 %). Globalement, ce sont 236,8 millions d’euros qui ont été versés aux patrons du CAC40 à titre de rémunération.

Les champions dans ce domaine sont les habitués Bernard Charlès (Dassault Systèmes, 44 millions), Daniel Julien (Teleperformance, 19,5 millions), Carlos Tavares (Stellantis, 19,1 millions) ou encore Paul Hudson (Sanofi, 10,9 millions). Certains estiment même la rémunération du PDG de Stellantis à 66 millions d’euros en comptant les actions et rémunérations qui doivent lui être versées sous condition de performance [2].

Pendant ce temps, la majorité du CAC40 continue de tailler dans ses effectifs

Dans la foulée de l’épidémie de Covid-19, et dans la lignée de leur stratégie de réduction de l’emploi depuis des décennies, la majorité des groupes du CAC40 continue de tailler dans leurs effectifs.

Stellantis a donc effacé plus de 17 000 emplois en 2021, ArcelorMittal et la Société générale plus de 9000, TotalEnergies, Axa, Sanofi et BNP Paribas autour de 4000. Tous ces groupes figurent pourtant en tête du classement des profits réalisés en 2021. Se distinguent également Vivendi, Bouygues et Danone. Au niveau des effectifs français, pour lesquels nous ne disposons que d’une information partielle (25 groupes sur 40 seulement donnent ce chiffre), on enregistre la suppression de 17 613 emplois en 2021.

Les résultats du refus de conditionner les aides publiques s’étalent devant les yeux de tous.

Au niveau global du CAC40, ces suppressions d’emplois sont compensées par l’explosion continue des effectifs de Teleperformance (+35 000) et Capgemini (+55 000), principalement pour des emplois à bas salaire situés dans des pays comme l’Inde. Globalement, le CAC40 supprime des emplois industriels en Europe et crée des emplois de services ailleurs dans le monde, emplois caractérisés par une main d’œuvre très jeune, relativement plus mal payée qu’en France et un fort turn-over.

Depuis le printemps 2020, le gouvernement a systématiquement refusé de conditionner les aides publiques nouvelles créées pour faire face à l’urgence et pour la relance à des critères stricts en termes de protection de l’emploi, de transition climatique, de transparence fiscale et de suspension des dividendes et de rachats d’actions. La solidarité nationale a ainsi été mise au service des actionnaires et des patrons du CAC40, sans contrepartie.

Le gouvernement continue de créer de nouvelles aides et refuse de mettre en cause le maquis des aides publiques au secteur privé, qui ne cesse de s’accroître depuis plus de 15 ans. Aujourd’hui, alors que les résultats de son refus d’agir s’étalent devant les yeux de tous, le gouvernement s’illustre par un autre refus : celui de mettre en œuvre une taxation exceptionnelle des profits et des dividendes des grands groupes pour payer au moins une partie de la facture de la crise.

Olivier Petitjean et Mélissandre Pichon, de l’Observatoire des multinationales


 

Un Pognon de dingue, mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (coédition Seuil/Don Quichotte, mai 2022), de Maxime Combes et Olivier Petitjean, de l’Observatoire des multinationales.

Notes

[1] Voir la note Allô Bercy n°3.

[2] Ces chiffres incluent les rémunérations attribuées au PDG ou au DG au titre de l’année 2021 (ou 2020-2021 pour Alstom et Pernod-Ricard), sur l’ensemble du périmètre du CAC40, sans les éventuelles rémunérations futures sous condition de performance (dont bénéficie cette année par exemple Carlos Tavares).


 


 

Soulever le capot des gestions d’entreprise

Pierre Ivorra sur www.humanite.fr

Les géants du CAC 4O, l’indice de la Bourse de Paris qui regroupe les valeurs des plus grands groupes à base française, ont établi un nouveau record d’activité et de bénéfices en 2021. Ils ont même dépassé leur pic de 2017. De leur côté, les banques européennes sont en superforme, tandis que les constructeurs automobiles ont battu l’année passée tous leurs records de rentabilité. Vivendi, leader mondial de la culture, du divertissement, des médias et de la communication, a affiché un résultat net de près de 25 milliards d’euros, Total Energies de 14,2 milliards, Stellantis, le groupe de Peugeot, Fiat et Chrysler, de 13,4 milliards, LVMH, le géant du luxe, de 12 milliards, BNP Paribas de 9,5 milliards. Même un groupe plutôt habitué aux déficits comme ArcelorMittal a réussi à dégager un bénéfice de 13,2 milliards d’euros. Bref, ça baigne pour les profits !

Cette situation incite évidemment les adversaires du capitalisme ou, plus simplement, les gens soucieux de justice sociale à réclamer un partage de ces richesses produites par les salariés. Celles-ci sont trop souvent distribuées pour leur plus grande part aux actionnaires sous forme de dividendes ou de rachats d’actions, opération qui permet de réduire le nombre de titres et par là même d’augmenter la part reçue par chacun d’entre eux. Au total, ce sont 80 milliards d’euros qui ont ainsi été versés en 2021. Comme souvent, L’Oréal, Total Energies et Sanofi ont été les groupes les plus généreux, avec le versement respectivement de 12,3 milliards, 8,6 milliards et 4,4 milliards d’euros, soit un peu plus du tiers du total.

On ne peut cependant pas en rester là. En effet, les bénéfices déclarés par les groupes ne constituent qu’une partie des profits qu’ils réalisent. En amont, on peut évaluer la valeur ajoutée créée, ou les revenus que génère l’activité d’une entreprise avant les intérêts versés, les impôts et taxes acquittés, avant les provisions constituées et les dotations aux amortissements réalisées. En entrant dans le détail de ces données, on peut évaluer la politique d’investissement mise en œuvre, mesurer les priorités assignées. Ainsi, une entreprise qui investit bien peu et consacre une part essentielle de ses ressources au versement de dividendes risque d’avoir de sérieux problèmes. En même temps, la nature des investissements réalisés est souvent très éclairante. L’accumulation de moyens matériels au détriment de l’emploi et de la formation peut alerter. Bref, il faut soulever le capot de la gestion des entreprises pour faire prévaloir d’autres critères que ceux visant à gonfler et accaparer les profits.


 


 

La bulle se dégonfle un peu

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Spéculation La croissance de géants des technologies marque le pas, entraînant une baisse générale du marché boursier. Ce rééquilibrage ne met pas à l’abri d’un krach.

Pour la première fois de leur brève mais néanmoins fulgurante histoire, des géants des nouvelles technologies ont perdu des abonnés. C’est ce que révèlent les résultats du premier trimestre de Facebook comme de Netflix. Oh, ce n’est pas grand-chose, le réseau social a perdu 500 000 inscrits, une goutte d’eau dans son océan de 2 milliards de comptes, quand 200 000 utilisateurs ont résilié leur abonnement au service de streaming de vidéos. Mais ces chiffres mettent un coup d’arrêt au mythe de la croissance infinie des entreprises du numérique.

Le pib de l’Epagne

La réponse ne s’est pas fait attendre. Depuis la publication des résultats, arrivés progressivement depuis fin avril, la valeur des géants de la tech a fondu de 1 800 milliards de dollars, l’équivalent du PIB de la Corée du Sud ou de l’Espagne. La chute est bien plus impressionnante encore si on prend comme point de repère le pic de valorisation de novembre 2021. Tous les Gafam – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – marquent le pas et ont chacun vu disparaître environ 500 milliards de dollars en Bourse en six mois. L’indice Nasdaq, où sont cotées toutes ces entreprises technologiques, a lui chuté de 4 500 points sur la période.

Ces valeurs ne plongent pas seules. Le marché des cryptomonnaies a été divisé par deux depuis six mois. La capitalisation du secteur a plongé à 1 450 milliards, alors qu’il tutoyait les 3 000 milliards de dollars en novembre 2021. La valeur des principales cryptomonnaies a chuté d’un tiers, le bitcoin se stabilise ces derniers jours autour de 30 000 dollars. Les entreprises comme les places de change en cryptomonnaies ou les gestionnaires de portefeuilles numériques souffrent bien plus encore. Coinbase, par exemple, a perdu 66 % de sa valeur en Bourse.

Le risque d’un effet domino

Ces chiffres peuvent donner le vertige. Songeons que, lors de l’éclatement de la bulle Internet, et du krach qui s’était ensuivi, en 2000-2001, le total des capitalisations volatilisées des 4 300 entreprises cotées au Nasdaq s’élevait à 145 milliards de dollars. Facebook a perdu 220 milliards le jour de l’annonce de ses résultats et n’a pas vacillé. D’aucuns voient cette baisse comme un « rééquilibrage ». En tout cas, si la bulle s’est légèrement dégonflée, le risque d’éclatement, donc d’un krach sans commune mesure avec celui de 2001, demeure. Les Gafam sont en effet la pointe de l’iceberg – certes, une très grosse pointe – des valeurs de la tech. Derrière, les milliers de start-up et de licornes complètement surcotées constituent le gros de la bulle.

Un exemple près de chez nous ? La banque en ligne Qonto, fierté de la French Tech, est valorisée 4,4 milliards d’euros du haut de ses 200 000 clients et de ses 658 salariés. À côté, la Société générale est valorisée 18,7 milliards d’euros, pour plus de 30 millions de clients dans le monde et 131 000 salariés. Ainsi, aux yeux des spéculateurs, un client Qonto « vaudrait » 22 000 euros de capitalisation, quand celui se la Société générale ne pèse que 610 euros. Est-ce bien rationnel…

publié le 9 mai 2022

Russie : les sanctions européennes enrichissent les firmes pétrolières.

Gérard Le Puill sur www.humanite.fr

Nous avons eu droit la semaine dernière à de nombreux commentaires sur la volonté de la Commission européenne de réduire les importations des 27 pays membres de l’Union en gaz et en pétrole provenant de Russie. Mais cette stratégie alimente la spéculation sur les prix des énergies et enrichit les firmes pétrolières au détriment du pouvoir d’achat des ménages.

En présentant le 4 mai son sixième paquet de sanctions contre la Russie devant le Parlement européen, Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a notamment déclaré : « nous renoncerons progressivement aux livraisons russes de pétrole brut dans les six mois et à celles des produits raffinés d’ici la fin de l’année. Ce ne sera pas facile, mais nous devons le faire ». Il reste à voir quelles en seront les conséquences pour la population des pays membres de l’Union européenne. Surtout que les pays membres du G7 ont annoncé une décision similaire ce week-end, l’étendant ainsi au Royaume Uni, au Canada, aux États-Unis et au Japon.

Dans Le Monde daté du 6 mai, Virginie Malingre, correspondante de ce journal à Bruxelles, citait un diplomate selon lequel « le délai que propose la Commission est déjà un problème car il menace le marché intérieur » des pays membres de l’Union. Selon ce diplomate, « la Hongrie et la Slovaquie vont acheter du pétrole pas cher quand les autres pays européens devront payer plus cher », le pétrole provenant des pays de l’OPEP.

Le 6 mai, le quotidien « Les Échos » informait ses lecteurs qu’au mois de juin, « l’OPEP se limitera à une hausse de production de quelques 432.000 barils par jour », ce qui est très peu. Dans cet article, Sharon Wajsbtot écrivait que « le statu quo annoncé par l’OPEP devrait continuer de faire grimper les cours. À la suite de la réunion, le prix du baril de brent a quasiment atteint les 115 euros (…) Selon les données compilées par Bloomberg, l’alliance n’a pas mis sur le marché les volumes annoncés le mois dernier. L’Angola et le Nigeria en particulier échouent régulièrement à augmenter leurs volumes ». Cités en fin d’article, les analystes de Rystad Energy affirmaient que « les cours actuels ne tiennent pas encore compte de l’impact de l‘embargo européen sur le pétrole russe. Des prix élevés sont à attendre cet été si la proposition de la Commission est adoptée ».

Faire payer les pauvres pour enrichir BP et TotalEnergies…

Pour parler clairement, les millions de personnes qui doivent utiliser leur voiture pour se rendre au travail paieront la note. Il en ira de même pour toutes celles qui utiliseront leur véhicule pour partir en vacances cet été. La hausse du prix du pétrole pénalisera aussi les entreprises de transport routier, les exploitations agricoles dans la mise en place des cultures et dans la récolte des moissons.

Mais on connaît déjà les gagnants de la décision prise en Europe la semaine dernière. Dans « Les Échos » du 4 mai on apprenait que le premier trimestre de 2022 a été bénéfique pour le géant pétrolier BP. Durant les trois premiers mois écoulés « porté par la flambée des cours du pétrole et du gaz, il a engrangé des bénéfices courants jamais vu depuis 2008. Hors éléments exceptionnels, son bénéfice courant atteint 6,25  milliards de dollars. C‘est plus du double des bénéfices engrangés l’an dernier sur la même période. Pour BP, ces performances sont liées à la flambée des cours des hydrocarbures, à la très bonne santé de la division trading de pétrole et de gaz, ainsi qu’à la hausse de ses marges de raffinage. Profitant de la même tendance, le français TotalEnergies a publié en fin de semaine dernière un bénéfice hors éléments exceptionnels de 9 milliards de dollars au premier trimestre, trois fois plus qu’il y a un an », lisait-on encore dans cet article.

Cette cherté des carburants d’origine fossile est aussi de nature à faire croître la production d’éthanol à partir de la canne à sucre, de la betterave, mais aussi du blé et du maïs. Il en ira de même pour la production du diester pour les moteurs diesel à partir des graines à huile comme le soja, le colza, le tournesol ainsi que des fruits du palmier à huile. Ces cultures énergétiques sont souvent subventionnées, sous prétexte que leur combustion par les moteurs émet moins de CO2 que celle des énergies fossiles. Mais ce calcul ne prend pas en compte le bilan carbone de la mise en cultures, de la récolte et de la transformation de ces plantes en carburants soi-disant verts.

Et accroître la déforestation en Amazonie

À ce bilan carbone s’ajoute celui de la déforestation Amazonie, en Afrique et en Asie pour multiplier les superficies agricoles réservées à la production d’énergie au détriment des produits alimentaires. Alors que le prix du blé et du maïs a augmenté de près de 50 % en deux mois et que la principale conséquence de la sécheresse en cours dans les pays de l’hémisphère nord risque de se traduire par une baisse de rendements céréaliers en 2022, de nouvelles flambées des cours sont à craindre désormais avec une augmentation des famines dans les pays pauvres. Même en France, les reportages se multiplient actuellement pour faire état des difficultés d’un nombre croissant de ménages qui réduisent leurs achats de produits alimentaires et optent pour les produits de bas de gamme afin de réduire les dépenses.

Sans la garantie d’aboutir à une quelconque efficacité contre la politique de Vladimir Poutine en Ukraine, les sanctions de l’Union Européenne contre la Russie risquent de coûter très cher aux ménages européens, à commencer par ceux qui se privent déjà en permanence, faute de disposer d’un pouvoir d’achat suffisant.

 


 

 

« Les salaires,
premier levier pour
le pouvoir d’achat »

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

L’économiste Anne Eydoux détaille la politique fiscale et sociale du quinquennat Macron qui, en favorisant les plus aisés, a rendu particulièrement sensible la question du reste à vivre des plus pauvres.

Anne Eydoux est maîtresse de conférences en économie au Cnam et membre des Économistes atterrés, Anne Eydoux analyse les mécanismes qui ont conduit à aggraver les difficultés de ceux qui en avaient déjà pour boucler les fins de mois.


 

Le pouvoir d’achat des Français a-t-il réellement baissé durant le quinquennat Macron ?

Anne Eydoux : Il y a une divergence entre les statistiques et les perceptions. À l’approche de l’élection présidentielle, les statistiques de l’Insee, du Trésor ou de l’OFCE indiquaient une hausse moyenne du pouvoir d’achat par unité de consommation de l’ordre de 1 % par an, sur les cinq dernières années. Pourtant, les sondages révélaient que plus de la moitié de la population pensait que son pouvoir d’achat avait baissé durant le quinquennat, et que seuls les plus aisés avaient tiré leur épingle du jeu. Les mouvements sociaux, qu’il s’agisse des gilets jaunes ou des mobilisations contre la réforme des retraites, se sont fait l’écho de cette perception, sans réellement être entendus. Pour rappel, en décembre 2018, le président de la République annonçait une hausse du Smic de 100 euros par mois. Mais c’est la prime d’activité, une aide sociale, qui a augmenté, sans bénéficier à tous les salariés au Smic, notamment celles et ceux à temps partiel.

Comment expliquer ce paradoxe ?

Anne Eydoux : En observant les effets redistributifs des mesures sociofiscales adoptées ces cinq dernières années, on constate que les réformes comme le prélèvement forfaitaire unique (ou flat tax) et la suppression de l’impôt sur la fortune ont bénéficié aux plus riches. Quelques mesures comme les baisses d’impôt sur le revenu ou la défiscalisation des heures supplémentaires ont amélioré le pouvoir d’achat de la classe moyenne. Mais le revenu disponible des 5 % les plus aisés a bien plus augmenté que celui des ménages médians. Quant aux plus modestes, ils ont bien moins profité des mesures sociofiscales du quinquennat. La hausse de la prime d’activité et de certains minima sociaux, ou encore de la prime énergie et du reste à charge zéro en santé, ne compense pas la perte de pouvoir d’achat qu’ils ont subie.

Quels ont été les facteurs de cette perte de pouvoir d’achat chez les plus pauvres ?

Anne Eydoux : Les ménages en bas de l’échelle des revenus ont été affectés d’abord par le changement du mode de calcul des aides au logement qui a pesé surtout sur les jeunes actifs et sur les familles monoparentales. La hausse des taxes sur l’énergie et le tabac a touché les ménages ayant les budgets les plus contraints, notamment ceux qui doivent utiliser leur véhicule en zone rurale ou qui vivent dans un logement mal isolé. Enfin, et surtout, la réforme de l’assurance-chômage a entamé les revenus des chômeurs et des précaires. Une fois payés le loyer, les factures, etc., leur budget réellement disponible est souvent insuffisant pour boucler les fins de mois. L’effet de calendrier a été un facteur aggravant : des mesures en faveur des plus aisés ont été prises dès le début du quinquennat, tandis que les mesures pour le pouvoir d’achat des plus modestes ont été différées. La hausse des taxes sur le carburant et le tabac, ainsi que celle de la CSG ont précédé la suppression de la taxe d’habitation et des cotisations salariales d’assurance-chômage. Cette dernière mesure, présentée comme favorable au pouvoir d’achat, s’est finalement retournée contre les chômeurs : en fragilisant le système d’indemnisation, elle a permis au gouvernement d’imposer des mesures d’économie aux partenaires sociaux.

Quels seraient les leviers d’action les plus efficaces pour que les citoyens les plus modestes puissent vivre dignement ?

Anne Eydoux : Le premier levier, ce sont les salaires. C’était une revendication des gilets jaunes, et la crise sanitaire a révélé que, parmi les travailleurs (et singulièrement les travailleuses) essentiels, beaucoup sont mal payés. Or, cela fait dix ans que le Smic n’a pas été revalorisé autrement que par son indexation automatique sur l’inflation. Le salaire minimum est maintenant plus élevé au Royaume-Uni qu’en France et il le sera bientôt en Allemagne. La revalorisation des minima sociaux est un deuxième levier : elle améliore directement le niveau de vie des plus pauvres. Depuis plus de trente ans, les minima sociaux ont très peu augmenté. Depuis 2017, ils se sont même dévalorisés par rapport au salaire minimum. Résultat : les ménages modestes n’ont plus de quoi finir le mois. Il est aujourd’hui essentiel de revaloriser ces aides au lieu de stigmatiser leurs bénéficiaires. Le blocage des prix est un troisième levier. Celui des loyers aurait un effet redistributif. Dans l’urgence, celui des prix de l’énergie ou des biens de première nécessité permettrait de protéger le pouvoir d’achat des plus précaires. Mais des mesures de plus long terme sont nécessaires pour assurer une transition écologique et sociale qui réduise la dépendance aux importations et permette le développement des énergies renouvelables à un prix abordable.

publié le 6 mai 2022

Quand la finance fait
main basse sur la santé

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

OPA Le fonds d’investissement américain KKR veut poursuivre son rachat des cliniques françaises. De quoi alerter les syndicats, qui mettent en garde contre une financiarisation du secteur, mortifère tant pour les salariés que pour les patients.

Il est toujours désagréable d’apprendre, en ouvrant le journal, que son entreprise est convoitée par l’un des fonds d’investissement les plus sulfureux de la planète. Surtout lorsque sa société appartient à un secteur aussi sensible que la santé… Olivier Poher est délégué CGT chez Ramsay, l’un des plus gros groupes de soins de l’Hexagone, du haut de ses 132 hôpitaux et cliniques privés. « Même notre direction générale l’a appris dans les médias, soupire-t-il. L’inquiétude domine. Tout ce que nous savons, c’est que nous sommes sous le coup d’une OPA (offre publique d’achat – NDLR) hostile, et que les choses se jouent très loin de l’Hexagone, entre la maison mère australienne et un fonds américain. » KKR, géant financier, a donc l’intention d’avaler Ramsay, en déboursant près de 14 milliards d’euros. Pour le syndicaliste, cette somme colossale pourrait faire tourner bien des têtes parmi les actionnaires du groupe. En cas de rachat réussi, le fonds d’investissement se taillerait une place de choix dans la santé hexagonale, en devenant tout simplement le plus gros propriétaire de cliniques privées.

Si le nom de KKR donne des sueurs froides aux salariés, c’est que ces trois lettres renvoient à une histoire funeste, ponctuée de raids fracassants et de saignées sociales, qui s’étend sur quatre décennies. Fondé en 1976 par trois anciens banquiers d’affaires, Jerome Kohlberg, Henry Kravis et George Roberts, KKR a bâti un empire planétaire en expérimentant à grande échelle une technique jusque-là confidentielle, le LBO (leveraged buy-out, ou rachat par endettement). En gros, l’opération consiste à racheter une entreprise grâce à de l’argent emprunté auprès des banques, à la restructurer à la hache avant de la revendre quelques années plus tard, dans le but de réaliser une coquette plus-value. Peu porté sur la question sociale, KKR n’a aucun scrupule à dépecer des entreprises entières, licenciant des salariés par dizaines de milliers. Aux États-Unis, la rudesse des fondateurs leur a valu le sympathique qualificatif de « barbarians » (les « barbares »), à la fin des années 1980. Aujourd’hui, KKR gère 471 milliards de dollars d’actifs et emploie 800 000 salariés à travers ses entreprises.

Pas de quoi rassurer les salariés de Ramsay, qui redoutent de voir le fonds importer sa culture financière, faite de rationalisation à tous les étages et de course au profit. « Le risque, c’est que KKR nous impose une vision court-termiste, craint Olivier Poher. Pour l’instant, nos actionnaires (dont le Crédit agricole – NDLR) ne se versent pas de dividendes et défendent des projets plutôt sociaux. Par exemple, nous avons une politique d’implantation de centres de santé dans des quartiers populaires très faiblement dotés en médecins : est-ce que KKR se souciera d’investir dans des déserts médicaux ? »

Un secteur qui fait figure d’eldorado

Ce n’est pas la première fois que les fonds d’investissement s’intéressent à la santé, en France comme à l’étranger. Dans un contexte de vieillissement de la population et de multiplication des maladies chroniques, le secteur fait même de plus en plus figure d’eldorado, une réalité encore renforcée par la pandémie. Résultat, les fonds ont injecté 151 milliards de dollars en 2021 pour mettre la main sur des entreprises de santé à travers la planète, soit cinq fois plus que dix ans plus tôt (1). Exemple parmi d’autres de cette folie des grandeurs, le fabricant géant de produits médicaux Medline (masques, gants, solutions de stérilisation…) a été raflé par un consortium de fonds d’investissement, dont Blackstone et Carlyle. Montant de l’opération : 34 milliards de dollars.

La France occupe une place de choix sur cet échiquier, pas tant en raison de la taille de sa population que d’une particularité liée à son histoire : chez nous, c’est la Sécurité sociale qui finance 80 % de nos dépenses de santé. Autrement dit, une très large partie du chiffre d’affaires des cliniques est directement subventionnée par les assurés sociaux. Un rêve pour les fonds, qui savent qu’ils disposent ainsi d’un marché « solvable », préservé des aléas de la conjoncture par le système de protection sociale. Et les géants de la finance ne se privent pas. Le groupe Elsan, concurrent de Ramsay, est déjà détenu par une kyrielle de fonds d’investissement, dont KKR. Si ce dernier menait à bien son OPA sur Ramsay, il se retrouverait donc – indirectement – propriétaire d’environ 270 cliniques, soit près de 30 % de l’ensemble du parc tricolore. L’autorité de la concurrence y trouverait d’ailleurs peut-être à redire…

En attendant, si KKR ne voit pas d’inconvénient à débourser 14 milliards d’euros pour acquérir sa cible, c’est qu’il espère la revendre encore plus cher dans quelques années. Question : comment le monstre financier compte-t-il s’y prendre pour doper le prix de revente ? « Une fois qu’ils se retrouvent à la tête d’un groupe de cliniques, les fonds utilisent principalement trois leviers pour créer de la valeur, explique un très bon connaisseur du secteur. Premier levier, la course à la taille, ou croissance externe. Racheter d’autres établissements permet à la fois de gonfler le prix de revente du groupe, et de se retrouver en position de force face aux fournisseurs. Deuxième levier, la course à la marge, par l’augmentation du reste à charge pour le patient, c’est-à-dire la partie du séjour non remboursée par la Sécu. Troisième levier, l’améliorati on de la productivité des salariés, par la diminution du taux d’encadrement (le nombre de soignants par patient – NDLR). »

L’obsession des marges

Bref, les fonds gagnent à tous les coups. Ce n’est pas le cas de tout le monde. La course à la taille aggrave la concentration d’un marché livré aux appétits des conglomérats. Quant à l’obsession des marges, elle accentue les logiques de médecine à deux vitesses, où il vaut mieux être riche quand on est mal portant : dans certaines cliniques Elsan, les chambres les plus chères valent près de 200 euros par jour. À ce tarif, le patient a le droit à un « espace salon et décoration soignée », un meuble réfrigéré et un déjeuner à la carte.

La hausse de la productivité, elle, se fait au détriment des salariés. Valérie Galaud, infirmière et secrétaire du comité de groupe CGT chez Elsan, a vu au quotidien les effets délétères de la financiarisation : « Je travaille dans la même clinique depuis vingt-deux ans, j’ai vécu le passage d’une gestion familiale à une gestion technocratique axée sur le profit avec l’arrivée des fonds d’investissement. Nos propriétaires restructurent les services en permanence pour diminuer le plus possible le ratio soignants/malades. Jusqu’à présent, chez nous, un binôme – c’est-à-dire un médecin et une infirmière – s’ occupait de 12 patients : ils veulent passer à 15 lits pour un binôme. »

Faire la toilette d’un malade ou remettre un pansement sont autant d’activités exécutées désormais avec un œil sur la montre. Et la peur de sortir des clous. « Nous avons une “équipe performance” qui passe de clinique en clinique avec un tableau Excel à la main, raconte Valérie Galaud. Ils nous expliquent que telle activité doit être réalisée en tant de minutes, à nous de faire en sorte de ne pas dépasser le temps imparti. Le problème, c’est que nous nous occupons d’êtres humains, pas de boîtes de conserve. » Un autre syndicaliste ajoute, en écho : « C’est du commerce plus que de la santé. Les patients sont vus avant tout comme des clients qui doivent débourser le plus d’argent possible quand ils passent la porte de la clinique. »

Que l’OPA de KKR sur Ramsay réussisse ou non, il semble peu probable que les fonds relâchent leur emprise dans les années à venir : le gâteau est trop alléchant. « Quand vous êtes à la tête d’une boîte de smartphones, vous pouvez devenir obsolète d’un coup, observe notre expert de la santé. Il suffit qu’un concurrent sorte un modèle plus innovant. Rien de tel dans la santé : c’est un investissement sans risque. On continuera d’avoir des enfants, les personnes âgées auront toujours besoin de prothèses… Et la Sécu, bonne fille, continuera de verser son obole. »

(1) Chiffres tirés du Global Healthcare Private Equity and M & A Report 2022, de Bain & Company.


 


 

Les biologistes indépendants lancent l’alerte

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Détenue à 67 % par des fonds de pension, la biologie médicale est le « laboratoire » de la financiarisation de la santé, pointe une étude publiée jeudi.

Horaires d’ouverture restreints, prise en charge impersonnelle du fait d’une rotation importante, impossibilité de se faire expliquer par un biologiste les examens réalisés, résultats envoyés tardivement aux médecins, impossibilité de lancer rapidement des examens médicaux urgents faute de personnel suffisant… Tels sont les dysfonctionnements de plus en plus fréquents constatés unanimement par les patients et les médecins géné­ralistes dans les laboratoires de biologie, selon une enquête Ipsos publiée jeudi 5 mai. Elle révèle que la surcharge des professionnels de santé employés par les grands groupes conduit à une indisponibilité vis-à-vis des patients et des correspondants médicaux.

Plus de 50 % des médecins interrogés déplorent une absence de communication sur les résultats de leurs patients, ce qui entraîne parfois un retard de diagnostic, et donc de prise en charge médicale. Pour la docteure Dominique Lunte, présidente du réseau des biologistes indépendants, « cette dégradation tient à la financiarisation du secteur. La pression de la rentabilité existe chez tous les laboratoires qui sont aux mains de grands groupes financiers. Or, ceux-ci détiennent aujourd’hui 67 % du marché, contre 0 % il y a vingt ans ». Selon l’étude Ipsos, 67 % des Français et 75 % des médecins généralistes pointent une tendance négative, car ces grands groupes financiers vont surtout chercher à réduire les investissements matériels et humains pour dégager le plus possible de profits pour leurs actionnaires.

Désertification médicale

Le souci de rentabilité a notamment pour conséquence de renforcer la désertification médicale dans les territoires à faible densité­ de population. « Le constat est accablant, confirme Étienne Mercier, directeur du pôle opinion et santé d’Ipsos. Il devient difficile pour les patients d’accéder aux infrastructures de santé, dont le nombre se tarit au fil des années. D’après notre étude, six médecins géné­ralistes sur dix estiment que le territoire sur lequel ils exercent est d’ores et déjà un désert médical ou est en passe de l’être. »

Ces craintes liées aux difficultés d’accès aux infrastructures de santé vont d’ailleurs compter dans le choix de plus de 80 % Français aux élections législatives, indique l’enquête. C’est pourquoi les biologistes indépendants appellent les pouvoirs publics à veiller à la préservation d’une biologie au service de tous les patients sur l’ensemble du territoire, « pour que l’argent soit au service de la santé, et non l’inverse ».

 


 

La médecine de ville
dans le viseur

Loan Nguyen sur www.humanite.fr

Déjà leader sur le marché de l’hospitalisation privée, Ramsay Santé a décidé de jeter son dévolu sur les soins primaires en ouvrant plusieurs centres de santé en France. Si ceux-ci répondent à des besoins locaux, professionnels et patients s’inquiètent d’une marchandisation accrue du secteur.

C’est un nouvel arrivant dans le secteur des soins primaires qui fait grincer des dents. Ramsay Santé, numéro un de l’hospitalisation privée en France, a décidé­ de se lancer dans la médecine de ville en ouvrant, cette année, une dizaine de centres de santé dans le pays. Cinq structures nouvelles et six autres que le groupe pourraient acquérir à travers la cession de centres médicaux jusqu’ici gérés par la Croix-Rouge française en Île-de-France. Une stratégie qui étonne tout d’abord les acteurs installés que sont les médecins généralistes libéraux : « On regarde ça avec pas mal de curiosité et de questions. Comment se fait-il qu’un acteur privé investisse ce champ, alors qu’on sait qu’il est particulièrement difficile d’équilibrer les dépenses et les recettes ? Une équation que nous sommes contraints de régler en sous-­investissant dans le personnel », pointe Jacques Battistoni, président de MG France. « Ils vont surtout en profiter pour capter de la clientèle pour leurs cliniques privées », redoute de son côté Jean-Paul Hamon, président d’honneur de la Fédération des médecins de France (FMF).

Dans l’immédiat, la rentabilité, Ramsay semble l’avoir trouvée en optimisant le temps des médecins sur des tâches purement médicales. Exit la paperasse ou la bobologie, les activités ne nécessitant pas l’attention du praticien sont déléguées à des secrétaires ou des infirmières, permettant aux médecins de traiter plus de patients. Sur le plan du financement, ces centres bénéficient d’une expérimentation portée par le ministère de la Santé et l’assurance-maladie. Cette dernière verse à la structure un forfait dont le montant dépend du nombre de patients et du type de pathologies traitées. Inspiré du modèle scandinave, ce financement est censé être « vertueux », explique Olivier Poher, représentant CGT au conseil d’administration de Ramsay. « L’idée, c’est que, contrairement à la tarification à l’acte, cela incite à ce qu’on soigne mieux le patient, à renforcer la prévention pour qu’il vienne moins souvent », précise-t-il.

Aucune garantie écrite

Un scénario qui ne rassure que partiellement les salariés des centres de la Croix-Rouge française d’Île-de-France que Ramsay compte acquérir d’ici à début juillet. « Ils nous ont expliqué qu’ils créeraient une structure associative et qu’ils seraient tenus de respecter la convention des centres de santé leur imposant notamment d’accueillir tous les publics et de ne pas pratiquer de dépassements d’honoraires », explique une représentante du personnel. Mais sur ce sujet comme sur celui de la pérennisation des statuts et des salaires des employés de ces centres, l’élue déplore qu’il n’existe aucune garantie écrite, renforçant les craintes à l’approche d’un possible changement d’actionnaires chez Ramsay (lire page 2). « On travaille à la Croix-Rouge, parce qu’on est engagés sur un certain nombre de principes qui ne sont pas ceux du privé lucratif », pointe une autre syndicaliste. Contactée, la direction de Ramsay France n’a pas répondu aux sollicitations de l’Humanité.

publié le 5 mai 2022

« Notre boulot, c’est de piloter la centrale » : comment
la sûreté nucléaire est assurée au quotidien

par Nolwenn Weiler sur https://basta.media/

La relance du nucléaire fait partie des projets d’Emmanuel Macron. Dans les centrales, les travailleurs témoignent d’un recours à la sous-traitance qui ne cesse d’augmenter, de collectifs de travail abîmés et d’une sûreté fragilisée.

La prolongation du parc nucléaire et la construction de nouveaux réacteurs sont inscrites au programme d’Emmanuel Macron pour son second quinquennat. Certains, dans le secteur, s’en réjouissent. Mais au sein des centrales, ce projet laisse nombre de travailleurs incrédules. Pour eux, les conditions ne sont pas réunies pour qu’une telle ambition puisse voir le jour.

« Réussir, au quotidien, à faire tourner les centrales existantes c’est déjà très compliqué », disent-ils. À l’usure des machines, qui nécessitent une maintenance sans cesse plus coûteuse, s’ajoutent la raréfaction des compétences au sein d’EDF, le statut précaire des dizaines de milliers de sous-traitants qui assurent l’entretien de ces énormes machines, et la fragilisation continue des collectifs qui mettent en péril la simple possibilité de travailler et, par ricochet, la sûreté des installations.

Un nombre incalculable de coups de fils, de mails et de réunion pour... une vis

« Récemment, dans la centrale où je travaille, il y avait une vis de diamètre 5 qui était abîmée, raconte Benoît, ingénieur mécanique en charge de la maintenance [1]. C’est une pièce importante, qui sert à fixer un capteur de vitesse sur une pompe qui doit alimenter le mécanisme de refroidissement du générateur de vapeur en cas de problème », poursuit-il. L’ensemble doit pouvoir résister au choc d’un séisme, car le générateur de vapeur est un rouage essentiel du fonctionnement d’une centrale [2].

Usée, cette vis ne tenait plus grand-chose. Il fallait donc la remplacer vite. « Le bon sens dit qu’il faut prendre le diamètre au dessus, pour qu’il n’y ait plus de jeu dans le pas de vis, détaille Benoît. Mais comme c’est un matériel important, qui engage la sûreté, on n’a pas le droit de le modifier comme ça. Même si c’est évident et qu’il n’y a pas besoin de grands calculs mathématiques pour le comprendre, ou le prouver. Résultat : un nombre incalculable de coups de fils, de mails et de réunions. Des dizaines de personnes ont été mobilisées pour ce problème de vis qui n’en était pas un. »

Ces situations aberrantes se multiplient, soupire Luc, membre d’une équipe de conduite depuis 30 ans. « Avant, si on avait un problème, on le soumettait à nos supérieurs, aux ingénieurs qui géraient le site, et ils prenaient la responsabilité d’y répondre. Aujourd’hui pour un même problème, je dois solliciter une organisation. Plus jamais des personnes. » Plus personne, au sein des hiérarchies, ne veut se risquer à prendre une décision, seule. « Pour l’histoire de la vis, personne ne voulait prendre la responsabilité de dire que, avec une vis de 6, cela pouvait tenir en cas de séisme. Tout le jeu en fait, c’est de trouver le pigeon qui va signer en bas de la feuille », ajoute Benoît.

Procédures vs travail réel ?

Dans le secteur nucléaire comme ailleurs dans l’industrie, l’organisation du travail est de plus en plus formalisée. Les procédures, mises en place au fil des années pour fiabiliser la machine, occupent désormais une place centrale et « déraisonnable » pensent les travailleurs qui se sentent « couverts de paperasse ». « Il y a beaucoup de normes qualité, de traçage, de logiques de certification, de process, précise un expert. On dit ce qu’on fait, on vérifie qu’on fait bien comme on avait dit, et qu’on dit bien comme on avait fait, etc. Tout cela sans plus du tout parler du travail. »

L’inflation des procédures « tape sur le système » des travailleurs, sur le terrain. « Les prestataires se retrouvent souvent empêchés de travailler. Il peuvent mettre plusieurs heures à disposer d’un écrou : il va leur falloir faire une demande, remplir une fiche, la faire valider, obtenir des dizaines de signatures, pour avoir un écrou. Cela n’a pourtant rien d’extraordinaire un écrou. Il y en a dans tous les magasins de bricolage », témoigne encore Benoît.

« Une centrale, c’est une usine gigantesque, un monstre technologique, précise Pascal, qui a fait partie d’une équipe de conduite pendant plus de 30 ans. Il y a des centaines de kilomètres de tuyaux et de circuits électriques, et des milliers de vannes. Des milliers. Il y a donc des aléas à gérer en permanence. On passe nos journées à y remédier. » « Et notre boulot, c’est de piloter la centrale, complète Luc, collègue conduite de Pascal. On doit se débrouiller pour gérer l’installation telle qu’elle est, avec ses problèmes, ses incidents et toutes les contraintes liées au réseau électrique et à la demande de production ; sans oublier la sûreté. Tout cela constamment, en permanence, en temps réel. »

Quelques agents de conduite et des centaines de sous-traitants

« La particularité de la conduite, c’est la connaissance parfaite de l’installation, rapporte un agent de terrain. On doit passer notre vie à essayer d’être performant, à apprendre en permanence. C’est indispensable pour assurer le pilotage. » Très mobiles sur l’installation, les agents de terrain sont les yeux et les oreilles des opérateurs. Ce sont eux qui s’assurent qu’aucun aléa ne va venir perturber le fonctionnement de la machine.

Une quinzaine de personnes s’occupent de la conduite, en permanence, pour chacun des réacteurs. Soit 200 personnes au total pour une centrale comme celle de Paluel en Normandie, qui compte quatre réacteurs. En dehors de la conduite, mille agents EDF y travaillent en permanence (auxquels il faut ajouter quelques centaines de prestataires), essentiellement à des activités de surveillance et de maintenance. En arrêt de tranche, quand l’un des réacteurs est arrêté pour changement de combustible, il y a deux fois plus de monde. Et tous ces intervenants surnuméraires et temporaires sont des sous-traitants. « L’essentiel des activités dans une centrale nucléaire, c’est la maintenance, effectuée pendant que la tranche est en marche ou quand elle est arrêtée pour des raisons de rechargement de combustible, détaille un expert. L’enjeu, c’est d’entretenir la machine pour qu’elle dure un certain temps et que quand les choses dysfonctionnent ou se dérèglent on puisse y intervenir. »

La maintenance, aujourd’hui largement sous-traitée, va du vulgaire graissage ou de la quête bureaucratique d’un écrou, au changement d’une pompe en passant par la vérification de l’état de corrosion des tuyaux. Elle inclut aussi la surveillance des vannes – de leur bon fonctionnement, de l’état des joints, des traces de corrosion –, la surveillance de l’état de contamination radioactive des divers endroits et équipements, et leur décontamination si besoin.

Selon le degré de contamination de l’équipement à assainir (pompes, robinets, sols ou parois de certain locaux, piscine abritant les barres de combustible), les décontamineurs peuvent revêtir une tenue « Mururoa », du nom de l’île du Pacifique où la France procédait à ses essais nucléaires militaires, qui donne un air de cosmonaute.

« Décontamineur, c’est un travail manuel que l’on peut comparer à plongeur dans un restaurant, décrit Philippe Billard, ancien sous-traitant, maçon de métier, et devenu décontamineur. Il y a de la saleté sur les assiettes. Pour l’enlever il n’y a pas 36 méthodes : il faut des lingettes, des produits décontaminant et de la force de bras. Parfois, pour la piscine, on est aidés par un robot qui descend au fond avant nous pour nettoyer les points les plus chauds. Mais le plus souvent, on fait tout à la main. Des centaines de m² à la main. »

Une sous-traitance qui ne cesse d’augmenter

« Quand je suis arrivé à la centrale de Paluel au début des années 1980 on devait être 20 % de sous traitants et 80 % d’agents EDF, évoque-t-il. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Ils ont d’abord sous-traité tout ce qui était le plus exposé à la radioactivité, par exemple les jumpers [chargés de se faufiler rapidement dans le générateur de vapeur des centrales au moment des arrêts de tranche pour en assurer l’entretien tout en évitant d’être exposés trop longtemps à la radioactivité]. Puis le reste à suivi : les mécanos, les robinétiers, les soudeurs, les chaudronniers, les électriciens... Les agents EDF qui étaient nos collègues, et qui travaillaient avec nous, sont devenus ceux qui nous surveillent. Parfois, sans rien connaître à ce que l’on fait. »

« Autrefois, à EDF, la formation était très bien faite, intervient Daniel, agent EDF proche de la retraite. Quand on arrivait opérateur, après plusieurs années de terrain, on connaissait vraiment bien les circuits. » Avec ses collègues de la conduite, il évoque les écoles de métiers d’EDF, par lesquelles beaucoup d’anciens agents sont passés et qui sont aujourd’hui fermées.

Créées après guerre, ces écoles proposaient une formation pratique et théorique en deux ans. « C’était un outil formidable, juge Laurent, qui a travaillé pendant 30 ans au service des essais, à Paluel, en Normandie. On allait très loin en thermodynamique ou en mécanique des fluides, avec des enseignants qui arrivaient du terrain. On avait des ateliers de montage et démontage du matériel. Le but était vraiment que l’on comprenne comment cela fonctionne. »

Ouvertes dans les années 1940, les écoles des métiers ont formé « pas moins de 33 000 jeunes hommes », rappelle Mireille Délivré-Landrot dans un mémoire consacré au sujet [3]. « Quand je suis arrivé en centrale, j’avais 19 ans et j’étais tout de suite opérationnel. Je savais me débrouiller partout », se souvient Luc, qui est sorti de l’école en mars 1985.
Outre cette formation technique pointue et participative, les écoles des métiers formaient les futurs agents EDF au travail d’équipe, à l’importance de la solidarité et de la responsabilité. Ceux qui y sont passés évoquent un fort attachement à leur entreprise et à l’importance d’un service public de l’électricité. C’était
« un socle commun essentiel de la culture d’entreprise », constate Mireille Délivré-Landrot dans son mémoire sur les écoles des métiers. Aujourd’hui recrutés sur diplômes avant d’être formés en interne pendant au moins un an, les plus jeunes n’ont pas cette connaissance intime avec la technique, encore moins avec le travail d’équipe. « On les voit très peu sur le terrain, ils sont en classe tout le temps et nous sommes obligés de constater que leur formation n’est pas très efficace, regrette Luc. Quand ils arrivent en centrale, il faut tout recommencer. »

L’omniprésence de la sous-traitance, et de nouvelles organisations du travail, ont distendu les liens des agents avec le terrain, et amoindri les compétences. « Dans les années 1980, il y avait des équipes mixtes, EDF et sous-traitants, détaille Annie Thébaud-Mony, sociologue, qui a mené une longue enquête de terrain auprès des sous-traitants du nucléaire. Les premiers agents EDF qui se sont mis à surveiller le travail des sous-traitants se reposaient sur leur expérience. Puis, on a vu arriver des chargés de surveillance qui n’avaient plus l’expérience du travail réel sur les installations, mais une simple connaissance par ordinateur. Et cette déconnexion avec la machine ne fait que s’accentuer au fur et à mesure que les anciens partent à la retraite. »

« Nos gestionnaires ont décidé de transférer de plus en plus d’activités sans s’apercevoir que des jeunes qui intégraient l’entreprise, et étaient chargés de contrôle, ne connaissaient même pas le boulot, s’offusque Francis, qui a passé 30 ans aux essais à Paluel. C’est arrivé à un point où il sont parfois formés par les intervenants de la boîte prestataire et donc considérés comme des incapables. »

« Ça ne me gêne pas d’être surveillé quand je travaille, parce qu’effectivement, dans le nucléaire, il y a des enjeux de sûreté. Mais je préfère que ce soit par quelqu’un qui a déjà fait mon travail et qui va m’interpeller si je fais une erreur, une bêtise », mentionne Gilles Raynaud, ancien sous-traitant et président de l’association Ma zone contrôlée, qui défend les droits des travailleurs sous-traitants.

Des collectifs abîmés, une sûreté fragilisée

Ces nouvelles organisations pèsent sur la qualité du travail mais aussi sur la solidité du collectif pourtant indispensable en terme de sûreté. « Le fossé s’est creusé entre ceux qui font le travail et ceux qui surveillent, contrôlent et potentiellement punissent », remarque Nicolas Spire, sociologue du travail ayant fait plusieurs enquêtes en centrales nucléaires. Les sous-traitants sont en effet sommés de réaliser leurs tâches dans un temps imparti, et ils ont des pénalités s’ils dépassent les délais, sans qu’EDF ne cherche jamais à savoir pourquoi ils ont pu prendre du retard.

« Ce risque de punition met les sous-traitants dans une tout autre logique, reprend Nicolas Spire. Si je fais une boulette, et que le surveillant n’est pas là, comme je n’ai pas envie de me faire taper sur les doigts, je ne vais pas lui dire. Je vais le dissimuler. Cela fragilise la logique collective, de collaboration, et de culture de sûreté. » « Avant, on ne faisait pas n’importe quoi, se remémore Gilles Raynaud. Si on ne savait pas faire, on demandait. Aujourd’hui, on s’assure que personne ne regarde, et on se casse. »

« Un agent EDF peut avoir 30 chantiers à surveiller en même temps, défend Daniel. Il ne peut pas être derrière tout le monde. Par contre, les papiers vont être bien remplis, pour ça il n’y a pas de problème », ironise-t-il, en faisant référence à l’inflation de procédures et de documents à remplir qui incombent aux travailleurs du secteur.

Des travailleurs en souffrance

« On voit se développer deux logiques d’action, analyse Nicolas Spire. D’un côté, celle de l’agent EDF qui éprouve des difficultés à surveiller des activités qu’il ne maîtrise pas forcément et qui va donc se retrancher derrière des procédures. Et de l’autre, celle des personnes sur le terrain qui estiment que les agents EDF ne comprennent plus rien à ce qui se passe et qui bricolent pour rentrer tant bien que mal dans le cadre des papiers censés surveiller leur travail. » 

Cette scission entre le terrain et l’encadrement a également opéré au sein des équipes EDF, marginalisant les plus anciens, les mettant parfois en difficulté, voire en grande souffrance. « La privatisation partielle, opérée en 2004, nous a fait beaucoup de mal, souligne Francis. Des cadres techniciens ont été remplacés par des cadres gestionnaires dont certains ne connaissaient même pas le boulot ! Que veux-tu aller défendre auprès d’un gars qui ne connaît même pas ton boulot ? Comment peut-on espérer qu’il comprenne nos demandes et l’exigence du savoir faire ? »

Ancien secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), Francis évoque une expertise commandée suite au suicide de l’un de ses collègues. Le rapport avait mis en évidence un important malaise au travail des agents EDF, notamment à cause de ce mépris pour leur savoir faire. « Je me suis aperçu qu’EDF était devenu une machine à tuer l’envie », souffle-t-il. De nombreuses alertes ont été émises dans ce sens par diverses expertises réalisées au sein du groupe depuis plusieurs années.

Écouter le terrain, tenir compte de ses alertes

« Le pouvoir s’est déplacé des techniciens aux services centraux qui sont davantage dans des logiques de rentabilité financière, analyse Anne Salmon, philosophe et sociologue, qui a mené une longue enquête de terrain auprès des agents des industries électriques et gazières. Cela s’est fait au détriment de l’ensemble des salariés qui le vivent douloureusement. Les changements organisationnels ont aussi déstabilisé et fragilisé l’appareil syndical, qui était fort auparavant au sein de l’entreprise EDF. »

À l’école des métiers d’EDF, il y avait des cours de législation du travail, raconte Laurent : « On décortiquait le Code du travail pour connaître nos droits. C’était un élément fondateur d’une culture d’entreprise. Beaucoup de militants syndicaux sont sortis de ces écoles. » Pour les plus anciens des agents EDF, la casse de cette culture syndicale et de l’attachement au service public font partie des raisons qui ont amené à la fermeture des écoles des métiers. Le choix de la sous-traitance, qui amoindrit les besoins de compétences en interne, est une autre raison de la fermeture. Mireille Délivré-Landrot évoque de son côté la structuration grandissante de l’enseignement technique sur le plan national avec la création des lycées professionnels puis du bac professionnel, qui auraient pris le pas sur les écoles des métiers.

Anne Salmon tient à rappeler le rôle « essentiel » du management dans le changement de fonctionnement au sein d’EDF. Introduisant des « valeurs », fixant des objectifs individuels et divisant les équipes,« le management est souvent présenté comme ayant un but d’efficacité, de performance, et de cohérence, souligne-t-elle. Mais on oublie qu’il a une fonction politique d’accaparement du pouvoir. » La philosophe, qui précise qu’il y a « évidemment » des garde-fous dans le secteur nucléaire, estime que cet accaparement du pouvoir peut-être problématique. Selon elle, « il est indispensable de continuer à écouter ceux qui sont au plus près de l’outil de production, pour pouvoir prendre en compte les alertes qu’ils émettent ».

Si la confiance dans la fiabilité de « la bécane » reste entière, les travailleurs mettent en garde nos politiques sur la fragilisation des compétences et des collectifs, et sur le travail « empêché ». « Avec quels salariés, dans quelles conditions de travail et avec quelle logique industrielle Emmanuel Macron prévoit-il de prolonger les centrales et lancer son nouveau programme nucléaire ? On ne sait pas », remarquent-ils.

Notes

[1] Certains prénoms ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.

[2] Il récupère la chaleur du « circuit d’eau primaire », l’eau qui est réchauffée par le combustible nucléaire, pour la transmettre au « circuit secondaire », où l’eau transformée en vapeur est destinée à faire tourner les turbines qui produisent l’électricité.

[3] Pour consulter le mémoire de Mireille Délivré-Landrot, voir ici.

 publié le 4 mai 2022

La vie chère, mode d’emploi

Kareen Janselme, Eugénie Barbezat et Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Hausse des prix Face à une inflation record, les quelques mesures gouvernementales n’empêchent pas les personnes aux plus faibles revenus de se serrer la ceinture, rognant sur la moindre dépense.

« L es supermarchés sont devenus trop chers pour nous, donc on y va uniquement quand c’est nécessaire, confient Thaïs et Dylan, deux étudiants de 22 et 26 ans. On profite surtout des aides alimentaires, des distributions et des épiceries solidaires qui nous permettent de tenir. » Dans ce supermarché de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), chacun regarde à la dépense. Rachel, 40 ans et privée d’emploi, « fait attention ». Bakary, retraité de 63 ans, a observé le lot de poulets augmenter de 15 à 25 euros et n’a « jamais vu de flambée comme ça ». « Ces derniers temps, les prix augmentent toutes les semaines et ça devient intenable », confirme Marie Ondo, 50 ans. Tous les consommateurs de cette grande surface constatent avec amertume la hausse des prix qui touche toute la zone euro : + 7,5 % en mars (+ 8,8 % dans la zone OCDE, selon les chiffres parus ce mercredi). En France, l’inflation a établi un nouveau record : 4,8 % au mois d’avril sur un an. Depuis les années 1980, celle-ci n’avait jamais dépassé les 3 %…

Tous les postes de dépenses sont atteints

Guerre en Ukraine qui impacte la production de blé et accentue la crise énergétique, confinements répétés en Chine qui altèrent la chaîne de distribution mondiale, grippe aviaire qui menace la vente des volailles : ces causes additionnées touchent les produits de première nécessité et affectent plus durement les bas salaires. Par ricochet, tous les postes de dépenses sont atteints chez les plus démunis. Anne Falciola, 53 ans, accompagne les élèves en situation de handicap dans un collège de l’Ain. « J’habite en milieu rural où il n’y a aucun transport en commun. Je suis obligée de prendre ma voiture pour aller travailler au collège. L’augmentation de l’essence a été la goutte d’eau qui a fait que je ne boucle plus mon budget. » Depuis quinze ans qu’elle travaille comme AESH, son salaire net mensuel est de 923 euros. « Ma voiture aurait dû être révisée, explique-t-elle, et j’aurais dû changer les pneus. Mais je reporte ça sans cesse car je n’en ai pas les moyens. D’ailleurs, je ne prends plus mon véhicule pour aucun autre déplacement. Je vais au supermarché à pied. Heureusement, il n’est pas trop loin. Mon pouvoir d’achat s’érode d’année en année car le point d’indice des fonctionnaires est gelé depuis longtemps dans l’éducation nationale et les AESH en dépenden t aussi. »

« C’était difficile, maintenant c’est très compliqué »

Le 1er avril, pourtant, le premier ministre a annoncé la remise à la pompe de 15 centimes par litre de carburant. Mais ce coup de pouce est insuffisant aussi pour Caroline. À 48 ans, cette chanteuse travaille depuis plus de vingt ans dans la région niçoise (Alpes-Maritimes) avec le statut d’intermittent du spectacle. La pandémie a donné un coup d’arrêt à ses concerts. Petit à petit, la reprise lui a permis de « mieux joindre les deux bouts », mais désormais, elle « utilise quotidiennement les transports en commun » et réserve sa voiture « uniquement pour les déplacements professionnels et pour aller voir (s)a mère dans le Var ». Quant à ses dépenses en électricité… « J’essaie d’utiliser le moins possible le chauffage électrique installé à la maison. J’ai investi dans un chauffage à bain d’huile, plus pratique à gérer. » Dans l’Ain, Anne Falciola a, elle, été surprise par la coupure du chauffage de son habitation très tôt dans l’année, pour cause d’augmentation du prix de l’énergie : « J’occupe un logement social et le bailleur nous a mis devant le fait accompli. »

« Les chèques énergie du président, ils ont vite été bouffés », renchérit Christophe Doisy, 44 ans, qui peine à boucler ses fins de mois. Cet ancien métallurgiste de Douai (Nord), au dos cassé par le travail à l’usine et en reconversion professionnelle, perçoit aujourd’hui le RSA (revenu de solidarité active). Son loyer a augmenté de 4 euros, alors que le gouvernement Macron a rogné les aides au logement de 5 euros. Presque 10 euros à débourser en plus, ce n’est pas insignifiant quand on guette chaque mois le versement de 497 euros sur son compte en banque. « Les sorties en famille, je ne peux plus. Le cinéma est à 10 euros la séance ! Les commerçants du Douaisis ont créé un carnet de bons de réduction qui permet de payer moins, mais il faut acheter deux billets. » Même en abandonnant les loisirs, celui qui se bat au sein du comité des travailleurs privés d’emploi et précaires CGT est obligé de compter tous les jours. « C’était déjà difficile, mais maintenant c’est très compliqué. Je regarde au centime près. Depuis sept mois, j’ai constaté un bond de 25 % des steaks et des volailles. Tous les quinze jours, je m’occupe de mes deux enfants de 14 et 8 ans. À ces moments-là, je me prive de manger pour eux : je ne fais plus qu’un repas par jour, pour leur acheter des gâteaux, des yaourts, des sucreries. Les fruits o nt terriblement augmenté, c’est du jamais-vu ! » Il y a quelques mois, Christophe Doisy avait obtenu une formation rémunérée à 335 euros, puis reçu la prime d’activité. « Mon RSA a alors baissé à 130 euros. Mais à la fin de la formation, je n’ai pas trouvé de travail, et j’ai tout perdu. J’ai dû attendre trois mois pour retrouver le socle normal du RSA. Avec 300 euros pour vivre, on paie les factures et le loyer, mais on ne mange pas. »

Pour les plus démunis, les banques alimentaires deviennent l’ultime recours.

Les étudiants Thaïs et Dylan ont opté pour la débrouille en se connectant régulièrement à une application qui permet de récupérer les invendus des boulangeries et autres enseignes alimentaires à prix réduits. Le privé s’adapte. Plusieurs magasins ont ouvert des collections « vintage » pour attirer le chaland, en offrant des habits de seconde main, trois à quatre fois moins chers que les neufs. Les magasins Leclerc viennent d’annoncer bloquer les prix de 120 articles jusqu’en juillet. Côté gouvernement, le bouclier énergétique et la ristourne sur le prix du carburant allègent à peine les budgets des Français face à une alimentation en hausse en avril (+ 6,6% pour les produits frais) et des tarifs de l’énergie qui bondissent (+ 26,6 %). Sujet arrivé en toute fin de la campagne de l’élection présidentielle, la question du pouvoir d’achat et de l’appauvrissement des ménages restera au menu jusqu’à la fin de l’année, assurent les économistes.

publié le 20 avril 2022

Deliveroo : une condamnation historique

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

C’est une condamnation qui ouvre une page importante dans la lutte des coursiers. Après une semaine de procès, du 8 au 16 mars, l’entreprise Deliveroo France vient d’être condamnée à la peine maximale encourue pour travail dissimulé. La justice reconnaît ainsi que les livreurs de la plateforme auraient dû être salariés, et non auto-entrepreneurs. Et que l’entreprise a dévoyé le cadre légal du travail. 

 « Cest la première condamnation au pénal d’une plateforme de livraison. Et pas n’importe laquelle : la première d’entre elles ». Ainsi est résumée par Laurent Degousée, juriste pour la fédération Sud Commerces, l’importance du verdict rendu par le tribunal correctionnel de Paris. Début mars, Deliveroo France a répondu aux accusations de « travail dissimulé » pendant une semaine de procès. La justice vient de rendre son jugement, ce mardi 19 avril. L’entreprise est condamnée à la peine maximale prévue par la loi : 375 000 euros d’amende.

Le verdict est historique. Il reconnaît que les livreurs de cette plateforme auraient dû travailler comme salariés. Et non comme auto-entrepreneurs. Si des coursiers ont pu, par le passé, gagner aux Prud’hommes sur cette question, c’est la première fois qu’une condamnation au pénal est établie.

Au-delà de l’entreprise elle-même, trois ex-dirigeants étaient sur le banc des accusés. Hugues Decosse et Adrien Falcon sont condamnés à douze mois de prison avec sursis, et cinq ans avec sursis d’interdiction de diriger une société. Tous deux avaient occupé le poste de directeur général de Deliveroo France sur la période couverte par le procès, de 2015 à 2017. Les deux ex-DG écopent également, chacun, d’une amende de plus de 27 000 euros à verser à l’URSSAF.

Le troisième homme, Elie Demoustier, directeur des opérations jusqu’en 2018, est condamné en tant que salarié complice à quatre mois d’emprisonnement avec sursis.

 Deliveroo doit des dommages et intérêts aux syndicats et aux livreurs victimes

 Le jugement rendu par le tribunal correctionnel est resté fidèle aux réquisitions de la procureure énoncées le 16 mars. Lors du dernier jour du procès, raconté en détails par Les Jours dans une série dédiée, la procureure avait dénoncé « une instrumentalisation et un détournement de la régulation du travail ». De quoi construire un système de « dissimulation systémique » d’emplois, selon ses termes. Elle avait requis les peines aujourd’hui prononcées à l’encontre des ex-DG.

« Leur défense était catastrophique. On a des faits qui parlent pour nous. Et personne n’est mieux placé que nous pour les dire. On ne pouvait que gagner », réagit Jérémy Wick, coursier à Bordeaux, engagé au sein du premier syndicat CGT de livreurs.

Contactée, l’entreprise Deliveroo France n’a pas encore donné suite à notre demande de réaction.

Elle devra verser 50 000 euros de dommages et intérêts à chaque syndicat engagé dans les parties civiles. À savoir : la CGT, Solidaires, Sud Commerce et Services, la CNT-SO, et le Syndicat national des transports légers.

Des dommages et intérêts seront aussi versés aux 116 livreurs qui se sont portés partie civile. « Ils auront au minimum 1 500 euros de provisions », explique Laurent Degousée. Une audience portée sur l’intérêt civil précisera le montant de ces versements individuels. Elle aura lieu le 6 février 2023.

Enfin, ce jugement en première instance devra être rendu visible là où Deliveroo est présent en ligne. Et ce, durant un mois. L’affichage devrait se faire sur l’application mobile et/ou le site de l’entreprise. Les modalités restent, là aussi, à préciser.

Ce procès, « c’est une grenade dégoupillée »

 « Ce procès va déboucher sur d’autres procès. C’est une grenade dégoupillée », croit Laurent Degousée. Le procès faisait suite à plusieurs enquêtes, dont celles de la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (ex-DIRECCTE) et de l’Office central de lutte contre le travail illégal. Il ne couvrait qu’une période précise : du 20 mars 2015 au 12 décembre 2017. « Or, depuis, la situation s’est empirée. On a encore plus tiré vers le bas ces travailleurs », souligne le juriste.

« Ce qui se passait durant la période 2015-2017, est encore largement valable aujourd’hui. La géolocalisation permanente, l’auto-édition des factures… Tout cela continue », complète Jérémy Wick.

Ce procès au pénal fera donc jurisprudence, et les Prud’hommes seront au coeur de la tourmente. « On a déjà eu des cas de coursiers qui se sont faits indemniser 15 000, 20 000 euros », rappelle Laurent Degousée. D’autres dossiers sont en cours de traitement.

Jérémy Wick, par exemple, fait partie d’un groupe d’une vingtaine de coursiers de Bordeaux espérant faire requalifier leurs contrats de travail Deliveroo aux Prud’hommes. L’audience a eu lieu la semaine passée. Le jugement devrait être rendu mi-juin.

En juin également, une affaire importante concernant Frichti, une autre plateforme, sera jugée aux Prud’hommes de Paris. Il s’agit de « 99 dossiers d’auto-entrepreneurs sans-papiers. Ils veulent obtenir réparation, avec la possibilité, à terme, d’être régularisés », expose Laurent Degousée. Sud Commerces et la CNT-SO les accompagnent.

Dans la foulée du jugement de ce jour, la CNT-SO dépose une requête visant à l’annulation des élections professionnelles pour les travailleurs des plateformes, prévues entre le 9 et le 16 mai. « La formule de représentation au rabais prévue par le gouvernement n’est pas acceptable au vu de la condamnation », estime le syndicat. Sur la forme également, « le scrutin a été organisé dans des conditions matérielles et juridiques déplorables ».

L’enjeu global du travail ubérisé

 La question de fond était de savoir si Deliveroo était une plateforme de simple mise en relation entre coursiers et clients ; ou une entreprise prestataire de services de livraison. La justice a conclu à la seconde option. Elle estime que les livreurs étaient donc soumis à un lien de subordination par rapport à leur employeur, Deliveroo France.

La Cour de Cassation définit la subordination comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné », dans son arrêt du 28 novembre 2018 sur Take Eat Easy.

Pour Laurent Degousée, ce procès s’inscrivait dans un enjeu global. Celui du travail ubérisé, et de sa « forme d’emploi atypique dont l’enjeu est qu’elle ne devienne pas la norme ».

« C’est une des petites pierres apportées à l’édifice. Il en faudra d’autres pour les faire tomber. Mais il y en aura d’autres », espère aussi Jérémy Wick. D’ici là, le jugement du jour « ne va pas bouleverser notre quotidien. Mais il nous légitime et nous conforte. Cela aura un effet boule de neige pour motiver d’autres livreurs et organisations ».

 publié le 3 avril 2022

Attac occupe la Samaritaine pour dénoncer les vrais « assistés » du quinquennat Macron

sur https://france.attac.org

Ce dimanche 3 avril, 70 militants et militantes d’Attac, du Droit Au Logement, du collectif Inter-Urgences et du syndicat Solidaires Finances publiques ont investi à 11h30 la Samaritaine pour l’occuper. Face à la traque des précaires, organisée et annoncée par Emmanuel Macron, ils sont venus démasquer les véritables « assistés » de son quinquennat : les plus riches et les multinationales. Les premiers, grands héritiers pratiquant l’évasion fiscale pour la plupart, les secondes, abreuvées d’aides publiques sans conditions pendant la crise du Covid, ont considérablement profité des choix politiques d’Emmanuel Macron. On assiste ainsi à une concentration inédite des richesses et au creusement des inégalités.

Dans le hall du bâtiment, les activistes ont déployé sous une pluie de billets une banderole à l’effigie des ultra-riches « Françoise Bettencourt, Vincent Bolloré, Bernard Arnault, François Pinault, Xavier Niel, Patrick Drahi » portant le message « Profiteurs des aides publiques, fraudeurs fiscaux, héritiers... c’est qui les assistés ? ». En contrebas, alors que les interventions des différents porte-paroles se succèdent, les militants brandissent des pancartes reprenant les slogans de l’action pendant que d’autres organisent un simulacre de jeu télévisé nommé « L’injuste prix » étrillant les vrais assistés du quinquennat Macron.

Pour Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac "Chaque campagne présidentielle fournit son lot d’attaques contre les plus précaires. A droite et à l’extrême droite, on promet de faire la chasse aux « fraudeurs sociaux », quand, de fait, Macron s’y est déjà allègrement prêté dans son quinquennat. Le ton est cependant bien plus doux, et les mesures proposées floues, voire inexistantes, quand il s’agit de s’attaquer à la fraude fiscale et aux aides publiques des vrais assistés : les plus riches et les multinationales. Emmanuel Macron et les autres candidats des inégalités (Valérie Pécresse, Eric Zemmour et Marine Le Pen) proposent même de diminuer les droits de succession, accroissant l’injustice fiscale et les inégalités en faveur des plus riches."

Comme l’ont montré les rapports «  Allo Bercy  » de l’Observatoire des multinationales, les aides publiques massives sont à l’origine des records de bénéfices pour les entreprises du CAC 40. Ainsi, en 2021, elle ont accumulé 160 milliards d’euros de bénéfices : il s’agit là d’un nouveau record de profits, « dépassant de plus de 60 % son précédent pic de 2007 ».

Pour justifier la fortune indécente des milliardaires, il est régulièrement expliqué que les « premiers de cordée » ont un incroyable talent, prennent des risques et que leur rémunération reflète leur mérite. Or, quel est leur mérite alors que 80 % des milliardaires français sont des héritiers selon Forbes, à part celui d’être bien nés et que 100 % des milliardaires sont des actionnaires. Une récente note du Conseil d’analyse économique alerte sur le fait que la France est en train de redevenir une «  société d’héritiers ».

Par ailleurs, le quinquennat d’Emmanuel Macron a été marqué par un net durcissement du « contrôle social » et un affaiblissement préoccupant du contrôle fiscal alors que la fraude aux prestations sociales représente 1 à 3 milliards d’euros, contre 80 à 100 milliards pour la fraude et l’évasion fiscales. Comme révélé par la récente affaire du "McKinseyGate", le contrôle fiscal est atrophié par une législation complaisante et une baisse de moyens considérable : ce recul des contrôles n’est qu’un choix politique soigneusement dissimulé !

Par rétablir justice fiscale, Attac propose les mesures suivantes :

  • le rétablissement et le renforcement de l’ISF ;

  • le rétablissement de la progressivité de l’imposition des revenus financiers avec la suppression de la flat tax ;

  • le remboursement des aides publiques aux entreprises du CAC 40 qui ont été utilisées pour gonfler le versement de dividendes plutôt que dans des plans d’investissement ou d’embauches ;

  • le renforcement des moyens humains et financiers du contrôle fiscal ;

  • la réhabilitation des droits de succession et de donation.

publié le 2 avril 2022

Qu’est-ce que Swift,
le système bancaire dont on parle tant  ?

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

En guise de sanctions financières pour avoir envahi l’Ukraine, plusieurs banques russes ont été exclues du réseau de messagerie Swift. Voyons ce qui se cache derrière cet acronyme et si la « punition » atteint son but : le bannissement de la Russie de la finance mondiale.

Swift est une entreprise privée belge, Society for Worldwide Inter­bank Financial Telecommunication de son nom complet, qui propose aux institutions financières du monde entier un système de messagerie instantanée. Quelque 11 000 établissements, principalement des banques réparties dans 200 pays, s’y échangent plus de 40 millions de messages par jour. Swift a progressivement remplacé le télex, ce réseau de téléscripteurs connectés via les réseaux téléphoniques. Ces messages sont principalement des ordres de virement. Comme le système financier ­repose sur la confiance, les infor­mations envoyées ne sont pas annulées. Si une banque se dédit, elle perd de sa crédibilité. Lorsqu’un ordre de virement passe par la messagerie, il est en général effectif trente minutes après. Au final, Swift ressemble à un énorme registre de comptes où est inscrit qui a viré des fonds, quand et à qui.

En être exclu ne revient donc pas à ­sortir du système financier, contrairement à ce que d’aucuns ont pu penser à l’annonce de l’éviction de certaines banques russes du système. En revanche, les opérations qui n’y passent plus sont sérieusement ralenties. Car si Swift domine le marché, des concurrents existent, comme le chinois Cips, qui connecte 1 300 banques dans plus de 100 pays. Ou encore SPFS, développé justement par la banque centrale de Moscou, qui rassemble principalement des établissements russes, arméniens, biélorusses, kazakhs ou kirghiz. Ainsi, privée de Swift, la Russie peut emprunter ces autres moyens d’émettre ou de recevoir des paiements, moins pratiques et plus chers. Le SPFS prend une commission à chaque ordre émis par sa messagerie. En outre, cette messagerie domestique n’est ouverte qu’aux horaires de travail, tandis que Swift fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Importations d’hydrocarbures

Les conséquences concrètes du bannissement partiel des établissements russes restent aujourd’hui difficiles à évaluer, puisqu’ils concernent les flux financiers. Il n’en reste pas moins que le rouble a vu sa valeur chuter et que plusieurs fonds se sont mis à spéculer sur un possible défaut de paiement de la Russie. Certains experts avancent au doigt mouillé que l’ensemble des sanctions pourrait faire chuter le PIB russe de 1 à 5 points. D’autres, comme JP Morgan, anticipent une récession supérieure à 7 %.

De 2012 à 2016, l’Iran avait subi la même exclusion de Swift. Si son économie ne s’était pas effondrée, elle en avait énormément souffert, en particulier son commerce extérieur, car ces sanctions financières étaient accompagnées d’un véritable embargo sur le pétrole iranien. Ce que ne subissait pas réellement, à l’heure du bouclage de cet article, la Russie. L’or noir est pourtant le nerf de la guerre : selon le cabinet Rystad Energy, les pays qui ont adopté des sanctions contre Moscou représentent plus de 200 milliards de dollars d’importations d’hydrocarbures par an, contre moins de 50 milliards pour la Chine et environ 25 milliards pour le reste du monde. Notons toutefois qu’au fil des semaines, de plus en plus d’établissements russes, mais aussi biélorusses, sont touchés par cette sanction.

Un registre dans la kleptocratie

Mais la mainmise de l’Occident sur Swift a ses limites. Après le 11 septembre 2001, les États-Unis se sont bien accordé un droit de regard sur la messagerie pour tenter de repérer les circuits de financement du terrorisme. Mais, vingt ans plus tard, les plus de 40 millions de transactions enregistrées quotidiennement rendent la tâche colossale. Avec des moyens et un peu de volonté politique, garder un œil sur la messagerie pourrait néanmoins permettre de surveiller les comptes en banque officiels des oligarques russes visés par les sanctions. Et, de manière plus large, de quiconque soupçonné d’évasion fiscale ou de blanchir de l’argent sale. Il est par exemple facile de demander à Swift toutes les entrées et sorties de fonds sur un compte précis et, ainsi, de rassembler petit à petit des preuves de mouvements suspects. Outre le ralentissement de l’économie, l’exclusion de la messagerie peut agacer les riches kleptocrates russes, et remettre en cause leur soutien à Poutine. Ils ont d’autant plus de pouvoir que le pays est parmi les plus inégalitaires au monde : 1 % des Russes les plus fortunés possédaient 58,2 % des ­richesses du pays en 2020.

Les oligarques dans la panade, vraiment ?

Outre la volonté de mettre en grande difficulté l’économie du pays, l’exclusion de la plupart des banques russes de la messagerie Swift a été justifiée par l’objectif de mettre à genoux les oligarques proches du Kremlin. Mais l’efficacité de l’opération ne va pas de soi. Tout d’abord, tous ont eu largement l’opportunité, le temps que les sanctions soient discutées et mises en place, de placer leur argent dans des paradis fiscaux lointains, derrière un écheveau de sociétés-écrans. Des structures qui sont par définition opaques et n’utilisent pas la messagerie Swift. En revanche, ces propriétaires de grandes sociétés industrielles et énergétiques risquent de rencontrer des problèmes pour rapatrier leur fortune dans des banques ayant pignon sur rue, notamment à Londres où ils sont nombreux à vivre. Schématiquement, si l’on ne peut, via Swift, suivre l’argent sale dans les officines des îles Caïmans par exemple, on peut essayer de voir disparaître et surtout réapparaître ces sommes dans des banques traditionnelles.

publié le 31 mars 2022

« La coopérative, ça change tout ! » : Chez les Fralib,
sept ans après la reprise de l’usine

par Jean de Peña et Nina Hubinet sur https://basta.media/

À Gémenos, près de Marseille, les « Fralib », ex-salariés d’Unilever, ont repris leur usine de thé sous une forme coopérative en 2015. Depuis, même si rien n’est facile, les salariés-coopérateurs ne sont pas prêts de revenir en arrière.

Les petites boîtes en carton siglées « 1336 » défilent sur la ligne. Dans l’immense salle de production des Fralib, cathédrale industrielle baignée dans le brouhaha des machines, Nasserdine Assaoui, opérateur mécanicien, a les yeux rivés sur la chaîne. Il vérifie que tout se déroule normalement, que chaque sachet de thé en mousseline tombe bien dans une des boîtes rectangulaires, dont le logo rappelle les 1336 jours de lutte des anciens salariés de la marque Éléphant pour récupérer leur usine.

1336 jours de lutte - Le logo de la marque de thé rappelle les 1336 jours de lutte des anciens salariés de la marque Éléphant, propriété d’Unilever, pour récupérer leur usine.

En 2010, le groupe Unilever, propriétaire d’Éléphant, annonçait vouloir délocaliser la production en Pologne. La multinationale laissait alors le choix aux 182 salariés du site entre un déménagement vers l’est de l’Europe et un licenciement économique. Les Fralib se sont alors inventé un autre avenir : récupérer leur usine et créer une coopérative pour relancer la production (voir notre article). C’est finalement en 2015 que les machines ont redémarré, avec 42 salariés-coopérateurs aux manettes, tous et toutes venues de la lutte.

Solidarité - « Il y a une solidarité nouvelle. Quand on a un problème sur une machine, les autres viennent nous aider. »

À quelques mètres de Nasserdine, Fabrice Caillol est en train de réparer une pièce. « À l’époque d’Unilever, on avait tout un stock de pièces détachées. Quand une pièce était défectueuse, on la jetait et on en prenait une neuve. Alors qu’aujourd’hui, on n’a pas les mêmes moyens… donc on répare ! » sourit le technicien de 49 ans, qui travaille dans cette usine depuis 1994. Même si cette « frugalité » lui demande plus d’efforts, il ne regrette pas l’époque de la multinationale. « On n’a plus quelqu’un qui nous surveille en permanence, et on est soudés… Donc on vient pas bosser la boule au ventre », explique-t-il. Son collègue Nasserdine, 46 ans dont 25 passés à l’usine de thés de Gémenos, opine du chef : « Il y a une solidarité nouvelle. Quand on a un problème sur une machine, les autres viennent nous aider. Alors qu’avant, le mécanicien faisait que de la mécanique et l’électricien que de l’électricité. Il fallait faire venir un intérimaire pour réparer un truc. »

Nasserdine Assaoui, opérateur mécanicien : « La coopérative, c’est comme une famille. Donc comme dans une famille, il y a des hauts et des bas. C’est pas le monde des bisounours ! »

Pour autant, l’un comme l’autre ne cherchent pas à gommer les tensions ou les désaccords. « La coopérative, c’est comme une famille. Donc comme dans une famille, il y a des hauts et des bas. C’est pas le monde des bisounours ! » sourit Nasserdine. Et le passage d’une multinationale de l’agroalimentaire à une société coopérative de production (Scop) qui se lance comporte aussi des désagréments financiers : finies les primes de fin d’année et les augmentations. « Nos salaires étaient un peu plus élevés à l’époque d’Unilever, reconnaît Fabrice. Et puis on s’est fixé une règle : pour l’instant, on ne s’augmente pas et on ne verse pas de treizième mois, parce que notre priorité, c’est de pérenniser l’entreprise. » Après six années de fonctionnement, la nouvelle coopérative est encore fragile : 2020 a été la première année à l’équilibre, en partie grâce aux aides gouvernementale liées au Covid.

« On sait qu’on représente un espoir dans la lutte contre les multinationales »

Malgré les inquiétudes que peut susciter ce nouveau modèle, Nasserdine et Fabrice ne voudraient pour rien au monde revenir à un modèle capitaliste et hiérarchique classique. « On a établi les nouveaux horaires ensemble, et chacun a choisi s’il voulait faire quatre ou cinq jours dans la semaine », détaille Nasserdine. Il n’y a par ailleurs plus de travail de nuit ou le week-end. Mais ce n’est pas vraiment un choix : si les Fralib parviennent à avoir plus de commandes, ils ne s’interdisent pas de relancer la production la nuit et le week-end. En termes de santé au travail aussi, l’ambiance n’est pas la même qu’à l’époque d’Éléphant. « Si l’un de nous a une fragilité, on essaie d’aménager son poste pour qu’il se fatigue moins ou qu’il ne se fasse pas mal », souligne Nasserdine, en étirant justement une épaule un peu douloureuse.

Fabrice Caillol, technicien : « À l’époque d’Unilever, on avait tout un stock de pièces détachées. Quand une pièce était défectueuse, on la jetait et on en prenait une neuve. Aujourd’hui, on n’a pas les mêmes moyens… donc on répare ! »

« Dans tous les cas, maintenant, s’il y a un souci de planning, on monte à l’étage en parler, dit l’opérateur mécanicien. Avant il n’y avait aucune relation entre les gens de la ligne et ceux des bureaux. » Peut-être aussi important que les horaires ou l’ambiance dans l’usine, les deux ouvriers évoquent aussi la « fierté » qui les animent. « Maintenant, quand on a des stagiaires, on les prend vraiment en charge. On a quelque chose à leur transmettre, affirme Nasserdine. Et puis, il y a des gens qui nous soutiennent partout en France, on nous envoie de l’argent... On sait qu’on représente un espoir dans la lutte contre les multinationales. Donc on veut pas décevoir. »

Repère : Un équilibre financier encore fragile
L’année 2020 a été la première à l’équilibre pour Scop-Ti, en partie grâce aux aides versées par le gouvernement. « En 2021, notre chiffre d’affaires a subi un recul de 8 %, mais nous restons à l’équilibre », fait savoir Olivier Leberquier. Et sur les 220 tonnes produites, 80 % sont des « marques repères » destinées à la grande distribution, pour seulement 20 % de thé et tisanes de marque 1336. Si la coopérative a encore du mal à se développer, c’est notamment parce que la nouvelle marque peine à trouver ses circuits de diffusion. « Au-delà du sud de la France, les thés 1336 sont encore peu présents dans les rayons des supermarchés », déplore Gérard Cazorla. L’un des espoirs des ex-Fralib se situe du côté de la vente en ligne : les commandes passées via leur site internet représentent aujourd’hui 15 % de leur chiffre d’affaires, et sont en augmentation constante. Un collectif de mutuelles envisage par ailleurs de racheter le terrain sur lequel l’usine est installée, pour y créer, autour du lieu de production des thés, un pôle dédié à l’économie sociale et solidaire. De quoi soulager Scop-Ti d’un loyer qui dépasse les 100 000 euros par an.

 

De manutentionnaire à comptable

Dans les bureaux, à l’étage, où le bruit des machines n’est presque plus perceptible, un même sentiment de responsabilité se fait entendre. « Beaucoup de gens nous voient comme une solution pour conserver les emplois industriels et inventer un autre modèle social, assure Rim Hidri, assise face à son ordinateur. On y croit, mais ça met la pression !  » Le passage à la Scop a transformé sa vie professionnelle : manutentionnaire à l’époque d’Unilever, intérimaire pendant six ans, Rim, 45 ans, est aujourd’hui comptable. « Grâce à ma formation initiale, j’avais des compétences en ressources humaines que j’ai mises au service du groupe pendant la lutte, pour monter les dossiers juridiques des salariés notamment. »

Rim Hidri, comptable de la coopérative : « Comme d’autres ici, je me suis rendue compte que j’étais capable de faire quelque chose que je n’aurais pas imaginé possible avant », Rim Hidri, ancienne manutentionnaire, est devenue comptable de la coopérative.

Lorsque les Fralib réussissent enfin à récupérer l’usine, les cadres sont partis, il faut tout réorganiser pour assurer toutes les fonctions dans l’entreprise. Le groupe propose alors à Rim de se former pour devenir assistante comptable. « Au départ, j’ai eu peur ! D’autant que je n’étais pas très "chiffres"... », sourit l’ancienne intérimaire. Mais elle suit alors un principe que s’est fixé le collectif soudé par le long conflit social : « Il n’y a pas un métier qu’on ne peut pas apprendre ! On a chacun était obligé de dépasser nos limites. » Touchée par leur combat, l’ancienne directrice financière d’une autre entreprise agro-alimentaire vient accompagner Rim dans son apprentissage de la comptabilité. « Comme d’autres ici, je me suis rendue compte que j’étais capable de faire quelque chose que je n’aurais pas imaginé possible avant. »

Olivier Leberquier, président du conseil d’administration : « L’assemblée des 58 coopérateurs élit le conseil d’administration, qui lui-même désigne un comité de pilotage », Olivier Leberquier, président du conseil d’administration de Scop-TI, était délégué CGT du temps d’Unilever.

Malgré la joie d’être partie prenante de cette aventure collective, Rim souligne aussi que travailler dans une coopérative, « c’est parfois dur, il faut beaucoup s’investir ». Son nouveau métier comme le nouveau statut de l’entreprise génèrent aussi du stress. « Avant, quand j’étais manutentionnaire, je pointais en arrivant ici, et quand je rentrais chez moi je me déconnectais totalement. Là, évidemment, ce n’est pas la même chose. »

« Avant on devait deviner quelle était la stratégie de l’entreprise »

Pour Olivier Leberquier aussi, la « charge mentale » liée à la coopérative est plus prenante. Et ses horaires de travail ont plutôt enflé par rapport à ce qu’ils étaient du temps d’Unilever. « Je quitte rarement les lieux avant 20 h », regrette – avec le sourire – le président du conseil d’administration de Scop-Ti, toujours aussi enthousiaste et déterminé. L’ancien délégué CGT est aujourd’hui l’un des coordinateurs de la coopérative, dont il détaille volontiers l’organisation : « L’assemblée des 58 coopérateurs élit le conseil d’administration, qui lui-même désigne un comité de pilotage. »

« Les salariés ont leur destin en main » - « Avant on devait deviner quelle était la stratégie de l’entreprise… Maintenant les salariés ont leur destin en main », Gérard Cazorla, désormais retraité, est président de l’association Fraliberthé.

Ce comité, qui se réunit au minimum deux fois par mois, fait des propositions de décision envoyées au conseil d’administration puis à l’ensemble des coopérateurs. « Si une décision prise est remise en cause par les coopérateurs, on détricote », explique Olivier. La prise de décision collective ne peut fonctionner que si les salariés-coopérateurs se tiennent informés des discussions et réflexions de ce comité de pilotage, rapportées dans des compte-rendus par mail. « Malheureusement, il y a toujours quelques coopérateurs qui viennent travailler à Scop-Ti comme ils venaient avant travailler dans l’usine Unilever. Ils ne lisent pas les mails et disent ensuite "J’étais pas au courant !"… », déplore Olivier.

Henri Soler, ancien magasinier : Henri Soler, ancien magasinier, désormais à l’accueil de l’usine. C’est aussi l’un des artisans de la pièce de théâtre que les ex-Fralib ont créée sur leur combat contre Unilever.

Si le temps passé en réunion est pris sur le temps de travail, l’investissement que demande la coopérative n’a en effet rien de naturel. « Les gens ont besoin de hiérarchie, ils préfèrent souvent qu’il y ait une personne qui prenne les décisions, alors que nous on veut au contraire responsabiliser, se désole Gérard Cazorla, autre ancien leader de la lutte contre Unilever. La transformation prend du temps... On a été élevé comme ça, pour obéir plus que pour réfléchir et prendre des initiatives. »

Elargir la distribution - L’enjeu pour la coopérative est de trouver de nouveaux réseaux de distribution, pour assurer sa pérennité.

Aujourd’hui retraité, il n’en est pas moins très investi dans l’association Fraliberthé, qui s’occupe d’élargir la diffusion des produits 1336 comme de promouvoir le modèle coopératif. L’ancien secrétaire CGT de l’usine est lui persuadé que la coopérative, « ça change tout ! » : « Avant on devait deviner quelle était la stratégie de l’entreprise… Maintenant les salariés ont leur destin en main. »

publié le 28 mars 2022

Les milliards de l’évasion
à portée de vote

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Enjeu de campagne Quasi absente du débat présidentiel jusqu’ici, la lutte contre la fraude fiscale se réinvite dans le débat public, après les révélations sur le cabinet de conseil McKinsey. Au point mort depuis cinq ans, elle pourrait permettre à l’État d’encaisser plusieurs milliards d’euros.

Près de 80 milliards d’euros par an. L’équivalent du PIB de l’Uruguay. Plus que les dépenses publiques cumulées pour le versement des allocations-chômage et de tous les minima sociaux. Ce « pognon de dingue », c’est le coût annuel estimé de la fraude fiscale en France. En cinq ans, Emmanuel Macron n’aura rien fait pour réduire l’ampleur de ce scandale perpétuel qui mine le consentement à l’impôt. Désormais, le président de la République est même soupçonné d’avoir été rémunéré par son ancien employeur, la banque Rothschild, sur un compte opaque dans un paradis fiscal, comme l’envisage le journaliste Jean-Baptiste Rivoire (voir son entretien, page 4). Son nom est aussi associé au scandale des cabinets de conseil privés dont ses gouvernements ont été friands. Parmi eux McKinsey, qui n’a payé aucun impôt sur les sociétés en France depuis au moins dix ans grâce au transfert d’une partie de ses bénéfices à son siège, situé dans le paradis fiscal du Delaware (États-Unis). Une révélation de la commission d’enquête dédiée du Sénat, qui a saisi la justice, vendredi, pour faux témoignage du responsable français du cabinet, Karim Tadjeddine.

Malgré des scandales à répétition, rares sont les candidats qui se sont saisis du sujet dans la campagne. « Je souhaite un véritable débat sur l’évasion fiscale, ce  cancer pour notre économie », appelait de ses vœux le candidat communiste à la présidentielle Fabien Roussel, début octobre 2021, alors qu’un énième scandale venait d’éclater, celui des Pandora Papers avec leurs 11 300 milliards d’euros cachés dans les paradis fiscaux. Ce débat n’a pas vraiment eu lieu jusqu’à présent, malgré des interventions médiatiques, notamment du député PCF qui, depuis son élection en 2017, en a fait l’un de ses chevaux de bataille. Pourtant, la quasi-totalité des candidats l’ont inscrit à leur programme (à l’exception de Jean Lassalle et… d’Emmanuel Macron). À gauche, les propositions sont détaillées, en particulier les plus ambitieuses au PCF et à la France insoumise, et, dans une moindre mesure à Europe Écologie-les Verts. Tandis qu’à droite et à son extrême, les intentions se résument à quelques mots. « Je lutterai contre les fraudes fiscales et sociales », se contente ainsi d’affirmer Valérie Pécresse (LR), rapprochant deux domaines incomparables, sur le plan moral comme financier. Un même parallèle qui se retrouve chez Éric Zemmour et Marine Le Pen, sans mesures concrètes contre l’évasion fiscale.

baisse des effectifs des contrôleurs fiscaux

« Ce qui peut expliquer que le sujet ne soit pas au centre du débat, ce sont aussi les déclarations d’Emmanuel Macron et de Bruno Le Maire, qui se sont félicités de quelques accords pourtant insuffisants et ont pu laisser entendre que le travail était fini, alors que tout reste à faire », déplore Quentin Parrinello, responsable de plaidoyer pour Oxfam France. Le bilan d’Emmanuel Macron en chiffres parle de lui-même : en 2021, 13,4 milliards d’euros ont été recouvrés, contre 18 milliards en 2017. La conséquence notamment d’une baisse des effectifs des contrôleurs fiscaux à la Direction générale des finances publiques. « On estime qu’on a perdu entre 3 500 et 4 000 agents depuis la fin des années 2000, sur un effectif à peine supérieur à 10 000», a calculé Vincent Drezet, économiste à Attac. Pour y pallier, les candidats de gauche proposent tous de réarmer l’administration fiscale, avec notamment l’embauche de 3 900 contrôleurs pour Jean-Luc Mélenchon (auxquels s’ajoutent 10 000 postes dans la police et la justice fiscales), et même 15 000 pour Fabien Roussel.

« La philosophie du contrôle fiscal a aussi changé, en 2018, avec la loi Essoc, raconte Vincent Drezet.  Désormais, le contrôle ne doit pas être trop intrusif, l’idée est qu’il faut que les redressements soient acceptés par le contribuable. » Une complaisance avec les fraudeurs qui, la même année, se reflétait par la possibilité, pour ceux-ci, de contracter une convention judiciaire d’intérêt public (Cjip), donc de négocier leur peine, sans reconnaissance de culpabilité. « Ce qui crée une justice à deux vitesses, inacceptable », déplore Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire.

Dans cette loi anti-fraude de 2018, le ministre des Comptes publics de l’époque, Gérald Darmanin, promettait de créer un Observatoire national de la fraude fiscale, qui n’a jamais vu le jour. Fabien Roussel propose de l’installer « en y incluant des magistrats, des responsables associatifs, des lanceurs d’alerte, des journalistes, des parlementaires ». Dans ce même texte de loi, figurait en revanche l’une des rares avancées du quinquennat : l’assouplissement, pour les gros dossiers uniquement, du verrou de Bercy qui prévoyait que le ministère était le seul à décider de poursuivre ou non les fraudeurs. Les candidats de gauche à la présidentielle proposent désormais de le supprimer totalement.

En revanche, rappellent les ONG, rien n’a été fait pour agir concrètement sur les trois principaux piliers de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. À savoir : la transparence, l’établissement d’une véritable liste des paradis fiscaux et des sanctions massives contre les fraudeurs. La France a même bloqué des négociations, à Bruxelles, pour davantage de transparence des multinationales, en calquant sa position sur celle du Medef.

un registre centralisé des actifs des plus riches

L’enjeu, autour de cette opacité, est pourtant de taille. Il s’agit d’obtenir que les multinationales payent leurs impôts là où elles réalisent leur activité et non en fonction de leur domiciliation ou du lieu où elles déclarent leurs bénéfices. Soit les montages qui ont permis à McKinsey d’échapper à l’impôt sur les sociétés. Pour atteindre cet objectif, les candidats de gauche proposent des solutions différentes. Pour Fabien Roussel, c’est grâce au prélèvement à la source des bénéfices des multinationales. L’idée est de calculer les bénéfices avant qu’ils ne puissent être transférés ailleurs. Grâce à la TVA, il est possible de calculer le chiffre d’affaires d’une entreprise en France, donc son pourcentage vis-à-vis de son chiffre d’affaires global. Ce même pourcentage serait ensuite appliqué sur les bénéfices totaux pour calculer la vraie assiette fiscale. « Prenons l’exemple d’une multinationale active dans la vente en ligne et qui réalise 50 milliards de bénéfices au niveau mondial, détaillait Fabien Roussel dès 2019. Si 15 % de ce dernier se fait en France, alors 15 % de ses bénéfices mondiaux seront imposés en France, soit 7,5 milliards d’euros. »

D’autres modes de calcul sont possibles . « Il faudrait mettre en place un reporting public, pays par pays, des activités réelles de chaque entreprise multinationale, avec le chiffre d’affaires, le nombre d’employés… » détaille Quentin Parrinello, d’Oxfam. Une proposition reprise à son compte par Jean-Luc Mélenchon. En 2013, une telle publication d’informations avait été imposée aux banques, ce qui a permis de révéler notamment que la BNP Paribas faisait 175 millions d’euros de bénéfices aux îles Caïmans sans y avoir le moindre employé. En se basant sur ce reporting, les insoumis proposent d’appliquer ensuite ce qu’ils nomment « l’impôt universel » : « Pour toutes les entreprises actives sur le sol français, on regarde leurs activités à l’échelle mondiale et on applique un taux d’imposition à 25 %. On calcule la différence entre ce qu’elles ont payé effectivement à l’échelon international, et ce qu’elles auraient payé avec ce taux à 25 %. Sur ce montant, on récupère ensuite notre part française, en fonction de la part d’activité réelle », explique l’eurodéputée insoumise Manon Aubry, estimant à 28 milliards d’euros les montants ainsi récupérés.

En ce qui concerne les particuliers, la transparence est tout aussi nécessaire, notamment pour connaître les bénéficiaires effectifs de sociétés écrans et de trusts (véhicules d’investissements opaques) créés pour brouiller les pistes et échapper à l’impôt. La guerre en Ukraine et la difficulté de saisir les biens des oligarques russes ont d’ailleurs révélé cette opacité. L’ambition des ONG et de la gauche est donc de créer un registre centralisé des actifs des plus riches, parfois appelé « cadastre financier », afin d’exiger dans un second temps l’impôt dû. Ce qui nécessite d’obtenir les informations nécessaires auprès des paradis fiscaux ou en enquêtant pour retracer les flux financiers. Le système bancaire Swift, aussi mis en lumière par la guerre en Ukraine, peut être un outil utile dans ce sens. En plus d’être un moyen de bloquer les flux financiers vers les paradis fiscaux, comme cela a été fait vers la Russie, même si d’autres intermédiaires financiers sont possibles.

réduire le montant de la fraude fiscale

Ces paradis fiscaux ne sont, officiellement pour la France, qu’au nombre de 7 – 13 à l’échelle européenne. Ces listes ne comprennent pas les plus importants d’entre eux, en particulier ceux de l’Union européenne : le Luxembourg, Malte, l’Irlande ou les Pays-Bas. Tous les candidats de gauche à la présidentielle promettent ainsi d’établir une véritable liste. Ce qui pourrait permettre de les sanctionner, notamment en cas de non-transmission d’informations. Mais aussi de repérer et condamner beaucoup plus facilement les fraudeurs. « Dans le droit français, il existe, pour les pays sur la liste des paradis fiscaux, le renversement de la charge de la preuve : on considère qu’il y a fraude jusqu’à preuve du contraire. Si on fait une vraie liste, on va faire rentrer dans ce champ énormément de flux », précise ainsi Vincent Drezet, d’Attac. À cette liste, les communistes ajoutent la création d’un « organisme mondial de la finance, sous l’égide de l’ONU », précise le sénateur Éric Bocquet (lire notre entretien sur Humanite.fr).

L’ensemble de cet attirail législatif pourrait permettre de réduire considérablement le montant de la fraude fiscale, donc d’augmenter les recettes. Jusqu’à 80 milliards ? L’ambition paraît grande, mais le PCF comme la France insoumise prennent le pari. Ils veulent pour cela condamner aussi les intermédiaires, comme les avocats fiscalistes. Fabien Roussel ajoute une nouvelle arme de dissuasion : la peine de prison ferme pour les fraudeurs. Anne Hidalgo et Yannick Jadot se sont faits plus prudents, en tablant respectivement sur 6 et 10 milliards d’euros, « un objectif réaliste à court terme, même si le but est de tout récupérer », précise l’écologiste François Thomazeau. « L’important, c’est d’avoir enfin une volonté politique pour agir concrètement, espère Lison Rehbinder, de CCFD-Terre Solidaire.  Les recettes suivront. »

 


 

Eric Bocquet :
« Tout ce que l’État perd avec l’évasion fiscale
se transforme en dette »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Malgré les scandales à répétition depuis une dizaine d’années, les fraudeurs fiscaux jouissent d’une quasi-impunité, dénonce Eric Bocquet. Autant de milliards qui pourraient servir à la transition énergétique ou encore à l’éradication des inégalités sociales, estime le sénateur communiste qui plaide en faveur de l’instauration d’un « organisme mondial de la finance »

Grande absente de la campagne pendant de longs mois, la lutte contre l’évasion fiscale s’est invitée dans le débat présidentiel, dans le sillage de la commission d’enquête sénatorial sur les cabinets privés. L’un d’eux, Mckinsey ne payant pas ses impôts en France. Avec son frère et ancien député Alain, le sénateur du PCF Éric Bocquet en a fait un cheval de bataille. L’auteur de Sans domicile fisc et de Milliards en fuite !, que le candidat communiste à la présidentielle Fabien Roussel nommerait à la tête d’un ministère dédié, donne à voir l’ampleur du phénomène et livre ses propositions pour y mettre un terme.

Où en est le combat contre l’évasion fiscale qui s’invite régulièrement à la une de l’actualité ?

Depuis l’affaire Cahuzac et les 15 scandales qui ont suivi, les choses n’ont pas fondamentalement changé. Ils suscitent de l’émotion pendant quelques jours puis le soufflé retombe. D’ailleurs, la dernière affaire, les Pandora papers qui éclabousse notamment des politiques comme Dominique Strauss-Kahn, n’a rien modifié. Quant aux Openlux qui ont révélé en février 2021, comment quelque 55 000 sociétés offshore détenaient 6 050 milliards d’euros au Luxembourg, cela a été pareil. Avec les Gafam qui négocient leurs impositions avec les États, on tombe dans l’indécence. Amazon, par exemple, a explosé son chiffre d’affaires durant la pandémie - 44 milliards d’euros en 2020 – et, grâce à sa filiale au Luxembourg, n’a rien payé comme impôt. Force est de constater que le système d’évasion fiscale n’est pas remis en cause, il est même en plein boom. Au sein de l’Union européenne, la fraude dépasse les 1 000 milliards d’euros. Rendez-vous compte, c’est six fois son budget annuel ! Avec cet argent on pourrait régler bien des problèmes : assurer les investissements nécessaires à la transition énergétique, éradiquer les inégalités sociales et la question de l’accueil des migrants ne se poserait même plus.

L’affaire McKinsey, ce cabinet de conseil qui a bénéficié de multiples commandes l’État sans payer ses impôts en France, est-elle révélatrice ?

Absolument. C’est une tendance libérale à l’œuvre depuis 40 ans : affaiblir les capacités de l’État pour laisser place à des cabinets privés qui, en retour, ne payent même pas leurs impôts en France. Les responsables font d’ailleurs montre d’hypocrisie. Après les Pandora papers, Bruno Le Maire s’était dit choqué, indigné, mais aucune action concrète n’a été engagée, notamment concernant sur le listing des paradis fiscaux. Sans compter que les moyens de contrôles n’ont cessé d’être affaiblis, la direction générale des Finances publiques (DGFIP) a perdu 38 000 emplois en 20 ans. Et ce alors que ces affaires affaiblissent le consentement à l’impôt et donc notre République. Je suis un militant de l’impôt juste, progressiste et auquel personne n’échappe. Notre pays poursuit une personne qui vole un paquet de pâtes pour se nourrir et devrait négocier l’impôt avec des GAFAM et leurs armées d’avocats fiscalistes ?

Quel lien peut-on établir entre l’évasion fiscale et la question de la dette ?

C’est un peu la face B. Tout ce que l’État perd avec l’évasion fiscale se transforme en dette. D’ailleurs, pour les marchés financiers, la dette n’est qu’un levier pour discipliner les États, les contraindre dans leurs dépenses sociales et s’assurer une mainmise sur la marche du monde. Je vois deux pistes pour sortir de leurs griffes. D’abord que la Banque centrale européenne prête elle-même aux États. Ensuite, solliciter l’épargne des Français, 5 600 milliards d’euros, pour lancer des bons du trésor. Être financé par les marchés privés, des grandes banques, des fonds de pension n’est pas une fatalité.

Quel rôle jouent les nouvelles technologies dans ces circuits où se mêlent recettes de l’évasion et argent sale ?

C’est le paradis pour les fraudeurs ! Alors que la monnaie est un attribut de souveraineté au même titre que les institutions, les cryptos monnaies ne sont pas adossées à un État. Or laisser se développer des systèmes financiers parallèles, sans régulation, ouvre la porte à tous les trafics et contournements possibles. Déjà que dans le système bancaire régulé, les flux illicites prospèrent, alors le bitcoin… S’y retrouve l’argent des trafics d’arme, de la drogue, de la prostitution. Cela se fait en toute opacité via des transactions à la picoseconde.

La guerre en Ukraine amplifie l’instabilité économique, fragilisant d’autant plus la santé financière des États. Cette situation rend-elle impérieuse l’instauration d’un « organisme mondial de la finance », que vous proposez dans « Milliards en fuite ! » ?

Nous devons repenser nos rapports économiques et financiers à l’échelle planétaire. Avec la guerre en Ukraine, nous voyons au grand jour les interconnexions entre les États autoritaires et le monde de la finance. Il devient urgent de ne plus laisser les affaires financières aux seules mains des financiers. C’est un enjeu mondial et nous devons nous doter d’un tel organisme, sous l’égide de l’ONU, car la finance n’est qu’un outil qui doit être mis au service de l’humain. Le problème c’est qu’avec cette économie libérale et dérégulée, elle est devenue un but en soi. Même l’arrêt de l’économie durant la pandémie n’a eu d’impact sur ce fléau.

publié le 28 mars 2022

Tout comprendre au scandale McKinsey
en 6 points et 10 minutes

Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr

Depuis quelques mois, un scandale gonfle et se précise. L’Etat français aurait, via le gouvernement d’Emmanuel Macron, payé au moins 1 milliard d’euros par an à des cabinets de conseils pour concevoir sa politique, en doublon de l’administration publique et pour des missions dont l’intérêt n’est pas facile à saisir (et le mot est faible). De l’argent public balancé par les fenêtres ? Oui, et principalement en faveur d’une entreprise, McKinsey, dont on a appris la semaine dernière qu’elle ne payait absolument aucun euro d’impôt en France. L’homme en charge de la passation de contrat de ce cabinet de conseil avec l’Etat n’est autre qu’un ami du président, Karim Tadjeddine, qui partage avec lui une vision de l’Etat « en mode start up ». Tout comprendre de ce scandale d’Etat, de cette gabegie au service des copains, qui entraînerait la chute du gouvernement… si nous vivions en démocratie.

1 – Les cabinets de conseil, c’est quoi au juste ? 

Si vous ne travaillez pas dans le siège d’une moyenne ou grande entreprise privée, dans un ministère ou une administration publique, le monde des consultants des cabinets de conseil vous est sans doute inconnu. Pour résumer, les cabinets de conseil sont payés par des directions d’entreprise ou des ministres pour expertiser le travail mené, la comptabilité, mais aussi conseiller sur les décisions à prendre pour améliorer la stratégie d’une entreprise… ou les lois d’un pays. Leur arme de guerre ? Le PowerPoint. 

Concrètement, les consultants accèdent à l’entreprise, s’entretiennent avec ses strates hiérarchiques puis pondent des slides (les pages d’un PowerPoint) où ils disent comment faire mieux avec moins, être à la fois plus performant et plus économe. Cette activité est extrêmement lucrative car elle repose entièrement sur la maîtrise (supposée) d’un savoir. Une journée de travail est facturée fort cher au client, alors même que d’une entreprise à l’autre, le rendu est parfois le même, à quelques variations près. Les consultants en organisation par exemple distillent d’une entreprise à l’autre le même discours, fait de termes clichés que vous avez sans doute déjà entendu si vous travaillez dans le privé : « ne plus travailler en silo mais de façon collaborative », « être plus agile », « « fusionner des services pour réduire le millefeuille décisionnel”, “affronter les défis de la digitalisation”… leurs lieux d’intervention sont différents, leurs recettes sont les mêmes. 

Mais ce sont des gens qui ont le talent de surjouer la compétence et qui parviennent à impressionner leurs clients en les noyant sous un jargon technique et des schémas complexes. Ils travaillent pour le Boston Consulting Group, McKinsey, Accenture, sans oublier les “Big 4” (Deloitte, KPMG, PwC, Ernst & Young)… Autant de géants mondiaux dont la longévité (McKinsey existe depuis 1926) tient à la force de leur modèle économique : “Ils empruntent votre montre pour vous donner l’heure”, dit-on d’eux dans le monde de l’entreprise privée. Heureusement que ce ne sont que des gros groupes capitalistes plein d’argent qui le gaspillent en faisant appel à eux… non ?

2 – Pourquoi le gouvernement a-t-il fait appel à eux ?

Le scandale d’Etat qui se dessine petit à petit, c’est que ces cabinets de conseil aux pratiques fort douteuses ont été utilisés massivement par notre gouvernement pour l’aider dans ses missions, en doublon de l’administration publique et à prix d’or. La polémique a débuté l’année dernière, lorsque nous apprenions que le gouvernement avait eu massivement recours au cabinet McKinsey pendant la crise sanitaire, afin d’organiser la logistique de la campagne vaccinale. Sauf que McKinsey, cabinet mondial et puissant, semble être un choix particulièrement douteux. En effet, l’année dernière, il a été condamné aux Etats-Unis à une amende de 573 millions de dollars en raison du rôle joué au début des années 2010 auprès du laboratoire Purdue Pharma. Cette entreprise a commercialisé l’OxyContin, opiacé terriblement addictif qui aurait tué jusqu’à 200 000 Américains par overdose. Cet antidouleur a été sur-prescrit sur tout le territoire grâce à une vaste stratégie d’influence menée par le laboratoire, avec les bons conseils de McKinsey. Les consultants avaient même anticipé le nombre potentiel d’overdoses afin de conseiller à Purdue Pharma une stratégie d’indemnisation susceptible de maintenir les ventes et la réputation du produit.

Mais ça n’a pas empêché le gouvernement français de faire appel à eux pour gérer le dossier particulièrement sensible de la vaccination. Le poids croissant de ces consultants dans la gestion des affaires publiques ayant fait un peu de bruit, le groupe communiste au Sénat a mis en place l’année dernière une commission d’enquête chargée de faire la lumière sur cette nouvelle tendance. Le rapport qui en a résulté et que nous avons consulté est particulièrement riche car il se base sur des dizaines d’heures d’audition des principaux acteurs de l’affaires, des consultants eux-mêmes aux ministres qui ont fait appel à eux. 

Les consultants ce sont des gens qui ont le talent de surjouer la compétence et qui parviennent à impressionner leurs clients en les noyant sous un jargon technique et des schémas complexes.

On y apprend d’abord que les dépenses de cabinet de conseil ont doublé au cours du quinquennat, pour atteindre la somme d’un milliard d’euros en 2021. Pour comparaison, le budget annuel consacré à l’égalité femmes-hommes est de 50 millions d’euros. Donner de l’argent aux cabinets privés semble être la véritable « grande cause du quinquennat », à en croire le rapport, qui souligne le recours de plus en plus systématique aux cabinets de conseil, majoritairement en doublons de compétences existantes dans l’administration publique. Les rapporteurs précisent que la somme d’un milliards d’euros annuelle est « une estimation minimale car les dépenses des opérateurs sont en réalité plus élevées. Si la commission d’enquête a interrogé ceux dont le budget était le plus important (Pôle emploi, Caisse des dépôts et consignations, etc.), l’échantillon ne représente que 10 % du total des opérateurs » (p.8). La somme d’un milliard d’euros est donc TRÈS sous-estimée.

3 – Pour quels résultats ?

Que faisaient-ils, concrètement, ces consultants, dans nos ministères et administrations ? Ils produisaient des conseils sur l’organisation des services d’une part, comme par exemple la création du “baromètre des résultats de l’action publique”, facturé aux contribuables 3,2 millions d’euros en 2021 par le cabinet Capgemini, nous apprend le rapport du Sénat, ou encore l’organisation de concertations, débats publics ou autres bullshits participatifs dont le macronisme raffole (souvenez-vous du « grand débat national » ou de la « convention citoyenne sur le climat » qui ont tous deux abouti à… rien).

Toujours selon le rapport du Sénat, ce même cabinet Capgemini a ainsi facturé à l’Etat un million d’euros pour son appui à l’organisation des « Etats généraux de la justice », grand raout censé permettre de résoudre l’institution en crise. Pour faire quoi ? Mettre en place une plateforme participative (Parlonsjustice.fr) et organiser des « ateliers délibératifs » avec des citoyens volontaires. Parfois, il s’agit de donner un coup de boost aux administrations pour appliquer vite vite des réformes : ainsi, Mckinsey a facturé 4 millions d’euros aux contribuables pour former l’administration aux ajustements nécessaires à l’application de la baisse des APL. Mais rassurez-vous : avec cette réforme, l’Etat a déjà économisé 10 milliards d’euros sur le dos des plus pauvres.

Mais ce qui est encore plus choquant, c’est qu’alors que nous payons déjà fort cher pour avoir des députés, des sénateurs et toute l’administration qui permet le fonctionnement législatif, les consultants ont été massivement utilisés pour changer la loi. Ainsi, ils sont intervenus dans la réforme de l’assurance-chômage (y compris dans les arbitrages politiques la concernant), celle de la formation professionnelle, mais aussi les lois sur la santé, sur les transports, la réforme de l’aide juridictionnelle, etc. Le rapport montre comment, au prétexte d’aider le gouvernement à « préparer » les lois, les cabinets de conseil orientent la décision publique, alors que personne ne les a mandatés pour ça.

558 900€ pour le cabinet Boston Consulting Group (BCG pour les intimes), pour l’organisation d’une “convention des managers de l’Etat” qui… n’a jamais eu lieu. 

Mais parfois, les cabinets de conseil nous ont coûté cher… pour rien du tout : le rapport documente ainsi une facture de 496 800€ de McKinsey pour une mission de réflexion sur « l’avenir du métier d’enseignant » qui n’a pas abouti. Enfin si, ça a abouti à un rapport de deux cent pages qui enfonce des portes ouvertes, soit 2 480€ la page. Mais aussi 558 900€ pour le cabinet Boston Consulting Group (BCG pour les intimes), pour l’organisation d’une “convention des managers de l’Etat” qui… n’a jamais eu lieu. 

Vous êtes sûrs que ce sont les fonctionnaires qui coûtent trop cher ? Même lorsque les missions aboutissent, l’action des consultants est très questionnable. Le rapport décrit leurs méthodes, directement inspirées du bullshit managérial dont les groupes privés raffolent, à base d’ateliers – pardon, de « workshop » – qui recourent aux pratiques suivantes, attention les yeux :

« – le « bateau pirate » : chaque participant s’identifie à un des personnages (capitaine, personnages en haut du mât ou en proue, etc.) et assume ce rôle, son positionnement, ses humeurs, etc.
le « lego serious play » : chaque participant construit un modèle avec des pièces lego, construit l’histoire qui donne du sens à son modèle et la présente aux autres »
Extrait du rapport du Sénat, page 102

Ce que révèle ce rapport rappelle “l’affaire du Sirhen”, un projet de méga-logiciel de gestion de ressources humaines pour l’Education nationale, qui a échoué après 10 ans de travaux, pour un coût total de 350 millions d’euros dont… 270 pour le cabinet de conseil Capgemini.

Cette façon de facturer fort cher des travaux de piètre qualité nous a été rapportée il y a deux ans par un consultant d’un des “Big Four” intervenant auprès de l’Etat, Joan. Voici ce qu’il nous racontait, dans un témoignage édifiant (à lire en intégralité ici)

En théorie, nos travaux devaient être solides et les prix justifiés : experts ayant plus de 15 ans de bouteille, expériences reconnues et savoir-faire prouvés et éprouvés d’un Big Four pour une qualité “assurée”. Par définition, un Big Four étant présent partout dans le monde, il dispose d’expériences et d’experts dans virtuellement tous domaines. En pratique, mon service avait une exigence de marge de 40 % : si nous avions un “projet” à 100 000 €, celui-ci ne devait coûter que 60 0000 € à réaliser à l’entreprise en coûts de personnels, les 40 000 € disparaissant dans le biz dev, les frais généraux et, surtout, les poches des actionnaires.”

Les honnêtes citoyens qui ont toujours peur de payer des profs à « se la couler douce », que pensent-ils du fait que Macron et ses amis payent un salaire mensuel par jour à des consultants chargés de faire jouer des fonctionnaires aux Lego pour remplir les poches de quelques actionnaires ?

4 – Pour quoi faire ?

A l’échelle des entreprises privées, le recours au cabinet de conseil participe de tout l’équilibre de la machine capitaliste. Il s’agit de fluidifier les rouages du système en légitimant des décisions purement financières au nom de considérations rationnelles et « stratégiques ». Autrement dit, la mission idéologique des consultants est de faire croire, y compris à ses membres, que les entreprises capitalistes sont là pour autre chose que de générer du profit pour les actionnaires. Ils interviennent pour conseiller des « réorganisations », des plans de licenciements et nimber le tout de grandes notions managériales, histoire de rendre la réalité moins mesquine et cruelle. Ils sont l’administration du mensonge : tout comme l’Union Soviétique avait sa bureaucratie et ses commissaires politiques, le monde capitaliste a ses consultants en costume qui viennent raisonner les collectifs de cadres à coup de PowerPoint, afin qu’ils mettent en oeuvre le sale boulot et contribuent à renforcer la remontée de dividendes.

Mais à quoi servent-ils à l’échelle d’un Etat ? Eh bien précisément à le faire fonctionner comme une entreprise, et à faire remonter le profit – via des économies budgétaires – aux actionnaires de son président : la grande bourgeoisie. Et au passage à se servir copieusement sur le dos du contribuable. Pour nous autres, c’est la double peine : non seulement les cabinets de conseils viennent imposer à nos administrations publiques une vision de leur action profondément nocive pour nous, à base de pseudo-consultations « participatives » et de violentes coupes budgétaires (comme la réforme des APL exécutée sous le saint patronage de McKinsey), mais en plus ils représentent un budget croissant que nous payons avec nos impôts !

La “convention des managers de l’Etat” n’a jamais eu lieu. On vous laisse apprécier le programme de cet évènement-fantôme qui nous aura tout de même coûté la modique somme de 558 900€, en faveur du cabinet Boston Consulting Group (extrait du rapport du Sénat)

Le rapport le documente noir sur blanc : l’arrivée des cabinets de conseils dans nos ministères a servi à forcer la main aux fonctionnaires. De gré ou de force, en les infantilisant à base d’ateliers Lego ou en les forçant via des « arbitrages » à coup de PowerPoint. Pour les pousser à quoi ? A adopter la logique cynique qui prévaut dans les groupes privés capitalistes, qui consiste à ne pas avoir d’états d’âme envers les usagers et les citoyens. C’est ce qu’a expliqué aux rapporteurs Estelle Piernas, secrétaire nationale de l’UFSE (Union fédérale des syndicats de l’État)-CGT : « c’est palpable quand des consultants parlent de “clients” et non “d’administrés”. Cette méconnaissance les amène à ne pas prendre en compte la qualité du service rendu à tous les administrés, en zone urbaine comme rurale ».

Quand on regarde la liste des interventions de cabinets, détaillés dans le rapport du Sénat, on se rend compte qu’il s’agit le plus souvent d’opération de « Transformation » de tel service ou telle administration. Transformation vers quoi ? En autre chose que du service public.

5 – Pour qui ?

La vision de l’action publique que portent les cabinets de conseil est celle du président Macron. Il l’a d’ailleurs développé dans un livre au titre explicite, L’État en mode start up sous la direction de Yann Algan et Thomas Cazenave (2016), qu’il a préfacé. Sa principale thèse consiste à promouvoir la vision « d’une action publique réinventée, plus agile et collaborative, « augmentée » par l’innovation technologique et sociale. » Et qui d’autre a participé à l’écriture de ce livre-manifeste ? Karim Tadjeddine, directeur associé du bureau français de McKinsey et chargé de la branche « Secteur public » de l’entreprise. C’est-à-dire celui-là même qui est l’interlocuteur des ministères pour toutes les missions réalisées à prix d’or par son cabinet.

L’un des principaux cabinets auquel l’Etat a recours, McKinsey, est dirigé par un ami d’Emmanuel Macron avec qui il partage une vision de l’Etat à transformer de gré ou de force selon les principes en vigueur dans les entreprises privées

La collaboration entre Emmanuel Macron et Karim Tadjeddine n’a pas commencé avec ce livre. Elle remonte à leur participation à la Commission « pour la libération de la croissance française », lancée par Nicolas Sarkozy en 2007 et plus connue sous le nom de « Commission Attali », du nom de son rapporteur. Parmi les préconisations de cette commission : « Transformer l’action publique ».

Une transformation que les cabinets de conseil, dont celui de Karim Tadjeddine, mettent en œuvre au forceps, avec la bénédiction de l’ami et président Macron, dont Tadjeddine a participé à la campagne électorale en 2017, ainsi que plusieurs autres consultants de Mc Kinsey, comme nous le révélait le Monde en février 2021. Ca s’appelle dans le métier faire du “pro bono”, c’est-à-dire travailler gratos pour les copains… mais rien n’est jamais gratuit et on peut dire que le cabinet a été largement récompensé pour son coup de pouce au candidat, une fois celui-ci devenu président.

En France, il n’est pas légal de donner plus de 2 500€ à un candidat à l’élection présidentielle, pour éviter de potentiels conflits d’intérêts. Par contre, il est tout à fait possible pour une société d’envoyer ses consultants travailler gratos pour le candidat pour bizarrement devenir le prestataire préféré de son gouvernement, une fois élu. 

6 – Pourquoi un tel silence autour de ce scandale d’Etat ?

Résumons : chaque année, le gouvernement se voit facturer au moins un milliard d’euros – soit plus que les dépenses 2021 pour la jeunesse et la vie associative – pour des prestations de conseils effectuées par quelques grands cabinets mondiaux. Ces prestations sont floues, parfois carrément sans effets, ou portent une certaine vision des services publics, clairement défavorable à sa qualité. L’un des principaux cabinets auquel l’Etat a recours, McKinsey, est dirigé par un ami d’Emmanuel Macron avec qui il partage une vision de l’Etat à transformer de gré ou de force selon les principes en vigueur dans les entreprises privées. Cerise sur le gâteau, nous apprenons cette semaine que McKinsey ne paye aucun impôt en France, contrairement à ce qu’a affirmé l’ami de Macron, Karim Tadjeddine, devant le Sénat.

On se fait donc, en tant que contribuable et citoyen, plumer trois fois au cours de cette affaire : une première fois en payant des millions d’euros à des cabinets de conseil. Une seconde fois quand le principal cabinet dont l’Etat est client pratique l’optimisation fiscale et ne paye aucun impôt en France. Une troisième fois, et pas la moindre, quand l’action de ces cabinets contribuent à détruire petit à petit notre protection sociale et nos services publics : d’abord en réduisant nos prestations, comme dans le cas de nos APL. Ensuite en rendant de plus en plus inaccessible l’administration aux millions de Français concernés par l’illectronisme (16,5% des Français ont des difficultés avec Internet et l’informatique en général) et qui sont donc exclus de la « digitalisation » à marche forcée des services publics dont ces cabinets de conseils sont les principaux promoteurs. Enfin, en faisant passer des décisions politiques pour des choix techniques, puisque ce sont de plus en plus des consultants en cravate surdiplômés qui choisissent notre avenir et de moins en moins des élus.

Pourquoi un tel silence face à ce scandale ? Pourquoi Macron, à trois semaines du premier tour, n’est-il pas plongé dans la tourmente, assailli de questions sur le choix d’un cabinet dirigé par l’un de ses amis et pratiquant l’optimisation fiscale, ce qu’aucun des ministères dans lequel ses consultants se rendaient ne devait ignorer ? Parce que l’ensemble de notre classe médiatique et la majeure partie de notre classe politique adhère au plus profond d’elle-même aux conceptions idéologiques de l’action publique portée par l’alliance entre la macronie et les cabinets de conseil. Car il s’agit là d’un projet porté de longue date par la bourgeoisie, de « transformation » de la politique publique en science technique réservée à quelques diplômés, et qu’il convient d’imposer de gré ou de force à la masse inculte de “Gaulois réfractaires” et de fonctionnaires archaïques qui composent ce pays.

La guerre aux usagers des services publics et de la protection sociale se déroule en parallèle de la guerre menée à l’encontre des salariés des entreprises privées.

C’est pourquoi l’ensemble de la presse mainstream fait passer la réélection de Macron pour une nécessité politique : pas au nom de la guerre en Ukraine, non, mais au nom de la guerre qui nous est faite à nous. Cette guerre des classes qui fait chaque jour des milliers de victimes : les chômeurs radiés car trop peu réactifs à l’appli Pôle Emploi (radiations records ce mois-ci), les étudiants à qui l’on reprend les APL au moindre justificatif erroné, les allocataires du RSA que Macron prévoit de faire travailler gratuitement… Cette guerre aux usagers des services publics et de la protection sociale se déroule en parallèle de la guerre menée à l’encontre des salariés des entreprises privées. Les lieutenants de cette guerre sont désormais les mêmes : les consultants cravatés des cabinets de conseil.

Une seule question se pose désormais à nous, maintenant que l’on sait que ce scandale d’Etat n’en sera pas un, car nous ne faisons que découvrir une réalité que toute la bourgeoisie connaît et salue : quand est-ce qu’on les dégage ?

publié le 23 mars 2022

CAC 40 : 160 milliards d'euros de bénéfices,
« ce n’est pas vraiment de bon augure... »

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

L’année fiscale se clôt et les entreprises ont publié leurs résultats record, annonçant des distributions de dividendes tout aussi exceptionnelles en 2022.

Il n’y a pas de quoi se réjouir. Le journal les Échos a compilé, lundi, les 38 résultats cumulés disponibles des multinationales du CAC 40. Les bénéfices enregistrés en 2021 atteignent un montant record de 160 milliards d’euros, qualifié d’« historique » ou encore d’« exceptionnel » par le quotidien financier. Des qualificatifs élogieux que ne partage pas Maxime Combes. « Le précédent record de profits comparable était en 2007, juste avant l’éclatement de la crise financière. Ce n’est pas vraiment de bon augure », insiste l’économiste de l’Observatoire des multinationales.

Nombreuses aides publiques touchées par ces multinationales

Dans l’ensemble, ces grands groupes font valoir le rattrapage de l’activité de 2020, ralentie par la pandémie, pour expliquer leurs résultats indécents. Dans les faits, ces multinationales n’ont pas souffert du Covid, à quelques exceptions près, comme Renault, qui était mal en point avant, ou Airbus. « Au contraire, ces entreprises sont restées fidèles à leurs principes : ne jamais oublier de profiter d’une bonne crise en sabrant dans leurs coûts et dans leurs effectifs », assure Maxime Combes. Ainsi les seules entreprises du CAC 40 se sont saisies du prétexte du Covid pour supprimer 60 000 emplois dans le monde, dont près de 30 000 en France. La sous-traitance a aussi été saignée : toutes les fonderies françaises des constructeurs automobiles sont par exemple menacées. « Le gouvernement affirme que les profits de 2021 sont les emplois de 2022. Ce n’est pas vrai ! Les suppressions d’emploi de 2020 sont les profits de 2021 et seront les dividendes de 2022 », corrige l’économiste, qui n’oublie pas non plus de regretter les nombreuses aides publiques massivement touchées par ces multinationales, alors qu’elles n’en avaient pas besoin.

« Avec la guerre en Ukraine, les cours s’envolent »

Cette logique dure encore aujourd’hui. Air Liquide – 2,6 milliards de bénéfices – touche 200 millions d’euros de subvention pour installer une usine près de Rouen. Total – 14,2 milliards de profits – reçoit une aide publique pour une « gigafactory » de batteries… Sans oublier le crédit impôt recherche dont profitent proportionnellement plus les sociétés du CAC 40, ni les rachats de titres de dettes de ces entreprises par la Banque centrale européenne. « Et ce n’est pas fini, car, avec la guerre en Ukraine, les énergéticiens voient les cours s’envoler, leurs profits aussi », renchérit Maxime Combes.

« La question d’une taxation exceptionnelle de ces bénéfices »

Pour 2021, Vivendi, détenu par Vincent Bolloré, affiche les plus gros profits, avec 24,7 milliards d’euros : des revenus exceptionnels liés à la vente d’Universal. Derrière, TotalEnergies, habitué des premières places qui lui aussi bat son record de 2007, devance Stellantis, ArcelorMittal et LVMH, entre 13 et 14 milliards de bénéfices chacun. La BNP et Axa s’approchent des 10 milliards. Sanofi fait un peu pâle figure avec « seulement » 6,2 milliards, loin des 12,3 accumulés en 2020 au cœur de l’épidémie.

« En ces temps de calamités, il faut poser la question d’une taxation exceptionnelle de ces bénéfices, conclut Maxime Combes. La pandémie n’est pas finie. L’hôpital est au plus mal. On n’a toujours pas de purificateur d’air dans les écoles. Il y a une guerre et des réfugiés qu’il faut accueillir. Sans parler d’une transition énergétique à mener à bien… Et ces entreprises se permettent de cumuler 160 milliards de bénéfices en contribuant si peu à l’effort collectif. »

publié le 21 mars 2022

Clinéa : la filiale d’Orpea qui profite de la privatisation rampante
de l’hôpital public

par Leo le Calvez sur https://basta.media/

Filiale d’Orpea, entreprise pointée du doigt pour sa gestion des Ephad, Clinéa s’implante dans des hôpitaux publics de villes moyennes. Une « coopération » public-privé dont les conséquences sur les patients et les soignants inquiètent.

Des lits d’hôpitaux en augmentation : le phénomène devient de plus en plus rare. C’est pourtant ce qui doit arriver au centre hospitalier de Verdun-Saint-Mihiel, dans la Meuse, où 90 lits et 20 places de jour de « soins de suite et de réadaptation » vont être créés, et deux services spécialisés de soins de suite en cardiologie et en pédiatrie – pour prendre en charge les patients en cours de guérison ou tout juste opérés – seront rénovés. Le tout dans un bâtiment flambant neuf, qui devrait sortir de terre en 2024. Une indéniable bonne nouvelle pour les 40 000 habitants des communes alentour… Problème : ces créations de lits masquent une privatisation rampante de l’hôpital public. Car elles entrent dans le cadre d’un « protocole de coopération » signé mi-avril 2021 entre l’hôpital et Clinéa, une filiale d’Orpea, l’entreprise à but lucratif leader du secteur des Ehpad privés en France.

Cette « coopération » sera encadrée par un « groupement de coopération sanitaire ». Créé en décembre 2021, il réunit Clinéa et le groupement hospitalier de territoire Cœur-Grand-Est, qui se compose de neuf établissements hospitaliers dont celui de Verdun Saint-Mihiel. Ce type d’alliance est « l’outil privilégié dans le cadre des coopérations entre le secteur public et privé », avance le ministère de la Santé. En d’autres termes, il s’agit d’un partenariat public-privé. « Le privé s’affiche comme un créateur de soin pour l’hôpital de Verdun, or nous sommes dans une configuration où ces lits étaient prévus pour le public, mais ils sont transférés au privé », alerte ainsi Guillaume Gobet, ex-délégué CGT au sein d’Orpea. Avec le risque d’un management plus agressif, un plus grand turn-over chez les soignants, des frais en augmentation pour les patients.

Des lits prévus pour l’hôpital public mais transférés au privé

Du côté de Clinéa, tout est présenté comme si le système de santé publique avait nécessairement besoin de s’appuyer sur le groupe privé pour créer ces nouveaux services aux patients. Clinéa « propose des soins sur des territoires plus ruraux, voire délaissés sur le plan de l’offre médicale, permettant ainsi, de contribuer à recréer une offre de proximité autorisée et contrôlée par les agences régionales de santé, en réponse à un vrai besoin », explique la direction, dans un communiqué.

Mais dans le projet de protocole d’accord que basta! a pu consulter, Clinéa apparaît plutôt comme le demandeur : « En 2019, Clinéa a initié un projet de partenariat en matière de soins de suite et de réadaptation et s’est rapproché à cet effet du centre hospitalier de Verdun-Saint-Mihiel. À la suite de cette manifestation spontanée d’intérêt, le [centre hospitalier] a procédé à la publication dans le journal L’Est républicain à la date du 31 juillet 2020, d’un avis de publicité préalable afin de s’assurer de l’absence de toute autre manifestation d’intérêt concurrente avant qu’il procède aux démarches nécessaires au partenariat », détaille le texte. C’est donc après que Clinéa s’est rapproché de l’hôpital que l’appel à candidature a été publié. L’offre est arrivée avant la demande. Et a permis à la filiale d’Orpea de mettre un pied dans l’hôpital.

Marge sur les salaires et risque de turn-over

Il n’y a pas qu’à Verdun qu’une telle privatisation rampante a lieu. En épluchant la carte des groupements de coopérations sanitaires, on voit que le ministère de la Santé et Clinéa multiplient ces partenariats. En 2012, le groupement « Territoire Ardennes Nord » est créé. Clinéa y est actionnaire ainsi que sa maison mère Orpea. Le groupe privé s’installe ainsi au sein de l’hôpital de Charleville-Mézières où elle a en charge les soins de suite et réadaptation. « Je me rends compte que Clinéa a une facilité à se rendre indispensable en arrivant au moment où l’agence régionale de santé (ARS) lance des appels d’offres, estime Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée. De son côté l’ARS y voit l’occasion de réduire les coûts. Mais cette habitude de confier des missions au privé met en danger à terme la pérennité de l’hôpital public ».

« Cette habitude de confier des missions au privé met en danger à terme la pérennité de l’hôpital public »

Les soignants appréhendent l’arrivée de nouvelles pratiques dans les ressources humaines, avec des différences salariales et des évolutions de carrières négociées au cas par cas. Chez Clinéa, une infirmière débutante commence à 2100 euros bruts par mois, selon le témoignage d’une salariée de l’entreprise que basta! a recueilli. « Certes, c’est un salaire attractif sauf que chez Clinéa, il n’y a jamais d’augmentation. Il faut aller voir la directrice en entretien et c’est à son appréciation seulement. Alors que dans la fonction publique, c’est automatique », nous explique-t-elle. Philippe Gallais abonde : « Là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Le risque, selon Jean-Marc Albert, de la CGT de l’hôpital de Verdun, c’est « le turn-over régulier, car le privé fonctionne en prenant des jeunes diplômés. Ils les mettent en difficulté car ils savent très bien qu’ils ne vont pas y arriver avec leur faible expérience, puis ils mettent fin à leur contrat et en réembauchent d’autres tout juste sortis d’école. »

« Le privé, à la différence du public, considère les patients comme des vaches à lait. Plus il en a, plus il est content. Rien n’est mis sur le volet prévention. Ce qui se joue c’est l’égalité d’accès aux soins », ajoute Jean-Marc Albert. Une chambre individuelle de soins de suite et réadaptation coûte entre 65 et 200 euros par jour selon le type d’établissement de soin, privée ou public. Ni Orpea ni la direction de l’hôpital n’ont voulu donner de chiffres sur le projet de Verdun. Mais une ancienne patiente admise dans un service de soins de suite tenu par Clinéa confie avoir dû batailler pour ne pas sortir de la clinique avec une note trop élevée. « Ils voulaient me faire payer 170 euros par nuit en plus des 68 euros pris en charge par ma mutuelle, soit 3000 euros le mois à payer de ma poche. C’est plus élevé que mon salaire. En négociant avec le secrétariat, j’ai réussi à faire passer ce supplément de 170 euros à 32 euros. Je m’en suis sortie avec 1100 euros pour y être restée un mois et demi, au lieu de 4500 euros. »

Les évaluations de la Haute autorité de santé, cheval de Troie du privé ?

Le groupement hospitalier dont dépend Verdun Saint-Mihiel va-t-il étendre sa coopération avec Clinéa ? Certains soignants le craignent, notamment pour l’hôpital psychiatrique André-Breton, situé sur la commune de Saint-Dizier (Haute-Marne). Car la situation tendue qui y règne est propice à l’arrivée du groupe privé. En cause, une audition de Jérôme Goeminne, directeur du groupement hospitalier, devant le conseil départemental, le 19 novembre 2021, lors d’une réunion avec les élus pour présenter un projet de fusion entre deux établissements hospitaliers. L’hôpital André-Breton a été mal noté par la Haute autorité de santé, il faut donc y remédier, argue Jérôme Goeminne. La solution, pour le directeur, étant la fusion. Et pour la justifier, celui-ci accable les personnels.

« Le directeur a dit que les soignants faisaient faire des siestes aux patients pour pouvoir faire la fête. Il a ajouté que les patients étaient enfermés dans leur chambre, ce qui est faux », illustre Sandrine Roussel-Druart, secrétaire départementale FO Santé. Le 9 décembre 2021, les membres de l’équipe médicale et soignante de cet hôpital psychiatrique ont même rédigé une lettre à l’attention du ministère de la Santé dans laquelle ils expliquent que « de par les propos entendus et vidéos [de l’intervention de Jérôme Goeminne] visionnés dans la population, des centaines de patients se trouvent envahis par un doute, une crainte et une réticence à accéder aux soins ». Ils dénoncent des « propos diffamatoires dont le mobile et la finalité demeurent obscurs ».

Sollicitée, la direction refuse de « [commenter] cette intervention datant d’il y a plus de trois mois maintenant et qui, par ailleurs, n’a été que partiellement relayée » et préfère mettre l’accent sur « les groupes de travail [qui] sont à pied d’œuvre depuis le mois de décembre afin d’améliorer les prises en charge des usagers ainsi que les conditions de travail des professionnels en vue d’une certification de l’établissement ».

Quel lien avec Clinéa ? Une évaluation négative d’un établissement par la Haute autorité de santé peut être l’occasion, pour les directions, de lancer un « protocole de coopération ». « C’est à peu près la même chose qu’il s’était passé à Charleville lorsqu’il y a eu la création du groupement de coopération sanitaire (créé en 2012, dont Clinéa et Orpea sont actionnaires, ndlr). Le bloc opératoire avait été mis en cause par la Haute autorité de santé. Peu de temps après, les membres de la direction ont officialisé la création du groupement. La concomitance des dates m’interroge », ajoute Michèle Leflon, présidente du Collectif de défense des hôpitaux ardennais.

En attendant, Clinéa continue de tisser sa toile et est sur le point d’ouvrir une clinique psychiatrique privée à Toul, d’une centaine de lits. Elle sera « en concurrence avec le centre psychiatrique de Nancy », dénonce un communiqué de la CGT santé Sociale 54. À Verdun, la CGT Santé demande la suspension du partenariat avec Clinéa. L’organisation syndicale « renvoie chacun à ses responsabilités et recommande toutes les précautions nécessaires avant de foncer tête baissée dans un tel projet ». Sauver les territoires ruraux « délaissés sur le plan de l’offre médicale », tel est le principal argument avancé par Clinéa. Les pratiques de maison-mère, Orpea, font pourtant l’objet d’un vaste scandale depuis la publication en février d’un livre enquête consacré à l’entreprise.

publié le 20 mars 2022

Le pathétique destin
du capitalisme français

par Liêm Hoang-Ngoc sur www.politis.fr

L’industrie a été sacrifiée sur l’autel du Monopoly financier. La spécialisation du capitalisme français au XXIe siècle transparaît à la lecture de certains comptes de sa balance des paiements.

Premièrement, celui des transactions courantes recouvre les échanges de biens (la balance commerciale, qui offre une estimation de la compétitivité industrielle d’un pays) et le solde des échanges de services (balance des « invisibles »). Son déficit, contenu à 7,1 milliards d’euros en 2019, s’est creusé pendant la crise sanitaire par la combinaison de deux phénomènes : la balance commerciale s’est dégradée en raison d’une hausse du prix de l’énergie et d’une baisse des exportations du secteur aéronautique, et les excédents de la balance des « invisibles » se sont réduits, du fait d’un ralentissement de l’activité dans les services de voyage et de transport, en grande partie dépendants du tourisme.

Au-delà de ces évolutions liées à la crise sanitaire, le caractère désormais structurel du déficit commercial français illustre : 1) la forte dépendance de l’économie française aux énergies fossiles importées (le déficit du solde énergétique représente la principale contribution au déficit commercial) ; 2) la perte de compétitivité de l’industrie française, qui n’a cessé de se dégrader depuis l’entrée en vigueur de l’euro (le solde des échanges de biens « hors énergie » est en permanence dans le rouge). Les politiques de dévaluation interne ou « politiques de l’offre », incarnées par l’« abaissement du coût du travail » et les privatisations, devaient redresser la compétitivité de la France. Mais notre pays s’est en réalité désindustrialisé et nombre d’entreprises ont été sommées par leurs actionnaires de délocaliser leurs unités de production.

Désormais, les soldes excédentaires de la balance courante sont l’aéronautique, le luxe et le tourisme. Ce dernier secteur assure, en rythme de croisière, les excédents de la balance des services, qui permettent à la France de compenser le déficit chronique de sa balance commerciale et d’afficher un déficit courant limité, mais permanent, inférieur aux 4 % du PIB autorisés par les textes européens.

Deuxièmement, il faut observer le compte financier de la France, qui inclut les investissements directs à l’étranger (IDE) et les investissements de portefeuille. Si le solde des IDE est légèrement positif (les placements français à l’étranger excèdent les IDE en France), la France est, selon les années, le 2e ou 3e pays d’accueil des IDE. Ce qui signifie que les placements destinés à prendre le contrôle des entreprises françaises cotées en Bourse continuent à se réaliser, à l’image du regrettable épisode Alstom.

Ainsi va la France. L’industrie a été sacrifiée sur l’autel du Monopoly financier. Son pathétique destin est de devenir le parc d’attractions du monde où sont acheminés, par ses propres avions, touristes et retraités aisés venant se procurer sur place les produits de luxe mondialement exportés par la société ruisselant de dividendes au bonheur de la première fortune du pays.

publié le 18 mars 2022

Accroc aux cabinets de conseil,l’État se saborde

Floent LE DU et Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Sous le quinquennat, le recours aux consultants privés a explosé au sein des ministères, révèle le rapport de la commission d’enquête sénatoriale publié jeudi.

«Un pognon de dingue. » En 2021, plus d’un milliard d’euros ont été dépensés par l’État pour s’attacher les services de cabinets de conseil privés. Une évaluation « a minima », qui pourrait atteindre jusqu’à 3 milliards d’euros, précise le rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques », qui a rendu ses travaux jeudi. En paraphrasant Emmanuel Macron, lorsqu’il évoquait les minima sociaux, la sénatrice communiste Éliane Assassi, rapporteure et à l’origine de cette commission, montre une tout autre réalité du « gâchis » qui peut exister dans les dépenses publiques. Le recours à ces cabinets constituerait selon le rapport « un phénomène tentaculaire et opaque ». « Des pans entiers des politiques publiques sont délégués à des consultants qui n’ont aucune légitimité démocratique », dénonce l’élue PCF.

L’État, à force de se passer des fonctionnaires, serait même devenu « dépendant » de ces cabinets, appelés pour préparer des séminaires, des réformes, des stratégies de réduction des coûts, de la communication et de la logistique… Sous Macron, ces recours ont explosé : les dépenses de l’État en la matière ont plus que doublé depuis 2018. Certes, la crise sanitaire est passée par là, mais les dépenses liées ne correspondent « que » à 41 millions d’euros (pour une augmentation globale qui avoisine les 500 millions). Le Covid-19 aura en tout cas permis de mettre en lumière cette hausse exponentielle. En janvier 2021, l’opinion publique découvre, stupéfaite, que le ministère de la Santé a demandé au cabinet McKinsey, pour 2 millions d’euros par mois, d’organiser la logistique de sa campagne vaccinale. Pendant la crise, « McKinsey est la clé de voûte de la campagne vaccinale, Citwell le logisticien des masques et de la vaccination, Accenture l’architecte du passe sanitaire », résume Éliane Assassi. Elle ajoute : « En moyenne, une journée de consultant est facturée 2 168 euros. »

Pendant ses travaux, la commission d’enquête a pu compiler de nombreux exemples de prestations, très chères, dont les intérêts étaient moindres, voire nuls. Lors de son audition en décembre 2021, Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey France, a ainsi eu toutes les peines à justifier les 496 000 euros perçus par son entreprise pour « évaluer les évolutions du métier d’enseignant ». Il s’agissait en réalité de préparer un séminaire sur le sujet… qui n’a jamais été organisé. La plupart des missions recensées posent la même question : pourquoi les avoir déléguées au privé, alors que les agents de la fonction publique en ont les compétences ? Il en va ainsi des 920 000 euros touchés par McKinsey pour la préparation d’une potentielle ­réforme des retraites en 2019 auprès de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, ou des 4 millions d’euros payés à McKinsey, encore, pour mettre en œuvre la réforme des APL – « cette même réforme qui réduisait les aides de 5 euros par foyer », rappelle Éliane Assassi.

 Des dépenses qui passent mal, alors que le point d’indice est gelé depuis douze ans

Les ministres auditionnés au Sénat ont mis en avant trois raisons pour lesquelles ils font appel à ces cabinets : la ­recherche d’une compétence spécifique ; la recherche d’un regard extérieur ; faire face à un pic d’activité. Des arguments largement battus en brèche par le rapport de la commission d’enquête, en particulier sur le supposé manque de compétences spécifiques en interne, même si ce déficit peut exister, notamment dans le domaine informatique. « Mais c’est surtout parce qu’on ne cherche pas du tout à former les fonctionnaires qui le réclament », indique Delphine Colin, secrétaire nationale de l’Union fédérale des syndicats de l’État CGT. Pour le chercheur au CNRS Frédéric Pierru, le recours accru aux consultants entraîne aussi un cercle vicieux : « Leur ­intervention systématique fait perdre des compétences, ce qui rend encore plus nécessaire l’intervention des cabinets. » Beaucoup de fonctionnaires se sentiraient ainsi dévalués. D’autant que les administrations ne recensent plus suffisamment, selon le rapport, leurs besoins en compétences. Auprès des agents du service public, ces dépenses mirobolantes en consultants passent mal, alors que leur point d’indice est gelé depuis douze ans et que les effectifs s’assèchent. « Le recours aux cabinets privés relève de choix politiques. L’objectif est d’éteindre la fonction publique d’État, en la contournant et en cassant les statuts », tance la sénatrice Éliane Assassi. Si les consultants viennent vraiment pallier un manque de personnel, que dire des 180 000 postes supprimés dans la fonction publique entre 2006 et 2018 ?

Les agents publics évoquent d’ailleurs souvent des infantilisations et du mépris de la part des consultants, en plus de l’utilisation d’un jargon très « start-up nation ». Dans ses préconisations, la commission sénatoriale propose ainsi que les cabinets « respectent l’emploi de termes français », l’usage d’anglicisme participant, selon le président LR de la commission, Arnaud Bazin, à « un rapport de forces et au rabaissement des agents de l’administration ». Les cabinets de conseil privés proposent en effet d’introduire des « méthodes disruptives » dans l’administration publique, en privilégiant les PowerPoint, les gommettes, les jeux de rôle… « C’est le risque d’une république du Post-It », alerte Éliane Assassi. Pour la syndicaliste Delphine Colin, il y a dans l’exécutif de Macron une « fascination du privé » qui peut expliquer le recours exponentiel aux consultants : « Ils veulent qu’on applique partout les mêmes méthodes de management, d’organisation que dans le privé. »

 Payés pour évaluer les économies réalisables par les administrations

La « transformation de l’État » est d’ailleurs l’un des domaines de prédilection des cabinets de conseil privés lorsqu’ils interviennent auprès des administrations. Depuis 2018, les frais engagés auprès des cabinets pour des missions des « conseils en stratégie et organisation » ont été multipliés par 3,7. Un coût énorme pour… ­réduire les dépenses. « C’est le paradoxe du serpent : les préconisations des cabinets de conseil affaiblissent les ressources de la sphère publique, qui dépend de plus en plus d’eux ». Ainsi, McKinsey a estimé en 2018 qu’il y avait entre 20 % et 25 % de lits en trop à l’hôpital. Et en février 2021, le ministère de l’Économie a mandaté le cabinet Accenture dans l’objectif de réaliser 800 millions d’euros d’économies sur les services de l’État… « Avec cette commission, nous avons voulu démontrer qu’un système se met en place, qui veut remplacer celui de la fonction publique, juge même Éliane Assassi. Si on ne met pas un frein maintenant, des pans entiers de notre administration seront confiés au privé. »

Les cabinets de conseil évaluent ainsi les économies réalisables par les administrations, en influençant fortement la politique publique qui sera mise en place, sans être guidés par la recherche de l’intérêt général, contrairement aux fonctionnaires censés conduire ce type de missions. « Ou l’inverse : le décideur public va commander les missions en orientant ses demandes, pour que les préconisations correspondent à ses attentes », précise Arnaud Bazin.

Une double influence très problématique, dans un cadre très opaque. Même la commission d’enquête sénatoriale n’a pu avoir accès à tous les rapports des cabinets, encore moins à leurs conséquences dans les décisions prises. Les représentants des fonctionnaires déplorent aussi ne jamais être au courant de l’arrivée de consultants dans leurs équipes. L’État lui-même n’a pas de vision globale sur ses commandes. Les sénateurs de la commission, qui préparent une proposition de loi en ce sens, suggèrent ainsi de publier la liste des prestations commandées par l’État, d’en assurer la traçabilité, ou encore d’impliquer la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Notamment via un contrôle déontologique systématique lorsqu’un consultant rejoint l’administration ou qu’un responsable public est recruté par un cabinet. Un « pantouflage » présent dans le domaine du « consulting », causant de grands risques de conflits d’intérêts.

Tout comme la proximité entre certains mouvements politiques et des cabinets privés. Pendant la campagne de 2017, Karim Tadjeddine, de McKinsey, avait ainsi utilisé son mail professionnel pour dialoguer avec le mouvement En marche. Ce même Karim Tadjeddine est par ailleurs accusé par la commission d’enquête de « faux témoignage », pour avoir assuré lors de son audition que McKinsey payait des impôts sur les sociétés en France, « ce qui n’est pas le cas depuis au moins dix ans », a déclaré le président de la commission, Arnaud Bazin. Parmi ses autres préconisations, la commission d’enquête propose d’interdire les « prestations gratuites “pro bono” », une pratique commerciale qui permet aux cabinets de s’offrir une publicité et une image de marque dans le privé sur le dos de l’État. La ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, avait émis un avis dans ce sens, lors de son audition le 15 février dernier. Le jour même, le premier ministre, Jean Castex, prenait une circulaire pour un « changement de doctrine » en matière de recours aux cabinets, avec l’objectif de réduire de 15 % les dépenses en la matière. « C’est opportun, tranche Éliane Assassi. Avec cette commission, il y a une certaine fébrilité qui a parcouru les rangs du gouvernement. Mais est-ce qu’il faut croire les pompiers pyromanes ? »

publié le 17 mars2022

Procès pour travail dissimulé. La peine maximale requise contre Deliveroo

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Après cinq jours d’audience devant le tribunal correctionnel de Paris, la procureure a demandé la première condamnation pénale pour « travail dissimulé » contre la plateforme. Elle a requis l’amende maximale de 375 000 euros contre la société, ainsi que des peines d’emprisonnement avec sursis contre trois de ses anciens dirigeants. Décryptage d'un réquisitoire implacable.

À la barre, les prévenus n’ont pas vraiment la fière figure conquérante des hérauts de la start-up nation. Poursuivis pour travail dissimulé, deux anciens directeurs généraux de Deliveroo France et le directeur des opérations ont fait face à des quantités de documents, si ce n’est de preuves, de la subordination à laquelle sont soumis les milliers de livreurs travaillant pour la plateforme pour la période 2015-2017.

Les peines encourues sont lourdes. En ce dernier jour de procès, la procureure a requis le maximum contre l’entreprise : 375 000 euros d’amende, sans parler des arriérés de cotisations de 9,7 millions d’euros que réclame l’Urssaf et d’éventuels dommages et intérêts pour les parties civiles. Les deux principaux dirigeants risquent un an de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de diriger une entreprise avec sursis.

Leur stratégie de défense est simple : renvoyer la responsabilité soit à la maison mère de Londres, seule apte à les entendre, à prendre les décisions d’importance, soit aux maladresses de « petites mains », mais ce n’était pas de leur ressort. « Vous aviez un salaire annuel de 100 000 euros, sans parler des bonus et des stock-options. Mais, concrètement, vous faisiez quoi, chez Deliveroo ? » s’est ainsi agacée la procureure lors des interrogatoires. Ce qui lui a valu une nouvelle réponse d’une vacuité consommée sur le rôle de « general manager dans une entreprise matricielle ».

La défense de Deliveroo, comme personne morale, n’est guère plus conquérante, à part quelques bravades mettant en exergue la connivence de l’entreprise avec l’actuel président de la République et sa ministre du Travail.

Une géolocalisation constante

« On sent qu’ils s’attendent à une condamnation mais qu’ils veulent la limiter, et souligner auprès du tribunal que s’il y a eu quelques erreurs, c’est du passé, et que cela ne doit pas remettre en cause le système actuel », explique Me Mention, avocat de 111 livreurs constitués partie civile, lors d’une interruption d’audience. Deliveroo prend néanmoins l’affaire très au sérieux.

Si le PDG William Shu n’a pas daigné se déplacer, au grand déplaisir de la cour, la défense est représentée par pas moins de 14 avocats. Et une grosse demi-douzaine de salariés du siège londonien, ainsi que le responsable de la communication, assistent à chaque audience.

Les indices de la subordination sont ici légion. Ils font suite à une longue enquête de l’inspection du travail, suivie de celle de l’Office central de lutte contre le travail illégal. Pour le parquet, la méthode est simple, il s’agit de reprendre ce qui, en droit du travail, définit le lien de subordination caractéristique du salariat, à savoir qu’un employeur donne des ordres et des directives, contrôle l’exécution d’une tâche et exerce un pouvoir de sanction. « Nous avons des éléments matériels démontrant que les ­livreurs étaient obligés de porter la tenue, que Deliveroo exigeait d’eux des gestes métier comme enlever son casque et avoir le sac à dos au bras lorsqu’ils entraient dans un 6restaurant », énumère à la barre l’inspection du travail. Le contrôle s’exerçait, lui, de plusieurs façons : par les restaurateurs, qui pouvaient dénoncer à la plateforme les livreurs en cas de faute ; par les « ambassadeurs », ces livreurs privilégiés et véritables « yeux » de Deliveroo sur le terrain ; et par le service support, qui pratiquait une géolocalisation constante, contrôlait les absences, les retards… De nombreux messages ont été présentés : un livreur est réprimandé car il est jugé trop lent, un autre pour avoir dévié de l’itinéraire imposé par l’application, ou est appelé parce que cela fait trop longtemps qu’il attend au restaurant ou devant chez le client.

Il ne faut dire ni « salaire » ni « rémunération »

Quant à la sanction, l’inspection du travail a « pu établir qu’il y avait bien un système de sanctions progressif : de l’avertissement oral, puis écrit, à la déconnexion de plusieurs minutes et plusieurs jours, avec obligation de contacter le référent de zone avant reconnexion. Jusqu’à la résiliation du contrat », a témoigné la représentante de la Direccte Île-de-France.

Un livreur est réprimandé car il est jugé trop lent, un autre pour avoir dévié de l’itinéraire imposé par l’application.

Il y a aussi les abus. Les parties civiles ont versé au dossier des e-mails internes à Deliveroo intitulés « identification grévistes », qui pointent que des livreurs en grève ont été identifiés grâce à la géolocalisation, dans le but de s’en débarrasser. « Lorsque Deliveroo a unilatéralement baissé les rémunérations, on a organisé une opération escargot, ce qui a simplement consisté à respecter le Code de la route, raconte Arthur Hay, ancien livreur pour la plateforme. La semaine suivante, cinq coursiers qui avaient participé à l’action ont vu leur contrat résilié. J’ai fait plusieurs jobs, avec des vrais contrats, mais c’est la première fois que j’ai un patron avec autant de pouvoir », insiste le fondateur du syndicat CGT des coursiers bordelais. « Si les livreurs sont libres, c’est seulement de subir ou de partir », résume de son côté l’avocate de Solidaires.

D’autres pièces risquent de faire mal à Deliveroo, lorsqu’il s’agira pour les juges d’estimer l’intentionnalité du travail dissimulé. Ainsi, un document de formation interne vise à expliquer aux équipes comment s’adresser aux livreurs. « Au maximum à l’oral », y est-il indiqué, car l’écrit fait partie des « situations à risques », comme la moindre mention de l’inspection du travail, des prud’hommes ou de l’Urssaf. Il y a aussi tout un cours sur le vocabulaire à employer. Ainsi, il ne faut dire ni « salaire » ni « rémunération », mais « chiffre d’affaires ». Deliveroo ne forme pas, ni ne contrôle, et encore moins ne donne d’ordres, mais… informe.

Tout cela constitue bien, selon le réquisitoire de la procureure, un « faisceau d’indices » caractérisant la subordination de «milliers de travailleurs », renforcée par leur dépendance économique. Elle a aussi balayé l’argument selon lequel Deliveroo ne ferait que de la mise en relation entre des consommateurs, des restaurants et des livreurs. Elle « apparaît bien comme une entreprise de transport et de livraison », ce qui est d’ailleurs mentionné dans sa raison sociale. Le Syndicat national des transporteurs légers s’est donc légitimement porté partie civile, s’estimant victime de concurrence déloyale. « Voilà même pas dix ans que Deliveroo existe, ils ont perdu des centaines de millions d’euros, détruit des milliers d’emplois salariés, et sont en procès dans tous les pays où ils se sont implantés. Est-ce que vraiment c’est ça, une entreprise saine ? » a questionné l’avocat du syndicat. Le jugement est attendu dans les prochains mois.


 


 

 

 

Justice de classe

Arthur Hay Chroniqueur, coursier syndicaliste sur www.humanite.fr

Je ne suis pas un grand fan de la punition par la case prison. Mais, puisqu’elle existe, je suis plutôt pour qu’on y partage l’accès de manière équitable.

Jusqu’au 16 mars se déroule le procès d’anciens dirigeants de la plateforme Deliveroo pour « travail dissimulé ». Ils encourent trois ans de prison et une amende de 45 000 euros. Leur salaire étant sensiblement plus élevé que celui d’un livreur, je pense que leur seule crainte est justement d’atterrir en prison. Le 2 mars, j’ai témoigné à ce procès en tant que partie civile devant le tribunal judiciaire de Paris. J’y ai demandé que les responsables de l’exploitation 2.0 soient les nouveaux colocataires de Balkany.

À Chalon, une femme a été condamnée à deux mois de prison ferme, avec maintien en détention, pour un vol évalué à 10,80 euros dans un magasin Aldi. Le juge dira que c’est pour « éviter la réitération des faits ». Le mois dernier à Reims, des dirigeants d’entreprises étaient condamnés pour travail dissimulé impliquant un retard de cotisation à l’Urssaf de plus de 500 000 euros. Leur peine ? Un paiement des cotisations avec majorations et du sursis. Le vol de la Sécurité sociale semble moins grave que le vol de denrées. La justice de classe est une réalité encore bien ancrée.

J’étais donc au tribunal judiciaire de Paris, devant les organisateurs d’un modèle économique qui fait travailler 22 000 personnes en les cantonnant dans la précarité. Le modèle de la plateforme est de faire livrer des plats par des coursiers précarisés qui, eux, doivent faire la queue pour l’aide alimentaire. Pire encore, le 11 janvier, un livreur est mort à Lille. Il travaillait pour Deliveroo ; il avait 16 ans. Le nouveau porte-parole de l’entreprise se défend : « On n’autorise pas le travail des mineurs. » Depuis cinq ans, nous alertons les pouvoirs publics et les plateformes de la sous-location du compte à des mineurs. Qu’a-t-il été fait pour endiguer le problème ? Rien. Tant que cela rapporte de l’argent et que les conséquences sont nulles, rien ne sera fait. J’ai demandé que les personnes incriminées soient emmenées dans une cellule. Pas par esprit de vengeance, mais pour que les parents des victimes n’aient plus à se battre des années durant pour faire reconnaître ces tragédies en accident du travail.

Apparemment, bafouer le droit du travail n’est pas un métier à risque. Adrien Roose et Karim Slaoui sont les ex-dirigeants de la start-up de livraison Take Eat Easy ayant déposé le bilan en 2016. Leur entreprise a perdu à de multiples reprises aux prud’hommes, et une fois en Cour de cassation, face à des livreurs qui demandaient la requalification de leur contrat commercial en contrat de travail. Sont-ils en prison ou interdits de business ? Non. Au grand dégoût des livreurs de la plateforme, ils sont aujourd’hui dirigeants d’une autre start-up de vélos connectés ayant levé plus de 80 millions d’euros en janvier. Les représentants commerciaux embauchés pour vendre les vélos sont appelés des « test riders » ; ils ont le statut d’indépendants. Sans justice.

 publié le 12 mars 2022

Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Jules Brion sur https://lvsl.fr

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.


 

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »
Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »
Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète. Mickaël Correia ; La découverte, 2022.

https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773

publié le 10 mars 2022

Les fondements économiques
de la guerre en Ukraine

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

L’évolution économique de la Russie depuis 1991 permet de comprendre la fuite en avant militaire du régime. Plus qu’un conflit entre deux modèles de capitalisme concurrents, la guerre livrée à l’Ukraine répond au besoin de nouvelles ressources, de nouveaux marchés.

Certes, le retour d’une guerre de haute intensité en Europe, portée par une puissance militaire majeure, n’est pas le fruit direct d’une tension économique. Les causes immédiates sont sans doute à chercher dans la renaissance de l’impérialisme russe et dans la montée de l’autocratie à Moscou. Mais ces sources elles-mêmes ne sont certainement pas indépendantes des conditions économiques. Une guerre de grande ampleur contre un pays de 44 millions d’habitants ne s’engage pas sans qu’une lecture du contexte économique ne soit prise en compte.

Aussi doit-on s’efforcer de saisir le conflit dans le cadre de l’évolution du système capitaliste avant son déclenchement. Le premier élément de réponse réside dans la situation russe elle-même.

Les origines du modèle économique russe

La Russie est un pays traumatisé par la « thérapie de choc » des années 1990, qui était censée apporter la prospérité et assurer son maintien parmi les grandes puissances économiques du monde. Cette stratégie a été un désastre absolu. Le PIB russe s’est effondré et avec lui a disparu l’essentiel de la capacité industrielle du pays. Selon la Banque mondiale, en PIB par habitant et en parité de pouvoir d’achat, la Russie n’a retrouvé son niveau de 1990 qu’en 2006.

Ces seize années de stagnation n’ont cependant pas été suivies d’une forte accélération de la croissance. Certes, entre 2006 et 2013, la croissance annuelle moyenne du PIB par habitant a été tirée par la hausse du prix des matières premières et le PIB a augmenté de 2,5 % par an, ce qui n’est pas très élevé pour une économie en rattrapage. Une fois cet effet prix disparu, et les premières sanctions après l’occupation de la Crimée mises en place, l’économie russe est entrée en phase de stagnation : entre 2013 et 2019, le PIB par habitant a progressé de 0,6 % en moyenne cha

Ce cadre général ne rend pas compte de la modification de l’économie politique de la Russie. Du chaos de la thérapie de choc à la crise financière de 1998, a émergé un système économique dominé par des « oligarques », ceux-là mêmes qui avaient profité des privatisations massives dans une ambiance de corruption dans les années 1990, mais « arbitré » par un pouvoir politique fort incarné par Vladimir Poutine. Dans les années 2000, l’État se fait ainsi « respecter » par les oligarques alors que, jusqu’ici, il était le terrain de jeu de ces derniers.

L’arrestation fin 2003 de Mikhaïl Khodorkovski agit comme le tournant de cette évolution. Désormais, l’État autoritaire récupère une partie de la valeur et l’utilise dans le maintien de son pouvoir. Et ceux qui ne jouent pas le jeu de la collaboration avec le pouvoir sont implacablement réprimés.

La kleptocratie qui a émergé de la thérapie de choc n’a pas été supprimée, elle a été réorganisée par l’État dans l’intérêt de la classe dirigeante. Un tel régime n’est donc pas un régime redistributif. La confiscation des fortunes des oligarques récalcitrants se fait au bénéfice de proches du pouvoir, avec comme fonction le renforcement de ce dernier.

Dans cette structure, la Russie poutinienne tolère donc en grande partie l’évasion de valeur menée par les oligarques vers les paradis fiscaux et leurs lieux de résidence à Londres ou dans les pays méditerranéens. Mais une partie de cette valeur est récupérée par l’État pour assurer l’enrichissement personnel des dirigeants, une partie des investissements non réalisés par le secteur privé et le renforcement de l’appareil sécuritaire. Les oligarques continuent de s’enrichir, les dirigeants assurent leur maintien au pouvoir.

Les perdants, c’est la masse des Russes qui ne touchent que les miettes d’une telle politique. Les inégalités dans le pays sont massives. Selon les données de la World Inequality Database (WID), les inégalités de revenus, qui se sont un peu réduites depuis 20 ans, restent à un niveau très élevé, que ce soit historiquement ou en comparaison.

Les 1 % les plus riches captaient ainsi en Russie en 2020 pas moins de 21,4 % du revenu total, contre 17 % pour les 50 % les moins riches. Certes, en 2000, les 1 % captaient 26,6 % du revenu contre 13,1 % pour les 50 %, mais on est loin des chiffres de la fin de l’époque soviétique, où les 1 % captaient 5 % du revenu total, tandis que les 50 % obtenaient 28 %. À titre de comparaison, en France, les 1 % les plus riches captaient en 2019 9,9 % du total, les 50 % obtenant 22,7 %.

Mais l’essentiel réside dans les inégalités de patrimoine, vrai indicateur de l’accumulation de capital et donc du régime économique. En 2020, 47,7 % du patrimoine total était détenu par 1 % de la population, contre 3,1 % pour la moitié la moins fortunée de la population. De ce point de vue, les inégalités se sont même creusées depuis 20 ans puisqu’en 2000 les 1 % détenaient 39,2 % du patrimoine total. La situation est donc encore loin de celle de la France, où les 1 % détiennent 26,1 % du patrimoine total, et même des États-Unis, où cette part est de 34,5 %.

Globalement, le développement russe post-soviétique est un échec. La Russie n’est pas redevenue la grande puissance économique qu’était l’URSS. Son PIB nominal est resté inférieur à celui de l’Italie et son PIB par habitant a été dépassé par celui de la Pologne et est désormais talonné par la Chine, deux pays jadis très loin des niveaux de richesse de l’ancienne URSS.

Dangereuses contradictions

Elle est clairement dans le camp des perdants de l’évolution économique mondiale des 30 dernières années. C’est un pays centré sur l’extraction de ressources et qui, pour reprendre les termes des penseurs de l’impérialisme, est voué à être une périphérie fournisseuse de matières premières du centre.

Un tel système est intrinsèquement parcouru de contradictions dangereuses. Le maintien du pouvoir repose à la fois sur l’idée d’une amélioration de la situation des masses au regard des années 1990, mais aussi sur le maintien d’une accumulation ultra-concentrée.

La résolution de cette contradiction est complexe. Elle implique évidemment la répression, mais aussi une politique nationaliste. C’est un ressort habituel de ce type de régime pour maintenir l’ordre. Dans le cas russe, cela s’appuie sur un sentiment de revanche et de sursaut faisant suite aux reculs de la zone d’influence russe depuis la fin des années 1990.

Mais ce ressort vient ouvrir une autre contradiction : l’héritier de la puissance militaire soviétique dispose effectivement d’un arsenal militaire de grande puissance tout en étant une puissance économique secondaire. Face à ces contradictions, la tentation de la fuite en avant pour un régime autoritaire semble logique. Incapable de développer le pays économiquement, le pouvoir russe ne pouvait, pour assurer sa stabilité, qu’investir massivement dans la seule force dont il disposait : la force militaire.

L’impérialisme régional russe devient alors la conséquence logique de ces contradictions. Le discours « chauviniste grand-russe », pour reprendre les termes de Lénine, permet de dissimuler derrière la persistance de la puissance militaire et de la revendication d’une aire d’influence la faiblesse intrinsèque de l’économie nationale et l’incapacité du régime d’améliorer le bien-être global de la population. Il permet aussi d’avoir accès à de nouvelles ressources, ce qui explique notamment le développement de l’influence russe au Sahel, par exemple.

L’impérialisme russe et sa logique

Ce développement de l’impérialisme russe a conduit naturellement à des frictions avec d’autres zones d’influence, notamment celle des pays occidentaux, et le cœur de cette friction est devenu l’Ukraine à partir de 2014. Il est alors important de se souvenir que le capitalisme est d’abord une extension, y compris spatiale.

Lorsque l’extraction de valeur est de plus en plus difficile à réaliser, comme c’est le cas depuis les années 1970 et encore plus depuis 2008, l’expansion géographique pour ouvrir des marchés, trouver des ressources et de la main-d’œuvre bon marché est incontournable. Le retrait soviétique en Europe centrale et orientale s’est ainsi conjugué avec l’expansion économique allemande et son corollaire militaire états-unien. Dans ce cadre, entre deux capitalismes en recherche d’expansion, le choc était inévitable.

La crise de 2014 a alors plongé le régime russe dans une fuite en avant dangereuse. Les sanctions qui ont suivi l’invasion de la Crimée et le soutien aux séparatistes de Louhansk et Donetsk ont conduit Moscou à construire la « forteresse Russie », une économie jugée moins dépendante de l’extérieur et plus autonome. Cette politique a cependant encore aggravé les contradictions internes au régime.

Certes, la Banque centrale russe a réduit la dépendance au dollar et s’est appuyée sur l’excédent commercial du pays pour construire d’impressionnantes réserves en devises et en or. De son côté, pour ne plus faire appel au financement étranger, le gouvernement russe a réduit son déficit budgétaire pour dégager un excédent à partir de 2018.

Cette politique « autarcique » est aussi classique pour un pays qui se considère comme « isolé » économiquement tout en ayant des ambitions impériales. C’est celle menée par l’Italie fasciste, par exemple. Dans le cas russe, cependant, cette politique a conduit à deux points de contradiction.

D’abord, cette « forteresse » s’est construite sur la répression de la demande intérieure. Tout excédent commercial est le signe d’une sous-consommation. L’excédent budgétaire et la politique de taux élevés de la banque centrale sont des outils pour assurer cette sous-consommation. La Banque centrale de Russie a augmenté ses taux de 9,5 % à 20 % après l’invasion de l’Ukraine, ce qui risque de tuer l’activité du pays. Mais il est important de noter que, déjà, à 9,5 %, le taux d’escompte russe était élevé au regard des grands pays avancés, y compris en termes réels (0,75 % en janvier 2022, contre − 5 % en zone euro, par exemple).

En 2018, le projet de réforme des retraites avait provoqué une rare poussée de mécontentement social dans le pays qui, fait encore plus rare, avait contraint Vladimir Poutine à reculer en partie. Il avait renoncé à relever l’âge de départ des femmes de 55 à 63 ans pour le fixer à 60 ans, relevant celui des hommes de 60 à 65 ans.

Ce recul partiel avait permis de prendre conscience du prix de la « forteresse Russie » pour la population et de révéler, derrière le rideau du régime, l’état réel de la tension sociale. Globalement depuis 2014, les revenus du travail sont d’ailleurs sous pression, avec un ralentissement continuel de la croissance du salaire réel en tendance. En février 2021, le FMI lui-même soulignait que « le revenu par tête progresse faiblement et ne converge pas vers les niveaux des économies avancées ». Ce qui n’empêchait pas le Fonds de saluer les mesures de « ciblage » des politiques sociales annoncées par le gouvernement Poutine.

Au total, l'économie russe, aussi résistante soit-elle, s'appuie sur un sous-jacent faible. En décembre 2021, la Banque Mondiale confirmait la faiblesse globale de la croissance potentielle russe au regard de sa situation de pays émergent, faute de dynamisme de la productivité, d'industrie et de forte croissance de la demande. Le maintien de la paix sociale devenait d’autant plus complexe que la crise sanitaire est venue creuser le budget russe. Pour la population, l’amélioration globale de son sort devenait de plus en plus lointaine. D'ailleurs, en Russie comme dans le reste du monde, la reprise post-Covid commençait à s’épuiser et l’inflation accélérait malgré un resserrement des taux. Au troisième trimestre 2021, le PIB russe a reculé de 1,2 % sur un trimestre.

Une telle situation ne pouvait donc qu’inciter le régime à relancer la logique impérialiste. D’autant que le succès apparent de la « forteresse Russie » donnait une forme d’assurance dans sa capacité à résister à de nouvelles sanctions. Les conditions d’un basculement du régime dans l’agression de l’Ukraine étaient ainsi largement posées : un contrôle du voisin permettrait dans cette logique de ressouder la population (éventuellement de lui faire accepter de nouveaux sacrifices) autour du prestige militaire, mais aussi de disposer de nouvelles ressources, notamment agricoles. Pour un pays construit autour de l’extraction de ressources, la proie pouvait être tentante. Et il pouvait s’agir de résoudre les contradictions propres au capitalisme russe.

Dans ce cadre, l’agression russe dispose aussi d’une logique économique qui prend ses racines dans le désastre qu’a été la transition des années 1990. Ironiquement, la thérapie de choc s’inscrivait dans un contexte où l’établissement général d’un régime néolibéral marquait la « fin de l’histoire ». Or c’est aussi sur les ruines de ce mythe économique que rebondit aujourd’hui l’histoire.

Un conflit entre deux capitalismes ?

Reste une question. Ce conflit russo-ukrainien, qui s’est déjà étendu indirectement, et notamment sur le plan économique, au reste du monde, est-il un conflit entre deux « modèles » ? En 2019, l’économiste serbo-états-unien Branko Milanović émettait dans son livre Le Capitalisme, sans rival (La Découverte, 2019, discuté ici) l’hypothèse que le capitalisme contemporain, désormais unique mode de production mondial, serait divisé en deux variantes : le capitalisme « libéral méritocratique » de l’Occident et le capitalisme « politique » issu notamment d’une accumulation primitive réalisée par l’expérience du « socialisme réel ».

Les caractéristiques de ce dernier reposent sur l’existence d’un État fort contrôlant directement ou indirectement le secteur privé par l’absence d’État de droit et la corruption. Dans la préface à l’édition française, Pascal Combemale résume la différence entre les deux systèmes : dans le système libéral, « le pouvoir économique donne accès au pouvoir politique » et dans le capitalisme politique, « c’est l’inverse ». Et d’ajouter : « Dans les deux cas, la concentration des pouvoirs bénéficie à une élite qui tend de plus en plus à se reproduire. »

Branko Milanović insiste beaucoup sur le cas chinois comme étant l’idéal-type du capitalisme politique et n’évoque qu’en passant le cas russe. Mais ce dernier pourrait répondre plutôt bien à cette définition. Les événements actuels pourraient laisser croire que c’est cette division entre ces deux types de capitalisme qui est en jeu dans le conflit ukrainien. La guerre en Ukraine serait finalement le premier acte du conflit central entre Russie et États-Unis que chacun prévoyait à plus ou moins long terme.

Certains éléments pourraient même aller dans ce sens. La volonté des Occidentaux de frapper « l’oligarchie » russe confirmerait le caractère politique du pouvoir économique. Par ailleurs, les votes aux Nations unies semblent dessiner deux camps qui recoupent en partie cette division entre les deux types de capitalisme. D’un côté, l’Union européenne, les États-Unis, le Japon et l’Asie du Sud-Est « libérale », et de l’autre la Chine, la Russie, l’Inde, le Vietnam, l’Amérique latine « socialiste » et certains pays d’Afrique désormais fortement liés à la Chine et à la Russie.

Mais cette division apparente ne doit pas tromper. En réalité, cette division semble très discutable dans le contexte actuel. D’abord, la pandémie a fait évoluer le capitalisme vers un modèle plus unifié où l’État agit comme une sorte de garant en dernier ressort du secteur privé, ce qui tend partout à concentrer pouvoirs économique et politique et à politiser de plus en plus les choix économiques. Dans ce contexte, les définitions des deux ensembles semblent s’effacer ou, du moins, s’amenuiser.

Les sanctions contre la Russie font ainsi bon marché de certains fondements de l’État de droit tel qu’il est conçu dans le droit occidental, comme le respect de la propriété privée. Ce n’est pas étonnant et cela arrive régulièrement en temps de conflit, mais c’est aussi le signe de la politisation de l’économie dans le capitalisme dit « libéral » de Milanović. Ce dernier avait déjà, d’ailleurs, dans son livre, émis l’hypothèse d’une fusion entre les deux modèles. Et cette vision a été confirmée dans un texte écrit après l’invasion où il confirme le caractère politique du capitalisme contemporain.

Au reste, même si le cas russe est extrême, on sait que les liens entre puissance économique et puissance politique existent dans les économies occidentales. Depuis un demi-siècle, ces économies ont même pris, avec la pseudo-théorie du ruissellement et ses variantes (« les baisses d’impôts pour favoriser les investissements »), un chemin où l’État ménage la puissance économique et favorise le creusement des inégalités.

En réalité, la Russie a été dans les années 1990 le laboratoire des idées néolibérales pro-riches. Et que le modèle économique russe est le fruit de cette expérience. C'est donc une sorte de forme poussée à bout des lubies néolibérales. Mais alors, la différence entre les deux modèles de capitalisme devient principalement une différence d’intensité et non de nature.

L’autre élément est que, quand bien même la division entre les deux capitalismes existerait et perdurerait, les lignes sont assez floues. Des pays de l’UE comme la Pologne et la Hongrie auraient trouvé leur place dans le capitalisme politique, mais sont alignés sur les positions occidentales.

Les États-Unis tentent, pour assurer leur approvisionnement en pétrole, de se rapprocher du Venezuela, qui a voté contre la condamnation de l’agression russe à l’ONU. Plus fondamentalement, l’Ukraine elle-même ne peut apparaître comme un membre du capitalisme libéral occidental, même si, sous la pression du FMI, elle tente de s’en rapprocher. L’élément de modèle économique ne semble pas ici jouer un rôle majeur. C’est bien plutôt la nature de l’influence dominante qui est déterminante.

Quant à la Chine, si elle n’est pas solidaire de la Russie, elle est, comme l’Inde ou d’autres, dans une position opportuniste où elle tente de sauvegarder les importations russes, tout en ménageant ses accès aux marchés occidentaux, qui restent vitaux pour elle.

Rien ne laisse présager ces jours-ci un « bloc idéologique » russo-chinois fondé sur un modèle économique commun. Au reste, il n’y a là rien d’étonnant : le modèle économique chinois est assez différent de celui de la Russie, ne serait-ce que parce que la thérapie de choc n’a pas été appliquée en Chine.

Certes, la République populaire traverse aussi une forme de crise et n’hésite pas elle-même à avoir recours à l’impérialisme. Mais, précisément pour cette raison, elle est aussi concurrente de la Russie : c’est le cas en Afrique, mais aussi, on l’a vu plus récemment, au Kazakhstan et en Asie centrale.

Dans son ambition de construire une croissance plus équilibrée, Pékin agit prudemment et ne peut se passer de son accès aux marchés occidentaux. Tout alignement sur la Russie mettrait ces débouchés en danger, mais en ne coupant pas les ponts avec Moscou, la Chine entend aussi pouvoir profiter des besoins de ce pays désormais affaibli. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la possibilité de rachat de parts dans les grandes entreprises d’État russes par Pékin annoncée le 8 mars. En réalité, la Chine continue de prendre en compte les interdépendances que les États-Unis et la Russie tentent d’effacer.

Les événements actuels viennent confirmer ce que l’on savait depuis 1914 : la domination mondiale du capitalisme n’est pas la garantie de la paix, y compris lorsqu’elle s’appuie sur des interdépendances commerciales. Dans un capitalisme structurellement en crise où il est de plus en plus difficile de dégager de la croissance, les logiques géopolitiques peuvent prendre le dessus pour s’approprier de nouvelles ressources, de nouveaux marchés ou apaiser des tensions sociales internes.

Lorsque, comme dans le cas russe, la contradiction entre la faiblesse de l’économie et la puissance militaire s’accroît, le conflit apparaît comme une possibilité sérieuse. Et les interdépendances commerciales sont mise à mal, soit parce qu’on les croit plus solides qu’elles ne sont, soit parce qu’on juge que les gains potentiels de leur rupture sont plus élevés. Les turbulences économiques issues des années 1990 et des crises successives qui ont eu lieu depuis 2008 ont donc rendu le monde plus dangereux. Dès lors, la guerre en Ukraine est moins un choc entre deux types de capitalisme qu’un nouveau symptôme d’un capitalisme en crise.

publié le 10 mars 2022

 

Les deux tiers du CAC40 ont battu

leurs records historiques de

profits en 2021

sur https://multinationales.org/

Les deux tiers du CAC40 (21 groupes sur les 34 qui ont publié leurs résultats financiers à date) ont battu leurs records historiques de profits en 2021.

TotalEnergies affiche le plus gros profit avec 14,2 milliards d’euros (+7% par rapport à son record précédent de 2007), mais il est suivi de près par Stellantis, ArcelorMittal et LVMH qui réalisent tous plus de 12 milliards de bénéfices, battant également leur record historique.

Ces 34 groupes du CAC40 ont réalisé un bénéfice cumulé de 130 milliards d’euros, 71% de plus qu’en 2019, l’année d’avant la pandémie, et près du quadruple de 2020.

32 groupes ont déjà annoncé leurs propositions de dividendes pour ce printemps, avec là aussi un record de plus de 54 milliards d’euros (sans compter les dividendes qui seront annoncés par les 9 autres groupes et les 23,8 milliards de rachats d'actions du CAC40 en 2021).

Profitant à plein des aides financières publiques durant la pandémie, les groupes du CAC40 ont dédaigné de se préparer aux chocs futurs et en particulier de réduire leur dépendance aux énergies fossiles et aux chaînes d'approvisionnement internationales. La guerre en Ukraine est venue leur rappeler plus tôt que prévu les risques de cet aveuglement.


 

Pour la plupart d’entre nous, 2021 a été la seconde année de la pan- démie, rythmée par les vagues d’infection et les restrictions sanitaires, puis par la hausse des prix à la consommation. Pour le CAC40, qui a continué à bénéficier des largesses du “quoiqu’il en coûte” et de nouveaux mécanismes d’aides financières comme le plan de relance et le plan France 2030, 2021 a été une année de bénéfices record. 21 des 34 groupes du CAC40 qui ont publié leurs résultats financiers, c’est-à-dire 62%, ont battu leur record historique de profits en 2021.

C’est le cas du groupe pétrolier TotalEnergies, qui affiche le plus gros profit du CAC40 avec 14,2 milliards d’euros. Son précédent record de profits, en date de 2007, s’établissait toutefois déjà à plus de 13 milliards d’euros.

Total, Stellantis, ArcelorMittal, LVMH et BNP Paribas, champions des corona-profits

Ce qui est plus inédit, c’est que plusieurs autres groupes font presque aussi bien cette année, à l’image de Stellantis et d’ArcelorMittal avec 13,2 milliards d’eu- ros de profits chacun, ou encore LVMH avec 12 milliards d’euros. Le groupe bancaire BNP Paribas affiche quant à lui 9,5 milliards d’euros de profits.

Sanofi fait figure d’exception, puisque le groupe pharmaceutique a battu son record historique de profits en 2020, soit l’an 1 de la pandémie, avec 12,3 milliards d’euros. Pour 2021, il n'engrange « que » 6,2 milliards d’euros de profits.

Les 12 milliards d’euros affichés en 2021 par LVMH représentent un bond de 68% par rapport au précédent record du groupe de luxe, 7 milliards d’euros, en date de 2019. Pour ArcelorMittal, le bond est de 45% par rapport au précé- dent record de 2007, pour BNP Paribas de 16% par rapport à un record de 2019. Le cas de Stellantis est à part, le groupe s’étant formé très récemment à partir de la fusion de PSA et FiatChrysler.

Sans afficher des profits aussi stratosphériques en valeur absolue, d’autres groupes du CAC40 pulvérisent néanmoins eux aussi cette année leurs propres records historiques de bénéfices, à l’image de Hermès (+60% par rapport au précédent record de 2019, avec 1,5 milliard d’euros) ou STMicro (+56% par rapport au record de 2019, à 1,8 milliard d’euros). Teleperformance dépasse son précédent record historique de profits de 39,2%, Airbus le sien de 38%, et Schneider Electric le sien de 32,8%. La plupart des records de bénéfices du CAC40 se situent soit en 2017-2019, soit dans les années 2005-2008 précédant la crise financière globale.

Ces performances historiques se retrouvent virtuellement dans tous les secteurs d’activités, mais certains secteurs se distinguent comme la finance (Axa, BNP Paribas, Crédit agricole et la Société générale ont toutes quatre battu leurs records de bénéfices en 2021) ou encore le luxe (LVMH, Hermès et L’Oréal, mais pas Kering).

130 milliards de profits en 2021 malgré la pandémie

Les 34 entreprises du CAC40 qui ont publié leurs résultats financiers pour 2021 ont réalisé un bénéfice cumulé de 130 milliards d’euros. Seuls deux groupes affichent des pertes : le géant des centres commerciaux Unibail-Rodamco- Westfield, encore affecté par les restrictions, et le spécialiste des moyens de paiement Worldline, qui subit la concurrence du paiement par smartphone.

Ces 130 milliards représentent un pro- grès de 277% par rapport aux 34 milliards de profits réalisés en 2020 par les mêmes 34 groupes, soit presque une multiplication par 4. C’est un progrès de 71% par rap- port aux profits de 2019, l’année d’avant la pandémie (76 milliards d’euros).

Certains secteurs se distinguent par leurs records de profits, comme le luxe ou la finance.

Ces chiffres laissent augurer de nouveaux records de versement de dividendes et de rachats d’actions en 2022. Les 32 groupes du CAC40 qui ont déjà annoncé le dividende qui serait proposé à leur Assemblée générale ce printemps se préparent à verser 54 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires (à quoi s’ajoutent les rachats d’actions). Il s’agirait là aussi d’un record historique.

Prime aux suppressions d’emplois

Nous ne disposons pas encore des don- nées sur l’évolution de l’emploi dans les groupes concernés, mais les bénéfices réalisés confirment le constat que nous avons réalisé dans une précédente note, selon lequel certains des groupes les plus profitables en 2021 sont ceux qui ont sup- primé le plus d’emplois en 2020, à l’instar d’ArcelorMittal, Stellantis, Airbus et BNP Paribas. Le groupe Stellantis, malgré ses 13 milliards de profits, a supprimé près de 5000 emplois en 2020 et a annoncé début février 2022 un nouveau plan de suppression de 2600 emplois 1 .

Comme nous l’avons montré dans les précédents rapports « Allô Bercy » 2 , les groupes du CAC40 ont bénéficié d’aides publiques importantes à l’occasion de la crise sanitaire (aides d’urgence dont PGE et chômage partiel, achats d’obligations des banques centrales, plans sectoriels, plan de relance et plan France 2030). En l’absence de conditionnalités sociales, environnementales ou fiscales à ces aides, le CAC40 a choisi – plutôt que de préserver l’emploi ou d’investir dans la transition – d’utiliser cet argent pour verser plus de 76 milliards de dividendes en deux ans, et de battre en 2021 son record historique de rachats de ses propres actions, avec 25 milliards d’euros.

Les groupes du CAC40 ont dédaigné de se préparer aux chocs futurs et en particulier de réduire leur dépendance aux énergies fossiles et aux chaînes d'approvisionnement internationales. La guerre en Ukraine est venue leur rappeler plus tôt que prévu les risques de cet aveuglement.

1 https://www.lemonde.fr/economie/ article/2022/02/02/automobile-stellantis-va- continuer-a-se-separer-de-ses-salaries-francais- a-un-rythme-eleve_6111962_3234.html

2 #À lire sur le site https://allobercy. multinationales.org

 publié le 9 mars 2022

Présidence française du Conseil de l’UE - Sponsors de la PFUE : qu’a donc à cacher le gouvernement ?

par Olivier Petitjean sur https://multinationales.org

Malgré les critiques, le gouvernement a choisi de faire sponsoriser la présidence française du Conseil de l’UE par deux entreprises, les constructeurs automobiles Renault et Stellantis, assurant que cela ne donnerait lieu à aucune forme de contrepartie ou de conflits d’intérêts.

Mise à jour, 9/3/2022, 15h15 : Suite à la publication de cet article mercredi 9 mars au matin, le Secrétariat général de la Présidence française du Conseil de l’UE nous a informé avoir mis en ligne les deux conventions, en masquant « les données personnelles, les éléments tenant à la sécurité publique et au secret des affaires ». Ces deux documents sont accessibles ici (Renault) et (Stellantis). Les éléments relatifs au « secret des affaires » semblent le détail de la valorisation des deux prêts de véhicules (479 560 euros pour 180 véhicules en ce qui concerne Stellantis et 146 417 euros pour 40 véhicules en ce qui concerne Renault), qui ouvriront droit, rappelons, à un crédit impôt mécénat de 60%. Il n’est pas précisé si lesdits véhicules ont vraiment été utilisés, dans le contexte du passage de la plupart des événements PFUE en distantiel sur les mois de janvier et février.

Depuis quelques années, l’habitude s’est installée de faire sponsoriser les présidences tournantes du Conseil de l’Union européenne par des multinationales comme Coca-Cola, Microsoft ou BMW. Ces sponsorings, symboles de l’influence des grandes entreprises au plus haut niveau de l’UE et de la confusion entre intérêt public et intérêts privés, sont de plus en plus contestés, mais la pratique n’est toujours ni interdite, ni encadrée, en raison de l’opposition de certains pays dont la France.

À l’approche de la présidence française du Conseil de l’UE (PFUE), au premier semestre 2022, de nombreuses voix se sont élevées, y compris du sein même de la majorité présidentielle, pour demander au gouvernement de ne pas faire appel à des sponsors. L’Observatoire des multinationales s’est associé aux associations foodwatch et Corporate Europe Observatory pour lancer une pétition en ce sens.

En vain, puisque la PFUE est bien sponsorisée par deux grandes entreprises : Renault et Stellantis (groupe issu de la fusion entre FiatChrysler et PSA). Les deux constructeurs doivent fournir à la présidence des véhicules électriques et hybrides pour les déplacements des délégués. Un autre sponsoring avait été envisagé avec EDF, mais il a été abandonné, sans que la raison en ait été communiquée.

En réponse à la polémique suscitée par ce choix, le gouvernement a joué sur les mots, essayant de faire une distinction totalement vide de sens entre « sponsoring » et « mécénat ». Par la voix du secrétaire d’Etat aux Affaires européennes Clément Beaune, il a assuré que que ces accords de sponsoring n’entraîneraient aucune forme de conflit d’intérêts ou de contreparties, que Renault et Stellantis n’auraient pas le droit de s’en prévaloir à des fins publicitaires, et que ces mécénats se feraient dans « un cadre transparent » [1].

C’est fort de ces assurances que nous avons demandé au gouvernement, en janvier, de rendre publics les accords de sponsoring passés avec les deux groupes automobiles. Depuis, c’est le silence radio. L’Observatoire des multinationales, en concertation avec foodwatch et Corporate Europe Observatory, a donc saisi ce jour la Commission d’accès aux documents administratifs. (Voir mise à jour ci-dessus.)

Une industrie automobile très influence à Paris comme à Bruxelles

Le secret maintenu sur la teneur des accords avec Renault et Stellantis confirme que ces « partenariats » ne sont pas aussi innocents que le gouvernement le laisse entendre. Ces deux groupes industriels sont directement concernés par plusieurs gros dossiers en cours d’examen dans la capitale européenne. Parmi eux, la date de fin des véhicules à moteur thermique, y compris des hybrides dont Stellantis est un important producteur. Une étude récente suggère d’ailleurs que les hybrides émettent en réalité presque autant que les véhicules classiques.

Également au menu de la présidence française du Conseil de l’UE, les nouvelles normes d’émission de CO2 des automobiles dans le cadre du paquet climat, ou encore la politique de soutien public massif aux secteurs des batteries et des semi-conducteurs ou aux filières d’approvisionnement en minerais stratégiques – autant d’enjeux vitaux pour le secteur automobile. Les industriels ont d’ailleurs été étroitement associés à la préparation de la PFUE. Dès juillet 2021, Clément Beaune avait participé au sommet de l’automobile organisé par Emmanuel Macron à l’Elysée pour écouter leurs demandes. Les représentants de la France à Bruxelles ont rencontré à plusieurs reprises ces derniers mois les représentants de Renault, Stellantis et de la Plateforme de l’automobile, principal lobby du secteur [2]. Cette proximité s’étend également au commissaire européen français, Thierry Breton. En mai 2021, dans une lettre à ce dernier adressée par Luc Chatel, ancien ministre et aujourd’hui patron de la Plateforme de l’automobile, on trouve la mention manuscrite « Merci de ton soutien, Amitiés ». En décembre 2021, Thierry Breton a rencontré des représentants de Stellantis, mais a refusé de rendre public le thème et les notes de cette rencontre, comme c’est la règle au niveau européen. De Paris à Bruxelles, l’omertà semble donc la règle concernant les liens entre décideurs français et industrie automobile.

[1] Voir l’enquête de la cellule investigation de Radio France.

[2] Voir le « registre de transparence » de la Représentation permanente de la France à Bruxelles.

publié le 7 mars 2022

Pourquoi TotalEnergies s'accroche à ses activités en Russie

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Alors que la guerre en Ukraine fait rage, la multinationale française refuse toujours de lâcher ses activités en Russie. Ses intérêts économiques et stratégiques y sont colossaux. Explications

Les bonnes intentions et les coups de menton de Bruno Le Maire n’y changeront rien. Alors que la liste des pétroliers internationaux qui retirent leurs actifs de Russie s’allonge, le français TotalEnergies, lui, ne semble pas enclin à reprendre ses billes. C’est même « le moins que l’on puisse dire », ironise-t-on, en interne.

15 milliards d’euros d’actifs sur place

Après avoir tenté de minimiser la part de ses activités en Russie, les réduisant à une fourchette de « 3 à 5 % de (ses) revenus globaux », Patrick Pouyanné (PDG du groupe pétrolier et gazier français), qui « condamne l’agression militaire de la Russie envers l’Ukraine », s’en tient pourtant à affirmer qu’il n’engagera plus de capitaux « dans de nouveaux projets ». La firme conservera donc ses quelque 15 milliards d’euros d’actifs sur place.

« En capital investi, c’est énorme, bien plus qu’en Birmanie, où Total a fini par jeter l’éponge », note Éric Sellini, coordinateur CGT du groupe. Un désengagement du bout des doigts, qui intervient alors que, depuis près de dix jours, ses concurrents désertent le terrain russe. La compagnie anglo-néerlandaise Shell, la britannique BP, l’italienne ENI, la norvégienne Equinor et même l’américaine Exxon ont ainsi toutes renoncé à leurs opérations sur place et rompu leurs partenariats avec les entreprises locales.

Le gaz russe, une priorité

Déshonorante autant qu’immorale, la position de TotalEnergies traduit en réalité l’importance colossale de la Russie dans la stratégie du groupe. Celle-ci vise à « faire de l’extraction et de la distribution de gaz la clef de voûte du développement et des investissements actuels et futurs de l’entreprise », détaille une note publiée en fin de semaine dernière par le T-Lab, corédigée par l’économiste Maxime Combes, la chercheuse Amélie Canonne et l’auteur Nicolas Haeringer.

Engagée depuis 1995 sur les champs pétroliers en Russie, la firme française, en s’offrant près de 30 % des parts du site gazier de Yamal en 2011, et plus de 21 % de celui d’Arctic LNG 2 en 2018, a résolument pris le parti de faire du gaz russe l’une de ses priorités.

Le gaz russe représente près de 30 % de la production mondiale de TotalEnergies.

Son partenaire sur place ? L’entreprise privée Novatek, dont le président, Leonid Mikhelson, « est un proche de Poutine », tandis que son deuxième actionnaire, Guennadi Timtchenko, « est visé par les sanctions américaines depuis 2014 et désormais sous sanction de l’UE », précise la note.

Alors que le gaz russe représente près de 30 % de la production mondiale de TotalEnergies – et plus de 60 % de sa production en Europe et en Asie centrale –, les réserves dont dispose le pays représentent, à elles seules, la moitié des perspectives de développement du groupe.

Un robinet toujours ouvert

En somme, résume Thierry Defresne, de la CGT Total, la direction « veut coûte que coûte continuer à faire du business ». Mais, à l’autre bout de la chaîne, les salariés du pétrolier n’entendent pas donner quitus à Patrick Pouyanné. « À Donges, les camarades ont refusé de décharger un tanker en provenance de Russie, cinq autres bateaux attendent au Havre et un à Fos-sur-Mer », explique le syndicaliste.

Reste que, pour lui, exclure l’énergie du paquet des sanctions contre la Russie provoque ce genre d’imbroglio. « Quand on parle de l’approvisionnement russe, il s’agit de contrats à long terme, souvent associés à des conditions de paiement. On n’achète pas du gaz comme on achète une baguette de pain », abonde Éric Sellini.

D’ailleurs, fait valoir le syndicaliste, « à l’annonce du paquet de sanctions, Moscou n’a pas fermé les robinets, y compris lorsque la Russie se retrouve exclue de la plateforme interbancaire Swift ». L’arrêt de l’approvisionnement en gaz russe aurait, poursuit-il, des conséquences préoccupantes en Europe. « L’Autriche ne saurait plus fournir d’énergie à ses citoyens alors que l’Allemagne dépend de la Russie pour un tiers de sa consommation. »

Le coup de pouce d'Emmanuel Macron

Sous le feu des projecteurs, les géants mondiaux du pétrole et du gaz ne sont cependant pas les seuls responsables de notre dépendance aux fossiles russes. Dans l’ombre de leurs business plans, les États, bien souvent, ont joué en sous-main.

Pour ce qui est de la France, la note du T-Lab rappelle qu’« à l’occasion d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Moscou en 2018, TotalEnergies a obtenu une participation directe entre 10 % et 15 % dans tous les futurs projets GNL (gaz naturel liquéfié – NDLR) de Novatek situés sur les péninsules de Yamal et Gydan ». Une promotion directe des intérêts de la firme française auprès de Vladimir Poutine, qui fait de l’Élysée et de Bercy les « coresponsables du refus de TotalEnergies de quitter la Russie ».

publié le 5 mars 2022

Nouvelles révélations sur les Ehpad de Korian et DomusVi

sur www.cgt.fr

Un mois après Les fossoyeurs, le livre choc de Victor Castanet sur les Ehpad d’Orpea, Cash Investigation a filmé en caméra cachée le quotidien harassant des personnels soignants d’un établissement Korian, près de Nantes. Un autre reportage a décortiqué les méthodes immobilières fallacieuses de DomusVi. Triste tableau d’une course au profit, sur le dos de nos ainés.

Les images sont édifiantes. Débordés, contraints de conseiller à une résidente de "faire pipi dans sa protection" car le personnel manque pour l'accompagner aux toilettes, les soignants de l’Ehpad privé Le Ranzay, près de Nantes, doivent s’occuper de 69 résidents. Prix du loyer : 2 856 € par mois.

À raison de 11 résidents par aide-soignant (contre 10 pour 12 au Danemark), comment bien faire son boulot et respecter la dignité de nos ainés dépendants ?

Le reportage réalisé en caméra cachée par Marie Maurice, de Cash Investigation (France 2), dénonce la maltraitance institutionnelle des résidents, faute de moyens humains suffisants.

Un système malade 

Sans diplôme de soignante, sans formation, sans expérience, la journaliste s’est faite embauchée pendant trois jours comme auxiliaire de vie par Korian, leader européen des Ephad privées (4,31 Md€ de chiffre d’affaires en 2021, + 11%) et affectée à des tâches d’aide-soignante ou d’infirmière. Pour 9,58€ net de l’heure. 

Pas d’infirmière pour administrer les médicaments, personnel non diplômé, repas rationnés, effectifs insuffisants : les méthodes de Korian décrites pour maximiser ses bénéfices, au détriment du bien-être des résidents et des conditions de travail des salariés, sont choquantes.

Comme dans le livre Les Fossoyeurs, les questions soulevées se rejoignent, notamment autour des coûts que les deux groupes cherchent constamment à baisser pour augmenter leurs marges.

Pas de croutons

Deux anciens directeurs d'Ehpad affirment que Korian soumet ses cadres à une pression constante pour qu'ils réduisent les coûts et maximisent le bénéfice de l'entreprise : l'un raconte avoir reçu instruction de supprimer les croûtons dans la soupe des résidents pour réaliser des économies ! 

Selon des documents internes à Korian que les journalistes se sont procurés, la direction ne remplacerait que partiellement le personnel soignant en congé. Les kiné et les médecins ne le seraient pas du tout. Korian ferait de fausses déclarations aux autorités de tutelle sur les effectifs afin de maximiser ses dotations publiques (532M€ reçus en 2020 selon le site mis en ligne en réaction à la diffusion de l’enquête).

Interrogé par Élise Lucet, le directeur général France, Nicolas Merigot, a réfuté l'ensemble des allégations. Sur le plateau de l’émission, Sophie Boissard a fait de même : « Nous ne faisons pas de marges sur les dotations publiques », a affirmé la directrice générale de Korian, avant d’annoncer que son groupe allait devenir une entreprise à mission. Pour se racheter une virginité ? 

DomusVi, orfèvre de l’immobilier 

Également épinglé, DomusVi, numéro 3 du secteur (745 M€ de CA), a vu ses méthodes immobilières fallacieuses décortiquées par les journalistes.

Elles consistent à laisser pourrir le parc immobilier loué à des particuliers qui ont investi dans des chambres d'Ehpad achetées à prix fort, puis à quitter les lieux à la fin du bail. Un orfèvre de l’immobilier mais aussi un spécialiste de l’optimisation fiscale via le Luxembourg et Jersey, alors que le groupe percevrait 226 M€ d’argent public par an, selon les calculs de Cash.
Ses dirigeants n‘ont pas voulu répondre aux questions. 

Défaillances des autorités de contrôle 

De leur côté, les Agences régionales de santé ne jouent pas leur rôle de contrôle : devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, S. Boissard a indiqué que son groupe fait l’objet d’un dizaine de 10 contrôles par an. Pas inopinés. 

Emmanuel Macron avait pris l’engagement de mener à son terme un projet social sur la dépendance. Alors que son quinquennat s’achève, ce chantier a disparu de l’agenda présidentiel. 

 

La CGT milite pour la création de droits pour les aidants familiaux de personnes en perte d’autonomie, la création d’un grand service public de l’aide à l’autonomie en établissements ou à domicile avec du personnel formé, qualifié, correctement rémunéré.

La perte d’autonomie et son financement doivent relever de la branche maladie de la Sécurité sociale.

Et le traitement de l’accueil en établissement et de son financement doit être rapidement l’objet d’une loi conformément aux engagements de l’actuel gouvernement.

publié le 3 mars 2022

Candidats des inégalités :
à droite, les injustices fiscales et sociales au programme -
Un rapport d’ATTAC

par Attac France, Observatoire de la justice fiscale sur https://france.attac.org/

A la veille de la date limite de recueil des parrainages et alors que la candidature du président sortant doit enfin être annoncée, Attac, avec l’Observatoire de la justice fiscale, publie aujourd’hui son nouveau rapport sur « Les candidats des inégalités ».

Notre association y analyse les propositions socioéconomiques d’Emmanuel Macron, de Valérie Pécresse, de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour et pointe leur troublante similarité. Si bien sûr ces candidats ont des parcours et des sensibilités différentes, c’est bien le même logiciel néolibéral qui guide leurs projets, qui tous, déboucheraient sur une nouvelle offensive contre le modèle social français.


 

Un nouveau quinquennat des inégalités ?

Alors que le dernier quinquennat a été marqué par un enrichissement indécent des milliardaires et d’une pluie records de dividendes pour les actionnaires, en même temps, il a été celui de l’intensification de la pauvreté. 7 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire pour vivre, soit 10% de la population française, et 4 millions de personnes supplémentaires sont en situation de vulnérabilité. Le quinquennat Macron est définitivement celui des inégalités.

C’est à son issue que ce rapport reprend et analyse les propositions économiques et fiscales du président sortant, ainsi que des trois autres principaux candidats de la droite. Son contenu est issu des ébauches de leurs programmes rendues publiques jusqu’ici, mais aussi des déclarations qu’ils et elles ont pu faire dans les médias.

S’il existe bien sûr des différences entre ces quatre candidats, notamment sur leur rapport au monde et à l’étranger, tous portent des propositions socioéconomiques comparables. Tous s’inscrivent dans une forme de surenchère pour approfondir la logique néolibérale, qui n’aboutira qu’à aggraver les injustices fiscales et sociales. Tous sont ainsi susceptibles de creuser des inégalités déjà considérables, et à la racine d’un mécontentement latent dans le pays.

Fort avec les faibles, faible avec les forts

Aucun des « candidats des inégalités » ne veut renforcer la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales. En revanche, tous parlent de renforcer la lutte contre la fraude aux prestations sociales. Pourtant celle-ci est estimée à 3 milliards d’euros, contre 80 milliards d’euros pour la fraude fiscale. Et chaque année, plus de 10 milliards d’euros d’aides sociales ne sont pas réclamés par leurs potentiels bénéficiaires.

Alors qu’Emmanuel Macron a supprimé l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) pour le remplacer par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) au bénéfice des 350 000 personnes les plus riches, Valérie Pécresse et Eric Zemmour proposent d’affaiblir l’IFI en créant de nouvelles exonérations. De son côté, Marine Le Pen veut un impôt sur la fortune financière et ne plus imposer l’immobilier, ce qui rapporterait également moins que l’ISF historique.

Les 4 « candidats des inégalités » sont également d’accord pour baisser les droits de donation et de succession, et en ont fait un enjeu important, ce qui bénéficierait massivement aux personnes qui ont un patrimoine important à transmettre. Rappelons que selon France Stratégie, 85 % des successions sont déjà exonérées d’impôts. Tous veulent également poursuivre la baisse des impôts de production, comme le réclame le Medef, alors même que cela profitera surtout aux grandes entreprises dont les taux de marge sont aujourd’hui historiquement élevés et qui ont largement profité de la baisse de l’impôt sur les sociétés pendant le quinquennat Macron. Ces cadeaux fiscaux auraient un impact important sur les recettes de l’État, ce qui aurait nécessairement pour effet de réduire le périmètre et les moyens de l’action publique. C’est pourtant la protection sociale et les services publics qui permettent de diminuer les inégalités : par conséquent, en les affaiblissant, les inégalités ne pourraient qu’augmenter plus rapidement.

Les inégalités : un choix politique

Concernant le pouvoir d’achat, aucun des « candidats des inégalités » ne propose de revaloriser le SMIC ni les salaires de façon contraignante, mais Valérie Pécresse, Eric Zemmour et Marine Le Pen promettent une meilleure rémunération du travail en réduisant les cotisations sociales. C’est un non-sens total. Une telle baisse signifierait nécessairement une diminution des ressources de la Sécurité sociale, ce qui justifierait demain de nouvelles contre-réformes des retraites ou des allocations chômage. Emmanuel Macron, lui, s’abstient de toute proposition, dans la lignée de son action depuis 2017.

En matière de retraites, Emmanuel Macron promet une « réforme » guidée par le principe de « travailler plus longtemps » risquant de se traduire par une baisse du niveau des pensions. Valérie Pécresse dit vouloir repousser l’âge de départ à la retraite à 65 ans, contre 64 ans pour Eric Zemmour, tandis que Marine Le Pen a abandonné sa promesse de retraite à 60 ans.

Alors que Marine Le Pen, Eric Zemmour et Valérie Pécresse se disputent le titre de principal opposant à Emmanuel Macron, lorsque l’on s’intéresse à leurs programmes socioéconomiques, il est troublant, pour ne pas dire confondant, d’observer la similarité de leurs propositions.

Nos 4 candidats des inégalités ont le même projet économique, hérité d’une tradition conservatrice qui n’a de cesse de combattre les impôts directs et le développement de l’action publique. Leurs choix politiques n’auront qu’une conséquence, creuser les inégalités, aux dépens des plus précaires, du consentement à l’impôt et de la cohésion sociale.


Pour accéder au rapport et à sa synthèse : https://france.attac.org/8203

publié le 2 mars 2022

Le logement, envolée
des prix… des inégalités

V. Monvoisin sur https://blogs.mediapart.fr

Dans un contexte où la dégradation du pouvoir d'achat s'accélère, la hausse des prix du logement joue un rôle fondamental. Besoin impérieux s'il en est, se loger devient le révélateur du creusement des inégalités et de la polarisation du patrimoine. Par V. Monvoisin, membre du collectif d'animation des Économistes Atterrés.


 

La question du logement n’occupe pas la place qu’elle devrait dans les débats publics et politiques. Et l’on peut regretter que cette question reste – encore à cette heure – marginale en cette période de campagne présidentielle alors qu’elle est bien présente dans plusieurs programmes de candidats de gauche. Ce besoin fondamental (Les Économistes atterrés, 2021[1]) est à la conjonction de notre vie privée, de notre rattachement à une communauté et de l’action politique et publique. En effet, si le logement faisait autrefois l’objet de politiques de grande ampleur, les politiques libérales actuelles s’accommodent mal de ce sujet qui nécessite des investissements importants et, ces dernières années, le logement a été délaissé par les pouvoirs publics.

Or la crise du logement est bien là. La crise sanitaire et ses ondes de chocs se sont traduites depuis plusieurs mois par une forte hausse sur les prix à la consommation : la hausse des prix de l’alimentaire et de l’énergie frappe de plein fouet les ménages et contribue à tendre encore un peu plus le climat social. Moins médiatisé, l’emballement des prix de l’immobilier et des loyers est réel et concourt largement à la dégradation de la situation financière des ménages[2]. Rappelons qu’en 2020, les Français consacraient le tiers de leurs dépenses au logement, soit 33,4% avec le chauffage et l’éclairage contre 23 % en 1998[3] ; ces dépenses sont de loin les dépenses les plus lourdes assumées par les ménages. Alors que de nombreux candidats à la présidentielle invoquent des mesures de soutien au pouvoir d’achat des Français, quelle est l’ampleur de la crise du logement et de la hausse des prix du logement ? Qu’en est-il des politiques publiques actuelles ?

Hausse des prix de l’immobilier et des loyers et dégradation des conditions de vie

Les tensions relatives au logement touchent les propriétaires comme les locataires et le parc immobilier privé comme le logement social.

En 2021, la hausse des prix de l’immobilier a été spectaculaire. Au troisième trimestre, elle était déjà de 7,1 % depuis le début de l’année. Et, en un an, le nombre de transactions a atteint le nombre record de 1 208 000, soit un bond de 23 %[4]. Bien sûr, la crise sanitaire et le ralentissement du marché en 2020 expliquent partiellement ces augmentations. Néanmoins, elles s’inscrivent dans une tendance antérieure à la crise et ne font que la confirmer. En réalité, le prix de l’immobilier connaît une hausse continue depuis plusieurs années. L’éclatement de la bulle en 2007-2008 (en 10 ans, les prix avaient été multipliés par 2,5, voire 3) s’était traduit par une relative stabilité pendant 7 ans. Mais, depuis 2015, les prix repartent à la hausse : + 26,1 % en 6 ans[5].

Il en est de même pour les loyers. L’indice de référence des loyers (IRL indexé sur l’inflation) qui fixe les plafonds d’augmentation annuelle des loyers est en hausse continue depuis 1998[6]. Plus exactement, la hausse avait ralenti entre 2012 et 2015, repris en 2016 avec encore un ralentissement en 2019-2020. Mais, avec la reprise de l’inflation, on peut craindre que les loyers repartent fortement à la hausse – ce qui est déjà le cas en 2021.

Pour ceux qui veulent – ou peuvent – accéder à la propriété, l’effort financier pour l’achat de biens immobiliers devient de plus en plus conséquent, ce qui contraint de plus en plus les autres dépenses des ménages. En effet, si l’on rapporte l’indice des prix des logements au revenu disponible, on obtient un ratio reflétant l’effort consenti. Pendant près de 35 ans, jusqu’en 1995, ce ratio était pratiquement stable – c’est le tunnel de Friggit – l’évolution des prix de l’immobilier était la même que celle des revenus.

Depuis, ce ratio est sorti du tunnel : il passe de 1 en 1998 à 1,72 pour la province, 2,65 pour Paris et 3,1 pour Lyon en 2021 – l’évolution des prix est devenue bien supérieure à celle des revenus. Cela a plusieurs conséquences. La durée moyenne du crédit immobilier ne cesse de s’allonger pour atteindre la moyenne record de 20 ans en 2021 (elle était de 13 ans en 2000)[7]. D’ailleurs, le Haut Conseil de Stabilité Financière (HCSF) a imposé une nouvelle réglementation depuis le 1er janvier 2022 : la durée maximale des crédits est plafonnée à 25 ans et le taux d’endettement strict de l’emprunteur ne peut plus dépasser 35 % des revenus. Les ménages les plus fragiles deviennent de moins en moins propriétaires de leur logement – selon l’Insee, le fléchissement se fait sentir dès 2008 et le nombre de nouvelles résidences principales stagne[8].

De fait, s’il est plus difficile d’accéder à la propriété, les efforts financiers concernent également les locataires et cela se mesure à l’aune des évolutions et adaptations observées relatives au « confort de vie » des ménages. En 50 ans, les conditions sanitaires se sont améliorées notamment grâce à l’élévation du niveau de vie et la mise en place de normes définissant les caractéristiques d’un logement décent : soit la surface minimale, l’absence de risque pour la sécurité et la santé du locataire, l’absence d’animaux nuisibles, une performance énergétique minimale et la mise à disposition de certains équipements[9].

Cela dit, on assiste ces dernières années à une dégradation des conditions de vie et du confort– hors questions sanitaires – que les confinements et le télétravail ont mis en lumière : par exemple, le surpeuplement (le manque d’une pièce ou plus) qui touche plus de 8,5 millions de personnes rend difficiles le travail et l’éducation à distance. De même, la colocation a évolué ; elle concerne maintenant d’abord les salariés à hauteur de 45 % et à 40 % seulement les étudiants. La précarité énergétique ne cesse d’augmenter : le taux d’effort énergétique de l’Observatoire de la précarité énergétique[10] est reparti à la hausse depuis 2016 : 20 % des Français ont déclaré avoir souffert du froid dans leur logement en 2020 et 36 % pour des raisons financières. L’augmentation des prix de l’énergie cette année va certainement contribuer à accentuer cette tendance…

Enfin, cette précarisation se lit aussi dans l’arbitrage fait par de nombreux ménages de s’éloigner de leur lieu de travail afin d’avoir accès à des logements moins coûteux – devant alors assumer le coût et les contraintes des transports – ou dans les chiffres relatifs à la mauvaise qualité des logements, au type de logement occupé (appartement, chambre), le statut d’occupation, etc. Clairement, si tout cela ne se traduit pas directement par un effort financier, on voit bien que ces évolutions qualitatives consenties visent à amortir le poids financier du logement.

Malheureusement, cette dégradation générale est à distinguer du mal logement… qui progresse lui aussi. Il concerne les personnes privées de logement personnel (sans domicile, vivant à l’hôtel ou chez un tiers…) ou vivant dans des conditions de logement très difficiles (normes sanitaires non respectées, ménages auxquels il manque au moins deux pièces…).

Selon la Fondation Abbé Pierre[11], la situation s’est dégradée et a été accentuée par la crise sanitaire : 3,5 millions de personnes étaient concernées en 2015, elles sont aujourd’hui 4,1 millions ; le nombre de sans domicile a doublé depuis 2012 ; 2,2 millions de ménages sont en demande de logements sociaux – un chiffre progressant 5 fois plus vite que le nombre de ménages. La situation est devenue tellement tendue qu’il est non seulement très difficile d’obtenir un logement social (les délais se rallongeant) mais que les plus fragiles n’ont plus accès aux logements sociaux. La précarisation des ménages candidats et la hausse des loyers de ces logements – due justement à la hausse des prix du foncier et à la baisse des aides publiques – excluent de fait les plus pauvres car leur taux d’effort atteint rapidement les fameux 30 % d’efforts financiers !

Une transformation des principaux acteurs

Quelles explications sont alors avancées pour comprendre cette hausse continue des prix ? L’évolution de la demande est souvent mise en cause. Le vieillissement de la population ralentit les transferts de propriété ; l’explosion du nombre de familles monoparentales gonfle la demande et la réoriente vers des logements plus petits ; les taux d’intérêt de l’immobilier sont particulièrement bas. Et depuis le début de la crise sanitaire, la demande pour les résidences secondaires, les maisons et les habitations dans des environnements plus apaisés (villes moyennes, campagne…) a clairement explosé. Toutefois, d’autres facteurs sont également à prendre en compte.

D’une part, la demande de logement pour des objectifs purement financiers structure le marché de l’immobilier. Certes, les Français sont réputés pour préférer « investir dans la pierre ». Néanmoins, on assiste à un mouvement de concentration de la propriété car l’immobilier s’est « financiarisé » : il est devenu un placement dont on cherche à maximiser les rendements. – l’ONU a publié un rapport en 2017 dénonçant les effets de cette tendance mondiale[12]. À la fin des années 1990, l’immobilier devient un actif financier comme les autres et entre dans les stratégies de diversification de portefeuille des investisseurs grâce à une série d’innovations financières[13].

On voit donc une intervention massive de fonds d’investissements (fonds bancaires ou fonds de grandes entreprises qui cherchent un retour sur investissement), le recours aux SIIC (société d’investissement immobilier cotée en bourse), un changement dans les comportements de placements des plus fortunés et de nouvelles techniques financières (pour le financement de l’endettement comme les crédits subprimes ou pour la cession des créances immobilières sur les marchés financiers soit la titrisation). Selon l’Insee[14], 24 % des Français les plus aisés détiennent plus de 68 % du parc immobilier et sont donc multipropriétaires et 3,5 % des Français détiennent… 50 % des logements en location possédés par un particulier !

Ce mouvement est d’autant plus amplifié que la hausse des prix encourage l’achat de biens immobiliers pouvant générer une plus-value intéressante, générant alors une hausse des prix, etc. On est alors dans un phénomène classique de bulle financière, dont l’objet ici est le logement. Dans les lieux touristiques, cette concentration est encore accentuée par le développement des plateformes de location courte, type AirBnB, qui entrent en concurrence avec les résidents et avec l’activité hôtelière. S’il est difficile d’estimer le nombre de logements uniquement destinés à un tel usage, le phénomène est d’une ampleur suffisante – la mairie de Paris donne l’estimation de 25 000 à 30 000 logements concernés – pour que les municipalités légifèrent.

Aussi, cette demande toujours plus forte de biens immobiliers à des fins spéculatives et non plus patrimoniales alimente largement la flambée des prix et des loyers – pour les logements ayant un rendement élevé. Elle est particulièrement vive dans les « lieux dit remarquables » comme les littoraux et les centres-villes historiques, maintenant une forte hausse des prix alors que l’on aurait pu s’attendre à une baisse des prix du fait de la défection des ménages pour les grandes villes.

D’autre part, l’offre de logements marque le pas : en moyenne, le parc immobilier n’augmente pas de plus de 1 % ces dernières années, ce qui reste nettement insuffisant. En 2017, plus 500 000 logements étaient en construction ; en 2020, ce chiffre est descendu à 381 600. Professionnels du bâtiment comme associations en faveur du logement en appellent à des plans massifs de construction impulsés par l’État ou les collectivités locales.

Du côté du logement social, le tableau est plus qu’en demi-teinte. Certaines communes sont déjà allées au-delà du quota demandé en 2025 par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), mais pour la plupart d’entre elles, il est désormais acquis que les objectifs ne seront pas atteints. Si le gouvernement avait annoncé en 2021 la construction de 125 000 logements sociaux par an, on a atteint difficilement les 95 000 l’an dernier… pour 2,2 millions de ménages qui ont fait une demande. Il faut dire que les dernières mesures ont complexifié la tâche des bailleurs sociaux : aides publiques en baisse, incitation à la privatisation et la vente de logements sociaux – la loi Élan de 2018 permet jusqu’à 40 000 cessions par an –, fragilisation de leurs ressources financières, etc… Or cela fait plusieurs années que les gouvernements successifs délaissent les politiques du logement.

Des marges de manœuvre politiques

Pourquoi se tourner vers la puissance publique ? Car la question du logement est hautement politique et les défis sont nombreux. Comme dit plus haut, elle constitue un élément fondamental du pouvoir d’achat des ménages, elle révèle les inégalités, entame la santé sociale des citoyens et elle est au cœur des problématiques écologiques puisque le logement a un impact environnemental important de par sa construction, ses dépenses d’énergie et les transports qu’il implique. La conception des bâtiments devient plus coûteuse et complexe du fait des nouvelles exigences de construction – pour davantage de durabilité – et des nouvelles réglementations thermiques ou acoustiques. En outre, l’habitat ne se conçoit plus sans la mobilité et l’aménagement du territoire. L’allongement des temps de trajet entre le domicile et le lieu de travail finit de complexifier l’équation. S’attaquer aux problèmes du logement nécessite donc a minima une impulsion publique.

Or, l’éventail des interventions publiques peut être large : aide à la construction, la réhabilitation et rénovation, aide aux paiements des loyers ou à l’accession à la propriété, etc. Néanmoins, les gouvernements successifs ont lentement abandonné les plans de support à la production de logement au profit de politiques d’accompagnement des ménages par le biais d’allocations notamment – allocations que le gouvernement actuel a d’ailleurs réduites en 2021 (7 % en moyenne, 10 % pour les étudiants, soit une économie de 4 milliards d’euros par an).

L’aide à la pierre, qui par le passé pouvait représenter 60 % des coûts d’un logement, a baissé ; par exemple, pour les logements sociaux, la subvention PALULOS pour travaux d’amélioration du confort ou de mise en conformité ne couvre plus que 10 % des coûts contre 20 % avant 1998. En revanche, on a vu se multiplier les outils fiscaux qui sont devenus les aides principales du secteur comme la TVA à 5,5 % sur les travaux et la construction ou les dispositif Robien, Borloo, Anah, ou Besson – qui encouragent l’achat de logements en vue de leur location et la concentration de la propriété. Préférant alors s’en remettre aux mécanismes de marché – l’offre et la demande devant s’ajuster – les pouvoirs publics ne proposent pas une politique de logement à la hauteur des enjeux sociaux, économiques, urbains et environnementaux.

Pourtant, plusieurs axes d’action sont possibles

En priorité bien sûr, le logement social a besoin de mesures de grande envergure. Dans un premier temps, il paraît indispensable que les villes respectent la loi SRU et que les sanctions soient enfin efficaces. Dans un second temps, la construction de logements sociaux – 150 000 par an étant une fourchette basse pour les associations – est nécessaire aussi bien pour offrir des logements à des prix abordables que pour atténuer les tensions sur le parc locatif. Il s’agit alors de réorienter la logique d’aide à la personne vers une logique plus globale de construction et réhabilitation ; le candidat Yannick Jadot prend d’ailleurs pour exemple le logement étudiant pour illustrer les besoins de construction et de rénovation. Quant aux logements très sociaux, il est même urgent de construire et d’accueillir dans la dignité les sans domiciles toujours plus nombreux.

Dans le même ordre d’idées, l’État pourrait mettre également en place un plan à l’intention du parc immobilier privé. Si c’est une nécessité en matière d’habitat – la fondation Abbé Pierre estime qu’il faudrait construire 500 000 logements par an –, c’est une nécessité économique, énergétique et écologique. Les fluctuations des prix de l’énergie fragilisent les ménages et une meilleure efficacité thermique diminue l’impact du logement sur l’environnement.

Aides directes à la pierre réelles – certains proposent jusqu’à 40 % des coûts des logements – ou dispositifs de prêts pourraient même être « compensés » grâce aux emplois créés. En outre, l’habitat de demain ne peut pas être pensé sans articulation avec les mobilités et l’aménagement – écologique – du territoire… que seule une planification de moyen et long terme permettrait de construire – planification réclamée par de nombreux acteurs politiques, associations, voire des acteurs du secteur.

En outre, plusieurs dispositifs pourraient être mis en place pour éviter la concentration foncière et les distorsions de prix dues à la financiarisation et à « l’uberisation » (le développement des locations courtes grâce aux plateformes de partage) de l’habitat. L’intervention des pouvoirs publics sur le marché par l’intermédiaire de foncières publiques permettrait de réguler les prix et de protéger certains territoires dans le cas où ces foncières seraient rattachées à une zone géographique. Repenser la fiscalité foncière et sa dégressivité – quand l’achat immobilier à une vocation locative – constituerait un levier de redistribution de ceux qui ont le plus de patrimoine vers les plus défavorisés.

Enfin, de nombreuses dispositions seraient possibles pour encadrer les loyers et soutenir les ménages. Encadrement simple, conditionné à la performance énergétique du logement ou à une part plus basse dans le budget des ménages (non plus 35 % en moyenne mais 20 % pour le candidat communiste), voire décote dans les zones tendues, les propositions en la matière ne manquent pas. Dans le même sens, les aides au logement pourraient s’appuyer sur le poids réel du logement pour les ménages et devenir des compléments quand ce dernier devient trop lourd…

La difficulté de se loger ou de faire face à cette contrainte financière ne cesse de croître. Mais elle nous amène à nous interroger sur le fonctionnement du marché immobilier et du parc locatif, sur la place de l’habitat dans nos sociétés en général. Or nous y retrouvons des excès bien connus du système économique : concentration de la propriété, distorsion des prix, creusement des inégalités, etc. Nous le voyons, la libéralisation et l’absence de régulation n’apportent pas de solution, bien au contraire. Agir pour un habitat apaisé et durable passerait par la concertation et une réelle vision de moyen

[1] Les Économistes atterrés (2021), De quoi avons-nous vraiment besoin ?, Les Liens qui libèrent, Paris.

[2] Rappelons que les loyers sont pris en compte dans l’indice des prix à la consommation qui mesure l’inflation mais pas le prix de l’immobilier.

[3] Insee (2021a), Tableau de bord de l'économie française, Édition 2021. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/30_RPC/35_CEM/35C_Figure3.

[4] Notaires de France (2021), Notes de conjoncture immobilière. Disponible sur : https://www.notaires.fr/fr/immobilier-fiscalit%C3%A9/prix-et-tendances-de-limmobilier/les-notes-de-conjoncture-immobili%C3%A8re

[5] Indice des prix des logements (neufs et anciens) – Brut – Base 100 en moyenne annuelle 2015. Voir Insee (2021), « Indice des prix des logements (neufs et anciens) », Statistiques et Études. Disponible sur https://www.insee.fr/fr/statistiques/serie/010001868#Graphique.

[6] L’Insee calcule cet indice en base 100 en 1998 et correspond à la moyenne, sur les 12 derniers mois, de l’évolution de l’indice des prix à la consommation. Il était à 132,62 fin 2021. Insee (2022), Indice de référence des loyers (IRL) - Base 100 4ème trimestre 1998. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3532378?sommaire=3530678&q=IRL.

[7] Observatoire Crédit Logement CSA (2021), La durée des crédits immobiliers aux particuliers, Novembre. Disponible sur : https://www.lobservatoirecreditlogement.fr/derniere-publication#3.

[8] Insee (2021b), 37,2 millions de logements en France au 1er janvier 2021. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5761272.

[9] La loi du 13 décembre 2000 définit les conditions minimales d’un logement décent. Voir : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000005632175/

[10] ONPE (2021), Tableau de bord de la précarité énergétique, édition 2021 (1er semestre). Disponible sur : https://onpe.org/sites/default/files/onpe_tableau_de_bord_2021_s1_vf_v07.1.pdf.

[11] Fondation Abbé Pierre (2022), L’état du mal-logement en France 2022, rapport annuel. Disponible sur : https://www.fondation-abbe-pierre.fr/actualites/27e-rapport-sur-letat-du-mal-logement-en-france-2022#telechargementreml2022

[12] ONU (2017), Rapport de la Rapporteuse spéciale sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ainsi que sur le droit à la non-discrimination à cet égard, Nations unies, Conseil des droits de l’Homme. Disponible sur : https://undocs.org/fr/A/HRC/34/51

[13] Plus exactement, la finance intervient à de nombreux niveaux – construction, transactions, structuration des financements, etc. – grâce à un « ensemble d’innovations juridiques et financières permettant la transformation des droits de propriété foncière en titres financiers » (Drozdz, M., Guironnet A. et Halbert L. (2020), Les villes à l’ère de la financiarisation, Métropolitiques. Disponible sur https://metropolitiques.eu/Les-villes-a-l-ere-de-la-financiarisation.html).

[14] Insee (2021c), 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers. Disponible sur : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432517?sommaire=5435421&q=%22logement+d%C3%A9tenu%22.

publié le 1° mars 2022

Ehpad : qui sont les responsables ?

Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr

Au-delà du scandale dévoilé par le livre les Fossoyeurs, de Victor Castanet, il est utile d’effectuer un retour en arrière pour mettre en avant les responsabilités des gouvernements qui se sont succédé depuis le début des années 1990 et qui sont à l’origine de cette situation.

La loi sur les Ehpad a été votée en janvier 2002 sous un gouvernement de gauche avec Bernard Kouchner comme ministre de la Santé. Il s’agissait de l’ouverture de ce secteur au privé lucratif, l’État déclarant ne pas avoir les moyens de répondre aux besoins grandissants du fait du vieillissement de la population. Le groupe Orpea, créé en 1989, a alors pu changer de dimension et en 2003 est apparu le groupe Korian, qui est aujourd’hui le premier opérateur en France dans les Ehpad. Puis de nombreuses autres sociétés se sont développées dans ce qui est appelé la silver economy ou l’or gris. En 2009, sous le gouvernement Sarkozy, deux députés UMP, Censi et Bouvard, font adopter un régime particulier pour les investissements immobiliers dans les Ehpad, ouvrant le doit à une défiscalisation. C’est ainsi qu’étant considéré en tant que médecin comme une personne ayant des revenus à placer, je reçois régulièrement des publicités m’incitant à investir dans, je cite, « un marché porteur du fait de l’allongement de la durée de vie et du vieillissement de la population augmentant considérablement la demande ». Il est ainsi promis des rendements annuels jusqu’à 5 ou 6 % et des réductions d’impôts permises par des dispositifs qui sont de véritables niches fiscales.

Nous ne pouvons aujourd’hui que constater la collusion des politiques avec les groupes privés qui génèrent des bénéfices considérables sur le dos de la Sécurité sociale, des retraités et de leurs enfants, soumis à l’obligation d’assurer le paiement de factures qui se montent en moyenne à 3 000 euros par mois, ce qui est bien au-delà du montant moyen des pensions de retraite. En effet, les ARS sollicitées depuis des années par les syndicats de salariés et les familles n’ont jamais joué leur rôle de contrôle. Cela a notamment été le cas de l’ARS d’Île-de-France, dirigée par Claude Évin, ancien ministre socialiste de la Santé, qui connaissait parfaitement le problème et qui essaie aujourd’hui de se dédouaner par presse interposée. Enfin, l’actuel gouvernement n’a jamais répondu au mouvement initié en 2018 et qui réclamait un encadrement d’un soignant par résident dans toutes les Ehpad, ce qui correspondrait à la création de 200 000 emplois. Donc ils savaient et ils n’ont rien fait. Nous en avons assez aujourd’hui des déclarations de contrition de la part de ceux qui sont responsables de cette situation. Nous demandons des actes et le premier doit être l’exclusion des opérateurs privés à but lucratif de toutes les activités de la santé et du médico-social.

publié le 17 février 2022

Un terrible parfum de krach

Bruno Odent sur www.humanite.fr

La finance, gavée par une injection massive de liquidités des banques centrales, multiplie les bulles spéculatives qui s’étendent jusqu’aux activités les plus vitales. Cette fuite en avant accroît les risques d’un krach : plus la bulle grossit... Tous les signes avant-coureurs d’une crise majeure sont là.

Il en est des krachs financiers comme des tremblements de terre. Ils sont précédés de secousses telluriques annonciatrices. La menace d’une crise d’une ampleur historique est maintenant repérée. À l’origine : la financiarisation de ces dernières années. Elle a connu un développement exponentiel avec la pandémie. Pendant le Covid, le capital a enflé, enflé, jusqu’à afficher une obésité monstrueuse inégalée, incarnée par quelques dizaines d’oligarques multimilliardaires. Des politiques publiques destinées à combattre « quoi qu’il en coûte », selon l’expression du président français Emmanuel Macron, les conséquences économiques des confinements, ont nourri cette énorme boursouflure. Les banques centrales ont déversé des milliers de milliards des crédits gratuits sur les banques et les grands opérateurs boursiers.

Les Bourses déconnectées

Or, ce flot d’argent obtenu par création monétaire – la planche à billets des instituts d’émission – n’a jamais vraiment servi à une stimulation salutaire de l’activité, tant il fut le plus souvent aspiré par les marchés financiers qui ont considéré cette manne comme une aubaine, non pour investir mais pour spéculer. Ainsi, par exemple, des milliers de firmes ont utilisé ces prêts gratuits pour racheter au meilleur compte leurs propres actions, dans le seul objectif de booster leurs cours à la Bourse de Paris, de Francfort ou à Wall Street.

Les actionnaires ont vu exploser la valeur de leurs titres. La fortune d’un Elon Musk, misant sur ses SUV électriques et la privatisation de la banlieue spatiale de la planète, a été projetée (notre chiffre) à des niveaux stratosphériques ; en dépit des impostures vertes que constituent les choix de développement imposés. Pendant ce temps-là, les investissements dans les services publics, la formation, la santé, l’écologie ou la recherche, réputés financièrement non rentables, sont restés réduits à la portion congrue.

L’austérité qui vient

Un gouffre s’est creusé entre les Bourses et le monde. On ne compte plus les « bulles » financières : immobilier, matières premières, numérique, cryptomonnaies, ces devises virtuelles. La prise de contrôle par la finance – et ses critères de rentiers – s’étend jusqu’aux activités les plus vitales et concrètes, comme celles des géants mondiaux de la pharmacie, des maisons de retraite européennes ou des universités états-uniennes avec une dette étudiante au montant astronomique. Un tel degré de financiarisation de l’économie n’a jamais été atteint. Il fait dire dans le « Guardian » au Britannique Jeremy Grantham, observateur avisé de la scène financière, que le cap est mis sur « un super krach ».

Le high-tech états-unien (Facebook, Microsoft, Netflix, etc.), gonflé à bloc par tous les parieurs des casinos financiers, est très malmené. L’indice Nasdaq sur lequel il est cotée à Wall Street a perdu plus de 12 % sur son record atteint en novembre. Pas encore un krach, défini à partir de 30 % de chute. Mais cette secousse tellurique est enregistrée comme un très sérieux symptôme. Comme l’est l’irruption de l’inflation.

Traduction de la transmission de la surchauffe financière à l’économie, elle précipite le retournement de tendance. Elle fait craindre un arrêt plus ou moins brutal du robinet à crédits gratuits des banques centrales. La Réserve fédérale états-unienne (Fed) a déjà annoncé la couleur : elle augmentera ses taux d’intérêt dès mars pour combattre une flambée des prix de 7 %, plus jamais vue Outre-Atlantique depuis quarante ans.

Le tour de vis monétaire est l’outil standard des institutions financières pour enrayer une flambée des prix qui ronge la valeur des placements. L’austérité serait le seul moyen de la juguler et donc de faire payer, selon une logique de classe éprouvée, les exubérances spéculatives passées aux travailleurs et aux citoyens ordinaires en barrant la route à l’augmentation des salaires ou (et) des dépenses publiques.

Dilemme : le retour à de telles règles signifie aussi la fin de l’ère de l’argent facile déversé sur les Bourses et peut déclencher une chute vertigineuse des indices. Le monde est prévenu. Seule une mobilisation de ceux à qui l’on voudra, selon un scénario bien rodé, faire payer au prix le plus fort la crise annoncée, peut empêcher un nouveau cataclysme. L’argent, son utilisation, sa gestion, ne sauraient rester plus longtemps l’apanage d’une dictature des marchés. Les travailleurs et les citoyens ont besoin d’accéder à de nouveaux pouvoirs pour orienter les crédits à taux nuls des banques centrales vers les investissements si indispensables aujourd’hui à la survie et au développement de toute l’humanité.

Les clés sont à la BCE

En Europe, la BCE détient les clés d’une sortie de crise. On lui suggère bruyamment d’emboîter le pas à la Réserve fédérale états-unienne et d’augmenter ses taux d’intérêt pour combattre l’inflation. Mais une telle hausse, synonyme d’austérité, serait le meilleur moyen de faire replonger l’économie. Maintenir des crédits quasi gratuits est indispensable. « Mais à condition d’enclencher un changement complet de paradigme dans leur attribution », soulignent les économistes du PCF. Il s’agit de financer au meilleur compte les biens communs, l’activité utile et non plus les poids lourds des Bourses. Aux premiers serait réservé l’accès aux crédits gratuits, destinés à des investissements riches en emploi, en formation, pour les services publics ou la lutte contre le réchauffement climatique. On pourrait y parvenir immédiatement, sans même devoir attendre une hypothétique révision des traités européens, grâce à la création d’un fonds européen ad hoc solidaire refinancé par la banque centrale.

 publié le 12 février 2022

Filière nucléaire : Macron tente d’effacer son passif

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Il fallait faire oublier le désastre d’Alstom, dans lequel il porte une lourde responsabilité. Jeudi, Emmanuel Macron a annoncé à Belfort le rachat de l’activité nucléaire à General Electric, censée être au centre de sa politique énergétique.

Avant même d’entendre le discours d’Emmanuel Macron ce jeudi 10 février, les salariés de General Electric (GE) à Belfort ne se faisaient aucune illusion : ils risquaient d’être les figurants d’« un coup de com », d’une énième « carte postale » adressée dans une campagne qui ne dit pas son nom. Et cela a bien été un discours de campagne électorale.

Le président de la République a annoncé sa grande relance du nucléaire en France, et présenté sa vision de la politique énergétique pour le pays, à mille lieues de ce qu’il a soutenu et réalisé pendant cinq ans. Concédant parfois à tous les salarié·es qui mènent bataille depuis des années qu’ils et elles avaient eu raison dans leur résistance.

L’avenir pour Emmanuel Macron passe désormais par le nucléaire. Il souhaite la construction de 6 EPR2 d’ici à 2035 – un calendrier jugé totalement irréaliste pour les connaisseurs du secteur. Il entend y ajouter 8 EPR2 en option. Mais tout cela n’en est qu’au stade des annonces : « Nous avancerons ainsi par paliers. […] Nous allons engager dès les semaines à venir les chantiers préparatoires : finalisation des études de conception, saisine de la Commission nationale du débat public, définition des lieux d’implantation de trois paires d’EPR, montée en charge de la filière. »

Au cœur de cette stratégie, Emmanuel Macron a décidé de placer le rachat de l’activité nucléaire (les turbines Arabelle, les alternateurs, etc., composants indispensables dans toute construction de réacteurs dont l’essentiel est fabriqué à Belfort) de l’ancienne branche énergie d’Alstom vendue à GE en 2015, quand Emmanuel Macron était ministre de l’économie. Cette opération est censée incarner la volonté de reconquête industrielle du candidat, le retour à une souveraineté mise à mal pendant des décennies. Et surtout gommer par magie le désastre de la vente d’Alstom. Une catastrophe industrielle dont il est en grande partie responsable et qu’il ne parvient pas à faire oublier.

« C’est pathétique. Il essaie d’effacer l’erreur qu’il a commise. Si on n’avait pas eu le malheur d’entrer chez GE, on n’aurait pas aujourd’hui à en sortir », s’indigne Laurent Santoire, délégué syndical central CGT de GE power, résumant en quelques mots le sentiment partagé par les responsables de l’intersyndicale du groupe à Belfort. « C’est l’aveu de Macron qu’il s’est lourdement trompé sur notre souveraineté, lourdement trompé sur GE, qui a conduit le groupe à la Berezina. Il tente de tout faire oublier en espérant que les Français ont une mémoire de poisson rouge [moins d’une minute, selon les scientifiques – ndlr] »,  renchérit le député LR Olivier Marleix, ancien président de la commission d’enquête sur la politique industrielle de l’État, qui a mis au jour nombre de manœuvres dans ce dossier.

La mémoire de l’affaire Alstom

Les salarié·es de Belfort, et plus largement la population du territoire, n’ont rien oublié pour leur part. Ils et elles connaissent sur le bout des doigts le rôle joué par Emmanuel Macron dans ce qui est appelé ici le scandale Alstom : ses plans secrets, alors qu’il était secrétaire général de l’Élysée, lancés dès septembre 2012 à l’insu du gouvernement pour faire tomber Alstom dans les bras de GE ; son opposition en 2014 aux tentatives d’Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, accusé de vouloir faire en France un « Cuba sans le soleil », quand il tentait de contrer le rachat du géant américain ; le démantèlement assumé, dès sa nomination au ministère de l’économie, des maigres protections négociées par son prédécesseur.

Ils n’oublient surtout pas « le saccage industriel », comme le définit Philippe Petitcolin, coordinateur national CFE-CGC à GE, depuis ce rachat. Sept ans au cours desquels les activités industrielles ont été « réorganisées », délocalisées, démantelées. Sept ans pendant lesquels les plans sociaux se sont enchaînés dans tout le groupe, dans toutes les branches. Plus de 5 000 emplois ont ainsi disparu, dont 1 200 rien que dans la branche énergie à Belfort. Sept ans où l’État a fait preuve d’une bienveillance inattendue à l’égard de GE et a décidé de fermer les yeux.

Lors de la reprise des activités d’Alstom, le groupe américain avait pris des engagements fermes auprès des pouvoirs publics, promettant de créer 5 000 emplois en France au cours des trois années suivantes, de faire de Belfort le centre mondial pour les turbines à gaz, de développer les activités énergie du groupe. « Aucun de ces engagements n’a été tenu, rappelle Philippe Petitcolin. Et le gouvernement n’a rien dit. » Même lorsque l’intersyndicale a mis au jour, documents à l’appui, le montage d’évasion fiscale mis en place par GE pour échapper à l’impôt en France, il a détourné le regard.

À entendre le ministre des finances, Bruno Le Maire, tout cela relève du passé. Il faut savoir tourner la page. Et il n’y a aucune volte-face dans la conduite du gouvernement. Seules la situation, la crise énergétique auraient tout changé. « La décision d’Emmanuel Macron de réinvestir massivement dans le nucléaire est une excellente nouvelle. Elle va permettre à la France de faire face à la transition climatique, de garantir son indépendance énergétique et de rester un des leaders mondiaux dans le domaine », a-t-il expliqué au micro de France Inter le 7 février.

Un rachat bricolé dans l’urgence

Le rachat des équipements industriels spécialisés de GE s’inscrit dans le cadre de cette relance annoncée. L’idée de ce rachat sur cette entité où l’État français gardait encore un droit de veto cheminait depuis plus de trois ans. Dès sa sortie de prison des États-Unis, Frédéric Pierucci, ancien cadre dirigeant d’Alstom accusé de corruption par la justice américaine en 2013 et celui par lequel arrive le scandale Alstom, tente de monter un tour de table pour la racheter. Un autre industriel spécialisé dans les services nucléaires, qui préfère garder l’anonymat, était aussi sur les rangs.

Parfaitement informé de ces projets, l’Élysée en a récupéré l’idée au moment où le conglomérat américain, en pleine déconfiture, a décidé de céder toutes ses activités dans l’énergie, notamment pour se recentrer sur l’aéronautique. La proposition élyséenne avait d’autant plus de chances d’être entendue par GE que son dirigeant en France est Hugh Bailey, ancien conseiller technique d’Emmanuel Macron à Bercy. Une solution de reprise a été imaginée et EDF a été désigné par l’Élysée comme le candidat naturel pour reprendre l’activité.

Est-il pertinent d’intégrer de nouvelles activités d’équipements industriels au sein d’un groupe opérateur ? Que deviennent les relations avec le groupe russe Rosatom, concurrent d’EDF , mais principal client de la branche ? Mystère. Le mot nucléaire semble suffire pour justifier tout.

Mais que rachète EDF exactement ? Au moment où Emmanuel Macron fait ses annonces à Belfort, rien n’est encore signé entre EDF et GE. Le conseil d’administration du groupe public s’est juste prononcé le 7 février sur une intention de rachat. Mais, à ce stade, les contours restent encore flous. Acceptant une nouvelle fois de se faire tordre le bras par le pouvoir, la direction de l’électricien a toutefois posé comme condition de n’acheter que les seules activités nucléaires de GE. « On achète une entité qui n’existe pas. Cela entraîne un détourage compliqué, car il y a aussi les turbines pour les centrales au charbon et au gaz », reconnaît un cadre d’EDF.

Depuis des mois, les équipes d’EDF et celles de GE, accompagnées de banquiers d’affaires, tracent donc des projets selon des pointillés, prenant telle portion de l’activité, en rejetant une autre. EDF devrait racheter l’unité qui fabrique les équipements pour les centrales en construction, les services de maintenance et d’entretien pour les centrales déjà en fonctionnement. Le groupe doit aussi récupérer les brevets. Mais des interrogations subsistent notamment sur le sort réservé à l’ingénierie des commandes des systèmes (le cerveau des centrales qui permet de les piloter). Au total, la nouvelle entité devrait employer 3 500 personnes dans le monde (le groupe a des implantations importantes en Grande-Bretagne et en Inde), dont 2 500 en France.

« C’est ignorer ce qu’est notre industrie. Il y a des partages d’expérience, de compétences en permanence dans nos différents métiers. Et que vont devenir les 300 salariés qui travaillent sur les centrales charbon et au gaz ? Qu’advient-il des activités Grid (réseaux), hydro (pour les barrages) et renouvelables, qui sont ne sont pas rachetées mais qui sont pourtant indispensables dans la transition énergétique », interroge Laurent Santoire. À Belfort, tous redoutent le sort que GE projette pour ces activités.

En dépit des annonces, l’opération suscite plus de questions que d’approbation. Beaucoup ont le sentiment d’une opération bricolée à la va-vite pour permettre à Emmanuel Macron de faire ses annonces de campagne. « Emmanuel Macron a mis une telle pression politique dans ce dossier qu’EDF devient l’otage de GE. C’est irresponsable », critique Olivier Marleix.

Une vision sans moyens

Parmi les points les plus critiqués, il y a le coût du rachat. Selon plusieurs sources, EDF rachèterait l’ensemble pour environ 270 millions d’euros, alors qu’au moment du rachat par GE, il était valorisé 558 millions. « Le gouvernement parle d’une bonne affaire. Mais ce n’est pas vrai. Parce que GE va partir avec toute la trésorerie des activités nucléaires », s’indigne Philippe Petitcolin. Cet abandon de trésorerie, ajouté à une reprise partielle de la dette, change notablement l’addition finale : au lieu des 270 millions d’euros annoncés, l’opération s’élève à 1,2 milliard d’euros. Ce qui n’est pas la même chose et laisse entrevoir la plus-value réelle que devrait réaliser GE. En sept ans, le groupe américain est appelé à plus que doubler sa mise de départ, alors que sa conduite a été catastrophique.

Cette disparition de la trésorerie inquiète au plus haut point les salarié·es de GE. Car ce n’est pas de l’argent accumulé, ce sont les avances que paient les clients, comme dans tous les grands contrats d’équipements, au moment de la commande, et qui servent à financer les réalisations par la suite. Comment vont-ils faire pour honorer ces contrats ? EDF est-il en capacité de reconstituer au plus vite leur trésorerie comme cela s’impose ?

À Belfort, les derniers déboires de l’électricien public, obligé par le gouvernement de revendre à perte de l’électricité à ses concurrents au nom de la défense du pouvoir d’achat des ménages, n’ont échappé à personne. Tout le monde a compris que la politique du « en même temps » de l’énergie, prônée par le pouvoir, allait plomber durablement EDF. Comment le groupe public, qui risque de perdre 8 milliards d’euros par décision gouvernementale, qui doit faire des investissements considérables dans son parc actuel, qui doit assumer déjà la construction de trois EPR – un à Flamanville, deux sur le site britannique de Hinkley Point –, va-t-il pouvoir dégager les ressources financières nécessaires pour soutenir une activité qui n’est pas au cœur de son métier ?

« On risque d’être virtuellement dans une situation de déficit permanent et de ne pas changer de logique, en continuant à aligner les plans d’économie, les plans sociaux, redoute Laurent Santoire. Le temps de la politique et de la finance, celui des annonces, cela suffit. Il faut retrouver le temps long de l’industrie. »

« Si l’on veut relancer le nucléaire, il faut reconstruire une vraie filière industrielle », renchérit Philippe Petitcolin, pointant les destructions intervenues au cours de ces dernières décennies. Dans son discours, Emmanuel Macron se veut rassurant. Grâce à lui, toutes les difficultés sont derrière : « En donnant de la visibilité avec des entrées en fonction en 2035, puis un deuxième palier qui ira même au-delà, on se donne une profondeur de champ qui permet de donner du plan de charge, de développer et de planifier le développement, dont on a besoin, et aussi préparer et monter les compétences », a-t-il expliqué.

« Il y a un écart substantiel entre la vision et les moyens », pointe Philippe Petitcolin. 6 EPR et peut-être 8 en plus sont promis, mais rien n’est dit sur les financements, sur les investissements nécessaires, sur la nécessaire reconstruction d’un écosystème avec les partenaires, les sous-traitants qui ont été laminés par GE. Pourtant 80 % des composants d’une turbine sont achetés à l’extérieur. Rien de très concret non plus sur la formation, la montée en qualité, la transmission des compétences et des savoir-faire. « Rien ne s’improvise dans l’industrie », dit Laurent Santoire. « Il faut entre trois et cinq ans pour qu’un salarié sache parfaitement des machines et des équipements pour fabriquer une turbine », rappelle–t-il en guise d’exemple.

Mais à aucun moment le pouvoir n’a cru bon d’entendre ces récits du terrain. Pas une seule fois, les conseillers, le groupe EDF, les banquiers n’ont souhaité rencontrer les délégué·es du personnel de GE ou des salarié·es pour les écouter, entendre leurs expériences. Comme au temps de la vente de GE, comme sur tous les dossiers industriels sur lesquels l’Élysée entend avoir la haute main, tout se discute et s’arbitre en petit comité. Rien qu’en cela Emmanuel Macron montre qu’il n’a tiré aucune leçon de ses erreurs sur Alstom et illustre sa profonde incompréhension de l’industrie.

 publié le 11 février 2022

Entretien. Jean-Marie Harribey : « Le “monde d’avant”, la cause des désastres »

Jérôme Skalski sur www.humanite.fr

Économie - Dans son dernier ouvrage, En finir avec le capitalovirus, le chercheur interroge de manière critique la crise que nous traversons, et travaille à une « alternative possible ».

Maître de conférences honoraire en économie, coprésident d’Attac de 2006 à 2009, membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic, Jean-Marie Harribey est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont la Richesse, la valeur et l’inestimable (Les liens qui ­libèrent, 2013) et les Feuilles mortes du capitalisme (Le Bord de l’eau, 2014). Son dernier ouvrage, En finir avec le capitalisme (1), fait suite aux réflexions engagées dans le Trou noir du capitalisme. « Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le ­travail, instituer les communs et socialiser la monnaie. » Il est sous-titré : « L’alternative est possible. »

Dans votre ouvrage, vous analysez la crise du Covid comme un révélateur de l’« absurdité » du capitalisme. En quoi le capitalisme actuel peut-il être qualifié de cette manière ?

J’ai donné à ce livre le titre En finir avec le capitalovirus, avec un sous-titre « L’alternative est possible », pour signifier deux choses. Fondamentalement, le capitalisme broie simultanément la force de travail et la nature pour assouvir sa soif de profit. Tout doit devenir marchandise, même au risque de compromettre les conditions de la vie sur la planète Terre, tant celles des humains que celles de tous les vivants, ainsi que les équilibres écologiques. Au-delà même de la brutalité et de la vénalité de l’exploitation, c’est le comble de l’absurde. Et s’il fallait encore une preuve supplémentaire de l’inhumanité du capitalisme, on la trouverait dans la violence du traitement infligé aux personnes âgées dans les Ehpad possédés par la multinationale Orpea. Marchandiser tout le vivant va jusqu’à développer un marché de la mort.

Pourquoi faites-vous de cette crise l’expression d’une tendance structurelle du capitalisme contemporain et non pas l’effet d’un facteur externe ?

La crise déclenchée par le Covid doit être reliée à la dynamique de l’accumulation du capital, qui se nourrit d’une croissance économique sans fin, et aux transformations des cinquante dernières années néolibérales. La déforestation, l’agriculture intensive, l’urbanisation toujours plus étendue ont contribué à effacer peu à peu les frontières séparant les habitats de la faune sauvage et ceux des humains. La survenue des zoonoses en est grandement facilitée. La libre circulation des marchandises dans le monde a fait le reste pour, en quelques semaines, produire une pandémie. Dès lors, on ne peut croire à un accident de parcours, il convient au contraire de mettre ce choc en relation avec l’évolution du système capitaliste mondialisé. Or, celui-ci est frappé depuis plus de deux décennies par une forte diminution de la progression de la productivité du travail dans tous les pays, errodant ainsi les potentialités de rentabilité du ­capital – qui ne peut être rétablie que par une restriction des salaires et des droits sociaux et par une fuite en avant financière. Dit dans les termes de Marx, nous avons affaire, en ce début du XXIe siècle, à une conjonction de contradictions sociales et écologiques sur lesquelles est venue se greffer la récession due à la pandémie.

Pour en caractériser l’alternative, vous en appelez à une « grande transformation », selon l’expression de Karl Polanyi, mais « nouvelle ». Quels domaines de la vie sociale vise-t-elle ?

Je mobilise Marx pour comprendre la situation et penser la possibilité du socialisme et du communisme. Mais il faut ouvrir le chemin pour y parvenir, et c’est là que peut nous aider Polanyi, qui avait eu l’intuition de la mort de la société si le travail, la terre et la monnaie étaient transformés en marchandises. J’examine donc une inversion de ce sombre destin. Après des années de dégradation de la condition au travail, le monde, hébété, a découvert que le travail était essentiel, et que le travail le plus essentiel était celui qui était le plus méprisé et dévalorisé ! Mieux encore, le travail accompli dans les services publics non marchands (notamment à l’hôpital, à l’école) est hautement utile et productif, alors que le mantra libéral est de réduire ces services ou de les privatiser. La réhabilitation du travail passe alors par un partage des revenus en sa faveur et par l’instauration de droits non seulement d’ordre social, mais aussi de droit au contrôle des décisions dans les entreprises. La perte de la biodiversité, les pollutions multiples et le réchauffement du climat nous obligent à ériger l’eau, l’air, le climat, les ressources naturelles et aussi les connaissances en biens communs, à les gérer démocratiquement et à en permettre l’accès à tous. La pandémie nous fournit un exemple : les vaccins ne doivent pas devenir des marchandises  – tel est l’enjeu de la levée des brevets détenus par les firmes multinationales. Il s’ensuit que l’on ne peut mettre fin à l’exploitation conjointe du travail et de la nature qu’en concevant une réponse simultanée à la question sociale et à la question écologique, et cela dans nos pays développés et a fortiori dans tous les autres.

Vous abordez en particulier la question de la monnaie et de la dette. Pourquoi et comment sortir de leur subordination capitaliste ?

Ce sont les leçons de la crise financière de 2007 et de la pandémie. Les grandes banques centrales (Réserve fédérale américaine, Banque centrale européenne (BCE), Banque d’Angleterre, Banque du Japon) ont été obligées de réduire leurs taux d’intérêt et de racheter des masses considérables de titres de dette, permettant ainsi aux États de se financer à moindre coût sur les marchés financiers, puisque la crise pandémique imposait aux États de sortir momentanément de leurs dogmes austéritaires. Plusieurs débats ont donc été ouverts, à rebours de l’orthodoxie dominante. Puisque le bilan de la BCE grossissait à vue d’œil (il a été multiplié par huit en dix ans), la question s’est posée d’annuler les dettes publiques qu’elle détenait, non pas pour obtenir de nouvelles ressources, mais pour enfoncer un coin dans l’orthodoxie monétaire, notamment contre l’interdiction faite à la BCE de prêter directement aux États. À l’heure où, en France, plus de 100 milliards d’euros d’investissements par an pendant plusieurs décennies seront nécessaires pour investir en faveur de la transition écologique (entre 400 et 500 milliards à l’échelle de l’Union européenne), il n’est pas concevable que l’État et les collectivités territoriales ne puissent faire appel à un financement monétaire par la Banque centrale et qu’ils continuent à être obligés d’emprunter sur les marchés financiers. Enfin, le contrôle démocratique de la BCE doit s’exercer pour que celle-ci ne puisse refinancer les banques que si les crédits que celles-ci accordent à l’économie répondent à des critères sociaux et environnementaux stricts, loin de la taxonomie de la Commission européenne qui intègre le gaz et l’énergie nucléaire dans les activités « vertes » ou « durables ».

Un autre aspect de votre réflexion concerne le travail et l’environnement dans leur interaction. Pourquoi cette question occupe-t-elle une place centrale dans le processus d’émancipation sociale ?

Historiquement, la lutte du prolétariat s’est placée sous l’aspiration à l’émancipation, a contrario de l’aliénation subie en premier lieu dans le travail, afin d’obtenir des conditions de travail décentes, de réduire le temps de travail, de conquérir des droits et des protections. Cette quête d’émancipation s’inscrivait dans la perspective d’une société débarrassée de la logique capitaliste, vers le socialisme et le communisme. Cette perspective ne s’est pas éteinte malgré les échecs politiques du XXe siècle. Mais elle est renouvelée à la faveur de la prise de conscience écologique. Le travail est toujours la source de la valeur produite dans l’économie, et l’exigence d’une répartition égale des revenus est toujours aussi forte, mais la préservation des équilibres écologiques impose de penser la qualité et la soutenabilité de la production. Ainsi, s’interroger sur les finalités du travail est au cœur d’une stratégie à la fois sociale et écologique. C’est là que les difficultés commencent, car il faut bâtir des alliances entre toutes les forces sociales qui subissent les coups du capitalisme sauvage : réunifier la classe populaire autour des enjeux socio-écologiques désormais indissociables. C’est dire le chemin étroit à explorer face à une social-­démocratie qui a tout perdu (le social et la démocratie) et une écologie politique qui se pose en surplomb de tout mais qui peine à prononcer le mot « capitalisme », qui ignore la classe prolétaire toujours plus nombreuse à l’échelle du monde et qui se perd dans sa dernière lubie : la classe écologique, bien sûr sans antagonisme avec le capital. On l’a vu avec la pandémie, la qualité de la vie en société dépend beaucoup des institutions et des infrastructures collectives qui permettent de socialiser les forces de travail et les ressources. Si, comme je le soutiens contre les libéraux et aussi les marxistes traditionnels, le financement des services non marchands n’est pas prélevé sur l’activité marchande mais sur un produit total déjà augmenté du produit non marchand, il faut agir pour que le périmètre des activités non marchandes soit élargi et non rétréci. C’est alors que les investissements publics de transition prendront leur sens et montreront leur efficacité. Cependant, l’aspect économique ne revêt qu’une partie des enjeux. Instituer les biens communs comporte une dimension anthropologique. Marx disait que l’homme noue par son travail une relation métabolique avec la nature. Il faut voir cette idée féconde à l’aune du changement radical du rapport entre la société et la nature, entre la culture et la nature, qu’impose la crise écologique provoquée par la dynamique mortifère du capitalisme. En effet, la rupture nécessaire avec le capitalisme porte bien entendu sur les conditions sociales et écologiques d’une vie bonne, mais, en outre, les sciences sociales et politiques sont confrontées aujourd’hui à un bouleversement épistémologique : dans une Terre habitée par des humains et des non-humains, il s’agit d’imaginer une communauté de vivants, hors de toute vision de domination prédatrice de la nature. En d’autres termes, un nouveau regard sur la philosophie des Lumières, associant droits humains et devoirs envers tout le vivant.

Pourquoi écologie libérale-compatible, plans classiques de relance et revenu minimum universel sont-ils en dessous de toute solution réelle ?

Tout est lié, bien sûr, mais votre question réunit trois plans que je vais un instant séparer pour les traiter. D’abord, les cercles dirigeants, politiques et économiques, ont bien compris maintenant qu’il y avait un enjeu environnemental à relever. Mais, loin d’adopter rapidement des mesures en faveur d’une réelle transition (voyez le résultat désastreux de la COP26 à Glasgow), ils font le pari de l’ouverture d’un marché « vert », grâce à une finance « verte » fondée sur la multiplication d’actifs financiers affublés de la même couleur, pendant que les multinationales repeignent leur communication et que les banques continuent de financer les industries fossiles ou extractives. Le capitalisme vert et la croissance verte sont des oxymores. Il s’ensuit que les plans de relance imaginés pour sortir de la crise pandémique font comme si l’on pouvait retrouver la trajectoire ancienne, une fois la « parenthèse » de la pandémie refermée. Le « monde d’après » comme clone du « monde d’avant ». Mais c’est justement celui-ci qui est la cause des désastres. Le cocasse, si ce n’était pas dramatique, est que les centaines de milliards à l’échelle européenne prévus pour le budget 2021-2027 seraient à peine suffisants pour une seule année. La problématique du revenu universel inconditionnel part d’un bon sentiment, mais se heurte à des contradictions insurmontables. D’abord, le risque est de le voir s’instaurer, au moins en partie, à la place de la protection sociale. Ensuite, il surfe sur la croyance en une manne miraculeuse qui jaillirait du dehors du travail productif collectif. Enfin, au lieu d’imaginer une réduction du temps de travail répartie sur tous, ils ne l’envisagent que par un retrait individuel de l’emploi. Au-delà de ces aspects économiques, les partisans du revenu universel abandonnent trop souvent la nécessité d’une insertion des individus dans toutes les sphères de la vie sociale, en l’occurrence celle du travail. La réduction de la pauvreté ne passera pas par un revenu universel mais par un bouleversement qualitatif du système productif et de l’emploi et, dans l’attente que celui-ci produise ses effets, par le versement d’un revenu garanti à ceux qui sont dépourvus d’emploi.

En quoi l’émancipation peut-elle s’identifier à l’émergence d’un socialisme démocratique et écologique à inventer ?

Quand on fait le bilan analytique, on mesure la difficulté stratégique pour enclencher les transformations radicales. Les rapports de forces étant bloqués en faveur du capital à peu près partout dans le monde, le risque autoritaire, pour ne pas dire plus, grandissant chaque jour, la condition première pour amorcer les transformations peut être l’introduction de la démocratie dans tous les rouages de la société, à commencer par les entreprises dont elle est totalement absente. La mise sous contrôle citoyen des décisions engageant l’avenir permettrait de jeter les bases d’une planification démocratique dont on a urgemment besoin pour rendre compatible l’ensemble des objectifs sociaux et écologiques. Cela signifie que la question de la propriété collective des moyens de production, fer de lance du socialisme au XXe siècle, n’est pas abandonnée mais radicalement remodelée sous les impératifs de la démocratie, du respect du travail et de l’institution des biens communs inaliénables.

(1) En finir avec le capitalovirus, de Jean-Marie Harribey, éditions Dunod, 220 pages, 17,90 euros.

publié le 10 février 2022

Chiffres du chômage :
les 4 vérités dont
le gouvernement
se garde bien de parler

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Peut-on se réjouir de l’impressionnante baisse du nombre d’inscrits à Pôle emploi en 2021 ? Le gouvernement s’enorgueillit de ce bilan. Mais ce recul masque d’autres réalités moins reluisantes. Explications

« Une année exceptionnelle pour l’emploi. » Face à une baisse peu ordinaire des chiffres du chômage au cours de l’année 2021, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, ne manque pas de s’autocongratuler. Les commentaires élogieux n’ont pas non plus tari pour qualifier les données : les chiffres seraient au plus bas, la baisse exceptionnelle.

En France, hors Mayotte, les personnes inscrites à Pôle emploi en catégorie A (regroupant celles n’ayant pas travaillé du tout) étaient 12,6 % moins nombreuses au quatrième trimestre de l’année 2021 qu’au quatrième trimestre 2020, selon la Dares, service des statistiques du ministère du Travail. Le presque candidat Emmanuel Macron a déjà commencé à surfer sur la bonne nouvelle pour en faire un élément de son bilan. À y regarder de près, pourtant, l’équation n’est pas vraiment époustouflante.

1. Derrière la baisse, la précarisation des travailleurs

La baisse du nombre de chômeurs n’ayant eu aucune activité a de quoi faire parler d’elle : elle est la plus importante depuis plus de dix ans. Pourtant, cette donnée est loin de signifier que la courbe du chômage s’est drastiquement inversée.

Toutes catégories confondues, la chute n’est que de 4,3 % en un an. « Il existe un phénomène de vases communicants entre la catégorie A et les catégories B et C. Cela n’est pas le signe d’une reprise d’un emploi de qualité, ça signifie que l’on remplace du chômage à temps complet par de l’emploi précaire », observe Pierre-Édouard Magnan, président du Mouvement national des chômeurs et des précaires.

En effet, en dépit de la forte baisse de la catégorie A, la seule mise en lumière par le gouvernement, les comptages des chômeurs ayant exercé au maximum 78 heures par mois (catégorie B) ou plus de 78 heures par mois (catégorie C) ont augmenté de respectivement 0,6 % et 8,6 % en 2021, en France métropolitaine. La forte progression du nombre de chômeurs en catégorie D, regroupant les privés d’emploi non tenus d’effectuer des recherches actives pour cause de formation ou de maladie, relativise aussi le bilan du gouvernement : leur nombre a gonflé de 6,3 % en un an…

Le constat est encore plus mitigé lorsqu’on se penche sur l’ancienneté des privés d’emploi. Au quatrième trimestre 2021, le nombre de personnes au chômage depuis une période de six mois à moins de deux ans a chuté de plus de 14 %. Au contraire, le nombre de sans-emploi depuis plus de trois ans, lui, n’a fait que stagner. Le chômage de longue durée reste une triste réalité.

2. Un simple phénomène de rattrapage ?

À en croire ces derniers chiffres, il semblerait que les personnes ayant perdu leur emploi pendant les confinements aient retrouvé une activité. Ainsi, la baisse impressionnante du chômage n’est-elle que l’effet du rattrapage des suppressions de postes enregistrées en 2020, année noire pour l’emploi. Les études de la Dares témoignent d’une envolée spectaculaire du nombre de chômeurs au début de l’année 2020. En catégories A, B et C, le total des sans-emploi avait augmenté de 6,4 % entre le dernier trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, en France hors Mayotte.

La destruction d’emploi est encore plus colossale si l’on s’arrête sur les catégories A uniquement : leur nombre avait augmenté de 24 % sur la même période. La baisse du chômage, si elle s’était déjà amorcée à la suite du premier confinement de 2020, ne serait donc qu’un retour à la normale.

Cette hypothèse ne peut cependant pas, à elle seule, expliquer l’actuelle baisse du nombre de demandeurs d’emploi, puisque le taux d’emploi (nombre d’actifs occupés par rapport à la population en âge de travailler) n’a pas seulement rattrapé son niveau d’avant la crise mais l’a dépassé, note Mathieu Plane, économiste à l’OFCE. « C’est une surprise, puisque la croissance de l’emploi a été bien supérieure à celle de l’activité. La création de valeur ajoutée a un peu augmenté, mais celle de l’emploi a été bien supérieure, y compris dans les secteurs fortement touchés par les restrictions imposées par la crise sanitaire, comme le BTP et la restauration », indique-t-il.

Selon l’économiste, ce phénomène inhabituel pourrait s’expliquer notamment par la réorganisation des entreprises qui, sous le coup des contraintes sanitaires ou des arrêts de leurs salariés, ont dû embaucher plus pour effectuer les mêmes tâches. « C’est inhabituel, on se demande s’il n’y aura pas un rattrapage avec un tassement du taux d’emploi en 2022 », poursuit l’analyste. L’éclaircie actuelle pourrait donc être passagère.

3. Les exclus de Pôle emploi faussent les statistiques

Le gouvernement a beau prendre appui sur l’embellie de la croissance, dont il s’attribue la paternité, pour expliquer le presque plein-emploi qu’il revendique, il oublie de communiquer sur les tripatouillages auxquels il s’est laissé aller pour diminuer artificiellement le nombre de chômeurs.

En focalisant l’attention sur le nombre d’inscrits actuellement à Pôle emploi, il tait celui de chômeurs qui n’y apparaissent plus. C’est le cas des personnes radiées de l’établissement public. « L’intensification des radiations peut tout à fait expliquer la diminution du nombre de chômeurs », affirme Pierre Garnodier, secrétaire général du Comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires. Les chiffres de la Dares, de ce point de vue, lui donnent raison. En un an, le nombre de radiés des décomptes de Pôle emploi a augmenté de 44,9 %, représentant à lui seul près de 10 % de toutes les sorties recensées !

« À chaque nouveau plan gouvernemental – contre le chômage de longue durée ou la garantie jeunes, par exemple –, chaque privé d’emploi reçoit une convocation à Pôle emploi. Depuis 2018, ne pas s’y présenter est un motif de radiation », poursuit le syndicaliste. La politique de contrôles intensifs du gouvernement à l’encontre des privés d’emploi n’arrange pas la donne.

En un an, le nombre de radiés des décomptes de Pôle emploi a augmenté de 44,9 %, représentant à lui seul près de 10 % de toutes les sorties recensées !

Dans son allocution de novembre 2021, Emmanuel Macron confirmait vouloir intensifier les sanctions contre les chômeurs qui ne démontreraient pas une recherche d’emploi active. De quoi faire fondre les chiffres des inscrits à Pôle emploi, mais aussi de priver d’allocations les chômeurs. À ces radiés commencent déjà à s’ajouter les premières victimes de la réforme de l’assurance-chômage, définitivement validée par le Conseil d’État fin 2021 . « Avec cette réforme, bon nombre de chômeurs ont vu leurs indemnités baisser, voire disparaître. Or, quand on ne touche plus d’indemnités, on cesse de s’inscrire à Pôle emploi », ajoute Pierre-Édouard Magnan. Autant de personnes invisibles dans les chiffres et qui n’ont pourtant toujours pas retrouvé d’activité.

4. Les indépendants, des chômeurs qui ne disent pas leur nom

Autre scénario sur lequel les chiffres de la Dares ne lèvent pas le voile : et si les chômeurs s’étaient transformés en entrepreneurs ? L’hypothèse est plausible. À en croire les chiffres brandis par Emmanuel Macron, un million d’entreprises ont été créées en 2021, dont les deux tiers sont en fait des microentreprises. Toutefois, l’Insee note que cette hausse a été la plus dynamique dans le secteur du transport et de l’entreposage. Une importante partie de ces sociétés créées l’année passée et dont se vante le gouvernement sont en fait des livreurs à deux-roues ubérisés. La tendance s’était déjà amorcée au cours de l’année 2020, où les immatriculations de microentreprises dans ce secteur avaient progressé de plus de 38 %, note une étude de la Dares.

Là aussi, est-il souhaitable de remplacer le chômage par de l’emploi précaire et peu protégé ? D’autant plus qu’une fois sorti du giron du salariat, les travailleurs indépendants, quel que soit leur secteur, auront tout le mal du monde à réclamer des allocations-chômage. Théoriquement, ceux-ci y ont droit, mais les critères d’admission au dispositif sont extrêmement restrictifs. «

Une importante partie de ces sociétés créées l’année passée et dont se vante le gouvernement sont en fait des livreurs à deux-roues ubérisés.

Depuis la création de l’allocation pour les travailleurs indépendants (ATI), en novembre 2019, on ne compte que 922  bénéficiaires. Les indépendants ont deux manières de cesser leur activité : soit par une clôture, soit par une liquidation judiciaire. L’ATI n’est ouverte qu’aux gens qui choisissent la deuxième option, or personne n’y a recours, à moins d’y être forcé. C’est une expérience difficile », explique Hind Elidrissi, porte-parole du syndicat Indépendants.co. Et d’ajouter : « Le plan “indépendants”, en discussion à l’Assemblée nationale, élargira le dispositif aux clôtures volontaires, mais il n’est pas encore en vigueur. »

 

 

 

« Le plein-emploi doit être de qualité » Mireille Bruyère Économiste atterrée, spécialiste de l’emploi et du travail.

Marie Toulgoat sur ww.humanite.fr

En affirmant s’approcher du plein-emploi malgré un taux de chômage d’environ 8 %, le gouvernement s’inscrit dans une logique néolibérale néfaste pour les travailleurs, assure Mireille Bruyère.

Depuis plusieurs semaines, le gouvernement indique être en mesure de viser le plein-emploi. Que signifie réellement ce terme ?

D’abord, il faut comprendre que cela ne signifie jamais un taux de chômage à 0 %. Même dans une situation où un travailleur privé d’emploi peut très facilement trouver un emploi, il va lui falloir quelques jours, semaines, le temps que l’information lui parvienne et qu’il puisse réfléchir. Une fois que l’on a dit cela, définir plus précisément ce qu’est le taux de chômage du plein-emploi renvoie toujours à une notion sociopolitique. C’est un sujet très vaste qui a de nombreuses définitions statistiques.

Lesquelles ?

La première, qui tombe sous le sens, est celle du taux de chômage frictionnel. Cela désigne justement ces périodes de transition incompressibles entre les emplois. Cette première définition est finalement assez peu politique. Une seconde, historique, est apparue au début du phénomène de chômage massif, dans les années 1970. Avant ce moment-là, on ne parlait pas de taux de chômage, puisqu’il n’était que de 3 %. Ce n’était pas une préoccupation. Puis on a eu une forte augmentation continue du taux de chômage, qui est passé de 5 % à 12 %. Au regard de la situation existant avant les années 1970, cette définition vise un taux de chômage de 3 % pour atteindre le plein-emploi. Les économistes néolibéraux, dans l’intérêt de la défense du capital, ont inventé un troisième concept : celui du taux de chômage structurel, ou le taux de chômage qui ne crée pas d’inflation. Ces économistes se basent sur le postulat selon lequel plus le chômage baisse, plus il y a de pressions sur les employeurs pour améliorer les conditions de travail et les rémunérations. Cette situation amènerait à une augmentation des salaires qui aurait pour effet d’augmenter à son tour l’inflation. Pour ces économistes, ce sont les institutions de protections des travailleurs – comme le salaire minimal ou la convention collective – qui expliqueraient ce mécanisme. Pour le formuler de manière plus politique, cette définition néolibérale correspond au taux de chômage en dessous duquel s’inverse le rapport de force entre salariés et patronat. Ce n’est que de la théorie, personne ne l’a constaté.

Est-ce cette dernière définition que le gouvernement utilise ?

Entre les années 1990 et les années 2001, 2002, le chômage a fortement baissé et il est descendu aux alentours de 8 %, grâce à une importante création d’emplois. À ce moment, il y avait de très fortes discussions théoriques des économistes qui expliquaient que ce taux-là était le maximum que l’on pouvait atteindre sans risquer de générer de l’inflation, à moins de recourir à des réformes de flexibilité. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose : quand le gouvernement nous dit qu’on approche du plein-emploi, il sous-entend que toutes les personnes qui étaient prêtes à prendre un travail l’ont fait et qu’il faut désormais changer les structures de protection des travailleurs pour aller plus loin, sans faire trop pression sur les employeurs. On se trouve à peu près dans la même situation qu’en 2002 : le gouvernement brandit la carte des difficultés de recrutement pour affirmer que l’on s’approche du plein-emploi. Pour autant, ce n’est pas vrai, puisque beaucoup de personnes sont encore au chômage, le taux reste élevé. D’autant plus que, dans certains pays, les taux de chômage sont plus faibles, mais on a beaucoup de temps partiels contraints, de travailleurs pauvres.

Le plein-emploi n’est-il donc pas l’objectif à atteindre ?

On peut avoir un taux de chômage bas mais avec une continuité d’emploi très dégradée et faiblement rémunératrice. Dans ce cas, on ne peut pas parler d’amélioration par rapport à une situation de fort taux de chômage, d’autant qu’il est possible de baisser artificiellement les taux de chômage en augmentant la flexibilité, le recours aux temps partiels et en obligeant les plus pauvres à prendre ces emplois par des mécanismes de contrôle et de sanctions. Le plein-emploi peut être un objectif, mais il doit être de qualité. Baisser le chômage sous les 8 %, 7 %, c’est essentiel, mais il faut veiller à ce que cela ne se fasse pas par la précarité et le temps partiel. Pour atteindre cet objectif, c’est très simple : il faut réduire le temps de travail légal et revenir sur les mesures de flexibilité aujourd’hui utilisées.

publié le 4 février 2022

Jacques Généreux :
« Il faut prendre au sérieux
la connerie économique néolibérale »

Lisandru Laban-Giuliani sur https://lvsl.fr/j

La science économique contemporaine est dominée par une théorie néolibérale hégémonique qui laisse peu de places aux approches alternatives, alors même qu’elle n’a pas su prédire, entre autres, la crise de 2008. Comment expliquer la survivance de cette théorie inadaptée et dangereuse ? Est-ce la preuve que les idées économiques ne sont que des discours légitimant la domination d’une classe sur une autre ? Ou bien peut-on imaginer que tous les promoteurs de ce paradigme s’entêtent dans leurs erreurs, envers et contre toutes les données empiriques ? Jacques Généreux, économiste et maître de conférence à Sciences Po Paris, invite à considérer sérieusement l’hypothèse de la bêtise dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir (Seuil, octobre 2021, 19.00 € TTC, 304 pages). Entretien réalisé par Lisandru Laban-Giuliani.

LVSL – Au fil de vos essais, une de vos lignes directrices a été d’argumenter patiemment et méthodiquement contre les théories néoclassiques et néolibérales qui dominent le monde académique et les politiques publiques. Pour quelles raisons ces théories peuvent-elles être très sérieusement qualifiées d’âneries, de bêtises voire de conneries économiques ?

J.G. Pour faire simple : tous les postulats fondamentaux de la science économique néoclassique, puis néolibérale, enseignée dans les grands départements d’économie sont faux. La psychologie sociale et cognitive ainsi que l’économie comportementale l’ont démontré, il n’y a plus de doute là-dessus. Les gens ne sont pas des calculateurs rationnels comme le prétendent ces théories dominantes mais des êtres sociaux avec des interactions subjectives. Or, les émotions humaines n’existent pas dans la micro-économie néoclassique.

Puisque les postulats de départ sont faux, les conclusions sont nécessairement viciées. Toutes les politiques économiques qui s’en inspirent, autour de l’idée de marché auto-régulé, ne fonctionnent pas. Et pour cause : ces marchés n’existent même pas. Dans l’économie réelle, il n’y a pas de « marché » où se rencontrent l’offre et la demande pour établir un prix d’équilibre à chaque seconde. Un tel fonctionnement n’existe que sur les marchés financiers. Mais, manque de chance pour la théorie des marchés efficients, il se trouve que là où les marchés financiers fonctionnent librement, des catastrophes s’ensuivent. L’auto-régulation est un déséquilibre automatique permanent. Le problème est que la logique de ce marché financier a colonisé depuis une trentaine d’années toute une série de biens qui autrefois n’étaient pas financiarisés. Dans cette jungle financière, vous pouvez spéculer sur la valeur future d’un silo de grains, et donc affamer les gens en le stockant plutôt que de le mettre sur le marché. C’est une folie.

La théorie est fausse, ses postulats sont faux, ses conclusions sont contredites à chaque fois par la réalité. Ca fait longtemps qu’on le sait. À ce niveau, on peut parler de connerie pour désigner une bêtise entêtée. Tout le monde peut se tromper, avoir un modèle qui est faux et mettre du temps à s’en apercevoir. Mais quand toutes les preuves sont là…

LVSL – Votre objectif avec ce nouvel essai, Quand la connerie économique prend le pouvoir, était donc de comprendre pourquoi ces théories demeurent en vigueur bien qu’ayant fait la preuve de leur inadéquation ?

J.G. En effet. Je veux d’abord préciser qu’il n’y a aucune vulgarité dans cet ouvrage, même si le titre pourrait le laisser croire. La connerie est un sujet sérieux, de plus en plus étudié en sciences sociales [1]. Ce terme issu d’un langage populaire me semblait le seul à même d’exprimer l’encroutage dans l’erreur permanente, bien plus qu’une simple bêtise. La connerie économique a deux sens : à la fois cette bêtise de la science économique mainstream et la colonisation des logiques économiques à toutes les sphères sociales, logique de compétition qui nous rend idiots.
Ce livre ne traite pas directement de théorie économique ou d’économie politique, même s’il en est question en tant qu’instruments de l’analyse. C’est plutôt un livre de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et politique, portant sur la croyance en des théories économiques.

Mon premier but est de montrer l’importance des questions d’intelligence et de connerie. Mon second est de comprendre comment toute une génération d’élites politiques, médiatiques, intellectuelles, diplômées des meilleures universités, parfois agrégées, parfois même Prix Nobel, peuvent croire à des théories dont on sait scientifiquement et rigoureusement qu’elles sont fausses. Il y a là un vrai mystère.

La réponse facile d’une certaine partie de la pensée critique a été de nier l’irrationalité des élites, en disant qu’ils ne croyaient pas en des absurdités mais en leurs intérêts. Dans cette approche, ces élites seraient prêtes à défendre leurs théories, tout en sachant qu’elles sont fausses, pour maintenir la domination de leur classe. C’est sans doute vrai pour un certain nombre de cyniques égoïstes qui se fichent de la communauté, de la nation, des gens, du monde. Mais on ne peut suivre l’hypothèse que tout le monde est un salaud. La psychologie et l’anthropologie nous enseignent qu’en règle générale, les gens ne sont pas des salauds. Les gens croient à ce qu’ils font, ils adhèrent véritablement aux idées de leurs partis politiques. On peut croire vraiment à des bêtises. C’est le sujet de mon analyse.

« Comment une génération entière d’élites peut-elle croire à des théories rigoureusement fausses ? »

LVSL – Vous exposez une série de biais cognitifs à l’origine de notre propension à la bêtise. Lorsque la psychologie est mobilisée pour éclairer les phénomènes sociaux, comme les croyances en des théories économiques erronées, un risque existe d’évacuer par ce fait les déterminants historiques et les rapports de force sociaux qui se cachent derrière ledit phénomène. Explications psychologiques et historiques sont-elles compatibles ?

J. G. Elles sont absolument compatibles. En m’appuyant sur les travaux de la psychologie, je montre comment notre fonctionnement intellectuel n’est pas fait pour aller spontanément vers la rationalité et la vérité. Nous avons une inclination à la bêtise. Mais mon but n’est pas de dire que tout peut s’expliquer par des biais cognitifs ! Cela effacerait les phénomènes historiques et sociaux. Bien au contraire. Pour intégrer les forces sociales dynamiques à l’analyse historique, il ne faut pas avoir la même conception de l’être humain qu’ont les néolibéraux qui réduisent les gens à des machines rationnelles ! Il faut assumer d’ouvrir la boîte noire du cerveau. Les théories néo-classiques ignorent la psychologie et l’anthropologie. Ce serait grotesque de reproduire leur erreur. La pensée critique ne peut se contenter de faire une histoire des forces dynamiques matérielles en oubliant que ces forces matérielles incluent des intelligences humaines dont il faut connaître les fonctionnements et dysfonctionnements. D’ailleurs, ceux qui invoquent Marx pour mépriser le rôle des idées dans l’histoire se fourvoient. Dans les écrits de Marx et Engels, les idées font partie de la réalité humaine matérielle et doivent être prises au sérieux.

En résumé, je cherche dans ce livre à comprendre comment des évolutions de rapports sociaux, de structures, de systèmes économiques, ont plus ou moins tendance à favoriser l’intelligence ou son contraire.

LVSL – Quelles sont donc les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible cette « connerie économique » depuis les années 1980 ?

J.G. Depuis la généralisation planétaire d’une logique capitaliste ultra-libérale, plusieurs transformations ont détruit les éléments qui favorisent l’intelligence. La logique de la compétition étendue à tous les domaines de la vie sociale est la cause de cette épidémie de bêtise.

La psychologie sociale nous montre que notre cerveau est fait spontanément pour chercher la survie, la réussite dans la compétition sociale, raisonner pour montrer aux autres que nous avons toujours raison. Autant de biais cognitifs qui nous inclinent à penser de travers. Mais ces défauts peuvent devenir utiles dans certains cadres sociaux. La discussion entre des individus soutenant des idées contradictoires peut mener à des découvertes collectives d’une vérité et d’un intérêt commun. Cela vient du fait que nous sommes très doués pour découvrir les erreurs des autres. Les discussions apaisées entre des gens qui n’ont pas entre eux une rivalité de pouvoir peuvent conduire à une intelligence collective. Dès lors que nous sommes en situation de rivalité, de compétition, le cerveau primitif prend le dessus : on agit comme une proie menacée, on est dans la réaction immédiate et émotive. En un mot, la rivalité rend stupide.

« La rivalité, généralisée par la logique néolibérale, rend stupide. »

Sur le plan des rapports de force sociaux, les actionnaires prennent le dessus avec la généralisation d’un capitalisme actionnarial débridé à partir des années 1980. Dès lors, ils ont tout pouvoir d’organiser la société selon leurs vues et d’imposer partout la logique de la compétition, entre les individus, entre les régions, entre les pays. Là est le mal. La connerie économique n’a pas pris le pouvoir à cause d’une défaillance du cerveau humain. Elle prend le pouvoir à partir d’une évolution des rapports de force dans les années 1980, lorsque ceux qui ont intérêt à ré-instaurer le pouvoir du capital, battu en brèche pendant une trentaine d’années, y parviennent. Ils imposent que tout ce qui était à l’abri de la compétition rentre sur le marché, prétendument efficace. Les services publics sont soumis à la concurrence, la santé est propulsée dans une logique concurrentielle, les hôpitaux doivent suivre le modèle managérial des entreprises privées… La compétition s’infiltre partout et partout elle produit la bêtise.

LVSL – Paradoxalement, le champ scientifique, qui devrait être en mesure de contourner ce que vous appelez le biais « méta-égocentrique » en confrontant les différentes thèses à l’examen critique des pairs, n’est pas épargné par cette épidémie. Comment l’expliquez-vous ?

J.G. Précisément à cause de cette compétition pour les postes qui a envahi le monde universitaire au détriment de la recherche scientifique. La logique du publish or perish qui contraint les chercheurs à publier un certain nombre d’articles chaque année est parfaitement absurde. Einstein n’a écrit que trois ou quatre articles importants. Ce système ne valorise pas du tout la qualité des recherches et de l’enseignement. Les chercheurs sont évalués selon la quantité d’articles publiés par année et la qualité des revues. Or, en économie, les bonnes revues qui apportent beaucoup de « points » sont de grandes revues américaines ou anglo-saxonnes, toutes mainstream. Ces revues sont fermées à toute sorte de pensée qui oserait critiquer les fondements du modèle théorique orthodoxe.

LVSL – Une des thèses centrales de votre essai est que le slogan de « président des riches » ne sied pas à Emmanuel Macron. Vous estimez qu’il cherche sincèrement à faire le bien de la société dans son ensemble, même si au final ses politiques servent les plus favorisés. Comment en arrivez-vous à ce diagnostic ? Pourquoi n’est-ce pas le « président des riches » mais le « roi des imbéciles » ?

J.G. Quand je dis que Macron n’est pas le président des riches, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas une politique pro-riche. Inutile de revenir là-dessus, c’est une évidence. La politique d’Emmanuel Macron est la caricature d’une politique favorable aux riches. « Président des riches » peut être à la rigueur un slogan pour dénoncer sa politique. Mais si c’est une analyse, si la thèse est de dire qu’il fait délibérément une politique au service de sa classe dont il tire son pouvoir, alors cette expression est incorrecte. Cela sous-entendrait qu’il a été élu par ces riches et qu’il travaille consciemment à leurs intérêts. Or, la sociologie de son électorat met en évidence qu’il n’est pas élu par les riches [2]. La majorité de son électorat est issu d’une classe moyenne voire populaire et de professions intermédiaires. Les cadres supérieurs, qui gagnent plus de 3000€ par mois, votent préférentiellement pour le candidat de la droite. Il n’est pas le candidat préféré des riches, il n’a pas été élu par eux. Dès lors, on peut réfléchir aux raisons de sa politique. Je ne crois pas aux procès d’intentions. Il est stupide de prêter à Emmanuel Macron une intention fondamentalement malveillante vis-à-vis des plus pauvres. Il faut se pencher sur ce qu’il a dit. Je me suis intéressé à ses écrits publiés avant de rentrer en politique.

« Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale stupide qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. »

Son cap n’a jamais changé, malgré ses discours pendant le premier confinement. Il est fondamentalement convaincu des bien-fondés de ce que l’on appelle la politique de l’offre : il y aurait trop d’entraves à l’initiative individuelle, à l’investissement privé, trop d’assistance qui nuirait à l’incitation au travail, trop de secteurs où la concurrence est insuffisante… Il n’a jamais dévié de cette doctrine néolibérale, malgré les changements de court-terme pour sauver l’économie quand tout était à l’arrêt. On sait très bien que ces politiques ne fonctionnent pas : même l’OCDE et le FMI reconnaissent que la baisse des charges patronales, la libéralisation du licenciement, entre autres, n’ont aucun effet sur le chômage et la croissance. Si Emmanuel Macron était un malveillant cynique qui voulait se maintenir au pouvoir coûte que coûte, il aurait accepté le rapport de force, plutôt que l’entêtement idéologique ! Un opportuniste n’a pas d’idéologie. Mais lui a refusé tous les rapports de force. Rien ne le fait céder ! Aux Gilets Jaunes, il a lâché des miettes, pour qu’on ne remette pas en cause sa logique et son idéologie. S’il voulait uniquement s’assurer d’être réélu, il accepterait peut-être de faire des réformes plus agréables pour la population.

J’essaie de montrer dans ce livre qu’il est un véritable idéologue qui se croit investi d’une mission : réussir à mettre en place les réformes néolibérales pour faire la prospérité du pays. Il veut être reconnu pour avoir eu le courage de mener ses réformes impopulaires qu’il estime salutaires. Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. Il faut aussi comprendre que l’on n’est pas président tout seul, on ne gouverne pas tout seul. Il y a beaucoup de gens qui le soutiennent en croyant véritablement à cette politique de l’offre. On ne peut pas faire l’hypothèse que tous les élus de La République en Marche soutiennent cette idéologie par intérêt individuel. D’ailleurs il y a très peu de grands patrons parmi ces élus. Il en va de même des journalistes et commentateurs favorables à sa politique : ils croient en son bien-fondé. Il faut prendre au sérieux le fait que la plupart des professeurs d’économie, la plupart des journalistes, des militants, croient fondamentalement à cette politique de l’offre. Donc, ils croient à des bêtises. D’où l’importance d’étudier la bêtise.

LVSL – Sur le plan du combat idéologique, comment mener efficacement la bataille culturelle dès lors que les adversaires ont des œillères cognitives telles que vous les décrivez ?

J.G. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Mon approche est très gramscienne, dans une certaine mesure. Comme Gramsci, je me sens à ce moment de l’histoire où l’on a toutes les raisons d’être pessimiste, étant donnés tous les pièges systémiques qui bloquent notre société dans une direction. Nous ne sommes pas privés de moyens. Le problème est celui de la gestion de l’abondance. En dépit du fait que les moyens soient disponibles et connus, il y a des blocages sociaux, culturels, politiques, qui empêchent la mise en œuvre de ces solutions. Au niveau même de la lutte politique qui devrait permettre la conquête d’un pouvoir pour changer, les choses sont bloquées. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple en tête de société bloquée ou dans une impasse qui s’en serait sortie par la délibération, la discussion rationnelle. C’est uniquement à l’occasion d’une grande crise, d’une catastrophe, d’une guerre, que peuvent s’opérer des changements de cap suffisamment radicaux, pour le pire ou le meilleur. La situation est gramscienne dans le sens où l’on voit bien les éléments de blocage alors que la solution est là. On sait comment faire la transition écologique. On sait comment trouver du travail pour tout le monde. On n’a pas besoin pour cela d’abolir les libertés économiques, de tout planifier. On peut garder la liberté, et même l’essentiel de la liberté économique. Non seulement cela est su, mais c’est également voulu par la plupart des gens.

Cette situation de blocage est évidente. Pour autant il ne faut pas désespérer dans l’action. Cela n’empêche pas de dénoncer et de se battre. C’est pour cela que je me suis longuement engagé en politique. Le travail de l’intellectuel n’est pas seulement de faire le diagnostic de ce blocage. Ma position méthodologique, et non politique !, n’est plus de se demander ce que l’on va faire maintenant, mais de poser la question des échecs passés : pourquoi, après des chocs qui ont produit des amorces de changement, n’a-t-on pas continué sur cette voie ? Pourquoi ces basculements qui nous replongent dans des impasses d’où seul un choc pourra nous tirer ? A mon sens, lorsque ce moment arrivera, lorsque les circonstances historiques seront réunies, il faudra s’occuper de deux problèmes fondamentaux pour empêcher la répétition des erreurs passées : les institutions et la bêtise.

« Il faudra assurer l’éducation à l’intelligence d’un peuple de citoyens et fonder des institutions pour lui donner les clés la décision politique. »

Sur le plan institutionnel, il faudra admettre que la délibération collective des citoyens est bien plus efficace que la compétition entre partis. Face à un problème donné, les citoyens comprennent qu’il faut faire des arbitrages, trouver des moyens de répartir les coûts, concilier des intérêts en apparence incompatibles… Je cite les résultats de conférences de citoyens qui ont été consultées depuis une trentaine d’années en Europe, dans lesquelles des gens de classes, d’âges et de préférences politiques très différents passent du temps ensemble à enquêter, à s’informer, à débattre et à émettre des avis sensés, de manière presque consensuelle. Nous avons fondamentalement la capacité à accéder à cette forme d’intelligence collective quand on est dans ce cadre social où la seule compétition est une émulation commune pour trouver la vérité. Le but n’est pas de battre l’autre, puisqu’il n’y a rien à gagner, mais de coopérer pour atteindre une vérité. Une telle démocratie aurait sans doute des défauts. Mais jamais autant que notre système actuel qui aboutit à l’enfermement pendant 40 ans dans des politiques absurdes, dans l’inaction et dans le sentiment anti-politique nourrissant la bêtise.

La démocratie délibérative n’a jamais été vue comme une priorité au moment des crises qui ont découlé sur des transformations économiques, comme après la seconde guerre mondiale. A gauche aussi on a trop ignoré l’importance des institutions dans la préservation des bonnes politiques. Cela découle parfois d’une mauvaise lecture de Marx qui ramène tout à la lutte des classes. Il y a longtemps eu une sorte de mépris pour la réflexion institutionnelle. C’est pourtant une priorité fondamentale. Il faut profiter des moments révolutionnaires pour instaurer des institutions durables et intelligentes.

Pourtant, même avec un système qui remet la délibération collective au cœur du système de décisions, on n’est pas à l’abri de la connerie économique. Il faut enseigner aux gens à débattre, à discuter. Pour que les citoyens délibèrent, il faut qu’ils comprennent la politique, l’économie, la psychologie humaine, la société. Il faut qu’ils aient appris très tôt à discuter, à écouter l’autre, à argumenter intelligemment. Il faut qu’ils aient été sensibilisés à leurs biais cognitifs. C’est ainsi que l’on forme un peuple citoyen. Le goût de la vérité et de la discussion argumentée sont des priorités. Se concentrer sur ces deux priorités est le seul moyen de garantir qu’après une transition vers un modèle économique plus vertueux, une nouvelle génération ne vienne saccager tous les acquis antérieurs.

Notes :

[1] Voir par exemple Marmion, J. et al. (2018). Psychologie de la connerie. Éditions Sciences Humaines.

[2] Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », L’enquête électorale française : comprendre 2017. Sciences Po-Cevipof. mars 2017. Ou encore : Ipsos, « 1er tour. Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes ». Avril 2017.

publié le 27 janvier 2022

Maltraitance en Ehpad :
une indignation feinte et insuffisante

Mathilde Goanec et Leïla Miñano sur www.mediapart.fr

Les pouvoirs publics font mine de découvrir que le puissant groupe Orpea se joue des règles dans ses Ehpad. Mais la maltraitance, les conditions de travail dégradées et la répression syndicale sont sur la table depuis des années,  sans que jamais le système de financement ne soit remis en cause.

Que ne savaient-ils pas, au juste ? Depuis mardi soir et la sortie du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet sur les Ehpad et Orpea, le gouvernement pousse des cris d’orfraie et c’est l’affolement général au royaume de l’or gris.

Le groupe Orpea dévisse en Bourse, son directeur général est convoqué manu militari par l’exécutif tandis que le ministre de la santé fait état, devant les parlementaires, de sa volonté de prendre ce sujet avec « gravité et une totale détermination ». Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, « révolté », a, lui, estimé qu’il était « hors de question que de tels agissements puissent être tolérés dans notre pays ».

Mais si le livre de Victor Castanet sonne par l’ampleur de l’enquête menée, le nombre et l’importance des sources interrogées, la maltraitance et la politique du moindre coût dans certains établissements à but lucratif sont des secrets de Polichinelle, sur lesquels les autorités de santé ferment les yeux. Et pour cause : après avoir abandonné tout un pan de la dépendance au privé, l’État se retrouve désormais dans l’impossibilité de taper du poing sur la table quand des dysfonctionnements sont mis au jour.

Le cas de l’Ehpad Bords-de-Seine de Neuilly, géré par Orpea, est la parfaite illustration de cette hypocrisie générale. Victor Castanet en dresse un tableau effrayant en ouverture de son livre. L’établissement, a déclaré le ministre de la santé devant l’Assemblée nationale mardi 25 janvier, a fait l’objet « d’une inspection missionnée par l’agence régionale de santé en 2018 sur la base d’allégations moins graves [...] donc probablement que l’ARS [agence régionale de santé – ndlr] n’avait pas connaissance des faits établis dans le livre ».

Mediapart a enquêté sur cet Ehpad il y a quatre ans exactement et publié une longue enquête fin janvier 2018. Nous racontions exactement les mêmes horreurs, derrière l’élégante vitrine : les draps trempés d’urine ou d’excréments, ces personnes âgées qu’on laisse comme des enfants négligés des heures durant dans la même couche, ces résidents dénutris ou déshydratés qui, lorsqu’ils tombent la nuit, peuvent rester des heures au sol, faute de personnel. Notre journal a aussi documenté comment, par un drap bloquant la poignée, on enfermait les gens souffrant de démence dans leur chambre payée rubis sur l’ongle pour leur éviter de déambuler.

Mais pour l’ARS Île-de-France interrogée alors explicitement sur ces faits en 2018, tout allait très bien, madame la marquise. Toutes les « réclamations » depuis 2016 avaient, selon l’agence, été « examinées », plusieurs rencontres organisées entre la direction de l’établissement, l’ARS et le conseil départementalL’établissement de Neuilly faisait même preuve depuis, nous assurait l’ARS, « d’une attitude positive et constructive ». On mesure aujourd’hui le résultat.

Mediapart a également appris que le ministère du travail a retoqué le licenciement d’une déléguée du personnel l’an dernier, exerçant comme aide-soignante à l’Ehpad Bords-de-Seine, signe sans doute d’une parfaite harmonie sociale.

Depuis le début de la crise du Covid, à l’échelle du groupe, cinq droits d’alerte ont été déposés par la CGT et portés à la connaissance de l’inspection du travail. Ce syndicat dénonce également depuis de longues années auprès des organismes de Sécurité sociale Cramif et Carsat le nombre anormal d’accidents du travail et de licenciements pour inaptitude. Un peu partout en France, devant les ARS, les salarié·es manifestent et « déballent », rappelle Guillaume Gobet, délégué syndical CGT d’Orpea. Sans parler des familles qui multiplient les courriers et trépignent devant l’incurie manifeste.

Olivier Véran a également promis, mardi 26 janvier 2022, de diligenter si besoin une enquête approfondie sur les pratiques du groupe Orpea. Là encore, des pages et des pages d’archives sont disponibles, rien que dans notre journal, sur sa conduite et celles de ses concurrents (lire nos enquêtes ici sur le deal à 4 millions proposé en échange de son silence à la CGT par la direction, là sur la « machine à cash » que constituent les groupes privés en Europe, ou encore les dysfonctionnements manifestes lors de la crise du Covid).

Le ministre pourrait aussi se renseigner auprès de ses propres administrations de contrôle, si le gouvernement auquel il appartient et les précédents ne les avaient pas peu à peu désarmées. Les dossiers de litiges concernant Orpea s’empilent dans les inspections du travail, mais ce service public est exsangue et peine de plus en plus à remplir ses missions.

Les ARS, bras armés du ministère en matière de santé dans les régions, ne sont pas plus offensives, et notamment dans leurs missions de contrôle de l’utilisation des deniers puisque, on ne le répétera jamais assez, une bonne partie du business d’Orpea (comme celui des non moins problématiques Korian ou DomusVi) repose sur de l’argent public.

Dans un bilan des ARS, publié par l’inspection générale des affaires sociales (Igas) en novembre 2019, que Mediapart a pu consulter, la dégringolade est manifeste, avec 40 % d’activité de contrôle et d’inspection en moins depuis 2016. Les récits que font les salarié·es vont dans le même sens : plus ou peu de visites inopinées à moins de dénonciations graves, y compris sur la réalité des postes financés par l’assurance-maladie. 

C’est l’affaire dans l’affaire, révélée par Mediapart dans ce papier lundi 24 janvier, traitée également dans le livre de Victor Castanet. Selon nos informations, des recrues d’Orpea doivent se contenter de signer des CDD au motif qu’il s’agirait de remplacer des salarié·es en CDI. Or, dans bien des cas, ces salarié·es n’existeraient pas. Le groupe dément toute irrégularité, assurant qu’« il n’y a jamais eu d’emploi fictif au sein de l’entreprise ». Dans un courriel confidentiel que Mediapart s’est procuré, une inspectrice du travail écrit qu’à ses yeux la démultiplication des contrats de remplacement d’une personne, sur une même période, pourrait constituer « une fraude ». Là encore, nous avons posé la question du contrôle de ces pratiques aux ARS concernées, sans réponse de leur part.

La question dépasse bien largement le seul sujet Orpea. Les Ehpad perçoivent en effet chaque année une « enveloppe soins » de la part de l’assurance-maladie et une autre au titre de la « dépendance » de la part des départements. Orpea, numéro un mondial des maisons de retraite, a reçu, en 2020, au bas mot, 350 millions d’euros de la part de l’assurance-maladie, seulement pour « l’enveloppe soins », d’après les chiffres de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), transmis à Mediapart. Une montagne d’argent public destiné à subventionner les salaires des personnels intervenant auprès des personnes âgées de l’Hexagone.

Puisque la boîte noire s’ouvre enfin, sous les yeux ébahis du pouvoir, les questions se posent avec plus de force : qui contrôle vraiment la manière dont cet argent public est utilisé ? Peut-on continuer de dissocier le sujet douloureux de la maltraitance et celui des conditions de travail ? Plus profondément encore, le système économique qui sous-tend la prise en charge de la dépendance est-il tenable ? Pour mémoire, Emmanuel Macron a enterré son grand projet de cinquième branche de la Sécurité sociale et renoncé à bâtir sa fameuse loi « grand âge et autonomie », suscitant la colère de plusieurs acteurs de la dépendance.

Si l’on en croit Victor Castanet, Orpea était prêt à payer très cher pour éviter que ces questions ne soient posées sur la place publique et arrachées aux seuls arbitrages des politiques et des cabinets. Dans son livre, notre confrère raconte qu’un « analyste financier [...] proche du fondateur d’Orpea » aurait proposé d’acheter son silence : « Et s’il vous file 15 millions d’euros ? Je dis ça comme ça. Ça peut être une solution. »

Devant les parlementaires, le ministre de la santé a avoué avoir eu devant ces révélations une « pensée » pour les 700 000 personnes âgées qui vivent en établissement, une autre pour les centaines de milliers de personnes qui soignent et prennent en charge ces résidents, une dernière pour les familles légitimement inquiètes de la manière dont leurs proches sont pris en charge.

Manière de dire qu’il ne faudrait pas jeter l’opprobre sur tout un secteur. Mais ces pratiques gestionnaires se sont déjà répandues tel un poison au reste du champ, public ou associatif, où l’on traque la dépense jusqu’à l’excès et qui souffre parfois des mêmes maux (voir notre enquête en 2016 sur les mauvaises manières des maisons de retraite). Pour y faire face, il va falloir davantage qu’une énième enquête sans lendemain, ou de simples « pensées ».


 


 

Caroline Fiat : « Ça fait 5 ans que j’alerte le gouvernement
sur la situation dans les Ehpad »

Sur www.regards.fr

Après les révélations du journaliste Victor Castanet dans son livre-enquête Les fossoyeurs aux éditions Fayard, nous revenons avec la députée LFI et aide-soignante Caroline Fiat sur les conditions de travail et d’accueil dans les EHPAD.

UNE MIDINALE À VOIR...https://youtu.be/hf6ZUbCTpDk

 

quelques extraits :


 

Sur les EHPAD privés lucratifs

« Depuis hier, je n’arrête pas de voir des députés qui se disent choqués par les révélations [de Victor Castanet dans son livre "Les Fossoyeurs" sur la maltraitance dans les EHPAD] mais cela fait 5 ans que je les alerte. »

« A chaque projet de loi de financement de la sécurité sociale, on propose des amendements pour interdire les EHPAD privés lucratifs. »

« On n’a pas à se faire de l’argent sur la dépendance et le manque d’autonomie de nos aînés. »

« Il y a des personnes qui gagnent de l’argent sur le malheur et la détresse des personnes âgées. »

« Gros cœur à tous les personnels des EHPAD privés lucratifs, de la personnes à l’accueil au service technique, du cuisinier au directeur : ils ne sont pas responsables de la situation. Ce sont leurs gestionnaires qui le sont. »

« Dans les EHPAD, les personnels y vont pour gagner leur vie - et le directeur aussi. »

Sur le manque de personnel soignant dans les EHPAD

« On a un ratio de 0,54 personnel par résident. Emmanuel Macron proposait de passer à 0,57, c’est-à-dire une embauche de 70.000 personnes. Mais on ne peut pas parler en personnels car cela comprend les personnels administratifs et techniques. Il faut parler en nombre de soignants, au chevet des résidents. »

« Dans notre rapport avec la députée Monique Iborra, nous avions préconisé 0,6 personnel par résident. A l’heure actuelle, la moyenne est de 0,25… C’est une horreur ! Il faut savoir que la moyenne européenne est de 1 personnel pour 1 résident. »

« Les ratios sont plus bas dans les EHPAD privés lucratifs où l’on paye une fortune que dans le public. »

« Le privé lucratif se permet d’embaucher des personnels “faisant fonction”. Je n’ai rien contre les “faisant fonction” mais si vous aimez vraiment le métier, allez passer le diplôme. »

« Il est inadmissible qu’en France, les EHPAD publics ou associatifs ne puissent pas embaucher des personnels “faisant fonction” quand le privé lucratif fait ce qu’il veut. »

« Un EHPAD public qui va maltraiter par manque de personnels, de moyens, ou de matériels : il n’y peut rien… C’est parce qu’on ne lui donne pas une enveloppe pour faire mieux. Mais les EHPAD privés lucratifs, eux, versent des dividendes aux actionnaires avec toutes les économies qu’ils font sur le dos des résidents. »

« Pendant les premières vagues de la Covid, on se souvient de l’hécatombe dans les EHPAD. Et bien le groupe Korian était prêt à verser 54 millions d’euros à ses actionnaires. »

Sur la perte d’autonomie et ce que cela implique dans notre société

« A un moment donné, on ne peut plus garder une personne âgée qui perd son autonomie en domicile : les aidants n’y arrivent plus, la charge est trop lourde, qu’elle soit physique ou affective. »

« Si demain, avec la France insoumise, on gagne, les gens iront par plaisir à l’EHPAD. On n’appellera plus ça EHPAD d’ailleurs mais maison de retraite ou maison des seniors. »

« Les EHPAD sont tellement des mouroirs que c’est devenu la punition ultime. »

« Avant, on pouvait garder les personnes âgées au domicile parce que les gens habitaient tous le même village voire la même rue. Donc on pouvait s’occuper de nos anciens. Aujourd’hui, les familles sont éclatées en France, on n’est plus dans le même département voire la même région. »

« C’est une charge parfois 24 heures sur 24 et il est difficile parfois de voir son ou sa conjoint-e souffrir ou avoir envie de mourir. »

« Moi, personnellement, il est hors de question que mes enfants me fassent la toilette. »

« Les maisons de retraite devraient être des maisons de vie, pas des mouroirs. On devrait y faire la fête et s’amuser. »

« La très grande majorité de nos EHPAD sont en sortie de ville : on cache nos vieux. »

« Souvent, les personnes âgées ne participent plus à la vie démocratique. »

« On a le droit de retrouver un amoureux ou une amoureuse à 80 ou 85 ans. »

publié le 25 janvier 2022

L’inflation relance le débat sur l’augmentation des salaires

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Avec le retour de l’inflation, un spectre resurgit dans la sphère économique : la « boucle prix-salaires », qui serait synonyme de chaos. Mais ce récit ancré dans une lecture faussée des années 1970 passe à côté des enjeux et de la réalité.

Avec le retour de l’inflation, la question du « pouvoir d’achat » est au cœur de la campagne présidentielle. Mais la vraie question que pose le renouveau de la hausse des prix est bien celle de la hausse des salaires. Depuis plusieurs décennies, la désindexation des salaires sur l’inflation s’est accélérée.

Selon les chiffres de la Banque centrale européenne (BCE) de juillet 2021, l’indexation automatique et complète ne concernerait plus que 3 % des salariés de la zone euro, l’indexation partielle ou négociée, seulement 18 %. Le mouvement s’est d’ailleurs encore accéléré depuis 2008.

Sans indexation automatique, les salaires réels, autrement dit les salaires corrigés par les prix, risquent évidemment de baisser en 2022, même si les salaires nominaux, eux, peuvent augmenter. 2021 donne déjà le ton. En zone euro, la croissance des salaires négociés au troisième trimestre se situe à 1,5 %, soit le niveau le plus bas depuis dix ans, alors que l’inflation a atteint en novembre 5 % sur un an.

En France, la dernière note de conjoncture de l’Insee publiée en décembre dernier souligne que le salaire mensuel de base devrait reculer en termes réels de 0,1 %, sous le coup d’une inflation qui s’établit officiellement à 2,8 %. Pour le salaire moyen de la fonction publique, la perte serait de 0,2 %. Tout cela n’est pas étonnant : le but même des désindexations était d’empêcher la protection des salariés vis-à-vis de l’inflation.

Du reste, économistes et dirigeants s’efforcent de modérer le plus possible la hausse des salaires. Ce week-end, Amélie de Montchalin, ministre de la fonction publique, avait rejeté l’idée d’une revalorisation du point d’indice des fonctionnaires sur France Inter. Et si Bruno Le Maire, son collègue de l’économie, défend l’idée de hausses de salaires dans les secteurs en « tension », il n’agit guère en ce sens. « L’indemnité inflation » de 100 euros versée par le gouvernement n’est, par ailleurs, rien d’autre qu’un moyen d’empêcher une hausse des salaires pour compenser les effets de l’inflation.

Face à la bosse d’inflation, […] il faut éviter le retour d’une spirale générale prix-salaires, qui serait perdante pour tous.
François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

Comme souvent, la doctrine qui préside à cette question a été résumée le 18 décembre dernier par le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau : « Face à la bosse d’inflation, […] il faut éviter le retour d’une spirale générale prix-salaires, qui serait perdante pour tous. » Une doctrine encore simplifiée en septembre dernier par le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux : « Une augmentation des salaires, c’est aussi une augmentation des prix. »

Dans cette vision, le risque serait donc que les salaires suivent les prix ou les dépassent, et entraînent ainsi la formation d’une spirale : les augmentations de salaire conduiraient à une accélération des prix, qui entraînerait les salaires… La situation deviendrait alors incontrôlable. C’est la fameuse boucle « salaires-prix », synonyme d’horreur économique. Le « bon sens » est alors mobilisé : il faudrait modérer les salaires pour modérer les prix, et ainsi empêcher l’emballement de l’inflation.

Le récit contre-révolutionnaire des années 1970

Ce récit n’est pas nouveau. Mais dans sa version contemporaine, il est le fruit de la crise des années 1970. Durant cette décennie, les salaires étaient largement et automatiquement indexés sur les prix et le pouvoir de négociation des syndicats permettait d’obtenir même des hausses de rémunération supérieures aux prix.

À ce moment, une histoire a été construite : les hausses de salaire entretiendraient l’inflation. En mettant fin à l’indexation des prix et en brisant, par les réformes structurelles, le pouvoir des syndicats, on avait cassé la spirale et obtenu une période d’inflation faible. Comme l’a montré le prix de la Banque de Suède (faussement appelé « prix Nobel d’économie ») Robert Shiller dans un texte de 2019, ce discours a alimenté le ressentiment d’une partie de la population contre les syndicats et a contribué à faire basculer l’équilibre politique en faveur du néolibéralisme dans les pays avancés à la fin des années 1970.

Depuis, dans l’esprit des dirigeants et de la plupart des économistes, s’est mise en place l’idée que l’inflation, voire l’hyperinflation trouvait son origine dans la boucle salaires-prix.

François Geerolf, économiste associé à l’université de Los Angeles (UCLA), explique que ce récit a trouvé une traduction théorique dans les modèles néokeynésiens (ceux des keynésiens qui acceptent la doctrine néoclassique à long terme) : « Par exemple, dans le manuel macroéconomique de référence de Blanchard et Cohen, on enseigne ce modèle qui lie les salaires aux prix et au chômage à long terme et fait des syndicats un obstacle à l’emploi, car ceux-ci pousseraient à des niveaux de salaires réels trop élevés. » 

C’est la traduction contemporaine de la fameuse « courbe de Philips » : une surchauffe de l’économie amènerait à une baisse du chômage et à des revendications salariales trop importantes, ce qui expliquerait l’inflation via la hausse des coûts sur les entreprises.

Pourtant, à y regarder de plus près, ce qui est présenté comme du « bon sens » ne tient guère, comment souvent en économie. Il faut, tout d’abord, évoquer les années 1970 qui font toujours figure d’épouvantail aujourd’hui. Or, on constate deux faits. D’abord, il n’est pas certain que l’inflation de cette décennie soit directement liée à la « boucle prix-salaires ». Les explications sont nombreuses : affaissement de la productivité dès le milieu des années 1960, désordres monétaires à partir de la fin du système de Bretton Woods en 1971 et, bien sûr, hausse du prix du pétrole importé en 1973-74 et 1979-80.

Globalement, le mouvement de l’inflation semble surtout suivre le prix des matières premières, avec un apaisement dans la période 1976-78 et après 1982-83. Dans ce cadre, l’indexation des salaires, loin d’avoir alimenté la crise, a permis plutôt de limiter la casse en maintenant la demande et, ainsi, de ne pas tomber dans la récession.

Car, c’est le second fait, ces années ne sont pas des années de récession. En France, entre 1967 et 1983, la seule année de contraction du PIB est 1975 (− 0,3 %) dans une proportion moindre de celle de 1993 (− 0,6 %), où l’inflation est contenue. Les années d’avant 1975 sont des années de très forte croissance (entre 4 et 6 %), alors même que l’inflation était soutenue et que les salaires progressaient vite (dans la foulée des accords de Grenelle de 1968). Après 1975, la croissance s’essouffle un peu mais reste vive (entre 3 et 4 %) jusqu’en 1980, où le deuxième choc pétrolier fait clairement changer de régime.

Mais là encore, il faut préciser que le ralentissement de 1980 s’explique sans doute moins par la boucle salaires-prix que par les mesures fortes prises alors par les banques centrales pour casser ladite boucle. En 1980 commence en effet le « choc Volcker », du nom du président de la Fed qui va monter les taux étasuniens à court terme jusqu’à 20 %, provoquant une récession outre-Atlantique. L’effet sur la croissance française est immédiat et, en réalité, elle ne s’en remettra jamais tout à fait.

Ce qui est vrai, c’est que les années 1970 sont celles de l’apparition du chômage de masse. Mais là encore, le lien entre la boucle prix-salaires et le chômage est discutable. Certes, l’indexation « déforme » la répartition de la valeur ajoutée en faveur des travailleurs. Les marges des entreprises sont réduites, mais elles le sont aussi parce que d’autres coûts ont augmenté, notamment celui de l’énergie. Certains secteurs, comme le charbon, sont mis à mal par la concurrence internationale nouvelle, d’autres, comme l’automobile, subissent le coup du renchérissement du pétrole.

Il n’est donc pas possible d’affirmer que si les salaires avaient perdu de leur valeur réelle, l’emploi s’en serait mieux tenu. On voit mal comment le recul de la demande aurait soutenu l’activité. D’autant que le ralentissement de l’investissement constaté alors peut aussi s’expliquer par un tarissement des opportunités et une maturité des marchés occidentaux. Et qu’il s’approfondit après 1980 avec les politiques désinflationnistes, pour ne jamais retrouver son niveau record de 1974.

Bref, on a bien affaire là, avant tout, à un récit construit soigneusement pour justifier une politique, en l’occurrence les premières mesures néolibérales qui seront prises avec le plan Barre (1977), le choc Volcker (1980) et le tournant de la rigueur (1983). Ces mêmes politiques qui ne ramèneront pas ce que l’inflation des années 1970 avait prétendument détruit : l’investissement et l’emploi.

Dès lors, même si les salaires pèsent lourd dans les coûts de production (c’est aujourd’hui environ 60 % du total en France), le lien automatique et direct salaires-inflation-chômage est loin d’être évident.

Dans son ouvrage Inflation et Désinflation paru en 2019 aux éditions La Découverte (collection Repères), l’économiste Pierre Bezbakh conclut ainsi qu’« on remarque à plusieurs reprises des rythmes différents d’augmentation des prix et des coûts salariaux unitaires qui montrent que les salariés ne peuvent pas être tenus pour les seuls responsables de l’inflation ».

L’inflation, une bataille dans la lutte des classes

Pourquoi alors la hausse des salaires est-elle présentée comme un danger ? Parce que la vraie question de l’inflation est en réalité celle de la répartition du coût de la hausse des prix. C’est d’ailleurs ce qu’a mis en lumière Karl Marx dans deux textes polémiques qui l’ont opposé à des penseurs « de gauche » qui dénonçaient la volonté des ouvriers d’arracher des hausses de salaires.

Dans Misère de la philosophie (1847), Marx s’oppose à l’idée exprimée par Proudhon et que ne renierait pas aujourd’hui notre gouverneur de la Banque de France : « Tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le vin, etc. C’est-à-dire d’une disette. » 

La réponse de Marx est double : c’est d’abord d’indiquer que si les prix augmentent autant que les salaires, il n’y a pas « renchérissement général », il n’y a que « changement dans les termes ». Autrement dit, la hausse des salaires et des prix dans les mêmes proportions (dans les années 1970, les salaires augmentaient même un peu moins vite, d’où une légère perte de pouvoir d’achat) ne peut conduire à une « spirale inflationniste ».

Plus important, Marx souligne ce qu’ignorent Proudhon et les oiseaux de mauvais augure d’aujourd’hui : la hausse des salaires doit être prise dans la dynamique de la production capitaliste. Pour comprendre son impact, il faut observer les conditions de concurrence et de productivité de l’économie.

C’est un point qu’il va développer dans Salaire, prix et plus-value, un texte de 1865 qui répond à un ouvrier anglais, James Weston, qui avait proposé à l’Association internationale des travailleurs (AIT, aussi appelée Première Internationale) une résolution proclamant que « le bien-être social et matériel des ouvriers » ne peut provenir de « salaires plus élevés ».

Pour Marx, la hausse des salaires n’entraîne pas une hausse des prix, mais plutôt une baisse des profits. Le seul moyen, alors, de répondre à cette baisse, pour le capitaliste, est de réprimer le travail pour contraindre les salaires ou avoir recours à la mécanisation pour produire plus avec des coûts salariaux moindres. La hausse des salaires n’est donc pas un « coup dans l’eau » qui serait mangé par les prix, c’est un moment clé de la lutte des classes. « La question se résout donc en celle de la puissance de l’un et de l’autre combattant », conclut Marx.

Voici donc que le sujet a bougé. La « boucle prix-salaires » n’est pas une question de défense des intérêts des travailleurs, mais bien plutôt de défense des intérêts du capital. En cherchant à contraindre les salaires malgré la hausse des prix, ce que l’on chercherait avant tout, ce serait à sauvegarder les profits. Derrière la leçon morale légèrement hautaine adressée par les économistes orthodoxes aux travailleurs selon laquelle ils ne devraient pas tenter de sauvegarder la valeur réelle de leurs salaires, il y a avant tout la volonté de préserver les taux de profits.

Dans un article récent des Échos, cette question est mise en avant de façon significative. Une économiste de la Deutsche Bank y souligne que la pression des prix sur les profits rend la hausse des salaires impossible. « Une hausse des salaires de 1 % réduit les profits de 7 % », souligne-t-elle, donnant ainsi raison à l’analyse de Marx de 1865.

Et cela est aussi cohérent précisément avec ce qui s’est passé dans les années 1970, où les taux de profit ont reculé. Et c’est bien cela qui a surtout été traumatisant. « Ceux qui ont le plus perdu dans les années 1970, ce sont ceux dont les revenus dépendaient des profits des entreprises, et ce sont aussi eux qui ont construit ce récit sur la boucle prix-salaires », résume François Geerolf, qui rappelle que c’est à ce moment qu’est prononcé le fameux « théorème de Schmidt », une version de la théorie du ruissellement inventée par le chancelier allemand d’alors, qui explique que les « profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ».

Mais d’investissement et d’emplois, il n’a jamais été question, même lorsque les politiques de désinflation ont mis la pression sur les salaires et les conditions de travail. La précarité et le chômage se sont accrus et, quant à l’investissement productif, il n’a pas davantage progressé. Ce n’est pas le cas des profits qui, en France, retrouvent dans les années 1980 leur niveau des années 1960.

Comme tout récit, celui de la « boucle salaires-prix » est construit par les vainqueurs. Parfois jusqu’à l’outrance. Dans un article récent, le quotidien libéral L’Opinion parle ainsi de « l’hyperinflation » des années 1970. C’est évidemment une erreur historique majeure. En France, les prix annuels ont progressé de 9 et 15 % entre 1974 et 1983, avec un pic en décembre 1974 à 15,16 %, et un deuxième en novembre 1981 à 14,31 %. Ces niveaux sont certes élevés, mais ils n’ont rien à voir avec l’hyperinflation, qui est définie économiquement comme une augmentation de 50 % par mois des prix.

Or il se trouve que l’hyperinflation ne trouve jamais son origine dans les salaires, mais bien plutôt dans l’accès aux ressources ou dans les besoins de devises. Ce ne sont pas les accords salariaux Stinnes-Legien de décembre 1918 qui ont provoqué l’emballement de l’été et de l’automne 1923 en Allemagne, mais bien plutôt le manque de devises pour payer les importations et la paralysie d’une partie du pays à la suite de l’occupation de la Ruhr.

Cette outrance a néanmoins la fonction de faire peur et donc de faire accepter un certain ordre social. La construction du récit dominant passe évidemment par cette reconstruction de l’histoire a posteriori. Mais ce n’est qu’une des nombreuses batailles menées dans le cadre d’un conflit plus large, celui de la répartition du coût de l’inflation. On comprend alors comment ce récit a pu constituer le fondement de la contre-révolution néolibérale.

Car que demandent les bonnes âmes raisonnables qui agitent le risque de boucle « salaires-prix » pour appeler les travailleuses et travailleurs à la modération ? Rien d’autre que ceci : ces derniers doivent prendre à leur charge le coût de l’inflation importée et se contenter des mesures de freinage minimales gouvernementales que, par ailleurs, ils paieront vraisemblablement par de l’austérité ou de nouvelles réformes structurelles dans les prochaines années.

Cette exigence n’est pas neutre. Elle suppose de devoir accepter un recul de son niveau de vie réel pour pouvoir préserver les profits des entreprises, mais aussi les intérêts des détenteurs d’actifs financiers, notamment de dettes, qui sont fragilisés par l’inflation qui réduit leur valeur réelle. Il y a donc là une volonté directe de répartition de la richesse.

François Geerolf souligne, par exemple, combien l’inflation de 3,4 % en 2021 (en version harmonisée) a pesé sur le pouvoir d’achat des fonctionnaires, dont le gel quasi continu du point d’indice a conduit déjà à une baisse de 16 % de leurs traitements réels depuis 1996. On peut constater ici la violence sociale en jeu.

Les arguments en faveur d’une hausse des salaires réels

En réalité, rien ne semble aujourd’hui réellement plaider pour une modération salariale. Il faut, dans un premier temps, se souvenir que, depuis deux décennies, la grande quête des banques centrales, c’est l’inflation. On sait par ailleurs que, après des années de faible inflation, l’économie aurait besoin de plusieurs années d’inflation plus forte pour soutenir l’activité.

La diffusion de la hausse actuelle des prix dans l’économie n’est donc pas nécessairement une mauvaise nouvelle si on assure une répartition qui protège la majorité de la population, notamment par une hausse des salaires. François Geerolf rappelle d’ailleurs que nul ne sait quel est le niveau « optimal » d’inflation et que le niveau des 2 % inventé à la fin des années 1980 ne repose sur rien de solide.

En réalité, on se rend compte qu’historiquement un niveau d’activité fort est souvent lié à une inflation plus forte. C’est assez logique : lorsque la demande est soutenue, on peut relever les prix et ainsi disposer de plus de marges de manœuvre pour augmenter profits et salaires. Ces deux hausses soutiennent à leur tour la demande. Cette dernière est aussi soutenue par le fait que le poids des dettes est moins fort, permettant ainsi de libérer des ressources.

Ainsi, les « Trente Glorieuses » sont une période d’inflation élevée, de même que le milieu du XIXe siècle. En revanche, la « grande déflation » de la fin du XIXe siècle (1873-96), la crise des années 1930 et la crise des années 1990-2000 sont marquées par une faible inflation.

Or l’idée que la modération salariale est nécessaire ne tient pas. Elle suppose en effet que la demande serait trop forte et conduirait à l’accélération des prix. Ce n’est pas le cas : la demande est aujourd’hui presque équivalente à celle de 2019. « Il n’y a pas de surchauffe au sens d’un taux de chômage trop faible et le niveau de la demande n’est pas excessif : l’inflation provient de goulots d’étranglement sur les marchés des biens et sur l’énergie, pas du marché du travail », souligne François Geerolf, qui précise que ce récit s’inscrit aux États-Unis dans la lutte contre les politiques de Joe Biden. 

Ce n’est donc pas le soutien à la demande en tant que tel qui pose problème, mais bien les choix qui ont été faits dans l’organisation de l’offre dans le but même de maximiser les profits. Dans ce cadre, il faut sans doute réorganiser la production et réorienter la consommation (c’est, du reste, fondamental sur le plan écologique), c’est aussi le rôle ici du contrôle stratégique des prix, mais certainement pas contraindre les salaires. Car alors, lorsque ces difficultés logistiques seront levées, la demande redeviendra structurellement faible.

À la différence des années 1970, où les profits avaient commencé à reculer dès la fin des années 1960, cette fois, les profits sont élevés et en hausse.

Deuxième élément clé : à la différence des années 1970, où les profits avaient commencé à reculer – c’était le cas dès la fin des années 1960 –, cette fois, les profits sont élevés et en hausse. En France, ils ont atteint des records au premier semestre 2021 et le secteur privé est très fortement soutenu par l’État via les aides liées à la crise financière, la politique monétaire, les subventions habituelles, les baisses de cotisations et les deux plans de relance de 130 milliards d’euros.

La baisse des profits qu’induirait une hausse des salaires semble aujourd’hui largement supportable par le capital, même si, évidemment, la loi de l’accumulation lui rend toute baisse insupportable. Compte tenu du niveau de subvention de l’emploi privé, on voit comment faire utiliser aujourd’hui le théorème de Schmitt, qui, par ailleurs, on l’a dit, est largement inopérant.

C’est d’ailleurs là aussi une réponse possible aux difficultés actuelles. Le mal principal de l’économie mondiale est la baisse des gains de productivité. Longtemps, on a cru que la raison de ce mal était la faiblesse du taux de profit, qui ne permettait pas de financer l’innovation. En réalité, le soutien au profit n’a fait qu’aggraver le phénomène. Logiquement, une pression sur les profits par le soutien aux salaires devrait être la réponse : pour maintenir leur rentabilité, les entreprises seraient alors obligées d’investir pour gagner de la productivité. Il n’est pas sûr que ce soit possible, mais du moins la logique économique plaide ici pour un relèvement salarial.

Le troisième élément est celui de la compétitivité. Longtemps, la modération salariale a été la clé des politiques de compétitivité, notamment face au dumping salarial allemand. Mais la donne change en Allemagne, où l’inflation est plus forte qu’en France et où les salaires, notamment les bas salaires, augmentent vite avec la hausse du salaire minimum fédéral à 12 euros de l’heure. Il est donc possible de relever les salaires sans perdre en compétitivité face à l’Allemagne. Rien ne devrait, dès lors, justifier la modération salariale et les pertes de revenu pour les travailleurs induites par la poussée inflationniste actuelle.

Le récit ancré dans les années 1970 n’est donc absolument plus opérant. Sa résistance dans l’opinion et parmi les décideurs n’en est que plus désastreuse. Elle empêche en réalité de saisir une opportunité certaine. Mais elle montre aussi l’état désastreux actuel du rapport de force entre capital et travail en France.

Concrètement, il serait possible et souhaitable de construire à nouveau une indexation des salaires. Cette construction pourrait être modulée en fonction des niveaux de revenu, mais aussi des divisions générationnelles.

« Quand les prix augmentent de 3 ou 4 %, on a plus de marges de manœuvre pour partager les hausses de salaire et insister ainsi sur les plus jeunes, victimes de la précarité et des faibles salaires à l’embauche », explique, par exemple, François Geerolf.

Mais au lieu de réfléchir sur les salaires, le pouvoir actuel se contente de donner quelques os à ronger aux travailleurs. Sa priorité est ailleurs : c’est de sauvegarder les positions du capital et des créanciers. L’usine à gaz baroque bâtie pour réduire l’impact de la hausse du prix de l’électricité ne vise ainsi qu’à protéger les concurrents privés d’EDF. Plus que jamais, donc, le pouvoir néolibéral se cache derrière un récit issu de la contre-révolution des années 1980 pour mener sa guerre sociale contre le monde du travail. L’inflation est une arme importante dans ce combat.

 publié le 25 janvier 2022

La chronique économique de.
Salaires et emploi ont partie liée

Pierre Ivorra sur www.humanite.fr

À l’approche de la présidentielle, des médias proches du pouvoir ou de la droite et le président du Medef lui-même nous assurent que l’époque serait enfin à l’augmentation des salaires. L’affaire est entendue : tout comme il y a un temps pour moissonner ou pour vendanger, la saison de la cueillette salariale serait advenue. Sur le terrain, pour autant, le patronat ne semble pas convaincu par cette météo-là. Avec leurs syndicats, les 25 000 salariés de Sodexo France ont dû batailler pour arracher à leur direction 5 % d’augmentation générale. Pareil chez Air Liquide. Les 13 000 salariés travaillant en France ont engagé l’action pour réclamer une revalorisation générale des salaires permettant de couvrir au moins l’inflation, et récompenser les efforts fournis durant la pandémie. La direction semble ignorer pour l’instant le changement de temps.

En France, la part des salaires dans la valeur ajoutée, les richesses nouvelles, s’est fortement réduite. Elle est inférieure de près de 10 points à son point culminant de 1981 (où elle atteignait 67,5 %). Sur longue période, la part moyenne se situe autour de 62-63 %. Depuis la crise financière de 2008, elle s’est encore effritée, passant de 57,9 à 57,6 %. Cette baisse vertigineuse a bénéficié aux profits et témoigne de la volonté des différents gouvernements d’augmenter la contribution des travailleurs au financement de la protection sociale et des dépenses publiques afin de réduire celle du capital. On oublie cependant trop souvent que cet indicateur ne permet pas seulement d’évaluer l’évolution des salaires et celle des profits. Il est aussi un témoin de la politique de l’emploi des entreprises et du pouvoir en place. En effet, on peut réduire cette part du travail dans la valeur ajoutée à la fois en pratiquant une politique salariale restrictive et aussi en sabrant dans l’emploi. Produire plus de richesses avec moins de salariés, c’est le rêve éveillé du grand patronat et aussi, quoi qu’elles en disent, de la plupart des familles politiques du pays, à l’exception au moins des communistes.

Salaires et emploi ont partie liée, surtout dans la période actuelle marquée par une révolution technologique inédite : la révolution informationnelle, qui permet aux machines d’effectuer des opérations exercées par le cerveau humain. Cette révolution fait du développement humain, de la qualité de la formation, des conditions de travail, des salaires, de la reconnaissance dans les rémunérations de la qualification et de l’expérience des travailleurs, des facteurs essentiels du développement productif et de la création de richesses.

publié le 18 janvier 2022

Jets privés, superyachts et méga pollutions : les ultra-riches dépensent des fortunes pour faire sécession

par Jérôme Duval sur https://basta.media/

Depuis le début de la pandémi e, les premières fortunes de France ont doublé leur richesse. Alors que 10 % de la population a besoin d’aide alimentaire, les carnets de commandes de superyachts se remplissent, les vols en jets privés se multiplient.

Depuis le début de la pandémie, la fortune des milliardaires de la planète a davantage augmenté qu’au cours des dix dernières années ! Les 43 plus grandes fortunes françaises ont accumulé 236 milliards d’euros supplémentaires : soit plus de 12 milliards par mois... Les cinq Français les plus riches – Bernard Arnault (LVMH), Françoise-Meyers Bettencourt (L’Oréal), François Pinault (Kering), les frères Alain et Gérard Wertheimer (Chanel) – ont même doublé leur patrimoine, a calculé l’organisation Oxfam. Cet accaparement mondial, rapide et considérable, de richesses est dû notamment à « la montée en flèche des cours des actions », à « la montée en puissance des monopoles et des privatisations », à la baisse des taux d’imposition pour les ultra-riches, et à « la réduction des droits et des salaires des travailleurs et des travailleuses », explique Oxfam dans son rapport publié ce 16 janvier, intitulé « Dans le monde d’après, les riches font sécession ». En parallèle, sept millions de personnes, soit une sur dix, dépendent, en France, de l’aide alimentaire pour vivre. Et ce n’est qu’une goutte dans l’océan des inégalités mondiales.

La Banque mondiale estime à près de 100 millions le nombre de personnes supplémentaires ayant basculé sous le seuil d’extrême pauvreté en 2020, en raison de la pandémie [1]. Au même moment, un nouveau milliardaire apparaissait toutes les 17 heures en moyenne ! Le magazine Forbes qui dresse la liste des milliardaires du monde entier, en a ajouté 493 en 2021, pour atteindre le chiffre sans précédent de 2755 ultra-fortunés.

Réunies au sein de ce club d’élite, les dix personnes les plus riches du monde viennent, selon l’indice Bloomberg Billionaires, d’ajouter 402 milliards de dollars supplémentaires à leur patrimoine au cours de l’année passée. En pleine pandémie, la fortune d’Elon Musk, a ainsi progressé de plus de 1600 % en deux ans, pour s’établir à 277 milliards de dollars. En France, celle de la famille de Bernard Arnault, patron du numéro un mondial du luxe LVMH, a bondi de 61 milliards en 2021, pour atteindre 176 milliards de dollars. C’est l’équivalent, d’après le rapport de l’Observatoire des inégalités, de la valeur de l’ensemble des logements de Toulouse (470 000 habitants).

Signe extérieur d’explosion des inégalités : les ventes de superyachts en hausse

Les moyens que les ultra-riches consacrent à leur « sécession » sont de plus en plus considérables : les dépenses en superyachts et en jets privés explosent. Le prix des superyachts, ces navires supérieurs à 30 mètres de long, peut s’envoler jusqu’à plus de 600 millions de dollars pièce. Qu’importe : leur multiplication est époustouflante. On en comptait à peine un millier en activité il y a 30 ans. Leur nombre a été multiplié par cinq : 5325 étaient comptabilisés début août 2021 (contre 966 en 1988) [2]. La tendance ne semble pas avoir souffert de la crise sanitaire. Selon le site spécialisé Superyacht Group cité par Reuters, leurs ventes ont progressé de plus de 8 % au cours des neuf premiers mois de 2021 par rapport à la même période de 2019, avant la pandémie.

Comme après la crise financière de 2008, les carnets de commandes des constructeurs débordent. D’après le rapport 2022 Global Order Book, 1024 projets sont en construction ou en commande pour 2022, en augmentation d’un quart par rapport aux 821 de l’année dernière. « Malgré quelques hésitations initiales en 2020 lorsque le Covid-19 a frappé, l’industrie des superyachts a largement surmonté la pandémie pour enregistrer une troisième année de croissance constante du carnet de commandes », précisent les auteurs. Mis bout à bout, ce sont pas moins de 40 kilomètres de navires de luxe qui seront construits, lancés et livrés d’ici 2026 !

Selon le sociologue Grégory Salle, auteur de l’ouvrage Superyachts. Luxe, calme et écocide, « Cet essor exprime de façon frappante, pour ne pas dire brutale, non seulement l’ampleur vertigineuse des inégalités, mais le fait que leurs différentes manifestations (sur le plan sanitaire, environnemental, géographique, etc.) forment un système. Un système qui n’a rien d’accidentel et ne fait que refléter l’état actuel du capitalisme. »

51 avions d’affaires commandés à Dassault en 2021

Cette ségrégation sociale s’observe aussi dans le ciel. Si, pour cause de pandémie, les compagnies aériennes multiplient les annulations de vols – dont 8000 à l’occasion du seul week-end de Noël dernier – et suppriment des postes par milliers (8000 emplois supprimés depuis le début de la crise pour Air France-KLM), les voyages d’affaires en jets privés décollent. Au début de la pandémie, la plupart des aéroports avaient fermé leurs portes aux vols commerciaux traditionnels et low cost, mais leurs pistes étaient restées ouvertes aux vols privés (ainsi qu’aux évacuations sanitaires, au transport de matériel médical, au rapatriement de concitoyens bloqués à l’étranger).

Les avions de luxes ont rapidement retrouvé leur clientèle dès le printemps 2020, « opérant un quart de leurs vols habituels au 15 avril [2020], en plein confinement, puis la moitié au 15 mai, alors que les restrictions de déplacement n’ont été levées que deux semaines plus tard », observait un article du Monde. Au niveau mondial, les vols en jets privés ont effacé les pertes enregistrées au début de la crise sanitaire. Selon le Global Market Tracker du site spécialisé Wingx, 3,3 millions de vols ont été effectué par les jets d’affaires dans le monde entier en 2021. C’est le plus grand nombre jamais enregistré pour une seule année et 7 % de plus que le précédent point culminant, en 2019.

De même que pour les superyachts, les commandes de jets privés affluent. L’association des constructeurs de l’aviation, General Aviation Manufacturers Association (GAMA), précise : « Jusqu’au troisième trimestre 2021, par rapport à la même période en 2020, les livraisons de jets d’affaires ont augmenté de 15,9 %, avec 438 unités. » De quoi satisfaire le français Dassault Aviation qui enregistre les commandes de 51 avions d’affaire Falcon en 2021, contre 15 en 2020.

Les jets privés, 50 fois plus polluants que les trains

L’empreinte carbone due à la consommation par habitant des 1 % les plus riches est (au moins) 100 fois plus élevée que celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité (environ 3,1 milliards de personnes), argumentait Oxfam dans son rapport annuel précédent. Le constat est partagé par le rapport sur les inégalités mondiales (réalisé par un groupe international d’universitaires) : chaque personne parmi les 1 % des plus riches émet à elle seule 110 tonnes de CO2 par an.

L’incohérence et l’insoutenabilité du mode de vie des ultra-riches a été portée à son comble cet automne. En vue d’obtenir des engagements de réduction d’émissions nocives pour le climat, de nombreuses personnalités se sont rendues en jet privé à la Conférence internationale pour le climat de Glasgow, la Cop26. De quoi rejeter dans l’atmosphère environ 13 000 tonnes de CO2, l’équivalent de ce que produisent 1600 Écossais chaque année, selon le Daily Record.

Les jets privés, qui transportent en moyenne entre 4 et 5 personne par vol, « sont 5 à 14 fois plus polluants (par passager) que les avions commerciaux, et 50 fois plus polluants que les trains », pointe un rapport de l’ONG Transport et Environnement. Ces émissions de CO2 sont en forte croissance. L’étude constate que celles des jets privés européens ont explosé ces dernières années, avec une augmentation de 31 % entre 2005 et 2019, contre 25 % pour l’aviation commerciale européenne.

300 yachts émettent autant de CO2 que toute la population du Burundi

Quant à l’impact écologique des superyachts, il donne le vertige. Ces navires de luxe peuvent consommer jusqu’à 2000 litres de carburant à l’heure. Propriété de la famille royale des Émirats arabes unis, le yacht Azzam, long de 180 mètres, dispose d’un réservoir d’un million de litres de carburant pour alimenter les 94 000 chevaux de moteur. Il compte aussi une piscine à débordement et une piste d’hélicoptère. Pour le yacht dénommé « A », propriété du milliardaire russe Andreï Melnitchenko, il faut compter environ 1,4 million de dollars pour faire le plein (avec un réservoir de 750 000 litres) ! Une étude parue en 2019, affirme que chaque année, les 300 plus grands yachts émettent à eux seuls plus de 280 000 tonnes de dioxyde de carbone, autant de CO2 que les 10 millions d’habitants du Burundi. Il faudrait plus de 7000 ans à une personne « normale » pour polluer autant que le milliardaire russo-israélien Roman Abramovich. Propriétaire d’un superyacht et d’un Boeing 767 personnalisé, il est responsable d’au moins 3859 tonnes d’émissions de CO2 par an, illustre Oxfam dans son rapport.

En France, le quinquennat de Macron n’a rien fait pour réduire ce phénomène. La suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) décidée par le président de la République en 2018, et son remplacement par l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), en a réduit l’assiette aux seuls biens immobiliers. Les biens tels que les yachts ou les jets privés ont alors cessé d’être assujettis à cet impôt des « plus riches ». Les milliardaires sont donc incités à acheter toujours plus de yachts et de jets privés, au bilan carbone désastreux. Leurs effets sur le climat, eux, seront acquittés par l’humanité toute entière.

publié le 17 janvier 2022

Oxfam. Pendant la pandémie, la pauvreté s’étend
et les fortunes s’envolent

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Le rapport rendu public par l’ONG Oxfam ce lundi vient confirmer un creusement abyssal des inégalités en France et dans le monde, au moment même où le coronavirus répandait son lot de souffrances.

La misère explose, les dividendes s’éclatent. Le rapport que rend public l’ONG Oxfam ce 17 janvier est accablant pour l’ordre capitaliste dominant. Dans la période où le coronavirus étend ses ravages, les inégalités se sont creusées comme jamais. Des dizaines de millions de personnes au bas de l’échelle des classes moyennes ont été propulsées sous tous les seuils de pauvreté. Parallèlement, le nombre des milliardaires et la fortune des principales figures du capital dans le monde ont gonflé dans des proportions jamais vues jusqu’ici. Le « quoi qu’il en coûte », l’argent gratuit distribué massivement par les banques centrales et exclusivement réservé à l’usage des ténors des Bourses et de la haute finance a constitué le principal vecteur de cet enrichissement sans précédent. Changer radicalement les paradigmes et réorienter l’attribution des crédits non plus pour sauver le capital mais pour développer toute l’humanité et ses biens communs est ainsi devenu aussi crucial que vital.

À trois mois de l’élection présidentielle, Oxfam fait un zoom sur la France. À elles seules, les cinq premières fortunes de l’Hexagone ont doublé durant la pandémie, « augmentant de 173 milliards d’euros en dix-neuf mois ». Elles possèdent désormais « autant que les 40 % des Français les plus précaires », pour qui la même période fut synonyme de dégringolade accélérée. Oxfam relève que 7 millions de citoyens, soit 10 % de la population française, sont désormais dépendants de l’aide alimentaire.

Les logiques politiques qui ont conduit à inonder les marchés financiers et ces gros détenteurs de capitaux de crédits gratuits, sous prétexte que cela aurait par effet de ruissellement un impact salutaire sur l’ensemble de l’économie, sont contredites en permanence par la réalité à laquelle est confrontée l’immense majorité des citoyens de France et du monde.

Aux États-Unis, la méthode a fait les beaux jours d’un Elon Musk, l’homme devenu le plus riche de la planète, car elle a encouragé les opérations les plus spéculatives, fondées sur une vaste arnaque écolo à l’automobile électrique. Avec pour corollaire un bilan carbone de Tesla inversement proportionnel à la montée en flèche des titres du groupe du milliardaire, dont la valeur de la capitalisation boursière dépasse désormais celle de… l’ensemble des constructeurs automobiles mondiaux. Le gonflement de ces « bulles » exprime une inflation financière qui a commencé à diffuser vers l’économie réelle. Ce qui augure une sévère gueule de bois après l’orgie d’argent gratuit à laquelle ont goûté les champions du CAC 40 parisien, comme du Dow Jones new-yorkais ou du DAX de Francfort.

Facture austéritaire

La maîtrise de la hausse des prix passerait, selon les canons de l’orthodoxie libérale, par une augmentation des taux d’intérêt. Traduisez : une programmation de politiques d’austérité destinées à faire payer la crise aux travailleurs, en s’efforçant de les empêcher de réclamer des hausses de salaire pour compenser l’amputation de leur niveau de vie. La Réserve fédérale états-unienne a commencé à l’appliquer. La France et la zone euro s’y préparent. Mais couper ce flot de la création monétaire et des crédits bon marché est une manœuvre à très haut risque pour les banques centrales. Tant une hausse prochaine des taux pourrait précipiter le monde sur le mur d’un krach de dimension historique.

Oxfam, qui identifie « des ressorts systémiques » dans l’apparition de la faille sociale mondiale, avance des solutions surtout fiscales pour «taxer les milliardaires ». Pour vraiment réduire l’explosion des inégalités, « on ne saurait en rester là », soulignent les économistes communistes en France. Le maintien d’une politique de crédits gratuits par la Banque centrale européenne est indispensable pour éviter un désastre. Mais il faut, précisent-ils, en organiser le contrôle public et social pour que soient ainsi irrigués non plus les marchés financiers, mais des investissements utiles, et donc non inflationnistes, pour « les services publics, l’emploi, la formation, la lutte contre le changement climatique ». Ce qui suppose l’accès des citoyens et des salariés, et non plus des actionnaires les plus démesurément riches, aux manettes stratégiques de la gestion des entreprises. Un enjeu de civilisation.


 


 

Moderna. Stéphane Bancel, le nouveau riche qui assure ne pas s’intéresser à l’argent

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

Stéphane Bancel PDG de Moderna. En 2021, la pandémie de Covid lui a permis de faire une entrée fracassante dans le club des plus riches, avec une fortune évaluée à 3,5 milliards d’euros. Stéphane Bancel, PDG de Moderna, en pointe dans l’ARN messager, profite à plein des 83 milliards de dollars de capitalisation boursière du laboratoire dont il détient environ 8 % du capital. De quoi faire les affaires du dirigeant, ingénieur né à Marseille en 1972, passé par l’université Harvard, où il a décroché un MBA (master of business administration).

Comme beaucoup de milliardaires, Bancel donne dans le caritatif, mais il va encore plus loin que ses collègues : lui n’aime pas l’argent. C’est du moins ce qu’il jurait lors d’un entretien au Parisien, en octobre 2021 : « Nos enfants le savent, on leur a dit, on vous paye vos études, on vous léguera une maison familiale, à vous de vous débrouiller ensuite. (…) L’argent ne m’a jamais intéressé. »

Pourtant, l’entreprise qu’il dirige ne s’est jamais signalée par sa philanthropie. L’été 2021, en pleine pandémie, Moderna augmente le tarif de son vaccin de 13 % (à 21,5 euros la dose), en même temps que Pfizer, avec lequel il partage le peu de goût à faire profiter ses brevets. Par ailleurs, le laboratoire a été épinglé par la presse belge en juillet 2021 pour avoir transféré ses bénéfices vers la Suisse et l’État américain du Delaware, connus pour leur fiscalité extrêmement avantageuse


 


 

Emploi. En 2020, le Covid a entraîné la destruction de 275 800 postes dans le privé

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

L’année 2020 aura été marquée par une fonte du nombre d’emplois salariés dans tout le secteur privé. C’est ce que relève une note de l’Urssaf, publiée vendredi. L’Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf) calcule en effet que le nombre de salariés du privé a diminué de 1,5 % sur l’année 2020, soit 275 800 postes détruits. En 2019, le nombre de postes avait au contraire progressé de 1,6 %.

Les effectifs intérimaires ont le plus fondu

Face à la crise du Covid, ce sont les effectifs intérimaires qui ont fondu le plus, amorçant une baisse de 18,7 % sur l’année. « Étant le premier levier d’ajustement de la main-d’œuvre, ils ont commencé à diminuer dès le déclenchement de la crise, en mars 2020 », explique les auteurs de la note. L’hébergement-restauration compte également parmi les secteurs ayant perdu le plus d’emplois salariés, avec un recul de 5,3 % sur l’année. Excepté La Réunion et la Guyane, ce repli de l’emploi salarié a concerné l’ensemble du territoire. M. T.

publié le 16 janvier 2022

Dans les cliniques, les sales méthodes de l’entreprise de nettoyage Biomega

Guillaume Bernard (Médiacités) repris par www.mediapart.fr

Des licenciements pour des motifs dérisoires, des effectifs en constante diminution… Chargé de la propreté à la clinique du Val d’Ouest, près de Lyon, ou à l’hôpital toulousain Joseph-Ducuing, le sous-traitant Biomega Hygiène malmène ses salariés, parfois jusqu’à l’épuisement et au détriment de la qualité de ses prestations.

Virée pour « deux bouteilles d’eau, deux madeleines et un petit pain appartenant à l’établissement » : jamais Sophie* n’aurait pensé perdre son emploi de cette façon. « Nous avons retrouvé ces aliments dans un sac plastique qui se trouvait dans la housse de votre chariot », reproche la lettre de licenciement adressée le 26 avril 2021 à cette trentenaire, agente de service hospitalier (ASH) au Val d’Ouest depuis novembre 2015.

Dans cette clinique implantée à Écully, près de Lyon, comme dans beaucoup d’autres établissements hospitaliers, le marché du nettoyage est sous-traité. Au Val d’Ouest, c’est l’entreprise Biomega qui officie depuis février 2021.

Outre le prétendu vol de gâteaux et de bouteilles d’eau que l’ASH réfute (lire plus bas), l’entreprise de propreté accuse Sophie d’avoir utilisé des « lavettes bleues » qui appartiennent à la clinique, au lieu de celles fournies par Biomega, et d’avoir un jour oublié sa fiche de poste et son document de traçabilité sur lequel elle note les tâches effectuées. « C’est n’importe quoi, se défend l’ASH, la bouteille d’eau, c’était la mienne et les gâteaux, on les récupère quand les patients n’en veulent pas pour les rendre à la clinique. On ne va quand même pas les jeter ! »

Le cas de Sophie n’est pas isolé. Ce même 26 avril 2021, Hilda*, la vingtaine, agente de nettoyage dans la même clinique depuis 2017, reçoit elle aussi une lettre de licenciement de la part de Biomega Hygiène. Basé à Toulouse, son employeur lui reproche d’avoir refusé de laisser son téléphone portable aux vestiaires, comme cela lui aurait été indiqué à l’oral et dans des notes internes. Il l’accuse également d’oublis de matériel et d’avoir adopté un ton insolent « aussi bien en parole que par la posture » pour répondre à ses supérieurs, décrit le courrier.

La salariée reconnaît les faits, mais elle précise être sujette à des crises d’épilepsie, raison pour laquelle son médecin lui a conseillé de ne pas se séparer de son téléphone « en cas de sensation de malaise ». Malgré une crise qui l’a frappée en plein service dans le courant du mois d’avril, sa direction a fait la sourde oreille : tout comme Sophie, Hilda a été licenciée pour faute grave. Les deux salariées contestent aujourd’hui leurs licenciements devant les prud’hommes de Lyon. La date du jugement n’est pas encore fixée.

Le ménage dans les effectifs

Deux salariées expérimentées et jamais sanctionnées auparavant, une même sanction. Faut-il lire dans ces limogeages pour des motifs a priori futiles une méthode Biomega pour réduire ses effectifs ? Marion Alcazar, juriste au syndicat CNT-Solidarité ouvrière (CNT-SO), accompagne Sophie et Hilda dans leurs démarches juridiques et ne doute pas de la réponse : « Ces licenciements sont des prétextes pour réduire les coûts de la masse salariale. » Pour la syndicaliste, si le sous-traitant fait le ménage au Val d’Ouest, c’est avant tout dans ses propres effectifs. Contacté à plusieurs reprises, Biomega n’a pas répondu à nos questions (lire notre Boîte noire).

En 2018, Jean-Michel Diener, le fondateur et dirigeant de l’entreprise, se targuait dans le magazine toulousain Touléco « de redonner du sens aux mots partenariat et qualité ». « Notre approche n’est pas purement économique, soutenait-il. Sans être philanthropes, bien entendu, nous nous différencions en mettant l’accent sur notre capital humain, nos équipes, qui sont notre première force. » Sa rhétorique se révèle en profond décalage avec la réalité que nous avons découverte au fil de notre enquête…

Biomega a repris le marché du nettoyage de la clinique d’Écully au sous-traitant Samsic en février 2021. Celui-ci avait lui-même succédé au groupe Elior en février 2017. Spécificité de la convention collective du nettoyage et de son annexe numéro 7 : lorsqu’une entreprise perd un marché au profit d’une concurrente, ses salariés sont automatiquement transférés à la nouvelle venue. En six ans passés à la clinique Val d’Ouest, Sophie a ainsi été salariée par trois employeurs différents.

Les agents dont le contrat se termine sont remplacés par d’autres avec un nombre d’heures inférieur ou pas du tout. Ceux qui restent ont toujours plus de tâches à accomplir.

À chaque reprise, la qualification et l’ancienneté des salariés doivent être conservées. Dès lors, pour réduire les coûts, les repreneurs taillent dans les effectifs. « Les agents dont le contrat se termine sont remplacés par d’autres avec un nombre d’heures inférieur ou ne sont pas remplacés du tout. Ceux qui restent ont toujours plus de tâches à accomplir », constate Laurence*, également ASH à la clinique du Val d’Ouest depuis l’époque d’Elior.

Déjà insatisfaisantes sous Samsic, groupe épinglé dans une précédente enquête de Mediacités sur l’aéroport de Nantes, les conditions de travail se dégradent encore avec l’arrivée de Biomega. Durant les trois brefs mois où elle est employée par ce sous-traitant, Sophie travaille à un rythme insoutenable. « Je devais parfois nettoyer jusqu’à 45 chambres en une soirée. En plus de ça, j’étais responsable du 3801 », raconte-t-elle.

Le « 3801 » ? C’est la ligne téléphonique des urgences sanitaires utilisée par le personnel soignant, par exemple quand un patient vomit. Lorsqu’elle est activée, un agent de nettoyage doit intervenir expressément, ce qui implique d’interrompre son travail en cours. « Je partais souvent de la clinique après 23 heures, poursuit Sophie. Je suis professionnelle, je ne pouvais pas laisser des chambres sales, mais je prenais beaucoup sur moi. »

Emplois du temps chamboulés

Autre conséquence du changement d’employeur : les nouveaux responsables d’équipes et de sites, supérieurs hiérarchiques des agents, bousculent les habitudes de travail. Sophie est ainsi fortement incitée à changer son emploi du temps. « Travailler en soirée, c’était mon équilibre de vie, alors j’ai refusé de modifier mon contrat, confie-t-elle. Ils n’ont pas du tout apprécié. Ils n’aiment que les gens qui disent oui à tout. »

Cette pression sur les agents de nettoyage affecte également le personnel soignant. « Lorsqu’il y avait Samsic, les employées, dans l’immense majorité des femmes, se plaignaient d’une surcharge de travail. Mais avec Biomega, c’est encore pire. Elles doivent se dépêcher de tout faire, vider les poubelles, laver les sols… Alors forcément, des fois, elles n’ont pas le temps et c’est le personnel soignant qui doit nettoyer ce qui reste sale », déplore Thierry Monichon, délégué syndical CGT et préparateur en pharmacie à la clinique du Val d’Ouest. « Nous avons formulé un signalement sur ce point à notre direction lors d’un CSE [comité social et économique – ndlr]. On nous dit : “On va taper du poing sur la table.” Mais rien n’a bougé ! La direction se fiche pas mal des salariés prestataires », conclut le syndicaliste. Contactée, la direction de la clinique du Val d’Ouest n’a pas répondu à nos questions.

Là où les ténors du nettoyage, Onet, Derichebourg ou Elior, récupèrent des marchés aussi bien dans les gares que dans les hôtels ou les hôpitaux, l’entreprise Biomega Hygiène, d’une taille bien plus modeste (environ 360 salariés), officie surtout dans les cliniques, les Ehpad et les foyers handicap. À Toulouse, elle assure le nettoyage de l’hôpital Joseph-Ducuing depuis août 2018, un marché jusque-là internalisé. Cinquante-deux agents, dont 29 en CDD, passent alors sous le pavillon de cette société.

À l’époque, la décision de l’hôpital fait grand bruit et une grève contre l’externalisation éclate parmi les ASH. En vain. Comme à la clinique du Val d’Ouest, le changement de sous-traitant est synonyme de baisse des effectifs. « Avec Biomega, on a dû passer de 50 salariés à 25. Les agents sont en sous-effectif, ils sont mal formés et ils s’épuisent. En plus, comme c’est mal payé, les responsables de site ont de vrais problèmes de recrutement », constate Djilali Mazouzi, délégué syndical CGT à l’hôpital Joseph-Ducuing.

Thomas* a commencé à travailler dans cette clinique en 2017, l’année de son baccalauréat. Il fait partie de ces 29 employés en CDD finalement transférés à Biomega. Repris au départ aux mêmes conditions que lorsqu’il était salarié de l’hôpital, il enchaîne ensuite les contrats courts… selon les modalités du sous-traitant. « Quand j’étais employé par l’hôpital, je faisais des journées complètes, huit heures payées huit heures », explique-t-il. Avec Biomega, sa pause ne lui est plus payée : « Je passais douze heures à l’hôpital, mais on ne m’en payait que dix. Et je n’avais plus le droit de parler aux soignants car c’était mal vu par mes supérieurs. »

« J’avais sans cesse la pression. Dès que j’avais terminé quelque chose, on me donnait de nouveau du travail, ce qui n’encourageait pas le travail bien fait. Les responsables censés me former connaissaient moins bien le métier que moi. Aujourd’hui, je me dis que j’ai eu de la chance d’avoir eu, pendant une période, la clinique pour employeur », conclut Thomas. Il a arrêté de travailler pour Biomega à l’été 2019, après deux malaises pendant son service, et projette aujourd’hui de devenir infirmier.

On a affaire à une main-d’œuvre éloignée des syndicats, qui enchaîne les contrats courts auprès de plusieurs employeurs.

Comme elle l’a revendiqué à l’époque dans la presse, l’association des Amis de la médecine sociale, qui gère l’hôpital Joseph-Ducuing, a choisi l’externalisation en 2018 pour sortir les agents de nettoyage de la masse salariale de l’hôpital et dégager des économies. Objectif atteint : selon un rapport de la chambre régionale des comptes de 2020, ce choix lui aurait permis d’effectuer environ 280 000 euros d’économies à la fin de l’année 2019.

Revers de la médaille, la qualité du nettoyage s’en ressent, jusque dans les endroits les plus sensibles de l’hôpital. « Le nettoyage des blocs demande une vraie vigilance et une vraie connaissance du métier car tout doit être aseptisé. Or les ASH changent tout le temps. Il y a trois mois, on en avait une nouvelle toutes les deux semaines… Parfois il reste du sang sur le matériel et il faut que l’on repasse derrière. Ce n’est pas pour incriminer les agents eux-mêmes mais on a vraiment l’impression qu’ils ne sont pas formés et découvrent le métier, témoigne Julie*, infirmière de bloc à Ducuing. Résultat, cela crée des tensions avec l’équipe médicale. » Sollicitée, la direction de l’établissement n’a, elle non plus, pas donné suite à nos questions.

Du Val d’Ouest à Joseph-Ducuing, la réduction continue des effectifs et son corollaire, la dégradation des conditions de travail, s’inscrivent dans un contexte plus général. « Lorsqu’un hôpital ou une clinique change de sous-traitant, c’est souvent parce qu’il a trouvé une entreprise qui lui propose une prestation moins chère. Et comme dans ce secteur le matériel coûte peu, pour effectuer des économies et être compétitif, on rogne sur la masse salariale, on réduit les effectifs, le nombre d’heures, on travaille à flux tendu. Les agents sont les premiers à en subir les conséquences », décrypte la sociologue Frédérique Barnier, spécialiste des conditions de travail dans le secteur du nettoyage.

Primes Covid

Face au phénomène, les salariés sont bien souvent démunis. « On a affaire à une main-d’œuvre éloignée des syndicats, qui enchaîne les contrats courts auprès de plusieurs employeurs, ce qui ne facilite pas l’action collective », souligne la sociologue. De fait, en 2015, 44 % des salariés du nettoyage travaillaient à temps partiel, selon une enquête de l’Insee publiée en 2018.

Malgré tout, des mobilisations émergent dans le secteur. Début novembre 2021, les agents de nettoyage de la clinique de l’Union, près de Toulouse, sont entrés en grève reconductible contre Samsic, leur employeur et sous-traitant de la clinique. Ils réclamaient une prime panier, le paiement de leurs heures supplémentaires et la prime Covid. Ils n’ont pas obtenu gain de cause.

À la clinique du Val d’Ouest, en 2017, Laurence, Hilda et Sophie ont compté parmi les grévistes qui demandaient – encore à Samsic – une amélioration des conditions de travail et des rémunérations. En octobre 2020, ces agents ont menacé ce même employeur d’une grève s’ils n’obtenaient pas la prime Covid. Silence du côté de la direction de Samsic. C’est finalement la clinique elle-même qui leur a versé ce coup de pouce de 500 euros brut. « Biomega savait qu’on ne se laissait pas faire, analyse Sophie avec du recul. C’est aussi pour ça qu’on s’est fait virer. »

publié le 15 janvier 2022

Électricité : le cynisme électoral du gouvernement

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Alors que les prix de l’énergie flambent, le gouvernement, en pleine campagne présidentielle, a choisi de faire les poches d’EDF, au nom de la défense du pouvoir d’achat. L’opération pourrait coûter 8 milliards à l’entreprise publique, alors que l’urgence serait de financer le renouvellement et l’entretien du parc productif.

Tout le monde l’a compris : la réponse à la flambée des prix de l’énergie apportée par le gouvernement et annoncée par le ministre des finances, Bruno Le Maire, le 13 janvier relève du cynisme électoral. À quelques semaines de l’élection présidentielle, le pouvoir ne pouvait entériner une augmentation substantielle des tarifs de l’électricité à partir du 1er février. Il s’était imprudemment engagé à l’automne à ce que la hausse des tarifs régulés ne dépasse pas 4 %. Fidèle à sa ligne de conduite du chiffre économique magique, ce sera donc 4 %. Quel que soit le coût futur, quelles que soient les conséquences.

Comprenant que les mesures de gel et le chèque de 100 euros distribué aux ménages les plus vulnérables ne sauraient suffire à endiguer les effets ravageurs de la flambée des coûts des énergies, le gouvernement a cherché d’autres dispositifs. Il aurait pu, comme cela a été fait dans d’autres pays européens, l’Espagne et l’Allemagne notamment, abaisser la TVA sur les prix du gaz et de l’électricité, la ramenant de 20 % à 5,5 %, comme cela était le cas jusqu’en 2014. Mais cela aurait été priver les finances publiques de rentrées fiscales substantielles, de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards.

Il a préféré le bidouillage. Officiellement, l’État accepte de se priver d’une taxe payée sur les consommations d’électricité : celle-ci est ramenée de 22,5 euros sur le mégawattheure à 50 centimes. Ce qui représente un effort d’environ 5 à 6 milliards d’euros. Mais l’essentiel de la charge de ces mesures d’allègement en faveur des ménages est transféré à EDF. Car ce sera bien à l’électricien, incarnant les derniers vestiges du service public de l’énergie, de payer en premier l’addition de cette campagne gouvernementale.

Invoquant l’urgence du moment, le gouvernement semble avoir réussi à obtenir l’accord de Bruxelles pour faire sauter l’essentiel des dispositifs qui encadrent le marché de l’électricité en France et qu’il cherche depuis un moment à contourner. En commençant par la loi Nome.

Le texte adopté en 2010 encadre précisément l’approvisionnement à prix réduit des fournisseurs alternatifs en électricité produite par le parc nucléaire français : ceux-ci ne peuvent pas obtenir plus de 100 térawattheures (TWh) par an. Le gouvernement entend que ceux-ci profitent de 20 TWh supplémentaires. Plus du tiers de la production d’électricité produite par l’électricien public va donc être mis à disposition de ses concurrents.

Maigre consolation pour EDF : l’entreprise publique, qui n’a jamais pu obtenir une hausse des prix de revente de son électricité, ne serait-ce que pour compenser l’inflation, depuis 2012, va pouvoir augmenter ses tarifs. De 42 euros le mégawattheure, ils vont passer à 46,2 euros, ce qui couvre à peine les coûts de production actuels du parc nucléaire.

EDF risque donc de devoir acheter de l’électricité au prix fort du marché pour la revendre à perte à ses concurrents.

Pour les fournisseurs alternatifs, le cadeau est immense. Alors que le mégawattheure en France tourne autour de 250 euros –c’est actuellement le prix européen le plus élevé –, ils vont pouvoir bénéficier d’un approvisionnement à un prix inférieur de plus de 70 % à ceux du marché. Pour EDF, la charge est gigantesque. Car l’électricien public, comme tout producteur industriel, travaille à long terme. Il a déjà vendu l’essentiel de sa production pour 2022 ; il risque donc de devoir acheter de l’électricité au prix fort pour la revendre à perte à ses concurrents. C’est sans doute ce qui s’appelle la concurrence libre et non faussée.

La direction d’EDF a déjà fait une première estimation des surcoûts qui lui sont imposés par le gouvernement. Elle a annoncé qu’ils devraient représenter entre 7,7 et 8,4 milliards d’euros. À elle seule, l’entreprise publique va donc se retrouver à financer près des deux tiers des dispositifs d’endiguement des prix de l’énergie décidés par le gouvernement.

« Le gouvernement fait le choix de tuer EDF », accuse la CGT Énergie dans un communiqué publié le 14 janvier, accusant le gouvernement de spolier l’entreprise, de soutenir la spéculation financière au détriment de la production industrielle. « Qui veut tuer le soldat EDF ? », renchérit la CGC Énergie, dénonçant le saccage d’EDF et le bradage de l’intérêt général. Pour une fois, les acteurs financiers semblent partager leur analyse : le cours de Bourse a décroché de 15 % ce 14 janvier.

Concurrence factice

Face aux choix du gouvernement, certaines questions ne peuvent être évitées : jusqu’à quand va-t-on continuer à subventionner une concurrence factice au mépris de l’intérêt général, qui ne contribue qu’à l’enrichissement privé ? Combien de temps encore va-t-il falloir supporter une politique énergétique européenne en faillite, alors que l’urgence des dérèglements climatiques impose une politique de transition énergétique d’autant plus discutée, acceptée et planifiée qu’elle va être immensément coûteuse ?

Au moment de l’ouverture à la concurrence des marchés de l’énergie en 2010, il avait été prévu l’instauration d’une période de transition. Le temps que les concurrents d’EDF se mettent à niveau de production et de prix, ils pourraient disposer d’une partie de la production de l’entreprise publique. Cela est censé durer jusqu’en 2025.

Plus de douze ans se sont écoulés. Et il ne s’est rien passé. Le marché de l’électricité en France est devenu le royaume de la financiarisation, sans que le parc de production électrique ne soit sensiblement agrandi ni amélioré, sans que le développement des énergies renouvelables soit assuré, en dépit des subventions et des garanties accordées – parfois à prix d’or, comme l’a pointé un rapport de la Cour des comptes –, et prélevées sur chaque facture d’électricité (160 milliards d’euros en dix ans).

Fournisseurs virtuels

Sur les quarante fournisseurs alternatifs recensés, plus de trente-cinq sont des fournisseurs virtuels. Ils disposent d’une plateforme de trading, d’une équipe de commerciaux pour démarcher les clients éventuels, parfois d’un service client, mais ne produisent pas un kilowatt. Leur métier ? Acheter et vendre minute par minute des mégawattheures sur les marchés de gros de l’électricité en Europe, en spéculant à partir des approvisionnements garantis par EDF et en empochant la différence.

Aucune contrepartie n’est exigée en échange. Une grande partie d’entre eux ont officiellement des sièges sociaux au Luxembourg, en Irlande ou dans quelque autre paradis fiscal, car il ne saurait être question pour eux de payer des impôts en France. Ils ne se sentent pas vraiment tenus de participer à l’effort général. Un seul fournisseur alternatif a accepté de se joindre à EDF et d’assurer un service minimum d’électricité en cas d’impayés, comme le demande depuis des années le médiateur de l’énergie.

Pendant des années, ces fournisseurs ont pu ainsi prospérer sans apporter aucune innovation, sans démontrer la moindre différenciation. Le seul apport : un démarchage agressif auprès des clients en leur proposant un dumping sur les prix de l’électricité. Ceux-ci se sont alors vu proposer des prix inférieurs parfois de 10 à 15 % par rapport à des tarifs réglementés, établis de façon assumée par la Commission de régulation de l’énergie (CRE) à des niveaux élevés afin de favoriser la concurrence face à EDF.

L’entreprise publique, elle, payait l’ardoise : quand le prix de son mégawattheure était moins cher que celui du marché, il lui fallait revendre à perte sur le marché de gros une production qu’elle avait immobilisée pour servir les fournisseurs alternatifs. Quand il était plus élevé, il lui fallait accepter de voir une partie des approvisionnements destinés à ses concurrents vendus par ces derniers sur le marché, qui s’empressaient de ramasser les profits.

La formidable martingale construite sur le dos d’EDF s’est écroulée cet été.

À en croire les thuriféraires de l’ouverture à la concurrence telle que conçue par Bruxelles, tout allait bien dans le meilleur des mondes. On frisait presque la perfection. Le régulateur était content : la concurrence fonctionnait puisque EDF perdait chaque jour des clients. Les fournisseurs alternatifs étaient persuadés de friser le génie. Beaucoup se voyaient déjà marcher sur les traces des fondateurs de Poweo et Direct Energie qui avaient revendu leur entreprise pour plusieurs milliards , bien que constituée pour l’essentiel d’un fichier clients. Le bénéfice de l’ouverture à la concurrence pour les consommateurs, lui, restait difficile à mesurer : en dix ans, les tarifs de l’électricité avaient augmenté de 70 %.

La formidable martingale construite sur le dos d’EDF s’est écroulée cet été. Le marché de gros de l’électricité en Europe étant indexé sur le prix du gaz, le mégawattheure électrique s’est envolé en même temps que celui du gaz. En quelques semaines, il a été multiplié par trois.

« C’est quand la marée se retire que l’on voit si les baigneurs sont nus », dit un adage connu de tous les acteurs financiers. À partir d’août, il est devenu évident que certains fournisseurs alternatifs étaient totalement à poil, n’ayant ni les contrats long terme, ni la couverture nécessaire pour assurer la fourniture en électricité de leurs clients, ni la surface financière pour acheter en urgence et au prix fort sur le marché, le temps de traverser ce qui aurait pu passer, à l’époque, pour un trou d’air. À aucun moment, la Commission de régulation de l’énergie, dont la mission est pourtant de s’assurer des conditions de sécurité d’approvisionnement du marché, ne semble s’être émue de la situation. A-t-elle même fait un début de contrôle ?

Cette stratégie court-termiste et risquée était pourtant parfaitement connue et assumée par certains, au nom de la maximisation du profit. Lors de son introduction en Bourse fin 2020, le fournisseur alternatif Mint Energie expliquait ainsi dans son prospectus d’offres qu’il avait délibérément adopté « une politique de couverture de ses achats partielle et à court terme », afin de profiter au mieux des « opportunités » de marché. À l’époque, les prix de l’électricité s’étaient écroulés en raison du Covid-19. Cela lui avait permis de porter sa marge brute à 19 % au premier semestre.

Le mécanisme fonctionne à rebours quand le marché s’inverse. Dès septembre, le château de cartes s’est écroulé. Leclerc, qui se présentait comme le fournisseur alternatif qui allait casser les prix, a été le premier à jeter l’éponge, laissant quelque 200 000 clients sur le carreau. À charge pour EDF de les récupérer et de leur fournir de l’électricité au nom du service public. CDiscount Energie, qui compte près de 170 000 clients, a annoncé la semaine dernière qu’il abandonnait son statut de fournisseur d’énergie. L’électricien suédois Vattenfall a aussi fait part de son intention de quitter le marché français.

Les pratiques limites de certains fournisseurs

À l’exception de Total, de l’italien Eni et d’Engie, qui ont tous des capacités de production, tous les autres ont suspendu leurs offres, comme Enercop, Alterna ou Barry, augmenté leurs prix parfois de façon spectaculaire (de 20 à 30 %), et acceptent de perdre des clients. En quelques mois, ekWateur a vu ainsi son portefeuille de clientèle tomber de 300 000 à 227 000 clients. Une fuite qui risque de s’aggraver au fil des mois, au fur et à mesure que les clients portent attention à leurs mensualités, que les fournisseurs procéderont à des rattrapages.

Car c’est souvent par un mail noyé dans le flot de la boîte de réception ou par un relevé bancaire que les clients découvrent que leur fournisseur a brusquement changé la nature de leur contrat, sans les prévenir ni encore moins leur demander leur consentement. Début décembre, un client d’ekWateur a ainsi eu la surprise de voir ses mensualités passer de 240 à 358 euros, avec comme explication dans un mail que « les prix de l’énergie avaient augmenté ».

Fin septembre, un client de Mint Energie a découvert par mail que son contrat avait changé : indexé jusqu’alors sur les tarifs régulés, celui-ci allait être désormais calculé sur les prix du marché de l’électricité. Le marché le plus volatil du monde ! Alors qu’il se croyait consommateur d’une ressource essentielle de base, le voilà à devoir assumer le risque de marché et de la spéculation boursière en lieu et place de son fournisseur. Le coût de ce changement ? Sa facture est passée de 165 à 362 euros par mois, après un prélèvement exceptionnel de 680 euros au titre de la régularisation pour les mois précédents.

Les mêmes mauvaises surprises attendent les commerçants, les pharmaciens, les petites entreprises, les ateliers. Tous ont été exclus des tarifs réglementés depuis ces dernières années, au nom de la concurrence. Ceux qui ont vu leur contrat arriver à échéance ces derniers mois ont les plus grandes difficultés à trouver des fournisseurs. Ils se voient souvent proposer des contrats avec des prix multipliés par deux ou trois. Et à l’inverse des ménages qui ont toujours la possibilité de retrouver les tarifs réglementés d’EDF avec un prix relativement bas, ils n’ont aucune solution et se retrouvent condamnés à être exposés au « tout marché ».

Alertée par les mauvaises pratiques de certains fournisseurs, l’association de consommateurs CLCV (Consommation, logement et cadre de vie) a porté plainte contre quatre fournisseurs alternatifs (ekWateur, Mint Energie, Green Yellow et Ovo Energy) pour modification substantielle des contrats de leurs clients, pratiques commerciales trompeuses, voire vente forcée.

Les concurrents d’EDF à l’abri de tout risque

Les associations de consommateurs sont bien les seules à se préoccuper des règles et des principes. Car du côté de la Commission de régulation de l’énergie et des pouvoirs publics, c’est le silence absolu. Alors que tout indique que les prix de l’énergie – au moins du gaz et de l’électricité – vont rester élevés tout au long de l’année 2022 et sans doute en 2023 (les contrats d’électricité pour 2023 se négocient déjà à plus de 150 euros le mégawattheure), que les révisions de prix risquent de s’accélérer une fois les mesures de gel arrêtées – normalement fin mars –, ni l’une ni les autres n’éprouvent le besoin de rappeler les fournisseurs alternatifs à l’ordre et de leur remettre en mémoire les principes généraux de la consommation. Au contraire. Leur préoccupation première est d’abord de s’enquérir de la situation des concurrents d’EDF, de les mettre à l’abri de tout risque.

En décembre, la CRE insistait ainsi auprès du gouvernement pour que toutes les mesures de gel sur les tarifs gaziers et les difficultés sur le marché de l’électricité soient compensées par les finances publiques. Elle demandait de « prévoir un dispositif d’aide complémentaire aux fournisseurs qui se retrouveraient en grave difficulté du fait du gel tarifaire ». Ce qui a été fait. Dans le cadre de la loi de finances 2022, une ligne budgétaire a été prévue afin de voler au secours des fournisseurs alternatifs.

Alors que plusieurs fournisseurs alternatifs en Grande-Bretagne, qui a servi de modèle néolibéral à la dérégulation du secteur de l’énergie en Europe et en France, se sont déjà déclarés en faillite, le gouvernement français, pourtant adepte dans les mots de la destruction créatrice schumpeterienne, choisit de les subventionner encore plus. Naturellement sans aucune contrepartie. Car, au vu des pratiques en cours, comment le gouvernement va-t-il s’assurer que les rabais consentis par EDF seront bien reversés aux clients finaux ?

L’urgence de l’entretien et du renouvellement du parc productif existant

Plutôt que de repenser le cadre d’une ouverture à la concurrence qui manifestement ne fonctionne pas, puisqu’elle n’a pas permis de développer d’autres modes de production électrique, le gouvernement préfère au contraire, à la faveur de la crise des marchés de l’énergie, accélérer la mise en pièces du système existant. Car il ne faut pas s’y tromper. L’augmentation de la part de l’électricité nucléaire produite par EDF pour les fournisseurs alternatifs n’est pas une mesure provisoire, pour faire face à l’urgence du moment. C’est la brèche qu’Emmanuel Macron souhaite ouvrir depuis des années.

Dès son passage au ministère de l’économie, il n’a eu de cesse de trouver les moyens de contourner la loi Nome et de mettre l’ensemble du parc nucléaire d’EDF à disposition des intérêts privés, le public assumant tous les risques et tous les coûts. Ce grand dessein s’est retrouvé résumé dans le projet Hercule. Emmanuel Macron n’a pas pu l’imposer du fait des résistances à la fois européennes et internes à l’entreprise. Il y revient par la fenêtre, en invoquant la défense du pouvoir d’achat des ménages.

Cet appauvrissement imposé d’EDF au profit d’intérêts privés risque d’être lourd de conséquences. Il fait peser une menace sur toute la sécurité d’approvisionnement énergétique du pays et la sécurité des territoires. Il ne s’agit pas là d’évoquer la construction fantasmée par l’Élysée de six EPR – irréalisables dans les conditions financières et techniques actuelles de l’entreprise – à partir de 2030. Il s’agit de l’entretien et de la mise aux normes du parc existant. Car même si la France décide à un moment ou un autre d’abandonner le nucléaire, il faudra bien assurer la transition, exploiter les capacités de production installées pour fournir l’électricité indispensable à tous, le temps que d’autres modes de production, que des énergies renouvelables soient déployées.

Dans ce contexte, l’arrêt de dix réacteurs sur 56, soit 20 % de la base installée, aurait normalement dû alarmer les pouvoirs publics. Des problèmes de corrosion sur les systèmes de sécurité ont été détectés dans six réacteurs. Les fuites sur le site de Tricastin dénoncées par un lanceur d’alerte sont une autre mise en garde. Pendant des années, EDF, avec les encouragements répétés des différents gouvernements, a tiré tant et plus sur ses centrales nucléaires, limitant toutes les dépenses d’entretien, de renouvellement, y compris de personnel (85 % des personnels travaillant dans les centrales sont des sous-traitants ou des intérimaires). Aujourd’hui, ces économies se paient : le parc nucléaire d’EDF est vieillissant, fragile et parfois dangereux.

L’hydraulique aussi

Ce qui est vrai pour le nucléaire l’est aussi pour l’hydraulique. Certains barrages, selon les salariés et les représentants du personnel, ont un besoin urgent de rénovation, de consolidation. Mais rien n’est fait : EDF ne veut pas engager de travaux tant qu’il n’est pas assuré de pouvoir reprendre les concessions hydrauliques, toujours contestées par Bruxelles. Plus le temps passe, plus le risque d’un incident grave s’accroît.

Selon les estimations, l’électricien public a besoin de 50 à 100 milliards d’euros pour renouveler et entretenir son parc de production, achever les chantiers cauchemardesques de l’EPR à Flamanville et Hinkley Point, et développer enfin les énergies renouvelables autres que l’hydraulique. C’est dans ce moment de tensions stratégiques et financières que l’État vient demander à EDF, qui a subventionné pendant des années une concurrence factice et inefficace sur ses fonds propres, de sacrifier encore une dizaine de milliards.

Cette décision est tout simplement une monstruosité politique, une aberration économique. Mais elle s’inscrit dans un projet théorisé et programmé de longue date : la mise à sac d’un service public, la spoliation d’un bien commun essentiel. Comme pour l’hôpital et l’Éducation nationale, eux aussi présentés jadis comme des fleurons français, la population se rendra compte un jour que celui-ci a été dévasté. Mais il sera peut-être trop tard.

publié le 12 janvier 2022

Télévision. Notre santé rongée par les intérêts privés

Laurent Etre sur www.humanite.fr

Pour son premier numéro de l’année, le magazine d’enquête de France 2 dévoile les écarts criants dans l’accès des citoyennes et citoyens aux soins médicaux.

Cash Investigation. « Liberté, santé, inégalités » France 2, jeudi 13 janvier à 21 h 10.

Le magazine présenté par Élise Lucet prend la température de notre système de santé. Et livre un diagnostic révoltant, bien qu’attendu, après des décennies de néolibéralisme : rongé par des logiques de rentabilité, pris en étau entre le manque de courage des gouvernants et le peu d’appétence de certains praticiens pour la notion d’intérêt général, notre fameux modèle serait de moins en moins égalitaire.

Les chiffres avancés par nos deux confrères, Gabriel Garcia et Julien Beccu, coauteurs de l’enquête, sont édifiants. Sait-on, par exemple, que huit millions de Français vivent aujourd’hui dans un désert médical ? Entre Biarritz, avec ses plages prisées des surfeurs, et La Ferté-Macé dans l’Orne, le décalage est patent : 22 médecins pour 10 000 habitants dans la station balnéaire des Landes, contre seulement 4 pour la même proportion d’administrés dans la petite commune du bocage normand.

Un business éhonté

En cause : l’absence d’encadrement de la liberté d’installation des généralistes. Un principe dont on croit encore souvent, à tort, qu’il est inhérent au fait d’exercer une profession libérale, alors qu’en réalité, pharmaciens, kinésithérapeutes ou infirmières ont depuis longtemps accepté de localiser leurs cabinets en tenant compte des données démographiques. Le duo de journalistes se penche également sur les inégalités dans l’accès aux soins pour les personnes atteintes de cancer. Et révèle, entre autres, qu’en 2018, 812 cliniques et hôpitaux ont opéré ces pathologies sans les autorisations administratives requises. Pour accéder à de telles informations, Gabriel Garcia et Julien Beccu ont dû rédiger un véritable protocole scientifique.

Autre moment fort de ce numéro : le reportage en caméra cachée dans le service d’un néphrologue, qui dénonce lui-même, à visage couvert toutefois, le business éhonté autour des dialyses, traitement de base contre l’insuffisance rénale. Maniant l’ironie face aux puissants, tout en déployant des trésors de pédagogie à l’intention du public, l’équipe de Cash Investigation éclaire une nouvelle fois avec brio un sujet de société brûlant.

publié le 4 janvier 2022

Le gouvernement a renoncé à toute réponse économique globale à la crise sanitaire

Romaric Godin sur ww.mediapart.fr

Face au variant Omicron, le gouvernement a relancé les mesures d’aide aux entreprises. Mais cette stratégie est avant tout la preuve que la réponse globale à la crise sanitaire n’a jamais été la vraie priorité du gouvernement.

Quoiqu’il s’en défende, le gouvernement n’est jamais sorti de la politique du « quoi qu’il en coûte » qui vise à compenser l’essentiel des pertes des entreprises liées à la crise sanitaire. Officiellement fermé en octobre 2021, ce dispositif a été remplacé par un autre qui, depuis l’émergence du variant Omicron, est compensé par d’autres mesures.

Lundi 3 janvier 2022, Bercy a ainsi annoncé l’élargissement du dispositif de prise en charge complète du chômage partiel. Désormais, toutes les entreprises ayant perdu 50 % de leur chiffre d’affaires, contre 65 % jusqu’ici, verront les salaires pris en charge par l’État. Des exonérations de cotisations sociales sont à l’étude pour ces mêmes entreprises. En parallèle, la compensation des coûts fixes pour les entreprises du tourisme est mise en place. Enfin, un étalement des remboursements des prêts garantis par l’État a été annoncé.

Toutes ces mesures sont présentées comme « modestes » par Bercy et estimées à 200 millions d’euros pour le mois de janvier. Si ces sommes n’ont rien à voir avec celles versées en 2020 et 2021, c’est aussi parce que le contexte est différent : il n’y a, pour l’instant, pas de confinement ou, à l’exception des seules discothèques, pas de fermetures administratives. Pourtant, ces mesures montrent bien que la politique entamée en mars 2020 de compensation des pertes des entreprises est toujours d’actualité. Et, en cela, elles trahissent un échec profond de la gestion économique de la crise sanitaire.

Le « quoi qu’il en coûte » et sa poursuite sont en effet des politiques d’urgence à vocation conservatrice qui se sont révélées utiles pour ce qu’elles visaient : la sauvegarde des rapports de production, de l’outil productif existant et de la valorisation du capital. Mais ces milliards d’euros versés ont oublié la crise sanitaire elle-même.

Tout s’est passé comme si cette politique avait permis, pour reprendre l’expression utilisée jadis par Emmanuel Macron, de « vivre avec le virus ». Non pas de vivre normalement, mais bien plutôt de maintenir la vie économique, centrée sur le marché et l’entreprise.

Ce que le virus menaçait, ou plutôt ce qu’il n’était pas possible de maintenir pendant les vagues épidémiques, c’était bien la circulation classique du capital dans l’économie marchande. Et c’est ce que la politique du « quoi qu’il en coûte » a permis. On assurait un semblant de normalité : là où les entreprises gagnaient habituellement du chiffre d’affaires pour payer les salaires, on injectait de l’argent public pour maintenir l’emploi.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les cris de victoire du gouvernement sur la croissance, l’emploi et les profits de ces derniers mois. C’était la preuve que le retour au statu quo ante de l’ordre marchand, seule vraie priorité gouvernementale, était réussi. En octobre, la proclamation officielle de la fin du « quoi qu’il en coûte » était d’abord l’affichage d’une certitude d’avoir dompté le virus. Cette annonce trahissait cependant la réalité de cette politique : celle de n’être qu’une méthode d’urgence visant à préserver l’existant.

La société dirigée par la marchandise

Le problème de cette politique réside cependant dans ce qu’elle est. Lorsque l’urgence dure deux ans et lorsque la situation n’est pas aussi maîtrisable qu’on le croit, cette politique de conservation finit par devenir nuisible. Car conserver la logique marchande, c’est aussi conserver une organisation sociale où les besoins ne sont jamais aussi bien satisfaits que par le marché et l’initiative privée.

C’est préserver ce mythe du chaos organisé que serait le capitalisme. Et quand la crise sanitaire reprend une vigueur inédite avec le variant Omicron, la société doit logiquement gérer cette crise à nouveau avec ce même chaos qui, soudainement, n’est plus du tout organisé.

Le résultat est aujourd’hui visible pour chacun d’entre nous : la modification subite des besoins sanitaires conduit au vrai chaos. L’hôpital est de nouveau sous pression, les pénuries menacent, le risque de désorganisation des chaînes de production, de transport et de logistique refait surface. Autrement dit, deux ans et près de 400 milliards d’euros plus tard, les risques ressemblent étrangement à ceux de mars 2020.

Si, pour des raisons diverses (dont la proximité de l’élection présidentielle pourrait être une des principales), le gouvernement semble refuser tout confinement, la progression de l’épidémie pourrait bien conduire à un confinement de fait, où une grande partie de la population, infectée ou cas contact, est isolée.

Or, dans le monde qu’a sauvegardé le « quoi qu’il en coûte », c’est la loi de la valeur qui domine et cette loi exige de tout organiser au moins cher, au plus près, au plus économiquement efficace. C’est dans ce monde préservé que survient le variant Omicron. Dès lors, la désorganisation menace et l’argent public versé aux entreprises ne peut guère être utile aux urgences du moment. Il faut donc avoir recours à des subterfuges un peu grossiers et à la valeur sanitaire douteuse, comme cette décision de réduire les durées d’isolement prise à la demande du patronat.

Mais les effets de la sauvegarde de la société dirigée par la marchandise se reflètent aussi sur le plan sanitaire. L’argent pour la lutte concrète contre la pandémie semble manquer partout et l’impréparation règne. C’est le cas à l’hôpital bien sûr, mais aussi ailleurs, notamment dans l’Éducation nationale. Le 3 janvier, l’Assemblée nationale a ainsi refusé la mise en place systématique de purificateurs d’air. Les masques FFP2 ne sont pas mis à disposition des travailleurs au quotidien et les obligations de télétravail sont de façade.

Priorité a été donnée au maintien de l’ordre marchand et, pour le reste, « l’intendance suivra ».

Toute cette prudence ne peut manquer de surprendre face à la diligence du gouvernement pour sauvegarder chiffres d’affaires et profits, mais c’est la réalité de la gestion de la crise sanitaire. Priorité a été donnée au maintien de l’ordre marchand et, pour le reste, « l’intendance suivra ». C’est logique : on a maintenu les revenus, les profits et les marchés, autrement dit les conditions, dans l’esprit de nos gouvernants, de cette fameuse « intendance ».

L’émergence du variant Omicron vient rappeler que cette stratégie est de courte vue. La situation sanitaire présente exigerait enfin, après deux ans, une autre stratégie économique que celle de venir éteindre l’incendie à chaque vague à coup de milliards d’euros.

Au reste, le risque récurrent des zoonoses et le risque environnemental exigeraient un changement de cap durable. Mais il faudrait, pour cela, en finir avec le mythe selon lequel l’ordre marchand est toujours la solution à tout et que, partant, le plus important est de le sauver, coûte que coûte. En cela, l’aveuglement face au Covid est le même que face au risque climatique.

L’émergence du variant Omicron vient par conséquent rappeler cette évidence : rien n’a été fait jusqu’ici pour renforcer durablement la capacité de résistance de la société à un choc épidémique du type Covid-19. Mais c’est que, pour y répondre sérieusement, le fétichisme marchand ne suffit pas. La santé, comme l’environnement, ne peut se comprendre isolée de l’ordre économique dans lequel elle évolue. C’est ce que le « quoi qu’il en coûte » a voulu faire oublier et ce qu’il faut repenser.

Démarchandiser, planifier

Pour renforcer durablement le système hospitalier, il faut ainsi organiser et assumer sa surcapacité en temps normal. Il faut cesser la « rationalisation » fondée sur l’efficacité économique et privilégier la proximité et la disponibilité des soins. Cela implique de sortir la Sécurité sociale de la logique économique qui la mine et la ruine, et que des leurres comme le « Ségur de la santé » n’ont pas remise en cause.

La défense réelle contre des variants plus résistants ou contre de nouveaux désastres à venir ne peut se faire qu’à ce prix, que les gouvernants, si généreux envers le capital, ne semblent pas disposés à payer. De façon globale, la crise invite à une démarchandisation complète des services publics. La priorité donnée à l’efficacité économique ne peut que mener au désastre sanitaire.

Face à cette crise, l’obligation d’une planification sérieuse apparaît également au grand jour. Certes, on pourrait objecter qu’il n’est jamais possible de tout prévoir. Sans doute, mais doit-on en conclure, comme le faisaient Hayek et von Mises dans les années 1930, que l’instantanéité du marché est plus efficace ?

La réalité est bien que face à l’émergence de l’imprévu, la planification d’une production qui assume de ne pas être destinée uniquement à des besoins immédiats est la seule solution. Tout cela, bien entendu, doit s’accompagner d’une refonte complète des chaînes de production et d’approvisionnement.

Bref, le travail est immense. Sans doute n’est-ce pas la solution miracle, mais il y a là de quoi répondre directement aux besoins de la crise. En deux ans, rien n’a été commencé. On s’est contenté de baisser encore les impôts sur les entreprises et les plus riches. Mais il est vrai que tout cela suppose un renversement de logique auquel les gouvernements – car la France n’est ici pas isolée – ne sont sans doute pas prêts. Mais la situation actuelle rend ce conservatisme intenable à terme.

ublié le 3 janvier 2022

Rémunérations.
Les cinq bonnes raisons d’augmenter le Smic

Cyprien Boganda sur www.humanite.fr

2022 commence par un renoncement : celui d’un coup de pouce significatif au salaire minimum. La hausse ridicule de 0,9 % au 1er janvier, survenue dans un contexte de flambée des prix, relance le débat autour de la faiblesse des salaires.

Si la scène a des airs de déjà-vu, ce n’est pas un hasard : elle se répète inlassablement depuis 2012. Chaque année, entre novembre et décembre, un groupe d’« experts » nommés par le pouvoir mime un débat dont la conclusion est jouée d’avance : est-il souhaitable d’augmenter le salaire minimum au-delà de ce que prévoient les mécanismes de revalorisation automatique (1) ? Avant de répondre systématiquement par la négative. Le 1er janvier, le Smic a donc été revalorisé mécaniquement de 0,9 %, après un 2,2 % automatiques en octobre, pour atteindre 8,37 euros net de l’heure… soit quelque 1 269 euros net par mois. Service minimum, donc, face à l’envolée des prix du quotidien. Les arguments en faveur d’une franche augmentation ne manquent pas.

1 Une question de justice sociale

Emmanuel Macron se sera fait le champion des diagnostics jamais suivis d’effet. « Il faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ! » lance-t-il le 13 avril 2020, en hommage aux travailleurs montés au front pendant le confinement. Huit mois plus tard, un rapport de France Stratégie sur les « seconde ligne » confirme ce constat. Oui, ces professions sont surreprésentées chez les quelque 3,1 millions de salariés payés jusqu’à 1,05 Smic. Y figurent notamment 567 000 aides à domicile et aides ménagères ; 307 000 caissières ; 123 000 agriculteurs et éleveurs ; 1,3 million d’agents d’entretien ; 218 000 agents de gardiennage et de sécurité… Depuis, le gouvernement a bien incité les branches professionnelles correspondantes à signer des accords visant à revaloriser les salaires, mais seule une poignée a joué le jeu (propreté, commerce de détail, sécurité…), en accordant de maigres augmentations vite rognées par l’inflation.

Comment peut-on féliciter des travailleurs, au nom du caractère « essentiel » de leur tâche, tout en leur refusant ensuite la rémunération qui leur permettrait d’en vivre décemment ? Une augmentation du Smic serait bien le minimum… La plupart des syndicats, CGT et FO en tête, en ont fait l’une de leurs revendications.

2 Pour réduire les inégalités hommes-femmes

Emmanuel Macron entendait faire de l’égalité entre les hommes et les femmes la « grande cause » de son quinquennat. La hausse du Smic, dont il ne veut pas entendre parler, constituerait pourtant un levier de choix. Dans une tribune parue en février 2021 dans Alternatives économiques, l’économiste Rachel Silvera rappelait quelques chiffres marquants : 59 % des salariés concernés par une hausse du Smic seraient des femmes, selon le ministère du Travail, alors qu’elles ne représentent que 44 % de l’ensemble des travailleurs du secteur privé. 13 % des femmes vivent avec le Smic, contre 5,5 % des hommes. Même à emploi similaire, la probabilité pour elles d’être rémunérées sur la base du salaire minimum est 1,7 fois supérieure à celle des hommes…

« Entre le niveau du Smic et les salaires d’un grand nombre de femmes, le lien est étroit, conclut-elle. Augmenter les bas salaires et lutter contre la pauvreté des travailleurs les moins rémunérés en général, c’est réduire les écarts de salaires entre femmes et hommes. De la même façon, une politique d’égalité salariale entre les genres ne peut se limiter à assurer la présence d’une poignée de femmes au sommet de l’entreprise. Elle passe aussi par une revalorisation sonnante et trébuchante des métie rs les moins rémunérés. »

3 Pour rendre plus attrayants des métiers désertés

Depuis des mois, les patrons se lamentent sur leurs difficultés de recrutement. Un problème réel : de plus en plus de salariés boudent les métiers dits en tension dans un grand nombre de secteurs – aide à domicile, routiers, serveurs… Faut-il s’étonner du fait qu’il s’agisse, bien souvent, de professions sous-payées ? Dans une étude parue en octobre 2021, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) identifie un problème d’attractivité dans une trentaine de métiers, avant de rappeler cette évidence : « Si les actions d’amélioration de la formation (initiale comme continue) sont nécessaires pour résoudre les problèmes structurels de compétences, l’apaisement des difficultés de recrutement pourrait donc aussi passer par l’amélioration des conditions de travail et/ou la revalorisation des salaires dans certains métiers. »

4 Parce que c’est viable économiquement…

« Augmenter le Smic détruirait des emplois ! » martèlent les libéraux. Même si la question du lien entre « coût » du travail et volume d’emploi continue d’alimenter des débats passionnés entre économistes, l’argument tient de moins en moins. De nombreux pays ont fait le choix d’augmenter franchement leur salaire minimum au cours des trois dernières années (Espagne, Royaume-Uni, Pologne…), sans pour autant ruiner leur économie. Il y a deux ans, le gouvernement britannique a d’ailleurs demandé l’avis d’un des meilleurs spécialistes, Arindrajit Dube. Réponse de l’économiste américain : « Globalement, le corpus de recherche le plus récent aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays développés met en évidence un effet très modéré du salaire minimum sur l’emploi, tandis qu’il augmente de manière significative le revenu des travailleurs faiblement rémunérés. »

Quant à l’autre peur des libéraux, celle d’un effondrement de notre « compétitivité » en raison d’une hausse du Smic, elle est encore moins fondée. D’abord, parce que les travailleurs au salaire minimum sont surreprésentés dans des secteurs tels que l’hôtellerie-restauration (38 % des effectifs) ou les services à la personne (56 %), par définition très peu exposés à la concurrence internationale. Ensuite, parce que les récentes hausses du Smic décidées à l’étranger (+25 % en Allemagne en 2022, par exemple) donnent du grain à moudre aux partisans d’une augmentation. « L’argument de la perte de compétitivité s’effondre si tout le monde augmente son salaire minimum, observe l’économiste Dominique Plihon. Or, en Europe et aux États-Unis, les hausses sont considérables. »

5 … D’autant que ça soutient la demande

En règle générale, patronat et libéraux considèrent l’augmentation des salaires sous le seul angle de la hausse des coûts pour les entreprises. Mais, si on se place d’un point de vue macroéconomique, il faut tenir compte également des effets positifs d’une hausse du pouvoir d’achat : si la consommation augmente, les carnets de commandes des entreprises se remplissent, et elles embauchent davantage. Par ailleurs, les salariés les moins payés sont aussi ceux qui ont la propension marginale à consommer la plus forte : comme ils n’ont pas les moyens d’épargner, la quasi-totalité de leurs revenus sont dépensés. Une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), parue en septembre 2020, le confirme : en 2017, le taux d’épargne plafonnait à 2,7 % (du revenu disponible) chez les 20 % des ménages les moins riches, contre plus de 28 % pour les 20 % les plus fortunés. Enfin, la flambée des prix observée ces derniers mois risque de peser sur le pouvoir d’achat des Français. Pour mémoire, entre décembre 2020 et octobre 2021, les tarifs du gaz et des carburants ont grimpé de 41 % et 21 %. Selon l’Insee, le pouvoir d’achat des ménages pourrait être amputé au premier trimestre 2022 (-1 %).

(1) Le montant du Smic est revalorisé automatiquement chaque année à partir de deux indicateurs : inflation constatée pour les 20 % des ménages les plus modestes ; moitié du gain de pouvoir d’achat du salaire horaire moyen des ouvriers et employés.

Une petite hausse déjà mangée par l’augmentation des prix

À chaque 1er janvier son lot d’augmentations des prix. Celui de 2022 n’échappe pas à la règle avec des tarifs postaux qui flambent (+ 8 centimes pour l’Écopli et le timbre vert, + 15 centimes pour le rouge), un nouveau « forfait patient urgences » à l’hôpital fixé à 19,61 euros remboursable par des complémentaires santé dont les cotisations s’élèvent elles aussi de + 7 à + 10 %. Sans compter la répercussion des augmentations des prix des matières premières dans les produits alimentaires, ni le rattrapage des tarifs réglementés de l’électricité et du gaz attendu à partir d’avril, après leur blocage en octobre… À gauche, plusieurs candidats militent donc pour une véritable hausse du Smic, dont Fabien Roussel (+ 20 %, à 1 500 euros net) et Jean-Luc Mélenchon (1 400 euros net).


 


 

Éditorial.
Salauds de pauvres…

Jean-Emmanuel Ducoin sur www.humanite.fr

Ainsi donc, les douceurs hérissées de ce début janvier annoncent déjà des froideurs coupantes pour les plus démunis. Salauds de pauvres : voilà à quoi se résume la pseudo-« revalorisation » du Smic pour la nouvelle année, cadeau amer d’un pouvoir exécutif à mille lieues des préoccupations véritables. Alors que les prix continuent de grimper allègrement et que l’inflation s’affiche à près de 3 % en 2021, la hausse automatique du salaire minimum a été fixée à 0,9 %. Pas de « coup de pouce ». Juste une aumône, qui constitue une fois encore un scandale. Doublé d’une honte : pas un mot d’Emmanuel Macron sur le sujet, lors de ses vœux aux Français. Plus grave, à en croire le chef de l’État, la France se porterait mieux qu’il y a un an, deux ans. Mais de quoi parle-t-il, en dressant un bilan panégyrique « à la cavalcade », tentant benoîtement de dessiner un paysage surréaliste d’« optimisme » et de « tolérance » qui tranche tant et tant avec celui qu’il nous propose depuis cinq ans ?

Ah, si ! le prince-président, tout hors-sol soit-il, a des lettres, et il le montre solennellement : « Pour ma part, quelles que soient ma place et les circonstances, je continuerai à vous servir. Et de la France, notre patrie, nul ne saura déraciner mon cœur. » À en croire la dernière expression, M. Macron a lu l’Étrange Défaite, de Marc Bloch. Nous aussi. L’historien français et résistant, torturé puis massacré par la Gestapo en 1944, écrivait également : « Tout malheur national appelle d’abord un examen de conscience. » Non, la France ne se porte pas « mieux » en 2022, et inutile de croire, comme en 1940, que nous disposons de la meilleure armée au monde, avant d’assister à son effondrement, pour comprendre que la crise et toutes les crises que nous traver­serons ici-et-maintenant devraient être l’occasion d’une épreuve de vérité. Pour regarder les choses en face.

Car, pendant qu’une grande partie de nos concitoyens crèvent de ne pas boucler les fins de mois, de ne pas se chauffer et de ne pas manger dignement, toute la presse économique vient de sabrer le champagne unanimement. Le CAC 40 a achevé 2021 sur une progression de près de 30 %, du jamais-vu depuis plus de vingt ans. Les 500 plus grandes fortunes françaises détiennent désormais 47 % du PIB national, contre 6 % il y a vingt-cinq ans. Une étrange défaite, assurément. Mais pas pour tout le monde…

publié le 26 décembre 2021

Éditorial. Esquive

Laurent Mouloud sur www.humanite.fr

En présentant, le 9 décembre, les grandes lignes de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron s’est longtemps appesanti sur la dimension sociale qu’il comptait donner à son mandat. « Protéger les plus faibles », combattre le « dumping » et le « marché sans règle »… L’heure était déjà aux bonnes résolutions. Et cela tombait bien. Le même jour, la Commission dévoilait un projet de directive visant à renforcer les droits des quelque 24 millions de travailleurs des plateformes numériques de type Uber, Deliveroo ou Bolt. Et notamment sur un point : l’établissement de critères précis permettant de requalifier ces soutiers des temps modernes, aujourd’hui sans statut ni protection sociale, en salariés de plein droit. Pour un président parfumé au progrès social, l’occasion était belle de briller en inscrivant le sujet à l’agenda dès ce 1er janvier. Malheureusement, cela ne sera pas le cas.

Loin des belles promesses, les représentants français traînent des pieds. Comme le révèlent nos confrères de Contexte, plutôt que d’activer la machine législative, les macronistes vont organiser une demi-douzaine de réunions sur le thème et produire un énième rapport en juin, date où la présidence française prendra fin ! Une esquive révélatrice.

En dépit des multiples décisions de justice en faveur des travailleurs ubérisés, Emmanuel Macron, en bon apôtre de la start-up nation, a toujours protégé le modèle ultralibéral des plateformes. Les requalifications, il est contre. D’autant plus que le Parlement français examine actuellement un projet de loi où la majorité compte bien créer un sous-statut, à mi-­chemin entre salariat et indépendant. Une escroquerie sociale qui heurte juridiquement la directive de la Commission européenne… D’où l’urgence de faire traîner cette dernière. Ces tripatouillages seraient risibles s’ils ne se faisaient sur le dos de millions de travailleurs précaires, augurant bien mal de la « priorité sociale » qu’Emmanuel Macron prétend vouloir donner à son mandat européen.

publié le 19 déc 2021

Vaccins anti-Covid : l’Europe à la botte de Big Pharma

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Malgré l’inégalité d’accès – seuls 3 % des doses mondiales ont été administrées en Afrique –, malgré l’échec du programme Covax, malgré l’émergence du variant Omicron... l’UE, désormais quasi seule, s’oppose obstinément à une levée temporaire des brevets. Pendant ce temps-là, Pfizer-BioNTech et consorts se gavent. Et la pandémie court toujours.

D’après les indiscrétions parues dans la presse spécialisée, l’acteur américain Danny DeVito vient d’achever un script dans lequel le Pingouin, son personnage de vilain qui, face à Batman, cherche d’ordinaire à mettre la main sur les bijoux les plus précieux de la ville, tomberait amoureux de Catwoman et, avec elle, partirait plutôt dérober les stocks de vaccins retenus par les multinationales pharmaceutiques en vue d’une spéculation effrénée et cynique. Coup de théâtre : le couple, déjà improbable, ferait en réalité tout ça pour distribuer les doses aux plus pauvres et sauver le monde entier du Covid-19… Loin de Gotham City, l’Union européenne, c’est un peu le contraire : un bon petit gars, visage avenant, ton affable, à qui on donnerait le bon dieu sans confession dans le prégénérique, mais qui deviendrait un terrible méchant avant la fin du film.

Au début de la pandémie, Bruxelles tenait, en quelque sorte, le discours du bon sens : face au nouveau coronavirus, observait-on sur place, il allait falloir une solidarité mondiale, car personne ne s’en sortirait tant que tout le monde n’en sortait pas… Alors que Donald Trump tentait, lui, une OPA très inamicale sur le labo allemand CureVac – à l’époque, bien coté sur le segment – et surtout se lançait, à coups de milliards de dollars, dans la course à l’achat des premières doses de vaccins, la Commission européenne prenait, elle, en charge les commandes collectives pour le continent afin d’éviter une concurrence destructrice entre les États membres, occupés alors, pour certains, à se chaparder les stocks de masques sur le tarmac des aéroports.

Les bonnes paroles se sont envolées

Puis, début mai 2020, dans la posture des grandes consciences mondiales, plusieurs dirigeants européens, comme Angela Merkel, Charles Michel, Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron, prenaient, en promettant de contribuer financièrement à un mécanisme de mutualisation entre le Nord et le Sud, un engagement solennel : « Si nous pouvons développer un vaccin qui serait produit par le monde et pour la planète entière, ce sera un bien public mondial unique pour le XXIe siècle, ont-ils juré la bouche en cœur. Ensemble, avec nos partenaires, nous nous engageons à le rendre disponible, accessible et à un prix modique pour tous. »

Pour rappel, l’élaboration des vaccins doit beaucoup aux laboratoires publics de recherche et a été en bonne partie subventionné par les États du début à la fin.

Puis en Europe, les bonnes paroles se sont envolées, et les actes ont plus ressemblé à ceux de la brute et du truand à la fois. Ainsi, depuis plus d’un an, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Union européenne bloque la proposition, émanant au départ de l’Afrique du Sud et de l’Inde, et désormais soutenue par une centaine de pays, d’une dérogation temporaire sur les droits de propriété intellectuelle pour les vaccins, les médicaments et toutes les technologies contre le Covid-19. Le but de cette disposition limitée est de décupler la production de vaccins dans le monde entier, en permettant aux producteurs de génériques notamment de participer directement.

Pis ! Depuis mai dernier, après le changement de pied de l’administration Biden à l’OMC, qui a fini par appuyer le principe d’une levée provisoire des brevets limitée aux seuls vaccins, la Commission se trouve quasi seule, avec le Royaume-Uni et la Suisse, pour défendre la tranchée des profits des multinationales.

À chaque occasion, Bruxelles répète comme un perroquet l’argument soufflé par les géants pharmaceutiques : les brevets rémunèrent l’innovation et, sans eux, plus de recherche et développement ! Un peu gros dans la mesure où les vaccins contre le Covid-19 doivent beaucoup aux laboratoires publics de recherche et, qui plus est, ils ont été largement subventionnés par les États du début à la fin, des essais cliniques à la chaîne de production. Prise dans son aporie, l’Union européenne avance, alors, que le vrai défi, c’est d’améliorer les capacités de production dans les pays les plus riches afin d’espérer, à terme, livrer les doses promises aux pays du Sud.

La propagande Covax

Juste avant l’annulation pure et simple, fin novembre, sur fond d’émergence du variant Omicron, d’une conférence ministérielle de l’OMC qui s’annonçait cruciale pour la levée temporaire des brevets (lire page 38), la Commission européenne, acculée par la mobilisation citoyenne grandissante à l’échelle de la planète, a fait mine de glisser une ouverture inédite, mais assez dérisoire : le Letton Valdis Dombrovskis, son vice-président chargé du commerce, a ainsi promis d’octroyer aux pays en voie de développement le droit de fabriquer des vaccins, mais sans donner de détails sur le mécanisme qui, du coup, renvoie toujours aux licences commerciales ou obligatoires, insuffisantes dans le contexte de pénurie mondiale.

 La Commission réécrit l’histoire. Elle n’aura pas livré les 250 millions de doses promises, mais peine plus de 100 millions. Cette filouterie est honteuse. Dimitri Eynikel, Médecins sans frontières

Derrière cette énième annonce sans portée réelle, Bruxelles a relancé sa machine à propagande. Le 7 décembre, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, s’est gargarisée de la charité orchestrée par les Européens à travers le système Covax : « À ce jour, l’Union européenne est le plus gros donateur de vaccins contre le Covid-19 dans le monde, lance-t-elle. Nous avons déSamedi 18 Décembre 2021jà partagé 350 millions de doses, et nous travaillons dur avec Covax pour accélérer la livraison partout. » Une affirmation péremptoire et contredite par ses propres comptes : il n’y a que 118 millions de doses venues de l’Union européenne qui ont été réellement livrées aux pays du Sud.

« La Commission réécrit l’histoire en présentant des doses annoncées comme si elles avaient été livrées au bout du compte, dénonce Dimitri Eynikel, l’un des animateurs de la campagne pour l’accès universel de Médecins sans frontières (MSF) à Bruxelles. Cette filouterie est honteuse compte tenu des inégalités planétaires. L’Europe a échoué car, avant la fin de l’année, elle n’aura pas livré les 250 millions de doses promises, mais seulement à peine plus de 100 millions… »

En juin, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a, avec des partenaires locaux, installé une plateforme de transfert des technologies pour fabriquer des vaccins à ARN messager en Afrique du Sud. Mais Pfizer-BioNTech et Moderna refusent de partager leurs brevets. Avec 7,2 % de la population africaine qui a reçu une dose de vaccin, la maison brûle, et l’Europe continue de regarder ailleurs : plus précisément, elle contemple les cours de Bourse des multinationales occidentales qui, avec l’émergence d’Omicron, crèvent de nouveau les plafonds : pour Big Pharma, les variants sont moins une menace qu’une nouvelle opportunité commerciale. 

Brevets sur les vaccins, l’OMC bloque toujours. Alors que l’Organisation mondiale de la santé a alerté sur la dangerosité du nouveau variant, nommé Omicron, à l’Organisation mondiale du commerce, aucune avancée n’a été enregistrée sur une levée des brevets sur les vaccins anti-Covid. « En juin, le président Emmanuel Macron s’était engagé devant nous à soutenir la demande de levée temporaire des barrières de propriété intellectuelle portée par l’Inde, l’Afrique du Sud et une centaine de pays au sein de l’OMC, affirme Sandra Lhote-Fernandes, d’Oxfam France. Depuis, la France s’est ralliée à la Commission européenne, qui bloque les négociations depuis des mois. En continuant à favoriser les profits faramineux des laboratoires, les pays riches, dont la France, privent le reste du monde d’accès aux vaccins et nous empêchent de vaincre la pandémie. » Clothide Mathieu


 


 

N'en déplaise à Big Pharma, les vaccins à ARN messager peuvent être produits partout dans le monde

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

D’après une expertise relayée par Human Rights Watch, des fabricants de vaccins en Inde, en Chine, en Afrique ou en Amérique du Sud pourraient être illico mis à contribution. Une fois les brevets levés et les technologies partagées.

C’est l’une des légendes les mieux entretenues de la pandémie actuelle : les vaccins à ARN messager, qui ont désormais supplanté les autres types dans les pays du Nord, seraient excessivement difficiles à fabriquer. Raison pour laquelle il convient de laisser les laboratoires occidentaux, comme Pfizer et Moderna (États-Unis) ou BioNTech (Allemagne), en contrôler étroitement la production grâce à leur mainmise sur les brevets, avant d’en tirer tous les profits dans la foulée…

L’ennui pour Big Pharma, c’est que c’est faux. Experts dans le domaine pharmaceutique, Achal Prabhala, coordinateur d’un projet tricontinental sur les médicaments en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud (Accessibsa), et Alain Alsalhani, spécialiste des vaccins pour la campagne d’accès aux médicaments essentiels de Médecins sans frontières (MSF), viennent, dans une étude publiée ces derniers jours, d’établir une liste de 120 sites de production potentiels pour les vaccins à ARN messager : 55 sont en Inde, 34 en Chine, 9 en Corée du Sud, 3 au Vietnam, en Égypte ou au Brésil, 2 en Tunisie et en Malaisie, 1 en Afrique du Sud, au Maroc, au Sénégal, à Cuba, en Argentine, au Chili, en Thaïlande, au Bangladesh ou en Indonésie…

Si Nestlé peut le faire, d’autres peuvent aussi le faire

Selon cet inventaire, relayé par Human Rights Watch (HRW) et une centaine d’ONG, la preuve qu’il serait possible de démultiplier la fabrication de vaccins à l’échelle mondiale provient des multinationales elles-mêmes et, en particulier, de Moderna. La start-up américaine qui ne disposait d’aucune usine propre et n’avait jamais rien commercialisé jusque-là s’est appuyée sur des façonniers et des sous-traitants, comme le suisse Lonza et l’espagnol Rovi, pour mettre sur pied toute sa chaîne de production en quelques mois. À l’époque, quand Lonza était allé chercher la main-d’œuvre manquante chez ses voisins de Nestlé, un militant américain pour la levée des brevets avait ironisé : « En somme, l’industrie pharmaceutique estime que la technologie pour les vaccins à ARN messager est trop complexe pour pouvoir être partagée avec les producteurs des pays en voie de développement, m ais qu’elle peut, en revanche, la partager avec les gars qui font le Nesquik, c’est ça ? » Dans leur étude, les deux experts insistent aujourd’hui : « Si une entreprise espagnole comme Rovi, qui, spécialisée dans les préparations injectables stériles, n’avait pas d’expérience dans la fabrication de médicaments biologiques ou de vaccins, peut produire le Moderna, il n’y a aucune raison pour que des entreprises avec un profil similaire au Maroc, en Afrique du Sud, au Brésil ou en Inde ne puissent pas faire la même chose, si elles bénéficient d’ un transfert total de technologies de Moderna, comme Rovi en a bénéficié. »

Dans ces conditions, pour les experts et le mouvement planétaire en faveur de l’accès universel aux vaccins ou aux traitements contre le Covid, le temps presse désormais. Car le variant Omicron, d’après l’Organisation mondiale de la santé, se propage « à un rythme que nous n’avons jamais vu avec aucun autre variant ». Or, comme les vaccins à ARN messager, plus biochimiques que biologiques, sont plus simples à fabriquer et à partager, Achal Prabhala et Alain Alsalhani estiment que le meilleur moyen de s’en sortir tient « à la diversification et à l’expansion de la production de vaccins à ARN messager ». « Si les capacités étaient réparties entre les différents pays et si elles couvraient tous les continents, cela donnerait une sécurité, une stabilité et une indépendance à de très nombreuses régions du monde », ajoutent-ils.

Pour HRW, c’est désormais aux gouvernements américain et allemand d’agir en contraignant leurs multinationales à partager leurs brevets et leurs secrets de fabrication. « Les prévisions de production mondiale de vaccins laissant entendre qu’il y aura bientôt assez de vaccins contre le Covid pour toute la population du monde sont trompeuses, dénonce Aruna Kashyap, directrice adjointe de la division entreprises et droits humains de l’ONG. Tandis que le virus mute, les États-Unis et l’Allemagne ne devraient pas laisser les laboratoires dicter où et comment des vaccins doivent être acheminés dans la majeure pa rtie du monde. »

publié le 16 décembre 2021

Syndicalisme. « Redonner sens au travail »

sur www.humanite.fr

Dans un entretien accordé à TAF, Philippe Martinez livre sa vision d’un autre rapport au travail.

Le travail est abîmé. Non seulement il paye souvent mal, mais il est de plus en plus régulièrement générateur de souffrance plutôt que d’émancipation. Ce constat, Philippe Martinez le voit quotidiennement, et il s’en ouvre au magazine Travailler au futur (TAF). « J’entends beaucoup de parents qui souhaitent évidemment que leurs enfants trouvent du boulot, “mais surtout pas dans (leur) boîte’’ , disent-ils. Et de nombreux ingénieurs et techniciens me disent : “Avant, on me demandait si ce que je fais fonctionne, aujourd’hui on me demande combien ça rapporte.” C’est un vrai marqueur de mal-être au travail… » raconte le secrétaire général de la CGT dans ce grand entretien. Il y a, bien sûr, le manque de revenu, et le syndicat milite pour une augmentation des salaires, à commencer par le Smic, mais le constat est aussi fait de la perte de sens au travail. « Des travailleuses et des travailleurs ne comprennent plus pourquoi ils vont bosser et à quoi sert ce qu’on leur demande », assure le cégétiste, qui précise plus loin : « Il n’y a pas de statistiques officielles, mais il y a beaucoup de démissions dans les entreprises et de grandes entreprises de service public. Ça doit interroger tout le monde… »

Le management tend à priver le travailleur d’autonomie

Pour Philippe Martinez, la première des solutions est de redonner du pouvoir aux travailleurs. Cela commence par leur faire confiance : « Même dans les métiers pénibles, les gens veulent bien faire leur travail. Il n’y a rien de pire que d’empêcher les travailleurs de mettre en œuvre ce qu’ils savent faire, leur qualification, leur expérience. » À l’inverse, le management tend à priver le travailleur d’autonomie, ce qui dégrade tant la qualité du travail que le plaisir du salarié. « Les expériences de recherche-action, chez Renault, mon entreprise, montrent que, dès qu’on laisse la main à celles et ceux qui travaillent, ils savent redonner sens à ce qu’ils font, dans l’intérêt général », argumente le syndicaliste.

Mais le pouvoir au travailleur, évoqué par Philippe Martinez, n’est pas seulement sur la tâche à accomplir, il doit s’exercer aussi dans l’entreprise. « Tout le monde a le mot démocratie à la bouche, on organise des conventions citoyennes… Mais il y a un endroit dans la société où la citoyenneté s’arrête à la porte, c’est l’entreprise », déplore-t-il. « C’est un enjeu essentiel aujourd’hui. Il y a là un vrai chantier, et les syndicats ont un rôle à jouer pour favoriser l’émergence de l’avis des travailleuses et des travailleurs », assure le secrétaire général de la CGT.


 


 

Ne lâchons pas le travail !

par Thomas Coutrot sur www.politis.fr

Autant que des augmentations, ce qu’exigent les salarié·es, c’est cesser de souffrir au travail.

La grande démission ! À l’hôpital, dans les Ehpad et le secteur médico-social, dans l’hôtellerie-restauration, dans l’industrie et le bâtiment, c’est la fuite devant un travail insoutenable. Les maigres hausses de salaire consenties par le Ségur de la santé n’ont en rien enrayé l’exode, qui risque d’aboutir à l’effondrement de notre système hospitalier : outre ceux supprimés par les restrictions budgétaires, des milliers de lits supplémentaires sont fermés parce que les soignant·es démissionnent en masse.

Aux États-Unis, la presse fait ses gros titres sur le « Big Quit » : le taux de démission a explosé depuis septembre 2021. Notre patronat se lamente de « difficultés de recrutement » inédites, ce pourquoi Macron veut obliger les salarié·es à accepter n’importe quel emploi en réduisant les allocations-chômage.

Bien sûr, avec l’inflation qui redémarre et les profits qui flambent, les salaires et le pouvoir d’achat préoccupent et mobilisent. Mais ne nous y trompons pas : autant que des augmentations, ce qu’exigent les salarié·es, c’est cesser de souffrir au travail, pouvoir se reconnaître dans ce qu’ils et elles font, pouvoir faire un travail utile et de qualité. Bref, reprendre la main sur leur travail.

Dans cette campagne présidentielle, la droite célèbre une prétendue « valeur travail » visant en fait surtout à stigmatiser les sans-emploi, tandis que la gauche et les écologistes parlent surtout de RTT et de transition écologique, sans vraiment faire le lien avec le maltravail et les manières d’en sortir. La dernière réforme pour soigner le travail date… de 40 ans ! C’étaient les lois Auroux de 1982.

Il faut sortir de ce déni politique et donner au travail la place qu’il mérite dans le débat public. Comment la pandémie a-t-elle changé notre rapport au travail ? Que signifie la recherche de sens qui motive aujourd’hui nombre de bifurcations professionnelles ? De quelle manière faire reculer la « gouvernance par les nombres » au bénéfice du travail attentionné ?

Dans l’activité concrète de travail, comment la contradiction capital/nature se manifeste-t-elle aux yeux de celles et ceux qui travaillent ? Comment instituer la défense du vivant dans l’organisation du travail ? Comment faire de la RTT un instrument de la sortie du productivisme et de la reprise en main du travail par les premier·es concerné·es ?

Coopératives, communs, circuits courts… Comment s’appuyer sur les initiatives solidaires pour instituer des avancées démocratiques dans l’organisation du travail et commencer à penser une sortie de la subordination salariale ?

C’est à ces enjeux que tentera de répondre l’assemblée citoyenne pour la démocratie au travail, organisée par les ateliers Travail et démocratie, le samedi 15 janvier à la Bourse du travail de Paris (1). Avec les témoignages et les propositions de travailleuses et de travailleurs de la santé, de l’éducation, du monde industriel et agricole…

(1) Les inscriptions sont ouvertes ici https://www.billetweb.fr/ateliers-travail-et-democratie1

publié le 13 décembre 2021

« En empêchant les pays du Sud de produire des vaccins, les dirigeants européens laissent le virus circuler »

sur https://basta.media/

Depuis des mois, les ONG demandent la levée des brevets sur les vaccins contre le Covid pour en assurer la distribution partout dans le monde. Une mesure plus que jamais nécessaire, car « les inégalités vaccinales favorisent la circulation du virus » et l’émergence de variants.

Le nouveau variant du Covid-19, Omicron, fait craindre une recrudescence globale de l’épidémie. Il s’est déjà rapidement propagé en Afrique du Sud. Ce n’est pas tout à fait un hasard. Dans ce pays, seulement 23 % de la population est complètement vaccinée contre le Covid-19. Le taux de vaccination de la population est en revanche de 75 % en France (88 % des plus de 12 ans), 80 % en Espagne, 87 % au Portugal. En Algérie, il tombe à 11 %. Au Kenya et au Sénégal, seulement 5 % de la population est vaccinée, à peine 2% au Cameroun, et moins de 2 % en Éthiopie, au Burkina Faso, ou au Nigeria où le nouveau variant vient d’être détecté [1].

Dans la grande majorité des pays les plus pauvres, surtout en Afrique, les taux de vaccination sont au plus bas. En cause, les laboratoires qui ne produisent pas assez de doses pour une distribution mondiale des vaccins en nombre suffisant ; et les pays les plus pauvres n’ont pas les moyens d’en acheter en masse. Il demeurent tributaires de Covax, une initiative de solidarité internationale par laquelle les pays riches financent des vaccins pour les autres. Une aide distillée au compte-gouttes.

Depuis des mois, les ONG du monde entier et des pays du Sud demandent la levée des brevets sur les vaccins anti-Covid pour permettre une production et une distribution suffisante et accessible à tous. En vain pour l’instant. L’Union européenne (UE), entre autres, bloque toujours. « Les inégalités vaccinales favorisent la circulation du virus Sars-Cov-2 et renforcent le risque d’émergence de variants plus dangereux, rappelle Pauline Londeix et Jérôme Martin, de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, OT-Meds En empêchant depuis plus d’un an les pays du Sud de produire des vaccins, en bloquant à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la demande de lever les barrières de propriété intellectuelle sur toutes les technologies contre le Covid-19, la Commission européenne et les dirigeants des pays de l’UE laissent le virus circuler, favorisent les mutations et l’émergence de variants potentiellement plus dangereux, y compris pour les populations des pays les plus vaccinées. Le variant Omicron est donc une preuve supplémentaire de la nécessité vitale et de l’urgence de lever des barrières de propriété intellectuelle. »

Les ONG appellent la France à respecter son engagement en faveur de la levée des brevets. En juin, Emmanuel Macron s’était engagé face aux ONG à soutenir la demande portée à l’OMC par l’Inde et l’Afrique du Sud, et une centaine de pays, pour la levée temporaire des brevets sur les vaccins contre le Covid-19. Depuis, la France s’est rallié à la proposition de la Commission européenne, qui bloque les négociations.

« Nous ne pouvons continuer de fermer les yeux »

« Alors qu’une troisième dose est préconisée en France, une grande majorité de la population mondiale issue des pays en développement n’a pas accès au vaccin. Face à la recrudescence de l’épidémie et la montée du variant Omicron, nous ne pouvons continuer de fermer les yeux sur ces inégalités vaccinales criantes sous prétexte de préserver les intérêts du privé », s’indigne la présidente de Médecins du monde, Carine Rolland. « 40 ans d’épidémie de sida et plus de 36 millions de morts n’auront donc pas suffi à nos gouvernements pour tirer les leçons des conséquences meurtrières de l’opposition à la levée des brevets. Combien de morts encore ? » interroge aussi la directrice générale de Sidaction, Florence Thune.

« Il est temps que nos responsables en finissent avec le dogmatisme et l’obscurantisme, et adoptent enfin les mesures de bon sens et éthiques que la situation impose : lever au plus vite toutes les barrières de propriété intellectuelle, assurer un transfert de technologies, soutenir la production de vaccins dans les pays du Sud » renchérit OT Meds. Pour pousser l’Europe à agir, une initiative citoyenne européenne nommée « Pas de profit sur la pandémie », demande à la Commission européenne de prendre au plus vite « des mesures pour faire des vaccins et des traitements antipandémiques un bien public mondial, librement accessible à tous ». Elle a recueilli plus de 200 000 signatures.


 

 


 

Pour éviter les pénuries de médicaments, des pistes concrètes pour relocaliser la production

par Rachel Knaebel sur https://basta.media/

La pandémie de Covid a révélé les risques de rupture d’approvisionnement de certains médicaments essentiels. L’Observatoire pour la transparence dans les politiques du médicament met en avant une solution : relocaliser, mais pas n’importe comment.

Lors des premiers mois de l’épidémie de coronavirus en France, au printemps 2020, les services de réanimation des hôpitaux peinent à se procurer les médicaments sédatifs et antidouleurs nécessaires aux malades. « À cause de cette pénurie, pendant la première vague du Covid, ces médicaments ont été utilisés en priorité dans les unités Covid et remplacés en Ehpad par du Valium ou des formules vétérinaires de sédatifs, rappelle Pauline Londeix, cofondatrice de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OTMeds), une organisation de la société civile créée en 2019 par des anciens d’Act Up. Nous avons demandé alors au gouvernement de lancer une production publique de ces curares, nous n’avions pas eu de réponse. Aujourd’hui, le gouvernement admet qu’il a essayé d’en faire produire dans les hôpitaux. » 

Dans l’avant-projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, le gouvernement écrit que « lors de la crise, les établissements publics se sont mobilisés avec des sous-traitants privés pour produire en urgence des médicaments critiques (cisatracurium, atracurium) ».

C’est donc que, finalement, une production publique de médicaments est possible. Pour les activistes d’OTMeds, c’est aussi nécessaire. Ils viennent de publier le 1er octobre un rapport, avec le soutien du groupe de la gauche au parlement européen, pour la « relocalisation de l’industrie pharmaceutique en Europe et dans les États membres » [1].

« En aucun cas la relocalisation ne doit se faire en laissant les mains libres aux industriels »

« La question de la capacité de l’État à organiser un secteur public du médicament doit être posée. Car aujourd’hui, 80 % des principes actifs des médicaments sont produits hors de l’Union européenne, principalement dans des pays asiatiques, a souligné Manuel Bompard, député de La France insoumise au Parlement européen, lors de la présentation du rapport. Le phénomène des pénuries de médicament est en hausse continue depuis des années, aussi parce que les firmes pharmaceutiques pratiquent la production à flux tendus pour éviter le coût des stocks. » Pour le député, « en aucun cas la relocalisation ne doit se faire en laissant les mains libres aux industriels ».

« Que faire pour que les États membres de l’Union européenne reprennent la mains sur la production pharmaceutique », demande OTMeds dans son rapport. Pour y répondre, l’organisation formule une série de propositions : cartographier la production européenne des différents médicaments ; cartographier les investissements réalisés par les États, l’Union européenne et les entreprises pharmaceutiques privées, pour évaluer le niveau d’argent public injecté dans le secteur ; améliorer la gestion des stocks pour éviter des pénuries comme au printemps 2020 ; avoir pour règle de base qu’un même médicament soit produit au moins dans trois pays différents, pour éviter les ruptures d’approvisionnement en cas de crise spécifique dans un territoire ; réformer les critères des brevets pour faciliter la production publique quand c’est nécessaire.

« Les industriels disent que les brevets sont légitimés par la prise de risque, mais c’est de l’argent public qui assume aujourd’hui l’essentiel de ce risque, pointe Jérôme Martin, d’OTMeds. L’innovation, elle est du côté de la recherche publique. Si on met de l’argent public, pourquoi ne pas tenter une production publique. »

Aux Pays-Bas, une production publique pour contrer les prix démentiels des labos

OTMeds prend l’exemple du Brésil, qui a mis en place dans les années 1990 une politique nationale du médicament et lancé une production publique pour répondre aux besoin du système de santé. « Au Brésil, on voit que la production publique a fait baisser les prix des médicaments », indique Pauline Londeix. Aux États-Unis, une fondation, Open-Insulin, a développé un projet de production locale d’insuline à petite échelle et hors du secteur privé. La gouvernance de la fondation est assurée par des chercheurs mais aussi par des personnes atteintes de diabète.

En Europe, les Pays-Bas ont mis en œuvre une production publique de certains médicaments dans les laboratoires de leur hôpitaux, parce que les entreprises pharmaceutiques voulaient quintupler le prix de leurs produits (voir notre article sur la production publique de médicaments aux Pays-Bas).

« Tout le monde parle de relocalisation aujourd’hui, mais toutes les relocalisations ne veulent pas dire la même chose, ajoute le député européen Manuel Bompard. Nous voulons une relocalisation qui s’appuie sur un pôle public du médicament, et cela ne veut pas dire qu’on nationalise toute la production. »

L’enjeu de l’accès aux médicaments était devenu visible dans le monde entier avec la pandémie de VIH, il s’est posé à nouveau en Europe ces dernières années avec des médicaments vendus une fortune par les labos, comme le Sovaldi contre l’hépatite C (41 000 euros la cure en France lors de sa mise sur le marché en 2014). Le Covid a encore une fois rebattu les cartes. « Derrière les questions industrielles se cachent des questions d’éthique et de droit à la santé, insiste Pauline Londeix, qui déplore aussi un manque de compétence sur le sujet des personnes qui mettent en œuvre les politiques publiques en France en ce moment ».

publié le 12 décembre 2021

Ubérisation. La Commission fixe des limites aux plateformes

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Le projet de directive est historique : il reconnaît la présomption de salariat pour les autoentrepreneurs exploités par Deliveroo et consorts.

Partout en Europe, la justice tranche dans ce sens depuis des années en requalifiant en contrats de travail salarié les activités des faux indépendants ou autoentrepreneurs exploités par les plateformes du numérique comme Uber ou Deliveroo. Désormais, la Commission européenne s’engage dans l’affaire : avec un jour de retard, ce jeudi, elle a présenté un projet de directive sur le sujet. Ce texte pourrait avoir une portée historique pour les 28 millions de travailleurs européens concernés – un chiffre qui pourrait monter à 43 millions d’ici à 2025.

En pratique, la Commission inverse la charge de la preuve en instituant une présomption de salariat. Elle fournit une liste de cinq critères qui permettent de déterminer si la plateforme est bel et bien un employeur et si elle fonctionne dès lors grâce au travail de salariés. Parmi ceux-ci, on trouve la capacité du donneur d’ordres de fixer le niveau de rémunération et d’évaluer le travail fourni. Si la plateforme remplit au moins deux de ces critères, elle est juridiquement présumée être un employeur. Les personnes qui exercent leur activité par son intermédiaire peuvent alors jouir des droits sociaux et des droits du travail qui découlent du statut de travailleur salarié.

Chez celles qui voient leurs travailleurs « indépendants » requalifiés en salariés, les garanties sociales afférentes s’imposent : cela va du droit à un salaire minimum – dans les États membres où il existe – à la négociation collective, à la protection du temps de travail et de la santé, aux congés payés ou à un meilleur accès à la protection contre les accidents du travail, aux prestations de chômage et de maladie, ainsi qu’aux pensions de vieillesse contributives. Dans les faits, les plateformes pourront toujours contester cette qualification, mais il leur incombera de prouver qu’il n’existe pas de relation de travail. Le texte propose également d’imposer une transparence accrue sur le fonctionnement des algorithmes des applications en informant les travailleurs sur la façon dont ils sont supervisés et évalués (distribution des missions, attribution de primes).

«Veiller à ce qu’il s’agisse d’emplois de qualité n’encourageant pas la précarité »

Chargé de présenter le projet de directive, Nicolas Schmit, commissaire à l’Emploi et aux Droits sociaux, appelle à « tirer le meilleur parti du potentiel de création d’emplois des plateformes numériques », mais en l’encadrant : « Il nous faut, affirme-t-il, veiller à ce qu’il s’agisse d’emplois de qualité n’encourageant pas la précarité, de sorte que les personnes qui travaillent par l’intermédiaire des plateformes soient en sécurité et puissent prévoir leur avenir. La proposition de la Commission fixe des critères clairs pour déterminer si une plateforme est un employeur. Le progrès technologique doit être équitable et inclusif, raison pour laquelle la proposition porte également sur la transparence et le contrôle des algorithmes des plateformes. »

À la Confédération européenne des syndicats (CES), l’initiative de la Commission est saluée. « Trop longtemps, les plateformes ont réalisé d’énormes bénéfices en se soustrayant à leurs obligations fondamentales aux dépens des travailleurs, tout en assurant de façon mensongère qu’elles leur offraient le choix », rappelle Ludovic Voet, son président. Sans surprise, le lobby des plateformes prépare sa contre-attaque. « Les propositions de la Commission pourraient mettre en péril des milliers d’emplois, plombant les petits commerces en pleine pandémie et menaçant des services aux consommateurs », menace ainsi un porte-parole d’Uber.

publié le 9 décembre 2021

Argent public. Où sont passés
les 400 milliards d’aides au privé ?

Pierric Marissal sur www.humanite.fr

Une commission parlementaire et citoyenne s’est constituée afin d’établir plus de transparence sur les subventions versées sans conditions aux entreprises.

L’union faisant la force, l’Observatoire des multinationales a rassemblé les parlementaires des groupes qui ont demandé ces dix-huit derniers mois, par voie d’amendement notamment, que les aides massives aux entreprises soient conditionnées par des clauses sociales et environnementales. Ces élus, accompagnés d’associations et de chercheurs, se sont constitués en commission d’enquête parlementaire et citoyenne sur les aides publiques versées au secteur privé, présentée mardi à la presse. Étant donné la période préélectorale, cette association n’a ni le statut ni, malheureusement, les moyens d’une commission d’enquête officielle. Mais son but reste d’établir un état des lieux d’ici mars, pour peser sur la campagne présidentielle.

À côté, ce gouvernement réduit l’enveloppe des APL de 1,1 milliard d’euros et veut réaliser 2,3 milliards d’économies sur le dos des privés d’emploi avec sa réforme de l’assurance-chômage. Mathilde Panot France (FI)

De combien d’argent public parle-t-on ? « Les aides aux entreprises sont en moyenne en hausse de 6 à 7 % par an et ont atteint les 140 milliards d’euros en 2019, explicite l’économiste Maxime Combes, de l’Observatoire des multinationales. Ajoutez les 240 milliards d’euros d’aides exceptionnelles liées à la pandémie, ainsi que celles notamment de la BCE et on dépasse allègrement les 400 milliards. » Le tout distribué sans conditions, du moins sans celles que les parlementaires associés s’accordent à demander : des exigences en matière de lutte contre le réchauffement climatique, de réduction des inégalités sociales et en faveur de l’égalité femmes-hommes. « À côté, ce gouvernement réduit l’enveloppe des APL (aides au logement-NDLR) de 1,1 milliard d’euros et veut réaliser 2,3 milliards d’économies sur le dos des privés d’emploi avec sa réforme de l’assurance-chômage », contrebalance Mathilde Panot (FI).

Chaque parlementaire rappelle comment la majorité, épaulée par la droite, a fait front pour s’opposer à chacune des conditions proposées. Même celle interdisant la distribution de dividendes à une entreprise touchant des subsides pour sa survie a été refusée. « Le gouvernement n’organise de contrôle supplémentaire que pour faire reculer les droits sociaux », résume Elsa Faucillon (PCF), qui rappelle que l’inspection du travail, le contrôle fiscal comme le ministère de la Transition écologique sont trois des administrations qui ont le plus souffert en matière de réduction de postes et de moyens.

Cette commission se donne un objectif de transparence. « Cinquante entreprises touchent la moitié de l’enveloppe du crédit d’ impôt recherche et 21 groupes touchent de l’État l’équivalent du budget de la Culture et du Sport réunis. On veut les noms ! Mais le gouvernement n’a aucun intérêt à ce que cela sorte ! » s’indigne Christine Pires-Beaune (PS). La députée Émilie Cariou (groupe Écologie Démocratie Solidarité) révèle un autre exemple éloquent : « La niche Copé, qui exonère d’impôt les plus-values réalisées sur les ventes d’actions par les entreprises, coûtait entre 30 et 32 milliards d’euros par an avec le régime des filiales intragroupes, développe l’ancienne LaREM. Je parle au passé parce que, depuis deux ans, ces exonérations ont disparu du recensement des niches fiscales au prétexte qu’elles font partie des modalités du calcul de l’impôt. Nous n’avons donc plus de chiffres… »

Au bonheur des actionnaires

Les entreprises du CAC 40 ont versé, au printemps 2021, plus de dividendes qu’elles n’ont engrangé de bénéfices en 2020. Ces versements ont ainsi représentés 140 % de leurs profits. La BNP Paribas, Alstom, Pernod Ricard et Vivendi (mise en Bourse d’Universal Music) ont poursuivi leurs distributions cet automne. Autre façon de contenter leurs actionnaires, les grands groupes ont dépensé cette année 17 milliards d’euros en rachats de leurs propres actions, pour augmenter artificiellement leurs cours de Bourse. ArcelorMittal, Bouygues, TotalEnergies, STMicro, BNP Paribas et Danone ont été les plus prodigues.

publié le 5 décembre 2021

Le Conseil de l’Europe condamne la violation de la Charte des droits sociaux par la France.

Jean-Jacques Régibierb sur www.humanite.fr

Attaqué devant le Comité européen des droits sociaux par la CGT et la CFE-CGC, la dernière version du forfait jour contenue dans la loi El Khomery viole à 5 reprises la charte européenne des droits sociaux dont la France est signataire.

Régulièrement condamné depuis sa première version en janvier 2 000 dans la loi « Aubry 2 », le régime du forfait jour vient à nouveau de subir les foudres du Comité européen des droits sociaux, l’institution du Conseil de l’Europe chargée de la mise en œuvre de la Charte sociale européenne. Cette spécialité française qu’aucun autre pays européen n’a adoptée dans son droit du travail, contrevient en effet à trois articles fondamentaux de la Charte, ce qu’aucun des différents gouvernements qui ont trituré la loi depuis 20 ans n’ignore, puisque la France est régulièrement condamnée par les instances européennes ou par l’OTI (Organisation internationale du travail) pour non respect des normes fondamentales en matière de code du travail. « Ce qui est scandaleux, c’est que le gouvernement dit aux salariés que pour faire respecter leurs droits, il faut qu’ils aillent individuellement devant la justice. Donc il laisse dans le code du travail un dispositif en sachant très bien que le recours des salariés pour le paiement d’heures supplémentaires est faible, et qu’ils ne le font que quand ils sont en contentieux global avec leur employeur et qu’il y a déjà rupture de leur contrat de travail », explique Sophie Binet, la co-secrétaire générale de l’Union CGT des cadres. Si le salarié en forfait jour doit en effet travailler un certain nombre de jours dans l’année (au maximum 218), il n’est pas soumis au respect des durées maximales quotidiennes et hebdomadaires de travail.

Or ce régime du forfait jours sans décompte horaire est contradictoire avec la réglementation en matière de temps de travail, puisqu’il n’y a plus de garantie de respect des durées maximum de repos et travail, ni de garantie que la rémunération soit liée au temps de travail. La réglementation européenne prévoit en effet des durées maximales de travail hebdomadaire et des durées minimales de repos. Elle prévoit également que la rémunération est liée au temps de travail et que les astreintes ne peuvent pas être assimilées à du temps de repos,autre principedont le Comité juge qu’il n’est pas respecté dans la loi El Khomery de 2016. « C’est une victoire qui confirme ce que nous disons depuis des années, à savoir que ce régime de forfait jour ne peut pas subsister tel quel, et qu’il faut garantir à tous les salariés quel que soit leur niveau de responsabilité le respect des durées maximum de travail et de durée minimum de repos, qui est un droit à la déconnection. Il faut donc mettre en place un décompte horaire pour l’ensemble des salariés  a priori ou a postériori », commente Sophie Binet.

La décision du Comité européen des droits sociaux est particulièrement importante pour les cadres dont 50%, soit environ 2 millions de salariés, travaillent actuellement sous le régime du forfait jour. A la CGT, on rappelle que la Cour de Cassation et différentes juridictions, comme l’a noté le Comité européen dans sa décision, ne cessent d’annuler des accords de branche ou des accords d’entreprise, entrainant un grand nombre d’actions devant les prud’hommes pour faire annuler des conventions de forfait jour et obtenir des rappels d’heures supplémentaires. En 2018, la cour d’appel de Toulouse avait ainsi condamné Altran à verser un total de 10 millions d’euros à 300 ingénieurs pour non paiement sur 3 ans d’heures supplémentaires liées au régime du forfait jour. Pour la CGT, la décision du Conseil de l’Europe va aider les juridictions à prendre des décisions dans le même sens, et aussi, insiste Sophie Binet « à rappeler que le forfait jour tel qu’il est prévu dans le droit français, est toujours totalement contradictoire avec la réglementation européenne en matière de droit du travail ».

publié le 4 décembre 2021

Accident ferroviaire de Capvern : la sous-traitance en cascade en accusation

par Bruno Vincens (de Mediacités Toulouse) repris par www.mediapart.fr

Trois ans après l’accident sur un chantier SNCF entre Toulouse et Tarbes, l’information judiciaire n’est toujours pas achevée. Le drame, qui a fait deux morts et trois blessés, s’est produit dans un contexte de sous-traitance à une myriade d’entreprises privées, au détriment des conditions de sécurité.

La rampe de Capvern est bien connue des cheminots. Sur la « rocade pyrénéenne » Toulouse–Tarbes–Bayonne, la voie ferrée présente une déclivité de 3,3 % sur une dizaine de kilomètres, entre le viaduc de Lanespède et la gare de Capvern (Hautes-Pyrénées). C’est là, sur l’une des plus fortes pentes du réseau ferré français, que s’est produit un accident meurtrier le 10 octobre 2018.

Entre Toulouse et Tarbes, la ligne a longtemps souffert d’un manque d’entretien. Elle fait l’objet depuis 2015 d’une GOP, une grande opération périodique dans le jargon de la SNCF. Il s’agit de tout renouveler : rail, traverses, ballast et aussi la caténaire qui apporte l’alimentation électrique. À l’issue de ces travaux, en 2022, la double voie qui parcourt les 150 kilomètres entre Toulouse et Tarbes, soit 300 kilomètres de rail, doit retrouver une seconde jeunesse. Le coût s’élève à 450 millions (430 millions à la charge de SNCF Réseau et 20 millions versés par la région Occitanie).

Le maître d’ouvrage, SNCF Réseau, l’une des sociétés du groupe SNCF, n’effectue pas directement les travaux, préférant les confier à des entreprises sous-traitantes. Un appel d’offres a été lancé chaque année pour répondre à chaque phase du chantier. En 2021, par exemple, il a été remporté par le groupement Enorail, composé d’Eiffage Rail et ETF (filiale d’Euravia qui appartient à Vinci). Ces géants sont les sous-traitants de premier rang et font à leur tour appel à une myriade d’entreprises. Une sous-traitance en cascade.

Deux morts et trois blessés

Le 10 octobre 2018 fatidique, le chantier, nocturne, est établi dans le secteur de Capvern. À 4 heures du matin, un engin ferroviaire, avec cinq ouvriers à bord, est positionné au sommet de la rampe de Capvern. Il s’agit d’un lorry automoteur de type Elan, doté d’une nacelle élévatrice qui permet d’intervenir sur la caténaire. Mais soudain, le lorry dévale la pente, inexorablement, et prend de la vitesse.

L’un des cinq ouvriers préfère sauter et se blesse. L’engin poursuit sa course folle pendant un kilomètre et percute de plein fouet un engin de chantier, à hauteur de la commune de Péré, avant d’arriver au bas de la pente. Le choc est d’une rare violence.

Les pompiers arrivent rapidement sur place. Ils comptent deux morts et trois blessés, dont deux graves. Mediacités a pu établir l’identité des deux personnes décédées. Laurent Chansault, 55 ans, chef d’équipe, travaillait pour l’entreprise Inéo et habitait Saint-Varent, dans les Deux-Sèvres. Youssef Gheffar, 32 ans, travaillait pour Sages Rail et habitait Agen. Le bilan aurait pu être encore plus lourd si la grue n’avait pas stoppé la course du lorry : après celle-ci, des ouvriers travaillaient sur la voie.

Pour expliquer le drame, une première hypothèse est de suite dans tous les esprits : les freins du lorry ont lâché. L’enquête est confiée aux gendarmeries de Lannemezan et Bagnères-de-Bigorre. Le procureur de la République, Pierre Aurignac, annonce d’emblée qu’il sera fait appel à un expert national pour reconstituer l’accident.

Motus sur la procédure

Et depuis ? Silence complet. D’abord très médiatisée, l’affaire tombe rapidement dans l’oubli. Les causes et les suites judiciaires ne semblent plus intéresser grand monde. La sécurité sur les chantiers ferroviaires est pourtant un véritable enjeu, à une époque où le pays doit renouveler un réseau vieillissant, longtemps négligé.

Le lorry Elan est de suite suspecté de défaillance et SNCF Réseau décide alors de retirer de ses chantiers tous les engins ferroviaires de ce type, à titre conservatoire. Les entreprises qui en utilisent sont sommées d’effectuer des contrôles. De son côté, le procureur, Pierre Aurignac, ouvre une information judiciaire pour « homicides et blessures involontaires », confiée à Claire Degert, juge d’instruction à Tarbes. Celle-ci « ne communique pas sur les dossiers en cours ». Même réponse de la part de Me Cynthia Klein-Marty. L’avocate de la famille de Laurent Chansault, qui s’est constituée partie civile, se borne à dire que « ce dossier va prendre du temps ».

En effet ! Trois ans après l’accident, seules les expertises sur les ferrailles enchevêtrées du lorry ont été effectuées. Une tâche complexe confiée à « l’expert national » annoncé par le procureur : André-Claude Lacoste, très connu dans le monde ferroviaire et qui avait enquêté sur le tristement célèbre accident de Brétigny-sur-Orge en juillet 2013.

Dans le monde judiciaire, seul le procureur Pierre Aurignac accepte de communiquer, quoique de façon assez lacunaire. Il nous répond par courriel, le 2 février 2021, que « le temps nécessairement long des expertises techniques sur les engins impliqués et sur la compréhension des causes de l’accident paraît terminé. Les investigations se poursuivent cette fois sur commission rogatoire dans les directions indiquées par les experts, dans le but de déterminer les responsabilités. Il est trop tôt à ce jour pour pouvoir espérer en dire davantage, et notamment si des mises en examen seront décidées dans ce dossier ».

Nous avons été autorisés à interroger les agents SNCF, mais pas les salariés des entreprises sous-traitantes.

Ainsi, personne n’a pour le moment été mis en examen. Des messages téléphoniques et un nouveau courriel au procureur, en novembre, pour demander des précisions supplémentaires, sont restés sans réponse.

Lorsqu’un accident comme celui de Capvern se produit, le Comité hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT, remplacé depuis le 1er janvier 2019 par le comité social d’entreprise ou CSE) déclenche une enquête, en parallèle à l’information judiciaire. Sauf que les agents SNCF élus dans cette instance n’ont pu pousser leurs investigations jusqu’au bout. Pire : ils auraient été entravés dans leurs investigations. « Nous avons été tenus à l’écart pendant un mois, témoigne un cheminot-enquêteur. Puis, nous avons été autorisés à interroger les agents SNCF, mais pas les salariés des entreprises sous-traitantes. Nous n’avons pu auditionner tous ceux qui étaient présents sur le chantier ni rencontrer les personnes blessées. »

Sur ce type de chantier, une coordination entre les entreprises doit être effectuée afin de veiller à la sécurité. Ce travail de supervision, autrefois effectué par la SNCF, a lui aussi été délégué au privé. La mission a été confiée à la société Monsieur Coordination, dirigée par Mostafa Rharib.

Un enquêteur du CHSCT pointe le comportement de ce coordinateur « qui n’a pas été coopératif et n’a pas voulu nous donner les informations ». Mediacités a contacté deux fois Mostafa Rharib mais celui-ci n’a pas été très loquace : « Ma société s’occupe de l’inter-entreprise par rapport aux risques sur le chantier, mais je n’ai pas enquêté sur les causes de l’accident. Ce n’est pas mon domaine. » Avait-il constaté des problèmes de sécurité avant l’accident ? « Je ne peux rien vous dire. J’assumais la coordination des entreprises sous la responsabilité du maître d’ouvrage, SNCF Réseau », élude-t-il.

Une inspectrice du travail dans les Hautes-Pyrénées et un agent de la Carsat Midi-Pyrénées (organisme de référence en matière de prévention des risques professionnels) ont mené chacun de leur côté des investigations sur la catastrophe. Impossible d’en savoir davantage de ce côté. La première n’a pas reçu l’autorisation de sa hiérarchie pour communiquer avec Mediacités. Le second n’a pas répondu à nos messages. Seuls les syndicats de cheminots, dans la limite des informations qu’ils possèdent, parlent volontiers.

Une conjonction de facteurs

Par recoupements, on peut avancer plusieurs hypothèses sérieuses pour expliquer l’accident et décrire son contexte. S’il apparaît que le système de freinage du lorry s’est montré défaillant, on peut se demander si l’engin était correctement entretenu. Mais l’ampleur de l’accident ne se limite pas à cette seule explication. En effet, cinq salariés se trouvaient à bord du lorry conçu pour en accueillir deux ou trois maximum. Y a-t-il eu surcharge ?

Ces cinq salariés travaillaient pour trois entreprises distinctes : Inéo, Sages Rail et Colas Rail. Y a-t-il eu un problème de coordination ? En outre, quatre langues différentes étaient employées sur le chantier : le français, le roumain, l’arabe et le portugais. Certaines instructions auraient-elles été mal comprises ? D’après nos informations, des alertes radio ont été lancées sur le chantier alors que le lorry commençait à dévaler la pente, mais elles n’ont pas été bien interprétées. Les équipes positionnées en bas de la rampe de Capvern ont compris qu’il y avait un problème, sans savoir lequel. Une incompréhension due à la barrière de la langue ? Plus tard, la juge d’instruction a eu recours à des interprètes pour interroger des ouvriers présents sur le chantier et ne parlant pas français.

Les morts n’étaient pas agents de la SNCF.

Le contexte de l’accident se caractérise aussi par un recours systématique à des entreprises sous-traitantes employant des salariés sous-payés, très peu formés et sans culture ferroviaire. Beaucoup d’entre eux sont des intérimaires.

« Du jour au lendemain, un boulanger peut se retrouver sur un chantier ferroviaire », déplore Didier Bousquié, militant de la CGT Cheminots et siégeant à l’époque au conseil d’administration de SNCF Réseau. Et les conditions de sécurité s’avèrent déplorables : « On a vu des salariés d’entreprises sous-traitantes travailler sans casque ni chaussures de sécurité, poursuit le syndicaliste. Tous les jours il y aurait des raisons d’arrêter les chantiers. »

Ces ouvriers sous-traitants ne bénéficient pas de la convention collective du ferroviaire, mais de celle du BTP, beaucoup moins avantageuse et moins coûteuse pour les employeurs. « Certains travaillent plus de 70 heures par semaine », ajoute le militant CGT Cheminots. On ne s’étonnera donc pas que les malfaçons soient fréquentes, ce qui oblige SNCF Réseau à refaire le travail.

Didier Bousquié relate cette triste anecdote : à Saint-Denis, au siège national de la SNCF, un conseil d’administration de SNCF Réseau, prévu de longue date, se tient le 16 octobre 2018, six jours après la catastrophe de la rampe de Capvern. Comme c’est l’usage, une minute de silence est observée à la mémoire des deux ouvriers tués. Un membre du conseil d’administration fait toutefois remarquer que « les morts n’étaient pas agents de la SNCF ». Malaise dans l’assemblée.

Cet épisode montre que certains dirigeants de la société nationale veulent de plus en plus s’éloigner du terrain et déléguer à d’autres les contingences quotidiennes du transport ferroviaire.

À ce jour, l’information judiciaire sur le drame de Capvern est loin d’être terminée et aucune entreprise ni aucune personne n’a encore eu à répondre de la mort de deux hommes. Un procès n’aura pas lieu de sitôt. Mais, quand il viendra, ce sera aussi celui du recours effréné à la sous-traitance.

publié le 29 novembre 2021

Le quinquennat Macron a bien été celui des ultra-riches

Par Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Une étude de l’Institut des politiques publiques (IPP) insiste une nouvelle fois sur le fait que les 0,1 % les plus riches sont les grands gagnants du quinquennat. Mais la réalité globale pourrait être encore pire que ce qu’elle décrit.

La bataille du bilan du quinquennat d’Emmanuel Macron en termes de redistribution fait rage. Début octobre, la Direction générale du Trésor (DGT) avait publié un compte rendu des effets des mesures prises depuis 2017 dans le cadre du Rapport économique social et financier 2022 qui accompagne la loi de finances.

Ce rapport avait fait grand bruit : il prétendait que, au total, les 10 % les plus modestes des Français avait vu leur niveau de vie progresser de 4 %, tandis que les 10 % les plus riches n’avaient vu leur niveau de vie progresser que de 2 %. Emmanuel Macron était subitement devenu le président de la baisse des inégalités, ce que les membres du gouvernement n’ont pas manqué de souligner ces derniers jours.

Mardi 16 novembre, une nouvelle étude est cependant venue démentir ce récit. L’Institut des politiques publiques (IPP), un institut indépendant qui réalise chaque année une évaluation des effets des choix budgétaires, a en effet publié à son tour un bilan du quinquennat.

Si, comme la DGT, l’IPP souligne que le niveau de vie global sur le quinquennat progresse de 1,6 % en moyenne sur l’ensemble de la population, les 5 % les plus pauvres sont les moins bien lotis. Leur niveau de vie a baissé, avec un recul de 0,18 % pour les 1 % les plus pauvres. En revanche, les plus riches ont bien été à la fête : les 1 % les plus riches ont vu leur niveau de vie augmenter de 2,8 %, soit la plus forte proportion de l’ensemble de la population que l’IPP a divisé en centièmes selon leur niveau de revenu.

Et encore cette hausse cache de très fortes disparités. Ce sont bien les plus riches des plus riches qui ont profité du quinquennat, selon l’IPP, avec une hausse de 4,06 % du niveau de vie des 0,1 % les plus riches de France. Autrement dit, l’effet des choix du gouvernement a bien été de creuser les écarts entre les ultra-riches et les très pauvres : en termes de niveau de vie, les 0,1 % les plus riches sont ainsi 4,24 % plus riches que les 1 % les plus pauvres sur le quinquennat. Les mesures ciblées sur la fiscalité du capital – fin de l’impôt de solidarité sur la fortune, l’ISF, sur le patrimoine et prélèvement forfaitaire unique (PFU ou flat tax) sur les revenus du capital – expliquent largement cette situation.

Reste que le résultat est donc absolument inverse à celui de la DGT. Mais il n’est pas surprenant pour autant. Les méthodologies des deux études sont en effet différentes parce qu’elles ont des objectifs différents.

L’étude de la DGT tentait d’appréhender l’évolution sur la période 2017-2022 sans isoler les mesures prises par l’exécutif en place et en se limitant à celles effectivement mises en place durant le quinquennat. Sa vision était donc chronologique. Elle a donc intégré dans son étude des mesures prises sous le quinquennat de François Hollande, comme la revalorisation du RSA, et a exclu la suppression de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus riches qui ne sera en place que l’an prochain.

À l’inverse, l’IPP a cherché à évaluer l’impact des mesures prises durant le quinquennat. Sa démarche est donc plus politique : elle cherche à évaluer l’effet sur la redistribution des choix pris par Emmanuel Macron. C’est pourquoi les calculs de l’IPP intègrent la suppression complète de la taxe d’habitation et exclut les mesures héritées du quinquennat précédent.

Par ailleurs, l’étude de l’IPP est plus précise en descendant au centile près, autrement dit en fractionnant la population en cent parts égales selon les niveaux de revenus, là où la DGT se contentait d’un découpage en déciles. Or, les différences au sein des déciles sont considérables en empêchent de disposer d’une vision précise de la situation.

Ainsi, ramenés en déciles, l’étude de l’IPP montre un gain de niveau de vie de 1,21 % pour les 10 % les plus pauvres et de 1,4 % pour les 10 % les plus riches. Mais ces chiffres, on l’a vu, cachent de grandes disparités à chaque extrémité de la distribution.

Pour être bref : l’étude de l’IPP traduit donc le bilan politique des mesures Macron de façon plus précise, l’étude de la DGT traduirait plutôt l’étude de l’évolution des niveaux de vie « sous Macron ». À cela s’ajoute que les biais méthodologiques choisis sont très différents. Ceci se traduit dans « l’élasticité » de la consommation à la hausse de la fiscalité indirecte sur le tabac, autrement dit à l’effet de cette hausse sur la baisse de la consommation. Plus on estime cette élasticité élevée, plus le poids de la hausse dans le budget des familles concernées est important et l’effet sur le niveau de vie élevé. La DGT a pris une élasticité très forte par rapport aux observations et l’IPP plutôt faible. De même, la DGT a considéré qu’une partie des hausses de la fiscalité énergétique ne passaient pas dans les prix, ce que l’IPP a refusé de considérer.

Ces différences montrent évidemment que l’étude de la DGT était construite « sur mesure » pour le gouvernement, ce qui ne saurait être une surprise puisque cette direction est une administration de ce gouvernement, par ailleurs connue pour défendre des politiques néolibérales. Mais la comparaison avec l’étude de l’IPP permet de l’écarter comme un outil pertinent d’évaluation des politiques publiques sous le quinquennat.

Ce que, néanmoins, le gouvernement pourra mettre en avant, c’est bien l’effet positif sur le niveau de vie de ces mesures. L’étude de l’IPP montre que cet effet dépasse 1 % pour 95 % de la population, avec des pics supérieurs à 2 % sur la partie comprise entre les 10 % et les 15 % les plus modestes.

Là encore, rien d’étonnant : en baissant les impôts et les cotisations, on augmente temporairement les revenus. Mais on atteint là les limites de ce genre d’exercice.

Car ces études, aussi précises soient-elles, ne donnent qu’une partie de la réalité et ne sauraient être utilisées raisonnablement comme une image globale. Ce ne sont, en effet, que les effets directs des mesures budgétaires du quinquennat. Mais ces mesures ont des effets indirects et à long terme qui ne sont pas ici analysés.

Des études à la vision partielle

Il y a d’abord ce que l’on appelle le « bouclage macro-économique » de ces mesures. Ces dernières influent en effet sur les comportements des agents économiques et ces effets conduisent à leur tour à des impacts sur les revenus.

Par exemple, les plus riches peuvent utiliser leur nouveau surplus pour investir et créer des emplois (c’est la version gouvernementale) ou, au contraire, spéculer sur des produits financiers de plus en plus complexes (c’est sans doute la réalité). Les plus modestes, eux, devront arbitrer entre la consommation et l’épargne et leurs choix de consommation auront un impact sur l’évolution des revenus. Utiliser ce surplus pour commander sur des plateformes de livraison, acheter des biens importés ou épargner dans la dette française n’a pas le même effet sur les revenus.

Le deuxième élément à retenir est que ces mesures socio-fiscales inscrites au budget n’épuisent pas une politique économique. L’effet des « réformes structurelles » du quinquennat ne peut pas être dissimulé. Quel a été l’effet de la libéralisation du marché du travail sur les revenus et les inégalités ? Quels impacts auront, à long terme, ces réformes qui renforcent le pouvoir du capital sur le travail ?

De même, une étude récente de l’Insee avait souligné l’importance des services publics et de la Sécurité sociale dans les inégalités réelles et le niveau de vie des plus pauvres. Les choix fiscaux et budgétaires ne peuvent alors qu’être mesurés avec précision qu’en prenant en compte ces éléments. Baisser les cotisations et les impôts, c’est une chose, mais faire peser le poids de ces baisses sur les services publics et la sécurité sociale en est une autre. Or, ici, l’effet de la crise sanitaire empêche évidemment de disposer d’une base solide pour évaluer la situation.

Notons cependant qu’avec une hausse moyenne annuelle en volume des dépenses publiques hors mesures exceptionnelles de 0,9 % sur le quinquennat, Emmanuel Macron s’est montré plutôt modéré. On ne peut donc isoler les décisions budgétaires des 4 à 5 milliards d’euros d’économies par an réalisés sur le système de santé, par exemple. Mais en réalité, c’est sur le prochain quinquennat qu’il faudra analyser les effets des mesures budgétaires : si l’austérité est instaurée, alors les Français, et surtout les plus pauvres, risquent de ne pas, en définitive, s’y retrouver.

Autre point important qui n’est pas pris en compte dans ces études : les effets des mesures favorables aux entreprises sur les revenus des individus. Le gouvernement s’est vanté à plusieurs reprises d’avoir une politique « équilibrée » en ce que la moitié des baisses d’impôts étaient réservées aux entreprises et la moitié aux ménages.

Mais cette vision est évidemment trompeuse. D’abord, parce que la société française n’est pas divisée entre des « entreprises » et des « ménages », ce qui donnerait à ces derniers un droit à seulement la moitié des mesures. Ensuite, parce que tous les ménages, on l’a vu, ne sont pas égaux. Enfin et surtout parce que derrière les entreprises, il y a leurs propriétaires qui sont aussi des ménages.

Or la baisse des cotisations et impôts pour les entreprises a été massive. Le CICE a été pérennisé en baisse de cotisations, ce qui représente pas moins de 20 milliards d’euros par an. À cela se sont ajoutées les réductions d’impôts de production pour 10 milliards d’euros par an et celle de l’impôt sur les sociétés qui a pesé selon l’IPP 10,5 milliards d’euros par an. Il faudrait ajouter à cela les aides Covid et les subventions publiques accordées dans le cadre des deux plans de relance de 130 milliards d’euros au total. Le résultat de cette politique a été très visible au début de 2021 avec un niveau de marge des entreprises qui a dépassé les 35 %, du jamais vu.

Or, dans le capitalisme financiarisé qui est le nôtre, les profits des entreprises sont moins les investissements et les emplois de demain que les revenus des actionnaires et des cadres dirigeants. L’effet sur les dividendes et les hauts salaires ne peut donc pas être négligé. Et ne peut que creuser les inégalités. Il est impossible d’évaluer l’impact de la politique gouvernementale sans prendre en compte cet effet.

En 2018, les dividendes versés aux ménages ont augmenté de 9 milliards d’euros et ce niveau a même augmenté d’un milliard en 2019 avant de se maintenir en 2020.

Il y a, enfin, un effet d’entraînement sur les dividendes qui a été signalé par la récente étude du comité d’évaluation de la réforme des revenus du capital. Incapable d’identifier un effet sur l’investissement productif, ce comité a en effet considéré que l’effet de la réforme a été de faire bondir les dividendes pour profiter du « bouclier fiscal » de la flat tax.

Selon cette étude, en 2018, les dividendes versés aux ménages ont augmenté de 9 milliards d’euros et se niveau a même augmenté d’un milliard en 2019 avant de se maintenir en 2020. Le comité a estimé que l’essentiel de cette hausse s’expliquait par la réforme du PFU.

Autrement dit, sur trois ans, les ménages qui reçoivent des dividendes, et qui, majoritairement, font partie des plus riches, ont reçu 29 milliards d’euros sur trois ans de plus que ce qu’ils auraient reçu sans réforme. Or, dans les études de la DGT comme de l’IPP, on ne mesure l’effet du PFU que sous l’angle de la perte supposée pour les finances publiques, autrement dit, 1,8 milliard d’euros par an.

Mais on voit que cette méthode manque l’essentiel : le PFU a conduit à une explosion des dividendes et non pas à un renforcement de l’investissement productif créateur d’emplois haut de gamme. C’est là le vrai bilan du quinquennat que ces études partielles et ses querelles de chiffres ne peuvent pas traduire : les plus riches sont non seulement les gagnants directs, mais aussi et surtout les gagnants indirects des mesures fiscales du quinquennat.

Le récit gouvernemental s’appuiera évidemment sur cette version partielle véhiculée par les études pour juger que sa politique est favorable aux revenus des Français et donc au sacro-saint « pouvoir d’achat ». Mais la réalité est bien différente : c’est celle d’une politique néolibérale qui favorise le capital et ses détenteurs au détriment de la situation matérielle et morale des travailleurs les plus pauvres. Il ne peut donc y avoir d’autre bilan que celui de voir en Emmanuel Macron, le président des très riches et du capital.

publié le 29 novembre 2021

Économie. Pouvoir d’achat, chômage… foire aux intox en Macronie

Cécile Rousseau, Cyprien Boganda et Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

Pour préparer la campagne présidentielle, Emmanuel Macron et ses lieutenants vantent leur bilan économique et social, quitte à faire mentir les chiffres et à travestir les faits.

Assurer le service après-vente du quinquennat. Telle est désormais la priorité des marcheurs, à moins de six mois du premier tour de la présidentielle. Avec plusieurs mots d’ordre à imprimer dans tous les esprits qu’Emmanuel Macron lui-même a commencé à marteler lors de son allocution du 9 novembre  : « Depuis quatre ans, le travail paie mieux. » Le président aurait également fait reculer le chômage dans des proportions inégalées depuis quinze ans et relancé la machine économique grâce à son plan de relance, malgré la pandémie mondiale. Désintox.

1. Macron, « champion » du pouvoir d’achat ?

À en croire le premier ministre, le chef de l’État est bel et bien « le président du pouvoir d’achat », et non celui des riches, comme on l’a prétendu. Las, les chiffres disent le contraire : la pluie d’argent public déversée pendant le quinquennat a surtout « ruisselé » sur les premiers de cordée. De nombreux Français n’en ont vu que des gouttes et les plus démunis y ont même perdu. Selon une récente étude de l’Institut des politiques publiques (IPP), les grands gagnants des baisses d’impôts consenties (28 milliards d’euros au total) restent les plus riches : le 1 % des contribuables les plus fortunés (10 000 euros de revenu par mois) ont vu leur niveau de vie augmenter de 2,8 % quand, à l’autre bout de la pyramide, les 5 % les plus pauvres ont perdu en niveau de vie, jusqu’à - 0,5 %. Dans le détail, en fin de quinquennat, le 1 % des plus riches gagne 3 500 euros de plus par an que s’il n’y avait pas eu de réformes. Ce grand écart s’explique facilement : les plus fortunés ont profité à plein de la transformation de l’ISF et de l’allègement de la fiscalité sur le capital (5 milliards d’euros de baisse de recettes fiscales), alors que les Français les plus modestes, c’est-à-dire ceux gagnant moins de 800 euros par mois, ont été frappés par la hausse de la fiscalité sur l’énergie et le tabac. Soit, en moyenne, 150 euros de revenu en moins sur une année pour les 1 % les plus pauvres.

2. Le chômage « au plus bas depuis près de quinze ans » ?

Emmanuel Macron ne manque jamais une occasion de s’enorgueillir de son bilan sur le front de l’emploi. Les résultats ne sont pourtant pas brillants. Dans sa note de conjoncture d’octobre 2021, l’Insee fait certes état d’une reprise « déjà sous tension », avec un chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) qui représenterait 8 % de la population active au deuxième trimestre et 7,6 % aux troisième et quatrième. Mais sans remonter quinze ans en arrière, en 2008, le taux de chômage en moyenne annuelle était de 7,4 %. La déclaration du chef de l’État n’est pas plus convaincante si l’on regarde les chiffres de Pôle emploi. « Entre 2006 et 2020 : il y a 2,5 millions d’inscrits en plus en catégories A, B et C », souligne Pierre Garnodier, secrétaire général de la CGT chômeurs.

Le diable se cache aussi dans les détails. Si les statistiques du troisième trimestre 2021 publiées par la Dares font apparaître un nombre de demandeurs d’emploi en catégorie A (n’ayant pas travaillé) en baisse de 5,8 % sur la période et de 10 % sur un an, la précarité, elle, ne diminue pas. Les catégories B et C, incluant les privés d’emploi avec une activité réduite, ont respectivement augmenté de 3,3 % et de 9,5 % sur un an. Le jeu de vases communicants des chômeurs (pour faire dégonfler les premières catégories) est encore plus flagrant quand il s’agit de les envoyer en formation. Ils sont 25,6 % de plus en catégorie D cette année. Au total, 6,34 millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi. Pas de quoi pavoiser, selon Pierre Garnodier : « Il faut que le gouvernement arrête de faire croire que tout va bien et que le chômage résulte d’une inadéquation entre les demandeurs d’emploi et les offres proposées. À Paris, il y a un CDI temps plein disponible pour 55 chômeurs. »

3. la France, « meilleure élève » d’Europe ?

« C’est le plan de relance le plus massif annoncé à ce jour parmi les pays européens », affirmait sans sourciller Jean Castex, en septembre 2020. Annoncé en pleine pandémie, ce plan représente certes une enveloppe de 100 milliards d’euros (soutien à l’industrie, baisse des impôts de production, rénovation thermique, etc.), mais il n’a rien d’extraordinaire au vu de ce qu’ont fait les autres pays européens. La France y a consacré 4,1 % de son PIB, soit un peu plus que le Royaume-Uni (3,9 %) et l’Allemagne (3,7 %), mais moins que l’Espagne (5,6 %) et beaucoup moins que l’Italie (12,4 %).

Reste à se demander quels effets économiques a produits ce plan. L’Élysée se gargarise de l’envol de la croissance du PIB, autour de 6,8 % cette année. Mais au-delà du fait qu’il ne s’agit que d’un rattrapage – très rapide il est vrai – après l’effondrement sans précédent du PIB en 2020 (- 7,9 %), rien ne permet de l’attribuer, pour l’heure, aux 100 milliards d’euros. « Il semble difficile d’établir un lien direct entre ce rétablissement rapide de la situation macroéconomique et la mise en œuvre de France relance, même si le plan y a certainement contribué », avance prudemment France Stratégie dans un rapport publié en octobre.

Le « rebond » français est malgré tout plus rapide que le rebond allemand (2,6 % de croissance attendue cette année), souligne l’économiste Éric Heyer (OFCE), qui rappelle qu’en période de pandémie, les performances économiques d’un pays sont liées à quatre facteurs : les mesures sanitaires ; le degré d’ouverture économique (l’Allemagne, par exemple, est plus exposée au ralentissement du commerce mondial) ; les crises sectorielles ; et les mesures de compensation décidées par l’État. « La politique du “quoi qu’il en coûte” a été similaire partout, souligne-t-il  : activité partielle, prêts garantis, etc. En réalité, c’est probablement surtout en matière de mesures sanitaires qu’on se distingue de l’Allemagne. Nous avons pris des mesures de confinement plus drastiques en 2019, mais nous avons fait le choix inverse en 2020 (maintien des écoles ouvertes, notamment), ce qui explique pour l’essentiel notre rebond plus rapide. »

4. Une industrie « moderne » et « écologique » ?

La politique économique du pouvoir vise à la fois à « redresser » le pays et à « préparer la France de demain », selon les éléments de langage gouvernementaux. Le bilan dressé par France Stratégie est moins flamboyant. Le rapport décortique les deux dispositifs destinés à moderniser notre appareil productif : le volet « soutien à l’investissement et à la modernisation de l’industrie » et celui sur l’« industrie du futur ». Soit 2,4 milliards d’euros de subventions déjà distribuées aux entreprises fin septembre, après appels à projets. France Stratégie note tout d’abord que si cette manne a sensiblement modifié la politique d’investissement des petites entreprises et des start-up, elle n’a en revanche pas bouleversé la feuille de route des PME et des grands groupes, qui avaient de toute façon déjà prévu d’investir. « L’obtention d’aides pourrait avoir constitué pour certaines entreprises (PME, ETI, grands groupes) un effet d’aubaine », met en garde le rapport.

Pour ce qui est de faire entrer la France « dans l’industrie de demain », nous n’y sommes pas encore, une majorité des crédits ayant surtout servi à « financer la modernisation de chaînes de production vieillissantes ». Quant au volet écolo, c’est encore pire : « Si l’impact environnemental faisait bien partie des grilles d’évaluation, il n’apparaissait pas comme un critère déterminant dans la sélection des projets », note le rapport, qui donne quelques exemples : 30 % seulement des projets automobiles soutenus mentionnaient « explicitement l’adaptation de leur production aux véhicules électriques ou à l’hydrogène » et « 3 % des projets financés dans l’aéronautique participaient à la transformation du secteur vers l’avion à hydrogène ou électrique ».

publié le 27 novembre 2021

Taxer les profiteurs du Covid permettrait de construire 11 hôpitaux en France

Jean-Jacques Régibier sur www.humanite.fr

Selon l’étude commandée par le groupe de La Gauche au Parlement européen, la taxation des multinationales qui ont enregistré des bénéfices exceptionnels pendant la pandémie, pourrait rapporter 25 milliards d’euros à l’Union européenne, dont 5,6 milliards à la France. De quoi répondre aux besoins en hôpitaux ou en personnels de santé.

La crise du Covid a décidément fait beaucoup d’heureux. L’étude menée par trois chercheurs spécialisés dans les impôts payés par les multinationales de l’Université de Prague (1) le confirme pour la première fois en se basant sur l’analyse des résultats financiers réalisés par des multinationales présentes dans l’Union européenne, et qui présentent un chiffre d’affaire supérieur à 80 millions d’euros.

Mention spéciale à Sanofi

Sur les 8292  entreprises  concernées, 1763 ont réalisés des surprofits au cours de l’année 2020, pour un montant qui s’élève à 364 milliards d’euros au niveau mondial, soit 14,7% des bénéfices de ces sociétés réalisés dans la première année de la pandémie. Si l’on retient les sociétés dont le siège social se trouve en France, les bénéfices excédentaires s’élèvent à 20,4 milliards. Si les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) sont les grands bénéficiaires de la crise sanitaire, les grosses entreprises françaises du CAC 40 comme Orange ( +57% de surprofits en 2020), Atos (+34%), Carrefour (+17%), ou Capgemini (+12%) en ont elles aussi largement profité, avec une mention spéciale pour Sanofi qui a vu ses résultats bondir de + 338% entre 2019 et 2020, sans avoir réussi à mettre au point un vaccin, tout en annonçant la suppression de 1700 emplois, dont 1 000 en France.

Un rapport d’Oxfam avait déjà établi que six grands groupes pharmaceutiques mondiaux avaient fait à eux seuls 12 milliards de dollars de profits exceptionnels au cours de 2020. « A partir du moment où les très grandes entreprises, qu’elles soient françaises ou non, mais qui ont une activité sur le sol français, ont fait un bénéfice exceptionnel pendant cette crise, il serait logique et normal qu’elles soient davantage mises à contribution, comme cela s’est fait au cours de l’histoire quand en 1916 une taxation a été instaurée sur les profiteurs de la guerre », estime Manon Aubry, co-présidente du groupe de la Gauche au Parlement européen et membre de la France insoumise.

Un système fiscal plus juste

L’étude a examiné plusieurs scénarios de taxation des surprofits, allant de 10 à 70%. En retenant une taxation à 50%, ce sont 182 milliards d’euros qui seraient ainsi collectés au niveau mondial, dont 25 milliards d’euros pour l’Europe et 5,6 milliards pour la France. En France, le produit de cette taxe, toujours limitée aux seules entreprises ayant réalisé des bénéfices excédentaires, permettrait de construire 11 hôpitaux ou de recruter 105 500 personnels soignants et non soignants, ou bien encore de construire 4 000 kms de voies ferrées TER, ou de construire 143 lycées.

« Dans le débat qui fait rage pour savoir comment répondre à la crise économique et sociale engendrée par le Covid, aussi bien au niveau européen que dans la perspective de la campagne présidentielle en France, la question, au vu des résultats de cette étude, c’est de se demander si l’on continue à faire des cadeaux aux grandes entreprises, ou si l’on se donne les moyens d’avoir un système fiscal plus juste », estime la co-présidente de la Gauche au Parlement européen. L’étude menée par l’Université Charles de Prague, fournit en tous cas les éléments chiffrés complets pour le faire.

(1) Excess Profits Tax : Estimating the Potential Tax Gains for the European Union », étude rédigée par trois chercheurs du département de l’intégration européenne et de la politique économique de l’Université Charles de Prague, dans le cadre du projet Corptax lancé en janvier 2021.

publié le 23 octobre 2021

Pouvoir d’achat.
Un simple chèque de 100 euros face à la hausse continue des prix

Julia Hamlaoui et Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Devant la flambée des tarifs des carburants, le premier ministre a annoncé, jeudi soir, une aide pour les Français gagnant moins de 2 000 euros net par mois. L’exécutif exclut de jouer sur le levier fiscal.

Son tour de passe-passe fin septembre sur le prix du gaz a laissé un goût amer à tous ceux qui voient arriver l’hiver avec angoisse. Le premier ministre était donc attendu au tournant sur la flambée des tarifs des carburants. Car, après les 12,6 % supplémentaires du 1er octobre sur les factures de gaz (57 % depuis janvier), l’augmentation attendue de 4 % de l’électricité dans la foulée du bond de 21,4 % entre 2010 et 2020, les prix à la pompe s’envolent eux aussi. Les niveaux sont historiquement hauts, à 1,56 euro le litre de gazole en moyenne, et 1,62 euro pour l’essence sans plomb, soit 12 % de plus en six mois. Avec cette note des plus salée pour l’énergie, nombre de ménages ne s’en sortent pas. Au point que la préoccupation du pouvoir d’achat est plus que jamais au premier plan (+ 12 points par rapport à juin, selon une enquête Elabe) et que le spectre des gilets jaunes hante un gouvernement qui temporise sur des annonces « imminentes » depuis plus d’une semaine.

« Indemnité classe moyenne »

Cette fois, c’est chose faite. Comme le 30 septembre dernier, le premier ministre s’est invité jeudi soir sur le plateau de TF1 pour présenter les arbitrages retenus par l’exécutif. « Nous sommes revenus à des montants très élevés, légèrement au-dessus des prix à l’automne 2018 (au lancement du mouvement des gilets jaunes – NDLR) », a-t-il reconnu au 20 Heures avant d’annoncer une « indemnité classe moyenne ». « Nous avons décidé d’une sorte d’indemnité inflation de 100 euros qui sera versée aux Français qui gagnent moins de 2 000 euros net par mois », a détaillé Jean Castex, estimant à « 80 euros en moyenne » le supplément sur la facture d’essence. Devraient être concernés 38 millions de Français, « d’abord ceux qui travaillent » mais aussi les « chômeurs en recherche active d’emploi » ou encore les retraités. L’aide ne sera pas réservée aux automobilistes : une façon, selon l’hôte de Matignon, d’éviter « une usine à gaz » et de répondre à « la question de l’inflation (qui) ne concerne pas que les produits pétroliers ». Et ce sont d’abord les salariés du privé qui devraient en bénéficier en décembre directement sur leur fiche de paie. Les fonctionnaires devront attendre janvier et les retraités « peut-être un peu plus tard ».

Face aux gilets jaunes, le gouvernement avait consenti des aides à hauteur de 17 milliards, quand cette mesure de 100 euros se monte au total à 3,8 milliards, dont une partie proviendra du surcroît de TVA. Pour le reste, « il nous appartient de (le) financer », a laconiquement lâché le premier ministre, tout en précisant que « l’objectif » de déficit sera tenu.

Pas de baisse des taxes

Sur le principe, un chèque de ce type a reçu le soutien des écologistes. « Trop peu, trop tard, dans la plus grande des improvisations », a cependant réagi le secrétaire national d’EELV, Julien Bayou. Le montant aurait dû être, selon Yannick Jadot, de 400 euros pour les foyers les plus modestes et de 100 euros pour les classes moyennes. Loin des annonces de Matignon.

À l’instar de la stratégie du « bouclier tarifaire » sur les prix du gaz pour lequel avait été retenu un lissage des prix, dont la facture sera in fine payée par les consommateurs, pas question en revanche de baisser les taxes. Une « solution de facilité » qui « coûte très cher », avait déjà estimé Bruno Le Maire. « Quand on a utilisé la baisse des taxes, de l’avis général ça n’a pas marché », a renchéri Jean Castex, qui a au passage annoncé que le blocage des prix du gaz serait prolongé jusqu’à la fin de l’année.

Depuis des jours, les idées ne manquent pourtant pas. « Je propose une taxe flottante sur l’essence financée sur les dividendes des compagnies pétrolières », a défendu le candidat communiste à la présidentielle, Fabien Roussel, qui appelle à des mobilisations devant les préfectures contre la vie chère. L’insoumis Jean-Luc Mélenchon veut, de son côté, bloquer les prix comme cela a été fait « sur les masques et le gel » au moment du Covid, quand Anne Hidalgo souhaite une baisse des taxes sur les carburants « pour raccrocher les catégories populaires à la transition écologique ».

Quant à l’augmentation des prix, le ministre de l’Économie a d’ores et déjà indiqué qu’il ne voyait « pas d’amélioration avant la fin de l’année 2022, au mieux ». La bataille du pouvoir d’achat est loin d’être finie.

publié le 22 octobre 2021

Lobbying. Juliette Renaud :
« La confusion entre la France et Total existe depuis des années »

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Dans un rapport publié le 14 octobre, trois ONG décryptent le soutien apporté par les autorités françaises à un projet controversé du pétrolier en Ouganda. Elles dénoncent un système de « portes tournantes » entre les directions du groupe privé et les plus hauts postes de l’État. Entretien avec Juliette Renaud, responsable de campagne aux Amis de la Terre France.

En 2006, d’importantes ­réserves de pétrole étaient découvertes en Ouganda. Quinze ans plus tard, Total­Energies est engagé dans l’exploitation de ces gisements et leur transport, via un projet d’oléoduc baptisé Eacop. L’ensemble suscite un large mouvement d’opposition en raison des atteintes aux droits humains et environnementaux qu’il provoque. Dans un rapport publié le 14 octobre, les Amis de la Terre, l'Observatoire des multinationales et Survie dénoncent le soutien qu’apporte la France à ce projet.

Comment se traduit le soutien de la France au projet pétrolier de Total en Ouganda ?

Juliette Renaud Diplomatiquement, l’ambassade de France en Ouganda déroule le tapis rouge au pétrolier. Celui-ci sponsorise presque tous les événements organisés par l’ambassade et l’Alliance française à Kampala. En mai dernier, Emmanuel Macron a écrit au président Yoweri Museveni, l’un des plus anciens autocrates d’Afrique en exercice, pour le féliciter de sa réélection pour un sixième mandat. La lettre du chef de l’État français se conclut en indiquant que le projet Eacop est une « opportunité majeure » pour renforcer la coopération entre les deux pays.

Avez-vous eu cette lettre entre les mains ?

Juliette Renaud Non, elle n’a pas été rendue publique par l’Élysée. En revanche, un communiqué de la présidence ougandaise en rapporte des extraits.

L’Ouganda a-t-il un intérêt à ce que ce soit Total qui investisse dans ce projet ?

Juliette Renaud Pas particulièrement. Avant Total, le projet était porté par Tullow Oil, une compagnie britannique, qui s’en est retirée. Aujourd’hui, Kampala s’active pour accélérer le mouvement. En 2020, les autorités ougandaises ont accepté de résoudre un litige fiscal en leur défaveur pour permettre le rachat par Total des actifs de Tullow Oil. Et, en septembre, le Parlement a voté une loi spéciale – la loi ­Eacop – destinée à fixer les règles fiscales et économiques relatives à la construction de l’oléoduc. Ce texte offre à Total la certitude que son ­investissement sera protégé contre toute modification de la législation.

Vous détaillez les pressions exercées par l’État ougandais sur les opposants au projet. La France est-elle impliquée ?

Juliette Renaud Son seul silence est scandaleux. Les exactions se multiplient. En décembre 2019, les témoins invités en France à l’occasion d’une audience au tribunal ont été agressés ou arrêtés à leur retour à Kampala ; en septembre 2020, des journalistes et militants ont été arrêtés ; en mai dernier, l’un de nos collègues ougandais a passé cinquante heures en garde à vue ; fin août, l’État ougandais a voulu faire suspendre une ONG… La France ne dit rien. En revanche, elle maintient sa coopération militaire avec le pays. L’Ouganda a dépêché de nouvelles troupes à la frontière avec la République démocratique du Congo pour protéger les régions pétrolières. Une partie de ces troupes a été formée par la France. Beaucoup d’habitants se plaignent, aujourd’hui, des agissements de cette police pétrolière.

Ce soutien de la France aux pétroliers en Afrique est-il neuf ?

Juliette Renaud La confusion entre les ­intérêts de la France et ceux de Total existe depuis des années –  et Elf était un outil de la Françafrique. Notre enquête montre que ces habitudes se maintiennent, voire se renforcent à la faveur de « portes tournantes » dont Total use abondamment.

Qu’appelez-vous « portes tournantes » ?

Juliette Renaud On parle souvent de pantouflage, ce phénomène qui voit de hauts cadres du secteur public poursuivre leur carrière à la direction de groupes privés. Ces allers-retours se font désormais dans les deux sens. Ahlem Gharbi est passée du ministère des Affaires étrangères à la vice-présidence adjointe de Total, juste avant de devenir conseillère Afrique du Nord et Moyen-Orient d’Emmanuel Macron entre 2017 et 2019. Jean-Claude Mallet, qui était conseiller de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense, est maintenant directeur des affaires publiques de Total. Julien Pouget, senior vice-président chez Total, était conseiller à l’industrie à l’Élysée sous le mandat de François Hollande. Tout cela contribue à ancrer l’idée que les ­intérêts de Total et de la France, c’est un peu la même chose.



 

publié le 22 octobre 2021

« Les inégalités fracturent la société, enferment dans la pauvreté et abiment la planète »

sur www.regards.fr

Les 1% les plus riches possèdent plus de la moitié des richesses de la planète : c’est l’objet de la dernière campagne d’Oxfam France. Pauline Leclère, responsable de campagne de l’ONG, est l’invitée de #LaMidinale.

La vidéo est à voir sur :.. https://youtu.be/bLc8YUwUF5I

 

et ci-dessous quelques extraits à lire :


 

 Sur la dernière campagne vidéo d’Oxfam France sur les inégalités 

« L’objectif de notre campagne, c’est déplacer les inégalités dans le quotidien des gens pour leur faire prendre conscience de cette réalité. »

« Il faut aussi rappeler que l’on est tous et toutes concernés par les inégalités : cela fracture, divise, enferme des personnes dans la pauvreté et abime la planète car les 1% les plus riches sont aussi ceux qui polluent le plus. »

 Sur l’accroissement des inégalités et ses conséquences 

« Si on regarde les deux dernières années, il y a des tas de pays dans le monde qui ont fait des manifestations immenses et qui se sont révoltés pour dire leur colère et leur indignation face à l’aggravation des inégalités ou de la pauvreté. Souvent, cela part d’une décision politique comme l’augmentation du prix du ticket de métro, une nouvelle taxe, une augmentation des salaires des députés ou une prise de conscience du salaire mirobolant des PDG. »

« La prise de conscience et la demande sont là. Le problème, ce sont les choix politiques : non seulement, on n’en fait pas assez contre les inégalités mais on fait surtout des choix politiques qui les aggravent. »

« Les politiques fiscales favorisent les ultra riches : en France, la suppression de l’ISF et la mise en place de la flat tax, des services publics sous-financés, la mise sous pression de notre modèle social, la non-régulation des entreprises… »

« Oxfam France sollicite le pouvoir citoyen pour faire pression sur les décideurs politiques. »

« Les inégalités ne sont pas une fatalité : on peut changer les choses. »

 Sur les inégalités en temps de pandémie 

« Les inégalités s’aggravent, notamment pendant la pandémie. »

« Il y a une augmentation du nombre de milliardaires sur la planète et le risque de diminution de la pauvreté dans le monde a commencé à ralentir. »

« Ce qui montre le dysfonctionnement de notre système économique, c’est que des milliardaires se sont enrichis pendant la pandémie. »

 Sur le rôle de plaidoyer auprès des décideurs politiques 

« Avec Oxfam, on fait des campagnes pour atteindre les gens mais on fait aussi du plaidoyer, c’est-à-dire que l’on va voir les décideurs politiques (députés, sénateurs et cabinets ministériels) pour porter nos propositions. On est plus ou moins entendu. »

« Le président de la République a une vision très claire et diamétralement opposée à ce que nous on défend, notamment sur la question du ruissellement. »

« Certains députés sentent bien ce qui se passe : ils voient bien que les gens veulent plus de justice fiscale et sociale. »

 Sur les liens entre inégalités et pauvreté 

« Notre objectif, c’est de faire le lien entre inégalités et pauvreté. »

« L’enjeu, c’est de transformer la colère en mobilisation. »

« Les solutions, c’est l’impôt bien sûr mais aussi l’augmentation des bas salaires et la question du partage des richesses dans les entreprises. »

 Sur la pertinence de la lutte contre les inégalités 

« La déconnexion entre les 1% les plus riches qui ont le pouvoir et le reste fait peur. »

« Constater l’indécence de la situation de la répartition des richesses nous amène à croire que ça va craquer. »

« Les inégalités, ce n’est pas un débat idéologique : c’et une question de justice et de bon sens. »

« J’ai envie de dire aux très riches qu’ils ont intérêt à ce que la société soit plus égalitaire parce qu’on est tous perdants. »

publié le 19 octobre 2021

« Nous sommes un pays qui travaille moins que les autres » : Emmanuel Macron ment. Et il le sait, nous le savons, tout le monde le sait

Sur www.regards.fr

Ce mardi 12 octobre, Emmanuel Macron organisait un grand show intitulé « France 2030 ». L’objectif : présenter son plan industriel pour la prochaine décennie, 30 milliards d’euros sur cinq ans pour développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir comme… le nucléaire.

 Le détail de ce plan, nous y reviendrons plus tard. Non, là, ce qui nous intéresse tient en une minute, quelques phrases prononcées par le Président himself :

« Quand on se compare, nous sommes un pays qui travaille moins que les autres en quantité. Ça reste vrai. Et donc nous avons une quantité de travail allouée qui n’est pas au bon niveau, à la fois dans le cycle de vie et en horaires cumulées. Au fond, on a une force qui est notre modèle social et éducatif mais on a une faiblesse c’est qu’on a plus le modèle productif qui permet de le financer. C’est ça notre grande incohérence. Je ne crois pas qu’on arrivera à réduire notre modèle social. C’est très dur dans une démocratie de dire aux gens "on va vous enlever des droits massivement ". Il faut améliorer l’efficacité de la dépense publique. Il faut permettre de rendre les mêmes services avec moins d’argent. Ce sont des modernisations qui prennent des années. Mais si on veut projeter le pays – ce qui est, je crois profondément, le destin français –, [...] il nous faut avoir un pays qui produise davantage. »

On appelle cela une masterclass. Toute la doctrine néolibérale est là. Et notamment le mensonge, en l’occurrence sur le travail des Français, comme le rappelle le journaliste de L’Express Olivier Pérou : « Selon l’OCDE, la France travaille plus (1526 heures en 2017) que l’Allemagne (1356). Eurostat dit la même chose : en 2018, les Français (temps complet ET partiel) travaillaient 37,3 h/semaine en 2018, soit plus que les Britanniques (36,5) ou les Allemands (34,9). Idem pour 2019 et 2020. Quant à la productivité... Je vous renvoie vers ce papier de The Economist qui en 2015 écrivait : "The French could take Friday off and still produce more than Britons do in a week" [Les Français pourraient ne pas travailler le vendredi et produire toujours plus que les Anglais en une semaine, ndlr] ».

Emmanuel Macron n’est pas un idiot. Il sait tout cela pertinemment. Mais la vérité n’a jamais été une valeur cardinale de sa politique. Et il aura beau se dire « le premier des gaulois réfractaires », son mépris envers les travailleurs demeure intact. En attendant ses prochaines casses sociales, on gage que le chef de l’État n’ira pas chercher « l’argent magique  », qui pourrait les éviter, là où il est : dans les paradis fiscaux



 

publié le 17 octobre 2021

 

Les aides à domicile « en révolte » face au manque de reconnaissance de leur indispensable métier

par Lucie Tourette, Nicolas Anglade sur https://basta.media/

Les salaires sont dérisoires et les démissions se multiplient. La crise sanitaire a souligné l’importance des aides à domicile, mais elles n’ont pas reçu la reconnaissance attendue de la part des pouvoirs publics. Reportage à Saint-Étienne.


 

Zoé Dupont [1], 53 ans, a écrit toutes ses revendications sur la première page d’un carnet neuf à la couverture mauve. Elle travaille comme auxiliaire de vie depuis 2018, pour une entreprise qui fait l’intermédiaire entre particuliers et aides à domicile. Sur le carnet de Zoé, on peut lire :

« -Pas de visite médicale du travail
 Ils ne veulent pas qu’on se connaisse entre nous
 Pas de tenue pro (même pendant la COVID)
 Pas le temps de manger
 Ne payent pas les absences de bénéficiaires
 Pas de salaire fixe »

Elles sont une quarantaine ce jeudi 23 septembre à s’être rassemblées place Jean-Jaurès à Saint-Étienne à l’appel de la CGT. Aides à domicile, auxiliaires de vie... Au-delà des statuts et des employeurs différents, toutes ont en commun de se rendre au domicile de personnes âgées, handicapées ou qui ne peuvent plus se débrouiller seules pour les actes de la vie courante. Il y a aussi des aides-soignantes à domicile, qui ont pour certaines revêtu leur tenue de travail. En France, elles sont plus de 700 000 à travailler dans le secteur du soin, de l’accompagnement ou du maintien à domicile des personnes âgées ou handicapées. Dans ce secteur à 97 % féminin, le salaire moyen est à peine supérieur à 900 euros. Les temps partiels et les horaires irréguliers sont la règle. Selon le rapport sur les métiers du lien des députés Bruno Bonnell (LREM) et François Ruffin (LFI) : « Le taux de pauvreté est élevé chez les aides à domicile : on compte ainsi 17,5 % de ménages pauvres parmi les intervenants à domicile contre 6,5 % en moyenne pour l’ensemble des salariés. » [2]

Sophie

Sophie, 48 ans, se rend presque chaque jour chez un monsieur « qui souffre du dos et des hanches, se déplace avec deux cannes et ne sort plus de chez lui ». Elle fait son lit, ses courses, deux heures de « gros ménage » et prépare des repas chaque lundi. Son salaire mensuel : 360 euros net, complété par une pension d’invalidité, après avoir subi un AVC.

Zoé est venue seule car elle ne connaît pas d’autres aides à domicile travaillant pour le même mandataire qu’elle. Elle a bien demandé à sa direction d’organiser des réunions qui regrouperaient toutes ses collègues, mais elle a essuyé un refus. Elle a prévu une rencontre avec une collègue qui intervient chez la même personne qu’elle, de sa propre initiative. « Je trouve bien qu’on fasse un petit bilan », justifie-t-elle simplement. Mais ce n’est pas la norme. Au maximum, est mis en place un système de « cahier de liaison chez les personnes qui n’ont pas toute leur tête » lorsque plusieurs professionnelles interviennent chez le même bénéficiaire. Zoé déplore aussi l’absence de formations et d’écoute en cas de situations difficiles.

Les aides à domicile n’ont pas eu droit à la prime Covid de 183 euros

Si Zoé a choisi de travailler chez ce mandataire c’est parce qu’« on va toujours chez les mêmes personnes » et que cela permet d’instaurer une relation de confiance. Elle « adore le métier, le contact ». Comme elle, toutes les manifestantes disent aimer leur métier. Les différents confinements leur ont fait prendre conscience de l’importance de leur rôle mais aussi du peu de considération des pouvoirs publics à leur égard. La crise sanitaire a ravivé leur colère. Au début de l’épidémie, elles ne pouvaient pas se procurer de masques parce qu’elles n’étaient pas considérées comme personnel soignant. Mais aujourd’hui elles sont concernées par l’obligation vaccinale... au titre de personnel soignant. Contrairement à leurs collègues qui travaillent dans des hôpitaux ou des Ehpad, les aides à domicile n’ont pas eu droit à la prime Covid de 1000 à 1500 euros, ni à l’augmentation mensuelle de 183 euros décidée lors du Ségur de la santé et réservée aux soignants. Celles qui travaillent dans le secteur associatif devraient voir leur salaire augmenter ce mois-ci, mais pas les autres.

Mireille Carrot

Mireille Carrot, soignante en Ehpad et pilote du collectif Aides à domicile de la CGT. « Votre mobilisation est essentielle, comme vous. Vos revendications sont justes, elles sont d’intérêt général. »

Place Jean-Jaurès à Saint-Étienne, les drapeaux « CGT Loire » sont en place, les pancartes en carton faites maison dépliées, les autocollants rouges « Aides à domicile révoltées » collés sur les manteaux ou sur les sacs à main. Mireille Carrot prend le micro. Soignante en Ehpad et pilote du collectif Aides à domicile de la CGT, elle encourage les manifestantes : « Votre mobilisation est essentielle, comme vous. Vos revendications sont justes, elles sont d’intérêt général. Elles vous concernent vous et la qualité des soins que vous délivrez. » Elle rappelle les revendications : revalorisation immédiate des carrières et des salaires « à hauteur de l’utilité publique de vos métiers », meilleures conditions de travail, recrutement massif, amélioration de toutes les garanties collectives et création d’un grand service d’aide publique à la personne. Des rassemblements similaires sont organisés par son syndicat devant le ministère des Solidarités à Paris et dans plusieurs villes.

Certains jours, elle commence sa journée à 8 heures, l’achève à 19 heures et mange en conduisant

Les manifestantes citent toutes des exemples de collègues qui viennent de démissionner. Le gouvernement estime que 20 % des postes d’aides à domicile sont actuellement vacants. En temps normal, le secteur se caractérise déjà par un turn-over important, dû à 89 % aux mauvaises conditions de travail [3]. « Il y a chez les aides à domicile, un turn-over énorme dû à des conditions de travail particulièrement pénibles, explique la sociologue Christelle Avril, autrice de Les aides à domicile.Un autre monde populaire (Éd. La Dispute). Quand elles commencent à vieillir, elles sont tellement usées qu’elles n’arrivent plus à suivre. Le statut d’emploi devient alors plus important que le contenu du travail. Elles sont alors nombreuses à chercher à se faire employer en Ehpad ou comme femme de ménage pour une collectivité. C’est plus intéressant financièrement, même si ça l’est moins en termes de gratification. »

Sylvie, Karima et Sophie travaillent toutes les trois pour l’ADMR (Aide à domicile en milieu rural), un réseau associatif d’aide à la personne présent sur tout le territoire, qui emploie 94 375 salariés. Sylvie, 58 ans, décrit les journées de travail « interminables ». Certains jours, quand elle commence sa journée à 8 heures pour la finir à 19 heures, elle mange en conduisant. « Aujourd’hui, je devais faire 9 h 30-18 h non-stop. »

Sylvie

Sylvie, 58 ans, est aide à domicile en milieu rural. Certains jours, quand elle commence sa journée à 8 heures pour la finir à 19 heures, elle mange en conduisant. « Aujourd’hui, je devais faire 9 h 30-18 h non-stop. »

Les aides à domicile passent de une à trois heures chez chaque bénéficiaire. Elles doivent arriver à l’heure convenue et ne partir qu’une fois la durée d’intervention programmée écoulée. Les trajets et les temps morts ponctuent leurs journées de travail, sans pour autant être comptés comme temps de travail. Sylvie, Karima et Sophie sont indemnisées 37 centimes du kilomètre quand elles se rendent du domicile d’un bénéficiaire dépendant au domicile d’une autre. Mais si un trajet a pour point de départ ou d’arrivée leur propre domicile, il n’est pas indemnisé. Idem si elles ont une coupure dans la journée. Comme toutes les aides à domicile, elles peuvent passer la journée à travailler tout en étant rémunérées seulement quelques heures. Les interventions ont souvent lieu tôt le matin ou aux heures des repas le midi et le soir, avec une coupure en début d’après-midi. L’organisation de la vie de famille s’en ressent : « Quand mes enfants étaient petits, ils ont commencé l’école à 2 ans et demi. Et ensuite, ils ont eu la totale : cantine, étude, nounou », se rappelle Sophie, 48 ans.

« Ce travail amène à des maladies professionnelles qui ne sont pas reconnues comme telles »

Une étude de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) intitulée « Les conditions de travail des aides à domicile en 2008 » permet de chiffrer précisément le décalage entre l’amplitude horaire consacrée au travail et la somme des temps d’interventions. En moyenne, une aide à domicile réalise un peu plus de 5 heures d’intervention en une journée. Mais cette durée passée auprès des bénéficiaires s’étale sur 7 h 13.

« Faire quatre personnes par jour et travailler 120 heures par mois, je l’ai fait... ça me convenait mais j’avais dix ans de moins ! » commente Sophie. Après un AVC et un arrêt de travail de deux ans, elle a accepté de reprendre, mais à deux conditions : ne pas commencer avant 9 heures et ne plus devoir prendre sa voiture, seulement les transports en commun. « Physiquement, je ne peux pas », résume-t-elle.

Karima

Karima, 60 ans, également aide à domicile en milieu rural. Les nombreux trajets et temps morts entre visites ne sont pas forcéments comptés. « On n’a pas un salaire alléchant. On aimerait avoir une reconnaissance, c’est ça l’important. »

Sophie va « pratiquement tous les jours » chez un monsieur « qui souffre du dos et des hanches, se déplace avec deux cannes et ne sort plus de chez lui ». Elle fait son lit, ses courses, deux heures de « gros ménage » et des repas pour un ou deux jours chaque lundi. Aujourd’hui, elle est « censée faire 44 heures par mois mais (elle fait) beaucoup plus. » Elle touche un salaire mensuel de 360 euros net, complété par une pension d’invalidité. Réussir à faire reconnaître une invalidité totale ou partielle est encore trop rare chez les aides à domicile, observe Christelle Avril : « Il est souvent difficile pour les aides à domicile de faire reconnaître l’usure du travail réel qu’elles effectuent. Se mettre à genoux 5 à 8 fois par jour pour nettoyer les toilettes, aller acheter des packs d’eau pour les personnes qui ne peuvent plus sortir de chez elles, respirer la poussière... Ce travail amène à des maladies professionnelles qui ne sont pas reconnues comme telles. »

Un mois normal : 488 kilomètres à scooter, 60 heures de travail et un planning modifié 12 fois...

Comme Zoé, Sophie et ses collègues dénoncent le fait qu’elles ne sont pas rémunérées si l’une des personnes chez qui elles travaillent est hospitalisée ou absente. Si elles travaillent chaque semaine dix heures chez une personne qui s’absente trois semaines, elles peuvent se retrouver à la fin du mois avec trente heures de moins sur leur fiche de paie. « On n’a pas un salaire alléchant. On aimerait avoir une reconnaissance, c’est ça l’important », conclue Karima. « Ce que veulent les aides à domicile, complète Christelle Avril, c’est un salaire à temps plein non pas en leur ajoutant des interventions – c’est déjà suffisamment usant, elles commencent très tôt, finissent très tard – mais en reconnaissant les temps de réunions, d’échanges entre elles, avec les infirmières, les proches pour faire au mieux leur travail ou encore, tout simplement, les temps de déplacement... »

Marie Mahé, 60 ans, travaille elle comme auxiliaire à domicile pour une entreprise privée depuis 2018. Comme la plupart des aides à domicile, elle a occupé d’autres emplois auparavant. Dans une vie antérieure, elle était assistante de direction. Puis elle s’est retrouvée paralysée pendant quatre ans de 2000 à 2005. « C’est rare d’entrer à 20 ans dans l’aide à domicile, confirme Christelle Avril. Il y a un marché genré du travail. Une jeune femme qui correspond aux canons esthétiques va trouver des emplois de vente ou d’hôtesse d’accueil. À 40 ans, elle va commencer à être considérée comme trop âgée pour ces métiers-là. Elle ne trouvera plus que de petits contrats, ou se fera licencier. La moyenne d’âge des aides à domicile est élevée : la moitié d’entre elles a plus de 50 ans, 13 % ont plus de 60 ans. »

Marie Mahé

Marie Mahé, 60 ans, travaille comme auxiliaire à domicile pour une entreprise privée. En juillet, elle a roulé 488 kilomètres à scooter pour 60 heures de travail. Son planning a changé 12 fois dans le mois.

Marie Mahé a fait les comptes : en juillet, elle a roulé 488 kilomètres à scooter pour 60 heures de travail. Son planning a changé 12 fois dans le mois. Dans son entreprise, le kilomètre est indemnisé 27 centimes d’euros. Elle a donné ces chiffres à sa responsable, accompagnés du commentaire suivant : « Posez-vous la question de savoir pourquoi cinq collègues sont parties. »

Elle est entrée en contact avec Mireille Carrot lors d’une précédente journée de mobilisation, le 7 avril 2021. Elle lui a parlé des conditions de travail dans son entreprise, de sa reprise après un accident du travail pour lequel elle affirme que son employeur a fait une fausse déclaration. Depuis, elle ne laisse rien passer. Elle dénonce l’arbitraire de la construction des plannings. Alors qu’elle travaille 78 heures par mois, elle devait auparavant intervenir chez 22 bénéficiaires. Au même moment, l’une de ses collègues, pour 90 heures de travail par mois, se rendait chez 10 bénéficiaires. « Depuis que j’ai menacé d’aller aux prud’hommes, mes plannings ont changé. Aujourd’hui, j’ai dix fois moins de déplacements, je m’occupe essentiellement d’une personne, mes interventions se suivent alors qu’avant je travaillais en début et en fin de journée. » En mai 2021, elle s’est fait rembourser 15 euros que l’entreprise lui devait depuis 2019 : elle s’était alors rendue à une visite médicale. Ce temps doit être payé comme du temps travaillé par l’employeur.

« Les retraité·e·s ont un pouvoir économique et social qui pourrait les aider à se faire entendre »

Parce qu’elles travaillent dans des lieux différents sans croiser leurs collègues, avec des horaires irréguliers, il n’est pas si facile pour les aides à domiciles de se mobiliser. « Pour tout un tas de raisons, analyse Christelle Avril, elles peinent à se mobiliser collectivement, elles travaillent isolées les unes des autres, sont précaires du fait du temps partiel. Au milieu des années 1980, il y a eu des mobilisations conjointes d’aides à domicile et de retraité·e·s. Les retraité·e·s ont un pouvoir économique et social qui pourrait redonner du poids aux revendications des aides à domicile et les aider à se faire entendre. »

Retraitée solidaire

Valérie, en fauteuil roulant, est venue témoigner de la nécessité pour elle d’être accompagnée au quotidien par des aides à domicile, lors du rassemblement à Saint-Étienne organisé par la CGT Loire.

Le Premier ministre Jean Castex a annoncé le 23 septembre un plan d’aide de 400 millions d’euros en faveur de l’autonomie des seniors. 240 millions devraient être consacrés à l’aide à domicile. Mais aucune précision n’a pour l’instant été donnée sur la façon dont des budgets seraient affectés à l’augmentation des salaires et à de nouveaux recrutements.

Aujourd’hui, 54 % des aides à domicile sont salariées du secteur privé, 14 % sont employées du secteur public et presqu’un tiers des aides à domicile travaillent chez des particuliers employeurs. Malgré des conditions de travail et des revendications communes, elles dépendent donc de conventions collectives différents et peuvent être amenées à négocier avec des interlocuteurs différents. « À qui les aides à domicile peuvent-elles adresser leurs revendications ? demande la sociologue Christelle Avril. Elles ne constituent pas un collectif de salarié face à "un patron". Elles n’ont pas envie de se mobiliser contre les personnes âgées, ni contre la famille des personnes âgées, ni le cas échéant contre les bénévoles des associations. L’État ne se préoccupe quant à lui que de distribuer les financements alors qu’il devrait jouer son rôle de régulateur des conditions d’emploi et de travail. Il n’a par exemple jamais ratifié la convention 189 de l’Organisation internationale du travail qui vise à assurer un travail décent aux personnes salariées des ménages. »

Notes

[1] À la demande de l’intéressée, il s’agit d’un nom d’emprunt.

[2] Voir leur rapport.

[3] Rapport de la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile. Édition 2017.



 

publié le 11 octobre 2021

Fiscalité des multinationales :
le taux de 15 % sur les bénéfices, prochaine norme mondiale

Par Martine Orange sur www.mediapart.fr

Un accord de l’OCDE sur la réforme de la fiscalité mondiale a été approuvé par 136 pays le 8 octobre. Ce texte signe la mort des paradis fiscaux traditionnels mais pas de l’optimisation fiscale. Les géants du numérique sont en passe d’imposer leur taux moyen fiscal au reste du monde.
 

Un accord comme on n’en voit qu’une fois par siècle », « un texte historique », « un succès pour l’OCDE ». L’emphase était de mise ce 8 octobre, alors que les derniers pays réfractaires – la Hongrie, l’Inde, l’Estonie, après l’Irlande la veille – venaient d’annoncer qu’ils allaient signer l’accord sur une taxation minimale mondiale des multinationales. Discuté depuis des années au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques, le texte désormais soutenu par 136 pays sur 140 devrait être définitivement adopté par les dirigeants du G20 lors du prochain sommet prévu les 30 et 31 octobre à Rome.

Selon l’accord, une taxation minimum de 15 % des profits de toutes les multinationales devrait s’appliquer dès 2023 dans tous les pays de l’OCDE. Cet impôt est censé rapporter 150 milliards de dollars supplémentaires chaque année aux États. Un deuxième pilier est également prévu afin d’établir un système fiscal mondial « plus juste ». Il prévoit de taxer les « superprofits » des plus grandes multinationales à hauteur de 25 % et de reverser ces montants aux pays où ces groupes réalisent un chiffre d’affaires sans y avoir la moindre implantation physique, ce qui leur permet d’échapper à toute imposition.

Ce projet signe la mort des paradis fiscaux comme les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou le centre offshore de Dubaï qui , grâce à une fiscalité zéro, sont devenus les havres de la fraude fiscale internationale. Régulièrement dénoncés pour leur rôle dans le blanchiment, la corruption, ces « trous noirs de la finance » sont devenus un embarras, voire un danger pour les États et même pour le système financier international. Les sacrifier ne pose donc guère de problème.

Mais si l’accord permet de partir en guerre contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux traditionnels, permet-il aussi de lutter contre l’évasion fiscale, « l’optimisation », comme le disent pudiquement les milieux d’affaires ? Les aménagements fiscaux et réglementaires, les ruling, tous les dispositifs pour éluder l’impôt dont nombre de pays, notamment en Europe, se sont fait une spécialité pour détourner la manne fiscale des autres vont-ils aussi être remis en cause ? Pas sûr.

Car loin d’offrir un cadre général et clair, comme se plaisent à le dire les promoteurs, l’accord s’annonce à trous avant même d’être signé. De nombreuses exemptions, de multiples contournements, aménagements ont déjà été accordés à des pays adeptes d’une fiscalité arrangeante, afin d’obtenir leur signature. La façon dont les discussions se sont déroulées avec l’Irlande amène notamment à s’interroger sur la portée et les visées réelles de cet accord.

La résistance calculée de l’Irlande

Pendant des mois, voire des années, Dublin a opposé une résistance farouche à tout projet de révision de son système fiscal : l’ imposition de 12,5 % des bénéfices des sociétés – un taux facial car nombre de groupes, notamment Apple, paient entre 0 % et 3 % - lui a permis d’attirer nombre de sièges sociaux européens des multinationales. À commencer par tous ceux des géants du numérique.

Mais le 6 octobre, le ministre des finances irlandais, Paschal Donohoe, a finalement accepté d’y renoncer et de se rallier au principe d’une taxation minimum de 15 %. « Je crois que ce changement est bon pour l’Irlande », a-t-il expliqué. Pour justifier ce revirement spectaculaire, le ministre irlandais a mis en avant les avancées qu’il avait obtenues. Non seulement les PME implantées en Irlande continueraient à bénéficier d’un taux d’imposition à 12,5 % – des aménagements comparables ont été accordés à la Hongrie et à l’Estonie –, mais surtout il avait réussi à faire réécrire l’accord.

Alors que le texte stipulait au départ que l’imposition minimale mondiale des multinationales « d’au moins 15 % » - une formulation pour laquelle Bruno Le Maire s’était beaucoup battu, selon ses dires –, il est désormais écrit que le taux d’imposition sera « de 15 % ». Un petit mot en moins mais qui fait toute la différence, qui dit par avance le renoncement annoncé aux ambitions qui avaient été affichées dans le cadre de la négociation sur la réforme de la fiscalité mondiale.

«  15 %, c’est 15 % », a insisté le ministre des finances irlandais. En d’autres termes, ce taux d’imposition est appelé à être gravé dans le marbre et à ne plus jamais pouvoir être augmenté. Il risque même, comme de nombreux économistes l’ont souligné, de devenir la norme mondiale fiscale pour la taxation des entreprises, obligeant les pays à poursuivre cette concurrence fiscale mortifère – le taux d’imposition aux États des entreprises est passé de 70 % à la fin des années 1970 à 18 % aujourd’hui –, et à aligner tout leur système d’imposition sur ce nouveau chiffre magique. 15 %, c’est le taux moyen d’imposition mondial des géants américains du numérique. Si cet accord peut être qualifié d’historique, c’est peut-être sur ce point qu’il l’est : les géants du numérique, après avoir abattu les oppositions des États, sont en passe d’imposer au monde leur norme de fiscalité.

Avec l’accord sur l’impôt mondial, toutes les velléités européennes d’encadrer et de contrôler les géants américains du numérique sont enterrées, six pieds sous terre.

À entendre le gouvernement irlandais, ce renoncement au taux de 12,5 % représente un énorme sacrifice. Selon ses calculs, il va y perdre 2 milliards d’euros par an. Un résultat curieux : l’augmentation du taux devrait normalement augmenter ses recettes fiscales. En fait, l’Irlande n’y perd rien du tout. Au contraire, elle y gagne totalement.

Le ministre des finances, Paschal Donohoe, le reconnaît lui-même à demi-mot : l’accord apporte à l’Irlande « de la certitude et de la stabilité ». Alors que Dublin s’est retrouvé plusieurs fois dans l’œil du cyclone face à la Commission européenne pour sa trop grande compréhension fiscale à l’égard des Gafam, que les géants numériques se voyaient eux-mêmes menacés de poursuites, de sanctions, d’encadrements réglementaires par la Commission européenne, cet accord permet de lever toutes les menaces.

C’était le but avoué du président américain Joe Biden, quand il a pris l’initiative au printemps de relancer les discussions sur un impôt mondial, au point mort depuis des années. Dès l’annonce d’un possible accord sur la réforme de la fiscalité mondiale en juillet, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, avait demandé à l’Union européenne de reconsidérer son projet de taxe numérique jugé « discriminatoire » à l’égard des groupes américains. Bruxelles avait obtempéré, annonçant dans la foulée le gel de son projet de taxation numérique. Il ne sera jamais décongelé. Avec l’accord sur l’impôt mondial, toutes les velléités européennes d’encadrer et de contrôler les géants américains du numérique sont enterrées, six pieds sous terre.

L’accord prévoit en effet que toutes les taxations sur les services numériques instaurées dans les différents pays devront être démantelées d’ici à 2023, au moment de l’implantation de la taxation mondiale historique. C’est une des raisons qui ont poussé le Nigeria et le Kenya à refuser de signer cet accord, et qui ont fait hésiter l’Inde jusqu’au dernier moment. Dans la négociation, les États-Unis ont obtenu l’inscription d’une clause qui les prémunit de tout retour en arrière. Le texte stipule en effet qu’« aucune taxe sur les services numériques nouvellement promulguée, qu’aucune autre mesure similaire ne sera imposée à une entreprise à partir du 8 octobre 2021 ». L’interdiction est valable pour au moins deux ans.

Un accord pour les pays riches

Les États-Unis ayant garanti l’essentiel pour les géants du numérique, peu d’attention a été portée sur le deuxième pilier de l’accord, censé pourtant être le plus ambitieux. L’objectif affiché est d’instaurer des mécanismes de partage des profits des multinationales en direction des pays, essentiellement du Sud, où elles réalisent des affaires sans payer le moindre centime d’impôt. Le mécanisme retenu s’annonce d’une complexité folle. L’accord prévoit que les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 20 milliards d'euros – mais sont déjà exclues de ce cadre toutes les entreprises extractives, minières, pétrolières – devront allouer 25 % de leurs bénéfices au-delà d’une marge de 10 % aux pays où elles opèrent, sur la base de leurs ventes. La marge de rentabilité de 10 % sera calculée à l’aide d'un mécanisme de moyenne, basé sur le bénéfice avant impôt.

De nombreux pays du Sud ont dénoncé le déhéquilibre instauré par cet accord à leur détriment (voir notre article : « Accord perdant pour les pays du Sud »). Beaucoup ont souligné qu’on leur demandait de renoncer à des recettes fiscales, notamment sur les services numériques, sans leur garantir la moindre compensation par ailleurs. « C’est un accord entre les pays riches, pour les pays riches », a dénoncé le ministre des finances colombien. « Avec cet accord, nous avons le choix entre une mauvaise solution et la pire des solutions », a déclaré Martin Guzman, ministre argentin de l’économie, résumant l’état d’esprit général des pays du Sud : ils signent la corde au cou.

Certains observateurs soulignent déjà qu’il n’est pas assuré que la réforme de la fiscalité mondiale telle que l’a écrite l’OCDE soit adoptée dans tous les pays. Le Parlement indien notamment pourrait, selon eux, faire de la résistance pour approuver un texte qui prive le pays des recettes sur les services numériques.

Mais la plus forte résistance risque d’apparaître là où on l’attend le moins : aux États-Unis. Même si l’administration Biden a été le chef d’orchestre de cet accord sur la fiscalité mondiale des multinationales, elle est loin d’être assurée d’obtenir au Congrès une majorité de 60 % nécessaire pour faire adopter le texte. Plusieurs sénateurs républicains ont déjà dit tout le mal qu’ils pensaient de ce texte « contraire aux intérêts américains en taxant injustement les groupes américains et les géants du numérique » et annoncé leur intention de batailler fermement contre ce projet de loi.

Estimant que cet accord est « une réalisation comme on en voit une fois par génération pour la diplomatie économique », la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen a exhorté le Congrès à adopter « rapidement » les propositions. Elle propose au Congrès d’utiliser la procédure dite « de réconciliation » qui permet d’adopter des projets de loi au Sénat à la majorité simple. La bataille au Congrès s’annonce serrée et sans doute longue.

Mais le gouvernement américain a déjà obtenu ce qu’il voulait : il a tué tous les projets européens de contrôle, de réglementation, de taxation des géants du numérique américains, qui auraient pu servir de référence au reste du monde par la suite. Et c’est bien là l’essentiel.



 

publié le 11 octobre 2021

Fiscalité. Un impôt mondial moins-disant

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Cent trente-six pays se sont accordés ce vendredi sur les principes d’une taxe internationale visant les multinationales. Le taux de 15 % ne permettra pas de lutter contre l’évasion fiscale, estiment les ONG.

Pour les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), les quatre années de négociation, parfois à couteaux tirés, n’auront pas été vaines. Ce vendredi, 136 pays membres de l’organisation – dont l’Irlande ou la Hongrie, jusque-là réticentes – se sont entendus sur un projet d’impôt mondial sur les multinationales. Une victoire autoproclamée pour de nombreux dirigeants, dont Emmanuel Macron. « L’accord trouvé à l’OCDE est historique. C’est une avancée majeure pour la justice fiscale », a-t-il déclaré. Pourtant, tous ne partagent pas ce constat. « C’est une occasion manquée », lâche d’emblée Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France. Les ambitions du projet d’accord, dont les négociations ont débuté en 2017, étaient pourtant fortes : mettre un coup d’arrêt aux pratiques d’optimisation et de dumping fiscal et faire disparaître les paradis fiscaux. Les détails du texte révélé vendredi, organisé en deux piliers, sont loin de répondre à ces exigences, estiment les associations et ONG.

La première mesure, celle de la fixation d’un taux d’imposition minimal, est aux yeux des observateurs insatisfaisante. Selon les termes de l’accord, les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions d’euros devront être taxées à 15 % minimum. En juillet, les discussions autour d’un seuil « d’au moins » 15 % nourrissaient l’espoir que les négociateurs se dirigent vers un taux bien plus ambitieux. Le président des États-Unis, Joe Biden, proposait en effet un taux de 21 %. Le taux de 15 % est en ce sens une décevante régression. « Les multinationales qui y seront assujetties seront officiellement moins imposées que l’immense majorité des entreprises, et notamment les PME, puisque, au plan mondial, le taux moyen d’imposition se situe à 22 % », note l’Observatoire de la justice fiscale. D’autant plus que de nombreuses exonérations risquent de rendre ce minimum caduc. Les multinationales pourront en effet réduire leur base taxable s’ils emploient des salariés dans le pays où est collecté l’impôt. « L’OCDE annonce 15 % d’imposition mais, dans les faits, le taux pourra descendre bien plus bas », redoute Quentin Parrinello.

« Une mesure discriminante »

Le second pilier, censé garantir « une répartition plus équitable » de l’impôt entre les pays, en permettant aux États où se déroulent les ventes de collecter une partie de la taxe, souffrirait aussi de bon nombre d’écueils. Selon les règles définies dans le texte, l’impôt redistribué sera collecté sur une infime portion des bénéfices. Une règle moins-disante qui ne s’appliquera que pour les entreprises réalisant 20 milliards de chiffre d’affaires. En tout, une petite centaine de multinationales seulement seront concernées par cette mesure. « C’est une mesure discriminante pour les pays en développement, puisque ceux-ci ne sont pas vraiment des pays de marché mais plutôt des pays de production. Nous souhaitons que les pays de production puissent aussi profiter de la redistribution », note le porte-parole d’Oxfam. L’ONG a estimé que ce pilier permettra à 52 pays de percevoir uniquement 0,025 % de leur PIB en recettes fiscales, bien moins que la manne promise par l’OCDE.

Si les termes de l’accord semblent largement insuffisants, celui-ci a toutefois comme mérite d’avoir placé la justice fiscale au cœur des débats pendant de longs mois. Avant d’entrer en vigueur, le texte doit encore être validé par le G20 et transposé dans le droit des pays ; autant d’étapes sur lesquelles comptent peser les défenseurs d’une taxation plus ambitieuse.



 

publié le 7 octobre 2021

Catherine Tricot :
« Il ne faut pas seulement entretenir
mais transformer nos logements sociaux »

En cette journée nationale (4 octobre) des droits des habitants, la Confédération Nationale du Logement tient son congrès des habitants. Pour en parler, Catherine Tricot, architecte-urbaniste et directrice de la revue Regards, est l’invitée de #LaMidinale.

 La vidéo de l’interview est à voir sur www.regards.fr. Ci-dessous, quelques extraits :

 Sur l’urgence liée au logement 

« Il y en a beaucoup. Il y a tous ceux qui sont mal logés, ceux qui payent trop, mais s’il y a une urgence absolue, je dirais que c’est celle de préparer le logement pour le réchauffement climatique. C’est-à-dire d’isoler, de construire des logements qui consomment moins, qui sont plus vertueux sur le plan de l’impact écologique. »

« Il était prévu d’isoler 500.000 logements par an, on est au rythme de 70.000. Ça a des conséquences dramatiques en termes de consommation d’énergie et de mal-vivre pour les gens, puisqu’ils mettent un budget fou pour avoir un confort de vie médiocre. »

 Sur la rénovation des logements

« L’essentiel du logement reste ancien, d’avant la Seconde Guerre mondiale. Donc des logements inconfortables, trop petits. Ceci étant, on a construit beaucoup de logements après-guerre qui vont être rénovés, notamment parce que ce sont des bailleurs qui ont une capacité d’action supérieure aux copropriétés de pauvres ou les maisons individuelles. Les offices HLM ont plus de moyens d’agir que les particuliers. »

« Même rénovés, ce sont des logements qui ne sont plus adaptés aux modes de vie actuels. »

« Les logements des années 50-60 sont beaucoup plus petits que ceux des années 70. Mais, en général, tous sont frappés d’obsolescence : les salons sont trop petits. On a des T4 avec des séjours de 15m², donc quand il faut loger la diversité de la famille avec ses ordinateurs, ses télévisions… Le fait que les gens travaillent à la maison, qu’ils aspirent à sortir de leurs appartements et donc ont besoin d’un balcon – au minimum… Il y a aussi un nouveau rapport au corps, qui fait que les salles de bain sont trop petites. »

« La réhabilitation des logements passe à côté de ces évolutions, faute de quoi ces logements seront de plus en plus délaissés et donc des logements pour les plus pauvres. »

« Le logement social est un logement pour tous : 70% de la population peut y prétendre. Mais ils ne seront habités par tous que s’ils correspondent aux besoins et aux attentes de tous. »

« On est en train de fabriquer du logement de pauvres. »

 Sur la compatibilité avec la société de sobriété 

« La sobriété, c’est de ne pas détruire à tout-va et de réhabiliter au maximum. »

« Il y a des logements qui ne peuvent pas être transformés tant ils ont été construits à l’économie. »

 Sur la demande de constructions 

« La demande n’est pas identique partout sur le territoire. »

« La région parisienne, mais pas seulement, est un endroit avec une très forte demande qui n’est pas satisfaite. Il y a notamment un problème de foncier qui est rare et très cher. La balle n’est pas simplement dans le camp des bailleurs sociaux. Il y a un problème de libération de ce foncier. Il y a aussi un problème idéologique : quand on veut faire du logement social, c’est souvent très compliqué dans les villes, parce qu’il y a une mauvaise appréhension par les habitants du logement social. Pour eux, ça va être du logement mal-famé, mal-habité, qui va apporter des ennuis de voisinage. »

« C’est pour cela qu’il est fondamental de moderniser le logement social pour qu’il redevienne attractif, désirable, qu’on ait envie d’y habiter. »

 Sur l’étalement urbain 

« On ne peut plus continuer de consommer des terres agricoles pour faire des maisons individuelles, qui vont générer des routes, etc. C’est un modèle de développement impossible à soutenir. »

« Comment on répond à ce désir de maison individuelle, si l’alternative, c’est la cage à lapin ? Il faut sortir cette représentation du logement collectif comme étant une cage à lapin. »

« Il faut trouver des façons d’habiter des logements collectifs qui correspondent aux attentes, par exemple en faisant en sorte qu’on accède à son logement par sa terrasse. »

« Il faut que le logement collectif ne soit pas une punition. »

 Sur la place des habitants 

« La place des habitants est centrale dans notre réflexion. »

« J’aime l’idée que les habitants puissent être dans la conception mais aussi dans la fabrication. On peut mobiliser leurs savoirs pour transformer leurs logements. Les compagnons-bâtisseurs font travailler les habitants. »

 Sur les inégalités entre les territoires 

« Dans la banlieue populaire, il y a assez peu de places, de jardins, d’espaces en partage qui font la beauté des villes et le plaisir d’y vivre. Ça fait 40 ans à peine qu’on a commencé à faire des places dans les villes de banlieue. »

« Tout ne relève pas de l’urbanisme. Ce phénomène de ghettoïsation s’est développé beaucoup plus vite que les transformations urbaines. »

« Quelque chose se noue autour de la qualité des services publics, en premier lieu l’école. Les parents ont une grande inquiétude pour leurs enfants sur la formation qu’ils vont recevoir et donc les chances d’avenir qu’ils vont avoir. Si on n’arrive pas à redévelopper un niveau scolaire dans toute la France qui soit de qualité équivalente partout, on n’y arrivera pas. »

« Les élèves de Seine-Saint-Denis perdent une année de scolarité dans leur parcours du fait des professeurs qui ne sont pas remplacés. C’est insensé. »

« Tant qu’on aura ces inégalités, c’est pas la peine de demander aux architectes et aux urbanistes de renverser la donne. »

 Sur le concept de « démobilité » 

« C’est une idée très intéressante, qui s’oppose à l’étalement urbain. Mais avoir à proximité l’école, l’alimentation, la poste, le médecin, etc., ça n’est possible qu’en ville. »

« Il est très important de donner l’accès à la mobilité à tous. Il n’y a pas simplement un problème de devoir cesser de prendre sa voiture pour acheter du pain, amener les enfants au judo, l’autre au collège, etc. Il faut remédier à cette vie infernale avec la voiture en permanence. Mais il y a aussi quelque chose qui a à voir avec la modernité, c’est la possibilité de se déplacer. On ne va pas revenir au village, à faire toute sa vie quotidienne au même endroit. C’est un enfermement irréaliste. »

« Quand on habite Saint-Denis, il faut qu’on puisse aller à Paris. »

« Les Parisiens perdent beaucoup à ne pas oser dépasser le périphérique. Ils ont une vision surannée du monde populaire et de la France. »

« La mobilité reste un objectif, mais il faut la penser dans des conditions écologiques et sociales partagées. »

 Sur l’absence du logement dans le débat public 

« Le logement s’articule à la question de la ville, des transports, des services publics. »

« Le logement, c’est du temps long. Quand on achète, on emprunte sur 20-25 ans. Quand on construit un logement, il va avoir une vie sur 100-150 ans. Ça échappe au temps relativement court de la politique et de la démocratie. »

« On est devant un impensée de la gauche : la question foncière dans le coût du terrain mais aussi dans sa rareté. Tout le monde n’habitera pas Saint-Louis en L’île. Comment répartie-t-on ce bien ? »


 

 

publié le 7 octobre 2021

Après les « Pandora Papers »,
les gauches tentent de monter au créneau

Par Mathieu Dejean, Pauline Graulle et Mathilde Goanec sur www.mediapart.fr

L’évasion fiscale massive révélée par les « Pandora Papers » devrait conforter le discours sur la justice fiscale et la taxation des multinationales. Mais les gauches peinent à imposer le débat.  

Dix mille milliards d’euros placés dans des comptes offshore en 2020, des centaines de responsables politiques épinglés pour évasion fiscale (dont Tony Blair et l’ancien ministre des finances Dominique Strauss-Kahn), et de nouveaux paradis fiscaux mis au jour. Les révélations des Pandora Papers par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) surclassent en nombre de documents fuités et en quantité d’argent dissimulé les précédents scandales d’évasion fiscale (Lux Leaks, Panama Papers, Paradise Papers…). 

Et pourtant, l’onde de choc peine à se faire sentir. « Je suis abasourdi par le silence politique général, regrette Maxime Combes, l’économiste membre d’Attac. Fin août, quand “Quotidien” a fait un reportage sur le trafic de drogues dans les cités marseillaises, Darmanin a lancé une opération antidrogue dans les heures qui ont suivi. Là, ça fait 48 heures et on n’a pratiquement aucune réaction officielle du gouvernement, c’est hallucinant. »

Le 5 octobre dans l’après-midi, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a fini par briser le silence de ses rangs d’un simple tweet demandant à Bercy de vérifier si des résidents fiscaux français avaient fraudé. « Je serai intraitable avec ceux qui ont triché avec le fisc français », a-t-il promis. Mais ni l’Élysée, ni les députés de la majorité, ni le gouvernement n’ont fait de commentaires. 

Une difficile mise à l’agenda médiatique

Pas d’indignation manifeste non plus au niveau européen, où les ministres des finances s’employaient pourtant ce même mardi – soit le lendemain des révélations, dont l’une concerne le ministre des finances néerlandais – à mettre à jour la liste noire des paradis fiscaux. 

Ni les Émirats arabes unis, ni Dubaï, ni Singapour, ni le Delaware, épinglés par les Pandora Papers, n’y figurent. Les Seychelles en ont même été retirées. « C’est comme s’il y avait des pays “too big to blacklist” », note la députée européenne Aurore Lalucq, qui regrette le manque d’outils pour « mettre la pression d’un point de vue politique sur les paradis fiscaux »

« Vu les conflits d’intérêts au plus haut niveau des États que les Pandora Papers révèlent, on comprend bien que, sans une mobilisation importante de la société civile, rien ne changera fondamentalement », abonde Manon Aubry, eurodéputée La France insoumise (LFI), persuadée que la gauche doit en faire un sujet phare de la présidentielle.

Manon Aubry au Parlement européen, à Strasbourg, le 15 septembre 2021. © Photo Brigitte Hase / Parlement européen

Reste à savoir comment mobiliser l’opinion publique sur un tel sujet, alors que l’agenda médiatique est embouteillé, depuis des mois, par des débats sans fin sur les prénoms des enfants ou l’utilisation supposée de prestations sociales pour acheter des écrans plats – une fraude évidemment sans commune mesure avec les chiffres à 16 zéros de la fraude fiscale mondiale. 

Depuis le week-end dernier, les gauches françaises tentent néanmoins de faire leur part. Mardi 5 octobre, les députés Olivier Faure (PS), Éric Coquerel (LFI) et Alain Bruneel (PCF) sont montés au créneau lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale. « Quand allez-vous faire cesser ce vol organisé ? », a attaqué Éric Coquerel, dans l’hémicycle, suivi un peu plus tard d’Olivier Faure : « Pourquoi les classes populaires et les classes moyennes devraient payer, quand les plus riches s’exonèrent ? »

Le PCF vilipende les « euroïnomanes »

Dans un contexte de pré-campagne présidentielle marqué par la division des gauches, les réformes libérales du gouvernement (assurance-chômage, retraites…) et la saturation de l’espace médiatique par Éric Zemmour et ses antiennes, voilà peut-être un levier pour mettre la justice fiscale au centre de l’attention. Et parler, enfin, des sujets chers à la gauche : redistribution des richesses, protection des services publics et taxation du capital. 

Le communiste Fabien Roussel l’a bien compris, lui qui, lundi matin, lors d’une conférence de presse solennelle au cours de laquelle il a vertement vilipendé ces « euroïnomanes » (sic) mis en cause dans les Pandora Papers. Le candidat à la présidentielle en a profité pour présenter ses dix propositions chocs contre la fraude et l’optimisation fiscale, à savoir : la nationalisation voire la fermeture des banques « prises la main dans le pot de confiture », la mise en place de peines de prison – et la déchéance des droits civiques pour les responsables politiques – pour les « délinquants en col blanc », l’embauche de 15 000 contrôleurs fiscaux, ou encore la création d’une conférence internationale, sur le modèle des COP sur le climat, dédiée à la fiscalité...

Encore faut-il trouver par quel bout attraper le Léviathan de la fraude fiscale pour l’exposer le plus efficacement possible sur la place publique. « Le propre d’un scoop, c’est qu’il met sur la table quelque chose d’inattendu, d’exceptionnel. Là, c’est vrai qu’il est relativement banalisé par le fait qu’il y a eu beaucoup d’autres scandales depuis dix ans », observe le sénateur socialiste David Assouline.

Comment récupérer la « richesse cachée des nations »

Et le Parti socialiste en sait quelque chose. Entre l’affaire Cahuzac, en 2012, et l’apparition du nom de Dominique Strauss-Kahn dans les Pandora Papers, pas simple pour les ténors du parti de tenir une parole critique. D’où, par exemple, le gros malaise de Pierre Moscovici, interrogé dans l’émission « Cash Investigation » diffusée le 7 octobre, sur l’oasis fiscale dont a bénéficié DSK. 

« Sur Cahuzac et DSK, on ne va pas porter le fardeau de ceux qui nous ont quittés il y a déjà longtemps. Ce serait un problème si c’étaient les dirigeants actuels, mais on se reconstruit avec ceux qui sont restés fidèles. On a fait un inventaire de ce qui n’allait pas », objecte David Assouline. 

Depuis les premières révélations des “Offshore Leaks”, en 2013, la place réservée à la question de l’évasion fiscale dans le débat public a totalement régressé.

Pour récupérer cette « richesse cachée des nations » (selon l’expression de l’économiste Gabriel Zucman), le député socialiste Boris Vallaud a son idée : « Il faut que chaque société domiciliée à l’étranger vendant des biens ou des services en France, pour un montant excédant cent millions d’euros, paie l’impôt sur les sociétés en France, qu’elle y possède un établissement stable ou non. » Une proposition qu’il avait faite en 2018, mais qui avait été retoquée par l’Assemblée nationale. 

Du côté de La France insoumise, l’eurodéputée Manon Aubry, spécialiste des questions liées à l’évasion fiscale, entend bien mettre le sujet à l’ordre du jour. « Ce qui est fou, c’est que depuis les premières révélations des Offshore Leaks, en 2013, la place réservée à la question de l’évasion fiscale dans le débat public a totalement régressé », déplore-t-elle. 

S’il y a cinq ans, le scandale des Panama Papers faisait la une de la totalité de la presse quotidienne, y compris de droite – Manon Aubry, alors chargée de mission à Oxfam, passait d’ailleurs son temps sur les plateaux télé –, aujourd’hui, les médias qui se font l’écho du scandale se comptent sur les doigts de la main.

« On entend à longueur de journée des politiques renchérir sur la fraude sociale ou critiquer les chômeurs, mais là, un truc de fou comme ce nouveau scandale sort, et personne ou presque ne réagit, critique également Philippe Poutou, candidat du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste à la présidentielle). Car cette affaire est à l’image d’un rapport de force qui se dégrade fortement à l’avantage des forces possédantes, qui pillent, et prennent, sans retenue. »

Entre fatalisme et sentiment d’impuissance

Comme si, entre fatalisme et sentiment d’impuissance, l’inertie finissait toujours par l’emporter sur la colère. « Pourtant, il y a beaucoup de choses à faire, et la France peut, si elle le veut, engager sans tarder des mesures unilatérales », souligne Manon Aubry, qui plaide depuis des années pour l’établissement de registres bancaires, d’une liste complète (y compris au niveau européen) des paradis fiscaux, et pour la création d’un impôt universel. « La France peut d’ores et déjà, si elle le veut, demander à Google de lui rembourser les impôts que cette multinationale lui doit. Ensuite, les autres pays suivront ! », veut-elle croire.

« Même si on prend acte qu’on ne sortira pas du capitalisme demain matin, il y a déjà des mesures transitoires extrêmement fortes qui peuvent être tentées, le monopole bancaire, par exemple, que nous défendions déjà en 2017, rappelle Philippe Poutou. Car sans outil puissant à la main de l’État, comme pour le climat, ces affaires ne cesseront de se répéter. »

Mais ces efforts programmatiques peuvent-ils convaincre, alors que la même histoire se répète depuis des années, comme si ce ruissellement des flux financiers vers les paradis fiscaux était naturel ? « On a tendance à espérer que des grands noms sortent dans les révélations pour que ça change la donne. Mais ce que démontrent les Pandora Papers, c’est justement qu’il n’y a pas de brebis galeuse. C’est un problème systémique. Et cette démonstration est extrêmement puissante », souligne Maxime Combes. 

Toute candidature non sérieuse dans la lutte contre la fraude fiscale devrait être publiquement disqualifiée pour la présidentielle.

« Ce que révèlent les Pandora Papers, c’est que des responsables politiques sont impliqués dans ces scandales [35 chefs d’État ou de gouvernement – ndlr]. Cela démontre la pénétration des lobbys au plus haut niveau de l’État. On comprend mieux l’absence de volonté politique qu’il y a eu pendant des années », abonde Éva Sas, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), dont le candidat à la présidentielle, Yannick Jadot, a fait de la lutte contre les lobbys l’un de ses angles d’attaque. 

« Un danger démocratique »

De quoi donner du grain à moudre en tout cas à ces gauches et leurs réformes sociales qui apparaissent soudainement budgétairement modestes en comparaison des sommes qui échappent aux États dans les paradis fiscaux. « Dès qu’on demande une augmentation salariale, on nous dit que ça coulerait l’économie et que c’est irréaliste. Or ce que montre ce nouveau scandale de fraude fiscale, c’est que le monde marche sur la tête. Face aux sommes colossales qui échappent à l’impôt, qu’est-ce que le doublement du salaire des enseignants [que propose Anne Hidalgo – ndlr] ? », interroge David Assouline. 

Pour Aurore Lalucq, cette question pourrait même transcender les clivages partisans, et intéresser tant l’électorat de droite que de gauche : « On ne peut pas accepter que la loi ne soit pas la même pour tout le monde, que des gens pauvres payent leurs impôts tandis que d’autres très riches font sécession en ne contribuant plus à financer la démocratie. C’est une injustice fiscale et un danger démocratique. »

Un sujet globalement consensuel, donc, à l’instar d’autres causes, comme le changement climatique. Pour Maxime Combes, ces Pandora Papers marquent d’ailleurs un tournant équivalent, dans un autre domaine, à la sortie du dernier rapport du GIEC en août : « Comme pour le réchauffement climatique, toute candidature non sérieuse dans la lutte contre la fraude fiscale devrait être publiquement disqualifiée pour la présidentielle. Car c’est un mal extrêmement puissant, qui ronge jusqu’à l’appartenance à une collectivité. » Les forces de gauche et écologistes convergent justement dans ce combat. À croire que la lutte contre la fraude fiscale milite aussi contre la fuite en avant des candidatures.

publié le 2 octobre 2021

Assurance-Chômage : Pôle emploi commande des bracelets d'alerte anti-agression pour ses employés franciliens

-

Par Lila Lefebvre, sur www.francebleue.fr,
 

Avec l'entrée en vigueur de la réforme de l'assurance-chômage ce vendredi, Pôle emploi craint un regain de tension dans ses agences. Pour rassurer ses agents, l'établissement a commandé, en Île-de-France, des bracelets d'alerte et des boîtiers d'alerte en cas d'agressions ou d'incivilités, révèle ce vendredi nos confrères de France Inter. 


 

695 bracelets ont été commandés en région parisienne indique une note interne de Pôle emploi , baptisée "plan d’action sécurité" que France Inter a pu consulter. Une centaine de boîtiers dotés d'une sirène multi-tonalité et d'un flash qui doit "permettre aux agents de pouvoir signaler une agression ou une incivilité" ont aussi été achetés. Les premières livraisons concernent la Seine-Saint-Denis, cette semaine. Ce sera Paris la semaine prochaine. La question de la généralisation des caméras de surveillance dans les agences de Pôle emploi a également été évoquée la semaine dernière par la direction.

Les agents de Pôle emploi ont également reçu des explications, "des éléments de communication", pour être en mesure de répondre aux questions des allocataires. 

Les syndicats toujours opposés à la réforme

Les syndicats parlent d’une "usine à gaz" avec la mise en place de cette réforme dont le décret a été publié au Journal officiel et qui prévoit un nouveau mode de calcul qui se durcit à partir de ce vendredi. Les syndicats craignent que cette réforme pénalise financièrement les demandeurs d'emploi alternant chômage et activité.

Version imprimable | Plan du site
© pcf cellule st Georges d'Orques