PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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février 2022

publié le 28 février 2022

Climat. Faire vite et juste :
les points clés du rapport du Giec

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat vient de rendre ses conclusions sur les capacités d’adaptation de nos sociétés au réchauffement à venir. Elles existent, mais la fenêtre de tir diminue à mesure que la température augmente. 

Le rapport du Giec établit « sans équivoque » la responsabilité de l'activité humaine dans le réchauffement de la planète. © AFP

Quels sont les impacts du réchauffement climatique et comment y faire face ? Le Giec a rendu public ce 28 février le deuxième volet de son rapport d’évaluation. Le premier, publié fin août, avait établi que le réchauffement anthropique - causé par les activité humaines - s’accélère. Dès 2030, la température globale mesurée à la surface du globe devrait avoir augmenté de +1,5°C par rapport à l’ère pré-industrielle. Cette première partie avait également posé sur la table quatre scénarios de hausse des températures d’ici la fin du siècle, dépendant de notre capacité à réduire ou non nos émissions de gaz à effet de serre. Enfin, elle avait dressé l’étendue des impacts de chacun d ces scénarios sur les écosystèmes.

Ce deuxième chapitre précise les menaces auxquelles seront confrontées nos sociétés. Il établit aussi un inventaire des solutions à mettre en oeuvre pour nous y préparer. Tout n’est déjà plus envisageable, alerte-t-il : certains effets sont admis comme irréversibles et dépassent nos capacité d’adaptation. La suite dépendra des actions entreprises. Il faut vers vite et juste, précisent les spécialiste, qui relèvent que la justice sociale sera un pililer de notre capacité de résistance aux changements.

Ce week-end, la commuatuté internationale a adopté le «résumé aux décideurs» de ce deuxième volet. Il est le fruit d’un consensus entre ce que disent les scientifiques et ce qu’acceptent d’en retenir les gouvernements internationaux. En voici les principaux messages.

1 - Les pertes et dommages déjà réels

« Le changement climatique induit par l’homme, notamment l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements extrêmes, a eu des effet néfastes généralisés et des pertes et dommages connexes pour la nature et les personnes, au delà de la variabilité naturelle du climat »

Le constat peut paraître banal, mais cette phrase, écrite avec toute la retenue du langage diplomatique, compte parmi celles les plus débattues. A travers elle, le Giec, mais surtout les gouvernements internationaux, reconnaissent trois choses. D’abord, la responsabilité humaine du réchauffement, certes déjà établie dans les précédents rapport, mais dont la reconnaissance reste critique. Ensuite, le fait que le réchauffement provoque des évènements climatiques plus importants qu’à la normale. Enfin, et peut-être surtout, que ces derniers ont d’ores et déjà causé des dégâts humains en environnementaux. Cette question des « pertes et dommages »  est un des débats clés des négociations climatiques qui se déroulent chaque année lors des COP. Les pays en développement, singulièrement, plaident pour une aide internationale spécifique visant à couvrir les aléas qu’ils ont déjà subit ou s’apprêtent à subir à l’avenir.

2 - La capacité d’adaptation déjà dépassée dans certains cas

« L’augmentation des extrêmes météorologiques et climatiques a entrainé des effets irréversible, des systèmes naturels et humains étant poussés au delà de leur capacité d’adaptation. » Voilà qui confirme ce qui avait déjà été mis en lumière dans la première partie de ce 6e rapport d’évaluation du Giec, publiée fin août : certains effets du réchauffement sont d’ores et déjà irréversibles. C’est le cas de la fonte des glaciers ou de la hausse du niveau des mers, qui auront des impacts sur les systèmes sociaux économiques des littoraux ou encore la ressource en eau potable de certaines région.

Le GIEC souligne aussi l’urgence face à laquelle nous nous trouvons : « Les impacts et les risques liés au changement climatique deviennent de plus en plus complexes et difficiles à gérer. De multiples dangers climatiques se produiront simultanément, et de multiples risques climatiques et non climatiques interagiront. »

Le niveau de ces impacts, toutefois, n’est pas encore écrit. Selon que les températures du globes augmenteront de 1,5°C ou de 3°C, ils ne seront pas les mêmes. Évidemment, plus le système terre se réchauffera, plus ils seront important. « Les perspectives de développement résilient au changement climatique sont de plus en plus limitées si les émissions actuelles de gaz àà effet de serre ne diminuent pas rapidement , en particulier si le réchauffement climatique de 1,5°C est dépassé à court terme. »

3 - La justice sociale est un pilier de l’adaptation

Le développement résilient au changement climatique, c’est à dire notre capacité à résister aux évènements extrême et à anticiper les changements graduels, est encore possible à condition que « les gouvernements, la société civile et le secteur privé » opèrent des « choix de développement inclusifs qui donnent la priorité à la réduction des risques et à l’équité et la justice sociale. » En d’autres termes, les gouvernement, poussés par le constat dressé par le Giec, reconnaissent qu’il ne suffira pas d’adapter nos routes, nos habitations ou encore nos industries au changement climatique. Les décision devront prendre en compte les droits sociaux. L’emploi, l’accès à la santé ou encore à l’éducation seront facteurs de résilience pour les populations.

4 - Pas de résilience sans sauvegarde de la biodiversité

C’est là encore l’un des points clés de ce 2e volet du rapport du Giec : réchauffement climatique, écosystèmes et sociétés humaines interagissent. Cette interaction peut être négative - plus l’humanité émet de gaz à effet de serres, plus la terre se réchauffe, plus les écosystèmes se dégradent, plus la concentration des gaz à effet de serre augmentent dans l’atmosphère et plus l’humanité perd en ressources. Elle peut, à l’opposé, s’avérer vertueuse. « La sauvegarde de la biodiversité et des écosystèmes est fondamentale pour un développement résilient au changement climatique (…) compte tenu de leur rôle dans l’adaptation et l’atténuation (des émissions de gaz à effet de serre) », relève ainsi le résumé aux décideurs adopté ce week-end.

QU’EST-CE QUE LE GIEC ?

Créé par l’ONU, en 1988, le Giec (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ) est un organisme intergouvernemental chargé « d’évaluer les travaux scientifiques consacrés au changement climatique ». Il regroupe des centaines de chercheurs du monde entier et produit tous les cinq à sept ans un rapport d’évaluation qui synthétise l’ensemble des connaissances sur le sujet. 

Le Giec est organisé en trois groupes travaillant sur des thèmes ainsi répartis :

  •  la physique du système climatique.

  • les impacts du réchauffement climatique sur l’environnement et les sociétés, et les mesures d’adaptation à mettre en place.

  • les moyens de réduire les émissions de gaz à effet de serre. 

Le 28 février, le GIEC présenté le second volet de son sixième rapport réalisé à partir de l’analyse de 34 000 études..

 


 


 

Climat : « Les scientifiques du Giec demeurent dans une posture de “neutralité objective” qui confine à l’attentisme »

Mickaël Correia sur www.mediapart.fr

Spécialiste des migrations environnementales à l’université de Liège, François Gemenne a participé au deuxième volet du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l'évolution du climat. Il revient sur les enjeux sociaux soulevés par ces nouveaux travaux, comme celui des réfugiés climatiques, mais aussi sur les limites de cet exercice.

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a dévoilé lundi 28 février le deuxième volet de son sixième rapport d’évaluation sur le climat. Il a été coordonné par 270 scientifiques et approuvé par les 195 États membres de l’ONU.

Cette publication examine les effets du changement climatique sur les écosystèmes comme sur les sociétés humaines. Elle souligne les risques que la poursuite des émissions de gaz à effet de serre fait peser sur l’humanité et s’attarde sur les manières de s’adapter aux bouleversements du climat.

Directeur de l’Observatoire Hugo dédié aux migrations environnementales à l’université de Liège en Belgique, François Gemenne s’est penché en tant qu’auteur principal du Giec sur les articulations entre dérèglements climatiques et migrations internationales. Entretien autour des enjeux et des points clés de ce nouveau rapport mais aussi sur les lacunes du Giec, en tant qu’institution onusienne, à l’heure de l’urgence climatique.

En quoi ce deuxième volet du sixième rapport du Giec est-il tout aussi important que le premier, publié en août dernier ?

François Gemenne : Ce rapport porte sur les conséquences du changement climatique et la façon de s’y adapter. C’est une question qui a été délaissée par les décideuses et décideurs ces dernières années car ils ont préféré se centrer sur les politiques dites d’« atténuation », c’est-à-dire de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Et ce, il ne faut pas se le cacher, parce que les pays du Nord industrialisés n’ont pas porté leur attention sur les pays du Sud qui souffrent déjà depuis plusieurs années des impacts du bouleversement du climat – ouragans, inondations, sécheresses, etc.

Or nous nous rendons compte qu’il y a encore énormément à faire quant à l’adaptation de nos sociétés humaines aux effets déjà existants et à venir des dérèglements climatiques. L’été dernier, l’Europe comme l’Amérique du Nord ont été tout particulièrement touchées par des mégafeux et par des pluies diluviennes, alors que les nations industrialisées pensaient être épargnées par les impacts du réchauffement de la planète.

Ce rapport du Giec peut servir à appuyer sur le fait que les politiques publiques d’adaptation doivent dorénavant devenir prioritaires, sachant que certaines limites de l’adaptation à la crise climatique ont déjà été franchies, à l’instar de la disparition irréversible des récifs coralliens où de certains États insulaires océaniques qui sont en train d’être engloutis sous les eaux – et qui par là même occasionnent des dégâts psychologiques chez les habitant·es de ces îles et la perte de leur culture. 

Par ailleurs, les travaux scientifiques démontrent de plus en plus clairement comment les questions de justice sociale, de migration, de développement et de conflits sont étroitement imbriquées dans le changement climatique. Et que les sciences sociales doivent être massivement mobilisées sur ces sujets. Ce sont des problématiques éminemment politiques, que les climatologues ne peuvent pas prédire avec leurs modèles mathématiques, et les décideurs et décideuses ne veulent pas forcément qu’elles soient abordées dans les études du Giec, d’où l’intérêt de cette nouvelle étude. 

Vous êtes auteur principal pour ce rapport, tout particulièrement sur le volet migration, et à la fois, vous êtes basé à Liège, dont le centre-ville et la région ont été l’été dernier victimes de pluies torrentielles conduisant à la disparition de dizaines de personnes

J’ai passé ma carrière à documenter les impacts du changement climatique dans les pays du Sud et effectivement ma ville natale, qui héberge mon laboratoire universitaire, est en quelque sorte devenue un cas d’étude.

Une des dimensions saillantes de ce nouveau rapport du Giec, c’est que dans les pays du Sud comme du Nord, et on l’a vu en Belgique cet été, ce sont les populations les plus vulnérables, les plus pauvres, qui sont en première ligne du réchauffement climatique.

Les travaux du Giec éclairent ici la manière dont les inégalités sociales et dérèglements climatiques sont articulés, mais aussi comment les sociétés les plus inégalitaires sont plus vulnérables aux risques climatiques.

Que vient apporter ce nouveau volet du Giec sur la question des réfugié·es climatiques et plus généralement des personnes exilées ?

Déjà, contrairement à nombre d’idées reçues, les plus précaires sont avant tout dans l’incapacité de migrer, faute de conditions matérielles nécessaires pour pouvoir se déplacer. Le changement climatique va accroître les flux migratoires mais aussi, a contrario, l’immobilité des individus pauvres.

Il n’est toujours pas possible de rédiger dans un rapport du Giec un chapitre à part entière sur les migrations.

Ensuite, les migrations peuvent aussi être perçues comme une stratégie d’adaptation et non pas comme un revers négatif des dérèglements du climat. Migrer est en effet une solution pour diversifier ses revenus et diminuer la pression sur les milieux naturels et urbains impactés par les changements climatiques.

J’insiste néanmoins sur un regret : il n’est toujours pas possible de rédiger dans un rapport du Giec un chapitre à part entière sur les migrations. Le sujet est dispersé à travers les différentes parties de l’étude car les gouvernements, qui, je le rappelle, valident ce rapport dans le cadre de l’ONU, ne veulent pas trop que l’on s’appesantisse sur ce sujet qu’ils jugent politiquement trop sensible.

À l’heure où la Méditerranée comme la Manche se transforment en cimetières pour les exilé·es, des travaux montrent qu’un réchauffement global des températures pourrait augmenter de 28 % les demandes d’asile dans l’Union européenne…

Je n’aime pas trop ce genre de chiffres, qui sont à double tranchant et peuvent amener les États du Nord à vouloir fermer leurs frontières plutôt qu’à diminuer drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre, et ce encore plus dans un contexte de montée des nationalismes en Europe.

Il faut insister avant tout sur le fait que les gouvernements qui ont le plus de moyens financiers et de leviers d’action pour contrer les dérèglements du climat ne le font pas.

La grande question c’est dans quelle mesure l’Union européenne va enfin organiser les flux migratoires, en lien et en dialogue avec les pays du Sud, et ne plus rester dans cette posture impossible de résistance qui crée des drames humains et alimente l’actuelle poussée de l’extrême droite européenne.

Le sujet des pertes et dommages irréversibles causés par les événements climatiques extrêmes et liés au réchauffement – comme les ouragans, les mégafeux ou les inondations – a été particulièrement tendu durant la validation de ce rapport du Giec. Pourquoi ?

Ce qu’on dénomme les « pertes et dommages » est le sujet politique brûlant du moment. Les catastrophes climatiques touchant de plein fouet les pays du Sud peu émetteurs, ces derniers réclament la mise en place de mécanismes de compensations financières aux grandes nations historiquement responsables des émissions de gaz à effet de serre [la France est par exemple le douzième pays émetteur historique entre 1850 et 2021 – ndlr].

Les coûts de l’adaptation ne doivent pas être supportés par les personnes qui souffrent le plus et qui contribuent le moins aux dérèglements climatiques.

Comme on l’a vu durant la COP26 de Glasgow, les pays émetteurs du Nord ne veulent pas payer pour les dommages qu’ils ont causés – encore moins dans un contexte de crise énergétique –, et ont peur que cela ouvre la porte à des actions en justice. Toutefois, ce sujet dit « des pertes et dommages » sera bel et bien une des questions principales sur la table de la COP27 cet automne en Égypte.

À quoi sert une énième publication du Giec à l’heure où tout dirigeant politique est désormais conscient de l’urgence d’agir ? En décembre dernier, la fiction sur Netflix Don’t Look Up. Déni cosmique a encore illustré comment la connaissance scientifique ne suffit pas à elle seule à faire basculer les décideurs et décideuses...

Le Giec doit évoluer. Sa mission première depuis sa création en 1988, celle d’évaluer les travaux scientifiques autour du changement climatique, a été de loin accomplie, et il existe maintenant un consensus scientifique international solide autour des origines humaines des dérèglements du climat.

Aujourd’hui, au vu de l’urgence climatique, que les scientifiques du Giec demeurent dans une posture de « neutralité objective » confine à l’attentisme. Peut-on crier au feu tout en rechignant à aider les pompiers ?

Il existe un faible niveau d’engagement politique des chercheurs et chercheuses, et nous ne pouvons plus nous cantonner à produire des éléments de langage scientifique. Le Giec ne peut plus également rédiger un septième ou un huitième rapport qui n’aurait que pour objectif de réduire les incertitudes quant à l’ampleur actuelle et future du réchauffement climatique.

Le Giec serait plus percutant en produisant des rapports plus courts et à intervalles plus réguliers, sur des sujets précis qui alimenteraient concrètement les politiques publiques. Sans tomber dans le militantisme à outrance, il est temps que les scientifiques s’engagent désormais dans le débat public.

 publié le 28 février 2022

Yannick Quéau :
« L’enlisement militaire
revêt un risque nucléaire »

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), Yannick Quéau s’inquiète du risque d’escalade et de perte de contrôle du conflit.


 

Quelle est la situation sur le terrain ? L’armée russe rencontre-t-elle plus de difficultés que prévu ?

Il n’est pas toujours aisé d’obtenir des informations fiables. Cela dit, il est clair que l’armée russe rencontre des difficultés dans sa progression. Cela tient à la résistance que lui opposent les Ukrainiens, sans doute sous-estimée au départ. La communication entre les services de renseignement américains et les forces ukrainiennes est efficace sur le plan tactique. Les Russes ont dû engager plus rapidement que prévu les forces de deuxième vague. Ils ont aussi décidé d’opérer avec une certaine retenue. L’opération militaire, qui vise d’abord le gouvernement ukrainien et les capacités militaires du pays, doit éviter de s’aliéner la population ukrainienne. Il y a donc une certaine précaution dans l’utilisation de la puissance de feu. Plus le conflit durera, plus il faut craindre que les forces et les moyens employés soient de plus en plus létaux.

C’est-à-dire ?

La volonté du gouvernement ukrainien d’offrir une résistance bec et ongles en armant les civils et encourageant la production de cocktails Molotov conduit à ce que la distinction entre forces combattantes et civils devienne assez difficile pour tout le monde. Les règles d’engagement risquent de devenir plus floues et de conduire à des exactions.

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il ordonné la mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire ?

Sur un plan conventionnel, les forces russes ne peuvent pas rivaliser avec l’Otan. L’Otan n’est pas engagée mais son appui en armes et les difficultés rencontrées par la Russie engendrent un risque accru de nucléarisation du conflit. La mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire est un message de fermeté. Il s’agit d’avertir le monde entier, et l’Otan en particulier, que la Russie est prête à l’escalade. Elle ramène l’arme nucléaire au centre des préoccupations.

Comment l’Union européenne et plusieurs pays membres, dont l’Allemagne, comptent-ils fournir des armes à l’Ukraine ?

La décision de fournir des armes a été prise rapidement. Le spectre des armes évoquées est assez large. Il va d’équipements comme des casques, des lunettes de visée ou de vision nocturne jusqu’à des mitrailleuses, des armes antichars et même des avions de fabrication russe. Ce qui est assez étonnant. Si cette décision d’armer l’Ukraine a été prise, c’est qu’à l’heure actuelle les canaux de communication avec les forces ukrainiennes permettent les livraisons. Le problème est que les Russes vont sans aucun doute vouloir les empêcher en frappant les convois. Il y a un risque de frictions aux frontières avec l’Otan.

À moyen terme, il existe un risque que ces armes soient acheminées là où on ne le souhaite pas. Si le conflit dure et vire à la guérilla, comme y appelle le pouvoir ukrainien, on ne peut pas écarter la possibilité qu’elles tombent entre les mains de groupes paramilitaires et conduisent à une perte de contrôle. À long terme, ces armes peuvent se retrouver sur d’autres terrains d’opération. Le choix de crédibiliser la guérilla ukrainienne a été fait par les Occidentaux et les Européens. Il faudra en assumer les conséquences.

Peut-on dire que les Occidentaux jouent la carte de l’enlisement ?

Les Occidentaux ont décidé de faire durer ce conflit. Ils espèrent que cette guerre va devenir ingagnable pour la Russie. Quand Emmanuel Macron déclare que « cette guerre va durer », c’est une déclaration d’intention. L’Union européenne a opté pour la fermeté car elle joue sa crédibilité. Fermeté dans les sanctions économiques, qui sont efficaces quoi qu’en disent certains. Fermeté sur le plan militaire en fournissant des armes.

Que devrions nous faire ?

Il faut essayer dans un premier temps de figer les positions afin de rouvrir des négociations. La difficulté est de savoir ce qui pourrait être acceptable pour Vladimir Poutine afin qu’il fasse ce choix. Je suis un peu stupéfait de la déclaration d’Ursula von der Leyen défendant l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Ce n’est pas de nature à le faire revenir à la table des négociations. On doit être ferme, mais aussi mesuré et ménager son adversaire. Il importe d’ouvrir un canal de négociation pour éviter l’escalade nucléaire. Il faut prendre au sérieux les Russes. Ils peuvent s’autoriser à utiliser l’arme nucléaire en premier, notamment pour un usage tactique, pour démontrer leur détermination. Il convient aussi d’éviter de se donner pour objectif de changer de régime en Russie. L’enlisement russe et ses frustrations rendraient la question du recours à l’arme nucléaire plus prégnante


 


 

Comment l’Europe est devenue actrice du conflit

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine En décidant de livrer des armes à Kiev, l’Union européenne change la donne de cette guerre. Moscou l’interprétera comme la validation de sa thèse sur une confrontation directe avec l’Occident.

Le temps défile à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est déroulé que sept jours depuis le discours-fleuve de Vladimir Poutine dans lequel il estimait que l’Ukraine fait partie de l’espace russe. Cinq jours ont passé seulement depuis le déclenchement de l’opération militaire. Et, désormais, l’Europe, considérée comme un géant économique mais un nain politique, a décidé de s’ériger en puissance diplomatico-militaire.

1. Le tournant de l’UE est-il historique ?

Il n’a donc fallu que quelques heures et déclarations pour que l’Union européenne devienne une actrice de la guerre en Ukraine. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et les États membres ont pris des décisions qui sonnent comme autant de précédents entre livraison d’armes à l’Ukraine et interdiction de médias russes. Moscou ne pourra les analyser autrement qu’à travers les propres mots du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui y voit la formation d’une « coalition anti-guerre ». Alors que la question de l’Otan se trouvait au centre de la conflictualité russo-ukrainienne, l’organisation atlantiste joue, pour l’instant, les seconds rôles, laissant l’Union européenne en première ligne, un fait inédit dans l’histoire de l’institution. Même Joe Biden, qui prononcera ce mardi soir le traditionnel discours sur l’état de l’Union, s’inscrit en retrait – certes léger. Le président américain voit forcément d’un œil favorable l’implication des Européens, permettant à Washington de demeurer à la manœuvre sans apparaître comme le chef d’orchestre. L’agression russe a redonné vie à l’Otan, subitement sortie de sa « mort cérébrale » (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), tandis que le Vieux Continent consent à assumer une part grandissante du fardeau financier. Décision impensable, il y a quelques semaines : le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé un budget de 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande et une augmentation du budget de la défense à plus de 2 % du PIB,soit au-delà de la quote-part exigée par Donald Trump lorsqu’il était président. Volodymyr Zelensky a saisi la portée de ce tournant et abattu, lundi matin, une nouvelle carte : « Nous nous adressons à l’UE en ce qui concerne une intégration sans délai de l’Ukraine via une nouvelle procédure spéciale. Je suis sûr que c’est juste. Je suis sûr que c’est possible. » La veille, Ursula von der Leyen avait ouvert une brèche, si ce n’est une boîte de Pandore : « À long terme, ils sont avec nous, en fait. Ils sont des nôtres et nous les voulons avec nous. » S’il y a une subtilité temporelle (« à long terme »), la référence à une appartenance de fait (« ils sont des nôtres »), le message adressé à Moscou est clair.

Mais, même lointaine, cette perspective divise. Il y a «différentes opinions et sensibilités », a reconnu Charles Michel, le président du Conseil européen, dans un langage fort diplomatique pour dire que certains des États membres y sont opposés. Ursula von der Leyen aurait-elle parlé trop vite ? Ou a-t-elle tenté de placer les États membres, dont l’unanimité est requise, devant le fait accompli ? Son porte-parole a tenté, lundi, de clarifier les propos de la présidente, sans tout à fait y réussir, soulignant qu’elle avait « exprimé son point de vue en tant que présidente de la Commission », tout en reconnaissant que « ce n’est pas elle seule qui décide ». Si la question de l’adhésion divise encore, celle de la livraison d’armes apparaît en revanche consensuelle.

Il s’agit en la matière d’un « tournant historique », revendiqué comme tel par la présidente de la Commission européenne. L’UE financera la livraison à l’Ukraine de matériel militaire, mais aussi de carburant, d’équipements de protection et de fournitures médicales. Bruxelles a d’ores et déjà annoncé le déblocage de 450 millions d’euros. Ici aussi, les questions viennent en rafale : à qui l’UE achètera-t-elle ces armes et équipements ? Et surtout : comment les livrera-t-elle ? Par une sorte de « pont aérien », mettant dès lors les avions à proximité directe de l’aviation militaire russe, dont la domination du ciel ukrainien ne semble pas contestée ? Par voie terrestre, en traversant des frontières de pays membres de l’UE (Pologne et Roumanie) et de l’Ukraine ?

Dans la confrontation désormais assumée avec la Russie, l’UE a également franchi un cran en annonçant l’interdiction des médias pro-Russes Russia Today (RT) et Sputnik au sein de l’UE afin de lutter contre « la désinformation orchestrée par Moscou. » « Poutine ne veut pas seulement conquérir le terrain, il veut aussi conquérir les esprits, a justifié le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. En coupant Russia Today et Sputnik dans l’UE, nous coupons la tête du serpent.  » Cette décision soulève un certain nombre de questions légales.

L’autorisation de diffusion de Russia Today fait l’objet d’une convention signée (comme pour toutes les autres chaînes) entre la chaîne et l’autorité de régulation (Arcom, ex-CSA). Dans le cahier des charges, et selon l’article Ier de la loi de 1986 sur la liberté de la communication, elle doit respecter « le caractère pluraliste des courants de pensée et d’opinion », mais aussi – et c’est peut-être une « porte d’entrée » juridique qui jouera en sa défaveur – assurer « la sauvegarde de l’ordre public » et « les besoins de la défense nationale ».

2. Les sanctions sont- elles efficaces ?

Avant le virage stratégique de l’UE, les sanctions constituaient l’arme unique de représailles. Rapidement décidées par les Occidentaux après le déclenchement de l’intervention militaire en Ukraine, elles s’avèrent déjà « lourdes » et « problématiques », comme l’a reconnu un porte-parole du Kremlin, même s’il a assuré que la Russie avait « les capacités nécessaires pour compenser les dégâts ». Et pourtant… Lundi, la Banque de Russie a dû relever très fortement son taux directeur, de 10,5 points, à 20 %, alors que l’inflation flambait déjà avant les sanctions. Le rouble s’est aussi effondré face au dollar et à l’euro à l’ouverture des marchés, atteignant des records de faiblesse. À l’issue d’un conseil de défense, la France a d’ailleurs décidé, hier, de renforcer les sanctions : retrait des Russes de Swift et gel des avoirs de la Banque centrale russe.

Sur un plan plus symbolique, mais pas forcément secondaire tant il est vecteur de soft power, l’isolement de la Russie sur la scène internationale sportive devient presque total. Le « prix » à payer par Moscou finira-t-il par peser dans les choix politiques du Kremlin ?

3. Que peut-on attendre de ces pourparlers ?

Une réponse lapidaire tiendrait en quelques mots (peu de chose), voire un seul (rien). Les délégations des deux pays se sont retrouvées, hier matin, dans un lieu tenu secret en Biélorussie, alors que les combats se poursuivaient à la fois autour de Kiev, de Marioupol et dans le Donbass. L’Ukraine exige justement un cessez-le-feu « immédiat », ainsi que le retrait des troupes russes de son territoire.

La Russie refuse de dévoiler ses positions, mais on voit mal comment elles ne pourraient pas être en ligne avec les objectifs de Vladimir Poutine de « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine, alors que Kiev est accusé par Moscou d’orchestrer un « génocide » de russophones dans la partie orientale du pays. La partie russe reste évasive sur le « mode opératoire » de cette démilitarisation : partition du pays, installation d’un régime fantoche, « traité » bilatéral ?

Cette première prise de contact intervient au Bélarus, au lendemain d’un référendum qui élimine l’obligation pour cette ex-République soviétique de rester une « zone sans nucléaire », créant une situation que Josep Borrell a qualifiée de « très dangereuse ».

Allié de Moscou, Minsk peut désormais décider d’accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Le président russe Vladimir Poutine a mis dès dimanche les forces nucléaires de son pays en alerte, quelques jours après que Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, eut lui-même rappelé que l’Otan est une « alliance nucléaire ». Jamais, sans doute, depuis la crise des missiles à Cuba en 1962, l’arme ultime n’avait été aussi centrale dans un conflit diplomatique qui se trouve, en l’occurrence, être également un conflit militaire.


 


 

En Moldavie, l’un des pays les plus pauvres d’Europe,
les réfugiés ukrainiens affluent
par dizaines de milliers

Laurent Geslin sur www.mediapart.fr

Le Haut-Commissariat des nations unies aux réfugiés estime qu’à ce jour, plus de 500 000 Ukrainiens ont fui leurs terres envahies par la Russie de Vladimir Poutine. Parmi les pays de destination, la Moldavie voisine a fait preuve d’une rapidité exemplaire pour les accueillir.

Palanca (Moldavie).– Au bout de la dernière route de l’extrême sud-est de la Moldavie, une fois passé le village de Palanca qui menace ruine, apparaît enfin le poste-frontière homonyme. Une grosse centaine de personnes sont venues ce 26 février pour accueillir les réfugié·es ukrainien·nes qui remontent depuis le grand port d’Odessa. On trouve des étudiant·es qui veulent donner un coup de main, des moines orthodoxes, des prédicateurs évangélistes, des mères de familles qui viennent apporter quelques couches ou des couvertures.

Accompagné·es par les douaniers moldaves, des vieillards, des femmes et des enfants traînent leurs lourds baluchons, avant de s’affaler sur le bas côté, soulagé·es et épuisé·es. Le poste-frontière de Palanca est planté dans une terre noire qui annonce la grande plaine ukrainienne, à une dizaine de kilomètres au sud de l’entité séparatiste de Transnistrie, une bande de terre de 400 kilomètres située à l’est du Dniestr, où stationnent depuis l’éclatement de l’URSS quelques milliers de soldats russes.

Personne ne sait si les fumées noires qui remontent de la côte proviennent d’un bombardement. Les rumeurs vont bon train et le gouvernement moldave a été obligé ces derniers jours de démentir le tir de missiles par les autorités de Tiraspol.

« J’attends mon père, souffle Nick, un ingénieur en informatique au look de hipster, chaudement protégé du vent par une doudoune jaune canard. Il a 58 ans mais il est handicapé, donc j’espère que les soldats le laisseront passer. » Depuis le 24 février au soir, la mobilisation générale a été décrétée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, et les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent plus quitter le pays. « Je suis parti dès les premiers bombardements, le matin du 24 février. J’ai arrêté de réfléchir, je voulais juste survivre », continue Nick.

Selon les statistiques des autorités moldaves, quelque 80 000 personnes étaient arrivées dans le pays lundi matin et 40 000 auraient déjà continué leur chemin vers la Roumanie. « Nos frontières sont ouvertes pour les citoyens ukrainiens qui souhaitent rester en Moldavie ou y transiter », déclarait la présidente moldave Maia Sandu dès les premières heures de l’invasion russe, alors qu’un état d’urgence a été voté pour une durée de 60 jours, autorisant les autorités à expulser du pays toute « personne indésirable ».

Pour accueillir les premiers groupes de réfugié·es, les autorités de Chișinău ont fait preuve d’une rapidité exemplaire. En quelques heures, un camp a été monté à proximité de Palanca, que des ouvriers achevaient de connecter samedi au réseau électrique, et un autre au nord du pays, à Ocnița. Un centre d’accueil de 500 lits a aussi été organisé dans le parc des expositions de la capitale (Moldexpo), en lieu et place de l’hôpital de fortune qui accueillait les malades du Covid-19 durant la pandémie.

Des voitures chargées de nourriture, de vêtements chauds, de jouets pour les enfants arrivent continuellement, sous l’œil de Nicoleta, 19 ans, qui coordonne une trentaine d’étudiant·es chargé·es de trier les dons. « C’est un peu la panique, nous n’avons pas assez d’espace pour tout stocker, concède-t-elle. Mais cette mobilisation spontanée fait chaud au cœur. »

Des bénévoles se relaient jour et nuit pour proposer des boissons chaudes et des gâteaux le long des routes menant vers la capitale moldave. Au poste-frontière de Palanca, et à celui tout proche de Vama Tudora, de longues tables chargées de victuailles permettent aux réfugié·es de se restaurer, après avoir longuement attendu pour sortir d’Ukraine. Samedi, une file de véhicules s’étendait sur 20 kilomètres du côté ukrainien et il fallait en moyenne patienter 24 heures en voiture pour franchir la frontière, contre six heures à pied.

« J’ai marché 20 kilomètres avec mes deux enfants, raconte Yaroslava, qui a trouvé refuge dans le parc des expositions de Chișinău. Le 24 au matin, nous avons entendu de terribles explosions, les Russes cherchaient à détruire un entrepôt de munitions situé à côté de la ville de Vinnytsia. Nous avons mis deux jours pour traverser le pays et nous avons fini par prendre un taxi. Mais il nous a déposés au mauvais endroit et nous avons fini le voyage à pied. Je suis si reconnaissante au peuple moldave pour l’aide qu’il nous apporte ! Je n’aurais jamais cru que tant de générosité était possible. »

Yaroslava est accompagné de Simon, son mari allemand, et la famille attendait samedi de prendre un bus pour Bucarest, puis l’avion pour rejoindre Stuttgart. Toutes et tous n’ont pas cette chance et les hôtels de Chișinău ont été pris d’assaut, alors que nombre de Moldaves proposent spontanément des chambres ou des appartements pour accueillir les réfugié·es.

Des numéros de téléphone pour trouver un hébergement sont affichés sur un tableau du centre d’accueil du parc des expositions, et les bonnes adresses s’échangent sur les réseaux sociaux. Le gouvernement moldave a également ouvert un groupe Facebook pour coordonner l’action des volontaires et quatre centres de collecte d’aide humanitaire devraient ouvrir dans le pays ces prochains jours.

Une économie très dépendante de l’Ukraine

Combien de temps cet élan de solidarité pourra-t-il durer ? La Moldavie a activé jeudi soir le Mécanisme de protection civile de l’Union européenne, une procédure permettant de faire appel à la solidarité à l’échelle européenne.

Reste pourtant que ce petit pays de 2,6 millions d’habitant·es saigné par l’émigration de sa population active vers l’Europe occidentale est l’un des plus pauvres du continent, son PIB par habitant·e s’élevant à 4 550 dollars, soit un tiers de celui de la Roumanie, et que l’économie du pays, très dépendante de ses échanges avec son voisin oriental, devrait rapidement souffrir du conflit.

Selon les estimations des Nations unies, si les combats se poursuivent, plus de cinq millions de personnes pourraient arriver dans les pays riverains de l’Ukraine ces prochains jours, soit la plus importante crise migratoire qu’ait connue l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

La soleil a disparu au poste-frontière de Palanca, derrière la statue d’un Christ sur sa croix et derrière les champs qui s’étendent à perte de vue, mais le flot de véhicules ne semble jamais devoir se tarir. Maram, Nour et Ahmet, trois étudiant·es tunisien·nes de la faculté de médecine d’Odessa, qui viennent de passer la frontière, prennent un thé pour se réchauffer.

« Les Ukrainiens sont habitués aux bombardements, mais quand nous avons vu la panique dans leurs yeux, nous avons su que quelque chose de vraiment sérieux se préparait », explique Nour. « Nous avons passé des heures dans des caves, nous n’avons pas dormi depuis trois jours et nous ne savons pas où nous allons passer la nuit, mais l’essentiel est d’être maintenant en sécurité », souffle-t-elle, avant d’être prise en charge par des bénévoles pour rejoindre Chișinău.

Dima a quant à lui quitté Odessa dès le 24 février, quand un missile a explosé près de son immeuble, et il vient chaque jour chercher des amis pour les aider à fuir. « Je suis chrétien et opposé à toute violence, donc j’assume de ne pas participer aux combats, mais je fais de mon mieux pour aider tous ceux que je peux, assure-t-il. Avec l’avancée du front, j’ai peur que la situation ne dégénère très vite, car il y a des habitants d’Odessa qui attendent l’arrivée des Russes avec impatience. » La majorité des réfugié·es ukrainien·nes souhaitent poursuivre au plus vite leur route vers l’Ouest et nombreuses et nombreux sont les Moldaves à préparer leurs passeports.

 publié le 27 février 2022

Manifeste pour un service public

plus humain et

ouvert à ses administré.es

https://www.lacimade.org/

Nous, associations de défense des droits humains et organisations agissant en solidarité avec les personnes, françaises ou étrangères, en situation de grande précarité, tirons la sonnette d’alarme quant à certains impacts négatifs de la dématérialisation des services publics sur l'accès aux droits.

Le numérique occupe une place croissante pour l’accès au service public dans des domaines divers allant de la fiscalité à la protection sociale, en passant par les documents d’identité ou les titres de séjour.

Or, si la dématérialisation des démarches administratives peut simplifier les démarches pour de nombreuses personnes, elle peut aussi être une source majeure d’entrave à l’accès aux droits pour d’autres.

Ses effets délétères sont connus et très documentés par nos organisations, mais également par le Défenseur des droits dont le rapport “Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics” soulignait en janvier 2019 le “risque de recul de l’accès aux droits et d’exclusion pour nombre” d’usagers et usagères.

C’est précisément, aujourd’hui, le constat fait sur le terrain par nos différentes organisations.

Des administrations de plus en plus fermées au public

La dématérialisation des services publics entraîne fréquemment, et plus que jamais depuis le début de la crise sanitaire, la fermeture des points d’accueil du public : démarches à effectuer en ligne, rendez-vous à obtenir via le site Internet, etc.

Ces choix politiques ignorent la fracture numérique dont sont victimes les personnes ne disposant pas de matériel informatique, de connexion adéquate, de possibilité de scanner des documents, ou des compétences techniques.

Ce sont les personnes vivant une grande précarité, allophones, âgées, en situation de handicap ou en situation d'illettrisme (4 millions de personnes en France d’après une enquête Insee de 2011), qui se trouvent entravées dans l’accès aux droits.

L’aggravation de la précarité est, en France, l’une des nombreuses conséquences de la crise sanitaire et appelle, pour les personnes qui en sont victimes, un accompagnement renforcé par les pouvoirs publics.

Mais c’est l’inverse qui se produit : la fermeture de trop nombreuses administrations pendant le confinement du printemps 2020 a conduit à l’explosion de la dématérialisation, sans considération sérieuse pour l’impact pour les personnes en précarité. Encore aujourd’hui, la situation sanitaire sert trop souvent à justifier la fermeture au public des portes des administrations, alors que l’objectif de l’entière dématérialisation des services publics préexistait à la crise sanitaire.

L’administration s'éloigne ainsi du public et d’abord de celles et ceux qui en ont le plus besoin : défaut d’alternative physique, absence de dialogue, d’accompagnement et de conseil, interface web complexe ou incomplète, absence de recours dès lors que les démarches en ligne ne peuvent aboutir.

L’invisibilisation du manque de moyens de l’administration

L'ineffectivité de certains services publics dématérialisés entrave l’accès au service public et donc aux droits, y compris pour les personnes tout à fait à l’aise avec le numérique, le plus souvent du fait de l'insuffisance des moyens humains dédiés aux administrations ou des choix d’affectation de ces moyens.

Derrière la modernisation du service public se dissimulent aussi des suppressions de postes ou encore le développement de la privatisation et de la sous-traitance des services, dégradant les conditions de travail de leurs employé·es.

Les usagers et usagères du service public font les frais de ces dégradations, qu’il s’agisse d’accéder aux prestations familiales, à une couverture maladie ou à un titre de séjour.

Dans les préfectures et plus récemment dans les caisses d’assurance maladie ou d’allocations familiales, les personnes sont souvent contraintes d’obtenir un rendez-vous en ligne, via des sites Internet ou des plateformes téléphoniques ne proposant en réalité aucun créneau ou bien en nombre très limité et à des dates très éloignées.

Et comme le souligne un récent rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale, les moyens des services “étrangers” des préfectures n’ont pas augmenté à la hauteur des besoins du public au cours des dernières années et ne sont pas affectés en priorité à l’accueil des demandeurs et demandeuses de titre de séjour.

Pour les administrations, la dématérialisation des démarches représente l’opportunité de faire disparaître les files d’attente et de limiter la présence du public dans leurs locaux, évitant ainsi également des situations de tension entre les usager·es et les employé·es.

Mais l’attente est rendue invisible et aucun indicateur ne permet aujourd’hui de mesurer sa durée et l’ampleur des personnes touchées.

Les missions de service public reportées sur le secteur social et associatif

Tandis que des services publics ferment leurs portes, le développement de points d’accueil numérique, comme les bornes numériques ou les Maisons France Service, ne permet pas à lui seul de répondre aux besoins de toutes les personnes bloquées dans leurs démarches. Le développement du numérique se substitue à l’accueil physique alors qu’il nécessite lui-même un accompagnement humain. Les personnes précaires se tournent donc souvent vers les associations, les collectivités territoriales, les centres sociaux, voire par exemple les employé·es de médiathèque pour leurs démarches en ligne.

Nous assistons de facto à l’externalisation des missions de service public en matière d’information, d’aide à la constitution des dossiers et de saisie des demandes pour de nombreuses démarches.

On observe aussi la multiplication d’acteurs privés proposant des services payants d’aide aux démarches dématérialisées (notamment pour l’obtention des rendez-vous en ligne ou l’accès aux prestations sociales).

Des associations, des syndicats ou encore des professionnel·les du travail social accompagnent et accompagneront des personnes dans leur accès aux droits, mais ces démissions du service public excluent toujours un peu plus du droit commun une frange de la population et portent atteinte au principe d’égalité d’accès au service public, ainsi qu’à sa gratuité et sa continuité.

Nos organisations appellent les pouvoirs publics à remettre le principe d'égalité d'accès au service public au cœur de l'organisation des administrations.

Le numérique doit, conformément à l'article 1 de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978, "être au service de chaque citoyen" et ne "porter atteinte ni à l'identité humaine, ni aux droits de l'homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques". Pour cela, le maintien d’une alternative au numérique s’impose, conformément à la loi et à la jurisprudence du Conseil d’Etat.

L'accueil physique ne saurait être réservé à celles et ceux ayant réussi à franchir le mur numérique. Nous voulons un service public humain et ouvert à ses administré·es, qui fonctionne pour toutes et tous et qui ne sacrifie personne.


 

Plus de 300 association, syndicats et collectivités ont signé ce manifeste.

la liste est disponible sur : https://www.lacimade.org/wp-content/uploads/2022/02/MANIFESTE_maquette.pdf

publié le 27 février 2022

Moscou souffle le chaud, le froid et l’atomique

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Tandis que les pays européens promettent des armes à Kiev, Vladimir Poutine agite le spectre de la dissuasion nucléaire.

Plus les jours passent depuis le début, jeudi matin, de l’offensive militaire russe contre l’Ukraine, plus les vertiges de la mort saisissent le monde entier. Dimanche après-midi, Vladimir Poutine a franchi un nouveau palier dans l’escalade : au cours d’un entretien retransmis à la télévision avec son ministre de la Défense et ses chefs d’état-major, le président russe leur a ordonné de « mettre les forces de dissuasion de l’armée russe en régime spécial d’alerte au combat ». Un statut qui, insistent les dirigeants russes dans la foulée, renvoie à une possible « utilisation d’armes nucléaires ». Le Kremlin justifie cette décision par les « déclarations belliqueuses de l’Otan », mais également par les sanctions « illégitimes » prises à l’encontre de la Russie (lire en page 2).

À Washington, la réaction n’a pas tardé. « Il s’agit d’un schéma répété que nous avons observé de la part du président Poutine durant ce conflit, qui est de fabriquer des menaces qui n’existent pas afin de justifier la poursuite d’une agression, estime Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche. À aucun moment, la Russie n’a été menacée par l’Otan ou l’Ukraine. Nous allons résister à cela. Nous avons la capacité de nous défendre. » Pour Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, la déclaration de Vladimir Poutine est « dangereuse et irresponsable ».

Ces nouvelles menaces éclipsent le ballet diplomatique rouvert dimanche après-midi – sans grand espoir de succès, cependant – avec une première rencontre programmée entre des délégations russe et ukrainienne à la frontière avec la Biélorussie. Elles font également passer au second plan la valse des annonces par les pays européens – dont la France – de livraisons d’armes « de défense » à l’Ukraine. Derrière leurs effets probablement symboliques avant tout, ces opérations soulèvent de multiples questions quant à leur timing, leurs destinataires et la nature réelle de l’aide apportée…

Une internationalisation du conflit

Mais ces promesses d’armes mettent aussi de l’huile dans un engrenage dangereux que ne manquent pas d’utiliser les autorités à Kiev. Tout à sa diplomatie via les réseaux sociaux, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien qui, depuis quelques jours, interpelle, félicite ou remercie directement ses homologues occidentaux via Twitter notamment, veut y voir la manifestation d’une forme d’internationalisation du conflit. « Nous recevons des armes, des médicaments, de la nourriture, du carburant, de l’argent, se réjouit-il. Une coalition internationale forte s’est formée pour soutenir l’Ukraine, une coalition antiguerre. »

Dans ce contexte, l’Allemagne retient l’attention plus que les autres en Europe. « Le monde est entré dans une nouvelle ère », a martelé le chancelier social-démocrate Olaf Scholz, à l’occasion d’un débat, dimanche matin, devant le Parlement. De quoi faire sauter, selon son gouvernement au pouvoir depuis trois mois, les derniers tabous existants outre-Rhin sur l’armée : l’Allemagne décide de doubler son budget militaire – il sera porté à 100 milliards d’euros dès cette année – et de livrer directement des armes à un pays tiers. Comme quoi, si l’issue de la guerre en Ukraine demeure incertaine, elle bouleverse déjà le paysage…


 


 

Les sanctions peuvent-elles faire plier Poutine ?

Bruno Odent sur www.humanite.fr

UKRAINE Face à la criminelle offensive du Kremlin, les grandes puissances occidentales entendent déployer une rétorsion maximale en bloquant les échanges commerciaux avec la Russie. Les plus démunis, côté russe comme européen, sont assurés d’en faire les frais.

La guerre déclenchée par Vladimir Poutine continue d’étendre ses ravages en Ukraine et son lot de morts, de désolation pour les populations civiles avec des combats entre les commandos d’invasion russe et l’armée ukrainienne jusque dans les rues des deux principales villes du pays, Kiev et Kharkiv. Face à cette offensive aussi folle que criminelle du Kremlin qui paraissait encore impensable il y a quelques jours aux yeux de nombre d’observateurs, plusieurs capitales ont décidé de répondre en durcissant les sanctions afin d’isoler comme jamais le régime et son économie.

Depuis ce 27 février, l’espace aérien européen est interdit à toute compagnie russe. De son côté, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé des mesures destinées à restreindre l’accès de la banque centrale moscovite au marché des capitaux. Elle les présente comme un moyen d’empêcher le Kremlin de financer son invasion de l’Ukraine. Avec cependant, il faut le souligner, un effet forcément décalé dans le temps.

Swift ou l’arme du blocage des transactions commerciales

Dans cet arsenal de mesures coercitives, c’est la décision prise le 26 février par le G7, regroupant les sept plus grandes puissances occidentales, qui fait le plus sensation et promet d’avoir les effets les plus lourds et les plus immédiats sur l’économie russe. Olaf Scholz, le chancelier allemand, qui assure en ce moment la présidence tournante du G7, a annoncé l’exclusion d’un « grand nombre (soit entre 70 et 80 % – NDLR) de banques russes » du système international Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, société chargée des communications internationales financières interbancaires), un outil qui leur permettait jusqu’alors de réaliser toutes leurs transactions à l’international.

La décision constitue une arme économique redoutable puisqu’elle aura pour conséquence de bloquer les exportations et les importations, en privant les acteurs russes de moyens reconnus pour accéder à leurs transactions commerciales. L’arme, présentée souvent comme une sorte de bombe atomique financière, devrait être dégainée « dans les jours qui viennent », assure-t-on à la Maison-Blanche. Le système Swift regroupe plus de 11 000 organismes bancaires ou financiers dans plus de 200 pays et territoires. Il permet d’assurer des échanges sécurisés entre établissements bancaires à l’aide d’une communication rapide et confidentielle. Or la Russie est aujourd’hui, après les États-Unis, le pays qui compte le plus d’organismes participant au réseau Swift.

Un capitalisme russe en crise touché de plein fouet

Le contrecoup pourrait se faire sentir très rapidement sur la Fédération de Russie, dont l’économie est très dépendante de ses exportations de matières premières, essentiellement des hydrocarbures. Même si Moscou affirme posséder une alternative à Swift, sa mise en place pourrait prendre beaucoup de temps. Un blocage des activités commerciales pourrait avoir des effets dévastateurs sur les équilibres internes d’un capitalisme russe en crise. Sachant que ce sont les travailleurs russes qui devraient en subir les plus terribles conséquences. Eux qui souffrent déjà du haut niveau de l’inflation à plus de 8 % et d’orientations monétaires très restrictives (taux d’intérêt à 7,5 %), contrepoints de politiques austéritaires pur jus. Ce qui alimente un profond malaise dans le pays, pas étranger à cette fuite en avant guerrière choisie par le Kremlin, si étonnante à première vue mais si classiquement commode pour détourner l’attention de populations exsangues.

Un effet boomerang quasi garanti sur l’Europe

Cependant, le débranchement de Swift pourrait, au-­delà d’éventuels coups portés au régime, et surtout donc aux travailleurs russes, avoir un effet boomerang sur l’Europe. Le blocage des transactions commerciales avec la Russie risque en effet de se traduire par des difficultés d’approvisionnement en gaz naturel dont la Russie est son premier fournisseur. Le dilemme vaut particulièrement pour l’Allemagne, dont 55 % des importations de gaz naturel viennent de Russie. Ce qui permet de saisir les fortes hésitations de Berlin et sa volonté de négocier une exemption pour quelques banques russes triées sur le volet, avant de se rallier ce 26 février, poussé par Washington, à la manœuvre du débranchement russe de Swift.

La première sanction adoptée par Berlin sur ce terrain, visant à geler la procédure de mise en service du gazoduc Nord Stream 2, avait déjà propulsé vers de nouveaux sommets les prix du gaz en Allemagne comme en Europe. Et, par ricochet, ceux de l’électricité, compte tenu de l’organisation du système électrique européen en marché « libre », aligné sur le modèle ordolibéral allemand qui dépend si fort de l’évolution du prix du gaz naturel. Si la Russie en vient à couper définitivement le gaz à l’Allemagne, les effets promettent d’être désastreux sur les prix de l’énergie : ils subissent déjà une hausse de plus de 50 % en moyenne en Europe. De quoi nourrir un emballement des prix toujours plus important. Leur augmentation se situe déjà officiellement au-dessus du seuil de 5 % dans la zone euro, par répercussion au moins partielle d’une inflation financière nourrie par l’envolée des cours des actions et autres titres boursiers sur les marchés financiers.

Les classes populaires dans la ligne de mire

Les travailleurs européens verraient ainsi leur pouvoir d’achat toujours plus fortement amputé. D’autant que la Banque centrale européenne ne voit, elle aussi, d’autre solution au traitement de l’inflation qu’un resserrement monétaire assorti de choix austéritaires. Et cela, sans compter sur l’effet que pourrait avoir cette perspective de hausse des taux d’intérêt sur des marchés financiers déjà aux abois et frappés, avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, de trous d’air de plus en plus spectaculaires et fréquents.

Quand le président français, Emmanuel Macron, invoque « le courage » dont il faudrait savoir faire preuve pour justifier ce mode de sanctions, il s’adresse d’évidence à ses compatriotes les plus défavorisés. Tant il sait combien ils seront appelés à payer au prix fort le contrecoup de l’arme économique déployée par les grandes puissances atlantistes pour mettre Poutine à genoux. De multiples exemples dans l’histoire montrent que les plus impitoyables sanctions n’ont que très rarement débouché sur une capitulation de leurs cibles. Pour une raison simple : elles sont restées prisonnières de logiques oligarchiques, excluant les intérêts des populations qui ont fait le plus souvent, elles, les frais de l’opération.


 

 

Un consensus ébréché
en Russie

Thomas Lemahieu et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Encore symboliques, des mobilisations contre la guerre décidée par Poutine éclosent. À Moscou ou ailleurs, les protestataires sont arrêtés en nombre. Mais la colère s’étend dans différents secteurs.

Adressé aux médias par Roskomnadzor, l’autorité de régulation en Russie, l’avertissement ne fait pas dans la dentelle : toute mention d’une « invasion », d’une « offensive » ou d’une « guerre » en Ukraine, ou l’évocation de tirs sur des villes ukrainiennes ou de civils tués par les militaires russes, sera passible de sanctions lourdes allant de fortes amendes à des « restrictions d’accès ». Dans ces conditions, les seules informations tolérées par le Kremlin à propos de ce qu’il convient de désigner comme « une opération spéciale connectée à la situation dans les républiques populaires de Lougansk (LPR) et de Donetsk (DPR) » seront celles « recueillies auprès des sources officielles russes ».

Parmi les cibles du Roskomnadzor figure au premier rang le journal Novaïa Gazeta qui, vendredi, a sorti une édition spéciale en russe et en ukrainien. Pour Dmitry Muratov, son rédacteur en chef, « seul le mouvement antiguerre des Russes peut sauver la vie sur cette planète ». Joint par l’Humanité, celui qui est aussi colauréat du prix Nobel de la paix en 2021 ajoute : « Je peux vous dire que la propagande sauvage n’a pas pu influencer tout le peuple. Comme avant, plus de 70 % sont contre la guerre. Une guerre qui a été déclenchée par une seule personne : Poutine. »

« Manque de professionnalisme »

En réalité, la protestation va au-delà d’un média considéré de longue date comme « agent de l’étranger » par le pouvoir russe. Depuis le déclenchement de l’attaque sur tous les fronts contre l’Ukraine, jeudi matin, un certain nombre de journalistes font défection. En moins de vingt-quatre heures, plus de 300 d’entre eux, dont quelques-uns travaillant pour des médias publics, ont signé la lettre ouverte rédigée au départ par Elena Chernenko, spécialiste des questions diplomatiques au quotidien Kommersant et très critique, par ailleurs, de la politique ukrainienne dans le Donbass. Dans cette tribune, les journalistes russes condamnent l’attaque : « La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une méthode de résolution des conflits, et rien ne la justifie. »

En représailles, la journaliste reconnue a été immédiatement écartée du pool de journalistes au ministère russe des Affaires étrangères, dont elle faisait partie depuis onze ans. « Manque de professionnalisme », édictent les autorités russes. Sur le réseau Telegram, elle dénonce cette décision : « Je ne crois pas que la violence et l’injustice à un endroit justifient la violence et l’injustice dans un autre. »

Dans une tribune encore plus cinglante, rendue publique en Russie dès jeudi soir, plus de 2 000 chercheurs et universitaires russes expriment leur « protestation énergique contre les actes de guerre lancés par les forces armées de notre pays sur le territoire de l’Ukraine ». « Nombreux sont ceux, parmi nous, qui y ont des parents, des amis et des collègues chercheurs, témoignent-ils . Nos pères, grands-pères et arrière-grands-pères ont combattu ensemble le nazisme. Déclencher une guerre pour satisfaire les ambitions géopolitiques des dirigeants de la Fédération de Russie, mus par des considérations historiques fantaisistes et douteuses, ce n’est rien d’autre que trahir leur mémoire. »

Au-delà de ces mouvements sectoriels, plusieurs signaux indiquent l’élan d’indignation naissant en Russie. Côté politique, l’unanimisme n’est plus total. « Je pense que la guerre doit être arrêtée immédiatement, avance, par exemple, Mikhail Matveev, député communiste de la région de Samara à la Douma. En votant pour la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, j’ai voté pour la paix, pas pour la guerre ! Pour que la Russie devienne un bouclier, pour que le Donbass ne soit pas bombardé, et non pour que Kiev soit bombardée ! » Des artistes et des sportifs russes expriment, à titre individuel, leur opposition. L’écrivaine Ludmila Oulitskaïa accuse sans fard : « Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme et de ses complices dévoués. La douleur, la peur, la honte sont les sentiments que l’on éprouve aujourd’hui. »

Le retour des mères des soldats

Sans être aussi frontale, la colère gagne également, via le Comité des mères de soldats, l’ONG devenue célèbre lors des conflits meurtriers en Afghanistan et en Tchétchénie. Dans ses locaux, les activistes préparent des recours devant les tribunaux militaires contre l’engagement forcé de jeunes en service militaire. « Nous avons une vague d’appels de toute la Russie, affirme Andrei Kurochkin, vice-président du comité sur le site indépendant Takie Dela. Les parents pleurent, ils ne savent pas si leurs enfants sont vivants ou en bonne santé. S’il y a une guerre, elle devrait être faite par des professionnels, pas par des bleus qui ne sont pas formés. Le fait que cela se produise sous la contrainte ajoute au désastre complet. »

Enfin, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de quelques autres villes russes, les manifestations se multiplient. L’ONG OVD-Info estime à plus de 3 000 le nombre de protestataires d’ores et déjà arrêtés par les forces de police russes. Malgré le danger et le black-out médiatique, les rangs s’étoffent de jour en jour. Mais, alors que Dmitri Medvedev, ex-président et chef du Conseil de sécurité russe, lance un ballon d’essai sur la peine de mort – il dit envisager de la rétablir à la faveur de la suspension de son pays du Conseil de l’Europe –, le Kremlin paraît prêt à accentuer sa brutalité. Aussi sur le front interne, donc…

 


 

La gauche française s’affronte sur l’Ukraine

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

Dans un contexte électoral propice aux instrumentalisations, le conflit remet du sel sur la plaie béante entre un courant atlantiste et les tenants du non-alignement.

Le débat ne volait déjà pas bien haut, et ce n’est pas près de s’arranger… Les bombes frappent Kiev et, par ricochet, impriment et compriment le temps dédié à l’élection présidentielle. La France livre désormais du matériel militaire aux Ukrainiens, mais le conflit, lui, fournit des armes politiques aux candidats pour cogner sur leurs rivaux. Au centre de ces attaques : Jean-Luc Mélenchon. Le leader de la FI est accusé par le PS et les écologistes, favorables à l’Otan, de prétendues affinités pro-Kremlin. Ces derniers ressortent ses déclarations de février 2016 sur le rôle russe en Syrie, quand l’insoumis se félicitait que Moscou « règle le problème Daech », alors que les bombes russes visaient autant les terroristes que l’opposition syrienne. « Nombre de responsables politiques ont été complaisants, parfois par intérêt, parfois par naïveté, avec Poutine. Nous, les écologistes, n’avons pas d’ambiguïté, et nous ne découvrons pas soudain que c’est un dictateur brutal », a taclé Yannick Jadot, renvoyant de fait dos à dos la FI et l’extrême droite, en marge du rassemblement pour l’Ukraine à Paris, le 26 février. Chez EELV, Sandrine Rousseau s’est aussi fait remarquer par sa surenchère outrancière, invitant, outre l’Ukraine, la Finlande et la Suède à intégrer l’Otan, ce qui signifierait peu ou prou étendre le conflit à la Baltique.

Anne Hidalgo a, elle, évoqué, le même jour à Bordeaux, Jean-Luc Mélenchon et son « discours anti-européen prétendument de gauche qui a alimenté le désarmement face au danger de Poutine en présentant nos adversaires comme des victimes et les victimes comme des adversaires ». Rare voix dissonante au PS, celle de Ségolène Royal, qualifiant de « consternants » les propos d’Hidalgo et Jadot : « Ils cherchent à se sauver en prenant la posture de va-t-en-guerre pour faire parler piteusement d’eux et faire chef. » Les socialistes accusent aussi le groupe FI de s’être abstenu lors du vote du Parlement européen, le 16 février, afin d’octroyer une aide macroéconomique de 1,2 milliard d’euros à Kiev. La FI explique ce vote en rappelant que cette aide était conditionnée à la bonne application de règles d’austérité, fixées par le FMI.

Valérie Pécresse s’est jointe aux concerts de critiques, même si ses attaques visaient surtout ses adversaires à l’extrême droite, Éric Zemmour et Marine Le Pen. Le candidat FI est mis dans le même panier que « ceux qui choisissent de défendre Poutine et qui sont disqualifiés ». LR lui-même était accusé de proximité avec le Kremlin via la participation de François Fillon au conseil d’administration d’un pétrolier russe, mais le candidat malheureux de 2017 a fini par en démissionner. Soulagement rue de Vaugirard.

accueillir ceux qui fuient les bombes

Pour sa défense, Jean-Luc Mélenchon a, à la fois, reconnu une « erreur » de ne pas avoir cru en l’attaque russe, et publié une série de tweets, postés entre 2012 et aujourd’hui, où le député fustige le dirigeant russe. « Poutine est une graine de dictateur », pouvait-on lire en 2012, ou encore, en 2017 : « Je suis écologiste et anticapitaliste, deux bonnes raisons d’être en désaccord avec M. Poutine. » ​​​​​​​À noter que Fabien Roussel, qui défend comme la FI une doctrine de non-alignement et de distance vis-à-vis de l’Otan, est relativement épargné par les critiques. Sur l’Ukraine, le communiste a proposé la réquisition des maisons d’oligarques de la Côte d’Azur pour y loger des réfugiés. Plus généralement, il appelle à ce que tous les pays d’Europe prennent leur part pour accueillir ceux qui fuient les bombes. Là-dessus, au moins, il y a consensus à gauche.

publié le 26 février 2022

Malgré une répression féroce, des mobilisations anti-guerre éclosent en Russie

Thomas LemahieuVadim Kamenka sur www.humanite.fr

Devant le contrôle étroit de l’information, mais aussi de l’expression démocratique, journalistes, chercheurs, universitaires ou encore artistes se lèvent pour dénoncer l’offensive tous azimuts contre la Russie décidée par Vladimir Poutine. Selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, plus de 3 000 manifestants ont déjà été arrêtés ces derniers jours dans les principales villes du pays.

C’est un avertissement au ton comminatoire que Roskomnadzor, l’organe russe de régulation des médias, a adressé ce samedi matin aux entreprises de presse dans le pays. Toute mention d’une « invasion », d’une « offensive » ou d’une « guerre » en Ukraine, l’évocation de tirs sur des villes ukrainiennes ou de civils tués par les militaires russes, seront passibles de sanctions lourdes, allant de fortes amendes à des « restrictions d’accès ». Dans ces conditions, les seules informations tolérées par le Kremlin à propos de ce qu’il convient de désigner comme « une opération spéciale connectée à la situation dans les républiques populaires de Lougansk (LPR) et de Donetsk (DPR) » seront celles « recueillies auprès des sources officielles russes ».

70 % de Russes contre la guerre, selon Dmitri Mouratov

Parmi les cibles du Roskomnadzor, figure au premier rang le journal  Novaya Gazeta qui, vendredi, a sorti une édition spéciale en russe et en ukrainien. À sa une, un titre claque, explicite : « La Russie bombarde l’Ukraine ». Pour Dmitri Mouratov, son rédacteur en chef, « seul le mouvement anti-guerre des Russes peut sauver la vie sur cette planète ». Joint par l’Humanité, celui qui est aussi co-lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2021 ajoute : « Je peux vous dire que la propagande sauvage n’a pas pu influencer tout le peuple. Comme avant, plus de 70 % sont contre la guerre. Une guerre qui a été déclenchée par une seule personne : Poutine ».

Mais la mobilisation va, semble-t-il, bien au-delà d’un média considéré de longue date comme « agent de l’étranger » par le pouvoir russe. Depuis le déclenchement de l’attaque sur tous les fronts contre l’Ukraine, jeudi matin, un certain nombre de journalistes font défection. En moins de 24 heures, plus de 300 d’entre eux, dont quelques-uns travaillant pour des médias publics, ont signé une lettre ouverte rédigée au départ par une figure respectée de la profession à Moscou, Elena Chernenko, spécialiste des questions diplomatiques au quotidien Kommersant et très critique, par ailleurs, de la politique ukrainienne dans le Donbass. Dans cette tribune, les journalistes russes revendiquent leur expertise pour mieux condamner l’attaque : « Nous, correspondants des médias russes et experts qui écrivons notamment sur la politique étrangère de la Russie, condamnons l’opération militaire lancée par la fédération de Russie en Ukraine. La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une méthode de résolution des conflits, et rien ne la justifie ».

Deux mille chercheurs et universitaires signent une tribune

Pour Elena Chernenko, initiatrice de la pétition, c’était une « réaction spontanée ». « Mon pays a commencé une opération militaire contre un autre, confie-t-elle. Mais nous sommes pour la diplomatie, nous sommes pour la Charte des Nations Unies, pour des valeurs morales, pour la fraternité des nations et tout ça. Et j’avais le sentiment que c’était la mauvaise voie. » En guise de représailles, elle a été immédiatement écartée du pool de journalistes au ministère russe des Affaires étrangères, dont elle faisait partie depuis onze ans. « Manque de professionnalisme », édictent les autorités russes. Sur le réseau Telegram, elle dénonce encore cette décision : « Je ne crois pas que la violence et l’injustice à un endroit, dans le Donbass, justifient la violence et l’injustice dans un autre, écrit-elle. En même temps, dans mes articles, j’ai toujours essayé de refléter tous les points de vue et je continuerai à m’efforcer d’y parvenir ».

Dans une tribune encore plus cinglante, publiée dès jeudi soir par un site scientifique basé à Moscou, plus de 2 000 chercheurs et universitaires russes expriment leur « protestation énergique contre les actes de guerre lancés par les forces armées de notre pays sur le territoire de l’Ukraine ». « Cette décision fatale causera la mort d’un très grand nombre de gens, craignent-ils. Cette guerre n’a aucune justification rationnelle. Les tentatives de manipuler la situation dans le Donbass et de s’en servir comme prétexte pour déclencher les opérations militaires ne dupent absolument personne. Il est évident que l’Ukraine ne représente aucune menace pour notre pays. La guerre contre elle est injuste et absurde. L’Ukraine était et reste un pays dont nous sommes très proches. Nombreux sont ceux, parmi nous, qui y ont des parents, des amis et des collègues chercheurs. Nos pères, grands-pères et arrière-grands-pères ont combattu ensemble le nazisme. Déclencher une guerre pour satisfaire les ambitions géopolitiques des dirigeants de la Fédération de Russie, mus par des considérations historiques fantaisistes et douteuses, ce n’est rien d’autre que trahir leur mémoire. »

Les universitaires anti-guerre russes disent encore se désoler de voir Vladimir Poutine « condamner » leur pays « à l’isolement international » et au destin d’un « État paria ». « Cela signifie que nous, scientifiques, ne serons plus en mesure de faire notre travail normalement. Mener des recherches scientifiques est impensable sans une coopération totale avec des collègues d’autres pays. L’isolement de la Russie du monde signifie une nouvelle dégradation culturelle et technologique de notre pays en l’absence totale de perspectives positives. La guerre avec l’Ukraine est un pas vers le néant. »

Des artistes et des sportifs s’indignent

Au-delà de ces mouvements sectoriels, plusieurs signaux indiquent l’émergence, encore fragile et modeste, d’un élan d’indignation en Russie. Côté politique, l’unanimisme n’est pas total. « Je pense que la guerre doit être arrêtée immédiatement, avance, par exemple, Mikhail Matveev, député communiste de la région de Samara à la Douma. En votant pour la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, j’ai voté pour la paix, pas pour la guerre ! Pour que la Russie devienne un bouclier, pour que le Donbass ne soit pas bombardé, et non pour que Kiev soit bombardée ! » Des artistes et des sportifs russes expriment, à titre individuel, leur opposition à l’offensive en Ukraine. Rappeur très populaire dans son pays, Oxxxymiron lance ainsi dans un clip incandescent qu’il est « contre ce crime et cette guerre que la Russie déclenche contre l’Ukraine  ». L’écrivaine Ludmilla Oulitskaïa accuse sans fard : « Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme et de ses complices dévoués. La douleur, la peur, la honte sont les sentiments que l’on éprouve aujourd’hui. Une catastrophe pour l’humanité ».

Sans être aussi frontale, la colère gagne également via le Comité des mères de soldats, l’ONG qui s’est notamment fait connaître lors du long conflit meurtrier en Tchétchénie. Dans ses locaux, les permanents préparent des recours devant les tribunaux militaires contre l’engagement en Ukraine de jeunes en service militaire transformés à la hâte pour la cause en militaires professionnels. « Nous avons une vague d’appels de toute la Russie, affirme Andreï Kurochkin, vice-président du comité sur le site indépendant Takie Dela. Les parents pleurent, ils ne savent pas si leurs enfants sont vivants ou en bonne santé. S’il y a une guerre, elle devrait être faite par des professionnels, pas par des bleus qui ne sont pas formés. Nous l’avons déjà fait sur l’exemple de l’Afghanistan et de la Tchétchénie. Le fait que cela se produise sous la contrainte ajoute au désastre complet. »

Enfin, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de quelques autres villes russes, les manifestations se multiplient depuis deux jours. On estime à plus de 3 000 le nombre de protestataires d’ores et déjà arrêtés par les forces de police russes. Pour l’heure, malgré le black-out médiatique, les rangs s’étoffent de jour en jour. Mais alors que Dmitri Medvedev, ex-président russe et chef du Conseil de sécurité russe, lance un ballon d’essai sur la peine de mort - il dit envisager de la rétablir à la faveur de la suspension de son pays du Conseil de l’Europe -, le Kremlin paraît prêt à accentuer encore sa brutalité. Aussi, sur le front interne, donc…


 


 

 

 

Montpellier : les ressortissants ukrainiens s’organisent face à la guerre

Sur https://lepoing.net

Comme jeudi dernier, environ 200 personnes se sont rassemblées à Montpellier devant l’office du tourisme, pour protester contre l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe et afficher son soutien au peuple ukrainien.

Le rassemblement était appelé par les mêmes organisations politiques et syndicales que celui du jeudi 24 février. À savoir l’Union syndicale Solidaires, la CGT, la FSU, le PS, Europe-Écologie-Les-Verts, Les Radicaux, Place Publique, Générations, la France Insoumise, le Parti communiste, le NPA, sa récente scission Révolution Permanente, l’Union Communiste Libertaire, Greenpeace ou bien encore la Ligue des Droits de l’Homme.

Les prises de paroles ont donné la part belle au ressenti et revendications des ressortissants ukrainiens. Une longue intervention est revenue sur la nécessité d’organiser dès maintenant la solidarité matérielle avec la population du pays envahi, notamment via l’achat des médicaments en pharmacie « à laisser » au comptoir – en précisant au pharmacien que le collectif des Ukrainiens de Montpellier viendra les chercher.

Beaucoup de ressortissants ont demandé au micro une intervention militaire européenne, en plus des sanctions économiques en discussion. Sur le volet aérien tout spécialement, afin de laisser les mains libres au régime ukrainien sur le plan de la défense terrestre. L’ambiance aura pu paraître martiale chez certains Ukrainiens : le slogan « mort à l’ennemi » a été scandé. Une ukrainienne a lancé un appel à l’unité politique le plus large autour du président Zelensky, europhile libéral convaincu qui souhaitait engager son pays vers une adhésion à l’OTAN – point de crispation majeur du conflit.

Le cartel d’organisation semble se poser avant tout en soutien au peuple ukrainien et affiche pour le moment une simple volonté de paix, avec l’idée de participer activement à la campagne naissante de solidarité matérielle avec la population. Sans prendre position donc sur une potentielle intervention militaire de ce que l’on pourrait appeler le bloc occidental – réactualisant de facto des logiques d’alliances propres à un conflit qui semblait jusqu’ici appartenir aux livres d’histoire. Il faut dire que ses différentes composantes sont divisées sur la question. La candidate du PS aux présidentielles, Anne Hidalgo, milite par exemple pour que la France livre plus d’armes aux Ukrainiens. Comme Yannick Jadot, candidat des Verts. Les syndicats, le PCF, la France Insoumise, le NPA ou encore l’UCL se positionnent de leur côté contre toute escalade militaire, estimant que l’aggravation du conflit au nom des intérêts des différents impérialismes serait néfaste aux peuples. Le cartel de solidarité avec l’Ukraine se positionne donc, par souci de compromis, principalement comme un acteur de la solidarité matérielle avec la population.

Cette solidarité est appuyée par de nombreux acteurs institutionnels, comme le maire PS de Montpellier Michaël Delafosse qui promet de transformer dès ce lundi 28 février la maison des relations internationales en consulat provisoire, où des collectes seront organisées. Même son de cloche au niveau de la région Occitanie, dirigée par Carole Delga (PS), qui contribuera aux collectes.

C’est une évidence qu’il faut malheureusement rappeler : la paix ne peut pas être défendu par ces politiciens, guidés par de sombres intérêts capitalistes à mille lieux des aspirations des peuples. Espérons que l’organisation de la solidarité concrète avec le peuple ukrainien soit l’occasion de contribuer à l’émergence d’un réel mouvement anti-guerre qui nous permettrait enfin de rompre avec ce sentiment tragique d’impuissance.

publié le 26 février 2022

Sahara occidental.
Délicate mission onusienne

sur www.humanite.fr

Staffan Da Mistura, envoyé spécial de l’ONU, achevait, il y a un mois, une première tournée dans la région.

Son prédécesseur, l’ex-président allemand Horst Köhler, avait déclaré forfait voilà bientôt deux ans. Officiellement pour raisons de santé. Plus sûrement parce que sa volonté de relancer les pourparlers de paix au Sahara occidental s’était fracassée sur l’intransigeance de la monarchie marocaine, force occupante de la dernière colonie d’Afrique. Nommé le 6 octobre 2021, le nouvel envoyé spécial des Nations unies au Sahara occidental, Staffan Da Mistura, a commencé le 12 janvier à Rabat une tournée dans la région qui l’a conduit dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf, puis en Mauritanie, et devait s’achever mardi, à Alger. Mission compliquée, dans un contexte de blocage, alors que le cessez-le-feu de 1991 a volé en éclats.

Le régime de Mohammed VI, conforté par le deal de l’ex-président des États-Unis Donald Trump (reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv), campe sur son « plan d’autonomie ». Tout en plaidant pour une reprise des pourparlers, suspendus depuis 2019, sous le format des tables rondes incluant le Maroc, les indépendantistes du Front Polisario, la Mauritanie et l’Algérie. Or Alger, qui entretient des relations plus exécrables que jamais avec Rabat depuis le rapprochement israélo-marocain, rejette cette formule qui a déjà conduit à l’impasse, et plaide pour des négociations impliquant d’abord les deux parties en conflit. Dans les camps, l’émissaire onusien a été reçu par le président de la République arabe sahraouie démocratique, Brahim Ghali, qui a appelé à « garantir au peuple sahraoui son droit à l’autodétermination ».

En coulisses, c’est surtout le jeu des grandes puissances qui fait entrave à une reprise sérieuse des négociations de paix, entre l’appui sans faille de Paris à la monarchie marocaine, les calculs russes et les atermoiements américains. À Washington, sans renier publiquement les marchandages de Trump pour ne pas froisser Israël, le département d’État est prêt à « appuyer fermement » les efforts de l’envoyé spécial pour permettre « la rep rise d’un processus politique crédible dirigé par l’ONU » et « faire avancer une solution durable » pour cette ex-colonie espagnole annexée en 1975 par le Maroc. Prudent, l’émissaire onusien souhaite « entendre les points de vue de toutes les parties concernées ». Un autre de ses prédécesseurs, l’Américain Christopher Ross, à qui fut confiée cette mission pendant huit ans, jusqu’à sa démission en 2017, regrettait, amer, il y a quelques semaines, l’impossibilité, « au Maroc, d’avoir une discussion raisonnée sur le Sahara occidental ».


 


 

Éditorial. Indifférence

Laurent Mouloud sur www.humanite.fr

« Nous aspirons à la paix, mais nous sommes contraints à la guerre. » Les mots de ce combattant du Front Polisario, recueillis par notre envoyée spéciale au Sahara occidental, résonnent bien au-delà du désert. Ils doivent interpeller la communauté internationale. Jouer un rôle d’électrochoc sur le sort inacceptable fait au peuple sahraoui, dont les terres sont grignotées et occupées illégalement par la monarchie marocaine depuis quarante-six ans. Et sur la poudrière que pourrait devenir cette zone alors que le cessez-le-feu historique de 1991 a volé en éclats.

Le Sahara occidental a vu reconnaître son droit à l’autodédermination depuis le départ du colon espagnol en 1975. Mais le référendum n’a jamais vu le jour.

Cet interminable conflit de décolonisation – le dernier en Afrique – doit beaucoup à l’inertie des Nations unies et au jeu de dupes des grandes puissances. Inscrit sur la liste des territoires non autonomes par l’ONU, le Sahara occidental a vu reconnaître son droit à l’autodétermination depuis le départ du colon espagnol en 1975. Mais le référendum n’a jamais vu le jour. Des décennies de renoncements et de vaines missions onusiennes. Ce 27 octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU doit renouveler une nouvelle fois le mandat des casques bleus. Mais avec quelle intention ? Jusqu’ici, le Maroc a pu étendre son emprise sans contrainte. Le royaume chérifien contrôle et administre aujourd’hui 80 % de cette vaste région côtière, riche en ressources naturelles. Il ne cesse d’y implanter infrastructures et habitations, de surarmer son « mur des sables ». Une stratégie à l’israélienne, jamais sanctionnée, qui relègue dans des camps la population autochtone et envenime les relations avec le voisin algérien, soutien des Sahraouis. Inadmissible.

Face à cette situation, nombre de pays – et la France en tête – ont fait leur choix : privilégier les relations diplomatiques et économiques avec le pouvoir marocain plutôt que le respect des droits légitimes d’un peuple autochtone à choisir son destin. L’Union européenne elle-même vient d’être épinglée par sa propre Cour de justice, qui a dû annuler deux accords de partenariat commercial avec le Maroc car ils concernaient le Sahara occidental… Un coup d’arrêt judiciaire au cynisme des États. Et à l’indifférence au colonialisme qui étouffe les Sahraouis.


 


 


 

Reportage dans les camps de réfugiés : sous le calme apparent de la jeunesse sahraouie…

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Près de Tindouf, en plein désert algérien, une génération éduquée mais privée de futur applaudit à la reprise des armes par le Front Polisario. Comme ses aînés, elle aspire à l’indépendance du Sahara occidental, prête à tout pour faire valoir son droit à l’autodétermination, consacré par les résolutions de l’ONU et piétiné par l’occupant marocain.

Aux heures brûlantes, quand la lumière se fait tranchante et l’ombre rare, le temps reste comme suspendu : pas un souffle d’air ne s’engouffre dans la khaïma (tente). Sous les pans de laine sombre et rêche tendus dans les sables, les nattes d’alfa tissé invitent à une halte : renoncer à toute marche, ralentir ses gestes, étirer les conversations. Des gamins de passage se régalent d’une bouillie d’orge raclée dans une écuelle de terre ; au fond de la tente, une vieille femme somnole, les yeux cernés de khôl, le corps et les cheveux couverts d’une melhfa noire.

« Maintenant, je suis bloquée ici »

Fatima Mohammed Salma traîne là son ennui. À 20 ans, cette jeune femme du camp de réfugiés sahraouis de Boujdour, à une trentaine de kilomètres de Tindouf, dans le Sud-Ouest algérien, aurait dû s’inscrire à la faculté de lettres de Mostaganem, après avoir achevé sa scolarité au lycée Simon-­Bolivar, dans le camp de Smara. La pandémie, puis les ennuis de santé de sa mère sont venus bouleverser ses projets. Des enseignants cubains lui ont bien suggéré de poursuivre des études de médecine à La Havane, mais… « trop loin, trop compliqué pour une jeune fille » : sa famille s’y est opposée. « Maintenant, je suis bloquée ici. Je préférerais partir en Espagne, travailler. Je pourrais accepter n’importe quel emploi pour aider les miens. Je ne vais pas rester ici éternellement, à ne rien faire, soupire-t-elle. Se marier, c’est se condamner à ne plus rien faire, à rester à la maison, à s’occuper des enfants. Tout est trop difficile ici. Je veux vivre, profiter de la vie, étudier ou travailler. »

Le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui

Fatima appartient à la deuxième génération de réfugiés nés dans les camps que gère, en Algérie, le Front Polisario, ce mouvement de libération nationale revendiquant l’indépendance du ­Sahara occidental. Depuis 1975 et la Marche verte du tyran Hassan II, le Maroc occupe 80 % du territoire de cette ex-­colonie espagnole, au mépris de toutes les résolutions internationales consacrant le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. La jeune femme a vu le jour une décennie après le cessez-le-feu de 1991 et les accords prévoyant, sous l’égide de l’ONU, la tenue d’un référendum par lequel les Sahraouis des territoires occupés comme ceux des camps étaient censés décider de leur destin. Las, après trente années d’un statu quo émaillé de multiples violations, la consultation, dont la monarchie marocaine n’a jamais voulu, a sombré dans les limbes. Quant au cessez-le-feu, il a fini par voler en éclats le 13 novembre 2020 à Guerguerat, dans cette zone tampon placée sous la responsabilité des casques bleus de la Minurso (mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental), quand Rabat a déployé son armée contre des civils. Ces protestataires bloquaient une route illégalement construite pour acheminer vers la Mauritanie voisine les ressources exploitées ici par l’occupant marocain.

« Le Maroc nous vole notre terre »

Une étole de coton bleu jetée sur les épaules, sur son voile incarnat, Fatima, loin du Front, se réjouit de la reprise de la guerre : « Nous espérions ça depuis longtemps. Nous ne sommes pas sur notre terre. Nous le ressentons comme une injustice. Le Maroc nous vole notre terre, ne nous laisse pas y revenir en hommes et femmes libres. Nous voulons qu’ils partent et ils ne partiront pas d’eux-mêmes sans que nous ne fassions rien. »

Dehors, des chèvres décharnées, accablées par la chaleur, errent en quête d’une improbable pitance, ruminant quelques déchets en plastique. Au pied d’un talus, la course folle de gamins gonflés de fierté sur leurs bicyclettes bringuebalantes finit par s’enliser dans les sables. Penchée sur une citerne souple, une aïeule sans âge en colmate les tuyaux avec de vieilles loques de tissu. L’eau, distribuée tous les quinze jours, est strictement rationnée : pour chaque réfugié, 15 litres par jour. Il en faudrait 20, au minimum, pour ne pas se déshydrater, assurer l’hygiène quotidienne. Les Algériens en consomment 180 litres par jour ; les Européens, 200.

Des centaines de réfugiés sans abri

À quatre heures de route de Boujdour, Dakhla garde les cicatrices des violentes inondations qui ont dévasté le camp, en 2015. Sous les pluies torrentielles, les bicoques de pisé se sont alors effondrées, laissant sans abri des centaines de réfugiés. Des ruines éventrées témoignent encore de la catastrophe. Au pied d’une dune éclairée par un croissant de lune, une veillée se prépare : un écran a été tendu ; des musiciens psalmodient une complainte ; la maquette d’un campement a été dressée. Des projecteurs aveuglants ne semblent là que pour conjurer les ténèbres d’antan : le camp a été relié à l’électricité il y a une quinzaine d’années tout au plus.

On commémore le violent démantèlement du camp de protestation de Gdeim Izik, le 8 novembre 2010, dans les territoires occupés. Ce jour-là, les forces marocaines ont déchaîné leur fureur répressive sur les 20 000 participants rassemblés en plein désert, à une douzaine de kilomètres de Laâyoune, pour faire entendre leurs revendications et donner un nouvel élan à la lutte. Onze agents des forces auxiliaires marocaines ont alors trouvé la mort dans les affrontements, puis des « coupables » désignés d’avance ont été appréhendés : certains n’étaient même pas présents au moment des faits…

Condamnés, au terme d’une parodie de justice

Ce soir, à Dakhla, des voix se succèdent pour exiger la libération des prisonniers qui sont, comme Naâma Asfari, des figures du combat pacifique, détenus depuis lors dans les geôles de Mohammed VI. Après l’épreuve de la torture, ils ont été condamnés, au terme d’une parodie de justice, à des peines iniques allant jusqu’à trente ans de prison. Le récit prend fin dans une flambée : on incendie les tentes figurant celles de Gdeim Izik, dans un geste de mémoire qui laisse les plus jeunes stupéfaits.

 llongé dans le sable, Ahmedna MBarek, 22 ans, suit avec attention la mise en scène. Voilà une douzaine d’années qu’il vit dans l’est de la France, où il est parti rejoindre son père, installé là depuis trente-cinq ans. Originaire du camp de Laâyoune, il n’avait plus revu les siens, dont sa mère, enseignante, depuis bientôt trois ans : la pandémie de Covid-19, avec la fermeture des frontières algériennes, a isolé les réfugiés, les coupant du monde. Le jeune homme étudie le droit : il entend devenir avocat, jongle entre les cours et son petit boulot de serveur. « Je ne m’imagine pas revenir vivre ici. Je veux un avenir, et ici il n’y en a pas, c’est dur mais c’est la vérité. Vivre à l’étranger m’a permis d’entrevoir un futur que je n’aurais pas eu dans les camps, confie-t-il, les traits assombris par une moue de gravité. Ici, malheureusement, même ceux qui ont étudié ne travaillent pas. Certains ont un diplôme d’ingénieur en poche, mais ils ne font rien. Ils ont les yeux rivés vers l’Europe : leur rêve, c’est partir, travailler, envoyer de l’argent à leur famille dans le besoin. »

« Les gens ne veulent plus dépendre de l’aide humanitaire »

Ceux qui restent se débrouillent malgré tout, s’associent pour donner corps à des projets collectifs. Les moins déshérités, destinataires des subsides envoyés par des parents en exil, montent souvent l’un de ces petits commerces qui ont fleuri depuis l’introduction, au tournant des années 2000, d’une économie monétaire qui a entraîné de profondes mutations sociales en creusant des inégalités propres à érailler le projet égalitaire du Front Polisario.

« Les gens ne veulent plus dépendre de l’aide humanitaire, qui, de toute façon, ne fait que s’amenuiser. Le peuple sahraoui place l’éducation, le savoir au-dessus de tout. Il y a donc parmi les réfugiés un haut niveau d’éducation et de politisation, une grande maturité chez les plus jeunes, qui, très tôt, se sentent dépositaires de notre combat de libération nationale », explique Ahmedna. Lui-même appartient à un réseau baptisé Jeunesse active sahraouie, qui a pour objectif de constituer des « communautés d’engagement » dans les camps, dans les territoires occupés comme dans la diaspora, pour sensibiliser aux enjeux du conflit, dénoncer le pillage des ressources naturelles, exiger la libération des prisonniers politiques.

« Je préfère la paix, mais… »

Entre les bicoques de parpaing qui ont remplacé le pisé détruit, quelques tentes, impeccablement dressées, font de la résistance. Aux aurores, sur le seuil d’une maison, un bambin fait vaciller dans le sable ses premiers pas, puis chute, aussitôt relevé dans un éclat de rire par une sœur à peine plus haute que lui. Dans l’ocre sèche de ce précaire village, d’habiles mains vertes ont donné vie à un miraculeux jardinet, par la grâce d’un puits d’eau saumâtre : un figuier, quelques pieds de tomates, des tiges d’oignons, un plant de courgette parti à l’assaut d’un grillage rouillé.

Dans l’unique allée du « marché » – une brève enfilade d’étroites boutiques –, des adolescents tuent le temps comme ils le peuvent ; un homme décharge d’une camionnette quelques cageots de légumes.

Natu Saïd est ravi d’échanger quelques mots de français, appris en 2014 lors d’un séjour dans un centre de vacances du Secours populaire à Gravelines (Nord). Sa famille est originaire de Jdiriya, en zone occupée ; ses parents sont nés dans les camps. À 19 ans, il tient la boutique de téléphonie appartenant à un oncle, le temps des vacances. Il étudie les sciences politiques à l’université de Skikda, dans l’Est algérien, à plus de 2 000 kilomètres d’ici. Depuis l’âge de 16 ans, il ne revient au camp qu’une seule fois par an. « Si je trouve l’occasion de travailler ici avec mon diplôme, ce sera bien. Sinon, je partirai. Je connais une famille en Espagne qui m’accueillait chaque été, enfant, pour les vacances. J’ai aussi des contacts en France », sourit-il. Mais le retour d’un conflit ouvert contrarie ses projets d’exil. « La solution pour nous doit être politique. Nous ne voulons pas la guerre mais une solution politique conforme aux résolutions des Nations unies, qui permette à notre peuple de vivre comme il l’entend. Mais, puisque ça n’aboutit pas, alors il faut la guerre : c’est la seule façon d’exercer une pression suffisante en faveur d’une solution politique », expose-t-il, en passant de l’espagnol au hassania, une variante de la langue arabe parlée par les ­Sahraouis. Lui-même est prêt, assure-t-il, à se porter volontaire pour rejoindre le Front : « Je préfère la paix mais, si les conditions l’exigent et que nous n’avons pas le choix, je suis prêt à prendre les armes pour défendre mon peuple. »

« Travailler, c’est la liberté »

Retour à Boujdour. À la tombée du jour, le travail ne fait que commencer pour Fatma Najem. Cette jeune femme volubile, au caractère bien trempé, a fondé voilà trois ans une coopérative de femmes. Dans la petite concession du quartier de Lemsid attenante aux locaux de l’Union des femmes sahraouies, un salon de beauté et même un hammam ont ouvert. Alors qu’elle allume le gaz qui chauffera l’eau du bain turc, sa fille de 3 ans lui file entre les jambes, avant de s’en aller sautiller sur le matelas d’eau de la citerne. Une réprimande, des pleurs, puis une étreinte. Sous la tonnelle, les premières arrivées plaisantent, étrillent les maris, commentent les dernières nouvelles du Front. Dedans, la vapeur, déjà, dénoue les corps. La melhfa relevée, à la lueur d’une faible lampe, Azza Ali lisse soigneusement les cheveux des femmes sorties du bain. À sa portée, quelques rouleaux, des huiles, une paire de ciseaux. Sur une étagère, un désordre de rouges à lèvres, de teintures, de vernis et de mascara. « Nous pouvons faire vivre nos familles avec ce que nous gagnons ici, fait remarquer Fatma. Travailler, c’est la liberté. »

À quelques sentes de là, Lamira Bachir Mohammed gagne sa vie, elle aussi, à la nuit tombée : elle orne les mains et les pieds des femmes de motifs ancestraux, qu’elle trace avec adresse au henné sous une cabane au toit de tôle ondulée. Ce n’était pourtant pas la vie qu’elle entendait mener. En préparant sa mixture végétale, la jeune femme se remémore, sourcils froncés, son chaotique chemin. Elle se trouvait à Misrata, lorsque les premiers grondements du chaos libyen l’ont surprise. Elle commençait à peine ses études de droit, sûre de devenir un jour avocate. « Quand le soulèvement, puis la guerre ont éclaté, je suis restée tout un mois recluse, avant de trouver un avion pour Alger. Je suis partie sans rien, j’ai laissé là-bas toutes mes affaires, je n’ai pris qu’un sac à main », soupire-t-elle. Revenue au camp, Lamira a épousé un émigré, un ouvrier agricole qui passe les saisons de récolte dans la région de Malaga. Ils ont un garçon de 7 ans et une fille de 2 ans, née en Espagne. « Avec la fin du cessez-le-feu, nous sommes revenus, pour être auprès de nos familles. Cette guerre, c’est très grave, cela nous inquiète, mais, en même temps, c’est une bonne chose : cela fait trop longtemps que nous, les Sahraouis, restons la bouche fermée. Seule une guerre peut faire bouger les choses », souffle-t-elle.

« Manifeste du Parti communiste » et « l’Art de la guerre »

Loin de là, à quelques encablures de la muraille de sable que l’armée marocaine a érigée sur 2 700 kilomètres pour se prémunir des intrusions du Front Polisario en territoire occupé, Omar Deidih, 23 ans, le visage dissimulé par un chèche vert kaki, prend des accents de stratège et de vieux sage pour conter la lutte de libération nationale de son peuple. Il a étudié en Algérie et à Cuba, se prépare à partir à Moscou pour une formation militaire. Il est féru de cybersécurité et d’histoire de la Révolution française, cite le « Manifeste du Parti communiste » et « l’Art de la guerre », de Sun Tzu.

« La guerre n’est pas un frein à l’éducation, on peut étudier tout en faisant la guerre. Je peux finir mes études tout en accomplissant ma mission militaire », dit-il dans un anglais sûr. C’est le plus jeune élément d’une unité opérant dans le secteur de Mahbès, sur une étroite bande frontalière aux confins de l’Algérie, du Maroc, du Sahara occidental et de la Mauritanie. Sans dévoiler son grade, il admet être officier, peint à grands traits la stratégie de guérilla dans laquelle il est engagé : harceler les forces marocaines, déserter le pas de tir aussitôt les roquettes lancées, puis guetter les répliques ; échapper aux drones de fabrication turque ou israélienne déployés par l’ennemi pour traquer les combattants du Front Polisario, dormir au milieu de nulle part, camper un jour ici, le lendemain ailleurs, être toujours imprévisible, insaisissable. Omar n’a jamais rencontré la plupart des membres de sa famille, pris au piège de l’occupation, de l’autre côté du mur ; il rêve de retrouvailles en chair et en os. « La révolution n’est pas une option, c’est une responsabilité, tranche-t-il. Les Sahraouis sont prêts au sacrifice. Le sang versé, c’est terriblement triste, mais il n’y a pas de liberté sans coût, tranche-t-il. Nous préférons mourir dans la dignité plutôt que plier. La guerre est pour nous la seule façon d’imposer le référendum d’autodétermination. Notre peuple ne veut plus subir la privation des camps, ni le joug marocain, la répression dans les territoires occupés. Il veut vivre libre. » Dans les limbes d’un désert convoité, il est le visage d’un peuple oublié, porté par un irrépressible élan d’indépendance et de liberté.

 publié le 25 février 2022

Grève chez Biomérieux :
16 jours de lutte dans
la fabrique des tests Covid

Guillaume Bernard   sur https://rapportsdeforce.fr

Depuis 16 jours, les salariés de Biomérieux, dans l’ouest lyonnais, sont en grève. L’entreprise affiche des bénéfices records depuis le début de la crise sanitaire, mais les augmentations de salaire restent en deçà de l’inflation. Retour sur un conflit qui tente de s’étendre dans la chimie lyonnaise.

 Depuis ses bureaux de Marcy-L’Étoile, dans l’Ouest lyonnais, Anne Gander réagit à un mail intitulé « crise sociale ». La DRH France de Biomérieux peste contre Émilie Senty, déléguée syndicale CGT sur le site de Craponne. « Elle va chercher à nous faire craquer…mais on va résister. Je vais aller à mon cours de Yoga avant de répondre », croit-elle écrire à une de ses collègues.

Le mail auquel elle répond à été envoyé par la CGT. Mais il ne contient pas la liste des divers destinataires habituels auxquels le syndicat s’adresse. Suspect. « Il faudra comprendre la tactique des destinataires qui évoluent », théorise la DRH, finalisant son mail et cliquant malencontreusement sur « répondre à tous ». Le vocabulaire martial de la DRH colle à la situation. Voilà 15 jours que, chez Biomérieux, deux camps se font face, se demandant chaque jour qui craquera le premier.

Grève à Biomérieux : deux camps

Dans le premier de ses camps, on trouve la CGT Biomérieux et des salariés grévistes. Le syndicat est minoritaire dans l’entreprise, face à une CFDT hégémonique. Mais depuis les débuts de la grève chez Biomérieux, il affirme que 200 grévistes adhèrent à ses revendications. Ce sont essentiellement des ouvriers de la partie production de l’entreprise, répartis sur deux sites, celui de Craponne (1300 salariés dont 75% de cadres) et celui de Marcy-L’Étoile (1200 salariés, même proportion de cadres). « Cette grève est essentiellement une grève de la production, des chaînes sont impactées et certains labos ne reçoivent plus nos livraisons », assure Michel Montoro, délégué syndical CGT sur le site de Craponne.

 Le second camp, c’est celui de la direction de Biomérieux. L’entreprise lyonnaise, qui emploie 12 800 salariés à travers le monde, dont 4000 en France, en grande partie situés dans l’Ouest lyonnais, est un des leaders du diagnostic in vitro. Elle fabrique, entre autres, les réactifs qui permettent de détecter le Covid-19 et affiche ainsi une croissance record. Après deux ans de crise sanitaire, son résultat opérationnel est passé de 389 millions d’euros à environ 800 millions. Elle affirme dans la presse que la grève n’affecte pas la production, que les grévistes ne sont pas si nombreux et ne représentent qu’eux même. Sans concéder aucune augmentation de salaire, elle attend que l’orage passe. 

Malgré les bénéfices, « des augmentations en deçà de l’inflation »

Les très bons résultats de l’entreprise ne sont pas étrangers à la grève chez Biomérieux. « Je me suis mis en grève parce qu’avec de tels bénéfices, je ne comprends pas qu’on ne nous accorde pas une augmentation générale au moins au niveau de l’inflation », déplore David, technicien. « On a fait beaucoup d’efforts mais ils ne sont pas reconnus. On est venus bosser pendant le premier confinement, on nous a demandé de produire plus. Et tout ce qu’on nous propose, c’est une hausse de l’intéressement ? Nous, ce qu’on veut, c’est du salaire ! », affirme Sylvie, opératrice de production.

Comme dans de nombreuses entreprises en cette période, la lutte qui s’est engagée chez Biomerieux porte sur l’augmentation des salaires. Mercredi 9 février, c’est le site de Craponne, qui débraye le premier. Après trois semaines de négociations annuelles obligatoires (NAO), la CFDT, syndicat majoritaire, accepte une augmentation de salaire relativement faible. Ce sera 2,3% pour le collège ouvrier, 2% pour les agents de maîtrise, et 0% pour les cadres. Pour les plus bas revenus de l’entreprise, dont le salaire hors prime est pratiquement au niveau du SMIC, cela représente une augmentation de 38 euros brut. La CGT ne signe pas.

« Les NAO sont un théâtre. A chaque fois on nous fait le même sketch sur 3 semaines et à la fin la CFDT signe ce que le patron avait prévu qu’elle signe », dénonce Michel Montoro, de la CGT sur le site de Craponne. Or, selon la dernière estimation de l’INSEE (janvier 2022) les prix à la consommation ont augmenté de 2,9% sur un an.

De son côté, la direction de Biomérieux affirme que l’augmentation salariale négociée lors des NAO est de 4%. Mais elle inclut dans son calcul, l’augmentation individuelle de 0,9%, délivrée « au mérite », ainsi que l’ancienneté annuelle de 1% (plafonnée à 16 ans d’ancienneté). Des mesures que les grévistes refusent de considérer comme des « augmentations générales », puisqu’elles ne concernent qu’une partie des salariés. Contactée, sur ce point, Biomérieux n’a pas répondu aux questions de Rapports de Force.

« Comme si tous les patrons s’étaient passé le mot »

« Lundi 7 février, deux jours avant la grève on a appelé la direction. On leur a dit que les salariés étaient énervés. On exigeait 100€ d’augmentation mensuelle, sinon il y aurait une grève. Ils ont cru qu’on ne ferait qu’un débrayage d’une journée, comme d’habitude. Mais cette fois la grève a bien pris et on la reconduit chaque jour. Maintenant on demande 300€ brut d’augmentation », explique Michel Montoro.

Depuis, la grève s’est étendue sur le site de Marcy-L’Étoile, à quelques kilomètres de Craponne. Le piquet de grève déménage régulièrement d’un site à l’autre et « le nombre de grévistes se maintient », explique la CGT. Une tentative d’étendre la grève de Biomérieux à d’autres entreprises, comme Sanofi, a vu le jour le 23 février.

La situation chez Biomerieux rappelle de nombreuses autres batailles sur les salaires menées notamment dans la chimie lyonnaise. Après deux semaines d’une grève historique fin décembre, les salariés d’Arkema, leader français de la chimie des matériaux, ont obtenu 70€ d’augmentation de salaire mensuel. Leur direction leur en proposait 50€. Le leader du PVC, Kem One a également essuyé une grève de 13 jours suite à des NAO jugées insatisfaisantes. Cette situation se retrouve ailleurs en France. Chaque semaine, de nouveaux conflits éclatent dans les entreprises sur la question des salaires.

 « C’est comme si tous les patrons s’étaient passé le mot de ne pas augmenter les salaires », ponctue Émilie Senty, déléguée syndicale CGT. De fait, les dernières négociations de la branche « fabrication à façon », dont dépendent les employés de Biomérieux n’ont porté les augmentations salariales qu’à 2,4%, soit, encore une fois, en dessous de l’inflation. Même si celle-ci n’a pas valeur d’obligation, « toutes les organisations syndicales ont refusé de signer, sauf la CFDT », explique Murielle Morand, membre du comité exécutif de la FNIC-CGT et ingénieure d’application chez Biomérieux, qui a participé à ses négociations. D’où la volonté des grévistes d’élargir la lutte à d’autres entreprises locales.

Tentative d’élargissement

 Mercredi 23 janvier, le piquet des grévistes de Biomérieux est installé sur le site de Marcy l’Etoile, soit à quelques centaines de mètres d’un des principaux sites de Sanofi en France (5000 salariés), notamment chargé de la production de vaccins. « Le but c’est de faire une jonction avec les salariés de Sanofi. Tout comme les capitalistes sont unis, les salariés doivent l’être aussi. C’est aussi cela qui leur fait peur », affirme Michel Montoro. Ainsi certains grévistes sont venus tracter dès 4h du matin, à proximité des locaux de Sanofi, pour alerter les salariés.

Deux délégués syndicaux CGT et quelques salariées rejoignent effectivement le piquet. Mais la jonction en restera là pour le moment et il n’y aura pas, chez Sanofi, de grève pour rejoindre Biomérieux. « Les salariés ne sont pas dans une dynamique de grève. On va avoir des baisses d’effectifs, le souci c’est plutôt de garder de l’emploi en ce moment », explique Laurent Biessy, délégué syndical CGT chez Sanofi. « L’extension, forcément, ça prend du temps », constate Michel Montoro. Mercredi après-midi, les grévistes ont déplacé leur piquet en bas des bureaux de leur direction. En fin de journée, ils ont voté la reconduction de leur mouvement.

publié le 25 février 2022

A Montpellier, le réflexe pacifiste face à l’invasion de l’Ukraine

sur https://lepoing.net

Collectifs militants, partis de gauche, organisations syndicales et de défense des droits humains, ressortissants ukrainiens et russes : près de 200 personnes ont manifesté ce jeudi 24 février devant la préfecture de Montpellier, contre l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Le mouvement pacifiste, discret en France ces vingt dernières années, est-il en passe de renaître ?

Dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 février les armées russes ont lancé une offensive d’ampleur sur l’Ukraine. L’appel à se rassembler devant la préfecture de l’Hérault jeudi soir a donc été lancé au tout dernier moment, par tout un panel d’organisations politiques et syndicales de gauche, d’associations de défense des droits humains, rejoints par des montpelliérains d’origine russe ou ukrainienne.

Ont répondus présents l’Union syndicale Solidaires, avec des drapeaux tout spécialement siglés “antifascistes” (une bonne part de l’extrême-droite européenne est pro-Poutine, ou l’était jusqu’aux récents évènements), la CGT, la FSU, le PS, Europe Ecologie Les Verts, LRDG, l’Union Populaire et la France Insoumise, le Parti Communiste, le NPA, sa récente scission Révolution Permanente, l’Union Communiste Libertaire, des collectifs militant sur le thème du changement climatique, la Ligue des Droits de l’Homme.

C’est que le conflit concerne très directement tous les européens. Sans même parler du risque d’escalade militaire selon les décisions des différents états majors, les conséquences économiques de cette poussée des armées russes sur le territoire ukrainien sont et seront importantes. L’Union Europénne importe 40% de son gaz depuis la Russie. Si la France ne fait pas partie des pays les plus dépendants aux décisions du Kremlin à ce niveau, l’impact pourrait malgré tout être énorme. En Angleterre le prix du gaz a déjà fait un bond de 30%. Chez nous le bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement sur l’énergie jusqu’au 30 juin 2022 vise à différer les effets de la hausse des prix à après les élections présidentielles. Le secteur agricole, et tout particulièrement l’élevage qui consomme énormément de gaz, se prépare au choc, avec également la montée des prix du blé dont l’Ukraine est un des principaux producteurs mondiaux. Côté russe, la Bourse de Moscou était en chute de près de 14% jeudi 24.

Les différents intervenants se sont aussi insurgés devant la préfecture de Montpellier de l’entorse à l’auto-détermination du peuple ukrainien que représente l’invasion russe. Les russes ont l’ingérence facile ces dernières années dans les pays frontaliers de l’ancien bloc soviétique, comme en témoignent les interventions pour sauver la peau des oligarques Loukachenko en Biélorussie et TokaÏev et Nazarbaïev au Kazakhstan, confrontés à de puissants mouvements de contestation populaire.

Des ressortissants ukrainiens et russes se sont exprimés, pour signifier un fort sentiment d’appartenance commune entre les deux peuples, condamner les visées de Poutine. “Il ne s’arrêtera pas à l’Ukraine, demain ce sera la Pologne ou les pays Baltes.”, s’inquiète l’un d’eux au micro. Si le déclencheur de l’invasion est l’inquiétude russe face à l’éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’alliance militaire de l’OTAN, la propagande du régime justifie à l’interieur de ses frontières l’invasion par la nécessité de défendre les républiques de Lougansk et de Donetsk dans l’Est ukrainien, tout juste reconnues par le gouvernement Poutine. Et par celle de défendre l’importante minorité russe de persécutions fantasmées. Les pays baltes ont aussi d’importantes minorités russes, envoyées à l’époque soviétique pour soutenir le développement industriel, qui vivent à l’écart du “miracle” néo-libéral, bien souvent dans des conditions de précarité économique très marquées. Une attaque de la Pologne ou des pays Baltes, tous membres de l’OTAN, signifierait automatiquement par le jeu des alliances l’entrée en guerre de l’ensemble de pays européens et des Etats-Unis. Un sommet exceptionnel de l’OTAN à lieu ce vendredi 25 février, pour décider des mesures à mettre en oeuvre pour la protection des frontières orientales du territoire de l’alliance, alors que les états-unis ont déjà annoncé l’envoi de 7 000 militaires, et qu’Emmanuel Macron annonce accélérer l’envoi de troupes en Roumanie. L’Europe est sous tension.

La majorité des personnes présentes semblent se revendiquer d’un réflexe pacifiste, être hostiles à une intervention directe des pays occidentaux en Ukraine par crainte d’une escalade guerrière, et privilégier des sanctions économiques pour stopper Poutine. Reste qu’en discutant, on se rend vite compte que l’unanimité n’est pas là : certains se rangent résolument du côté de l’impérialisme européen et états-unien, avec les représentants du PS ou de EELV.

Les récents conflits n’ont pas provoqués de grands sursauts pacifistes en France comme le monde a pu en connaître en 2003, au début de l’invasion de l’Irak. Un mouvement d’ampleur pourra-t-il émerger malgré les divergences évoquées ? Si oui, saura-t-il ne pas se laisser instrumentaliser par les intérêts de l’impérialisme et de l’OTAN, en restant sur le terrain d’un refus populaire de s’impliquer dans des guerres qui concernent principalement les conflits d’intérêts entre les bourgeoisies du Vieux Continent ? Quoiqu’il en soit, le cartel d’organisations à l’origine du rassemblement de ce jeudi soir ne compte pas en rester là, et d’autres initiatives sont à venir dans les prochains jours.

La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui toujours se connaissent, mais ne se massacrent pas.” Paul Valéry

publié le 25 février 2022

Ukraine.
Pour Francis Wurtz,
« La priorité des priorités est de rompre l’engrenage militaire »

Latifa Madani sur www.humanite.fr

Alors que les blindés russes encerclent Kiev et que l’Union européenne répond par des sanctions, il faut tout faire pour ouvrir une brèche à un règlement pacifique. Les explications de Francis Wurtz


 

En quoi la décision de Vladimir Poutine est-elle dangereuse et crée-t-elle un précédent du point de vue du droit international ?

Le droit international, c’est le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque pays, c’est le non-recours à la force, la reconnaissance de l’inviolabilité des frontières, l’égalité des droits des peuples et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le pouvoir russe commet - et banalise - une violation flagrante de toutes ces règles, qui sont à la base d’une communauté internationale civilisée. C’est en cela que cette agression est stupéfiante et irresponsable !

Cela fait des années que la Russie demande que ses frontières soient garanties…

Soyons clairs, rien ne peut justifier cette aventure de la part des dirigeants russes - ou du moins, de la part de Poutine - car je ne suis pas sûr que cette attaque aux conséquences incalculables fasse l’unanimité au sommet de l’appareil d’État russe.

Ce qui est vrai, c’est qu’il faut que le monde se pose la question : comment a-t-on pu en arriver là ? Il faut effectivement s’interroger sur toutes les décisions prises depuis la fin de l’Union soviétique qui ont contribué à ce que certains appellent aujourd’hui la « paranoïa » de Poutine. Je rappelle que dès l’an 2000, un homme comme George Kennan, jadis théoricien américain de la guerre froide, pronostiqua que « l’élargissement de l’OTAN vers l’Est peut devenir la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la guerre ».

En avril 2008, au lendemain du Sommet de l’OTAN à Bucarest, y compris un journal comme  Le Monde avertissait : « Plus que jamais, la Russie s’inquiète de l’élargissement de l’Alliance atlantique, perçue comme une tentative d’encerclement : «  l’apparition à nos frontières d’un bloc militaire puissant dont les actions sont régies par l’article 5 du traité de Washington (l’aide à un État membre en situation de légitime défense) est vécue comme une menace à notre sécurité » a rappelé Vladimir Poutine. »

Le mois dernier encore, George Beebe, ex-directeur d’analyse de la Russie à la CIA qualifiait, dans Le Figaro, la stratégie des États-Unis vis-à-vis de la Russie, d’« erreur d’analyse fondamentale » et invitait à prendre en considération, au sujet de la Russie, « l’obsession de sa sécurité » héritée de son histoire. Ce n’était donc un secret pour aucun dirigeant occidental.

C’est la raison pour laquelle, vous demandez, depuis des années, que se tienne une Conférence paneuropéenne sur la sécurité du continent. En quoi, celle-ci pourrait-elle être bénéfique tant aux Russes qu’aux Européens ?

Je milite effectivement depuis longtemps pour le lancement d’un processus de négociations ouvert à tous les États du continent européen, une sorte de nouvelle « Conférence d’Helsinki » de 1975, en vue d’aboutir à un « traité paneuropéen de sécurité » dont le principe fondamental serait qu’aucun pays signataire ne prenne, pour sa propre sécurité, une mesure affectant la sécurité d’un autre pays signataire de ce traité. L’OTAN n’a jamais voulu entendre parler d’un tel projet, précisément parce qu’elle serait bridée dans sa stratégie de domination militaire en Europe, particulièrement à l’Est.

Une telle Conférence est-elle toujours envisageable ?

Difficile d’imaginer aujourd’hui les États européens et l’Ukraine se réunir avec Poutine pour parler « droit international » et « coopération ». Même si on en a, plus que jamais, besoin. Dans un communiqué du 24 février le PCF demande à la France de porter fermement l’offre d’une telle conférence européenne de coopération et de sécurité collective pour un règlement politique du conflit. Il appelle à « une initiative paneuropéenne extraordinaire, en toute indépendance de l’OTAN et des États-Unis, pour remettre toutes les parties autour de la table de négociations ».

Emmanuel Macron est l’un des principaux promoteurs d’une « Europe de la défense ». Celle-ci est-elle à même de répondre aux questions que pose l’intervention russe ?

Bien sûr que non. D’une façon générale, la priorité des priorités, aujourd’hui, est de rompre l’engrenage militaire : les ripostes militaires suivies de ripostes aux ripostes, etc. Quand on entend le chef de la diplomatie française, Le Drian, souligner à l’adresse de Moscou que « l’OTAN est une alliance nucléaire », cela fait froid dans le dos. Le risque d’un engrenage de la folie meurtrière : voilà l’immense menace à conjurer. « Cessez-le-feu, retrait des troupes, retour à la diplomatie ! », voilà l’urgence, et non pas rajouter des armes aux armes, au risque de la provocation ou de la contre-provocation de trop.

L’OTAN sort-elle affaiblie de cette séquence ?

Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Ne faisons rien qui risque de nourrir des sursauts d’orgueil dans ces blocs militaires chauffés à blanc, quels qu’ils soient.

(1) Francis Wurtz, membre du PCF est également Président de l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8


 


 


 


 

Roland Nivet : « La paix est une construction »

sur www.regards.fr

Le Mouvement de la Paix condamne fermement les actes de guerre de la Russie et appelle partout à l’action pour dire non à la guerre. Nous avons rencontré Roland Nivet, le porte-parole du mouvement.


 

Regards. Que peuvent les mouvements pacifistes en temps de guerre ?

Roland Nivet. Nous avons déjà l’expérience de deux guerres mondiales qui sont la preuve que la guerre n’est jamais la solution. Le mouvement pacifiste est passé d’une opposition à la guerre à la formulation de propositions concrètes. La paix est une construction. Ça commence par réduire les dépenses d’armement. Il y a aussi d’autres initiatives que nous appelons de nos vœux : créer un observatoire des situations conflictuelles, augmenter les recrutements de diplomates, éduquer les jeunes générations à la paix. Enfin, pour créer les conditions d’une paix durable, nous devons repenser nos modes de coopérations entre pay. Ça passe par des échanges universitaires par exemple ou par la culture. Ce qui se joue en ce moment avec le conflit russo-ukrainien, c’est la question du monde dans lequel nous voulons vivre.

Moins de 24 heures après le début d’une nouvelle guerre en Europe, Macron a parlé de « tournant de l’histoire de l’Europe ». L’évolution en Ukraine évolue chaque minute mais les dernières nouvelles ne laissent pas penser que la paix est proche. Au contraire…

Je salue d’abord les initiatives diplomatiques d’Emmanuel Macron qui a cherché par tous les moyens à maintenir le dialogue avec la Russie qu’il faut cesser de diaboliser. Après une guerre, on peut compter les morts et on peut évaluer les destructions. Dans une situation de crise, on peut toujours retirer les blindés et discuter mais une fois que la guerre est engagée, c’est irrémédiable et on ne sait pas quand ça peut s’arrêter. Le puissant lobby militaro-industriel n’arrange rien. Les citoyens et les associations doivent maintenir la pression. L’histoire le montre : toutes les guerres se terminent par des négociations. Je pense que c’est encore possible. Mais il faut que les peuples se mobilisent. Et nous devons maintenir le dialogue avec la Russie.

Peut-on raisonnablement plaider pour le désarmement quand Poutine menace l’occident de sanction sans précédent si on devait « interférer » dans cette crise ? Il a parlé de « conséquences » qu’on « n’a encore jamais connues »…

Contrairement à ce que dit Emmanuel Macron, nous sommes à un tournant qui peut nous faire aller jusqu’à une crise nucléaire. Il faut que nous nous posions la question de l’élimination des armes nucléaires. En janvier 2017, la France a fait une conférence de presse commune avec les Etats-Unis pour dire qu’il ne fallait pas aller à l’ONU discuter du traité d’interdiction des armes nucléaires. Une autre contradiction, c’est le traité constitutif de l’Union européenne où il est écrit noir sur blanc que la sécurité européenne ne peut se concevoir que dans un lien étroit avec l’OTAN. La solution d’une paix durable ne peut passer que par le désarmement de nos sociétés et le renforcement de nos diplomaties.

Bertrand Badie explique souvent qu’aujourd’hui, le médiateur suprême ne passerait plus par une sorte de géopolitique orchestrée par les diplomaties nationales mais par les peuples et les sociétés civiles. Vous partagez son analyse ?

Le problème, c’est que les peuples n’ont pas encore pris pleinement conscience qu’ils représentaient la force dont parle Bertrand Badie. Même sur le désarmement nucléaire, on a fait un sondage avec le journal La Croix il y a 4 ans et qui révélait que 75% des Français voulaient le désarmement nucléaire et que 68% souhaitaient que l’on ratifie le traité d’interdiction des armes nucléaires. Si tous ces gens se mobilisaient, il est certain que l’Etat bougerait. Il faut que l’on arrive à une sorte de journée mondiale contre la guerre comme il y a en a eu au moment de la guerre en Irak.

 publié le 24 février 2022

 

Pour la paix et une solution

négociée en Ukraine

communiqué de presse de la CGT

Le président Vladimir Poutine a pris cette nuit la lourde responsabilité d’ordonner le bombardement de dizaines de sites militaires à travers toute l’Ukraine et aux troupes de l’armée de terre russe de franchir la frontière en plusieurs points du territoire ukrainien.

Ces bombardements supposément ciblés ont déjà touché des quartiers d’habitation et ont causé des pertes civiles. La vie de millions d’Ukrainiens est bouleversée.

Cette décision peut provoquer un embrasement dramatique de la région et conduit déjà les populations civiles de plusieurs grandes villes, en particulier de Kiev, à fuir vers l’ouest, abandonnant en catastrophe leurs logements.

La CGT alerte sur les risques de généralisation du conflit et appelle l’ensemble des dirigeants des parties concernées à ne jouer en aucun cas la carte de l’escalade.

Les armes doivent se taire immédiatement et laisser la place à une solution diplomatique plaçant au cœur l’aspiration des populations à vivre libres et en paix !

La CGT condamne, comme elle l’a toujours fait, les menées impérialistes des grandes puissances, l’irresponsabilité des dirigeants qui font le choix des armes plutôt que du dialogue, les cadres d’alliance militaire dont l’OTAN qui représentent une menace permanente pour la paix.

A l’instar de nombreuses voix en France et dans le monde, la CGT exhorte tous les responsables politiques à arrêter de suivre la logique militaire et à faire prévaloir l’aspiration des peuples à la paix.

Face à une guerre qui une fois encore se traduira par des morts, des destructions et des reculs sociaux, la CGT est aux côtes des travailleuses et travailleurs d’Ukraine, de leurs organisations syndicales. Elle est aussi aux côtés des travailleuses et travailleurs, des organisations syndicales, des pays qui seront rapidement impactés par cette guerre, notamment ceux de Russie et des pays limitrophes de l’Ukraine.

Tous les peuples sans exception – qui sont confrontés à une crise globale (climatique, sanitaire, sociale...) frappant d’abord les plus pauvres, les plus fragiles – n’ont rien à gagner à une nouvelle guerre !

Les priorités pour les peuples et l’avenir de l’humanité se nomment : paix, préservation de l’environnement, justice sociale, réalisation des droits humains, désarmement !

Nous revendiquons :

1. Un cessez-le-feu en Ukraine et la mise en œuvre des accords existants

2. L’arrêt des menaces et des livraisons d’armes à toutes les parties

3. Que les Nations-Unies soient le cadre privilégié d’élaboration des solutions politiques et diplomatiques pour régler la question ukrainienne.

Avec les organisations du Collectif national des marches pour la paix, la CGT appelle aux initiatives de mobilisation pour la paix et une solution négociée en Ukraine.

Montreuil, le 24 février 2022


 


 

STOP
à la guerre en Ukraine !

Communiqué de l’Union Syndicales Solidaires :

L’Union syndicale Solidaires condamne l’agression de la Russie contre l’Ukraine et apporte toute sa solidarité à la population qui subit ces attaques.

La guerre ne profite jamais qu’aux puissants, aux marchands d’armes et aux capitalistes. Les travailleuses et les travailleurs, les populations, vont subir les morts, les privations de libertés, les viols et pillages, les destructions. Les conséquences militaires et économiques dépassent le territoire de l’Ukraine et vont concerner pleinement la population française.

Les impérialismes russes et occidentaux, avec l’OTAN, s’affrontent sur un nouveau terrain. Ce sont les droits des peuples et les libertés qui sont en danger. Le bruit des bottes se fait de plus en plus fort derrière les discours martiaux.

L’Union syndicale Solidaires appelle à participer à l’ensemble des rassemblements et mobilisations des jours à venir contre la guerre.

Nous exigeons la paix, immédiatement !

Union Syndicales Solidaires – 24 février 2022

 publié le 24 février 2022

Guerre en Ukraine :
le Kremlin défie le monde

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Europe Vladimir Poutine a ordonné une intervention militaire d’ampleur, jeudi matin, afin de gagner par la force ce qu’il avait échoué à obtenir par la diplomatie : la garantie que Kiev ne rejoindra pas l’Otan. Jusqu’où ira sa volonté de restaurer la puissance russe sur la scène internationale ?

La guerre est de retour sur le sol européen. Sera-ce une guerre éclair et ponctuelle ou une « grande guerre », comme l’annonce le président ukrainien, Volodymyr Zelensky ? En tout état de cause, Vladimir Poutine a déclenché, au petit matin, jeudi, une « opération militaire » en Ukraine. La première invasion d’un État souverain par un autre État souverain sur le Vieux Continent depuis quatre-vingts ans. Le chef de l’État russe a prétexté d’un « génocide » des russophones dans l’est de l’Ukraine pour lancer une offensive aérienne et terrestre. Il a assuré ne pas vouloir d’une « occupation » de l’Ukraine mais sa « démilitarisation », ainsi que sa « dénazification ». Le Kremlin affirmait dès la veille que les responsables des « Républiques » séparatistes pro-Russes autoproclamées dans l’est de l’Ukraine avaient demandé l’ « aide » du président russe, Vladimir Poutine, pour « repousser l’agression » de l’armée ukrainienne. Depuis la reconnaissance par Poutine de ces républiques, lundi dernier, la « ficelle » était assez visible.

Pourquoi Poutine a-t-il choisi la guerre en Ukraine ?

Faute d’obtenir satisfaction par les voies diplomatiques, Moscou a choisi l’escalade, en recourant à l’option militaire. Son objectif officiel est connu tant il a été répété, et encore jeudi matin, lors de l’allocution télévisée de Vladimir Poutine : mettre fin à « l’expansion orientale de l’Otan, qui avance son infrastructure militaire toujours plus près de la frontière russe ». En décembre, Moscou formulait de nouveau la demande de ne pas inclure l’Ukraine dans cette dernière et de mettre fin aux coopérations militaires entre l’organisation atlantiste et Kiev. Aucun projet ficelé d’intégration de l’Ukraine n’existe, en fait. Mais la diplomatie russe s’appuie sur des précédents : la Pologne et les États Baltes ont intégré d’un même mouvement l’Union européenne et l’Otan, en contravention d’un engagement pris par les Occidentaux à la fin de la guerre froide.

Un « débat » a opposé les deux camps sur la réalité de cette promesse. Il a été tranché en début de semaine par les révélations du magazine allemand Der Spiegel, qui a publié un document retrouvé par un historien dans les Archives nationales britanniques. Il s’agit d’un procès-verbal d’une réunion des directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne, tenue à Bonn le 6 mars 1991. Il y est écrit noir sur blanc que les Occidentaux ont fait savoir aux Soviétiques que l’Otan n’irait pas au-delà de l’Elbe. La puissance russe peut donc légitimement se sentir trahie…

Ce qui s’est déroulé, hier, jeudi 24 février 2022, a donc sans doute commencé dans la poussière de la fin de la guerre froide. Vladimir Poutine a d’ailleurs placé le déclenchement de l’intervention militaire sous le sceau d’une volonté de rebattre les cartes distribuées. Le président russe a ainsi mis en cause « le système intégral des relations internationales » favorable à « ceux qui se sont déclarés vainqueurs de la guerre froide » et dénoncé un «  état d’euphorie créé par un sentiment de supériorité absolue, une espèce d’absolutisme moderne couplé avec des normes culturelles faibles et l’arrogance ». « La Russie n’arrive pas à analyser autrement la situation que sous le prisme d’un grand projet occidental destiné à miner son influence dans l’espace ex-soviétique », analysait la chercheuse Isabelle Facon dans nos colonnes.

À l’argument de la « trahison » des Occidentaux, Vladimir Poutine en a ajouté un, depuis l’été dernier : la « virtualité » historique de l’Ukraine. Lors d’un discours-fleuve, lundi dernier, il a refait l’Histoire en affirmant que « l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément par la Russie bolchevique et communiste ». Une phrase annonçait le coup suivant, préparé par le joueur d’échecs Poutine : « L’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. » Une vision qui inscrit Poutine dans le « courant grand-russien », comme l’explique le géographe Jean Radvanyi (lire page 6).

L’invasion de l’Ukraine ne peut donc être vue comme une réaction presque intempestive au refus des Occidentaux d’accéder à la demande russe de non-adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Elle s’inscrit dans une stratégie de long terme et survient à un moment manifestement choisi. Les signaux de division des Occidentaux se sont multipliés depuis un an : le retrait des troupes américaines de Kaboul sans concertation avec les alliés ; l’affaire Aukus et la bisbille entre la France, d’un côté, et la triplette États-Unis, Grande-Bretagne et Australie, de l’autre, sur la vente de sous-marins à cette dernière ; les déclarations d’Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale » de l’Otan.

Quelles sont les réactions des Occidentaux ?

De Paris à Washington, en passant par l’ONU, la condamnation a été unanime. Et après ? De quels moyens de pression disposent les États-Unis, les pays européens et l’Otan face à l’agression caractérisée dont s’est rendu coupable Vladimir Poutine ? Des sanctions ? Dès mardi, les États membre de l’Union européenne (UE) ont lancé une première salve : avoirs gelés pour une poignée d’oligarques et limitations, pour les banques impliquées dans le financement des séparatistes pro-Russes, qui ne pourront plus émettre ou échanger des obligations sur les marchés européens. Du côté de Washington, on tape aussi au porte-monnaie : Moscou a interdiction de lever des fonds, tandis que ses nouvelles émissions de dettes ne peuvent plus être négociées sur les marchés financiers américains ou européens. La décision la plus symbolique a été prise par Berlin, avec la suspension de l’autorisation de Nord Stream 2, un projet de gazoduc géant entre la Russie et l’Allemagne. Emmanuel Macron (lire page 7) a promis une réaction « sans faiblesse », à la fois « sur le plan militaire, économique, autant que dans le domaine de l’énergie », sans communiquer aucune décision concrète.

Ces sanctions peuvent-elles, comme l’annonce Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, « supprimer la croissance économique, accroître le coût des emprunts, augmenter l’inflation, intensifier la fuite des capitaux et éroder graduellement sa base industrielle »? En (infime) partie, peut-être. Sont-elles de nature à faire dévier la trajectoire belliqueuse du pouvoir poutinien ? Le plus grand doute est permis.

Quoi d’autre alors ? Si les mots des communiqués diplomatiques sont tranchants, ils s’arrêtent à la porte d’une riposte militaire. Aucune puissance ne se hasarde à évoquer cette éventualité. Sur le réseau social LinkedIn, le lieutenant général Alfons Mais, chef de l’armée de terre allemande, résume ainsi cette forme d’impuissance : «Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l’Alliance sont extrêmement limitées. Nous l’avons tous vu venir et nous n’avons pas été en mesure de faire valoir nos arguments, de tirer les conclusions de l’annexion de la Crimée et de les mettre en œuvre. » C’est sans doute l’asymétrie centrale de ce conflit naissant. Vladimir Poutine est prêt à mettre en jeu ce qu’aucun autre dirigeant au monde ne veut envisager, à savoir envoyer des soldats mourir pour Kiev.

Quels scénarios possibles ?

Bien malin qui peut prétendre connaître ou deviner la suite. Cette dernière dépend évidemment de la situation militaire : l’armée ukrainienne voire la population du pays, comme l’y invite Volodymyr Zelinsky, vont-ils offrir une résistance à l’armée russe ? Ou celle-ci va-t-elle se rendre maîtresse des nœuds stratégiques, voire de l’ensemble du territoire ukrainien ? Que fera Vladimir Poutine d’une victoire militaire acquise à peu de frais ? Qu’implique son objectif de « démilitariser » l’Ukraine ? Une occupation permanente ? Une partition de fait du pays ? L’installation d’un pouvoir fantoche ? À chaque étape, Vladimir Poutine a disposé d’un coup d’avance et a donné le tempo. Depuis le début de cette crise, le maître du Kremlin est aussi celui des horloges. Et depuis jeudi, celui de la guerre.

Manifestations « stoppez cette folie », crie la rue

L’armée russe est entrée en Ukraine sur tous les fronts et par tous les moyens possibles. Cité par l’AFP, un officiel anonyme du Pentagone disait jeudi n’avoir « jamais vu une manœuvre de ce genre, d’État-nation à État-nation, depuis la Seconde Guerre mondiale, certainement rien de cette ampleur, portée et échelle ». De quoi craindre le pire pour les civils. « Cette nouvelle phase des combats en Ukraine me fait froid dans le dos, lance, par exemple, Peter Maurer, le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). L’intensification et l’extension du conflit risquent de provoquer des morts et des destructions d’une ampleur qu’il est effrayant d’envisager, compte tenu des immenses capacités militaires en jeu. » Dans toute l’Europe, des manifestations sont organisées depuis jeudi : « Stoppez cette folie ! » En Russie, en revanche, le Kremlin a choisi de réprimer par avance les potentielles mobilisations anti-guerre sur son sol. Jeudi, plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées à Moscou et à Saint-Pétersbourg.


 


 

 

 

Éditorial. La paix comme projet politique pour les peuples

Par Fabien Gay sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de tensions, ce que nous redoutions est arrivé. L’armée russe est entrée en territoire ukrainien sous des raisons fallacieuses et illégitimes. Les armes ont donc parlé et, avec elles, la guerre. La guerre qui détruit les vies et ouvre des plaies qui ne se referment jamais. La guerre est là, en Europe, près de chez nous, encore plus présente et visible dans notre société de l’information en continu. On peut évidemment déplorer une escalade progressive des tensions, trouver une filiation historique à un ensemble de promesses non tenues et des accords de Minsk non appliqués, qui ont alimenté rancœurs, méfiances, haines et coups de force.

Néanmoins, Vladimir Poutine et son gouvernement sont les uniques responsables car ils ont décidé de porter leur pays dans une œuvre criminelle et destructrice. C’est le peuple ukrainien qui va en payer le plus lourd tribut dans l’immédiat. D’ailleurs, l’Ukraine se relèvera-t-elle de ces dépeçages territoriaux successifs et de cette agression insupportable et dangereuse qui fait peser de graves menaces sur toute une région ?

Cette invasion est le symptôme de notre monde : celui d’un désordre international violent et destructeur. Dans un capitalisme débridé et de concurrence sauvage, c’est l’issue belliqueuse et nationaliste qui prévaut sur tout. C’est d’ailleurs tout l’argumentaire cynique du dirigeant russe.

L’ONU devait se réunir jeudi soir, mais le G7 et l’Otan, organisation belliciste et obsolète, avaient déjà pris un train de sanctions contre Moscou, pourtant inefficaces depuis 2014. Pire, elles renforcent l’ultranationalisme de Poutine. Dans l’immédiat, c’est l’urgence humanitaire qui doit prévaloir. À ces milliers, peut-être ces millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes qui fuiront les bombardements, nous devons assistance. C’est là la première action européenne à porter.

Il faut ensuite retrouver immédiatement les voies du cessez-le-feu et du dialogue. La France doit porter cela au sein de l’ONU, en mettant tous les acteurs autour de la table. Un mouvement populaire doit se lever pour refuser la guerre totale et imposer la paix. Non pas comme un simple mot, mais comme un projet politique qui demande des efforts considérables de toutes parts pour en créer, par l’action politique et diplomatique, les conditions réelles. C’est à ce prix que nous arrêterons au plus vite cette guerre.

 publié le 23 février 2022

Gérard Filoche : « Pour la première fois depuis un siècle, il est possible qu’il n’y ait pas de député de gauche »

sur www.regards.fr

Il est un militant infatigable de l’union des gauches. Son objectif : reconstruire une grande maison commune de la gauche unie, pluraliste, démocratique sur un vrai programme de transformation sociale. Gérard Filoche publie Mai 68 : une histoire sans fin aux Éditions Atlande. Il est l’invité de #LaMidinale.

 

UNE MIDINALE À VOIR… https://youtu.be/ENjW2t2X2YE

 

 

ET À LIRE…


 

Sur la nostalgie des révolutions passées

« Mai 68, c’est l’avenir. C’est inachevé. C’est ce qui germe derrière toutes les questions politiques qui se posent à nous. »

« Il faut toujours mettre les questions électorales en relation avec les luttes sociales sinon on ne les comprend pas. »

Sur le rassemblement des gauches

« Il y a des moments où quand le mouvement social n’est pas assez puissant, les appareils politiques se croient tout permis. »

« Quand les appareils sont divisés, c’est le moins bien pour les masses. Chacun défend son bon de gras, son intérêt. C’est toujours la faute de l’autre. »

« Jamais je n’aurais cru voir une situation pareille. »

Sur la victoire de la gauche en 2022

« Je suis pour exclure tout camarade de gauche proche de moi qui n’y croit pas [dans la victoire de la gauche]. » (Ironique)

« Tant que ça n’est pas perdu, vous n’avez pas le droit de considérer que c’est perdu. »

« Le vrai problème aujourd’hui, c’est l’abstention. Et l’abstention est liée à la division. »

Sur les rapports de force à gauche

« Hollande et Valls ont trahi le PS lui-même et la gauche toute entière. Ça laisse des séquelles profondes. »

« La gauche a été remodelée. Et ça n’est pas fini. »

« Je rêve d’un congrès du Globe. »

Sur le projet d’Emmanuel Macron

« Si Macron est réélu, la réforme de la sécurité sociale est le pire qui va nous arriver. »

Sur le vote utile à gauche

« C’est pas la parole de Ségolène Royal qui va arbitrer les problèmes que nous avons. »

« On parle plus du vote utile que du fond des programmes. »

« Le vote utile fonctionnera à la fin. Mais le vote utile ne crée pas plus d’élan que d’adhésion. »

« Faire l’unité, c’est rencontrer les gens et les respecter. »

Sur le dénominateur commun à gauche

« La lutte de classe domine tout. »

« Il y a une question de hiérarchie. Il y a une question de compréhension globale du monde et de la marche globale du monde pour sa transformation. Je suis toujours un militant pour la révolution socialiste et la révolution socialiste réglera les problèmes de Sandrine Rousseau comme ceux de Ian Brossat. »

Sur le rassemblement de la gauche après les présidentielles, pour les législatives

« Dire qu’il va y avoir un accord de la gauche en juin alors qu’il n’a pas eu lieu en avril, le récit va être difficile à faire avaler aux électeurs. Et ça commence mal : nos amis verts commencent déjà à dire qu’ils vont présenter 577 candidats, que Benjamin Lucas de Génération.s va se présenter contre Ugo Bernalicis de La France insoumise, Karima Delli de EELV contre Adrien Quatennens… C’est invraisemblable. »

« Il y aura aussi 577 candidats socialistes parce que l’appareil PS a beaucoup de difficultés et dira à Olivier Faure que s’il ne présente pas des candidats partout, c’est qu’il veut liquider le parti. »

« Et le PCF, parce qu’il considérera qu’il a fait un bon score avec 2, 3 ou 4%, voudra aussi présenter des candidats partout. »

« Pour l’instant, LFI ne participe pas aux discussions sur les législatives. Le mot d’ordre national, c’est d’attendre le résultat de la présidentielle. »

« Je le dis avec tristesse mais il y a le risque que, pour la première fois depuis un siècle, qu’il n’y ait pas du tout de députés de gauche. »

« Il faut faire des AG communes de toute la gauche dans les circonscriptions et, sur le modèle du Printemps marseillais, trouver la méthode pour avoir le candidat qui correspond le plus à la circonscription - avec, au besoin, une primaire ! »

« Pour le rassemblement, il faut être d’accord sur la plateforme : 1800 euros pour le SMIC, 32 heures hebdomadaires, 60 ans pour la retraite, pas plus de 20 fois pour les salaires maximaux et pas plus de 5% de non-CDI dans les entreprises. »

« Même Angela Merkel, avec le SPD, a fait passer qu’il n’y aurait pas plus de 2,5% de précaires par entreprises de plus de 300 salariés. »

« Sur le nucléaire, il y a déjà eu deux fois des accords : on doit bien pouvoir trouver une solution pour avoir un compromis pour en sortir. Je suis pour en sortir, je ne sais pas quand exactement mais on verra bien ! »

« Mon slogan est simple sur l’Europe : je suis pour un Macronxit et après, on verra ensemble pour faire avancer l’Europe. »

« Il y a 80 à 90% d’accords à gauche : on peut le faire ce congrès du Globe ! »

« Dès que la gauche est unie, la solution est là. »

« La gauche est majoritaire à la base. »

Sur le jour d’après et la gauche

« Il faut restaurer un espoir politique pour redonner de la vigueur aux luttes sociales. »

publié le 23 février 2022

Inégalités climatiques : l’empreinte carbone vertigineuse des milliardaires

sur www.greenpeace.fr

Le patrimoine financier des 63 milliardaires français émet autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population française : c’est ce que révèlent Oxfam France et Greenpeace France dans une étude inédite. L’ampleur de ces inégalités climatiques pose la question du partage de l’effort dans la transition écologique à accomplir, surtout après un quinquennat marqué par le mouvement des Gilets jaunes. Pour les deux associations, si le gouvernement choisissait de faire peser la fiscalité carbone sur les plus pollueurs en créant un Impôt sur la fortune (ISF) climatique, il gagnerait en crédibilité et la transition écologique en acceptabilité sociale.

Le patrimoine financier des milliardaires : une empreinte carbone colossale

Avec au moins 152 millions de tonnes équivalent CO2 en une année, le patrimoine financier (1) de 63 milliardaires français émet autant que le Danemark, la Finlande et la Suède réunis (2).

En regardant dans le détail, seulement trois milliardaires français émettent, au travers de leur patrimoine financier, un peu plus d’un cinquième   des Français. À elle seule, la famille Mulliez (Auchan) émet autant que 11 % des ménages français, soit plus que tous les habitants d’une région comme la Nouvelle-Aquitaine.

Pourquoi s’intéresser au patrimoine financier des milliardaires ?

Jusqu’à présent, plusieurs études ont calculé les émissions associées au style de vie et de consommation des milliardaires. Or, lorsque l’on s’intéresse à l’empreinte carbone de leurs actifs financiers, on s’aperçoit que leur consommation (jets privés, yachts etc.) n’est que l’arbre qui cache la forêt (3). La réalité est qu’au-delà de leur mode de vie, c’est leur patrimoine financier, via leur participation dans des entreprises polluantes, qui est le poste le plus important de leur empreinte carbone totale. Dès lors, les disparités climatiques explosent, pour atteindre des niveaux vertigineux.

Selon Alexandre Poidatz, chargé de plaidoyer Finance et Climat chez Oxfam France :Pour garantir une transition écologique socialement juste, le changement de logiciel est simple : le poids de la transition écologique doit être transféré des consommateurs les plus précaires, qui polluent le moins, aux producteurs les plus riches, qui polluent le plus et ont les moyens de transformer ces outils de production”. 

La place qu’occupent les milliardaires dans les entreprises qu’ils financent leur offre un pouvoir prépondérant dans la prise de décisions et une capacité à opérer un virage écologique, qui fera émerger des solutions bas-carbones pour toute la population, y compris pour que les plus précaires puissent mieux consommer, sans que ce soit le fruit d’une contrainte.

Pour Clément Sénéchal, chargé de campagne climat à Greenpeace France :Les ultra-riches posent aujourd’hui une continuité de problèmes à la communauté : ils pilotent des entreprises généralement climaticides, bâtissant ainsi leur fortune sur des investissements qui sont nocifs au climat. Ils en tirent un mode de vie généralement nuisible à la planète et  bloquent indirectement toute transition par l’intermédiaire des lobbies industriels. Les 15 millions de tonnes de CO2 que l’État est sommé d’éliminer d’ici à la fin de l’année, suite au jugement rendu dans l’Affaire du Siècle, se trouvent  d’abord dans les poches des milliardaires.”

Dans le top trois des empreintes carbones des milliardaires (4) se retrouvent des secteurs particulièrement polluants qui doivent accélérer de toute urgence leur transition vers une économie bas-carbone :

  • Gérard Mulliez, Auchan (grande distribution) 

  • Rodolphe Saadé, CMA CGM (opérateur de transport maritime),

  • Emmanuel Besnier, Lactalis (agro-alimentaire)

L’ISF climatique : du partage de l’effort à la justice sociale

L’ampleur de ces inégalités pose la question du partage de l’effort dans la transition écologique à accomplir, surtout dans un pays où la fiscalité carbone pèse proportionnellement beaucoup plus sur les ménages les plus modestes que sur les ménages les plus aisés (5).

Afin de renverser la pression fiscale en engageant un partage de l’effort plus juste, Greenpeace France et Oxfam France préconisent ainsi l’instauration :

  • D’un ISF climatique, qui rapporterait au moins 6,8 milliards d’euros en 2022, grâce uniquement à son volet climat (6).

  • Une taxe supplémentaire sur les dividendes pour les entreprises qui ne respectent pas l’Accord de Paris, qui rapportera au minimum 17 milliards d’euros aux finances publiques (7). 


 

Notes

  1. L’empreinte carbone des milliardaires français est calculée, non pas via les émissions issues de leur mode de vie, mais via les actifs financiers qu’ils possèdent dans leur “principale entreprise”. Autrement dit, nous avons attribué à chaque milliardaire une partie de l’empreinte carbone de l’entreprise dans laquelle il détient le plus de parts, dite “entreprise principale”. 

  2. Émissions territoriales en 2019 (source : OCDE). 

  3. Jusqu’à présent, plusieurs études ont calculé les émissions associées au style de vie et de consommation des milliardaires : un milliardaire émet en moyenne 8 190 tonnes de CO2, notamment en lien avec l’utilisation de son yacht et ses déplacements en voiture, avion ou hélicoptère (source : The Conversation, 2021). En comparaison, l’empreinte carbone moyenne de consommation (hors patrimoine financier) par Français·e se situait aux alentours de 8 tCO2 eq.

  4. Par ailleurs, l’empreinte carbone du patrimoine financier d’un Français moyen s’élève à 10,7 tCO2 eq (source : Greenpeace, 2020). Dans cette étude, on relève que l’empreinte carbone moyenne du patrimoine financier des 63 milliardaires étudiés s’élève à 2,4 millions tCO2 eq.

  5. La liste complète du classement des 63 milliardaires est disponible sur le site de oxfamfranceici

  6. En France, l’empreinte carbone moyenne d’un individu appartenant au 1 % les plus riches est 13 fois plus importante que celle des 50 % les plus pauvres, en raison du mode de vie (source : Oxfam 2020). Pourtant, la fiscalité carbone pèse ainsi 4 fois plus lourd en proportion de leurs revenus sur les 20 % de ménages les plus modestes, par comparaison avec les 20 % de ménages les plus aisés (source : gouvernement 2021).

  7. Il s’agit d’une estimation théorique, qui donne un ordre de grandeur, mais qui serait susceptible de varier si, par exemple, on comptabilisait l’ensemble des millionnaires et milliardaires assujettis à l’ISF ainsi que l’intégralité de leur patrimoine financier et des émissions de gaz à effet de serre associées, ou si on lui apportait des réglages différents (assiette, barème, etc).

  8. Dans une étude publiée en 2021, Oxfam France montrait par exemple que 32 entreprises du CAC 40 avaient une trajectoire de réchauffement supérieure à 2 °C. Sur la base d’une évaluation en 2021 : les dividendes versés par ces 32 entreprises s’élevaient à 33,9 milliards d’euros (source : lettre Vernimmen N°194, janvier 2022).

Les réponses des entreprises sont disponibles sur demande.

 publié le 22 février 2022

Ukraine. Le chemin de la paix de plus en plus étroit

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Vladimir Poutine a reconnu lundi 21 février l'indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk. Pourtant, le matin, l'Élysée avait annoncé un futur sommet entre les présidents russe et états-unien. Si la médiation française a permis de rétablir la discussion, la reconnaissance de l'indépendance des républiques autoproclamées rend la tenue de ce sommet un peu plus incertaine. Joe Biden, président des États-Unis avait prévenu que sa participation était soumise au fait que la Russie n'envahisse pas l'Ukraine.

Emmanuel Macron a d'ailleurs convoqué un Conseil de défense à l'Élysée. Le chef de l'État français multiplie les contacts avec les présidents russe Vladimir Poutine et ukrainien Volodymyr Zelensky, avec le chancelier allemand Olaf Scholz et les responsables européens Charles Michel et Ursula Von der Leyen. Pour cette dernière « la reconnaissance des deux territoires séparatistes constitue une violation flagrante de la loi internationale, de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et des accords de Minsk ». Mardi, le président ukrainien a demandé «l'introduction immédiate de sanctions pour un nouvel acte d'agression».

Ce conflit met en exergue des intérêts divergents qui doivent être pris en compte pour éviter le pire.


 

Comment en est-on arrivé là ?

Le froid et le chaud soufflent toujours sur l’Europe orientale. Dimanche, le chef d’État français, Emmanuel Macron, s’est entretenu par téléphone pendant une heure quarante-cinq avec son homologue russe, Vladimir Poutine. Au menu des discussions, la crise en Ukraine, à la frontière de laquelle Moscou a massé, selon Washington, pas moins de 150 000 soldats.

Le conflit larvé a déjà fait, depuis 2014, près de 14 000 victimes. Le Kremlin et l’Élysée se sont entendus sur divers points qui permettent de rouvrir un canal diplomatique.

Cela permet de faire un pas avant la rencontre, déjà prévue, entre les chefs des diplomaties états-unienne, Antony Blinken, et russe, Sergueï Lavrov, jeudi. Ce dernier pourrait être vendredi à Paris. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’Élysée a même précisé que tant Vladimir Poutine que Joe Biden avaient « accepté le principe » d’un sommet entre eux qui sera ensuite élargi à « toutes les parties prenantes » à la crise en Ukraine.

La tenue de ce sommet est toutefois devenue très incertaine après l'annonce lundi soir à la télévision russe par Vladimir Poutine de la reconnaissance de l'indépendance des deux territoires séparatistes de l'Est de l'Ukraine. Il a également ordonné à l’armée russe d'y « maintenir la paix »

La situation est tendue, mais la médiation française a permis aux canaux de discussion d’être à nouveau ouverts. Aboutir à une paix nécessite de répondre aux préoccupations des différents acteurs. Lesquelles ?

Les exigences de sécurité de Moscou

Le 17 décembre, Moscou a présenté deux projets de traité aux États-Unis et à l’Otan. Le premier demandait que l’Alliance atlantique n’accepte pas de nouveaux adhérents à l’Est et ne positionne pas de troupes ou de matériel dans les pays qui ont rejoint l’Otan après 1997. Depuis 2004 et l’adhésion des pays Baltes, Moscou partage 10 % de sa frontière avec des pays de l’Alliance, alors que, à la fin de la guerre froide, il avait été promis aux dirigeants soviétiques puis russes que cela n’adviendrait jamais (voir l’article paru hier 21 avril sur notre site 100paroles). Depuis 2008, l’Ukraine et la Géorgie figurent sur la liste des pays candidats à l’adhésion, avec l’approbation de Washington.

L’été suivant, le président d’alors, Dmitri Medvedev, avait fait une proposition de « pacte de sécurité paneuropéen », pour donner des assurances de sécurité réciproques aux deux camps. Les Occidentaux n’ont pas donné suite. C’est ce même type de compromis que les Russes souhaitent voir discuté. Le deuxième traité sur la table vise à interdire le déploiement de missiles de moyenne portée dans des zones qui pourraient toucher le territoire adverse, une proposition déjà énoncée en 2019.

Les États-Unis n’ont répondu que partiellement aux demandes russes : niet sur l’extension de l’Otan, et des concessions mineures en matière balistique, avec des propositions de contrôles réciproques. Parallèlement, l’Otan a envoyé des renforts dans les pays concernés par la proposition de traité russe, telle la Roumanie, et renforcé sa coopération avec l’Ukraine.

Le communiqué de l’Élysée permet une réouverture des discussions. Il annonce que, « si les conditions sont remplies », il y aura « une rencontre au plus haut niveau en vue de définir un nouvel ordre de paix et de sécurité en Europe ». C’est un progrès. Depuis des années, le Parti communiste français revendique, comme il le rappelait dans un communiqué, « une conférence européenne large, incluant la Russie, de paix et de sécurité collective, afin de négocier chacun des points de tension et parvenir à un règlement global. La sécurité en Europe ne peut être assurée sans la sécurité de la Russie ». Une telle initiative permettrait de répondre aux besoins de la Russie, mais pas seulement. Moscou aussi doit répondre à certaines exigences.

La question de l’ingérence russe

Une telle rencontre est inspirée de la conférence d’Helsinki de 1975. Cette dernière avait permis une détente en Europe et stipulait le respect de l’intégrité territoriale des États et un refus des ingérences étrangères – dont ne sont avares ni Moscou ni Washington. Les pays occidentaux reprochent à Moscou de vouloir « recréer (une) sphère d’influence », selon les termes employés samedi par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan.

L’accusation n’est pas totalement dénuée de fondement. La Russie est déjà intervenue chez ses voisins qui se détournaient d’elle. Début 2008, la Géorgie commence la procédure d’adhésion à l’Otan et se sent pousser des ailes. Pendant l’été, le gouvernement de Mikheil Saakachvili lance contre deux régions indépendantes de facto depuis la fin de l’URSS, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, une offensive militaire. Prenant ce prétexte, Moscou intervient militairement et repousse celle-ci, s’assurant un contrôle sur les zones séparatistes.

Depuis la fin de la guerre froide, plusieurs conflits sont gelés. Moscou entretient deux provinces séparatistes en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et la Transnistrie en Moldavie. Très régulièrement, l’aviation russe franchit la frontière dans les pays Baltes. Et Moscou a été accusé de plusieurs cyberattaques contre les États voisins ces dernières années, voire de tenter d’influencer des campagnes électorales. Seul le choix du dialogue permet d’adresser toutes ces questions au Kremlin.

La restauration d’un État ukrainien démocratique et souverain

L’Ukraine se trouve au cœur du cyclone. Depuis la fin de la guerre froide, elle a été tiraillée entre partisans d’une intégration euro-atlantique et partisans de bons liens avec la Russie. En 2014, avec le soutien des États-Unis, des manifestations pour l’accord d’association avec l’Union européenne, place Maidan, entraînent le départ du président Viktor Ianoukovitch et l’installation d’un pouvoir dont les premières mesures sont hostiles aux droits des russophones. Moscou s’empare alors de la Crimée, où la majorité de la population est russe et où se trouvait l’une de ses principales bases à l’étranger, Sébastopol. Dans l’est du pays, des insurgés russophones se sont emparés du Donbass, créant les républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk.

Pour faire cesser les hostilités, des accords ont été signés à Minsk, en septembre 2014, prévoyant un cessez-le-feu, mais également une autonomie du Donbass au sein de l’État ukrainien. Cette question est à l’arrêt, Kiev arguant que celui-ci est occupé par la Russie. S’appuyant sur les accords de Minsk, Kiev exige un départ des forces russes de ces régions avant de changer la Constitution. Son négociateur, Dmitri Kozak, a récemment déclaré que, les négociations « étant au point mort depuis 2019 », Kiev ne mettra jamais en œuvre les accords.

De son côté, le Parlement russe a invité le Kremlin à reconnaître l’indépendance de ces régions ukrainiennes. Vladimir Poutine y aura donc répondu favorablement dès lundi soir. Par ailleurs, il a déclaré lundi que les accords de Minsk n’avaient « aucune perspective ». La voie du dialogue est plus que jamais nécessaire, sinon, comme en Transnistrie, en Géorgie ou ailleurs, le conflit ukrainien, gelé par moments, brûlant à d’autres, continuera de menacer la paix en Europe des années encore.


 


 


 

Moscou s’isole en reconnaissant les Républiques du Donbass

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Vladimir Poutine a déclaré l’indépendance des régions séparatistes de l’est de l’Ukraine. Une décision qui fait suite à la fin de non-recevoir de l’Otan aux demandes de garantie de sécurité de la part de la Russie.

Le fragile statu quo qui maintenait l’Ukraine dans une relative paix ne tient plus dans l’est du pays. Lundi soir, Vladimir Poutine a annoncé, lors d’une allocution télévisée aux accents très nationalistes, qu’il reconnaît l’indépendance des Républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk dans le Donbass. « Je tiens à souligner une fois de plus que l’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel », a-t-il déclaré. « L’Ukraine a été créée par la Russie, ou, pour être précis, par les bolcheviques. (…) Lénine et ses associés l’ont fait d’une façon très dure pour la Russie, en séparant ce qui était la terre russe historique. (…) Laissez-moi répéter que ces territoires ont été transférés avec la population qui était historiquement la Russie », a-t-il ainsi justifié. Concernant l’actualité, il a accusé Kiev d’orchestrer un « génocide qui touche 4 millions de personnes ».

Cette décision du Kremlin fait peut-être suite au refus des États-Unis de mettre fin à l’extension à l’est de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et à la non-application par l’Ukraine des accords de Minsk, à l’origine du cessez-le-feu de 2014 prévoyant une autonomie du Donbass. Elle crée une situation inflammable. Dans la foulée, deux décrets présidentiels ont été signés pour que « les forces armées de la Russie (assument) les fonctions de maintien de la paix sur le territoire (des) Républiques populaires ». Moscou promet n’avoir pas l’intention « pour l’instant » d’envoyer des forces dans l’est de l’Ukraine. L’agence Reuters a pourtant pu observer des tanks sans insigne dans la ville de Donetsk, ce mardi matin. Deux accords « d’entraide » ont été ratifiés par le Parlement russe, mardi.

Zelensky Prévient qu’il ne cédera pas « une parcelle » du pays

Si la population du Donbass peut se sentir protégée d’une offensive de Kiev, le risque est désormais qu’armées ukrainienne et russe se retrouvent face à face, et qu’une provocation, de part ou d’autre, n’entraîne un conflit généralisé. Plus d’un millier de violations du cessez-le-feu, de la part des deux camps, ont été enregistrées depuis jeudi par l’OSCE. Volodymyr Zelensky, président ukrainien, a prévenu qu’il ne céderait pas « une parcelle » du pays et invité ses alliés à lui apporter un soutien « clair ». Il a envisagé une rupture des relations diplomatiques avec Moscou. Les alliés de l’Ukraine n’ont pas tardé à réagir. Plusieurs États ont pris des sanctions économiques. La plus notable est prise par l’Allemagne : l’entrée en fonction du gazoduc Nord Stream 2 a été suspendue (voir encadré). Londres a sanctionné trois milliardaires et cinq banques russes proches du Kremlin. Les représentants des vingt-sept pays de l’Union européenne (UE) ont annoncé des sanctions contre les responsables des décisions prises par Moscou, ainsi que contre les banques qui financent l’armée russe. L’État russe se voit par ailleurs privé d’accès aux marchés européens de capitaux. La réponse est aussi militaire. Berlin se dit prêt à déployer des soldats en Lituanie, pays frontalier de la Russie et de son allié biélorusse. Le vice-ministre lituanien de la Défense, Margiris Abukevicius, a annoncé que plusieurs pays de l’UE mobiliseraient leur équipe de « cyberdéfense » pour venir en aide à l’Ukraine en cas d’attaque informatique. Les États-Unis devaient également annoncer des sanctions, hier.

Le chef du kremlin dément vouloir « reconstituer un empire »

Sur le plan diplomatique, Moscou s’est isolé. Lors d’une réunion du Conseil de sécurité, lundi, plusieurs pays du Sud ont critiqué son attitude. « Nous pensons que tous les pays doivent résoudre les différends internationaux par des moyens pacifiques, conformément aux buts et principes de la charte des Nations unies », a déclaré l’ambassadeur chinois Zhang Jun, qui n’a pas soutenu Moscou, et invité toutes les parties à la « retenue ».

La Russie suscite aussi une inquiétude dans son « étranger proche ». Lors d’une rencontre avec son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, Vladimir Poutine a dû démentir vouloir « reconstituer un empire ». Il explique que le sort réservé à l’Ukraine est différent de celui de l’Azerbaïdjan ou du Kazakhstan car « le territoire de ce pays est utilisé par des pays tiers pour créer de menaces à l’égard de la Russie ». La Russie se sent fragilisée depuis des années, et, de n’en avoir pas tenu compte en poussant l’Otan toujours plus loin à ses frontières, les Occidentaux partagent désormais le même sentiment. Le dialogue doit reprendre d’urgence. Le conflit a déjà fait 14 000 victimes depuis 2014.


 


 


 

Au Donbass,
les habitants espèrent enfin la paix

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

UKRAINE Dans l’est du pays, la population a accueilli favorablement la décision du président russe de reconnaître l’indépendance des deux Républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk. Tous sont persuadés que cela amènera l’apaisement attendu depuis huit ans.

Donetsk, Gorlovka (Donbass), envoyé spécial.

Un épais brouillard a recouvert Donetsk, ce mardi matin. Ni l’annonce intervenue lundi soir, par Vladimir Poutine, de reconnaître l’indépendance des deux Républiques autoproclamées de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR), ni le conflit qui se poursuit sur la ligne de front ne semblent perturber la vie quotidienne des habitants. Certains cherchent des distributeurs pour retirer de l’argent qui fonctionnent, d’autres des stations avec de l’essence, la plupart n’ayant plus que du gaz, mais la majorité se rend au travail. « Depuis huit ans, nous nous sommes habitués à ce type de pénuries, aux combats. Mais j’espère que les choses vont désormais s’améliorer avec l’annonce de Vladimir Vladimirovitch », nous confie Lena.

Malgré le couvre-feu, quelques instants après le discours du président russe, une trentaine de personnes se sont rassemblées sur la place centrale, juste à côté de la statue de Lénine, pour célébrer l’événement. « C’est historique. Personne ne s’y attendait», confirme l’un d’eux, drapeau russe à la main et regardant les feux d’artifice. On est loin de l’ampleur et la ferveur de 2014 après le référendum en Crimée, comme si personne n’y croyait réellement.

À une vingtaine de kilomètres du centre-ville, se dresse le quartier Kirovskii avec ses maisons en bois. L’atmosphère y est beaucoup moins festive. Alors qu’une grande partie des résidents se préparaient à écouter le discours du président russe, Vladimir Poutine, des bombardements ont éclaté aux alentours de 21 heures. Sur la rue Dmitra-Donskovo, Irina nous accueille emmitouflée dans son manteau rose. Institutrice, la cinquantaine, elle nous dévoile l’impact de l’explosion sur sa maison pendant que des bénévoles et des pompiers l’aident à déblayer et à remettre l’électricité. Dans le jardin, un immense trou provoqué par le tir d’une roquette a brisé le sol carrelé, faisant exploser les fenêtres et une partie de la cuisine. « Quand on a entendu les premiers sifflements et les tirs, on a décidé de sortir se mettre à l’abri. À peine dix minutes plus tard, notre maison était touchée. Heureusement, sinon je ne serais pas en train de vous parler », raconte-t-elle. Émue, Irina poursuit : « Je n’en veux pas à Zelensky (le président ukrainien – NDLR). Il aurait juste dû rester un acteur. Il était vraiment bon. La politique ne lui réussit pas. Maintenant, on attend la suite et que cette guerre s’arrête définitivement pour que, des deux côté s, on puisse revivre en paix. » Depuis 2014, près de 14 000 personnes sont décédées.

Les évacuations apparaissaient moins importantes, ces dernières heures

Dans ce quartier, assez éloigné de Donetsk, et davantage populaire, peu de gens ont fui vers la Russie. Dans la rue Ivana-Susanina, une femme aurait péri dans les bombardements. Le toit de sa maison a été en partie arraché. Une voisine témoigne. « On a entendu plusieurs coups de feu se rapprocher et, d’un coup, un grand boum. On s’est cachés avec les enfants. Nous ne sommes pas partis. On l’aurait fait en 2014 au début du conflit. On a fait le choix de rester, car on a toute notre vie ici, notre famille. Le plus difficile, c’est de s’apercevoir désormais que les enfants arrivent à reconnaître au seul bruit de quel type d’arme, de bombardements il s’agit. »

Les évacuations apparaissaient moins importantes, ces dernières heures. Au moins, 60 000 personnes auraient rejoint la Russie. Pourtant à Staromykhailivka, en périphérie de Donetsk, les échanges de coup de feu sont quotidiens. « Depuis 2014, et le début du conflit, la plupart des gens qui sont restés dans le Donbass ne partiront plus. Ils ont fait ce choix il y a huit ans, quand la situation était véritablement inquiétante. Bien évidemment les tensions sont les plus fortes de ces dernières années. Mais, cela demeure supportable pour l’instant et les gens n’ont pas forcément tous les moyens de partir », estime Ania (1). Dans son école, rue Daguestanaya, où il enseigne, les enfants ne font plus attention mais restent marqués. «  Qui ne le serait pas ? La décision de Poutine était nécessaire. On aurait pu encore vivre en Ukraine jusqu’en 2017. Mais, aujourd’hui, la haine et les rancœurs sont trop importantes. J’espère juste que cela nous apportera la paix et non davantage de guerre. »

À l’une des entrées est de Donetsk, les gardes surveillent attentivement les allées et venues. L’angoisse de nouveaux affrontements subsiste. Dans les divers commissariats au sein de la République autoproclamée de Donetsk, la conscription se poursuit. Depuis le décret du 19 février, pris par le dirigeant Denis Pouchiline, les hommes de 18 à 55 ans sont mobilisés. Seule nouveauté, les plus de 55 ans peuvent se porter volontaires depuis mardi. Une décision qui est intervenue au moment où les « accords d’entraide » entre les entités DNR, LNR et la Russie ont été signés. La Douma russe a voté à l’unanimité le texte qui ouvre la voie à la coopération avec Moscou dans les domaines de la défense et du secteur économique et financier durant une décennie. Ces textes prévoient que les parties vont assurer leur défense, partager des bases militaires et une protection commune de leurs frontières et créent un « fondement juridique » à la présence russe dans ces territoires. Cela ne s’arrête pas là, puisqu’un amendement a été immédiatement déposé en deuxième lecture, qui valide leur entrée en vigueur dès le 22 février. « C’est le seul moyen de protéger les gens, d’arrêter la guerre fratricide, d’empêcher une catastrophe humanitaire, d’apporter la paix », se justifie le président de la Chambre basse (Douma), Viatcheslav Volodine.

Si le vice-ministre des Affaires étrangères, Andreï Roudenko, a affirmé lundi que la Russie n’avait pas « pour l’instant » l’intention de déployer des forces, mais le fera en cas de « menace », plusieurs témoins dans le Donbass confirmaient la présence de bataillons russes sur place. Et, dès le lendemain, le président russe a réclamé à la Chambre haute du Parlement d’autoriser l’envoi de militaires russes. Une demande que le vice-ministre de la Défense, Nikolaï Pankov, a justifiée devant l’assemblée arguant qu’ « aux frontières des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk, une armée (ukrainienne) de 60 000 hommes et de blindés lourds » se regroupe .

Sur la ligne de front, comme à Gorlovka, la nouvelle a été accueillie avec soulagement. Les soldats espèrent que cette coopération facilite la fin des combats. Mais ne craignent-ils pas l’inverse et que le conflit ne s’amplifie ? « Le soutien de la Russie transforme totalement le rapport de forces. J’y crois. Ou alors il faudra avancer », ose l’un d’eux. La plupart des habitants (4 à 5 millions au total) souhaitent essentiellement sortir de ces huit années de guerre. Une véritable lassitude des problèmes quotidiens qu’implique cette situation apparaît. « Cela nous a rendus plus solidaire », observe Nikolaï Nesterov un médecin qui s’occupe d’un centre de don du sang. L’établissement vétuste a été remis à neuf avec du matériel ultramoderne. On y trouve des jeunes comme Kolia qui viennent chaque semaine. « Si cela permet de sauver des vies », glisse-t-il timidement. Pour Nikolaï Nesterov, il n’était pas question de s’en aller. « Je pouvais être utile. Et quitter ma ville alors que d’autres n’ont pas les moyens de partir… Des quartiers entiers sont coincés, comme à Petrov ou Kievskiï. Et puis il s’agit d’une guerre aux enjeux qui nous dépassent entre la Russie, les États-Unis et l’Union européenne. Mais il y a une seule chose que je ne comprends pas du gouvernement ukrainien. Pourquoi nous attaquer tout en affirmant qu’i l s’agit de leur territoire ? » interroge-t-il. En attendant, les drapeaux russes accrochés aux voitures n’ont cessé d’être sortis. Dans le centre de Donetsk, les immenses affiches pour un « Donbass russe fort » prennent encore davantage de sens. Et Denis Pouchiline, le dirigeant du DNR, l’a clairement signifié, la décision de la Russie est plus « qu’un simple soutien ».

(1) Le prénom a été changé.

publié le 22 février 2022

L’appel : Stop Bolloré !

sur https://france.attac.org

« L’empire Bolloré est cette entreprise visant à utiliser le pouvoir économique, pour asservir l’information, en vue d’acquérir le pouvoir politique et d’instaurer une hégémonie liberticide et antidémocratique. »

Plusieurs organisations, dont Attac, des médias, des maisons d’édition, ainsi que de très nombreuses personnalités unissent leurs voix pour « dénoncer » et « entraver ce processus ».

Rien que dans le monde de l’édition, il possèdera bientôt plus de 70% des livres scolaires, la moitié des livres de poche, une centaine de maisons d’édition, avec un quasi-monopole sur la distribution des livres.

Cette concentration de médias est sans précédent dans notre histoire. Elle renverse les principes démocratiques garantis depuis la Seconde Guerre mondiale, et tous les progrès de la liberté de la presse, du droit d’informer et des médias.

Sous nos yeux incrédules se déroule une révolution rétrograde qu’il est urgent d’empêcher.

Depuis la Libération, il est pourtant acquis que l’information n’est pas un objet commercial mais un instrument de culture. Il est entendu qu’elle ne peut remplir sa mission que « dans la liberté et par la liberté ». Il est clair qu’elle est libre quand elle ne dépend « ni de la puissance gouvernementale ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs » (déclaration des droits et des devoirs de la presse libre, 1945).

Cette tradition démocratique, essentielle à l’État de droit, est aujourd’hui menacée. Le pluralisme du débat n’a plus de sens lorsqu’un groupe concentre autant d’organes d’information et d’édition sous sa fortune et ses ordres. La liberté des journalistes et des auteurs n’existe plus lorsque les rédactions et les maisons d’édition sont ainsi mises au pas. Quel sens y a-t-il à parler d’indépendance d’une information soumise à la volonté d’un seul homme ?

Auditionné par les sénateurs, Vincent Bolloré a prétendu que ses motivations n’étaient pas politiques mais strictement économiques. Pourtant, une idéologie mortifère est martelée chaque jour dans ses médias.

Le paroxysme est atteint sur CNews, où la polémique outrancière tient lieu de débat, le choix des invités fait fi du pluralisme, et la ligne éditoriale montre une obsession pour les thèmes d’extrême-droite. La chaîne devient le lieu de diffusion de discours haineux, racistes, homophobes, sexistes, celui de la promotion d’entrepreneurs identitaires, de l’incitation à la violence, celui de la banalisation du complotisme, du négationnisme climatique, finalement celui du triomphe du préjugé contre la science et la vérité. En rupture avec toute déontologie journalistique, il ne s’agit plus d’informer les citoyens mais de transformer les esprits.

Pour parvenir à ses fins, Bolloré emploie les méthodes qui ont fait sa réputation dans le milieu des affaires : casse sociale et management par la terreur. Combien de journalistes licenciés dans ses médias pour avoir osé exercer leur liberté professionnelle ? Combien d’auteurs privés de publications ? Combien d’intimidations via des poursuites judiciaires abusives ?

L’empire Bolloré est cette entreprise visant à utiliser le pouvoir économique, pour asservir l’information, en vue d’acquérir le pouvoir politique et d’instaurer une hégémonie liberticide et antidémocratique.

Le collectif StopBolloré, né de la volonté d’un front de la société civile, en défense de la démocratie et de l’État de droit, est déterminé à dénoncer et à entraver ce processus. Rendez-vous le 16 février 2022.

Parmi les signataires :

Attac, CFDT Journalistes, Revue Contretemps, CGT, FCPE, Fondation Copernic, La Revue Regards, Le Média, Le Syndicat National Des Journalistes CGT, Ligue Des Droits De L’homme, Les CEMEA, MRAP, Politis, SDJ de Médiapart, Société des personnels de l’Huma, Solidaires, Confédération Nationale du Logement, et bien d’autres

publié le 21 février 2022

Crise en Ukraine. La preuve qu'Américains et Européens s'étaient engagés à ne pas étendre l'Otan vers l'Est

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Un document émanant des archives britanniques, révélé par le magazine allemand Der Spiegel, souligne que des accords écrits ont bien été passés avec Moscou pour ne pas étendre la sphère d’influence et d’action de l’Alliance atlantique «au delà de l’Elbe».

Ce texte, longtemps classé secret défense, a été remonté des profondeurs des archives nationales britanniques par le chercheur états-unien Joshua Shifrinson, professeur à l’université de Boston.


 

L’Essentiel. A la fin de cet article, retrouvez les infos clé pour comprendre la situation en Ukraine.

Un document émanant des archives nationales britanniques corrobore la thèse avancée par Moscou de l’existence d’un engagement de Washington et des puissances occidentales à ne pas étendre l’Alliance atlantique vers l’Est. Le magazine allemand Der Spiegel en révèle l’existence.

Ce texte, longtemps classé secret défense, a été remonté des profondeurs des archives par le chercheur états-unien Joshua Shifrinson, professeur à l’université de Boston. Il y est question du procès verbal d’une réunion des directeurs politiques des ministères des affaires étrangères des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne, tenue à Bonn le 6 mars 1991. Le thème était la sécurité en Europe centrale et orientale.

Une telle expansion serait «inacceptable»

Le document fait part sans la moindre ambiguïté d’un engagement de Washington, Londres, Paris et Bonn à ne pas étendre l’Alliance atlantique vers l’Est. Une telle expansion serait « inacceptable », est-il dit explicitement.

« Nous avons clairement indiqué lors des pourparlers 2 plus 4 (sur l’unification allemande, avec la participation de la RFA et de la RDA, ainsi que des États-Unis, de l’URSS, du Royaume-Uni et de la France) que nous n’étendons pas l’OTAN au-delà de l’Elbe, » explique Jürgen Hrobog, le représentant de la RFA, avançant une position bien entendu convenu avec le chancelier de l’époque, Helmut Kohl. Et d’expliciter, cité par le journal : « Par conséquent, nous ne pouvons pas proposer à la Pologne et aux autres pays d’adhérer à l’OTAN.»

« De manière formelle ou informelle »

Selon ces mêmes archives le représentant états-unien, Raymond Seitz, était d’accord : « Nous avons clairement fait savoir à l’Union soviétique – dans les pourparlers 2 plus 4 et aussi dans d’autres négociations – que nous n’avions pas l’intention de profiter du retrait des troupes soviétiques d’Europe de l’Est… ». Et d’avaliser même la non expansion de l’OTAN vers l’Est « que ce soit de manière formelle ou informelle. »

II fut alors également convenu de renforcer la stabilité et la sécurité en Europe centrale et orientale par des accords bilatéraux et dans le cadre de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).

La responsabilité des dirigeants américains

Ces révélations soulignent les responsabilités plus que partagés du président états-unien, Joe Biden, de son secrétaire d’Etat, Anthony Blinken et du secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, dans la montée actuelle des périls. Ils n’ont cessé en effet de mentir sur ce point affirmant que l’Occident n’aurait offert à Moscou aucune garantie sur le futur périmètre de l’Alliance atlantique. Et ils ont martelé en toute occasion sur « le droit international inaliénable » de l’Ukraine à rallier le pacte militaire de son choix. Les représentants de l’impérailisme états-unien trustent ainsi une fois encore des poles positions dans la course à la guerre comme en matière de manipulation des textes qui ont fait l’histoire la plus récente.

L’essentiel pour comprendre la situation en Ukraine

  • L’Ukraine, qui nourrit un projet d’adhésion à l’Otan, est au centre des tensions entre les États-Unis, l’Europe et la Russie. Cette dernière dénonce le rapprochement des bases militaires de l’Otan de ses frontières, malgré les engagements pris par les Occidentaux il y a 20 ans.

  • Depuis avril 2021, les Russes ont déployé environ 100 000 militaires à proximité de la frontière ukrainienne.

  • Depuis l’automne 2021, des responsables américains alertent sur une opération militaire russe imminente.

  • Lundi 21 février, les dirigeants des deux territoires séparatistes de l'Est de l'Ukraine (Lougansk et Donetsk) ont appelé Vladimir Poutine à reconnaître leur indépendance et à mettre en place une « coopération en matière de défense ».

  • Pour Moscou, le respect par l’Ukraine des accords de Minsk de 2015 était jusque-là un préalable incontournable à un règlement global de la situation avec les Occidentaux.

Le point le plus sensible de ces accords conclus entre les dirigeants allemand, français, russe et ukrainien est celui qui prévoit la tenue d’élections locales libres dans les républiques séparatistes du Donbass (dans l’Est de l’Ukraine) et l’application d’un statut d’auto-administration de ces deux zones, qu’ont refusé à ce jour les autorités ukrainiennes.

  • Le conflit qui a éclaté dans le Donbass en 2014, dans la foulée du mouvement Maïdan en Ukraine et de l’annexion de la Crimée par la Russie, a déjà fait au moins 13 000 morts et plus de deux millions de déplacés.

  • Malgré le cessez-le-feu prévu par les accords de Minsk, des accrochages ont eu régulièrement lieu entre les séparatistes russes et l’armée ukrainienne. Depuis l’automne 2021, la zone connaît un fort regain de tensions.

publié le 21 février 2022

Mélenchon-Roussel :
aujourd’hui prépare demain

par Roger Martelli sur www.regards.fr

Beaucoup à gauche rêvent encore d’une issue favorable lors du scrutin présidentiel et à tout le moins d’un accès au second tour. Mais c’est surtout les tensions entre les partisans de Roussel d’un côté et ceux de Mélenchon de l’autre qui inquiètent sur les conditions de la nécessaire reconstruction post-échéances électorales. Attention danger !

L’incertitude domine cette étonnante élection présidentielle. Pour BVA à la mi-février, 43% du corps électoral prévoyant de voter n’exprime pas d’intention de vote (29%) ou peut encore changer d’avis (14%). De même, Ipsos constate, dans son enquête mensuelle reposant sur un panel stable de plus de 12.000 sondés, qu’entre un quart et un tiers des répondants changent de choix chaque mois.

Cette hésitation est dans l’air du temps : elle coïncide avec un état d’esprit général où, toujours dans les sondages, dominent de très loin la fatigue, l’incertitude et l’inquiétude. Elle renvoie à un profond manque de confiance dans les institutions et elle est en cela le symptôme d’une crise systémique de la démocratie représentative. L’élection présidentielle échappe encore pour une part au modèle de désengagement civique massif installé dans les autres élections ; elle n’est pas pour autant à l’écart de ses effets.

L’éclatement du paysage électoral est ainsi, de façon concomitante, une conséquence et un accélérateur de cette crise et c’est donc se leurrer que d’y voir le seul résultat d’une querelle d’egos ou l’effet de jeux de boutiques partisanes. Or, si cette crise affecte l’ensemble du champ politique, à droite comme à gauche, elle pénalise la gauche plus que la droite.

Pour l’instant, en effet, tout se passe comme si le rapport des forces s’était figé en 2017. À la présidentielle de cette année-là, la gauche a atteint son plus bas niveau historique depuis 1965, avec un peu moins de 28%. Aux législatives qui suivent, elle dépasse tout juste le seuil du mois d’avril. Si l’on en croit les sondages actuels, elle est restée à son étiage de 2017, souvent plus près de 25 que de 30%.

On pouvait s’imaginer que la part de l’électorat de gauche tentée en 2017 par le vote Macron dès le premier tour reviendrait vers la gauche, une fois survenues les premières désillusions. Le grand retour n’a pas eu lieu.

Les deux mois qui restent peuvent changer encore beaucoup de choses. Ils risquent certes de ne pas bousculer le rapport entre la droite et la gauche, dont la stabilité contraste avec l’indécision des personnes sondées. Mais l’ultime séquence peut modifier sensiblement les équilibres au sein de chaque « famille ». Cela peut compter, dans une élection où le « ticket d’entrée » au second tour risque d’être bas (autour de 15-16%), comme en 2002 (où il était entre 16 et 19%). Si persiste ce constat, tout est possible sur le papier, à droite comme à gauche.

Éviter le pire ?

Il sera bien temps, une fois passée l’élection, de revenir sur ce qui a conduit la gauche dans cette situation de désarroi et d’impuissance apparente. Dans l’immédiat, restons-en aux mesures prudentes : un candidat de gauche peut profiter de l’éclatement actuel du champ partisan, mais la gauche dans son ensemble n’est pas dans ses beaux jours.

Si la gauche électorale reste dans les sondages aux niveaux qui sont les siens depuis 2017, ses équilibres internes ont changé à plusieurs reprises. En 2017, les cinq années de la présidence Hollande avaient précipité la crise du socialisme de gouvernement et, ce faisant, refermé le cycle du socialisme ouvert à Épinay en 1971. Comme en 2002, c’est alors la gauche de gauche qui occupe l’espace, la gauche « réformiste » étant électoralement balayée. Il y a un an à peine, Jean-Luc élenchon semblait avoir perdu une grande part des forces qu’il avait gagnées en avril 2017 : le total des intentions de vote se tournant vers la gauche du PS se trouvait ramené au niveau du vote Mélenchon de 2012. La situation a encore changé depuis lors.

Le Parti socialiste s’est senti ragaillardi par les élections municipales et régionales. En présentant la candidature d’Anne Hidalgo, il a pensé bénéficier de l’image d’un socialisme responsable, capable de tirer son épingle du jeu, à l’image de ses homologues européens, Espagnols, Portugais ou Allemands. Ce faisant, il a sous-estimé la difficulté fondamentale d’un socialisme français tiraillé entre l’image bien à gauche d’un Mélenchon et les vertus d’un macronisme maraudant aux lisières de la droite et du centre. Le PS n’a pas voulu voir que la reconquête à gauche ne se règle pas d’un coup de baguette magique et, d’un autre côté, qu’une fraction de son électorat potentiel peut se croire de gauche et préférer le mythique « centre » dès l’instant où il s’agit de voter. Anne Hidalgo en fait apparemment les frais.

En choisissant Yannick Jadot, EE-LV a décidé une fois de plus… de ne pas vraiment choisir. Dans beaucoup de pays européens, l’urgence climatique laisse du champ à une écologie politique plus ou moins dégagée des clivages de la gauche et de la droite. En France, l’opération s’est avérée plus difficile et, depuis la fin des années 1990, les Verts se sont trouvés rattachés de facto à la grande famille de la gauche. Mais ils ne sont jamais parvenus à trancher entre une radicalité antiproductiviste qui peut les porter très à gauche et un point de vue plus « modéré », qui pourrait sur le papier en faire une relève de la vieille social-démocratie. Même s’il s’attache à valoriser sa « radicalité écologiste », Yannick Jadot se trouve ainsi dans un équilibre délicat, qui maintient la fibre « société civile » propre au courant écologiste, mais qui peine à s’imposer dans l’arène politique nationale, plus conflictuelle que consensuelle. Il résiste sans doute mieux qu’Anne Hidalgo, mais connaît lui aussi une pente descendante dans les sondages. La population française s’est convaincue de l’urgence de la question climatique ; mais de là à conclure que son urgence en fait une priorité, le chemin est manifestement plus long. Au grand dam des écologistes…

Christiane Taubira avait pour elle son aura personnelle, qui en fait depuis longtemps une figure iconique de la gauche, et elle s’est trouvée portée par la réelle dynamique de la « Primaire populaire ». Mais l’aura individuelle est rarement, en France, un tremplin pour une traduction politique solide : d’autres (on pense à José Bové en 2007) en ont mesuré cruellement l’effet. Quant à la Primaire populaire, faute sans doute de compétition véritable, la largeur impressionnante de sa participation n’en a pas fait une véritable primaire aux yeux de l’opinion. Contrairement au désir de ses promoteurs, la candidature Taubira n’a ainsi été rien d’autre qu’une candidature de plus, non préparée et sans doute hors d’état de disposer seulement des parrainages nécessaires.

Les héritiers du Front de gauche

Restent les deux cas de Jean-Luc Mélenchon et de Fabien Roussel. Ils sont aujourd’hui séparés, alors qu’ils étaient rassemblés il y a cinq ans. Mais la fragilité structurelle du Front de gauche (formellement un cartel et en fait un face-à-face PCF-Mélenchon), la peur de disparaître du PC et la rudesse trop souvent dédaigneuse de Mélenchon ont rompu l’alliance et disloqué la gauche de gauche. Pour mener sa nouvelle campagne présidentielle, Mélenchon est parti de loin, dispose d’une machine électorale militante bien rodée et use d’une maîtrise solide des formes modernes de la communication politique – et d’abord des réseaux sociaux. Ajoutons qu’il s’appuie sur un programme fourni et cohérent et qu’il possède une force oratoire et une largeur de vue reconnues bien au-delà de sa famille politique. Roussel a contre lui au départ la modestie des résultats nationaux du PC depuis le début du siècle et la faiblesse de sa propre notoriété (il n’est élu député qu’en 2017). Mais il a le « matelas » militant non négligeable du PCF (une cinquantaine de milliers de cotisants), un appareil bien rodé à la bataille électorale et la force d’une assise locale qui lui a permis notamment de maintenir un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.

Pour l’instant, Mélenchon est largement en tête de tous les sondages et il est le seul, à gauche, à dépasser régulièrement le seuil des 10%. Il reste certes assez loin de ses concurrents de droite, et notamment de Macron ou de Le Pen. Mais les souvenirs sont encore frais de la remarquable poussée qu’il avait connue après la mi-mars 2017 et, derrière Macron, les trois outsiders ont du mal à se fixer au-dessus du seuil des 15-16%. Dès lors, pourquoi ne pas envisager une « surprise Mélenchon » ? Si le vote global à gauche reste dans des eaux modestes, le total des intentions de vote en faveur du bloc Jadot-Hidalgo-Taubira a reculé au fil de semaines, au bénéfice du tandem Mélenchon-Roussel. Comme au printemps 2017, l’évolution du rapport des forces est plus en faveur de la « gauche de gauche » que de la gauche dite « modérée ». Dès lors, pourquoi ne pas rêver ?

L’avenir dira si le pari d’un Mélenchon au second tour est réalisable : à la fin février, il est le seul qui soit quelque peu plausible à gauche. Il est toutefois difficile de ne pas mesurer les obstacles qu’il lui faudra surmonter. Comme Fabien Roussel, il dit vouloir combattre la tentation populaire de l’abstention, très forte chez les jeunes qui constituent un point fort des intentions de vote en sa faveur. Le problème est que, jusqu’à ce jour, aucun effort pour mobiliser les abstentionnistes n’a jamais réussi. Ce n’est pas en se « tournant vers les abstentionnistes » qu’on stimule le vote, mais en créant une dynamique générale qui renforce le sentiment d’utilité du vote dans la totalité de l’électorat, et pas seulement dans celui qui reste à l’écart.

Mélenchon peut-il faire le pari de gagner une part des électorats de Jadot, Hidalgo et Taubira, comme l’électorat Hamon de départ s’était porté in fine vers lui en 2017 ? Pour consolider cette hypothèse, l’argument le plus courant est celui du « vote utile » : il n’a rien d’évident. En 2017, le vote utile à gauche était celui qui pouvait exprimer, avec la plus grande netteté, le rejet des cinq ans de présidence Hollande : à ce jeu, Mélenchon est parvenu à apparaître comme le plus à gauche et le plus crédible, tandis qu’Hamon en payait cruellement l’addition. Si en avril 2022 le vote utile consiste à choisir le mieux placé à gauche, le plus vraisemblable est qu’il se fixera sur Mélenchon. Mais si persiste l’idée qu’aucune candidature à gauche n’est en état d’arriver au second tour et a fortiori de le gagner, l’argumentation du vote utile peut se retourner contre ses promoteurs. Pour battre confortablement l’extrême droite, ne vaut-il pas mieux renforcer Macron dès le premier tour ?

Demeure surtout l’hypothèque du vote en faveur de Fabien Roussel. S’il reste modeste dans les sondages (en moyenne nettement au-dessous des 5%), il a plus progressé que le vote Mélenchon en part relative. Le total Mélenchon-Roussel n’est sans doute pas loin du seuil présumé d’accès au second tour. Mais, il n’est pas encore au niveau des quasi 20% de Mélenchon en 2017 et… il y aura un bulletin Roussel le 10 avril prochain.

Le candidat du PC a réussi son entrée en campagne. Jusqu’alors quasi inconnu, il s’est imposé médiatiquement, usant de sa gouaille et de sa pugnacité. Il a dans un premier temps joué de sa différence, n’hésitant pas à ferrailler durement avec Mélenchon ou avec Jadot, sur l’écologie, le nucléaire, le sociétal, la sécurité, le pouvoir d’achat. Il a travaillé l’image d’un PC à la reconquête de ses « fondamentaux », au risque de la nostalgie et de l’image passéiste. Mais dans la nostalgie populaire et ouvrière, on ne doit pas négliger le souvenir non méprisable des temps où le peuple pouvait redresser la tête face au mépris, où il avait des représentants à son image et où il pouvait vivre dans des territoires qui s’arrachaient à la ghettoïsation des isolats ouvriers. Nostalgie d’une époque où les valeurs et l’imaginaire ouvrier contribuaient à façonner la conscience publique nationale. On disait alors volontiers que, quand Renault éternuait, la France s’enrhumait… Du coup, Roussel est certes loin d’avoir regagné la France des employés et des ouvriers et « le parti de la classe ouvrière » est bien loin. Mais ce n’est pas un hasard si, par exemple chez les retraités classés « CSP moins », il semble faire au moins jeu égal avec Mélenchon.

Le peuple et la gauche

Peut-être cela devrait-il pousser les uns et les autres à éviter les exagérations dangereuses, dans une élection où le sens de la nuance n’est guère à l’honneur. Mélenchon prend certes parfois le contrepied de certains de ses positionnements d’hier. Mais en atténuant – enfin ! – ses critiques virulentes de la « gôche », il a le mérite de continuer quelque chose de l’élan rassembleur du Front de gauche et de sa précédente campagne présidentielle. De même, on peut discuter la manière abrupte dont Roussel cherche à « faire la différence ». On peut regretter une façon de parler du peuple qui risque de faire oublier que, si les ouvriers sont toujours là, ils ne sont plus aujourd’hui ce qu’ils étaient hier et que, dans le monde populaire, il n’y a pas que de la nostalgie et du ressentiment… Mais il est injuste d’accuser Roussel d’esprit cocardier, voire de complaisance à l’égard de l’extrême droite. À sa manière, sans doute discutable (au sens premier du terme : « pouvant être discutée »), il continue sincèrement quelque chose de l’histoire communiste.

Or il se trouve que l’on a fini par trop oublier, à gauche, que si le PC a connu le stalinisme et n’a pas su se refonder, il a installé en France quelques convictions qui mériteraient d’être poursuivies, quand bien même elles doivent être retravaillées de fond en comble. Le désir de la promotion populaire, le refus du mépris de classe, la fierté ouvrière, la passion de la République démocratique et sociale, le lien entre le social et le politique, le souci de concilier la pluralité de la gauche et son nécessaire rassemblement… Au fil des décennies, les communistes n’ont pas toujours su renouveler la façon de faire vivre leurs convictions. Ils l’ont payé de leur déclin, mais qui aujourd’hui assume pleinement ces exigences ?

Quand le désamour de la gauche et du peuple est à une telle ampleur, est-il raisonnable de se disputer rageusement les maigres restes ? Globalement, la gauche continue d’osciller entre l’ignorance des couches populaires et la déférence à leur égard, entre la poursuite de ce qui la rend inaudible auprès des gens modestes et la tentation de la solution dite « populiste ». Elle persiste trop souvent dans l’illusion que l’on peut disputer le terrain populaire à l’extrême droite en partant de l’idée confusionniste des « fâchés pas fachos » et en s’appuyant sur la haine et le ressentiment. En 2007, sur 100 ouvriers qui ont voté, 37 votaient à gauche et 23 à l’extrême droite ; dix ans plus tard, en 2017, le rapport était inversé, de 33 à 42 en faveur de Marine Le Pen ; enfin, dans les sondages de février 2022, 25 ouvriers seulement choisissent la gauche et 50 l’extrême droite.

Comment dès lors ne pas mesurer, et l’ampleur du problème et le fait qu’aucune réponse à gauche, y compris la sympathie appuyée à l’égard des Gilets jaunes, n’a à ce jour enrayé l’évolution ? Au fond, le PCF a cessé de représenter politiquement une part non négligeable du monde ouvrier et populaire, mais aucune force n’est en état de le faire. Dans quelle organisation politique trouve-t-on autant de membres des catégories populaires qu’il n’en a eu dans le PC ? Les ouvriers ne sont plus au PS depuis longtemps ; ils ne sont pas non plus au PCF, qui touche surtout les plus âgés. Sont-ils pour autant à la FI, au point d’en faire un parti populaire ? Pas davantage…

Quand la séquence électorale sera achevée, il sera bien temps de revenir sur cette question, qui conditionneront les relances démocratiques de demain. En attendant, mieux vaut partir de l’idée que la réponse au dédain populaire n’a pas été trouvée. Mélenchon avait regroupé en 2017 plus de 20% des ouvriers qui étaient allés voter et il ne les a pas retrouvés aujourd’hui (selon Ipsos, il n’en conserverait que la moitié à peu près) ; Roussel attire une part des catégories populaires qui s’étaient éloignées, mais une petite partie seulement. Au fond, mieux vaut admettre dans l’immédiat que chacun doit tenter comme il peut d’enrayer la distance populaire à l’égard de la gauche. Ne récusons aucun effort aujourd’hui ; le bilan et le tri se feront demain…

La gauche de gauche est divisée ? On aurait dû et pu l’éviter ; on ne l’a pas fait, voulu ou pu. Elle ne se portera pas mieux, désormais, si Mélenchon atteint ou frôle le second tour en occultant ce que fut l’apport communiste ou, en sens inverse, si Roussel exalte cet apport en empêchant Mélenchon de forcer la porte d’un second tour.

Que la mésaventure funeste de ces derniers mois pousse les uns et les autres à réfléchir et à ne plus reproduire ce qui peut conduire la gauche au bord du gouffre. Désunie aujourd’hui, sur sa droite comme sur sa gauche, la gauche politique devra bien trouver les chemins d’une convergence, si elle ne veut pas continuer d’être marginale ou pire encore de disparaître. Elle ne se rassemblera largement et durablement ni autour d’un individu ni autour d’une force particulière. Elle restera un agrégat désuni, si l’exclusion réciproque domine sa manière de vivre. Tenons-en compte dès aujourd’hui, pour ne pas ajouter aux difficultés de demain.

publié le 20 février 2022

Ukraine. « J’ai l’impression de revivre le même cauchemar qu’en 2014 »

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Donetsk (Donbass), envoyé spécial. La fuite des habitants des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk vers la Russie se poursuit. Sur place, personne ne sait si les affrontements avec l’armée ukrainienne vont s’accélérer.

La route vallonnée qui mène de Rostov-sur-le-Don à Donetsk apparaît presque trop calme. La neige a disparu dans cette ­région du Donbass à cheval entre la Russie et l’Ukraine. Ce dimanche, assez peu de ­véhicules militaires circulent sur la voie qui mène à la République populaire autoproclamée de Donetsk (DNR) en passant par Matveev. Sur la centaine de kilomètres qui séparent la ville du sud-ouest de la Russie (1,2 million d’habitants) de la frontière, un soleil quasi printanier ferait presque ­oublier les énormes tensions quotidiennes. Seules les nombreuses voitures de police et du ministère des Situations ­d’urgence laissent deviner la reprise des affrontements, qui ont éclaté­ depuis mercredi.

« arriver à Rostov pour fuir les combats »

Au poste-frontière, tout en briques et en tôles, des impacts de balles sur le bâtiment datant des premières années du conflit en 2014 sont encore visibles. Après avoir quitté la Fédération de Russie, une trentaine de gardes dans leurs treillis kaki et chaussures noires s’affairent pour la DNR. La plupart ont moins de 30 ans. L’armée, les services de renseignements et de sécurité sont tous présents. La tension y est palpable et les temps d’attente plus importants. « C’est normal, confie l’un d’eux. On ne peut pas se ­permettre de laisser passer n’importe qui. »

La file pour se rendre en Russie s’avère saturée. Une longue queue de dizaines de camions, bus, voitures, taxi, attend pour passer. Dans l’autre sens, c’est le calme. Aux guichets de contrôle, un petit garçon de 5 ans, qui ne comprend pas ce qui se passe, serre son ours en ­peluche. Les habitants, qui s’en vont par dizaines, sont principalement des femmes, des familles et des enfants. Les forces du ministère des Situations d’urgence les aident à porter leurs sacs ou bien les accueillent dans des tentes pour recevoir des soins, de l’eau, à manger.

En contrebas de ces guérites, sur le territoire de la République autoproclamée de Donetsk, des tentes ont été installées pour accueillir les réfugiés. Depuis vendredi, leur flux ne se tarit pas. Les chiffres restent difficilement ­vérifiables, mais 30 000 personnes auraient rejoint la Russie ces derniers jours. Dans un bus blanc qui attend de passer la frontière, une vingtaine de mères patientent avec leurs enfants. Pour Tatiana, la trentaine, qui a quitté le Donbass avec son gamin de 3 ans, « le but est d’arriver à Rostov pour fuir les combats. Ensuite, on verra si on est installés dans un camp, si on doit rester longtemps, si on doit revenir. Mes parents et mon frère sont restés. Ils sont mobilisés ». À côté, Kirill, à peine 10 ans, patiente et attend aussi les autorisations avec son frère. « On se rend à Rostov. On a pris des vêtements pour tenir au moins plusieurs jours. J’espère que Zelensky arrêtera ce conflit et qu’une solution va être trouvée », veut se rassurer la mère.

des infrastructures électriques visées

À peine la frontière passée, un immense ruban, aux rayures orange et noire, celui de saint Georges, est sculpté en bord de route. Ce symbole de la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie est devenu une marque, un soutien aux républiques du Donbass. Ici, peu de doute sur la nature industrielle de la région. De nombreux terrils se dressent au fur et à mesure qu’on se rapproche de Donetsk. Terre de mineurs, le Donbass continue d’extraire d’importantes quantités de charbon, où l’on compterait plus de 700 terrils en activité au sein de la DNR. Mais dans des situations particulièrement précaires, où les accidents et les salaires en retard sont fréquents.

En arrivant sur Donetsk, des contrôles ont été installés pour ceux qui partent vers la Russie. Les policiers y surveillent les autorisations. « Difficile pour les hommes de quitter la région avec l’oukaz des deux dirigeants de Lougansk et de Donetsk », nous explique Viktoria. Depuis samedi, les autorités des deux Républiques autoproclamées – LNR, DNR – ont ordonné l’évacuation des femmes, des enfants et des personnes âgées. Mais elles ont décrété la « mobilisation générale » des hommes de 18 à 55 ans. Denis Pouchiline, le dirigeant de la région de Donetsk, détaille en cinq points le décret (« oukaz »), signé le 19 février, appelant les hommes en état de se battre « à se lever pour la défense de leur famille ».

Dans la capitale de la DNR, le calme règne. Dans cette ville d’un million d’habitants, chacun s’affaire en ce dimanche à ses activités : balade, courses, café. « Il y a moins de monde que d’habitude, mais les gens continuent de vivre. La ligne de front est assez éloignée et la situation n’apparaît pour l’instant pas aussi dramatique qu’en 2014, au début du conflit », estime Ivan, qui dirige une ONG des droits humains, Défense juste.

À quelques kilomètres, le long de la ligne de front, entre les Républiques autoproclamées de Lougansk (LNR) et de Donetsk (DNR) et l’Ukraine, les violations du cessez-le-feu se multiplient depuis jeudi. Un pic a été même franchi vendredi et samedi, avec plusieurs attaques visant notamment des infrastructures électriques à Gorlovka ou sur une portion du ­gazoduc vers Lougansk. La zone autour de l’aéroport de Donetsk a également subi des tirs. Selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), il s’agit des plus graves incidents depuis deux ans et la signature du dernier accord pour renforcer le cessez-le-feu en juillet 2020. Pour les services secrets ukrainiens, les dégâts auraient pourtant été causés par des actes de sabotage de militants du LDR ou du DNR, ou de paramilitaires russes. Dans cette guerre de désinformation, cette affirmation rejoint exactement les propos tenus par l’administration américaine. Washington accuse la Russie de « créer des fausses justifications », relayant des images qui ne seraient pas vraies. Le but : accuser les autorités à Kiev et ainsi agir militairement. « C’est reparti, se désole Olia, la quarantaine . J’ai décidé de rester à Donetsk pour l’instant. J’ai l’impression de revivre le même cauchemar qu’en 2014. Je ne comprends pas. L’armée ukrainienne et son président pensent-ils sincèrement qu’avec encore plus de morts et de vies détruites, on voudra revivre avec eux ?  »


 


 

 

 

Éditorial. Précipice

Par Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Ce n’est pas encore une guerre mais cela commence à y ressembler de plus en plus : des premiers morts, des premiers réfugiés. Depuis ce week-end, nous n’en sommes plus tout à fait aux manœuvres militaires, bras de fer de l’affrontement psychologique et objectifs stratégiques. Nous n’en sommes pas encore au conflit total que Joe Biden accuse Vladimir Poutine de préparer. Est-ce réellement le cas ? Quand bien même mènerait-il une partie de poker, il n’en est pas moins vrai que le maître du Kremlin a choisi le bord du précipice pour y jouer. De l’autre côté, mais toujours en surplomb de l’abîme, Joe Biden hystérise le débat à coups de plans secrets dévoilés et de sanctions déjà ficelées.

Alors que, de Moscou à Washington, on laisse s’enchaîner les dents crantées de cet engrenage, Emmanuel Macron – plus ou moins en osmose avec le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz – joue les bons offices pour à tout le moins tenter de stopper la machine. Le couple franco-allemand se montrera peut-être attentif au temps long. Dans cette perspective, on peut voir la présidence de Poutine comme le nom d’un moment de l’Histoire où la puissance russe, ravalée au rang de province durant les années Eltsine, tente de restaurer une forme d’autorité sur la scène mondiale et dans ce qu’elle estime être sa sphère d’influence naturelle. N’oublions pas une autre guerre de Crimée, perdue d’ailleurs par l’Empire tsariste face à une coalition ottomano-franco-anglaise. C’était entre 1853 et 1856.

On ne peut également oublier la promesse non tenue des « vainqueurs » de la guerre froide à Mikhaïl Gorbatchev de ne pas étendre l’Otan jusqu’aux frontières de la Russie. Que Poutine utilise ce mensonge originel comme un prétexte pour asseoir son pouvoir autocratique, nationaliste et au service des oligarques ne change rien à l’équation. La négociation en cours doit faire place à celles des inquiétudes russes qui apparaissent légitimes, sans céder sur des principes de droit international, comme la souveraineté des nations. Faut-il le rappeler, la diplomatie n’est pas une affaire d’arbitrage d’élégances.

publié le 20 février 2022

Mali. Opération Barkhane :
les raisons d'un échec

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Emmanuel Macron a officialisé vendredi le retrait des troupes françaises, qui doivent être redéployées dans les pays voisins. Après neuf ans de guerre, les groupes djihadistes continuent à pulluler en Afrique de l’Ouest.

Engagée militairement au Mali depuis 2013 (opération « Serval »), la France vient d’annoncer son retrait de ce pays. 2 400 militaires français y sont stationnés. De même que 15 000 soldats de l’ONU au sein de la Minusma, dont l’avenir est désormais en suspens puisqu’elle comptait sur un large soutien de l’opération française.

Après la déstabilisation de toute la région sahélo-saharienne à la suite de la guerre déclenchée en 2011 par la France en Libye, Paris était officiellement intervenu pour enrayer la progression des groupes islamistes radicaux menaçant Bamako. Elle a ensuite mis sur pied une vaste opération régionale, « Barkhane », déployant des milliers de soldats pour lutter contre les franchises locales d’al-Qaida et du groupe « État islamique ».

Mais, selon le ministère des Armées, « le volet militaire n’est qu’une partie de la réponse qui doit d’abord s’appuyer sur des progrès politiques, sociaux, culturels et économiques ». Malgré des victoires tactiques et l’élimination de chefs djihadistes, le terrain n’a jamais été véritablement repris par l’État malien et ses forces armées.

1. Comment en est-on arrivé là ?

« Nous ne pouvons pas rester engagés militairement aux côtés d’autorités de fait dont nous ne partageons ni la stratégie ni les objectifs cachés » et qui ont recours à « des mercenaires de la société (russe) Wagner » aux « ambitions prédatrices », a fait valoir Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse aux côtés des présidents sénégalais, ghanéen et du Conseil européen. En réalité, la crise couvait depuis plusieurs mois. Un premier coup d’État qui a renversé Ibrahim Boubacar Keïta avait déjà échaudé la France. Mais c’est sans doute la décision prise par l’homme fort de la junte en place, le colonel Assimi Goïta, en mai de l’année dernière d’empêcher un remaniement gouvernemental en faisant arrêter le président et le premier ministre de la transition, puis le report des élections prévues en février 2022 qui ont scellé la rupture entre Paris et Bamako. « Un coup d’État dans le coup d’État inacceptable », déplorait le chef de l’État français. Dans la foulée, la France dénonçait un accord que les autorités maliennes auraient passé avec la société Wagner, ce qui a toujours été démenti. Emmanuel Macron avait déjà menacé de retirer ses troupes du Mali. Une divergence de fond était apparue. Les militaires maliens au pouvoir avaient décidé de changer de stratégie et de tenter de négocier directement avec les chefs des groupes djihadistes, ce qui pour Paris s’apparentait à un casus belli.

Le pouvoir malien n’est pourtant pas si isolé. Emmanuel Macron ne peut ignorer le sentiment antifrançais qui s’est développé ces derniers mois au Mali, mais pas seulement. « L’ancienne puissance coloniale (…) a beaucoup perdu en influence, explique Marc-Antoine Pérouse de Montclos, expert de la zone pour l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à l’AFP. Après s’être vantée d’avoir restauré une démocratie parlementaire au Mali en 2013, elle n’a pas réussi à empêcher des coups d’État à répétition, tout en continuant d’être accusée par les Sahéliens de faire et défaire les gouvernements de la région. »

2. Que va-t-il se passer ?

Le Canada et les États européens, qui opéraient jusque-là aux côtés des Français avec des forces spéciales au sein de la task force « Takuba », « estiment que les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre efficacement leur engagement militaire actuel (…) au Mali et ont donc décidé d’entamer le retrait coordonné du territoire malien de leurs moyens militaires respectifs dédiés à ces opérations ». Paris et ses partenaires souhaitent toutefois « rester engagés dans la région » sahélienne et « étendre leur soutien aux pays voisins du golfe de Guinée et d’Afrique de l’Ouest » pour contenir la menace djihadiste. « Le cœur de cette opération militaire ne sera plus au Mali mais au Niger », a fait savoir Emmanuel Macron. « Nous comprenons cette décision, a expliqué le président sénégalais, Macky Sall, dans une conférence de presse commune avec le président français. La lutte contre le terrorisme au Sahel ne saurait être la seule affaire des pays africains. (…). Nous sommes heureux que l’engagement ait été renouvelé de rester dans la région et de réarticuler le dispositif. »

Au Sénégal, l’armée française compte 350 hommes et dispose d’une escale aérienne. À Abidjan, la base française de Côte d’Ivoire compte 900 soldats et constitue une plateforme stratégique, « opérationnelle et logistique majeure », selon le ministère de la Défense. 350 soldats sont logés au Gabon. Mais surtout, entre 350 et 400 militaires des forces spéciales sont stationnés près de Ouagadougou, au Burkina Faso. Concrètement, la fermeture des dernières bases françaises au Mali (Gao, Ménaka et Gossi) prendra de « quatre à six mois », selon Macron. « Pendant ce temps, (…) nous allons continuer d’assurer les missions de sécurisation de la Minusma (la mission de l’ONU au Mali, forte de plus de 13 000 casques bleus – NDLR) », qui continuera de bénéficier d’un soutien aérien et médical français sur place, avant le transfert ultérieur de ces moyens, a-t-il assuré. « Nous prendrons les dispositions nécessaires pour nous adapter au nouveau contexte en vue de pouvoir poursuivre la mise en œuvre de notre mandat », a fait savoir Olivier Salgado, porte-parole de la Minusma. Le président ghanéen, Nana Akufo-Addo, s’est déjà prononcé pour le maintien d’une force de la paix de l’ONU au Mali.

3. Un revers de la France ?

Évidemment, Emmanuel Macron « récuse complètement » cette idée d’échec. Pourtant, force est de constater que le retrait annoncé ressemble fort à une débandade. Car après neuf ans de guerre, les objectifs affichés n’ont pas été atteints. Les groupes djihadistes continuent à pulluler au Sahel et se répandent maintenant dans le golfe de Guinée. La raison en est simple : tout ce qui fait le terreau de Daech ou d’al-Qaida, à savoir le manque de développement économique, la pauvreté grandissante, le manque d’avenir, reste la réalité quotidienne des Maliens. Les coups d’État successifs au Mali, au Tchad et au Burkina Faso – tous ex-colonies françaises – ont affaibli les alliances ouest-africaines de la France et montré que les accords existants servent plus Paris que Bamako, N’Djamena ou Ouagadougou. Les économies de ces pays ne perçoivent aucun dividende de l’ouverture de leurs richesses minières aux grandes compagnies internationales. En témoignent les milliers de jeunes Africains de l’Ouest qui risquent leur vie dans des voyages migratoires à haut risque. C’est dire si le « volet militaire » ne s’est pas appuyé « sur des progrès politiques, sociaux, culturels et économiques », annoncés pourtant comme complémentaires par le ministère des Armées. Au contraire. Or, c’est bien ce qui est en jeu aujourd’hui. Malgré cela, Emmanuel Macron reste scotché à sa stratégie. « Il s’agit de nous recentrer sur les demandes de nos partenaires là où notre contribution est attendue. (…) Cet appui pourra inclure de l’aide en matière de formation et d’entraînement, de la fourniture d’équipements, voire un appui à leurs opérations contre le terrorisme », a-t-il soutenu. Et donc, très certainement, des ventes d’armes à la clé. Comme si le continent africain avait besoin de ça.

4. Quel avenir pour le Mali ?

Le pays est en grande difficulté et la décision française risque de le déstabiliser davantage. Le sentiment antifrançais va très certainement s’amplifier, d’autant que neuf ans de guerre n’ont rien réglé et l’insécurité se poursuit. Et que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) imposent des sanctions économiques au Mali pour le punir de ne pas organiser des élections. Des sanctions soutenues par la France et l’Union européenne. Les mêmes sont pourtant moins sourcilleux s’agissant de manipulations constitutionnelles en Côte d’Ivoire et en Guinée pour obtenir un troisième mandat présidentiel. Or, ce sont les Maliens qui en subissent les conséquences. Ils ont d’ailleurs dénoncé cette punition en manifestant en nombre dans les rues de Bamako. Ils entendent avoir voix au chapitre. Une revendication que la France ferait bien d’entendre.

 


 

La faillite

Patrick Apel-Muller sur www.humanite.fr

Le mot fait peur à Emmanuel Macron. Sa déclaration de candidature se profile et le retrait des troupes françaises du Mali ­appose une tache de plus sur son bilan. Pourtant, il s’agit bien d’un échec, plus grave qu’un revers diplomatique. Il pourrait signer le déclin inexorable de la Françafrique, du pré carré de l’ancienne puissance coloniale sur le continent, des pressions de toutes sortes qui faisaient et défaisaient les gouvernements, des mallettes de billets qui achetaient les complaisances.

L’armée française a certes em­pêché une colonne de djihadistes de prendre Bamako, mais ces derniers ont étendu leur influence dans le Sahel, franchissant les frontières et s’ancrant dans des territoires toujours plus vastes. Pire, cet engagement est devenu majoritairement impopulaire dans la population, permettant à un quarteron de colonels putschistes de se maintenir au pouvoir, d’en appeler aux mercenaires russes de la force Wagner et de repousser à cinq ans des élections démocratiques.

L’intervention de nos troupes n’a pas failli pour des raisons de tactiques militaires mais sur ses fondements politiques. De gros intérêts, notamment pour les matières premières, pouvant aller jusqu’à la partition du pays, pèsent sur les décisions. L’impasse sur une véritable coopération, comprenant l’émancipation de l’Afrique francophone du carcan du franc CFA, la faiblesse de l’aide au développement, la protection d’élites avides ont conduit l’État malien à la faillite. Ni la poursuite du modèle néocolonial ni le repli sur l’Hexagone, pas plus que les bonnes intentions affichées sans suites réelles, ne répondent à ce qui demeure une responsa­bilité de la France. En ne rompant pas avec les schémas hérités des gaullistes et des socialistes, en imposant des systèmes libéraux à l’Afrique, Emmanuel Macron sape les fondements d’une relation riche avec le Mali et ses voisins.

Dans les jours qui viennent, nos soldats seront massivement disposés aux côtés du satrape Ouattara en Côte d’Ivoire. Belle image… Et un nouvel échec à venir.

publié le 19 février 2022

Comment Jean-Luc Mélenchon s'est converti au vote utile

sur www.huffingtonpost.fr

Les anciennes critiques du chef de file des Insoumis lui reviennent comme un boomerang à l'heure où, à deux mois de la présidentielle, ses troupes agitent le "vote efficace".

POLITIQUE - Ne l’appelez plus vote utile, mais vote efficace. Tel est le nouvel argument de Jean-Luc Mélenchon et de ses troupes pour espérer une dynamique en ce printemps 2022. Nombreux sont les militants et élus insoumis à considérer que le député des Bouches-du-Rhône, candidat à la présidentielle pour la troisième fois de suite, est le mieux placé, à gauche, pour accéder au second tour. Voire le seul à être en capacité de le faire. 

Cela ne fait guère de doute si l’on regarde les intentions de vote mesurées à l’heure actuelle, comme vous pouvez le voir dans notre compilateur ci-dessous. Le chef de file LFI est donné à 10% environ, quand ses concurrents -écolos, socialistes ou communistes- plafonnent autour des 5, ou en dessous, soit deux fois moins.

L’idée est donc la suivante: que tous les électeurs de gauche tentés par les candidatures Jadot, Taubira, Roussel et Hidalgo délaissent leur choix du cœur et glissent un bulletin Mélenchon dans l’urne par raison.

Petite nouveauté: les partisans de l’Avenir en commun, le programme mélenchoniste, ne sont plus les seuls à prêcher cet argument. Ségolène Royal, l’ex-ministre PS a surpris son monde, mercredi 16 février au soir, en enjoignant les différents prétendants à se ranger derrière la bannière insoumise. “Le vote utile, c’est Jean-Luc Mélenchon”, a-t-elle ainsi estimé sur BFMTV en louant “la solidité”, la “culture” ou encore “l’expérience” du tribun de 70 ans. 

De quoi faire rougir le principal intéressé, lequel s’est fendu d’un message de remerciement immédiat sur les réseaux sociaux pour saluer “ses mots de rassemblement.” Question constance, en revanche, on repassera: Aujourd’hui promoteur du “vote efficace”, Jean-Luc Mélenchon ne s’est pas toujours montré aussi laudatif à l’égard de qu’il considérait, jadis, comme un choix par défaut. 

Mélenchon, le vote utile et la camisole

Retour en 2012. Le candidat du Front de gauche qui a claqué la porte du PS quelques années plus tôt est donné loin derrière le président sortant Nicolas Sarkozy et son principal concurrent François Hollande. Il doit alors faire face à la pression du vote “utile” agité par les socialistes pour contrer la montée de l’extrême droite et assurer la présence de la gauche au second tour. A cette époque, on appelle cela “le vote de victoire.”

Impossible pour Jean-Luc Mélenchon. Le chantre de la VIe République -déjà- refuse invariablement les appels du pied pour ne pas laisser le PS en position hégémonique à gauche. Le tout, en multipliant les critiques à l’égard de ceux qui voudraient siphonner son électorat à travers cette stratégie. “Le vote utile est une camisole de force. Il culpabilise les électeurs: s’ils ne votent pas bien, c’est-à-dire pour les deux principaux partis, c’est Marine le Pen qui va passer”, avance-t-il, fin mars 2012, dans Sud Ouest, pour fustiger “un raisonnement” qui conduit ”à la catastrophe.”

Le vote utile est une camisole de force. Il culpabilise les électeurs.Jean-Luc Mélenchon en 2012

Leur idée”, ajoute-t-il, en parlant des socialistes, “est de ne pas bouger et de récupérer tous les votes, ceux des centristes et de la gauche. (...) On élirait donc un président par défaut. Alors que le pays veut des solutions tranchées.” Une opposition idéologique frontale, donc, qui ne se démentira pas tout au long de la campagne. “Le vote utile c’est le vote Front de gauche”, ira-t-il jusqu’à lancer, lors de son dernier meeting le 19 avril, deux jours avant le premier tour, jugeant que “le niveau du vote FG est l’indicateur du trouillomètre de la droite”.

Alors, pourquoi est-ce différent aujourd’hui? Les rapports de force ont changé. Jean-Luc Mélenchon et les insoumis se retrouvent (toute proportion gardée) dans la position qu’occupaient les socialistes auparavant, en tête des différentes forces de gauche. A une différence -majeure- près: le député des Bouches-du-Rhône est encore loin du second tour (à 5 ou 6 points) si l’on en croît les sondages, quand François Hollande, en 2012, était quasi assuré de se qualifier. 

Coco convoités

De quoi expliquer ce changement de pied? Dix ans plus tard, force est de constater que “le vote efficace” s’affiche désormais en grand -et en lettres capitales- sur les tracts insoumis. “Sans (Jean-Luc Mélenchon) le second tour sera un duo, et non pas un duel, entre la droite et l’extrême droite”, est-il ainsi écrit sur un visuel mis à disposition des militants le 11 février dernier. Culpabilisation, vous disiez? 

Dans le même temps, le numéro deux de la formation, Adrien Quatennens ne manque pas une occasion médiatique pour populariser l’expression et vanter les mérites d’un tel report de voix.

Vous êtes un électeur ou une électrice de gauche, vous voulez véritablement en finir avec le quinquennat d’Emmanuel Macron, vous êtes intéressé par tout ce que l’on propose (...) vous vous dites ‘en effet, il y a clairement un vote efficace qui apparaît dans le tableau’”, explique-t-il à Public Sénat dans une émission diffusée mercredi 16 février. Et d’ajouter: “Si on additionne le score de Jean-Luc Mélenchon et les 3,4% de Fabien Roussel, on est à la porte du second tour.” Ce qui n’est pas foncièrement faux, à condition que le report soit total (une hypothèse d’école qui se vérifie rarement), le ticket d’entrée étant aujourd’hui autour des 16%.

Oui moi voilà: ironie de cette campagne, les communistes -pourtant alliés à Jean-Luc Mélenchon en 2012 et 2017- se retrouvent désormais dans le rôle du poil à gratter. Ou de caillou -rouge- dans la chaussure insoumise.

Plaider pour le vote utile c’est se priver de voter pour les idées dont on se sent le plus proche."Fabien Roussel, candidat communiste à la présidentielle.

 Ce n’est pas un hasard si Fabien Roussel répond à la demande de “vote efficace” en puisant dans le registre utilisé dix ans plus tôt par son ancien camarade. Invité à réagir, ce jeudi, à la sortie de Ségolène Royal sur BFMTV, le chef de file des communistes -l’une des surprises de ce début de campagne- dit refuser la “camisole de force” critiquée, à l’époque, par le camp “populaire”.

Je crois que c’est Jean-Luc Mélenchon qui a déjà dit ça”, ajoute-t-il, dans un sourire, “plaider pour le vote utile c’est se priver de voter pour les idées dont on se sent le plus proche.”

A chaque fois on nous a expliqué qu’il fallait voter comme au PMU, pour le mieux placé et à chaque fois on s’est fait avoir”, martèle encore son directeur de campagne Ian Brossat sur LCI. Et voilà comment Jean-Luc Mélenchon se retrouve, à gauche, dans la même situation que François Hollande en 2012. En tête, mais relativement seul. Avec le même résultat final? Il veut le croire mais rien n’est moins sûr.

publié le 19 février 2022

Fabien Roussel,
le candidat qui réveille la gauche

Aurélien Soucheyre et Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Inconnu du grand public il y a encore six mois, le député du Nord secoue la campagne présidentielle dont il est l’une des révélations. À force de bonne humeur, de franc-parler et de propositions radicales, il fait entendre une voix différente et remet les idées communistes sur le ring. Un candidat « heureux » de l’être qui entend rallier les déçus de la gauche en portant le combat de la dignité et du «bonheur collectif ».

C’est une petite bête rouge qui monte, qui monte… jusqu’à devenir un candidat pleinement installé dans la campagne présidentielle. Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, a réussi sa percée médiatique. Certes, ce n’est pas encore le grand soir électoral, mais qui peut se targuer d’une telle dynamique à gauche ? Anne Hidalgo, Christiane Taubira et Yannick Jadot ne cessent de reculer dans les sondages, quand Fabien Roussel, lui, est monté de 1,5 % des intentions de vote en septembre jusqu’au seuil des 5 %, selon certains instituts. Qui l’eût cru il y a encore quelques semaines ? « Au départ, tout le monde se demandait : “Roussel, qu’est-ce qu’il vient faire dans cette campagne ?” Aujourd’hui, retournons la question : “Est-ce qu’on peut encore imaginer cette campagne sans lui ?” » observe Olivier Marchais. Le fils de Georges, grande figure du PCF des années 1980, est membre de l’équipe de campagne pour 2022 et a sa petite idée sur les raisons de cette évolution. « Ce n’est pas anodin de choisir comme slogan “La France des jours heureux”. Et ce n’est pas qu’un slogan d’ailleurs, c’est une réalité. On veut que tout le monde ait droit à la justice sociale et au bonheur », ajoute Olivier Marchais, qui a rencontré Fabien Roussel… sur les bancs du lycée, avant de militer avec lui contre l’apartheid en Afrique du Sud. « C’était déjà un boute-en-train, il était heureux et dynamique, et l’est toujours ! »

À tel point que les journalistes se l’arrachent, que les éditorialistes – même de droite – louent son humour et le trouvent « sympa ». « Franchement, place du Colonel-Fabien, j’y vais le sourire aux lèvres. On se marre ! » confie Julia Castanier. Fabien Roussel, l’humour d’abord ? « Pas seulement. Fabien est à la fois quelqu’un d’heureux et quelqu’un de révolté contre les injustices. On a beau avoir une bonne humeur et une bonne stratégie médias, ça ne suffit pas. Il faut aussi être ancré dans les réalités de la vie quotidienne, et montrer qu’il existe des solutions positives, efficaces, et résolument de gauche », ajoute la directrice de la communication du PCF. Les éditorialistes de droite commencent d’ailleurs à déchanter : Fabien Roussel est un communiste sympa mais… c’est un communiste ! « Ça me fait bien marrer quand j’entends dire que je suis le “candidat de gauche préféré de la droite”. Ceux qui disent ça n’ont pas dû lire mon programme ! » s’amuse le principal intéressé.

Le droit au bonheur des plus modestes

Et pour cause : Fabien Roussel est pour la semaine de 32 heures et la retraite à 60 ans. Aïe ! Il veut augmenter le Smic à 1 500 euros net. Ouille ! Recruter 500 000 fonctionnaires. Mince ! Augmenter l’impôt des plus riches, tripler l’ISF et baisser la TVA. Ouch ! Construire 200 000 logements sociaux par an. Non ! Nationaliser deux grandes banques (BNP Paribas et la Société générale) et une compagnie d’assurances (Axa). Mais c’est un scandale ! Inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution et mettre en place un plan d’éducation pour combattre les LGBTQI-phobies. Oulala ! Assurer l’égalité salariale homme-femme de façon contraignante et instaurer une échelle des salaires de 1 à 20. Quésako ? Sortir de l’Otan. Inadmissible ! Régulariser les travailleurs sans papiers. Argh ! Faire respecter le droit d’asile à l’échelle européenne. Impensable ! Lancer un plan « zéro jeune au chômage ». Utopique ! Et, entre autres, injecter 140 milliards d’euros pour le climat et l’urgence sociale.

« Roussel, c’est le Chirac de gauche ! » entend-on pourtant sur les chaînes d’info. Mais d’où vient ce parallèle permanent ? Et ce coup de cœur passager des journaux de droite pour le dirigeant communiste ? C’est que Roussel serait le candidat de « la gauche pas woke », de la « droitisation du PCF », avec un programme « vintage » et « franchouillard », selon une partie de la gauche. Pire : il serait même « raciste » et « suprémaciste blanc », selon des détracteurs qui semblent avoir perdu le sens des réalités. La raison ? Tout a commencé début janvier, lorsque Roussel prononce cette phrase : « Un bon vin, une bonne viande, un bon fromage : c’est la gastronomie française. Le meilleur moyen de la défendre, c’est de permettre aux Français d’y avoir accès. » Ni une ni deux, certains comprennent que, pour le communiste, si tu n’accompagnes pas ton saucisson d’un verre de rouge, c’est que tu n’es pas français. « Notre position n’est pas du tout identitaire ! Ce que nous défendons, c’est le droit aux couches modestes de profiter du bonheur de la vie avec des produits de qualité, en liant politique sociale, alimentaire et préservation de l’environnement, avec un fonds de 10 milliards d’euros par an », explique André Chassaigne, chef de file des députés PCF.

Il faut se frotter les yeux pour le croire, mais c’est à ce moment-là que la machine médiatique s’emballe. La violence et l’outrance des attaques placent Roussel au cœur du débat. Aussitôt, il rend visite à l’École professionnelle de la boucherie, à Paris. « Je veux mettre les pieds dans le plat et défendre l’idée qu’il est possible de manger sain et à sa faim pour tous. C’est un vrai projet de société, c’est même un projet révolutionnaire. Ceux qui m’ont porté ces critiques sont en réalité coupés du peuple », lance-t-il devant une forêt de caméras, insistant sur les « cinq millions de Français (qui) se rendent dans les associations pour manger ». Il répond aussi en prenant une photo de lui, tout sourire, à table, en famille, avec ses enfants métis et un bon couscous du dimanche. La tornade s’est abattue, il a répliqué, et, depuis, il ne cesse de monter dans les sondages. « La polémique sur la bonne bouffe a contribué à le propulser sur la scène médiatique. Ceux qui l’ont entretenue doivent s’en mordre les doigts parce qu’en réalité ils l’ont aidé et se sont disqualifiés », mesure son directeur de campagne, Ian Brossat.

Des thèmes peu portés à gauche

La bataille se poursuit sur l’énergie : face au réchauffement climatique Roussel défend un mix entre le nucléaire et le renouvelable, ainsi que la nationalisation d’EDF et d’Engie. Une position qui clive à gauche. Le candidat est également attaqué pour s’être rendu, en mai 2021, à une manifestation de policiers devant l’Assemblée nationale. Non pas que Fabien Roussel partage les opinions du très droitier syndicat de police Alliance – il venait d’ailleurs de voter contre la loi dite de sécurité globale. « Il s’agit de dire que la gauche ne doit pas abandonner les questions de sécurité à la droite et à son extrême. L’insécurité frappe d’abord les couches populaires, pas les beaux quartiers. Le droit à la tranquillité doit être assuré, et la police doit être utilisée autrement », explique André Chassaigne. Dans son programme, Roussel propose ainsi de recruter 30 000 policiers de proximité, de révoquer les éléments racistes et violents de la police nationale, et de mettre fin au contrôle au faciès.

Désormais bien installé dans la campagne, battant même un record d’audience au 20 heures de France 2, le candidat tient également à se distinguer sur la question du travail. Plutôt qu’un revenu universel, il défend un « droit universel au travail ». « Nous voulons passer d’une France des bas salaires, du chômage et des allocations à une France du travail et d’un revenu élevé qui en est issu », assure-t-il.

Une notoriété qui s’installe : « il se passe quelque chose», observe l’ifop

Un épisode a néanmoins fait plus mal. Les dents ont même grincé en interne, au sujet de la présence de l’essayiste controversée Caroline Fourest, proche du Printemps républicain et du dessinateur Xavier Gorce, lors de la soirée dédiée à la mémoire de « Charlie Hebdo ». « C’est une polémique qui naît sur des bases malsaines. Nous rendons hommage aux victimes de la tuerie. On est les seuls à l’avoir fait à gauche. On défend la laïcité et la liberté d’expression. Et évidemment on invite ceux qui ont fait partie de “Charlie”. On ne trie pas. Certains viennent, d’autres non. Au final, il y a eu des mots durs. Le sens même de notre initiative a été oublié. C’est assez terrible », raconte Christophe Grassullo. Du reste, le directeur de cabinet de Fabien Roussel se dit content d’avoir tourné la page d’un automne difficile : « C’était compliqué. On avait fait une série de rencontres des “Jours heureux”. On sentait que Fabien marquait des points, qu’il se passait quelque chose. Mais aucun sondage ne bougeait. Ce sont des moments assez durs ».

À quoi sert en effet de se présenter si c’est pour faire 1 % à 2 % ? Quelle utilité pour les communistes et leurs idées ? C’est ce qui les avait amenés, après le 1,93 % obtenu par Marie-George Buffet en 2007, à impulser et participer pleinement au Front de gauche, porté par Jean-Luc Mélenchon en 2012, lequel avait aussi été soutenu par le PCF en 2017. Mais pas cette année. La direction du PCF a la conviction que l’insoumis s’est abîmé aux yeux des Français. Quant à la gauche, elle s’est avérée incapable de se parler. « Si tout le monde y va chacun de son côté en 2022, je vous le dis, je ne vois pas pourquoi les communistes n’iraient pas eux aussi », prévenait Fabien Roussel en 2020. Surtout, les militants communistes ont décidé de jouer la carte « PCF is back », de tenter de mettre au premier plan leur projet et leurs propositions. « Nous avons bien fait : nous avons imposé la question du travail, du pouvoir d’achat et de l’écologie populaire. La mayonnaise commence à prendre mais il faut aller plus loin. Le socle de gauche est beaucoup trop faible : l’obsession de Fabien, c’est de l’élargir et de ramener à gauche des gens qui sont partis ou s’abstiennent », expose Ian Brossat, qui souhaite désormais franchir définitivement la barre des 5 % dans les sondages. « La notoriété de Roussel s’installe grâce à plusieurs coups d’éclat et au sentiment de proximité qu’il suscite. Sans être un phénomène – il n’est pas à 10 % – il se passe un petit quelque chose », mesure Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop.

« le roussellement » pour irriguer l’économie réelle

Pour progresser, Roussel va-t-il miser sur ces bons mots qui lui ont permis de se faire remarquer ? « Il a fallu qu’on ait une discussion sur la place de l’humour en politique. Mais c’est comme ça, ça lui vient tout seul », note Julia Castanier. Ce qui lui joue parfois des tours, comme lorsqu’il se met à parler de « strings brésiliens » pour évoquer la légèreté des restrictions sanitaires aux frontières. « Au début, ça nous arrivait d’avoir des coups de chaud, mais l’humour, c’est aussi sa patte », s’amuse Christophe Grassullo. La dernière en date ? Roussel veut faire du « roussellement ». Soit l’inverse du ruissellement à la Macron, selon lequel plus les riches sont riches et plus ça profite à tous. Et donc le « roussellement » ? C’est simple : moins les pauvres sont pauvres, et plus ça profite à tous.e de texte >>

publié le 18 février 2022

Services publics :
la Défenseure des droits s’alarme des barrières liées au tout-numérique

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

Dans un rapport publié mardi soir, Claire Hédon alerte sur les difficultés auxquelles près de 10 millions de personnes sont confrontées dans leurs démarches numériques. Soulignant sa « forte inquiétude », elle pointe l’insuffisance des réponses de l’État.

Il ne faut pas attendre de Claire Hédon, Défenseure des droits, à l’orée de l’élection présidentielle, un commentaire cinglant et frontal envers la politique de dématérialisation engagée par Emmanuel Macron pour « simplifier » officiellement 250 démarches permettant d’accéder aux services publics.

Mais son constat est net : si le basculement dans le tout-numérique est réussi d’un certain point de vue et sur le plan quantitatif, cette politique laisse sur le bas-côté les plus démuni·es face à la chose numérique.

C’est ce volet que l’institution indépendante a choisi d’explorer dans un rapport rendu public mardi 15 février au soir, baptisé « Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ? ». En rebond d’un premier rapport consacré au sujet, la Défenseure des droits a en effet souhaité dresser un bilan des améliorations apportées – ou non – en matière d’accès des citoyennes et citoyens les plus fragiles et précaires aux services publics numériques. Elle en tire une « forte inquiétude » et regrette l’insuffisance des réponses de l’État.

En creux, Claire Hédon pointe tous les défauts d’une stratégie qui fragilise une large partie de la population : quelque 10 millions de personnes, selon ses estimations, rencontrent des obstacles pour faire valoir leurs droits. Lors de la présentation de cette étude à la presse, la Défenseure des droits a expliqué que « la dématérialisation est une chance et simplifie pour un grand nombre de personnes l’accès à un certain nombre de droits. Mais pour un certain nombre de personnes, ça va être compliqué, ça les éloigne à cause de difficultés techniques. » Sachant que 15 % des foyers ne sont pas équipés d’Internet à domicile. La pandémie a aussi révélé l'ampleur de cette fracture numérique.

Elle a été frappée par le fait que les délégués territoriaux lui ont raconté avoir eu « en face d’eux des réclamants épuisés, énervés, en colère parce qu’ils n’arrivaient plus à joindre personne… »

Claire Hédon a ainsi dénombré, en 2021, 90 000 saisines de son institution relatives à ces difficultés d’accès aux services publics (contre 35 000 en 2014), sur 115 000 reçues en tout.

Et de citer des exemples concrets d’entraves. « Nous avons des réclamants qui mettent six mois, un an, 18 mois à obtenir leur pension de retraite et qui se retrouvent sans rien pendant tout ce temps-là. » Alors que l’État fait tout pour encourager le dispositif Ma prime rénov’ qui vise à aider les ménages à améliorer l’efficacité énergétique de leur logement, le choix d’une procédure exclusivement numérique complique l’accès. Certaines personnes ratent des convocations de Pôle emploi, exclusivement envoyées par voie électronique, et se retrouvent radiées pour avoir manqué sans le savoir des rendez-vous avec leur conseiller ou conseillère.

La Défenseure des droits déplore qu’« on demande à l’usager de s’adapter au service public, [alors que] l’une des règles du service public, c’est de s’adapter aux usagers. Là, il y a un renversement : l’usager doit savoir faire et la responsabilité finale du bon fonctionnement de la démarche lui incombe ». 

Dans l’introduction du rapport, Claire Hédon rappelle un autre paradoxe. « Les démarches numériques apparaissent comme un obstacle parfois insurmontable pour les personnes en situation de précarité sociale alors même que ce sont celles pour lesquelles l’accès aux droits sociaux et aux services publics revêt un caractère vital. » Le risque : aggraver encore le phénomène de « non-recours » (voir notre article sur le RSA).

40 % des sites publics accessibles aux personnes en situation de handicap

Les personnes âgées, étrangères et détenues sont particulièrement vulnérables aux effets de cette dématérialisation. Faute de parvenir à décrocher un rendez-vous en préfecture pour le renouvellement d’un titre de séjour, certaines se retrouvent sans récépissé et ont pu perdre leur emploi.

Claire Hédon tient à souligner que « chacun d’entre nous peut, un jour, rencontrer un blocage incompréhensible face à un formulaire en ligne, ne pas parvenir à joindre un agent, échouer à dénouer un problème, faute de dialogue ».

Daniel Agacinski, délégué général à la médiation, relève aussi, avec malice, que les sites sont plus ou moins accessibles selon leur objet : les services fiscaux le sont davantage que les sites de prestations sociales ou des préfectures.

Claire Hédon souligne toutefois une amélioration pour les personnes en situation de handicap : « 40 % des sites internet publics leur sont accessibles, même si ça veut dire que 60 % ne le sont pas. Mais c’est un progrès par rapport à notre dernier rapport, où c’était 12 %. Mais on n’est pas du tout encore 100 % accessibles. »

La dématérialisation doit se faire au bénéfice de tous les usagers, et non au détriment d’une partie.

Des solutions contre l’exclusion ont été proposées, comme les espaces France Services, mis en place pour garantir un accès aux services publics. Mais là encore, la Défenseure des droits pointe l’un des défauts majeurs du dispositif : les agent·es présent·es ne sont pas formé·es à tous les services et peuvent se trouver démuni·es face à certaines démarches complexes. « Ce n’est pas notre rôle de les évaluer mais ce serait bien que ce soit fait… », recommande Claire Hédon.

Le manque de vacataires, pour cause de difficulté à les recruter, s'avère une source d’inquiétude. La Défenseure des droits a d’ailleurs indiqué garder un œil sur les acteurs privés qui capitalisent sur les difficultés de certain·es à réaliser des démarches (comme nous le racontions ici). « Je suis choquée par ça, l’accès aux services publics doit rester gratuit. » Il revient à la répression des fraudes d’agir, précise Daniel Agacinski.

Autre regret : la plateforme Solidarité numérique, créée pour lutter contre l’illectronisme, vient de fermer ses portes. Les Passes numériques sont tout de même considérés comme une amélioration.

Pour rectifier la situation générale, la Défenseure des droits formule des préconisations et souhaite s’appuyer sur deux jambes « pour contribuer à ce que la dématérialisation se fasse au bénéfice de tous les usagers, et non au détriment d’une partie d’entre eux ».

Cela passe, selon elle, par un maintien du double accès aux services publics, le numérique ne pouvant être l’unique voie. Cet « omnicanal » (numérique, téléphone, courrier, guichet) n’est pas assez développé. Il faudrait également associer les usagers et usagères précaires à la conception des sites internet pour qu’ils soient accessibles à tous et toutes, engager un travail collectif pour « le droit à la connexion », renforcer les effectifs dans les préfectures débordées, permettre à chacun·e de se rétracter sur la dématérialisation des échanges avec les administrations.

La Défenseure préconise aussi de maintenir un contact sous forme de papier pour les démarches comportant des délais ou des notifications d’attribution, de révision ou de retrait de droits pour qu’aucun choix ne reste figé.

 publié le 18 février 2022

« La gauche est un petit milieu de sociétés militantes obsédées par leurs intérêts d’appareil »

sur www.regards.fr

Le politiste Rémi Lefebvre, auteur de l’essai à paraître Faut-il désespérer de la gauche ? aux éditions Textuel, est l’invité de #LaMidinale.


 

UNE MIDINALE À VOIR… https://youtu.be/7xTW2HVVZ3g

 

 

ET À LIRE…


 

 Sur l’état de la gauche 

« La gauche s’est coupée des milieux populaires qu’elle est censée représenter, des forces vives de la société, des mondes associatif, culturel et intellectuel. »

« La gauche est un petit milieu de sociétés militantes qui ont un poids sur l’offre politique de gauche et qui font jouer leurs intérêts d’appareil au détriment de la gauche électorale et sociétale dans une logique d’enfermement. »

« Karl Marx parlait de crétinisme des parlementaires, c’est-à-dire qu’ils avaient tendance à s’enfermer dans un monde institutionnel : la gauche aujourd’hui est enfermée dans ses luttes et ses intérêts corporatistes. »

« La gauche fonctionne de manière très autonome de la société en général. »

 Sur les programmes et les idées à gauche 

« 700 propositions : est-ce que c’est cela qui fait une offre politique combative à gauche ? »

« Il y a une inflation programmatique sans que cela soit le cœur de la légitimité. C’est important de montrer que l’on est prêt à prendre le pouvoir et de budgéter le programme mais la gauche manque surtout de vision. Ces visions existent : la France insoumise incarne idéologiquement quelque chose, les écolos cherchent à imposer un nouveau paradigme, Fabien Roussel est détenteur d’une tradition politique qui a encore un sens… mais le problème, c’est que la gauche manque moins d’idées que de médiation pour les défendre. »

« Les idées de gauche existent et circulent dans la société – j’observe que la conscience des inégalités sociales n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui -, et pourtant, la gauche n’arrive pas à embrayer… »

« La crédibilité des idées de gauche pose problème et c’est sûrement cela qui permet de résoudre la différence avec les attentes de gauche qui existent dans la société. »

« La responsabilité de François Hollande est énorme : par les politiques libérales qu’il a menées, il a tué l’idée de gauche et sa crédibilité. »

« Le problème à gauche tient plus de la bataille culturelle que des idées elles-mêmes : la gauche n’arrive pas à imposer sa vision du monde – qui parfois est un peu fragile – et à convaincre qu’une alternative est possible. »

 Sur les désaccords et la désunion 

« Je ne néglige pas les désaccords à gauche : entre Anne Hidalgo et Jean-Luc Mélenchon, ça me parait difficile d’opérer un rassemblement. Mais avec les écolos de gauche, la France insoumise, le Parti communiste et les socialistes de gauche, les convergences l’emportent très clairement sur les divergences. »

« Depuis 2017, il y a eu des évolutions idéologiques intéressantes : la France insoumise, sur l’Europe, a des positions qui sont moins tranchées, les écolos ont intégré des logiques de justice sociale (il n’y a pas beaucoup de différence entre Eric Piolle, Sandrine Rousseau et Jean-Luc Mélenchon). Sur toute une série de problématiques, des convergences ont été dégagées : le pouvoir d’achat, la relocalisation de l’économie… »

« Les divergences d’aujourd’hui à gauche ne sont pas beaucoup plus fortes que dans les années 1970 entre le PCF et le PS. La différence, c’est l’hyperprésidentialisation du débat : la gauche est trop faible idéologiquement pour se permettre d’être divisée. »

« La gauche doit se rassembler. Mais l’idée, ce n’est pas la salade de logos mais de trouver des convergences – et ce travail n’a pas été fait. Et la désunion est mortifère. »

« Il y a plein d’arrière-pensées stratégiques : tout le monde pense à la suite, c’est-à-dire aux élections législatives, au leadership à gauche, au financement des partis pendant cinq ans… »

« Quand la perspective de victoire est impossible, les partis se replient sur des logiques corporatistes et d’appareil. »

« Les petites sociétés militantes qui s’hystérisent sur les réseaux sociaux sont dans une tyrannie des petites différences : on s’écharpe ainsi sur les questions de laïcité… Je ne dis pas que ce n’est pas important mais ce n’est pas essentiel du tout. »

« Dans le moment, la gauche a intérêt à mettre l’accent sur ses convergences sur la question sociale et sur l’égalité. »

 Sur l’émancipation des formes traditionnelles pour faire de la politique 

« Dans les années 70 – moment très important de reconstruction de la gauche -, il y avait des partis politiques qui se sont reconstruits sur des bases idéologiques fortes et une ébullition de mouvements sociaux (féministes, écolos, antinucléaires, luttes urbaines…). »

« Aujourd’hui, il y a une étanchéité entre, d’une part, des partis de plus en plus repliés sur eux-mêmes, peu militants, partis d’élus, machines professionalisées, et d’autre part, des mouvements, de Nuit debout aux Gilets jaunes. Aucune fertilisation entre ces monces-là. »

« Il faut une gauche qui soit à la fois partisane et mouvementiste. »

« Le problème, c’est que la gauche partisane donne à voir un spectacle tellement navrant qu’une partie des gens de gauche considèrent qu’il n’y a rien à gagner du côté des élections et se replient dans l’activisme. Et du côté de la gauche partisane, on se méfie des mouvements sociaux. Il faut réarticuler tout ça. »

 Sur la stratégie de Jean-Luc Mélenchon 

« Il est très compliqué de décrypter la stratégie de Jean-Luc Mélenchon parce qu’elle est très fluctuante : il oscille entre une posture populiste tribunicienne qui place au cœur de son discours l’opposition peuple – élite et un discours union de la gauche… Il louvoie entre les deux depuis 2017 : aux élections européennes, il était plutôt union de la gauche, ensuite il a appelé à une union populaire mais il a aussi dans le même temps, beaucoup méprisé et pris de haut les autres partis de gauche, il violente les électeurs de gauche en leur disant qu’il est le meilleur et la seule option sans leur donner des gages… »

« La situation est embarrassante pour la France insoumise : c’est peut-être la force de gauche la plus avancée mais c’est une force politique parmi les autres. »

« Un Mélenchon à 10% dans les sondages alors qu’il était à 19,6% 5 ans plus tôt, ce n’est pas très satisfaisant. »

« La gauche molle social-démocrate ne décolle pas mais la gauche radicale non plus. »

« Certes, Jean-Luc Mélenchon explique que l’idée de gauche a été abîmée par François Hollande mais qu’est-ce qui explique que l’appétence pour une gauche plus radicale type Mélenchon ne soit pas plus forte dans la société ? »

« Le programme de Jean-Luc Mélenchon est, à bien des égards, un programme social-démocrate costaud mais il n’est pas révolutionnaire. »

 Sur Jean-Luc Mélenchon, la gauche radicale et la social-démocratie 

« La question de la radicalité, c’est très relatif et relationnel. »

« Le programme de Jean-Luc Mélenchon est, à bien des égards, un programme social-démocrate, costaud, mais ça n’est pas non plus un programme révolutionnaire. »

« Le centre de gravité de la vie politique s’est tellement déplacé vers la droite qu’on présente comme une offre de gauche radicale un discours qui était le positionnement de Mitterrand en 1981. »

 Sur la disparition de la social-démocratie française 

« Je ne suis pas sûr que la social-démocratie aille mieux en Europe. En Allemagne, le SPD fait alliance avec les libéraux et les écolos. Au Portugal, on a un bon contre-exemple, avec un discours très à gauche. L’Espagne, c’est compliqué. Les pays scandinaves ont toujours une politique particulière, avec de fortes dépenses publiques, et en plus les socio-démocrates scandinaves sont allés sur le terrain de l’immigration. Mais comparaison n’est pas raison, c’est pas les mêmes cultures politiques. »

« L’enquête de la Fondation Jean Jaurès m’a frappée : 40% des électeurs de Hollande 2012 votent pour Macron. L’électorat Macron s’est droitisé mais une partie des anciens électeurs de Hollande sont toujours sur Macron. Ou bien ils votent utiles parce qu’ils ont peur du fascisme, ou bien il s’agit d’électeurs de gauche qui n’étaient plus beaucoup au PS. »

« Pendant de nombreuses années, le PS avait un électorat très hétérogène, notamment une partie d’électeurs très modérés qui attendaient le prétexte ou l’offre politique pour quitter le PS. De fait, ils n’étaient plus des électeurs de gauche. »

« C’est aussi ça qui explique la faiblesse électorale de la social-démocratie, mais aussi de la gauche dans son ensemble. »

« Une partie des électeurs de gauche – qui de fait était centriste – a fait sécession. Ce n’est pas simplement conjoncturel, c’est structurel. »

« Est-ce qu’il existe encore un électorat centre-gauche-modéré en France ? »

« La gauche ne peut exercer le pouvoir que si elle fédère. »

« Le noyau de l’électorat de la France insoumise, c’est 10%. On ne peut pas gouverner avec 10%. »

« Le problème, c’est qu’il n’y a plus la force d’entraînement qu’était le PS, pour des bonnes ou mauvaises raisons, qui propulsait la gauche au pouvoir. »

« La gauche se retrouve dans un étiage à 25%, avec un électorat plus homogène qu’avant, paradoxalement. »

« C’est une illusion de croire que les électeurs de Macron vont revenir. »

 Sur la candidature de Fabien Roussel 

« Au départ, c’est vraiment une candidature d’appareil, avec assez peu d’ambitions. »

« Le PC n’a pas eu de candidat pour les deux dernières présidentielles, il faut retravailler la marque. »

« L’élection présidentielle, c’est ce qui fait exister les partis politiques. »

« Finalement, ça prend. Il y a un phénomène Roussel, au moins médiatique, mais pas que. Il fait le buzz, il a un style qui déconcerte, il a une stratégie de triangulation pour se différencier de LFI et des autres partis de gauche. On met l’accent sur un côté un peu franchouillard, on parle de sécurité, d’immigration. Ça fait vachement plaisir aux journalistes qui voient leurs thèses confortées : quand la gauche parle d’immigration et de sécurité, elle retrouve un petit peu d’oxygène. »

« Il y a quelque chose de plus structurel : le PC, ça représente encore quelque chose en France, il y a une culture communiste séculaire. Et il y a une forme de nostalgie sur laquelle s’appuie Roussel, celle d’une gauche lisible, populaire, patriote. »

 Est-ce que ça ne serait pas Roussel le candidat de la « reconquête de l’électorat populaire » ? 

« Le problème des milieux populaires, c’est qu’ils sont très hétérogènes. C’est la France périphérique, les jeunes des quartiers, ce qu’il reste de France industrielle… Concrètement, Roussel ne parle qu’à une partie des milieux populaires. »

« Roussel est-il fort dans les milieux populaires ? Ça mérite d’être nuancé. Aujourd’hui, les milieux populaires sont démobilisés ou à l’extrême droite. »

« Roussel veut imposer le récit qu’il est en phase avec cette France populaire, mais il est en phase avec une image rétinienne qu’on a de la France populaire. »

 Sur la gauche qui n’assume pas la rupture avec la société de marché 

« Si la société de marché, c’est le consumérisme, une forme d’individualisme hédoniste, etc., c’est très difficile de dire qu’on va complètement rompre avec ça. »

« En quoi l’évolution de la société est-elle défavorable ou favorable à la gauche ? Il est évident qu’il y a plein d’évolutions qui sont défavorables à la gauche – le recul de la conscience de classe, l’individualisme négatif, l’atomisation et le vieillissement de la société. La gauche a du mal parce que cette société libérale suscite de l’adhésion, du désir. Le libéralisme s’est mis du côté du progrès. La gauche apparaît conservatrice puisqu’elle demande des sacrifices, de la sobriété, du partage. Elle est un peu contre cet air du temps. »

« Il y a plein d’autres évolutions de la société qui sont plutôt favorables à la gauche : la jeunesse diplômée, la conscience environnementale, l’aspiration à plus de démocratie, etc. Ce sont des choses que la gauche peut exploiter. Les partis de gauche ne le font que modérément. »

 Sur le clivage gauche-droite 

« Il y a eu une petite ambiguïté - qui n’a pas trompé grand monde en 2017 – sur le Macron disruptif qui allait transgresser ce vieux clivage. Cinq ans plus tard, même ses électeurs le perçoivent comme un Président de droite. Lui-même s’assume comme de droite, il l’a été sur les questions économiques et sociales mais même sur les questions de société. Le Macron libéral-culturel plutôt ouvert aux positions de Merkel sur l’immigration, il a très vite disparu. »

« Macron, c’est un libéralisme autoritaire. »

On aurait pu croire que cette clarification du macronisme aurait pu réactiver le clivage gauche-droite, mais on ne peut pas dire que ça soit le cas. Aujourd’hui, le clivage dominant est celui entre l’extrême droite et le centre-droit. La gauche est asphyxiée. »

publié le 17 février 2022

Media Crash :
« Tuer l’information, mode d’emploi »

sur https://basta.media/

La concentration des médias n’a jamais été si forte ; et cela nuit à la démocratie. Mediapart et Premières Lignes nous expliquent pourquoi dans un documentaire, Media crash, qui sort au cinéma le 16 février et dont Basta! est partenaire.

Jamais la France n’a connu une telle concentration des médias privés aux mains de quelques-uns. Et cela commence à avoir des effets délétères sur la qualité de l’information, du débat public et donc, la démocratie. Une partie de ces industriels milliardaires, propriétaires de télévisions, de radios, de journaux, veillent à ce que leurs affaires lucratives ne soient pas trop perturbées par des investigations journalistiques.

Et quand les amicales pressions ou l’autocensure des rédactions ne suffisent plus, on passe aux mesures de rétorsion. Économique d’abord, comme celle qui a frappé Le Monde après une enquête sur le port d’Abidjan, alors propriété du groupe Bolloré. Le quotidien a été boudé par le groupe Havas (propriété du groupe Bolloré), qui achète des emplacements publicitaires dans la presse pour le compte de grandes marques, et a perdu plusieurs millions d’euros en recettes publicitaires. Juridique ensuite, à coups de procès en diffamation – et là encore Bolloré en est friand, en particulier dès qu’il s’agit de ses affaires en Afrique. Basta!, France 2 ou Mediapart en ont été notamment les cibles. Le documentaire Media Crash revient sur plusieurs de ces pressions et poursuites bâillons, qui ne concernent pas uniquement le groupe Bolloré.

TPMP a consacré 53 % de son temps d’antenne politique à des candidats d’extrême droite, en premier lieu Éric Zemmour

Un cap est désormais franchi : les médias achetés par le groupe Bolloré (CNews, C8, Europe 1...) servent carrément de tremplin à une idéologie et à un candidat d’extrême droite. La pluralité, même de façade, a disparu. En cachant ce qui est essentiel, en grossissant ce qui est accessoire, en mélangeant informations et opinions, experts en tout et en rien, divertissement et propagande politique, ces médias façonnent, orientent, hystérisent pour certains, le débat. Dans le documentaire, la chercheuse Claire Sécail (CNRS) montre ainsi que, derrière l’humeur badine de Cyril Hanouna et de son émission TPMP (« Touche pas à mon poste »), se cachent de véritables choix politiques : de septembre à décembre 2021, l’émission a consacré pas moins de 53 % de son temps d’antenne politique à des candidats d’extrême droite, en premier lieu Éric Zemmour.

Les grands perdants sont les citoyens et le débat public. C’est tout cela que met en lumière, ou que rappelle le documentaire réalisé par Mediapart et Premières Lignes.

Il sera en salle le 16 février prochain. De nombreuses discussions avec le public sont prévues à l’issue des représentations. Des représentants d’associations, ONG, chercheuses et chercheurs, médias indépendants seront également présents.

Quelques dates de projections-débats :

24/02 - 20h - Montpellier - Cinéma Diagonal. En présence de Valentine Oberti

24/02 - 19h - Perpignan - Cinéma le Castillet. En présence de Edwy Plenel, modéré par Made In Perpignan, en partenariat avec le Club de la presse Occitanie. 

 

Media crash, une coproduction Mediapart et Premières Ligne, un film coréalisé par Luc Hermann et Valentine Oberti. Au cinéma le 16 février.

publié le 17 février 2022

Un terrible parfum de krach

Bruno Odent sur www.humanite.fr

La finance, gavée par une injection massive de liquidités des banques centrales, multiplie les bulles spéculatives qui s’étendent jusqu’aux activités les plus vitales. Cette fuite en avant accroît les risques d’un krach : plus la bulle grossit... Tous les signes avant-coureurs d’une crise majeure sont là.

Il en est des krachs financiers comme des tremblements de terre. Ils sont précédés de secousses telluriques annonciatrices. La menace d’une crise d’une ampleur historique est maintenant repérée. À l’origine : la financiarisation de ces dernières années. Elle a connu un développement exponentiel avec la pandémie. Pendant le Covid, le capital a enflé, enflé, jusqu’à afficher une obésité monstrueuse inégalée, incarnée par quelques dizaines d’oligarques multimilliardaires. Des politiques publiques destinées à combattre « quoi qu’il en coûte », selon l’expression du président français Emmanuel Macron, les conséquences économiques des confinements, ont nourri cette énorme boursouflure. Les banques centrales ont déversé des milliers de milliards des crédits gratuits sur les banques et les grands opérateurs boursiers.

Les Bourses déconnectées

Or, ce flot d’argent obtenu par création monétaire – la planche à billets des instituts d’émission – n’a jamais vraiment servi à une stimulation salutaire de l’activité, tant il fut le plus souvent aspiré par les marchés financiers qui ont considéré cette manne comme une aubaine, non pour investir mais pour spéculer. Ainsi, par exemple, des milliers de firmes ont utilisé ces prêts gratuits pour racheter au meilleur compte leurs propres actions, dans le seul objectif de booster leurs cours à la Bourse de Paris, de Francfort ou à Wall Street.

Les actionnaires ont vu exploser la valeur de leurs titres. La fortune d’un Elon Musk, misant sur ses SUV électriques et la privatisation de la banlieue spatiale de la planète, a été projetée (notre chiffre) à des niveaux stratosphériques ; en dépit des impostures vertes que constituent les choix de développement imposés. Pendant ce temps-là, les investissements dans les services publics, la formation, la santé, l’écologie ou la recherche, réputés financièrement non rentables, sont restés réduits à la portion congrue.

L’austérité qui vient

Un gouffre s’est creusé entre les Bourses et le monde. On ne compte plus les « bulles » financières : immobilier, matières premières, numérique, cryptomonnaies, ces devises virtuelles. La prise de contrôle par la finance – et ses critères de rentiers – s’étend jusqu’aux activités les plus vitales et concrètes, comme celles des géants mondiaux de la pharmacie, des maisons de retraite européennes ou des universités états-uniennes avec une dette étudiante au montant astronomique. Un tel degré de financiarisation de l’économie n’a jamais été atteint. Il fait dire dans le « Guardian » au Britannique Jeremy Grantham, observateur avisé de la scène financière, que le cap est mis sur « un super krach ».

Le high-tech états-unien (Facebook, Microsoft, Netflix, etc.), gonflé à bloc par tous les parieurs des casinos financiers, est très malmené. L’indice Nasdaq sur lequel il est cotée à Wall Street a perdu plus de 12 % sur son record atteint en novembre. Pas encore un krach, défini à partir de 30 % de chute. Mais cette secousse tellurique est enregistrée comme un très sérieux symptôme. Comme l’est l’irruption de l’inflation.

Traduction de la transmission de la surchauffe financière à l’économie, elle précipite le retournement de tendance. Elle fait craindre un arrêt plus ou moins brutal du robinet à crédits gratuits des banques centrales. La Réserve fédérale états-unienne (Fed) a déjà annoncé la couleur : elle augmentera ses taux d’intérêt dès mars pour combattre une flambée des prix de 7 %, plus jamais vue Outre-Atlantique depuis quarante ans.

Le tour de vis monétaire est l’outil standard des institutions financières pour enrayer une flambée des prix qui ronge la valeur des placements. L’austérité serait le seul moyen de la juguler et donc de faire payer, selon une logique de classe éprouvée, les exubérances spéculatives passées aux travailleurs et aux citoyens ordinaires en barrant la route à l’augmentation des salaires ou (et) des dépenses publiques.

Dilemme : le retour à de telles règles signifie aussi la fin de l’ère de l’argent facile déversé sur les Bourses et peut déclencher une chute vertigineuse des indices. Le monde est prévenu. Seule une mobilisation de ceux à qui l’on voudra, selon un scénario bien rodé, faire payer au prix le plus fort la crise annoncée, peut empêcher un nouveau cataclysme. L’argent, son utilisation, sa gestion, ne sauraient rester plus longtemps l’apanage d’une dictature des marchés. Les travailleurs et les citoyens ont besoin d’accéder à de nouveaux pouvoirs pour orienter les crédits à taux nuls des banques centrales vers les investissements si indispensables aujourd’hui à la survie et au développement de toute l’humanité.

Les clés sont à la BCE

En Europe, la BCE détient les clés d’une sortie de crise. On lui suggère bruyamment d’emboîter le pas à la Réserve fédérale états-unienne et d’augmenter ses taux d’intérêt pour combattre l’inflation. Mais une telle hausse, synonyme d’austérité, serait le meilleur moyen de faire replonger l’économie. Maintenir des crédits quasi gratuits est indispensable. « Mais à condition d’enclencher un changement complet de paradigme dans leur attribution », soulignent les économistes du PCF. Il s’agit de financer au meilleur compte les biens communs, l’activité utile et non plus les poids lourds des Bourses. Aux premiers serait réservé l’accès aux crédits gratuits, destinés à des investissements riches en emploi, en formation, pour les services publics ou la lutte contre le réchauffement climatique. On pourrait y parvenir immédiatement, sans même devoir attendre une hypothétique révision des traités européens, grâce à la création d’un fonds européen ad hoc solidaire refinancé par la banque centrale.

publié le 16 février 2022

 

 

communiqué de presse

Montpellier le 16 février 2022

 

CGT – FAPT34 Syndicat départemental de la fédération des activités postales et des télécommunications

 

Les Postier.e.s du Centre de Distribution de MONTPELLIER RONDELET seront en grève demain jeudi 17 février 2022.

Un mois après la mise en place de la réorganisation ayant supprimée 15 tournées Facteur et des graves perturbations que cela a entrainé, nombre de postières et postiers sont au bout du rouleau.

Devant cette crise sans précédent, ou les salarié.e.s se retrouvent parfois en pleurs et ou les altercations se sont multipliées, la Direction répond par la menace de répression, par l’insulte en tenant des propos stigmatisants.

Elle souhaite « remettre les postières et postiers au travail », ces derniers devant être soignés médicalement si elles ou ils ne s’en sortent pas, si elles ou ils craquent du fait de l’organisation du travail. La direction a clairement choisi d’ignorer les alertes de la CGT FAPT 34. Pourtant le risque est bien présent de voir ce type de management détruire la vie de salariés.

Nous le disons clairement à La Poste: sans changement le risque de suicide chez les agents est très présent.

Nous revivons aujourd’hui au sein des services de La Poste et notamment à Rondelet une forme de management proche de celui qu’ont connu les collègues de France Télécom.

Pour le service rendu aux usagers le constat est là, des commerçants et particuliers du centre ville sont parfois restés deux semaines sans courrier. Des courriers n’arrivent jamais et les réclamations se multiplient.

Les postières et postiers sont tous les jours en première ligne pour absorber le mécontentement des usagers.

La direction du Centre argumente sur le manque de professionnalisme et l’individualisation du problème. Pour les postières et postiers c’est le fait d’avoir parfois 6H de distribution à faire en 3H prévues par la réorganisation ainsi que la perte de temps engendrée par le fait d’avoir plusieurs intervenants entre le tri, le classement et la distribution d’une tournée.

Nous faisons face à une désorganisation généralisée du service.

Dès l’ouverture des négociations ce jour à 11 Heures la direction refuse toute négociation, insulte les salariés et les représentants de la CGT.

Nous serons présents avec les salarié.e.s demain jeudi 17 février 2020 à partir de 6H et jusqu'à 12h devant l’entrée des salariés de La Poste de RONDELET.

 

publié le 17 février 2022

Académie des sciences.
De l’avenir de la vaccination
dans le contrôle de la pandémie

Sur www.humanite.fr

Un an déjà d’une campagne vaccinale massive contre Covid-19, du moins dans les pays nantis. Pour Philippe Sansonetti, il est temps d’en faire le bilan – succès sans appel, mais aussi faiblesses – afin de clarifier ses objectifs et proposer des pistes face à une pandémie d’une complexité inédite.

Médecin et biologiste, professeur à l’Institut Pasteur, titulaire de la chaire « microbiologie et maladies infectieuses » du Collège de France (2007 à 2020), Philippe Sansonetti est membre de l’Académie des sciences. Ses travaux pionniers sur les bactéries pathogènes l’ont amené à développer des stratégies vaccinales, dont il est un éminent spécialiste.

Dans le cadre de notre partenariat avec l’Académie des sciences, des académiciennes et académiciens analysent et apportent leur éclairage sur les grands enjeux du monde contemporain au travers de questions scientifiques qui font l’actualité.

Deux ans déjà… l’Europe, la France se préparaient – ou «s’impréparaient» ? – à une « tempête parfaite ». Covid-19 est la pire pandémie depuis la grippe espagnole de 1918-1919. « Tempête parfaite », car l’association de trois paramètres a causé une pandémie responsable d’un chaos planétaire. Transmission aérienne particulièrement efficace, même par des sujets asymptomatiques ; pourcentage de morbidité important et mortalité significative affectant surtout personnes âgées et fragilisées par des comorbidités ; betacoronavirus causal (Sars-CoV-2) présentant un fort taux de mutation générant des génotypes variants pouvant modifier à tout moment le profil épidémique.

Il devint clair, dès début mars 2020, que seul un confinement strict et prolongé pouvait contenir la pandémie, avec pour objectif essentiel de sauver des vies et de préserver le système hospitalier et les personnels de santé menacés de submersion.

À la suite du déconfinement, il apparut qu’il serait difficile à notre société de s’inscrire dans un contrôle rigoureux de la pandémie basé sur la distanciation physique, le port du masque et la fameuse triade « tester, tracer, isoler », et que seule la vaccination permettrait d’émerger de cette crise. Et vaccins il y eut, dans des délais inconcevables auparavant : moins d’un an pour leur mise à disposition dans le temps d’une épidémie.

Un an déjà d’une campagne de vaccination massive contre Covid-19, du moins dans les pays nantis. Il est temps de faire un bilan de ses résultats, d’en analyser les forces, d’éventuelles faiblesses et d’en clarifier les objectifs. Deux vaccins ont principalement été utilisés dans les pays occidentaux : un vaccin adénovirus recombinant et un vaccin « acide désoxyribonucléique messager » (ARNm) dérivant de recherches sur l’immunothérapie personnalisée du cancer. Tous deux exprimant la protéine S (protéine de spicule du virus lui permettant de se fixer à son récepteur) cible principale de la réponse immunitaire. Ils sont adaptés au développement « en urgence » de vaccins contre des épidémies virales émergentes et ils suscitent la production d’anticorps IgG neutralisant l’entrée de Sars-CoV-2 dans les cellules à des titres équivalant à ceux observés dans l’infection virale naturelle.

Les limitations de l’ARN messager

Les vaccins ARNm ont progressivement pris le dessus du fait d’un taux de protection un peu supérieur et d’une meilleure tolérance. Mais ils souffrent d’une limitation : la nécessité d’une conservation à l’état congelé, handicap pour leur déploiement dans les pays à faibles ressources – en particulier en Afrique intertropicale –, où le taux de couverture vaccinale est encore inférieur à 10 %. Des solutions adaptées doivent impérativement être trouvées, ne serait-ce que par équité.

Ceci est d’autant plus urgent que le bilan de cette première année de campagne dans nos régions est un succès sans appel en matière de protection contre les formes graves de la maladie. Il suffit de constater que plus de 90 % des patients hospitalisés en unités de soins intensifs sont non vaccinés. La vaccination a donc largement protégé la population à risque, sauvé nos systèmes de santé et protégé contre des confinements prolongés – ce qui a sauvé nos économies, évité les désastres sociaux et sauvegardé autant que possible la santé mentale, en particulier des jeunes très malmenés.

Cette analyse permet néanmoins d’identifier des faiblesses concernant les vaccins ARNm. D’abord une limitation de durée de la production à des titres élevés d’anticorps IgG neutralisants. Si elle ne remet pas pour l’instant significativement en cause la protection contre les formes graves de Covid-19, même dans le contexte des variants Delta et Omicron, le risque existe d’une perte progressive d’efficacité par la survenue de nouveaux variants. Cette baisse des titres d’anticorps est à la base de la nécessité d’une injection de rappel, mais combien de rappels seront nécessaires ? Il y a là un sujet de recherche visant à améliorer la réponse mémoire et à renforcer les réponses cellulaires qui s’ajoutent à la neutralisation par les IgG en générant des lymphocytes T spécifiques qui détruisent les cellules infectées, offrant une immunité de stérilisation.

Combiner vaccins muqueux et systémiques

Leur autre point faible est leur insuffisance à contrôler efficacement la transmission, donc la circulation de Sars-CoV-2 dans la population vaccinée. Il a été révélé par l’émergence des variants Delta et Omicron hyper-transmissibles et qui montrent une certaine dérive antigénique par rapport au virus initial. Cette faiblesse est surtout due au fait qu’un vaccin intramusculaire stimule faiblement la réponse immunitaire muqueuse, dont la fonction est de protéger contre l’entrée des pathogènes à la surface de nos muqueuses, en particulier respiratoires. Ceci implique une classe particulière d’anticorps sécrétés activement par les épithéliums : les IgA sécrétoires. En position d’interception précoce du virus, elles en réduisent la réplication virale, bloquant ainsi la transmission interhumaine.

La stimulation de l’immunité muqueuse nécessite une immunisation au niveau muqueux. Une gamme de vaccins candidats à l’immunisation nasale anti-Covid est actuellement à différents stades d’études précliniques et cliniques, plusieurs issus de laboratoires français. Il est urgent de soutenir la validation des plus prometteurs. Il n’est pas certain qu’il faille en attendre une protection aussi efficace que les vaccins systémiques actuels, mais il s’agit plutôt de les envisager dans une combinaison synergique « vaccin muqueux-vaccin systémique » afin de consolider protection clinique et contrôle des symptômes résiduels observés du fait de la persistance de la circulation virale. Alternativement, le maintien d’un titre élevé d’IgG neutralisantes induites par le vaccin administré par voie intramusculaire permettrait de pallier partiellement la faiblesse de l’immunité muqueuse, car ces anticorps sériques peuvent transsuder passivement à travers la muqueuse.

Devant cette situation en constante évolution, il est important de clarifier les objectifs de cette campagne vaccinale sans précédent. Voulons-nous continuer, dans l’esprit initial, à prévenir les formes graves de la maladie ? En résumé, assurer une protection « anti-maladie » aussi large que possible à la population et préserver nos systèmes de santé et leurs personnels d’une pression rapidement insoutenable, sans parler des « dommages collatéraux » sur la prise en charge des autres pathologies. C’est la formule « vivre avec le virus ». Pourquoi pas ? Alors, avec les vaccins actuellement disponibles, cela implique d’assumer collectivement la persistance de la circulation virale, surtout si de larges « poches » de non-vaccination demeuraient dans nos régions et a fortiori au Sud, entretenant le risque d’émergence régulière de variants d’équilibre « transmissibilité-virulence » imprévisible. C’est donc assumer en pleine connaissance de cause le fait que Covid-19 acquière un profil endémique avec sans doute une rythmicité saisonnière, ou que l’émergence de variants nécessite un réajustement du vaccin. À terme, l’équivalent de la grippe saisonnière.

L’exemple éclairant de la rougeole

Il faudra aussi vacciner les enfants chez qui Sars-CoV-2 circule de plus en plus intensivement et y accroît la morbidité. Au moins ceux de 5 à 11 ans dont la couverture vaccinale, en l’absence d’encouragement, demeure désespérément faible (inférieure à 5 %) alors que l’incidence des syndromes inflammatoires multisystémiques y a été multipliée par 4 en comparaison de la vague du printemps 2020. Sans parler du chaos dans l’école primaire du fait de la situation inextricable causée par les variants.

Ajoutons que de nouveaux vaccins pourraient à court terme devenir disponibles, capables, en rappel, d’améliorer le niveau et la durabilité des titres d’anticorps neutralisants, comme les vaccins à sous-unités associant protéine S purifiée et adjuvant. La mise à disposition progressive de médicaments efficaces pourra aussi rapidement s’insérer dans le dispositif global, en particulier chez les plus fragiles et les malades immunodéprimés.

Veut-on faire mieux ? Certainement pas espérer atteindre l’éradication du virus – comme ce fut le cas avec l’élimination vaccinale de la variole – car plusieurs exigences ne sont pas remplies. Au mieux on peut espérer une « élimination de la maladie » en atteignant la fameuse immunité collective. Si l’on considère le cas de la rougeole qui, comme le Covid-19, a une forte transmissibilité aérienne, le maintien d’un taux de couverture vaccinale très élevé (95 %) est requis et assure l’élimination de la maladie chez les enfants, car le vaccin vivant atténué de la rougeole stimule de fortes réponses anticorps et cellulaires, il bloque la circulation virale, l’immunité produite dure toute la vie et ce virus est génétiquement stable comparé à Sars-CoV-2. On voit dès lors le chemin à parcourir pour l’élimination de ­Covid-19, qui apparaît à ce stade comme un horizon par définition fuyant. Association vaccin muqueux-vaccin systémique, rappels réguliers avec des vaccins éventuellement réajustés, action à l’échelle de la planète : nous n’y sommes pas…

Faisons néanmoins un rêve. Et si une large couverture vaccinale systémique et le taux d’attaque très élevé de la maladie naturelle essentiellement bénigne, actuellement observée chez les sujets vaccinés, s’associaient pour produire cette combinaison « immunité muqueuse-immunité systémique » bloquant la circulation virale… et qu’elle nous procurait cette immunité collective éliminant la maladie ? Bel exemple de collaboration science-nature… Le génie des maladies infectieuses reste impénétrable.

HOMMAGE

Jean-Paul Laumond, l’un des grands pionniers de la robotique en France (voir l’« HD » 782 du 18 novembre 2021), a disparu le 20 décembre 2021. Membre de l’Académie des sciences, il en était depuis mars 2021 le délégué à l’information scientifique et à la communication, et à ce titre cheville ouvrière du partenariat avec notre hebdomadaire. Nous tenons à lui rendre ici hommage.

EN SAVOIR PLUS

« Tempête parfaite. Chronique d’une pandémie annoncée », de P. Sansonetti, éditions du Seuil, 2020, 180 pages, 17 euros.

« Vaccins », de P. Sansonetti, éditions Odile Jacob, 2017, 224 pages, 21,90 euros.

« Le Retour des épidémies », collectif, présenté par P. Sansonetti et dirigé par A. Guilbaud, PUF laviedesidées.fr , 2015, 112 pages, 9,50 euros.

 publié le 15 février 2022

 

SAUVONS LE CAPS


EN URGENCES !!!

 

communiqué :

-de la section CGT de l’hôpital de Lodève,

- de l’Union Locale CGT de Lodève-Clermont

- et de l’Association pour de véritables Urgences au Centre Hospitalier de Lodève

 

 

Depuis 13 ans, le CAPS (Centre d’Accueil pour la Permanence des Soins) du Centre Hospitalier de Lodève accueille des personnes de tout le territoire du Lodévois et Larzac et même du Cœur d’Hérault. D’années en années, il est monté en charge jusqu’à arriver en 2019 à plus de 10 000 passages.

Un service reconnu par tous les usagers mais pas par l’Agence Régionale de santé !!

Il faut savoir que le CAPS reçoit une enveloppe financière de l’ARS depuis son ouverture qui couvre l’ensemble des dépenses. Pour 2021, l’ARS a décidé de ne pas financer les salaires des nouveaux médecins salariés (290 000 €). Ce manque va mettre en péril financièrement d’une part le CAPS et le CH de Lodève et va dans un deuxième temps se répercuter sur les conditions de travail du personnel et de la prise en charge des usagers, qui en 2018, a subi et ce malgré l’opposition de la CGT, une néfaste réorganisation du temps de travail engendré par un plan de retour à l’équilibre financier.

L’urgence est de réagir au fait que le CAPS ne soit pas reconnu par l’ARS !! Celle-ci peut remettre en cause chaque année son fonctionnement en lui attribuant ou pas une enveloppe pour subsister mais jusqu’à quand ?

Quand on voit « l’oubli » des 290.000 €, on est en droit de s’interroger sur les raisons qui ont conduit l’ARS à pénaliser ce service indispensable pour la population !!!

Aussi, depuis de nombreuses années, la CGT et l’association « Pour de véritables urgences au CH de Lodève » demande la transformation du CAPS en véritable service d’urgence avec de ce fait une véritable assise juridique qui du coup, ne serait plus sous perfusion de l’ARS mais avec des moyens à la hauteur des besoins.

Qu’est-ce qu’un véritable service d’urgences ?

Les urgences vitales (celles qui seront donc traitées en premier) ▪ Les urgences fonctionnelles : blessures, maladies... qui entraînent un pronostic lourd et assez urgent

Les urgences ressenties : le patient est angoissé et se sent mal mais ne présente pas de danger absolu.

Les urgences sociales : la personne se rend aux urgences parce qu’elle ne sait pas vers qui se tourner ou se retrouve dans une situation difficile. Elle sera le plus souvent orientée vers un service de police et/ou un assistant social. Il ne s’agit pas d’une urgence médicale à proprement parler.

Un plateau technique permettant de réaliser des opérations... et de sauver des vies !

Il y a également besoin de développer l’imagerie médicale et de doter le CH Lodève d’une IRM : trop d’attente pour avoir un rendez-vous, parfois plus d’un mois !

Alors l’urgence est à la mobilisation de toutes et tous !

Notre territoire ne doit pas devenir un désert médical !!!

Exigeons des moyens pour le CAPS, exigeons un vrai service d’urgence !!!

Rejoignez-nous, signez la pétition pour gagner un vrai service d’urgence.

 

Grand rassemblement

Samedi 19 février 2022 à 11h00.

Devant la Sous-Préfecture de Lodève

 

la pétition est en ligne : https://www.mesopinions.com/petition/sante/urgences-vital/116794

publié le 15 février 2022

Brice Lalonde
et ses vérités qui dérangent

Gérard Le Puill sur www.humanite.fr

Militant écologiste de longue date et ancien ministre de l’Environnement sous le second septennat de François Mitterrand, Brice Lalonde plaide pour le renouvellement des centrales nucléaires en France afin de lutter efficacement contre le réchauffement climatique. Une position qui s’oppose à celles de Yannick Jadot, de Jean-Luc Mélenchon d’Anne Hidalgo et de Christiane Taubira, tous candidats à l’élection présidentielle.

Brice Lalonde publie un livre (1) qui retrace son parcours de militant, lequel débuta à l’UNEF et au PSU de Michel Rocard dans les années 1960. Plus tard, il fonda « Les amis de la Terre », puis fut le candidat des écologistes à l’élection présidentielle de 1981. Il récolta 3,87 % des suffrages au premier tour. Ensuite, il devint ministre en charge de l’Environnement dans le gouvernement conduit par Michel Rocard et le resta dans celui dirigé par Édith Cresson.

En cette année 2022, qui verra les Français voter pour élire le président de la République et les députés, le principal intérêt de cet ouvrage est le parti pris de l’auteur sur la place que doivent garder les centrales nucléaires en France. Il affirme clairement que c’est une condition pour réduire le bilan carbone de la production électrique, sans être confronté aux pannes de courant et à l’explosion du prix de l’électricité dans les prochaines décennies.

« Les Verts nous plantent », affirme Brice Lalonde

Dès les quatre pages d’introduction on peut lire ces quelques phrases sans ambiguïté à propos des ministres en charge de l’environnement et de l’énergie ces dernières années : « Ils n’ont pas cessé d’entraver le nucléaire qui est pourtant un allié crucial contre le changement climatique. Quand la première génération de centrales sera atteinte par la limite d’âge, la relève n’aura pas été préparée (…) Sortir du nucléaire pour lutter contre le changement climatique c’est aussi malin que casser son parapluie pour se protéger de la pluie ».

Dans le chapitre intitulé « Les verts nous plantent », on peut lire quelques vérités qui dérangeront les antinucléaires, qu’ils soient convaincus ou opportunistes. Ainsi en est-il en page 100 et 101 à propos des conditions à réunir pour freiner le réchauffement en cours : « Un seul écologiste avait compris, Jean-Marc Jancovici. Inlassable pédagogue, pro de la règle à calcul, orateur péremptoire, il n’a cessé depuis d’enseigner le changement climatique aux Français ». Puis Brice Lalonde ajoute : « Nous restons évidemment acquis aux renouvelables, mais nous sommes obligés d’admettre que l’énergie nucléaire, parce qu’elle est décarbonée, devient nécessaire pour remplacer le charbon, le fioul et le gaz ». C’est aussi ce que dit Fabien Roussel, seul candidat de gauche à tenir ce langage dans la campagne pour l’élection présidentielle.

Bien analyser le contre-exemple allemand

Brice Lalonde écrit dans ce même chapitre de son ouvrage que « les énergies propres ont souvent les pieds sales à cause de leur cycle de vie où des matériaux dont elles ont besoin. Les champs d’éoliennes ont évidemment une forte empreinte écologique avec du béton dans le sol, des pâles géantes non recyclées, une large surface foncière et un impact sur les animaux volants (…) L’exemple le plus frappant est celui de l’Allemagne. En dépit d’un très gros effort pour les renouvelables, elle fait fonctionner des centrales électriques au charbon et au lignite. Elle a promis de fermer bientôt ses centrales nucléaires et plus tard ses centrales au charbon. Elle importe déjà du gaz russe et sera obligée d’en importer davantage… ».

Le prix du gaz import de Russie commence seulement à flamber. Hier dans un discours prononcé Montpellier et intégralement retransmis sur LCI, Jean-Luc Mélenchon a redit qu’il s’opposait la construction de toute nouvelle centrale nucléaire EPR. Il a plaidé pour l’éolien en mer « à plus de 20 km des côtes et pour les turbines à gaz » comme alternative. Dans le livre (2) édité pour la campagne présidentielle du candidat Mélenchon, la future production d’énergie électrique est résumée sur moins d’une page. Il nous est dit en page 51 que « les énergies fossiles sont polluantes et responsables du changement climatique. Le nucléaire n’est pas non plus une solution d’avenir » ajoute le texte sans avancer le moindre argumentaire. Dès lors la « mesure clé » tient en deux lignes ainsi rédigées : « Planifier le passage à 100 % d’énergies renouvelables avec un double mot d’ordre : sobriété et efficacité énergétique ».

Mieux vaut choisir le mix énergétique de Fabien Roussel

S’y ajoutent les précisions suivantes dans cette page 51 : « sortir des énergies carbonées, arrêter les subventions aux énergies fossiles, y compris à l’étranger. Sortir du nucléaire : abandonner les projets d’EPR (European Pressurized Reactor – Réacteur pressurisé européen), planifier le démantèlement, la réhabilitation et la conversion des sites nucléaires et de l’ensemble de leurs bassins de vie ». Mais on ne trouve dans ce texte aucune estimation sur le coût des investissements pour parvenir à une production électrique 100 % renouvelables. Rien non plus sur les risques de rupture d’approvisionnement en électricité dans un France et une Europe qui s’engagent dans la conversion accélérée à la voiture électrique pour tous.

Ayons donc en tête que le projet de Fabien Roussel propose un mix énergétique décarboné avec, en même temps, le nucléaire et les énergies renouvelables. C’est ce qu’il y a de plus cohérent en France aujourd’hui pour freiner le réchauffement climatique et fournir aux ménages de l’électricité à des prix plus abordable.

(1) Brice Lalonde - Excusez-moi de vous déranger - Pour défendre le climat, sortons des idées reçues – Editions de l’Aube – 212 pages – 20€.

(2) L’avenir en commun – Editions du Seuil – 162 pages – 3€.

publié le 15 février 2022

Jean-Luc Mélenchon veut « gouverner par les besoins »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le candidat insoumis à la présidentielle a rassemblé ses soutiens à Montpellier ce dimanche 13 février.

« Gouverner par les besoins, financer en faisant des ruptures ». Jean-Luc Mélenchon a précisé sa méthode pour appliquer son programme, lors de son meeting à Montpellier, le 13 février, trois jours après son émission sur France 2, et alors qu’il est donné en moyenne à 10 % par les instituts de sondage.

Les insoumis ont annoncé avoir réuni 8000 personnes pour cet événement de leur campagne dans le sud de la France. À cette occasion, le candidat à l’élection présidentielle a mobilisé ses troupes pour ce qu’il a annoncé comme une « bataille politique » : « Si nous gagnons, vous ne serez pas appelés à soutenir le gouvernement, mais à participer à la bataille politique et au rapport de force que nous devons construire », estime le candidat de l’Union populaire. Lors d’un discours d’une heure, Jean-Luc Mélenchon s’en est pris au « nouvel ordre du monde qui a commencé par l’invasion de l’Irak », et qui a permis selon lui l’arrivée du néolibéralisme. Dans ce chapitre mondial, il a une nouvelle fois plaidé pour le « non-alignement » de la France, en évoquant la crise ukrainienne. « La France deviendra, sous notre autorité, militairement indépendante. Nous n’avons plus à être cette puissance impériale qui intervient ici ou là », assure Jean-Luc Mélenchon. Dénonciation également d’un « capitalisme parasitaire », se nourrissant « des désastres qu’il provoque ». « Le parasitisme du capital financier, a-t-il ainsi fustigé, c’est quand vous regardez ce qu’ils font d’une année sur l’autre et que vous découvrez que leur parasitisme détruit l’outil de production. Ils ont versé plus de dividendes qu’ils n’ont faits de bénéfices ». En faisant allusion au scandale d’Orpea, il a clamé qu’il supprimerait « les structures lucratives » qui gèrent les EHPAD.

Le candidat de l’Union populaire a également proposé « un investissement de 200 milliards d’euros pour la transition écologique », et un million d’emplois pour la mener à bien. Il estime également que le pays a besoin d’un million d’emplois publics supplémentaires. Il compte financer ces investissements en « faisant des ruptures » : c’est-à-dire en supprimant « le marché là où il n’a rien à faire, notamment dans l’éducation et la santé », et en « bloquant le mécanisme de l’accumulation en répartissant » les richesses.

publié le 14 février 2022

Présidentielle. « Les jours heureux ? Évidemment que ça me parle ! »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Aux côtés des communistes, de nombreux sympathisants rejoignent les comités de campagne de Fabien Roussel, le candidat du PCF à l’Élysée crédité pour la première fois ce vendredi de 5 % par un sondage. À Marseille, Hélène, une jeune vendeuse et ancienne syndicaliste étudiante, et Pascal, un travailleur social et militant associatif, ont décidé de franchir le pas.

Peut-on encore s’intéresser à une élection présidentielle en 2022 sans être un militant de longue date ? Si les Français, selon les politologues, sont encore assez peu dans le bain de la campagne, Hélène et Pascal, eux, ont franchi le pas. Ils en sont même devenus acteurs à part entière en rejoignant le comité des Jours heureux des 9 e et 10 e arrondissements de Marseille. Comme tous les communistes avec lesquels ils s’activent pour faire connaître leur candidat, ils se sentent encourager par les « Oh les cocos ne lâchez rien ! » entendus à la sortie d’une station de métro, trois jours avant le meeting de Fabien Roussel dans la cité phocéenne. Eux, ont choisi de ne pas adhérer mais ils mènent campagne tambour battant comme « compagnons de route ».

Elle, a 27 ans. Ancienne syndicaliste étudiante, et malgré un master 2 en physique chimie, elle travaille comme responsable d’étage dans une boutique. Lui, est mandataire judiciaire à la protection des majeurs. « C’est juste le nouveau terme pour tuteur », précise-t-il, bonnet rouge vissé sur la tête, avec un accent qui ressemble à s’y méprendre au chant des cigales. Elle a trouvé la suite de son engagement étudiant auprès des communistes. « Au-delà de leurs idées politiques, ils sont toujours aux côtés des populations. Par exemple, quand des sections organisent du soutien scolaire, ça me parle », assure Hélène. Lui ne se définit pas comme communiste. « Je laisse ça à ma femme !, s’amuse Pascal, elle a une façon de penser, de réfléchir. Devant la télévision, elle ne peut s’empêcher de tout décrypter. »

Tous deux sont des membres actifs du « Comité des jours heureux » de leurs quartiers. Des assemblées générales y sont organisées tous les mois. Et c’est d’abord la fraternité qu’elle y trouve qui a séduit Hélène. « Les communistes ont une bienveillance auprès de tout le monde. Dès que j’ai une question sur la politique ou la société, ils prennent le temps de m’expliquer leurs points de vue », raconte la jeune vendeuse. Travaillant 43 heures par semaine, elle ne peut consacrer que peu de temps à la campagne, « généralement le soir de mon jour de repos, et l’accueil des habitants est de plus en plus positif ». « Moi je reste un simple mercenaire, quand on m’appelle et que je peux donner un coup de main, je fonce », poursuit Pascal. Fils d’un militant socialiste, ce président d’une association luttant contre la bétonisation à marche forcée de la cité refusait de s’engager dans les joutes politiques avant le Printemps marseillais. Il en a été l’un des candidats étiquetés « société civile ». « L’élection de Benoît Payan m’a fait dire que les choses pouvaient bouger », assure-t-il. Car aux dernières municipales, la gauche unie a mis fin aux années de la droite Gaudin, mortifères pour les classes populaires. Et d’ajouter : « je suis de la gauche qui veut que ça change ! »

Et pour cause. Comme beaucoup, ces sympathisants vivent au quotidien les conséquences des régressions sociales des dernières décennies. « Quand j’ai commencé en 1994, avec le statut d’assistant social, je suivais 45 personnes maximum. Maintenant j’en ai 85 », témoigne, un brin furax, Pascal. Le nœud du problème est pour lui évident : « une politique de réduction des coûts » qui lui donne « l’impression d’être un gestionnaire de patrimoine ». Après deux années de prépa au lycée du parc à Lyon, Hélène s’est inscrite en 3e année de licence, à Luminy, près de Marseille. « Mes conditions de vie en cité U m’ont conduit à rejoindre l’UNEF. Dans ma chambre, le plafond de la douche était tellement pourri qu’il tombait. » Durant ses études, les mobilisations ont réussi à arracher un échelon 0 bis pour les bourses, d’un montant de 1 042 € versé sur 10 mois. « Si on n’a pas la chance d’avoir des parents qui peuvent nous aider, on ne peut étudier dignement. Fabien Roussel a raison de faire de la jeunesse une priorité, quand d’autres souhaitent augmenter les frais de scolarité. » Une allusion à Emmanuel Macron, qui estime désormais qu’ « on ne peut pas rester durablement dans un système où l’enseignement supérieur n’a aucun prix », quand le candidat du PCF table sur un revenu étudiant de 850 euros minimum, ouvert à tous. « Regardez le scandale dans les EPHAD ! enrage à son tour Pascal. En confiant leur gestion au privé, le capitalisme, avec sa logique de bénéfice à tout prix, dégage de l’argent sur le dos des retraités. C’est une connerie monumentale, mais on continue de leur déléguer des missions publiques ! » Pour le travailleur social, c’est au cœur du système économique qu’il faut s’attaquer. « Au pouvoir sous Hollande, les verts et les socialistes ont montré qu’ils ne voulaient pas la rupture, déplore-t-il. Il faudrait au contraire taper dans le portefeuille des grosses entreprises et des riches. »

La gauche n’en est pas moins en difficulté, aucun de ses candidats ne parvient à franchir durablement la barre des 10 %. « À défaut d’une victoire, Fabien Roussel remet de l’espoir dans la vie des gens. On fait des belles choses et advienne que pourra », répond Hélène, un brin fataliste. Pour Pascal, l’essentiel c’est qu’avec des propositions comme l’embauche de 90 000 accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) dans l’Éducation nationale, « la candidature communiste permet un débouché politique à nos revendications ».

D’ailleurs, dans la cité de la bouillabaisse, la polémique autour du vin, de la viande et du fromage laisse pantois ces deux néomilitants. « Je ne regarde pas les chaînes infos parce que ça m’énerve et je n’étais même pas au courant de cette polémique », balaye l’ex syndicaliste de l’Unef tandis que Pascal s’agace. « Ceux qui l’ont critiqué sont totalement idiots. D’autant que dans sa réponse, Roussel réussi à poser la question sociale de l’accès à une alimentation de qualité pour les plus pauvres », reproche-t-il. « Cela me rend malade de voir la misère dans la rue en bas de chez moi. La gauche ne peut pas gagner la présidentielle, mais quand j’écoute les communistes, ils parlent de la vie vraie, et mènent la bataille idéologique », insiste-t-il. Le « roussellement » - selon la formule utilisée à Marseille par le député du Nord pour prendre le contre-pied de la théorie du ruissellement si chère à Emmanuel Macron - fait de mesures sociales dont le Smic à 1 500 euros net, les 32 heures et la retraite à 60 ans, ça lui parle.

Comme Hélène, il a d’ailleurs prêté main-forte pour le meeting de Fabien Roussel. « C’était une première pour moi et c’était impressionnant, rapporte Pascal. Voir autant de fraternité, ça fait chaud au cœur. Les gens réagissaient à l’unisson non pas par fétichisme, mais parce que le candidat portait leurs tripes ! » La jeune femme avait participé à celui de la place Stalingrad en novembre à Paris, « mais ici, il y avait plus de monde », se réjouit-elle confiant son émotion de voir « chanter l’internationale, tous ensemble, le poing levé ». Une symbolique militante qui se transmet aussi à l’occasion de cette campagne. « J’ai appris la signification des Jours heureux il n’y a pas longtemps. Je ne suis pas communiste moi ! », s’amuse Pascal, qui voit dans ce slogan, repris du programme du Conseil national de la Résistance, « un très beau projet de société ». « Évidemment que ça me parle. Ce n’est pas le but de la vie de se lever tous les matins en étant triste, s’enthousiasme Hélène, je ne veux pas avoir que des contraintes, mais du « temps pour » ! ». La suite ? « La campagne est bien partie ! La présence de Sophie Camard est un signal positif », glisse le travailleur social. Figure du printemps marseillais, la maire du 1er secteur de Marseille et suppléante de l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale a annoncé son soutien à Fabien Roussel, le temps de la présidentielle, convaincue que « la gauche ne peut exister sans parler au monde du travail ». Un élargissement, vivement souhaité l’équipe de campagne du candidat et qui pourrait contribuer à ancrer la « dynamique Roussel », déjà visible dans la cité phocéenne et qui commence à se répercuter dans les enquêtes d’opinion, avec un premier sondage Opinionway le créditant de 5 %.

publié le 13 février 2022

Climat. Cinq mots pour tout comprendre du débat énergétique

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

De la relance du nucléaire à l’essor des éoliennes, l’énergie est revenue au cœur de la présidentielle. Retour sur les notions politico-techniques qui émaillent les disputes.

Élément phare de développement et pilier de la lutte contre les bouleversements climatiques, l’énergie est revenue au centre du débat. Le climat impose que l’on s’affranchisse des combustibles fossiles : le pétrole, le gaz et le charbon. L’électricité est appelée à les remplacer. Entre relance du nucléaire et développement des éoliennes ou du solaire, la question oppose les candidats, y compris ceux de gauche. Retour sur ces mots-clés qui qualifient l’énergie dont nous avons besoin.

1. Pilotable

Une source énergétique est dite pilotable dès lors que l’on peut commander sa production en fonction des besoins. C’est le cas des centrales à charbon et à gaz, dont il est possible de programmer le rendement, mais trop émettrices de CO2 pour être durables. La pilotabilité devient plus subtile à cerner en ce qui concerne le nucléaire et les énérgies renouvelables. Le parc nucléaire est réputé être pilotable, dans la mesure où il ne dépend d’aucun facteur aléatoire : la France sait moduler sa production, et il est possible de la programmer durant l’année – entre autres, en prévoyant de faire les opérations de maintenance lorsque la demande en électricité est limitée. « Cela a permis, par exemple, de réduire ponctuellement la production nucléaire de 13 gigawatts au printemps dernier, soit l’équivalent de la production de 26 centrales à gaz et à charbon », illustre Thomas Veyrenc, directeur exécutif en charge de la stratégie de la prospective et de l’évaluation de RTE (Réseau de transport électricité).

Cette pilotabilité a toutefois des limites. Des réparations peuvent s’imposer au moment le moins opportun : c’est ce qui se produit cet hiver, avec la fermeture de 10 réacteurs. L’autre limite est plus structurelle : même si les centrales nucléaires françaises peuvent moduler leur charge en fonction des besoins, elles ne sont pas faites pour produire de manière ponctuelles, impossible de les couper du jour au lendemain. À l’inverse, énergies éolienne et solaire peuvent aisément être pilotées à la baisse. Mais pas à la hausse, ce qui est leur point faible.

2. Intermittente ou variable

L’intermittence et la variabilité sont des mots jumeaux utilisés pour désigner le caractère non continu de la production électrique éolienne et solaire, dépendante de la météo. Toutefois, on n’en use pas avec les mêmes sous-entendus. L’intermittence, derrière laquelle se lit l’idée d’un manque de fiabilité, est souvent employée en critique des renouvelables. À l’inverse, l’industrie éolienne et solaire préfère les qualifier d’énergies variables. « Les deux termes renvoient à la problématique de la pilotabilité », note Thomas Veyrenc. Pas de vent, pas d’énergie éolienne. Or, « il est difficile de prévoir la vitesse du vent avec une grande précision, une semaine à l’avance  ». La visibilité à moyen terme est à peine meilleure pour le soleil. De là à dire que rien ne peut être anticipé, il y a un pas. « On sait prévoir avec un bon niveau de confiance leur production de la veille pour le lendemain », insiste le directeur exécutif de RTE.

3. Stockable

« La question du stockage renvoie à des réalités différentes, et à autant de solutions », prévient Thomas Veyrenc. Des formes de stockage bas carbone fonctionnent déjà avec efficacité dans le cas d’une énergie renouvelable : l’hydraulique de montagne. De fait, ces grands barrages électriques peuvent stocker l’eau et la libérer pour faire tourner leurs turbines au moment opportun. Ils ont ainsi l’avantage d’être pilotables à la hausse et à la baisse… mais l’inconvénient de ne pas être multipliables à loisir : le potentiel maximal français est atteint les concernant.

Pour le reste, il va être nécessaire de développer des systèmes de batteries. C’est possible, et leur coût s’inscrit même à la baisse. Mais leur capacité est encore limitée. On peut ainsi charger une batterie de voiture la nuit pour l’utiliser en journée, voire le week-end pour la semaine. Plus difficile, en revanche, de stocker une grosse quantité d’énergie au printemps pour la restituer en hiver. Pour l’heure, éolien et solaire ont besoin des centrales à gaz pour pallier ce défaut. Or, le gaz fossile émet du CO2.

4. Décarbonée

Énergies renouvelables et nucléaire ont pour point commun d’être décarbonées, c’est-à-dire que leur fonctionnement n’émet pas de CO2 contrairement au gaz, au pétrole et au charbon. « Leur avantage climatique reste vrai sur l’ensemble de leur cycle de vie, rappelle Thomas Veyrenc, nous avons travaillé deux ans sur ce sujet, il n’y a plus aucun doute. »

La part de renouvelable et de nucléaire nécessaire pour atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 varient selon les scénarios. Ceux qui, comme l’association Negawatt, visent 100% de renouvelables misent sur plusieurs variables pour y arriver : la complémentarité des sources, l’efficacité énergétique, voire la sobriété, les moyens de stockage et le développement de centrales fonctionnant au gaz décarboné à la place du gaz fossile. RTE, pour sa part, a développé des scénarios avec ou sans nucléaire, et penche, après analyse, pour un mix incluant atome et renouvelables.

5. Durable

Même bas carbone, aucune production énergétique n’est sans impact sur l’environnement. Le nucléaire part avec le très lourd handicap de ses déchets, dont la question du traitement demeure irrésolue. Ses besoins en uranium soulèvent celle de sa dépendance à des pays tiers, mais aussi des conditions environnementales et sociales d’extraction de cette matière première indispensable à son fonctionnement. Mais solaire et éolien sont confrontés à la même problématique. Le cobalt, nécessaire pour la fabrication des batteries, est importé en grande partie de la République démocratique du Congo, dans des conditions éthiques très discutables. Enfin, pour les renouvelables autant que pour le nucléaire, la demande en cuivre promet d’exploser.

« Aujourd’hui, 60 % de l’énergie que nous consommons en France a pour source une énergie fossile, souligne Thomas Veyrenc. S’en passer est indispensable pour contenir le réchauffement, mais recourir davantage à l’électricité décarbonée va soulever des questions d’approvisionnement de nouveaux matériaux. » Des conditions de leur production et de la régulation des échanges internationaux dépendra leur durabilité.

Trois lieux, trois points de tension

L’EPR de Flamanville Il n’entrera en fonction qu’en 2023. Le réacteur pressurisé européen accumule les retards et les dysfonctionnements.

L’éolien offshore en baie de Saint-Brieuc Il doit alimenter la consommation annuelle de 835 000 habitants dans une région qui a toujours refusé le nucléaire. Alors que les travaux ont commencé en 2021 pour ériger 62 éoliennes dans la baie finistérienne, les pêcheurs ne désarment pas et craignent pour leurs ressources : la coquille Saint-Jacques emblème de la baie.

Le site de Bure Ce site dans la Meuse a été choisi voilà vingt ans pour enfouir les déchets les plus radioactifs ou à vie longue du parc nucléaire français. Le projet Cigéo a enfin reçu un avis favorable de la commission d’enquête publique le 20 décembre dernier. Les premiers colis doivent être enfouis à partir de 2035.


 


 

Fusion. « Soleil artificiel », la promesse d’une énergie sans fin ?

Anna Musso sur www.humanite.fr

Fin décembre, des chercheurs chinois ont réussi à maintenir pendant 17 minutes et 36 secondes un plasma chauffé à 70 millions de degrés Celsius. Un record qui relance les promesses industrielles et environnementales de la fusion nucléaire.

C’est un nouveau défi, promesse d’énergie propre et inépuisable, que viennent de relever les physiciens chinois. Le 30 décembre, leur réacteur à fusion nucléaire, baptisé Experimental Advanced Superconducting Tokamak (East), a réussi à maintenir un plasma chauffé à une température cinq fois plus élevée que celle au cœur de notre étoile… Et ce pendant 17 minutes et 36 secondes, record absolu de durée pour ce type d’expérience. L’exploit de ce « Soleil artificiel », qui reproduit les réactions de fusion nucléaire, a été salué par la communauté internationale, dont les principales puissances travaillent sur des projets similaires.

« Le fonctionnement stable du plasma a été maintenu pendant 1 056 secondes à une température proche de 70 millions de degrés Celsius, posant une base scientifique et expérimentale solide vers l’exploitation d’un réacteur à fusion », s’est félicité le responsable de l’expérience, Gong Xianzu, chercheur à l’Institut de physique des plasmas de l’Académie des sciences de Chine. Le précédent record de durée remontait à 2003, lorsque le tokamak français, baptisé West, situé à Cadarache, dans le sud de la France, avait confiné un plasma pendant 6 minutes et 30 secondes.

Six réacteurs à fusion nucléaire expérimentaux

« C’est un joli résultat qui montre la forte implication de la Chine dans les recherches sur la fusion par confinement magnétique. Même si la puissance injectée, et donc à extraire, est encore faible par rapport à celle attendue dans d’autres projets, comme celui d’Iter, développé en France, mais c’est très encourageant pour la suite », analyse Jérôme Bucalossi, directeur de l’Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

La recherche en fusion nucléaire a fait d’immenses progrès ces dernières années. En 2016, le tokamak chinois avait maintenu un plasma pendant 102 secondes à 50 millions de degrés Celsius. Deux ans plus tard, il avait atteint les 100 millions de degrés et, en mai dernier, les 160 millions de degrés, température tenue pendant 20 secondes. La Chine dispose de six réacteurs à fusion nucléaire expérimentaux. Depuis 2000, elle a investi quelque 800 milliards d’euros dans cette technologie… Et espère en tirer profit pour réduire ses émissions de carbone et atteindre la neutralité à l’horizon 2060.

Perspective ambitieuse, tant la production d’énergie par fusion nucléaire, véritable Graal environnemental et industriel, reste incertaine. C’est à la fin des années 1960 que les scientifiques soviétiques ont développé les premiers tokamaks. Cet acronyme, issu du russe, désigne cette machine capable de reproduire la fusion nucléaire qui se déroule au cœur des étoiles, puis de récupérer en continu la gigantesque puissance issue de cette réaction physique afin de faire fonctionner le réacteur et fournir de l’électricité.

Aucune émission de gaz à effet de serre

Un procédé qui, sur le papier, présente beaucoup d’avantages. Jusqu’ici, l’énergie nucléaire issue des centrales est produite par fission. En clair, on place dans un réacteur de la matière fissile, notamment de l’uranium 235, afin de diviser de gros atomes et créer de l’énergie, ce qui nécessite des quantités importantes de matières radioactives et donc des déchets. La fusion, elle, consiste à faire se percuter à grande vitesse des noyaux d’atomes légers pour qu’ils se combinent et forment un noyau plus lourd.

Cette réaction libère plus d’énergie que la fission (et près de 4 millions de fois plus que celle produite des combustibles fossiles !) et n’émet pas le moindre gaz à effet de serre. De même, elle ne génère pas de déchets radioactifs à vie longue, n’utilisant que quelques grammes de combustible, par ailleurs assez abondant pour fournir de l’énergie pendant des milliers d’années. Le deutérium, par exemple, peut être obtenu par simple électrolyse à partir de l’eau de mer. Enfin, la fusion est plus sûre : elle ne présente pas de risque d’emballement, et donc d’explosion. À la moindre perturbation, le processus physique s’estompe de lui-même. Bref, le rêve d’une énergie propre et quasi inépuisable.

Le projet de réacteur thermonucléaire Iter

Problème : la fusion nucléaire exige des conditions extrêmement difficiles à réaliser artificiellement. Notamment d’obtenir, via un confinement magnétique, un plasma à très haute température. Ce plasma, appelé aussi gaz ionisé, correspond à un état de la matière comparable à une « soupe », ni solide, ni liquide, ni gazeux, où les atomes ont perdu un ou plusieurs électrons, devenant ainsi des ions, et où l’électricité peut circuler. Pour obtenir une fusion nucléaire, il faut que ce plasma soit chauffé à environ 150 millions de degrés Celsius. Et pour espérer en exploiter l’énergie produite, il faut le maintenir dans cette fournaise suffisamment longtemps, une heure voire davantage… Un défi scientifique, technique et industriel colossal.

De nombreux programmes à travers le monde tendent vers cet objectif : au Royaume-Uni, en Suisse, aux États-Unis, en Allemagne… Mais le projet le plus développé reste Iter, auquel collaborent 35 pays réunis autour de 7 membres fondateurs (l’Union européenne, la Russie, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud, les États-Unis et la Chine). Après une phase de conception qui a débuté en 1988, la construction de ce réacteur thermonucléaire expérimental international a démarré en 2007, et la phase d’assemblage se poursuit actuellement. Iter est la première instal­lation à réunir toutes les conditions pour obtenir et étudier un plasma en combustion dominé par les réactions de fusion. Son ambition, une fois opérationnelle, est de produire environ 500 mégawatts de puissance de fusion (équivalent d’une centrale nucléaire actuelle) pendant au moins 400 secondes.

Auréolée de son exploit, la Chine devrait apporter son expertise pour optimiser le confinement du plasma et partager ses découvertes avec les autres membres du projet Iter. « C’est une très belle démonstration de physique et de technologie que de pouvoir contrôler un plasma aussi chaud sur une telle durée, salue Yannick Marandet, directeur de la Fédération de recherche sur la fusion par confinement magnétique. C’est aussi un beau défi pour le tokamak français de Cadarache, qui sera en mesure de s’attaquer à ce record dans les mois à venir ! » Et de poursuivre cette course à la mythique énergie inépuisable.


 


 

Un nouveau record de fusion nucléaire pousse un réacteur jusqu'à ses limites

sur www.huffingtonpost.fr

Le tokamak britannique du Joint European Torus est allé tout au bout de ses forces dans une expérience prometteuse.

FUSION NUCLÉAIRE - 59 mégajoules durant 5 secondes. C’est sans doute assez peu pour vous, mais pour les chercheurs du Joint European Torus (JET),  dans la région d’Oxford en Angleterre, cela veut dire beaucoupIl s’agit même d’un record de fusion nucléaire qui vient doubler les chiffres du précédent, et qui présage de bonnes choses pour la suite, comme vous pouvez le découvrir dans la vidéo en tête de cet article. 

Le JET est un tokamak, c’est-à-dire une construction en forme de donut formant un puissant champ magnétique, et dans laquelle les atomes viennent se fracasser à des vitesses très élevées afin d’atteindre des températures dix fois plus élevées que celle que l’on trouve au cœur du soleil, entre 150 et 200 millions de degrés Celsius. À de telles températures, les atomes forment un plasma et se mettent à fusionner entre eux, dégageant une énergie phénoménale. 

Dans ce domaine, les records s’enchaînent. En janvier 2022, une équipe chinoise a créé un soleil artificiel pendant plus de 17 minutes, mais à une température bien moins élevée, et surtout, en n’utilisant pas les mêmes éléments chimiques. Le JET a, lui, fait fusionner du deutérium et du tritium, deux isotopes de l’hydrogène qui peuvent être produits de façon abondante, et excellents candidats pour de futurs réacteurs industriels. 

Des étincelles à la belle flambée

Mais pour cela, il faut être capable de réunir deux paramètres: la chaleur et la stabilité. “Vous êtes exactement dans la position ou vous essayez d’allumer un feu avec du bois mouillé”, explique Yannick Marandet, chercheur au CNRS, directeur de la Fédération de recherche sur la fusion par confinement magnétique ITER. “Il faut chauffer les brindilles, et si on arrête de chauffer, le feu ne prend pas. Si on chauffe suffisamment longtemps, le feu se maintiendra tout seul.”

Car l’objectif, c’est bien d’atteindre un état où l’énergie produite permet presque à elle seule au plasma de rester suffisamment chaud pour continuer à fusionner, comme à l’intérieur d’une étoile. “Pour le moment, il faut maintenir le feu nous-mêmes”, tempère Yannick Marandet. Mais c’est là que le record de JET, le plus grand tokamak fonctionnel existant, établit un nouveau palier. 

L’équipe a pu contrôler un plasma dans lequel on a des réactions de fusion qui contribuent au chauffage du plasma pendant 5 secondes, sans que le plasma ne soit déstabilisé”, se réjouit le chercheur. ”Ça permet de démontrer que dans ces conditions-là, le plasma se comporte comme prévu”, c’est-à-dire qu’il reste dans un état contrôlé. 

Bien sûr, pour que le processus s’auto-alimente, il faudra aller au-delà, bien au-delà des cinq secondes. Mais ce n’est pas JET, vaillant mais au bord de la retraite, qui s’en chargera. “Au-delà des 5 secondes, les bobines de cuivre du tokamak fondent”, explique Yannick Marandet. L’expérience acquise devra maintenant être transférée dans le “petit” frère, celui que tant de chercheurs attendent: ITER.

Le tokamak en construction à Saint Paul-lez-Durance (Bouches-du-Rhône), fruit de la collaboration de 35 pays, aura la charge de reproduire l’expérimentation de JET, mais avec une ampleur toute autre. Il s’agira désormais de maintenir le plasma dans un état stable pendant non pas quelques secondes, mais jusqu’à une heure, en produisant 50 fois plus de puissance. Cette fois, l’espoir est que les brindilles auront pris feu, et que la flambée brillera de mille feux.

publié le 13 février 2022

Les urgences du Centre Hospitalier de Perpignan entrent en grève

sur https://lepoing.net

À bout face au flux tendu permanent, le personnel des urgences du Centre Hospitalier de Perpignan se lance dans une grève illimitée à partir du vendredi 11 février, avec deux des syndicats de l’établissement.

L’installation dimanche 6 février d’une tente sur le parking du service pédiatrie du Centre Hospitalier de Perpignan pour l’accueil de patients dans des urgences complètement débordées aura mis le feu aux poudres. Tout comme celui de Montpellier, le service des urgences est dans une situation de flux tendu permanent, devenue insupportable. Depuis, médecins, infirmiers, agents, aides-soignants se retrouvent devant l’établissement pour un rassemblement revendicatif, tous les soirs, avec une minute de silence en signe de deuil d’un hôpital public sans burn out pour les salariés, capable d’offrir une certaine qualité de soins.

Depuis, la mayonnaise de la mobilisation est montée : deux préavis de grève illimitée ont été déposés par les syndicats du Centre Hospitalier. La CGT appelait aux arrêts de travail pour le personnel soignant dès le vendredi 11. Force Ouvrière, de son côté, a déposé le sien sur une période qui démarre au samedi 12 février, mais appelle tous les agents du service des urgences, soignants ou pas, à prendre part au mouvement social. De nombreux agents
grévistes sont néanmoins réquisitionnés, et donc forcés de continuer à faire tourner les urgences, comme le permet la réglementation en vigueur sur les mouvements sociaux en milieu hospitalier.

La direction de l’établissement, rencontrée jeudi par des salariés mobilisés, a promis de mettre en place des groupes de travail pour étudier des solutions pour réduire le temps de séjour moyen aux urgences, et donc désengorger le service. Ce qui n’a apaisé ni les grévistes, ni leurs syndicats, qui de leur côté préfèrent revendiquer plus de moyens pour permettre à la prise en charge en urgence de se reconnecter à un minimum de contact humain.
Un rassemblement est prévu entre 11h et 15h ce samedi 12 février, sur le rond-point à l’entrée de l’hôpital.

 

 

« Parfois, le 15 sonne dans le vide, c’est impensable »

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

À Perpignan, les personnels de l’hôpital public sont en grève illimitée depuis ce vendredi. Un mouvement parti des urgences où les salariés dénoncent un sous-effectif catastrophique qui dégrade leurs conditions de vie et de travail et empêche un accueil digne des patients. Entretien avec Daniel Maïquez, secrétaire adjoint du syndicat CGT de l’hôpital de Perpignan.

Ce vendredi, a débuté à l’hôpital de Perpignan un mouvement de grève illimitée. Quelle est la situation ?

 La coupe est pleine. Ce mouvement est parti du service des urgences, son accueil physique mais aussi le Samu. La situation est tellement dégradée que la semaine dernière, la direction de l’hôpital a décidé de transformer la salle d’attente des urgences pour y installer des lits d’aval. Résultat, les pompiers nous ont fourni trois tentes qui ont été installées devant les urgences, pour réceptionner les patients. Des patients qui attendaient dehors, dans le froid, sur le bitume. C’est inadmissible. La situation a échappé à tout le monde. Les tentes ont été démontées mardi, mais les problèmes demeurent. Ils sont structurels et ne sont pas du tout liés à la pandémie. Aux urgences, il n’y a tout simplement pas assez de soignants, pas assez de médecins pour poser des diagnostics, pas assez de lits pour accueillir tout le monde dignement, le matériel est vieillissant… bref, rien ne va plus. Et pourtant, à Perpignan, aucun lit n’a réellement été fermé.

Quel est l’état d’esprit des agents deux après le début d’une crise sanitaire historique ?

 Les agents ont passé toutes les vagues successives. Ils ont tenu, se sont démenés et se sont montrés très volontaires. Mais là, ils sont tout simplement à bout. Certains sont en arrêt, d’autres ont quitté l’hôpital et les quelques recrutements récents n’ont pas permis de couvrir les besoins. Le personnel accumule les heures supplémentaires mais ils veulent juste avoir une vie normale, une vie correcte. Ils se sentent comme les premiers esclaves de la cordée. Au Samu par exemple, il manque actuellement un temps plein de médecin pour la régulation. Concrètement, cela signifie que les appels au 15 ne sont pas régulés en temps et en heure, et parfois même, n’aboutissent pas. Ça sonne dans le vide. C’est impensable.

Quelles sont les grandes revendications que porte ce mouvement de grève ?

 Nous exigeons des professionnels en nombre suffisant pour pouvoir soigner et diagnostiquer correctement. C’est un minimum. Il est urgent de remettre le patient au cœur de l’hôpital public et d’en finir avec cette gouvernance par les coûts. La santé a été marchandisée. En face, nous ne cesserons de répéter que l’hôpital n’est pas une marchandise. La mobilisation fonctionne. Tous les soirs par exemple, à 19 h 15, les personnels qui ne travaillent pas se retrouvent devant l’établissement pour une minute de silence en hommage à la mort de l’hôpital public.

Quelle est la position de la direction ?

Elle a reçu les grévistes et va à nouveau les recevoir, mais le directeur de l’hôpital a été clair : il ne pourra pas aller au-delà de ce qu’on lui demande dans le cadre de la gouvernance hospitalière. Quant à l’Agence régionale de santé (ARS), elle est tout à fait muette.


 


 

Dans la ville du premier ministre, les services publics s’étiolent

Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

À Prades, dans les Pyrénées-Orientales, la ville dont Jean Castex fut le maire, un postier, deux enseignants, un aide-soignant, des agents de Pôle emploi et de la trésorerie racontent cinq ans d’austérité budgétaire et de réformes.

Prades (Pyrénées-Orientales).– Des paniers en osier faits main, éparpillés autour de la fontaine, place de la République. Sous les grands platanes dénudés, des moules fraîches à la vente directe, des pots de miel, des fruits et légumes issus des exploitations agricoles du département. La voisine dont on prend des nouvelles et les réquisitoires, entre les étals, contre le passe sanitaire. Des discussions en catalan interrompues par « la cloche de l’heure » de l’église Saint-Pierre et couvertes par le brouhaha constant venant des cafés qui s’étalent sur la place, surtout les mardis où le soleil brille fort. Il y a des jours où les images d’Épinal se mêlent aux couleurs de la réalité avec une acuité confondante. 

Ici, tout le monde se rappelle ce jour où le maire est devenu premier ministre. C’était en juillet 2020 et Jean Boucher, représentant de la CGT dans la commune, s’en souvient « comme si c’était hier ». Il a été prévenu par téléphone. Le journaliste qui s’était enquis de sa réaction a dû attendre quelques minutes. « J’ai raccroché pour me remettre de mes émotions et pour rire, s’amuse le syndicaliste. Castex, je le connais bien et ça n’avait aucun sens. Il gérait Prades sans jamais faire de vagues, ne prenant jamais de grandes décisions. Il agissait en bon père de famille ici. Ce n’est pas des vagues qu’il allait recevoir à Matignon, c’était des tempêtes. » 

Les jours qui suivirent la nomination, une horde de journalistes parisiens débarqua dans le Conflent. Des images du marché, la population qui explique que c’est « un honneur » et dit sa « fierté » que le maire, élu pour la troisième fois, devienne premier ministre. Pas un mot sur le taux de pauvreté ou le taux de chômage, comme si, dans ce pays des merveilles, « la misère était moins pénible au soleil »

Des taux records de chômage et de pauvreté  

Depuis plusieurs années, les Pyrénées-Orientales détiennent le triste record du plus haut taux de chômage du pays, avec 12,5 % au troisième trimestre 2021, contre une moyenne nationale à 8,1 % (hors Mayotte). Le taux de pauvreté du département est aussi l’un des plus élevés, avec 21 % des ménages qui vivent sous le seuil de pauvreté, contre une moyenne nationale à 14,7 %. Et Prades ne fait pas exception. Dans le bassin d’emploi de la commune, les chiffres du chômage sont comparables à ceux observés dans le département et le taux de pauvreté est à plus de 24 %, selon les derniers chiffres de l’Insee. 

Pourtant, ici comme dans d’autres territoires en difficulté, le service public, patrimoine de celles et ceux qui n’en ont pas, s’étiole. Auprès de Mediapart, postier, aide-soignant, enseignants, agents de la trésorerie publique ou de Pôle emploi racontent ces cinq dernières années à Prades, placées sous le signe de l’austérité budgétaire. 

Le directeur de l’agence de Pôle emploi avait accepté de nous recevoir mais la direction régionale a annulé notre visite, sans justifier sa décision. Ici, la réforme de l’assurance-chômage frappera plus fort qu’ailleurs car une grande majorité des emplois proposés sur le territoire sont saisonniers.

« C’est assez tendu en ce moment », rapporte Louis*, agent pradéen de Pôle emploi depuis plusieurs années. Il raconte longuement les pressions que subissent les collègues qui osent parler et demande à ce que le moins d’informations possible soient données sur son parcours. Jean Boucher n’est pas surpris. « Le management dans le service public s’inspire de plus en plus de ce qui se fait de pire dans le privé, avec autoritarisme et répression. On veut de la rentabilité à tout prix, alors qu’à la base, on devait rendre service au public, aux usagers », souffle le retraité, qui était un opérateur à France Telecom avant sa privatisation en 2004. 

À Prades, l’agence Pôle emploi est constituée de 40 agent·es, dont quatre responsables. Trois jeunes sont aussi présents à l’agence, le premier est en contrat aidé dans le secteur administratif et les deux autres sont en service civique, à l’accueil. Pour Louis, ils sont en sous-effectif. 

Sur l’une des terrasses baignées de soleil, Agnès, animatrice culturelle en recherche d’emploi, s’agace contre le dévoiement du service civique à l’œuvre à l’agence de Prades : « Quand je vais là-bas, on m’envoie sur l’ordinateur pour accéder à mon espace personnel et si je galère, des services civiques viennent m’aider. Ils sont très gentils mais on devrait être accueillis par des agents formés de Pôle emploi. C’est dévalorisant pour nous aussi. Par ailleurs, ils font le travail d’un agent mais ils n’ont pas de statut, sont payés 500 euros. Ce n’est pas non plus une bonne solution pour eux. »

À Pôle emploi, des services civiques au front et un sous-effectif constant 

Un constat confirmé par Louis : « Clairement, ce sont des emplois déguisés. Souvent, ces jeunes habitent encore chez leurs parents, ils sont un peu perdus et cherchent un emploi pour vivre mais comme, ici, il n’y en a pas, ils finissent en service civique. » Il ajoute : « Sans ces services civiques, ce serait pire. »

On pourra toujours expliquer et réexpliquer la réforme, on ne pourra pas changer le calcul.

Le personnel de Pôle emploi doit gérer les demandes d’emploi de plus d’une centaine de communes rurales. Le bassin d’emploi de Prades compte à lui seul 4 837 inscrit·es en catégories A, B et C, soit 9 % des chômeurs et chômeuses du département. « Donc on est complètement débordés, comme partout, s’inquiète Louis. Et la réforme de l’assurance-chômage va tout empirer. Elle touchera d’abord ceux qui ont des périodes de travail intermittentes et c’est le cas de presque tout le monde chez nous. Nous n’avons pas d’industries fortes, pas de grandes usines. Ici, l’emploi est saisonnier, dans l’agriculture, dans les stations de ski, sur les plages l’été. » 

Les premiers effets de la réforme se faisant sentir, le personnel pense sérieusement faire appel à un agent de sécurité, pour faire face à la colère qui risque de venir bousculer la petite agence de Prades. Selon Louis, les saisonnières et saisonniers verront, en moyenne, leurs allocations baisser de 20 %. « On pourra toujours expliquer et réexpliquer la réforme, on ne pourra pas changer le calcul et les gens seront encore plus précaires », ajoute t-il. 

Alors, à Prades comme ailleurs, Pôle emploi opte pour le tout numérique. « Ils veulent maintenir les demandeurs d’emploi loin des agences. Et peut être qu’un jour, tout passera par téléphone et par Internet, et qu’on nous fermera l’agence. »

De la CAF à Pôle emploi : numériser jusqu’à l’absurde 

La numérisation à marche forcée du service public confine déjà à l’absurde. Dans l’agence pradéenne de Pôle emploi, les portes sont ouvertes, sans rendez-vous, de 8 h 30 à 12 h 30. Quelques ordinateurs y sont en libre service, sur lesquels l’usager ou l’usagère peut se connecter pour prendre un rendez-vous… dans l’agence où il ou elle se trouve. Si cela concerne son indemnisation, le demandeur ou la demandeuse d’emploi doit composer le 3949. Et il arrive souvent que l’agent·e qui répond au téléphone se trouve dans le même bâtiment. 

Dans le café associatif l’Atelier de l’Entonnoir, qui regroupe l’opposition à l’austérité budgétaire portée par l’ancien maire, la population est claire : « Nous, on veut des gens derrière les guichets ! »

Dans l’espace extérieur accolé au café, les gens de Prades, Sahorre ou Vinça sirotent un verre après avoir écouté Leila et son comparse chanter des classiques de la chanson française. « Michel Legrand, c’est quand même quelque chose, se réjouit Leila. Ça fait du bien de se retrouver et de chanter un peu. » Dans le local de l’association créée en 2016, une grande bibliothèque occupe les murs, on peut y emprunter Germinal de Zola, l’édition complète des Mille et Une Nuits, du Boris Vian, du Bourdieu ou du Trotsky. Là, un espace dédié aux enfants, ici, de grands bacs de vêtements et de chaussures à donner, et dans le coin, une grainothèque, pour les jardiniers et jardinières en herbe. 

Mireille, habitante de Sahorre, village du Conflent qui compte 374 habitant·es, vient retrouver ici, à 13 km de chez elle, des amis de longue date. L’Entonnoir fermera bientôt et, comme à l’aller, elle rentrera en voiture, « puisque chez nous, les bus n’arrivent pas, c’est pas du tout desservi. Je conduis encore mais dans dix ans, je ferai comment ? »

Ici, chacun·e aurait une histoire à raconter sur les bus qui ne s’arrêtent plus, les bureaux de Poste qui ferment, les délais trop longs pour accéder aux services publics. De son côté, c’est avec la Caisse d’allocations familiales (CAF) que Mireille bataille. À Prades, pour avoir accès aux services de la CAF, il faut se rendre dans la nouvelle Maison France Services (MFS). Les rendez-vous se font uniquement le mardi et le jeudi matin et, pourtant, depuis des mois, Mireille n’arrive pas à trouver des réponses à des questions simples sur ses APL. 

« Ma propriétaire est très âgée, elle a 95 ans. Elle ne sait pas utiliser l’ordinateur et s’inquiète de ne pas recevoir les APL, alors je lui ai dit que j’allais m’en occuper. Pour obtenir un rendez-vous, il faut le demander par Internet, depuis la plateforme de la CAF », reprend Mireille. Et pour ouvrir un compte à la CAF sur Internet, il faut se munir d’un numéro d’identification qu’elle n’a pas.

« J’ai patienté toute une journée au téléphone pour l’avoir. J’appelais, on me faisait patienter dix minutes avec une musique, puis ça raccrochait. J’ai dû le faire une dizaine de fois avant qu’on me donne enfin ce numéro. Une amie m’a aidé à m’inscrire sur le site, j’ai pu prendre un rendez-vous mais la fille de la permanence a annulé la veille. Elle était déjà polie de me prévenir, peut-être qu’elle avait trop de monde. » Plusieurs mois sont passés depuis et Mireille n’a toujours pas réussi à obtenir des informations sur ses APL. 

Le maire se félicite de l’installation d’un ersatz de service public 

« On est dans l’arrière pays ici, tout le monde n’est pas à l’aise avec la dématérialisation », rappelle Yves Delcor, ancien premier adjoint qui a remplacé Jean Castex à la tête de la mairie. Il se félicite d’accueillir une Maison France Services, censée pallier la disparition de la CPAM (Caisse primaire d’assurance-maladie), de la Carsat (retraite) et de la CAF dans la commune. « Ce service permet aux gens du territoire d’être accompagnés dans leurs démarches administratives », explique-t-il, grâce à deux agentes.

Mais à Prades, cette installation est loin de faire l’unanimité. Pour Denis Corratger, contrôleur de la trésorerie publique, « les agents ne peuvent qu’aider à des démarches sur Internet, mais ils ne sont pas formés sur tout et ne peuvent pas répondre aux questions des usagers ». Et le postier Fabrice Fourmantel de compléter : « Ces MFS sont souvent installées dans des bureaux de La Poste. D’un côté, c’est bien pour nous, ça nous permet de les garder ouvertes. De l’autre, c’est un leurre total. Ils te mettent juste un ordinateur à disposition et il faut se démerder avec. Ce n’est pas du service public. »

Honnêtement, depuis Paris, je ne sais pas ce que vous foutez à Prades.

Les questions sur l’installation de la Maison France Services sont les seules auxquelles le maire ait bien voulu répondre. Le reste de l’entretien qu’il a accordé à Mediapart, en présence de son adjointe Géraldine Bouvier et de trois autres agents qui n’ont pas accepté de se présenter, n’a été qu’invectives contre Mediapart. 

Sur l’état de Pôle emploi, de La Poste ou de la trésorerie publique, le maire n’a pas souhaité s’exprimer, ajoutant : « Je ne vais pas régler les problèmes en période pré-électorale. Qu’est-ce qu’on va régler, nous, et qu’est-ce que vous allez régler, vous, avec votre article ? Ça ne sert à rien… Honnêtement, depuis Paris je ne sais pas ce que vous foutez à Prades. » Nous avons préféré écourter cet entretien et en solliciter un deuxième, dans un climat plus serein. Nous n’avons jamais reçu de réponse. 

À la trésorerie publique, 13 agents au lieu de 21

Pourtant, il y aurait à dire sur l’état des services publics dans la commune. À commencer par la trésorerie publique locale, au bord de l’implosion. 

Devant la grande bâtisse grise, ça râle parfois fort. Avant de s’engouffrer rapidement dans l’hôtel des finances, l’un explique qu’il appelle depuis des jours, sans réponse, l’autre souhaite aux agents de la trésorerie de connaître les galères qui sont les siennes. Une auxiliaire de vie s’impatiente, elle aussi. Il y a un an, la trésorerie d’Ille-sur-Têt a fermé. Peu avant, elle s’y était rendue pour s’acquitter des 160 euros d’impôts qu’elle devait. L’information n’a pas été transmise à la trésorerie de Prades dont elle dépend désormais et une saisie a été faite sur son allocation chômage. Les messages qu’elle a envoyés via le site sont restés sans réponse. 

Des cas comme ceux-ci, Denis Corratge, contrôleur des impôts et représentant de Solidaires Finances publiques à Prades, y est confronté chaque jour. Et la situation ne s’améliorera pas. 

Depuis 2019, plus de dix trésoreries ont fermé dans le département, dont six au premier janvier 2022. Les habitant·es des communes de Millas, Arles-sur-Tech ou Saint-Paul-de-Fenouillet (où nous étions en reportage en 2019) doivent désormais se rendre à Prades ou à Perpignan, selon les cas. Or, le personnel est complètement débordé : à Prades, 13 personnes officient, contre 21 auparavant. La présence de l’équipe de renfort départementale ne suffira pas à pallier les manques. « On a prévenu notre direction que ça allait être le feu mais ils ont foncé et puis ils nous ont envoyé les pompiers. C’est bien gentil, mais ça brûle quand même. »

« Tous les paiements devaient être dématérialisés pour que les habitants qui se retrouvent sans trésorerie puissent payer au tabac à l’aide d’un QR code, continue Denis Corratge. Sauf que très peu de communes et de bureaux de tabac ont mis en place ce système pour l’instant. » Alors que l’hôtel des finances ne gérait qu’une cinquantaine de communes avant janvier 2022, elle en gère désormais 124. Chaque jour, à peu près 200 chèques arrivent avenue Beausoleil à Prades. 

« Tout est fait pour que les usagers passent par le numérique, affirme le syndicaliste. Ils avaient même commencé à faire payer une pénalité de 15 euros à ceux qui payent en chèque plutôt que sur Internet. Ils sont revenus en arrière depuis. »

Avant cette série de fermetures de trésoreries de village, Denis Corratger répondait au téléphone du standard, quand ses missions de contrôleur se faisaient moins nombreuses. Depuis janvier 2022, le contrôleur, payé 1 600 euros net après dix ans d’ancienneté, estime que sa masse de travail a été multipliée par deux. Les demandes d’échéanciers s’entassent sur son bureau, les mails d’usagères et usagers mécontents se multiplient et plus personne ne répond au téléphone. 

Le maire de la commune, médecin de formation, n’a pas souhaité s’exprimer non plus sur l’état de l'hôpital de Prades, qu’Éric Santamens, aide-soignant et représentant syndical pour Sud Santé Sociaux résume ainsi : « On travaille dans un petit hôpital, lié à l’Ehpad du centre-ville et on accueille surtout des personnes âgées. Pour l’instant, on affiche souvent plein mais on tient le coup. Comme partout, on manque de lits et de personnels, mais ça va vite devenir critique… »  

Une population vieillissante et un hôpital à bout de souffle 

Ici, les personnes de 60 ans et plus représentent près de 40 % de la population et la part de retraité·es dans la population n’a cessé d’augmenter depuis des années. « La population est vieillissante, reprend l’aide-soignant. Les besoins vont continuer à grandir et on va devoir y faire face, à moyens constants. » 

Mais pour l’heure, l’urgence est à la titularisation du nombre croissant de contractuel·les. « On a beaucoup de CDD qui sont renouvelés sur deux ou trois ans et nos collègues se retrouvent dans des situations très difficiles, souffle Éric Santamens. Cette précarisation des métiers de l’hôpital a débuté bien avant l’arrivée de Macron, il a juste continué le travail. Ceci dit, on peut lui reconnaître une chose : il nous a permis d’être un peu mieux payés. On a eu une augmentation de 183 euros net avec le Ségur de la santé. C’est la première fois que j’ai été augmenté de manière significative, en 15 ans. » Il nuance aussitôt en rappelant que de nombreuses personnes ont été oubliées par le Ségur.

À La Poste aussi les emplois précaires sont de plus en plus nombreux. Dans le département, les intérimaires et CDD représenteraient plus de 30 % des effectifs, selon les syndicats. De son côté, La Poste avance d’autres chiffres et assure que 181 postières et postiers sur 1 034 sont intérimaires, soit 17 % des effectifs sur le département.

Fabrice Fourmantel assure une tournée de montagne une semaine sur deux. Le reste du temps, il va de réunion en grève, en tant que secrétaire départemental de Sud Poste. Ces semaines-là, c’est un intérimaire qui le remplace. 

Le postier vient, par ailleurs, de changer de tournée, après avoir assuré celle de Vinca pendant des années. « Je connaissais tout le monde et j’étais bien installé mais La Poste n’arrêtait pas d’élargir mon secteur. Cette tournée devenait infaisable et je devais tout bâcler, alors j’ai préféré changer. » Désormais, il distribue une partie des quartiers de Prades et les villages alentour comme Serdinya, Escaro, Py ou encore Mantet, situé à 1 400 m d’altitude. Selon le syndicaliste, en dix ans, la région aurait perdu plus d’un tiers de ses tournées.

En fait, dès que quelqu’un part à la retraite, il est remplacé par un intérimaire jusqu’à ce que ce poste de travail soit complètement supprimé.

« Pourtant, nos tournées sont importantes. Pour livrer, bien sûr, mais aussi parce que pour certains habitants, nous sommes le seul contact humain de la journée. » Un contact que La Poste préférerait désormais monnayer, avec la mise en place du service « Veiller sur mes parents ». Pas vraiment un franc succès, selon les chiffres de La Poste, qui annonce 42 clients dans les Pyrénées-Orientales. Et le postier de lever les yeux au ciel : « On n’a pas besoin d’être payés pour faire ça. » 

Au niveau national, « c’est plus de 80 000 emplois en dix ans qu’on a perdus », poursuit Fabrice Fourmantel. « On vit un plan social déguisé et constant. Chaque deux ans, ils réorganisent et on perd des postes. Ils maintiennent du sous-effectif pour ne pas avoir à reclasser les postiers chaque deux ans. En fait, dès que quelqu’un part à la retraite, il est remplacé par un intérimaire jusqu’à ce que ce poste de travail soit complètement supprimé. Fin de mission pour l’intérimaire. » 

Le lycée Charles-Renouvier, bousculé par la réforme du bac pro

Au lendemain du marché, la place du village est redevenue calme. Quelques ados performent des roues arrière sur des vélos usés et on se déplace à la faveur du soleil. Les retraité·es occupent les bancs devant l’église Saint-Pierre et les autres sirotent au Café de la paix, le matin, et au Bar du marché, l’après-midi. Patrice Mazuel, enseignant de lettres et d’histoire au lycée polyvalent Charles-Renouvier et syndiqué CGT, est un habitué. Il regarde, amusé, la place et note qu’« elle est bien propre, la ville du premier ministre. Rien ne dépasse, ils ont même installé des boîtes à livres un peu partout. Mais c’est pas ça la réalité de cette ville, en vrai… » 

Patrice Mazuel enseigne aux élèves de filières professionnelles, du CAP et du bac pro. Dans son lycée, la moitié des 1 000 élèves s’inscrit dans ces formations aux métiers du soin et aux services à la personne, au commerce ou à l’ingénierie. 

Ce sont précisément nos élèves, qui sont souvent en difficulté sociale, qui ont encore plus besoin de français, d’histoire ou de géographie.

En 2019, une réforme a revu en profondeur les programmes. Les matières générales, notamment, ont été affaiblies, les volumes horaires ont été revus à la baisse, et les familles de métiers ont remplacé les spécialisations par emploi. 

« On a dû alléger nos cours, explique l’enseignant. On a perdu 3 h 30 de discipline par semaine, entre les coupes qui ont été faites dans les cours de français, d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique. Ces heures sont allées dans des nouveaux dispositifs de co-intervention où je suis censé enseigner le français mais dans un cadre professionnel, avec le vocabulaire du monde du travail. » Selon l’enseignant, cette vision « utilitariste » de l’école sert plus les entreprises que les élèves : « En tant que prof de matières générales en lycée pro, cette réforme me paraît illogique. Ce sont précisément nos élèves, qui sont souvent en difficulté sociale, qui ont encore plus besoin de français, d’histoire ou de géographie. » 

Par ailleurs, difficile pour les élèves de Prades de s’épanouir dans un bassin d’emploi où il n’y en a pas. Cette réalité est encore plus dure pour les élèves de bac pro, qui peinent à trouver des stages. « En commerce et en ASSP [accompagnement, soins et services à la personne – ndlr], on y arrive. Mais en ingénierie, c’est plus compliqué puisqu’il n’y a pas d’industrie. Quand les lycéens ne trouvent vraiment pas de stage, ils finissent parfois par les faire dans les ateliers du lycée mais ça n’a pas grand intérêt pour eux. » 

Il faut que nos élèves puissent avoir les mêmes chances que les élèves des grands lycées parisiens.

Du côté des filières générales et technologiques, la réforme du bac a aussi tout bousculé. « Une réforme économique et pas pédagogique, balaye Luc, enseignant en filière générale. Ils raclent le plus possible et quand ils ont tout optimisé et qu’on n’y arrive plus, ils nous sortent une réforme. Le fait d’avoir sorti les mathématiques du tronc commun a permis de réduire le nombre de classes de maths mais ça été une catastrophe pour nos élèves. » Et notamment pour les filles, dont la proportion choisissant la spécialité mathématiques en terminale a chuté de manière vertigineuse, ramenant en dessous des chiffres de 1994, selon des associations et sociétés savantes qui accusent directement la réforme de Jean-Michel Blanquer, « le pire des ministres qu’on n’ait jamais eu », s’agace Luc.

Les profs s’accordent cependant pour dire qu’il fait bon enseigner dans un lycée où le taux d’encadrement est correct, avec des taux de réussite records aux épreuves du bac. Mieux, selon Luc, des fonds sont régulièrement débloqués pour faire des projets culturels avec les élèves. « Dans ce lycée, on est plutôt bien et on arrive à offrir aux élèves de milieux ruraux, issus des classes populaires, un enseignement de la même qualité que celui qu’il peut y avoir en ville. Et ça, j’y tiens : il faut que nos élèves puissent avoir les mêmes chances que les élèves des grands lycées parisiens. »

« Cependant, les économies de bouts de chandelles que fait le ministère de l’éducation nationale nous touchent aussi, reprend l’enseignant. On n’en demande pas beaucoup plus, mais on demande surtout à ne pas avoir moins. »

Mais la nouvelle est tombée lors du conseil d’administration du jeudi 10 février : le rectorat a retiré plusieurs dizaines d’heures d’enseignement au lycée, lors de sa dernière dotation horaire globale. Les enseignant·es ont voté contre et ont accompagné leur vote de deux motions, pour demander au rectorat plus de moyens. Des demandes qui resteront, probablement, lettre morte. 


 


 

Le Train jaune, ou le vaillant Canari des Pyrénées

Bruno Vincens sur www.humanite.fr

Depuis plus de cent ans, il sillonne les hauteurs des Pyrénées catalanes. Maintes fois menacé, chaque fois sauvé par les cheminots et les habitants, le petit train reliant Villefranche-de-Conflent à Latour-de-Carol ne doit sa survie qu’aux mobilisations. Les archives de ces luttes sont aujourd’hui dans les mains de l’Institut d’histoire sociale. En voiture !

Long de 63 kilomètres, le parcours du Train jaune dessert 21 gares, de Villefranche-de-Conflent (sur notre photo) à Latour-de-Carol, à la frontière franco-espagnole.

Le Train jaune, c’est tout une histoire. Au cours de son existence centenaire, il a failli disparaître du paysage ferroviaire un nombre incalculable de fois. S’il sillonne aujourd’hui encore les Pyrénées catalanes, s’élance de Villefranche-de-Conflent pour remonter la vallée de la Têt et déboucher sur les hauteurs de la Cerdagne jusqu’à Latour-de-Carol, c’est grâce à la détermination des cheminots, à l’attachement des populations pour ce vaillant petit Canari qui relie par tous les temps leurs territoires difficiles d’accès. Il circule en effet sur une voie métrique, alors que l’écartement habituel des rails est de 1,435 mètre. Et l’alimentation électrique de la motrice s’effectue au sol par un troisième rail placé entre les deux autres. C’est ainsi qu’il atteint Bolquère-Eyne, à 1 593 mètres d’altitude, la plus haute gare exploitée par la SNCF. Supprimer ce train à nul autre pareil, un des trésors de la Catalogne ? Jamais de la vie !

Les travaux s’achèvent en 1927 et le Train jaune rejoint son terminus, Latour-de-Carol

Pendant trente ans, Liberto Jofre, agent d’exploitation, a travaillé sur cette ligne. Pendant trente ans, il a combattu avec ses camarades cheminots pour qu’elle survive. Il a aussi entreposé chez lui les tracts, articles de presse et courriers retraçant les épisodes de cette saga ferroviaire mouvementée : 40 kilos d’archives ! Aujourd’hui, les historiens, les chercheurs ont à leur disposition ces documents qui couvrent la période 1969-1993.

La ligne est empruntée par plus de 200 000 personnes chaque année, dans ce territoire reculé de haute montagne. Ici entre Planes et Fontpedrouse, sur le pont de Cassagne, l’un des derniers ponts suspendu ferroviaires encore en service en France.

En réalité, dès sa construction, la ligne Villefranche - Latour-de-Carol se place sous le signe de la lutte. Au début du XXe siècle, des milliers d’hommes et d’enfants triment dans des conditions effroyables pour faire avancer ce nouveau chemin de fer à travers la montagne. Un chantier titanesque. En 1904 et 1905, les ouvriers se mettent en grève pour des augmentations de salaires. Le drapeau rouge est déployé sur le pont Séjourné, un des principaux ouvrages d’art du parcours. Les travaux s’achèvent en 1927 et le Train jaune peut alors rejoindre son terminus, Latour-de-Carol, à la frontière franco-espagnole. La ligne a aussi pour mission de convoyer du minerai de lignite et de manganèse.

« Une entreprise privée, à la demande de la SNCF, commence à arracher les rails ! »

En 1969, les premiers nuages noirs s’accumulent au-dessus du Train jaune : il figure sur la liste des lignes que les pouvoirs publics veulent abandonner. La SNCF tente de mettre la menace à exécution en 1974. « Nous étions un groupe de jeunes cheminots et nous ne voulions pas laisser faire », se souvient Liberto Jofre. La forte mobilisation, les manifestations permettent de sauver le transport de voyageurs, mais le trafic de marchandises est mis à l’arrêt.

Un autre conflit majeur débute en 1985. « Un jour, la population de Fontpédrouse nous alerte : une entreprise privée, à la demande de la SNCF, commence à arracher les rails ! » raconte le cheminot. Travailleurs du ferroviaire et habitants convergent aussitôt vers cette petite gare située sur la ligne et parviennent in extremis à empêcher l’irréparable. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : « La direction de la SNCF nous accuse alors d’avoir séquestré deux cadres et enclenche des procédures disciplinaires à l’encontre de douze cheminots, poursuit Liberto Jofre. Nous risquions la radiation pure et simple. » En soutien à ces cheminots, une grève des agents SNCF se répand comme une traînée de poudre dans la moitié sud de la France. D’imposantes manifestations sont organisées à Perpignan et à Montpellier. L’affaire arrive devant les tribunaux : prud’hommes, cour d’appel et même la Cour de cassation. Finalement, les radiations sont évitées, mais des mises à pied sont prononcées. Quant à Liberto Jofre et son camarade Serge Bastide, ils sont mutés en Lozère. Ils ne reviendront dans les Pyrénées-Orientales qu’en 1993.

Les batailles du rail dans les montagnes catalanes

La complicité entre cheminots et population caractérise ces batailles du rail dans les montagnes catalanes. Le comité d’usagers de la ligne, créé en 2015, intervient cette même année alors que la SNCF s’apprête à supprimer la partie haute du tracé, entre Font-Romeu et Latour-de-Carol. Ce tronçon est sauvé de justesse grâce à l’inscription de la ligne dans le contrat de plan État-région. « C’est une lutte perpétuelle pour le Train jaune ! » s’écrie Liberto Jofre, aujourd’hui âgé de 74 ans. À condition de s’intégrer pleinement dans le réseau TER, il a de l’avenir.

Le 28 janvier, à Perpignan, Laurent Brun, secrétaire national de la CGT cheminots, a remis à Gilbert Garrel, président de l’Institut d’histoire sociale, les archives des luttes qui ont permis de sauver le Train jaune, lors d’une rencontre chaleureuse et combative, à l’image du Canari.

3 questions à… Julien Berthélémy, conducteur du Train jaune

Est-ce difficile de conduire le Train jaune ?

Je le conduis depuis 2009. Ce n’est ni plus ni moins difficile qu’un autre train, mais c’est autre chose. Ce ne sont pas les mêmes manipulations, la signalisation est différente. Sur cette ligne, il y a une succession de déclivités importantes et courtes, en montée comme en descente. La vitesse maximale s’établit à 50 km/h. Avant, on pouvait aller jusqu’à 60 km/h mais, avec le vieillissement du matériel roulant et de la voie, la vitesse a été abaissée. Il fallait autrefois deux heures et demie pour parcourir les 63 kilomètres de Villefranche-de-Conflent à Latour-de-Carol, maintenant, ça nécessite trois heures. Il y a pourtant eu des travaux ces dernières années : on a remplacé les rails, changé certaines traverses et une partie du ballast. Donc, on aimerait pouvoir augmenter un peu la vitesse. Mais il manque la volonté politique d’en faire un train de transport de voyageurs dans le cadre du service public et de ne pas le réduire à un train touristique.

Les motrices et les voitures sont-elles d’origine ?

Une partie du matériel roulant est d’origine mais a été rénovée. Une autre partie, plus récente, a été produite en Suisse. Avec treize motrices et quinze voitures, nous pouvons composer quatre trains. Quatre-vingts cheminots travaillent sur la ligne. Ici, tout le monde est attaché à ce train. Il est extraordinaire !

Selon le dernier contrat de plan État-région, le Train jaune va être financé aux deux tiers par la région Occitanie et pour un tiers par SNCF Réseau. Qu’en pensez-vous ?

Cela montre le désengagement scandaleux de l’État. Cela met fin à l’égalité entre les citoyens, quel que soit l’endroit où ils vivent. Certaines régions sont plus riches que d’autres et les coûts d’exploitation du ferroviaire ne sont pas les mêmes en plaine ou en montagne. La compétence de la région est de faire circuler des trains ; l’entretien du rail relève de SNCF Réseau ! Le combat que nous menons aujourd’hui pour le Train jaune est le même que celui de nos aïeux : vivre dignement et travailler au pays.

 publié le 12 février 2022

Filière nucléaire :Macron tente d’effacer son passif

Martine Orange sur www.mediapart.fr

Il fallait faire oublier le désastre d’Alstom, dans lequel il porte une lourde responsabilité. Jeudi, Emmanuel Macron a annoncé à Belfort le rachat de l’activité nucléaire à General Electric, censée être au centre de sa politique énergétique.

Avant même d’entendre le discours d’Emmanuel Macron ce jeudi 10 février, les salariés de General Electric (GE) à Belfort ne se faisaient aucune illusion : ils risquaient d’être les figurants d’« un coup de com », d’une énième « carte postale » adressée dans une campagne qui ne dit pas son nom. Et cela a bien été un discours de campagne électorale.

Le président de la République a annoncé sa grande relance du nucléaire en France, et présenté sa vision de la politique énergétique pour le pays, à mille lieues de ce qu’il a soutenu et réalisé pendant cinq ans. Concédant parfois à tous les salarié·es qui mènent bataille depuis des années qu’ils et elles avaient eu raison dans leur résistance.

L’avenir pour Emmanuel Macron passe désormais par le nucléaire. Il souhaite la construction de 6 EPR2 d’ici à 2035 – un calendrier jugé totalement irréaliste pour les connaisseurs du secteur. Il entend y ajouter 8 EPR2 en option. Mais tout cela n’en est qu’au stade des annonces : « Nous avancerons ainsi par paliers. […] Nous allons engager dès les semaines à venir les chantiers préparatoires : finalisation des études de conception, saisine de la Commission nationale du débat public, définition des lieux d’implantation de trois paires d’EPR, montée en charge de la filière. »

Au cœur de cette stratégie, Emmanuel Macron a décidé de placer le rachat de l’activité nucléaire (les turbines Arabelle, les alternateurs, etc., composants indispensables dans toute construction de réacteurs dont l’essentiel est fabriqué à Belfort) de l’ancienne branche énergie d’Alstom vendue à GE en 2015, quand Emmanuel Macron était ministre de l’économie. Cette opération est censée incarner la volonté de reconquête industrielle du candidat, le retour à une souveraineté mise à mal pendant des décennies. Et surtout gommer par magie le désastre de la vente d’Alstom. Une catastrophe industrielle dont il est en grande partie responsable et qu’il ne parvient pas à faire oublier.

« C’est pathétique. Il essaie d’effacer l’erreur qu’il a commise. Si on n’avait pas eu le malheur d’entrer chez GE, on n’aurait pas aujourd’hui à en sortir », s’indigne Laurent Santoire, délégué syndical central CGT de GE power, résumant en quelques mots le sentiment partagé par les responsables de l’intersyndicale du groupe à Belfort. « C’est l’aveu de Macron qu’il s’est lourdement trompé sur notre souveraineté, lourdement trompé sur GE, qui a conduit le groupe à la Berezina. Il tente de tout faire oublier en espérant que les Français ont une mémoire de poisson rouge [moins d’une minute, selon les scientifiques – ndlr] »,  renchérit le député LR Olivier Marleix, ancien président de la commission d’enquête sur la politique industrielle de l’État, qui a mis au jour nombre de manœuvres dans ce dossier.

La mémoire de l’affaire Alstom

Les salarié·es de Belfort, et plus largement la population du territoire, n’ont rien oublié pour leur part. Ils et elles connaissent sur le bout des doigts le rôle joué par Emmanuel Macron dans ce qui est appelé ici le scandale Alstom : ses plans secrets, alors qu’il était secrétaire général de l’Élysée, lancés dès septembre 2012 à l’insu du gouvernement pour faire tomber Alstom dans les bras de GE ; son opposition en 2014 aux tentatives d’Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, accusé de vouloir faire en France un « Cuba sans le soleil », quand il tentait de contrer le rachat du géant américain ; le démantèlement assumé, dès sa nomination au ministère de l’économie, des maigres protections négociées par son prédécesseur.

Ils n’oublient surtout pas « le saccage industriel », comme le définit Philippe Petitcolin, coordinateur national CFE-CGC à GE, depuis ce rachat. Sept ans au cours desquels les activités industrielles ont été « réorganisées », délocalisées, démantelées. Sept ans pendant lesquels les plans sociaux se sont enchaînés dans tout le groupe, dans toutes les branches. Plus de 5 000 emplois ont ainsi disparu, dont 1 200 rien que dans la branche énergie à Belfort. Sept ans où l’État a fait preuve d’une bienveillance inattendue à l’égard de GE et a décidé de fermer les yeux.

Lors de la reprise des activités d’Alstom, le groupe américain avait pris des engagements fermes auprès des pouvoirs publics, promettant de créer 5 000 emplois en France au cours des trois années suivantes, de faire de Belfort le centre mondial pour les turbines à gaz, de développer les activités énergie du groupe. « Aucun de ces engagements n’a été tenu, rappelle Philippe Petitcolin. Et le gouvernement n’a rien dit. » Même lorsque l’intersyndicale a mis au jour, documents à l’appui, le montage d’évasion fiscale mis en place par GE pour échapper à l’impôt en France, il a détourné le regard.

À entendre le ministre des finances, Bruno Le Maire, tout cela relève du passé. Il faut savoir tourner la page. Et il n’y a aucune volte-face dans la conduite du gouvernement. Seules la situation, la crise énergétique auraient tout changé. « La décision d’Emmanuel Macron de réinvestir massivement dans le nucléaire est une excellente nouvelle. Elle va permettre à la France de faire face à la transition climatique, de garantir son indépendance énergétique et de rester un des leaders mondiaux dans le domaine », a-t-il expliqué au micro de France Inter le 7 février.

Un rachat bricolé dans l’urgence

Le rachat des équipements industriels spécialisés de GE s’inscrit dans le cadre de cette relance annoncée. L’idée de ce rachat sur cette entité où l’État français gardait encore un droit de veto cheminait depuis plus de trois ans. Dès sa sortie de prison des États-Unis, Frédéric Pierucci, ancien cadre dirigeant d’Alstom accusé de corruption par la justice américaine en 2013 et celui par lequel arrive le scandale Alstom, tente de monter un tour de table pour la racheter. Un autre industriel spécialisé dans les services nucléaires, qui préfère garder l’anonymat, était aussi sur les rangs.

Parfaitement informé de ces projets, l’Élysée en a récupéré l’idée au moment où le conglomérat américain, en pleine déconfiture, a décidé de céder toutes ses activités dans l’énergie, notamment pour se recentrer sur l’aéronautique. La proposition élyséenne avait d’autant plus de chances d’être entendue par GE que son dirigeant en France est Hugh Bailey, ancien conseiller technique d’Emmanuel Macron à Bercy. Une solution de reprise a été imaginée et EDF a été désigné par l’Élysée comme le candidat naturel pour reprendre l’activité.

Est-il pertinent d’intégrer de nouvelles activités d’équipements industriels au sein d’un groupe opérateur ? Que deviennent les relations avec le groupe russe Rosatom, concurrent d’EDF , mais principal client de la branche ? Mystère. Le mot nucléaire semble suffire pour justifier tout.

Mais que rachète EDF exactement ? Au moment où Emmanuel Macron fait ses annonces à Belfort, rien n’est encore signé entre EDF et GE. Le conseil d’administration du groupe public s’est juste prononcé le 7 février sur une intention de rachat. Mais, à ce stade, les contours restent encore flous. Acceptant une nouvelle fois de se faire tordre le bras par le pouvoir, la direction de l’électricien a toutefois posé comme condition de n’acheter que les seules activités nucléaires de GE. « On achète une entité qui n’existe pas. Cela entraîne un détourage compliqué, car il y a aussi les turbines pour les centrales au charbon et au gaz », reconnaît un cadre d’EDF.

Depuis des mois, les équipes d’EDF et celles de GE, accompagnées de banquiers d’affaires, tracent donc des projets selon des pointillés, prenant telle portion de l’activité, en rejetant une autre. EDF devrait racheter l’unité qui fabrique les équipements pour les centrales en construction, les services de maintenance et d’entretien pour les centrales déjà en fonctionnement. Le groupe doit aussi récupérer les brevets. Mais des interrogations subsistent notamment sur le sort réservé à l’ingénierie des commandes des systèmes (le cerveau des centrales qui permet de les piloter). Au total, la nouvelle entité devrait employer 3 500 personnes dans le monde (le groupe a des implantations importantes en Grande-Bretagne et en Inde), dont 2 500 en France.

« C’est ignorer ce qu’est notre industrie. Il y a des partages d’expérience, de compétences en permanence dans nos différents métiers. Et que vont devenir les 300 salariés qui travaillent sur les centrales charbon et au gaz ? Qu’advient-il des activités Grid (réseaux), hydro (pour les barrages) et renouvelables, qui sont ne sont pas rachetées mais qui sont pourtant indispensables dans la transition énergétique », interroge Laurent Santoire. À Belfort, tous redoutent le sort que GE projette pour ces activités.

En dépit des annonces, l’opération suscite plus de questions que d’approbation. Beaucoup ont le sentiment d’une opération bricolée à la va-vite pour permettre à Emmanuel Macron de faire ses annonces de campagne. « Emmanuel Macron a mis une telle pression politique dans ce dossier qu’EDF devient l’otage de GE. C’est irresponsable », critique Olivier Marleix.

Une vision sans moyens

Parmi les points les plus critiqués, il y a le coût du rachat. Selon plusieurs sources, EDF rachèterait l’ensemble pour environ 270 millions d’euros, alors qu’au moment du rachat par GE, il était valorisé 558 millions. « Le gouvernement parle d’une bonne affaire. Mais ce n’est pas vrai. Parce que GE va partir avec toute la trésorerie des activités nucléaires », s’indigne Philippe Petitcolin. Cet abandon de trésorerie, ajouté à une reprise partielle de la dette, change notablement l’addition finale : au lieu des 270 millions d’euros annoncés, l’opération s’élève à 1,2 milliard d’euros. Ce qui n’est pas la même chose et laisse entrevoir la plus-value réelle que devrait réaliser GE. En sept ans, le groupe américain est appelé à plus que doubler sa mise de départ, alors que sa conduite a été catastrophique.

Cette disparition de la trésorerie inquiète au plus haut point les salarié·es de GE. Car ce n’est pas de l’argent accumulé, ce sont les avances que paient les clients, comme dans tous les grands contrats d’équipements, au moment de la commande, et qui servent à financer les réalisations par la suite. Comment vont-ils faire pour honorer ces contrats ? EDF est-il en capacité de reconstituer au plus vite leur trésorerie comme cela s’impose ?

À Belfort, les derniers déboires de l’électricien public, obligé par le gouvernement de revendre à perte de l’électricité à ses concurrents au nom de la défense du pouvoir d’achat des ménages, n’ont échappé à personne. Tout le monde a compris que la politique du « en même temps » de l’énergie, prônée par le pouvoir, allait plomber durablement EDF. Comment le groupe public, qui risque de perdre 8 milliards d’euros par décision gouvernementale, qui doit faire des investissements considérables dans son parc actuel, qui doit assumer déjà la construction de trois EPR – un à Flamanville, deux sur le site britannique de Hinkley Point –, va-t-il pouvoir dégager les ressources financières nécessaires pour soutenir une activité qui n’est pas au cœur de son métier ?

« On risque d’être virtuellement dans une situation de déficit permanent et de ne pas changer de logique, en continuant à aligner les plans d’économie, les plans sociaux, redoute Laurent Santoire. Le temps de la politique et de la finance, celui des annonces, cela suffit. Il faut retrouver le temps long de l’industrie. »

« Si l’on veut relancer le nucléaire, il faut reconstruire une vraie filière industrielle », renchérit Philippe Petitcolin, pointant les destructions intervenues au cours de ces dernières décennies. Dans son discours, Emmanuel Macron se veut rassurant. Grâce à lui, toutes les difficultés sont derrière : « En donnant de la visibilité avec des entrées en fonction en 2035, puis un deuxième palier qui ira même au-delà, on se donne une profondeur de champ qui permet de donner du plan de charge, de développer et de planifier le développement, dont on a besoin, et aussi préparer et monter les compétences », a-t-il expliqué.

« Il y a un écart substantiel entre la vision et les moyens », pointe Philippe Petitcolin. 6 EPR et peut-être 8 en plus sont promis, mais rien n’est dit sur les financements, sur les investissements nécessaires, sur la nécessaire reconstruction d’un écosystème avec les partenaires, les sous-traitants qui ont été laminés par GE. Pourtant 80 % des composants d’une turbine sont achetés à l’extérieur. Rien de très concret non plus sur la formation, la montée en qualité, la transmission des compétences et des savoir-faire. « Rien ne s’improvise dans l’industrie », dit Laurent Santoire. « Il faut entre trois et cinq ans pour qu’un salarié sache parfaitement des machines et des équipements pour fabriquer une turbine », rappelle–t-il en guise d’exemple.

Mais à aucun moment le pouvoir n’a cru bon d’entendre ces récits du terrain. Pas une seule fois, les conseillers, le groupe EDF, les banquiers n’ont souhaité rencontrer les délégué·es du personnel de GE ou des salarié·es pour les écouter, entendre leurs expériences. Comme au temps de la vente de GE, comme sur tous les dossiers industriels sur lesquels l’Élysée entend avoir la haute main, tout se discute et s’arbitre en petit comité. Rien qu’en cela Emmanuel Macron montre qu’il n’a tiré aucune leçon de ses erreurs sur Alstom et illustre sa profonde incompréhension de l’industrie.

publiéle 12 février 2022

« Le chômage ? Prends ma place, passe une journée avec, couche-toi avec... »

Cécile Hautefeuille sur www.mediapart.fr

La Maison des chômeurs et des citoyens solidaires à Montpellier accompagne et soutient des personnes en recherche d’emploi ou enfermées dans le travail précaire. Mediapart est allé écouter leurs récits, trop souvent confisqués par les clichés sur le chômage.

Montpellier (Hérault).– Assis·es en cercle dans la salle informatique du premier étage, Adil, Anna*, Claude et Corinne sont des habitué·es de la Maison des chômeurs et des citoyens solidaires. Le lieu, à deux pas de la gare Saint-Roch de Montpellier, est ouvert chaque jour. Il est géré par l’association Creer-Mncp.

« Ici, le chômage est prédominant, on vit avec. Mais cette maison est un lieu sécurisant », souligne Jean-Marc Talamoni, le président de la structure, venu s’assoir avec le groupe. À ses côtés, Claude, salariée de l’association, Corinne, bénévole, et Adil et Anna qui viennent ici chercher soutien et accompagnement.

Ces quatre personnes ont un point commun : une vie professionnelle jalonnée d’emplois précaires. Contrats courts, contrats aidés, temps partiels subis. Des boulots souvent peu épanouissants et entrecoupés de longues périodes de chômage.

« Je n’ai eu qu’un seul CDI dans ma vie, il a duré un an », confie d’emblée Anna*, 56 ans. À ces mots, Jean-Marc Talamoni tressaute. Les yeux rivés au sol, il hoche la tête puis soupire : « Ça me dépasse complètement... »

Anna était libraire et a quitté son emploi, à la fin des années 1980, pour suivre son conjoint. Elle l’a épousé puis élevé leurs enfants. « Six ans d’interruption de carrière », précise la quinquagénaire, en serrant contre elle une feuille parsemée d’annotations.

Après cela, elle n’a jamais retrouvé d’emploi durable et a multiplié les contrats aidés. Elle en énumère les sigles, qui changeaient au gré des politiques publiques d’emploi. « Il y a eu des CES, des CUI, des CAE… Jai aussi été documentaliste contractuelle dans l’Éducation nationale. Aujourd’hui, j’anime des ateliers d’écriture dans des maisons de retraite ou des bibliothèques. Quelques heures ci et là. C’est tout le temps des morceaux d’emploi », déplore-t-elle, parlant tout doucement et pesant chaque mot.

« Les emplois précaires, c’est peut-être pire que le chômage ! », tonne Corinne, assise juste à côté. « C’est épuisant, tu t’accroches, t’as tout le temps peur que ton contrat s’arrête. C’est encore plus flippant que le chômage ! », lance encore cette femme de 62 ans, qui s’exprime avec aplomb.

Des boulots, Corinne en a « connu plein ». Fouillant dans sa mémoire, elle cite : « Grande surface, cafétéria, hôpital, milieu associatif... J’ai été hôtesse d’accueil, caissière, j’ai fait du recensement... » Aujourd’hui, elle s’occupe, bénévolement, de la commission culture de l’association.

Toujours la galère, toujours à découvert

Sans emploi depuis cinq ans, Corinne perçoit 507 euros mensuels d’allocation de solidarité spécifique (ASS) et avoue « sans se cacher » avoir cessé de chercher du travail. « Je l’ai fait sérieusement pendant deux ans mais tout ce que je voyais, c’étaient des emplois précaires, ennuyeux ou pénibles. »

Adil renchérit : « Et c’est toujours des temps partiels ! » Âgé de 46 ans, père d’une petite fille de deux mois, il est en contrat d’insertion depuis un an et demi. « À chaque fois que j’ai trouvé du travail, c’était grâce à la Maison des chômeurs. Ils m’ont toujours aidé », glisse-t-il en balayant les lieux du regard.

Adil est employé, 25 heures par semaine, dans une société de nettoyage. Il enchaîne les prestations dès l’aube et en discontinu, le reste de la journée. Il gagne à peine 1 000 euros, en comptant la prime d’activité. « C’est toujours la galère. Toujours le découvert... Le 12 ou le 15 du mois, ça y est, ça commence. Même pour acheter un parfum, tu fais un crédit ! », rigole-t-il, en se levant. Nous sommes au milieu de l’après-midi et Adil doit repartir travailler. Il est debout depuis 5 heures du matin.

Quand tu es une femme, que tu as élevé tes enfants, dès la quarantaine, on te regarde de haut.

Restée en retrait, Claude se rapproche et prend la parole. Elle a 59 ans et est en contrat aidé, 24 heures par semaine, au sein de l’association Creer-Mncp. C’est un contrat précaire mais il lui a permis de sortir d’une situation encore plus pénible. Quatre ans de chômage, avec 500 euros d’allocation. « C’est mon fils qui m’aidait, parce qu’une fois que j’avais tout payé, je n’avais plus rien. J’avais vraiment des idées noires à l’époque », finit-elle par lâcher.

Durant ces années d’inactivité, Claude raconte n’avoir « jamais rien trouvé ». Elle a fait une formation de secrétaire médicale, en vain. « Quand on nous parle de travailler jusqu’à 67 ans, ça me fait hurler ! Quand tu es une femme, que tu as élevé tes enfants, dès la quarantaine, on te regarde de haut. Les petits managers de 25 ans, avec leur mépris plein la bouche, ils regardent ton CV et te demandentmais vous avez fait quoi toutes ces années ?” »

Corinne et Anna acquiescent. Elles parlent de « mépris social » de leur genre et leur âge. « On invisibilise les femmes », regrette Anna qui n’a pas droit au RSA car son mari, infirmier, gagne suffisamment bien sa vie, selon les critères d’attribution. Elle se sent tout aussi invisible dans sa recherche d’emploi qu’elle résume en ces termes : « Ça fait dix ans qu’on ne me répond pas. »

Le quinquennat Macron : « un désastre social »

Selon Anna, le chômage « devrait être l’affaire de toute la société » mais c’est un sujet qui, au mieux, « gêne et embarrasse » et, au pire, suscite des propos « stigmatisants ». Toutes les trois sont exaspérées, et blessées par les discours caricaturaux sur les chômeuses et chômeurs, souvent taxé·es d'être des fainéant·es ou des assisté·es.

Les responsables, à leurs yeux, sont les politiques. « La société adhère à leur discours. Les chômeurs sont devenus une cible », soutient Claude. Qu’aurait-elle envie de leur répondre ? « Prends ma place. Lève-toi avec, couche-toi avec et passe la journée avec ! », réplique-t-elle aussitôt.

Selon Claude, le quinquennat d’Emmanuel Macron aura été « un désastre sur le plan social ». Elle cite la réforme de l’assurance-chômage, la baisse des APL et la suppression des cotisations chômage . Elle a bien compris l’enjeu : c’est la fin du système assurantiel. « Je ne peux plus dire que j’ai des droits car j’ai cotisé. J’ai l’impression d’être à la merci du gouvernement. »

Imaginer le président « rempiler pour cinq ans » serait « cauchemardesque », soutiennent en chœur les trois femmes. La campagne présidentielle ne semble pas les passionner. « Immigration et insécurité, c’est tout ce qu’on entend. On ne parle pas de chômage et de précarité. Ou alors, c’est pour se faire insulter par Macron et Pécresse ! », peste Claude.

« On est devant une bataille d’égos », poursuit Corinne. À ses yeux, seuls deux candidats se dégagent, sur le fond. « Roussel et Mélenchon. Ils ont le programme social le plus élaboré. Ils sont peut-être les plus capables de fonctionner avec nous. »

La classe moyenne nous étouffe. Elle s’est accommodée des injustices.

Sans atermoiement, toutes assurent qu’elles iront voter au premier tour. Et toujours sans la moindre hésitation, toutes répondent... qu’elles s’abstiendront au second. « Je ne referai pas ce que j’ai fait la dernière fois », lance Claude, avec un air de dégoût. Pour elle, Éric Zemmour et Marine Le Pen sont des « pestiférés » mais elle refusera de se déplacer en cas de duel entre l’extrême droite et le président sortant. « Ils vont nous ressortir le pacte républicain », anticipe Corinne. « Sans moi », balaie-t-elle sèchement.

Quant à Anna, elle aimerait davantage entendre la voix « des précaires et des ouvriers » dans cette campagne. « La classe moyenne nous étouffe. Elle s’est accommodée des injustices. Maintenant, les gens plutôt à gauche sont des petits bourgeois », juge-t-elle.

Plus que tout, Anna souhaite un monde du travail différent. Un changement de logiciel, loin de cet univers « numérisé et déshumanisé ». « Ce qu’on demande, ajoute-t-elle, c’est de l’emploi adapté à nos parcours et nos vies familiales. Quand j’entends les patrons de la restauration ou du bâtiment se plaindre de ne pas pouvoir recruter, j’ai envie de leur direfaites des efforts, rendez ces emplois désirables”. »

Avant de clore la discussion, Anna retient, pour encore un instant, les personnes présentes. Elle souhaite partager une citation d’Albert Camus, qu’elle lit à voix haute. « N’est-ce pas alors le véritable effort d’une nation de faire que le plus possible de ses citoyens aient le riche sentiment de faire leur vrai métier et d’être utiles à la place où ils sont ? »

publié le 11 février 2022

Le RAID à Calais : une disproportion à la hauteur de notre inaction

Nejma Brahim sur www.mediapart.fr

Ce vendredi 11 février au matin, un immeuble occupé depuis une semaine par un collectif d’aide aux exilés à Calais a été évacué par les autorités, qui n’ont pas lésiné sur les moyens pour les déloger, faisant appel à un hélicoptère et aux équipes du RAID. Des moyens totalement disproportionnés qui en disent long sur le niveau de défaillance de l’État face à l’accueil des migrants

Un hélicoptère de la gendarmerie nationale qui dépose des hommes du RAID sur le toit d’un immeuble et un secteur bouclé par les forces de l’ordre : ce pourrait être le scénario d’un film d’action ou les moyens mis en place pour le démantèlement d’une filière terroriste. Que nenni. Les forces de l’ordre ont simplement joué les gros bras, ce vendredi au petit matin, devant un groupe d’une vingtaine de militant·es et d’exilé·es, qui occupaient un immeuble inhabité, voué à la démolition, rue d’Ajaccio, à Calais. Leur objectif était de réclamer le respect des droits fondamentaux des plus démuni·es – les migrant·es et les sans-abri –, à commencer par la « réquisition immédiate de tous les bâtiments vides » et « l’arrêt des expulsions de campements de migrants ».

Force est de constater qu’ils n’ont pas été entendus. Le tribunal de Boulogne-sur-Mer avait donné son autorisation la veille, selon le quotidien régional La Voix du Nord, sans que l’avocate de l’un des occupants des lieux n’en soit informée. « Le jeudi 10 février, aux alentours de 15 heures, il m’a été répondu [du tribunal] : “Ne vous inquiétez pas, il n’y a ni demande d’expulsion déposée, ni ordonnance d’expulsion prise à ce jour.” Aujourd’hui, j’ai appris qu’une ordonnance rendue sur requête, déposée mardi 9 février, ordonnait l’expulsion sans respect du principe du contradictoire, malgré mes mails et mes nombreux appels », affirme celle qui avait par ailleurs saisi le tribunal administratif de Lille d’un référé-liberté, et qui exprime aujourd’hui son « désarroi face à un violent déni de justice ».

Qu’importe, la très spectaculaire évacuation a bien eu lieu. Après l’arrivée des hommes du RAID, les occupant·es de l’immeuble squatté ont été contraint·es de sortir mais ont été partiellement protégé·es par leurs soutiens, massé·es à l’extérieur de la tour du quartier Fort Nieulay pour tenter d’empêcher des arrestations. Au milieu des cris et du gaz lacrymogène, les militant·es se sont dispersé·es. Seule une personne aurait été interpellée pour une vérification d’identité, puis libérée. On peut entendre, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux par le collectif Calais Logement pour toustes, mais aussi dans une vidéo postée par La Voix du Nord, les bruits des explosifs pour ouvrir les portes. Des moyens totalement démesurés, se voulant sans doute « impressionnants », dans la droite ligne de « fermeté » déjà affichée par l’État s’agissant des migrations.

Cela près de trois mois seulement après le naufrage du 24 novembre au large de Calais, qui a coûté la vie à 27 personnes, et à l’occasion duquel ni le président de la République ni le ministre de l’intérieur n’ont remis en cause leur politique d’accueil, ou plutôt de « non-accueil », pour les exilé·es déjà présent·es sur le sol français, confronté·es à la rue et au froid, à la faim parfois, lorsque les interdictions de distribution alimentaire pleuvent, et au harcèlement des forces de l’ordre chargées d’évacuer les lieux de vie des migrant·es toutes les 48 heures, au nom de la doctrine de la préfecture née du démantèlement de la jungle de Calais, qui impose « zéro point de fixation ». Autrement dit, dans les mots des autorités, zéro campement, zéro conditions de vie indignes, zéro personne dehors.

L’ambition serait louable si elle n’était pas bourrée d’hypocrisie, et si elle était accompagnée de la création de solutions d’hébergement pour les personnes exilées présentes sur ce territoire. Empêcher l’installation durable de tout campement dans l’objectif affiché de ne laisser personne à la rue est une chose, ne pas permettre à ces mêmes personnes, dans le même temps, d’avoir un abri en plein hiver, avec des températures souvent négatives, en est une autre. « La première bataille, c’est de loger tout le monde dignement. Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois, ou perdus. C’est une question de dignité, c’est une question d’humanité et d’efficacité », avait martelé Emmanuel Macron à propos des migrant·es, des demandeurs et demandeuses d’asile en juillet 2017.

À Calais, Grande-Synthe, Paris et ailleurs, les nombreuses tentes servant de toit aux personnes sans abri signent l’aveu d’échec du gouvernement à définir les contours d’une véritable politique d’accueil. Une inaction politique grandissante qui nous déshonore. Au nom de quoi décide-t-on, au plus haut sommet de l’État, de l’abandon d’une frange de la société, sous prétexte que celle-ci est étrangère et/ou en exil ? S’agit-il de dissuader les suivants de venir, en répondant naïvement à la théorie d’extrême droite dite de « l’appel d’air », laissant sous-entendre que si l’on accueille bien, cela en attirerait d’autres ? Tout se passe comme si, en France, l’extrême droite devait sans cesse être rassurée, confortée dans ses ignominies.

Que peut-on répondre à celles et ceux qui nous demandent « pourquoi ? » lorsque leur tente a été lacérée, à celles et ceux qui ont vu leurs effets personnels disparaître du jour au lendemain après l’évacuation d’un campement, à celles et ceux qui accusent les forces de l’ordre de les violenter, de briser volontairement l’écran de leur téléphone ou d’uriner sur leur tente ? Il est sûr que les moyens humains et financiers déployés à tous les niveaux à la frontière franco-britannique pourraient être utilisés plus intelligemment.

Pendant ce temps, la société civile, bien qu’épuisée, reste mobilisée aux côtés des exilé·es, avec les moyens du bord. Jour après jour, les citoyen·nes et les associations ratissent Calais pour informer, accueillir et nourrir les migrant·es, bravant les interdits : elles et ils doivent lutter, au quotidien, pour distribuer de simples repas et de l’eau aux personnes exilées dans le Calaisis, au risque d’être verbalisé·es, comme le racontait tout récemment Noke, une bénévole de l’association Calais Food Collective, au micro de Guillaume Meurice, et comme nous le racontions ici, au moment où un nouvel arrêté visant à interdire « toute distribution gratuite de boissons et denrées alimentaires » aux organisations non mandatées par l’État dans le centre-ville de Calais était tombé, en septembre 2020. D’autres lui ont succédé.

En octobre et novembre 2021, la grève de la faim entamée par le père Philippe, 75 ans, et deux citoyen·nes solidaires des exilé·es, Anaïs Vogel, 35 ans, et Ludovic Holbein, 38 ans, pour obtenir une pause dans les « violations des droits humains et fondamentaux », n’a pas permis une prise de conscience chez nos dirigeant·es politiques, qui s’étaient contenté·es d’envoyer un médiateur missionné par le ministère de l’intérieur, Didier Leschi (par ailleurs directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration), sans accepter de les recevoir. Le « SAS » devant permettre d’héberger les migrant·es avant leur transfert en centre d’accueil et d’examen des situations administratives (CAES), promis par le médiateur, n’aura pas tenu deux semaines avant de fermer.

Trop occupé à conter son déplacement dans la Vienne à la rencontre des policiers et gendarmes, Gérald Darmanin n’a pas encore réagi à cet énième affront fait aux exilé·es et à leurs droits fondamentaux et au déploiement de moyens disproportionnés pour déloger les membres du collectif Calais Logement pour toustes, qui occupe par ailleurs un autre bâtiment de la ville, rue Frédéric-Sauvage. Il n’a pas manqué en revanche de saluer la décision de Natacha Bouchart, maire Les Républicains de Calais, d’apporter la veille son soutien à Emmanuel Macron à l’approche de l’élection présidentielle. Le signe d’une convergence sur cette approche indigne et inhumaine de la migration en France.


 


 

 

 

L’État dépense un demi-milliard d’euros d’argent public par an pour harceler quelques milliers d’exilés

par Maïa Courtois et Simon Mauvieux sur https://basta.media

Déploiement incessant de forces de l’ordre supplémentaires aux frontières pour traquer les exilés ; inflation de barbelés, caméras, murs ou drones… basta! a enquêté sur le coût d’une politique répressive aberrante.

« Comment se fait-il que l’urgence actuelle, le dénuement de ces migrants en mal de traversée de la Manche, ne trouve pas dans ces millions d’euros quelques-uns qu’on appellerait les euros de la dignité ? » écrit le député Sébastien Nadot (Libertés et Territoires) en introduction du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les migrations, paru en novembre 2021.

Pour la première fois, les députés membres de cette commission d’enquête, dont la rapporteure Sonia Krimi est issue de la majorité, ont eu accès à des données suffisantes pour évaluer le coût de la stratégie de l’Intérieur pour contrôler la frontière franco-britannique. 337 agents des forces de l’ordre « mobiles » – CRS et escadrons de gendarmes – se sont succédé en 2020 le long du littoral nord de la France pour assurer cette mission. Ce sont ces unités qui s’occupent d’évacuer les camps à Calais ou de confisquer les biens des exilés Ce déploiement a coûté au moins 86 millions d’euros à l’État, rien que pour une année [1].

Ces forces mobiles s’ajoutent aux effectifs de forces territoriales implantées en permanence, dont ceux de la police aux frontières (PAF) [2]. S’agissant des effectifs déployés en 2021 et pour l’année à venir, la préfecture du Pas-de-Calais fait vœu de silence : « Nous ne communiquons pas sur le dispositif opérationnel en œuvre à Calais ».

Coût de la « bunkérisation » de la frontière franco-britannique : 425 millions d’euros depuis 2017

L’année 2021 a aussi été l’occasion pour le ministère de l’Intérieur de passer commande pour du matériel spécifique, lui aussi coûteux. « Plus de 100 véhicules mobiles » ont été achetés par l’Intérieur, dont « des quads, 4×4, bateaux de type Zodiac, véhicules dotés de moyens de surveillance et de détection perfectionnés », annonce le ministère en novembre 2021. Une partie de ces véhicules a été livrée fin 2021, tandis que d’autres le seront courant 2022. À cela s’ajoute « des caméras thermiques, 300 lampes » ou encore « 160 projecteurs d’éclairage tactique » et « des moyens d’interceptions et de communication ». Coût total de ces équipements récemment commandés : 11 millions d’euros. La commande a été passée « dans le cadre de notre accord de coopération avec le Royaume-Uni », précise le ministère de l’Intérieur.

Des kilomètres de grilles entourent l’ancienne « jungle », un vaste campement d’exilés, démantelée en 2016. De 2012 à 2017, près de 300 millions d’euros sont dépensés afin de rendre étanche le littoral du Nord et du Pas-de-Calais, à proximité des ports et zones ferroviaires. Depuis 2017, ce sont à nouveau 425 millions d’euros qui ont été déboursés.

Avant même cette commande et le déploiement d’unités mobiles supplémentaires, la « bunkérisation » de la frontière franco-britannique représente pour l’État français 425 millions d’euros de dépenses depuis 2017 : dispositifs de vidéosurveillance, contrats de sécurité privée dans les ports, mur anti-intrusion, drones, centres de contrôle… Ce calcul, non-exhaustif, émane du rapport d’enquête sur « 30 ans de politique de dissuasion », coordonné par le chercheur Pierre Bonnevalle pour la Plateforme des soutiens aux migrants et migrantes (PSM), et paru le 4 février.

Des multinationales comme Thales, ou Vinci, sont les premières à bénéficier de ce marché sécuritaire. L’utilisation d’un drone Watchkeeper, conçu par Thales, pour surveiller le Channel coûte ainsi la bagatelle de 15 millions d’euros. Pour l’installation d’un scanner détectant la présence de personnes dans l’ultime gare avant d’entrer dans le tunnel sous la Manche, Eurotunnel a déboursé plus de 6 millions d’euros... Le rapport dresse dans le détail l’ensemble de ces dépenses. 425 millions d’euros, cela équivaut à la construction d’un hôpital, de 11 lycées ou de 17 collèges modernes [3].

85 % des dépenses pour la répression, 15 % pour l’accueil

En comparaison, les dépenses de l’État concernant le dispositif humanitaire – hébergement, aide alimentaire, accès à l’eau… – dans les départements du Pas-de-Calais et du Nord s’élèvent à 25,5 millions d’euros en 2020, selon la DGEF. « Le premier déséquilibre concerne la nature des dépenses : 85 % des dépenses exécutées financent la sécurisation des territoires et 15 % sont dédiées à la prise en charge sanitaire, sociale ou humanitaire des populations migrantes », résument les auteurs du rapport parlementaire. L’enveloppe dédiée à l’aide humanitaire a même légèrement diminué en 2021, malgré l’urgence constante sur le terrain. L’État a investi 22 millions d’euros, selon les chiffres communiqués par la préfecture du Pas-de-Calais.

Bunkérisation

Grillages et barbelés, murs anti-intrusion, vidéosurveillance, drones, caméras thermiques, centres de contrôle, gardiennages privés... Un rapport dénonce la « bunkérisation » du littoral nord et détaille avec précision l’ensemble des dépenses depuis 1998.

La multiplication des traversées en bateaux de fortune de la Manche - conséquence des contrôles accrus du réseau routier - n’a « pas donné lieu à l’affectation de moyens nouveaux » en 2020, indique la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord aux députés. Les sauvetages en mer se font donc à budget constant. Contactée pour savoir si un supplément avait été débloqué en 2021 ou le sera en 2022, la préfecture maritime n’a pas donné suite.

Il n’y a pas qu’à Calais où des forces supplémentaires sont déployées. Le long de la frontière franco-italienne, l’accumulation de moyens humains et technologiques est également frappante. Depuis 2015 et le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures à la suite des attentats à Paris, l’État a engagé une véritable militarisation de la frontière, au motif initial de lutte contre le terrorisme. Trois points de passage sont particulièrement surveillés : celui de Montgenèvre, dans les Hautes-Alpes, de Menton et de la vallée de la Roya dans les Alpes-Maritimes. Les forces mobiles patrouillent à pied ou en motoneige pour attraper ceux qui passent la frontière, avant de les livrer aux autorités italiennes.

À Montgenèvre, après l’attentat de Nice en 2020, 30 gendarmes se sont greffés aux 55 déjà présents sur place. Dix policiers et vingt militaires de l’opération Sentinelles ont également été déployés. Deux ans plus tard, la frontière continue de se militariser. Deux escadrons de gendarmerie mobile sont désormais postés en permanence à Montgenèvre, soit 140 gendarmes, ainsi que 30 militaires de l’opération Sentinelles et désormais 10 policiers supplémentaires de la PAF, en plus de 50 déjà présents. Dans les Alpes-Maritime, vers Menton et La Roya, ce sont trois compagnies de CRS et trois escadrons de gendarmerie mobiles qui patrouillent à la frontière, dans les gares et sur les routes, à la recherche de personnes exilées.

Basta! a sollicité le ministère de l’Intérieur pour connaître les dépenses consacrées à ces missions, qui n’a pas répondu à nos demandes d’entretien. En reprenant le calcul du coût des effectifs des forces mobiles à Calais établi par la commission d’enquête parlementaire, le coût annuel du déploiement des forces mobiles à la frontière franco-italienne avoisinerait les 188 millions d’euros (voir notre encadré pour la méthodologie retenue pour ces calculs). Du côté des Pyrénées, où quatre unités mobiles sont mobilisées, ce coût peut être estimé à 102 millions d’euros.

« Tout le monde dit que la mission de contrôle de la frontière ne sert à rien »

En additionnant ces estimations, le surcoût pour les dépenses publiques avoisinent donc les 376 millions d’euros par an (86 millions pour le littoral nord, 188 millions pour les Alpes, 102 millions pour les Pyrénées). C’est l’équivalent de l’embauche de 7000 postes d’enseignants ou d’aide-soignants [4]. Si on y ajoute les dépenses annuelles moyennes de « bunkérisation » du littoral nord, on approche le demi-milliard d’euros !

Repère :

Comment a-t-on calculé le coût des déploiements des forces de l’ordre ?

Pour estimer le coût des déploiements de forces de l’ordre supplémentaires aux frontières, nous nous sommes basés sur les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur aux auteurs du rapport d’enquête parlementaire sur les migrations.

Le déploiement de 337 agents des forces de l’ordre « mobiles » – CRS et escadrons de gendarmes – en 2020 le long du littoral nord de la France a coûté 86 millions d’euros. Le ministère n’a pas précisé ce qu’incluait ou non ce chiffre, mais cela induit des dépenses spécifiques (hébergement sur place, logistique, primes…).

 337 agents = 86 millions d’euros.

À la frontière franco-italienne, nous avons comptabilisé 2 escadrons de garde mobile (EGM) à Briançon (là le chiffre est précis : 140 agents), 3 EGM et 3 CRS dans les Alpes-Maritimes. Pour les unités, en absence d’effectifs précis, nous avons retenu un effectif moyen de 100 agents par unité (110 en théorie pour les EGM, 130 pour les CRS, mais ces effectifs incluent les agents dédiés à la logistique et pas forcément sur le terrain).

 740 agents (140 + 600) = 188 millions d’euros.

Dans les Pyrénées, Emmanuel Macron a annoncé en octobre 2021 le déploiement d’au moins « quatre unités mobiles ».

 400 agents = 102 millions d’euros.

Soit un total de 376 millions d’euros.

Et ce montant n’englobe pas l’ensemble des missions de contrôle aux frontières (moyens affectés à la PAF ou aux gendarmeries locales, militaires de l’opération Sentinelle) ; ni toutes les dépenses liées à l’acquisition de matériel de surveillance. Ni celles dédiées au fonctionnement des centres de rétention ou des maintiens en « zones d’attente »... En 2020, en plus de ces déploiements supplémentaires, l’État a consacré 1,36 milliard à la lutte contre l’immigration, selon les données inclues dans chaque projet de loi de finances annuel, que Pierre Bonneval a compilé. En une décennie, l’enveloppe budgétaire a quasiment doublé !

Avec cette débauche de moyens, l’État entend bien montrer qu’il gère ses frontières « fermement mais humainement », dans un « en même temps » très macronien. Depuis 2015, les effets d’annonce se succèdent. Doublement d’effectifs en 2020, déploiement de Sentinelles, renforcement des contrôles, lutte contre le terrorisme ; des éléments de langages qui contribuent à criminaliser l’asile, et à pointer l’immigration comme un problème de sécurité nationale. Mais pour quels résultats ?

Si la parole des forces de l’ordre est contrôlée par leur hiérarchie, quelques échos s’échappent du très opaque poste-frontière de Montgenèvre. Début 2021, lors d’une visite parlementaire, un agent de police affirmait que « 100 % » des exilés refoulés en Italie « finissent par passer » la frontière vers la France, d’après un enregistrement que nous avons obtenu. Un point de vue confirmé par Elsa Tyzsler, chercheuse au CNRS, qui a passé plusieurs mois sur place, pour travailler sur les violences de genre subies par les exilés. Dans le cadre de sa recherche, elle a rencontré plusieurs policiers et gendarmes, qui ont témoigné d’un sentiment d’inutilité. « À Briançon, tout le monde dit que la mission de contrôle de la frontière ne sert à rien, parce que 100 % des gens passent », rapporte-t-elle. « Ce dispositif permet aujourd’hui une gestion maîtrisée des flux », nous soutient pourtant la préfecture.

Une politique « coûteuse, vaine et inefficace »

À Briançon, comme à Calais, le déploiement toujours plus massif de forces de l’ordre apparaît comme un cache misère de l’échec des politiques d’accueil. En novembre 2021, face à la suroccupation de l’unique centre d’hébergement de Briançon, Terrasses Solidaires, géré et financé par des associations, la préfète Martine Clavel a balayé l’idée d’ouvrir un centre financé par l’État. « Mon objectif premier reste la fermeture de la frontière », a-t-elle insisté, faisant fi du droit international garantissant à quiconque la possibilité de demander l’asile à n’importe quelle frontière. Deux mois plus tôt, elle avait déclaré par voie de communiqué que ce refuge était « bien identifié par les réseaux de passeurs » : comprendre, qu’il était responsable de l’arrivée des exilés dans la région. On retrouve ici la théorie de l’appel d’air, maintes fois démentie, derrière laquelle se cache l’État lorsqu’il est question d’accueil des exilés.

« La frontière, on la regarde de Paris : c’est symbolique. Elle représente une marge d’où vient l’ennemi, le danger ; et quand on est tout proche, on voit des personnes, qui traversent… Symboliquement, il faut montrer que l’on fait quelque chose », analyse Cristina Del Biaggio, maîtresse de conférences à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de Grenoble et spécialiste des politiques d’asile. Lors de la présentation du rapport parlementaire, la Défenseure des droits, Claire Hédon, avait qualifié la politique de déploiement des forces de l’ordre au littoral nord de « coûteuse, vaine et inefficace ». « Il faut aussi avoir conscience d’un chiffre : les trois quarts des personnes qui arrivent à traverser La Manche sont éligibles au droit d’asile au Royaume-Uni », confie également la Défenseure des droits à basta!. Cela laisse perplexe quant à l’utilité de ces centaines de millions d’euros dépensés.

Inefficace, inutile, mais surtout dangereuse. La mort de 27 personnes dans la Manche en octobre dernier a mis à nu l’échec de la politique migratoire française. Les drames quotidiens s’enchaînent. Le 14 janvier, un homme est mort en tentant la traversée vers l’Angleterre. Le 15, puis le 25, deux exilés sont morts percutés sur la rocade de Calais. Pendant ce temps, les expulsions de campements se poursuivent, inflexiblement, tous les deux jours. « Les hiérarchies sont parfaitement au courant » du manque d’efficacité et des dangers engendrés, estime Elsa Tyzsler, « mais il s’agit de "performer" la souveraineté, la défense de la frontière ».

[1] Ces chiffres ont été communiqués aux députés par la Direction générale des étrangers en France (DGEF).

[2] Le coût total de ces effectifs permanents plus celui des unités déployées spécialement atteint 178 millions d’euros.

[3] Sur la base du coût de construction du CHU de Caen, d’un lycée de 1000 places à Carquefou, d’un collège « haute qualité environnementale » de 200 places.

[4] Équivalence estimée sur la base du coût moyen d’un salarié, de 53 000 euros selon l’Insee.

 publié le 11 février 2022

Entretien. Jean-Marie Harribey : « Le “monde d’avant”, la cause des désastres »

Jérôme Skalski sur www.humanite.fr

Économie - Dans son dernier ouvrage, En finir avec le capitalovirus, le chercheur interroge de manière critique la crise que nous traversons, et travaille à une « alternative possible ».

Maître de conférences honoraire en économie, coprésident d’Attac de 2006 à 2009, membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic, Jean-Marie Harribey est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont la Richesse, la valeur et l’inestimable (Les liens qui ­libèrent, 2013) et les Feuilles mortes du capitalisme (Le Bord de l’eau, 2014). Son dernier ouvrage, En finir avec le capitalisme (1), fait suite aux réflexions engagées dans le Trou noir du capitalisme. « Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le ­travail, instituer les communs et socialiser la monnaie. » Il est sous-titré : « L’alternative est possible. »

Dans votre ouvrage, vous analysez la crise du Covid comme un révélateur de l’« absurdité » du capitalisme. En quoi le capitalisme actuel peut-il être qualifié de cette manière ?

J’ai donné à ce livre le titre En finir avec le capitalovirus, avec un sous-titre « L’alternative est possible », pour signifier deux choses. Fondamentalement, le capitalisme broie simultanément la force de travail et la nature pour assouvir sa soif de profit. Tout doit devenir marchandise, même au risque de compromettre les conditions de la vie sur la planète Terre, tant celles des humains que celles de tous les vivants, ainsi que les équilibres écologiques. Au-delà même de la brutalité et de la vénalité de l’exploitation, c’est le comble de l’absurde. Et s’il fallait encore une preuve supplémentaire de l’inhumanité du capitalisme, on la trouverait dans la violence du traitement infligé aux personnes âgées dans les Ehpad possédés par la multinationale Orpea. Marchandiser tout le vivant va jusqu’à développer un marché de la mort.

Pourquoi faites-vous de cette crise l’expression d’une tendance structurelle du capitalisme contemporain et non pas l’effet d’un facteur externe ?

La crise déclenchée par le Covid doit être reliée à la dynamique de l’accumulation du capital, qui se nourrit d’une croissance économique sans fin, et aux transformations des cinquante dernières années néolibérales. La déforestation, l’agriculture intensive, l’urbanisation toujours plus étendue ont contribué à effacer peu à peu les frontières séparant les habitats de la faune sauvage et ceux des humains. La survenue des zoonoses en est grandement facilitée. La libre circulation des marchandises dans le monde a fait le reste pour, en quelques semaines, produire une pandémie. Dès lors, on ne peut croire à un accident de parcours, il convient au contraire de mettre ce choc en relation avec l’évolution du système capitaliste mondialisé. Or, celui-ci est frappé depuis plus de deux décennies par une forte diminution de la progression de la productivité du travail dans tous les pays, errodant ainsi les potentialités de rentabilité du ­capital – qui ne peut être rétablie que par une restriction des salaires et des droits sociaux et par une fuite en avant financière. Dit dans les termes de Marx, nous avons affaire, en ce début du XXIe siècle, à une conjonction de contradictions sociales et écologiques sur lesquelles est venue se greffer la récession due à la pandémie.

Pour en caractériser l’alternative, vous en appelez à une « grande transformation », selon l’expression de Karl Polanyi, mais « nouvelle ». Quels domaines de la vie sociale vise-t-elle ?

Je mobilise Marx pour comprendre la situation et penser la possibilité du socialisme et du communisme. Mais il faut ouvrir le chemin pour y parvenir, et c’est là que peut nous aider Polanyi, qui avait eu l’intuition de la mort de la société si le travail, la terre et la monnaie étaient transformés en marchandises. J’examine donc une inversion de ce sombre destin. Après des années de dégradation de la condition au travail, le monde, hébété, a découvert que le travail était essentiel, et que le travail le plus essentiel était celui qui était le plus méprisé et dévalorisé ! Mieux encore, le travail accompli dans les services publics non marchands (notamment à l’hôpital, à l’école) est hautement utile et productif, alors que le mantra libéral est de réduire ces services ou de les privatiser. La réhabilitation du travail passe alors par un partage des revenus en sa faveur et par l’instauration de droits non seulement d’ordre social, mais aussi de droit au contrôle des décisions dans les entreprises. La perte de la biodiversité, les pollutions multiples et le réchauffement du climat nous obligent à ériger l’eau, l’air, le climat, les ressources naturelles et aussi les connaissances en biens communs, à les gérer démocratiquement et à en permettre l’accès à tous. La pandémie nous fournit un exemple : les vaccins ne doivent pas devenir des marchandises  – tel est l’enjeu de la levée des brevets détenus par les firmes multinationales. Il s’ensuit que l’on ne peut mettre fin à l’exploitation conjointe du travail et de la nature qu’en concevant une réponse simultanée à la question sociale et à la question écologique, et cela dans nos pays développés et a fortiori dans tous les autres.

Vous abordez en particulier la question de la monnaie et de la dette. Pourquoi et comment sortir de leur subordination capitaliste ?

Ce sont les leçons de la crise financière de 2007 et de la pandémie. Les grandes banques centrales (Réserve fédérale américaine, Banque centrale européenne (BCE), Banque d’Angleterre, Banque du Japon) ont été obligées de réduire leurs taux d’intérêt et de racheter des masses considérables de titres de dette, permettant ainsi aux États de se financer à moindre coût sur les marchés financiers, puisque la crise pandémique imposait aux États de sortir momentanément de leurs dogmes austéritaires. Plusieurs débats ont donc été ouverts, à rebours de l’orthodoxie dominante. Puisque le bilan de la BCE grossissait à vue d’œil (il a été multiplié par huit en dix ans), la question s’est posée d’annuler les dettes publiques qu’elle détenait, non pas pour obtenir de nouvelles ressources, mais pour enfoncer un coin dans l’orthodoxie monétaire, notamment contre l’interdiction faite à la BCE de prêter directement aux États. À l’heure où, en France, plus de 100 milliards d’euros d’investissements par an pendant plusieurs décennies seront nécessaires pour investir en faveur de la transition écologique (entre 400 et 500 milliards à l’échelle de l’Union européenne), il n’est pas concevable que l’État et les collectivités territoriales ne puissent faire appel à un financement monétaire par la Banque centrale et qu’ils continuent à être obligés d’emprunter sur les marchés financiers. Enfin, le contrôle démocratique de la BCE doit s’exercer pour que celle-ci ne puisse refinancer les banques que si les crédits que celles-ci accordent à l’économie répondent à des critères sociaux et environnementaux stricts, loin de la taxonomie de la Commission européenne qui intègre le gaz et l’énergie nucléaire dans les activités « vertes » ou « durables ».

Un autre aspect de votre réflexion concerne le travail et l’environnement dans leur interaction. Pourquoi cette question occupe-t-elle une place centrale dans le processus d’émancipation sociale ?

Historiquement, la lutte du prolétariat s’est placée sous l’aspiration à l’émancipation, a contrario de l’aliénation subie en premier lieu dans le travail, afin d’obtenir des conditions de travail décentes, de réduire le temps de travail, de conquérir des droits et des protections. Cette quête d’émancipation s’inscrivait dans la perspective d’une société débarrassée de la logique capitaliste, vers le socialisme et le communisme. Cette perspective ne s’est pas éteinte malgré les échecs politiques du XXe siècle. Mais elle est renouvelée à la faveur de la prise de conscience écologique. Le travail est toujours la source de la valeur produite dans l’économie, et l’exigence d’une répartition égale des revenus est toujours aussi forte, mais la préservation des équilibres écologiques impose de penser la qualité et la soutenabilité de la production. Ainsi, s’interroger sur les finalités du travail est au cœur d’une stratégie à la fois sociale et écologique. C’est là que les difficultés commencent, car il faut bâtir des alliances entre toutes les forces sociales qui subissent les coups du capitalisme sauvage : réunifier la classe populaire autour des enjeux socio-écologiques désormais indissociables. C’est dire le chemin étroit à explorer face à une social-­démocratie qui a tout perdu (le social et la démocratie) et une écologie politique qui se pose en surplomb de tout mais qui peine à prononcer le mot « capitalisme », qui ignore la classe prolétaire toujours plus nombreuse à l’échelle du monde et qui se perd dans sa dernière lubie : la classe écologique, bien sûr sans antagonisme avec le capital. On l’a vu avec la pandémie, la qualité de la vie en société dépend beaucoup des institutions et des infrastructures collectives qui permettent de socialiser les forces de travail et les ressources. Si, comme je le soutiens contre les libéraux et aussi les marxistes traditionnels, le financement des services non marchands n’est pas prélevé sur l’activité marchande mais sur un produit total déjà augmenté du produit non marchand, il faut agir pour que le périmètre des activités non marchandes soit élargi et non rétréci. C’est alors que les investissements publics de transition prendront leur sens et montreront leur efficacité. Cependant, l’aspect économique ne revêt qu’une partie des enjeux. Instituer les biens communs comporte une dimension anthropologique. Marx disait que l’homme noue par son travail une relation métabolique avec la nature. Il faut voir cette idée féconde à l’aune du changement radical du rapport entre la société et la nature, entre la culture et la nature, qu’impose la crise écologique provoquée par la dynamique mortifère du capitalisme. En effet, la rupture nécessaire avec le capitalisme porte bien entendu sur les conditions sociales et écologiques d’une vie bonne, mais, en outre, les sciences sociales et politiques sont confrontées aujourd’hui à un bouleversement épistémologique : dans une Terre habitée par des humains et des non-humains, il s’agit d’imaginer une communauté de vivants, hors de toute vision de domination prédatrice de la nature. En d’autres termes, un nouveau regard sur la philosophie des Lumières, associant droits humains et devoirs envers tout le vivant.

Pourquoi écologie libérale-compatible, plans classiques de relance et revenu minimum universel sont-ils en dessous de toute solution réelle ?

Tout est lié, bien sûr, mais votre question réunit trois plans que je vais un instant séparer pour les traiter. D’abord, les cercles dirigeants, politiques et économiques, ont bien compris maintenant qu’il y avait un enjeu environnemental à relever. Mais, loin d’adopter rapidement des mesures en faveur d’une réelle transition (voyez le résultat désastreux de la COP26 à Glasgow), ils font le pari de l’ouverture d’un marché « vert », grâce à une finance « verte » fondée sur la multiplication d’actifs financiers affublés de la même couleur, pendant que les multinationales repeignent leur communication et que les banques continuent de financer les industries fossiles ou extractives. Le capitalisme vert et la croissance verte sont des oxymores. Il s’ensuit que les plans de relance imaginés pour sortir de la crise pandémique font comme si l’on pouvait retrouver la trajectoire ancienne, une fois la « parenthèse » de la pandémie refermée. Le « monde d’après » comme clone du « monde d’avant ». Mais c’est justement celui-ci qui est la cause des désastres. Le cocasse, si ce n’était pas dramatique, est que les centaines de milliards à l’échelle européenne prévus pour le budget 2021-2027 seraient à peine suffisants pour une seule année. La problématique du revenu universel inconditionnel part d’un bon sentiment, mais se heurte à des contradictions insurmontables. D’abord, le risque est de le voir s’instaurer, au moins en partie, à la place de la protection sociale. Ensuite, il surfe sur la croyance en une manne miraculeuse qui jaillirait du dehors du travail productif collectif. Enfin, au lieu d’imaginer une réduction du temps de travail répartie sur tous, ils ne l’envisagent que par un retrait individuel de l’emploi. Au-delà de ces aspects économiques, les partisans du revenu universel abandonnent trop souvent la nécessité d’une insertion des individus dans toutes les sphères de la vie sociale, en l’occurrence celle du travail. La réduction de la pauvreté ne passera pas par un revenu universel mais par un bouleversement qualitatif du système productif et de l’emploi et, dans l’attente que celui-ci produise ses effets, par le versement d’un revenu garanti à ceux qui sont dépourvus d’emploi.

En quoi l’émancipation peut-elle s’identifier à l’émergence d’un socialisme démocratique et écologique à inventer ?

Quand on fait le bilan analytique, on mesure la difficulté stratégique pour enclencher les transformations radicales. Les rapports de forces étant bloqués en faveur du capital à peu près partout dans le monde, le risque autoritaire, pour ne pas dire plus, grandissant chaque jour, la condition première pour amorcer les transformations peut être l’introduction de la démocratie dans tous les rouages de la société, à commencer par les entreprises dont elle est totalement absente. La mise sous contrôle citoyen des décisions engageant l’avenir permettrait de jeter les bases d’une planification démocratique dont on a urgemment besoin pour rendre compatible l’ensemble des objectifs sociaux et écologiques. Cela signifie que la question de la propriété collective des moyens de production, fer de lance du socialisme au XXe siècle, n’est pas abandonnée mais radicalement remodelée sous les impératifs de la démocratie, du respect du travail et de l’institution des biens communs inaliénables.

(1) En finir avec le capitalovirus, de Jean-Marie Harribey, éditions Dunod, 220 pages, 17,90 euros.

publié le 10 février 2022

Ocean Summit : « Construire une aire marine protégée n’est pas qu’un simple coup de stylo ou une annonce »

par Guy Pichard sur https://basta.media

Ancien responsable scientifique de l’Agence des aires marines protégées, Pierre Watremez est aujourd’hui retraité mais actif concernant la protection des océans. Communication du gouvernement, aires marines protégées, exploitation minière des grands fonds... ce spécialiste nous répond.

Basta! : Que pensez-vous de l’objectif de l’ONU de faire d’au moins 30 % des zones terrestres et marines des zones protégées d’ici 2030 ?

Pierre Watremez : Les connaissances disponibles montrent des écosystèmes dégradés en danger, des ressources biologiques qui s’épuisent. Il paraît indispensable de promouvoir une protection forte sur de grandes étendues marines.

Mais ce chiffre rond de 30 % se traduit en France par une seule politique du chiffre dont l’État français se gargarise et ce au détriment de l’efficacité de son réseau d’aires marines protégées (AMP). Les questions de fond, que signifient le développement durable, la protection et l’avenir de l’océan, ne sont jamais traitées concrètement. Vouloir protéger 30 % des océans de la planète nécessite une vision globale et un vrai projet en termes de biodiversité.

Pour la France par exemple, le chiffre de 30 % est très facile à atteindre en désignant des territoires dans le Pacifique et dans l’Antarctique où personne ne vit ou exploite les ressources. Lors du « One Ocean Summit » à Brest, Emmanuel Macron va rester dans cette politique d’affichage et de grandes envolées lyriques autour du bien commun. Faire l’annonce de nouvelles aires marines protégées de papier et « en même temps » ne pas reconnaître l’expertise de ceux qui travaillent à leur mise en œuvre et leur gestion, ne pas affecter de moyens financiers et humains à long terme, ça relève du numéro de claquettes.

Qu’implique une aire marine protégée ?

Construire une aire marine protégée n’est pas qu’un simple coup de stylo ou une annonce. Cela mobilise de la connaissance scientifique, de la concertation avec les usagers et les populations littorales afin de disposer d’une vision et d’un projet partagés, de définir les objectifs et les moyens d’action, d’assurer le suivi du milieu marin concerné pour vérifier son efficacité, etc. Par exemple, les seules zones Natura 2000 en mer, qui sont une protection plus légère, ont mis une dizaine d’années avant de commencer à être réellement opérationnelles. À peine un peu plus de la moitié d’entre elles disposent de documents de gestion.

« Lors du One Ocean Summit à Brest, Emmanuel Macron va être dans le slogan et dans les grandes envolées lyriques. »

Pour les aires marines à protection forte, cela nécessitera sans doute encore plus de temps ; elles demanderont des moyens humains, technologiques et financiers importants car un certain nombre d’entre elles seront vastes et très éloignées des terres. Les décisions sont le fait de politiques dont les actions sont marquées par des échéances électorales incessantes, fluctuantes au gré des gouvernements et donc peu compatibles avec les enjeux et les échéances environnementales. Le réchauffement climatique, désormais tangible, est encore plus rapide que prévu et ses conséquences peuvent être irrémédiables.

Il faut bien comprendre qu’une aire marine protégée dépend aussi du milieu marin qui l’entoure et des changements qui l’affectent. Le réchauffement climatique par exemple ne concerne pas qu’une zone mais l’ensemble de l’océan. Par exemple, supposons qu’on veuille interdire la pêche au chalut dans les eaux bretonnes car c’est destructeur pour les fonds marins. Cela n’aura finalement pas beaucoup de sens car au rythme actuel du réchauffement climatique, dans 20-30 ans ans les espèces ciblées auront disparu, migrant vers le nord pour échapper au réchauffement des eaux !

Quelles sont les spécificités des aires marines protégées françaises dans le Pacifique ?

Elles sont immenses mais non contrôlées ! Plus d’un million de km² pour le parc naturel marin de la mer de Corail, en Nouvelle-Calédonie, une des plus grandes AMP du monde. Décréter ces zones ne coûte et ne coûtera pas cher parce qu’il n’y a personne pour les contrôler et les gérer. Parlons du projet de grande aire marine protégée autour des Marquises par exemple, en Polynésie française. Il y a plus de dix ans, la communauté de communes locale (Codim) a souhaité une zone de protection forte pour notamment interdire la pêche industrielle au thon rouge. L’Agence des aires marines protégées avait alors réalisé de grandes campagnes (recensement des mammifères et oiseaux marins, campagne océanographique pluridisciplinaire). La biodiversité marine de l’archipel, exceptionnelle, apparaît comme un spot mondial.

« La circulaire Castex envisage de faire du grand parc naturel marin de la mer de Corail un lieu d'études test pour l'exploitation des minéraux sous-marins »

Cependant en 2014, un industriel a proposé de faire venir de grands thoniers pour pêcher le thon rouge. Des dizaines de navires étaient prévus, ainsi que toute la logistique pour traiter la marchandise, avec le soutien des maires des Marquises. La population ainsi que les pêcheurs artisanaux se sont révoltés et finalement, les maires ont changé d’avis et sont allés présenter un projet d’aire marine protégée au congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature à Marseille en 2021. De son côté, le gouvernement polynésien préconise lui les grandes aires marines gérées, un statut flou non reconnu par le Code de l’environnement français. Cet exemple illustre aussi bien l’importance du choix des mots, surtout quand il s’agit de telles surfaces !

Que pensez-vous des projets du président Macron au sujet de « l’exploration des grands fonds ? »

Quand Emmanuel Macron a annoncé vouloir « explorer le potentiel minier des grands fonds », il y a eu une levée de boucliers des ONG telles que Greenpeace, car là aussi on joue sur les mots. L’exploration minière n’a rien à voir avec celle des fonds marins. Cette « exploration » consistera à faire des prélèvement et forages nombreux afin d’évaluer le potentiel des gisements de minerais, déterminer s’il sont exploitables et définir leur mode d’exploitation. Ceci aura forcément un impact sur la nature, sur la biodiversité des fonds marins et de la colonne d’eau.. En creusant, des particules en suspension chargés de métaux lourds sont libérées et on ignore l’importance de leur dispersion ainsi que leur impact sur la biodiversité. Étrangement, la thématique des grands fonds ne paraît pas faire partie des questions retenues par la France pour l’organisation du rendez-vous international One Ocean summit, à Brest.

Pourquoi les fonds marins et leurs ressources sont-ils devenus un tel enjeu ?

L’exploitation minière des grands fonds est intéressante car sous des formes diverses (nodules, encroûtements, gisements hydrothermaux), on y trouve des minerais très importants avec des concentration très supérieures à celles que l’on connaît sur les continents : nickel, cuivre, cobalt, terres rares. Ces métaux sont stratégiques, indispensables pour les développements de l’électronique, des batteries ou la téléphonie. L’océan apparaît comme le nouvel Eldorado. C’est ce que l’on appelle des terres rares. Actuellement, c’est la Chine qui écrase ce marché, comme pour le lithium. L’exploitation minière sous-marine représente pour la France de très grands nouveaux marchés.

Une activité de la sorte serait-elle possible dans une aire marine protégée ?

En Nouvelle-Calédonie par exemple, plusieurs campagnes effectuées sur des dizaines d’années ont mis en évidence l’intérêt écologique de la mer de Corail ou encore des îlots Chesterfield, avec notamment des populations remarquables d’oiseaux. Les connaissances disponibles ont servi de base à l’établissement du grand parc naturel marin de la mer de Corail. Ces travaux scientifiques ont également montré la richesse des fonds marins, avec de vastes ressources pétrolières et minérales notamment..

La circulaire Castex envisage cependant de faire dans ce grand parc naturel un lieu d’études test pour l’exploitation des minéraux sous-marins. Pour l’instant, ce parc naturel ne protège pas cette zone de cette menace. Même si la Polynésie française, comme la Nouvelle-Calédonie, bénéficie d’une certaine autonomie sur les eaux territoriales, l’État français a le dernier mot. Quid des populations et des usagers de la mer ? Sur les ressources minérales des grands fonds, « l’information indispensable » des populations et des décideurs n’est que la cinquième et dernière des priorités du plan d’action des trois ans à venir exposé dans la circulaire !

Pourquoi y a-t-il un tel décalage entre les faits et les discours du gouvernement ?

Les espaces maritimes français, dont un tiers est censé être « protégé », demeurent en péril faute de moyens

Pour commencer, la France ne se pense pas comme un un État marin, alors qu’elle représente la seconde nation maritime en superficie. Il suffit de compter le nombre de ministère de la mer dédiés dans la Ve république. Certes le gouvernement Macron intègre pour la première fois depuis une quarantaine d’année un ministère de la Mer de plein exercice, cependant celui-ci apparaît finalement ne concerner presque exclusivement que la pêche. L’environnement et la protection des milieux marins sont gérés par le seul ministère de la Transition écologique.


 

Les mobilisations prévues en marge du One Ocean Summit

Avant le One Ocean Summit, Brest accueille un colloque alternatif du 4 au 6 février : les Soulèvements de la Mer proposeront des rencontres, des projections et des discussions autour de différentes thématiques, comme la pêche industrielle ou encore l’exploitation des fonds marins. Pêcheurs, agriculteurs et militants associatifs pourront y échanger leurs points de vue. Plusieurs manifestations sont prévues à Brest lors du weekend suivant. Parmi eux, Rise Up for Oceans appelle à se rassembler devant les Capucins le 9 février, Greenpeace et Pleine Mer ont annoncé un événement « Don’t Look Down » le 11 février, pour alerter sur cette « véritable opération de Blue Washing » que sera selon eux le One Ocean Summit.

publié le 10 février 2022

Chiffres du chômage :
les 4 vérités dont
le gouvernement
se garde bien de parler

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Peut-on se réjouir de l’impressionnante baisse du nombre d’inscrits à Pôle emploi en 2021 ? Le gouvernement s’enorgueillit de ce bilan. Mais ce recul masque d’autres réalités moins reluisantes. Explications

« Une année exceptionnelle pour l’emploi. » Face à une baisse peu ordinaire des chiffres du chômage au cours de l’année 2021, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, ne manque pas de s’autocongratuler. Les commentaires élogieux n’ont pas non plus tari pour qualifier les données : les chiffres seraient au plus bas, la baisse exceptionnelle.

En France, hors Mayotte, les personnes inscrites à Pôle emploi en catégorie A (regroupant celles n’ayant pas travaillé du tout) étaient 12,6 % moins nombreuses au quatrième trimestre de l’année 2021 qu’au quatrième trimestre 2020, selon la Dares, service des statistiques du ministère du Travail. Le presque candidat Emmanuel Macron a déjà commencé à surfer sur la bonne nouvelle pour en faire un élément de son bilan. À y regarder de près, pourtant, l’équation n’est pas vraiment époustouflante.

1. Derrière la baisse, la précarisation des travailleurs

La baisse du nombre de chômeurs n’ayant eu aucune activité a de quoi faire parler d’elle : elle est la plus importante depuis plus de dix ans. Pourtant, cette donnée est loin de signifier que la courbe du chômage s’est drastiquement inversée.

Toutes catégories confondues, la chute n’est que de 4,3 % en un an. « Il existe un phénomène de vases communicants entre la catégorie A et les catégories B et C. Cela n’est pas le signe d’une reprise d’un emploi de qualité, ça signifie que l’on remplace du chômage à temps complet par de l’emploi précaire », observe Pierre-Édouard Magnan, président du Mouvement national des chômeurs et des précaires.

En effet, en dépit de la forte baisse de la catégorie A, la seule mise en lumière par le gouvernement, les comptages des chômeurs ayant exercé au maximum 78 heures par mois (catégorie B) ou plus de 78 heures par mois (catégorie C) ont augmenté de respectivement 0,6 % et 8,6 % en 2021, en France métropolitaine. La forte progression du nombre de chômeurs en catégorie D, regroupant les privés d’emploi non tenus d’effectuer des recherches actives pour cause de formation ou de maladie, relativise aussi le bilan du gouvernement : leur nombre a gonflé de 6,3 % en un an…

Le constat est encore plus mitigé lorsqu’on se penche sur l’ancienneté des privés d’emploi. Au quatrième trimestre 2021, le nombre de personnes au chômage depuis une période de six mois à moins de deux ans a chuté de plus de 14 %. Au contraire, le nombre de sans-emploi depuis plus de trois ans, lui, n’a fait que stagner. Le chômage de longue durée reste une triste réalité.

2. Un simple phénomène de rattrapage ?

À en croire ces derniers chiffres, il semblerait que les personnes ayant perdu leur emploi pendant les confinements aient retrouvé une activité. Ainsi, la baisse impressionnante du chômage n’est-elle que l’effet du rattrapage des suppressions de postes enregistrées en 2020, année noire pour l’emploi. Les études de la Dares témoignent d’une envolée spectaculaire du nombre de chômeurs au début de l’année 2020. En catégories A, B et C, le total des sans-emploi avait augmenté de 6,4 % entre le dernier trimestre 2019 et le deuxième trimestre 2020, en France hors Mayotte.

La destruction d’emploi est encore plus colossale si l’on s’arrête sur les catégories A uniquement : leur nombre avait augmenté de 24 % sur la même période. La baisse du chômage, si elle s’était déjà amorcée à la suite du premier confinement de 2020, ne serait donc qu’un retour à la normale.

Cette hypothèse ne peut cependant pas, à elle seule, expliquer l’actuelle baisse du nombre de demandeurs d’emploi, puisque le taux d’emploi (nombre d’actifs occupés par rapport à la population en âge de travailler) n’a pas seulement rattrapé son niveau d’avant la crise mais l’a dépassé, note Mathieu Plane, économiste à l’OFCE. « C’est une surprise, puisque la croissance de l’emploi a été bien supérieure à celle de l’activité. La création de valeur ajoutée a un peu augmenté, mais celle de l’emploi a été bien supérieure, y compris dans les secteurs fortement touchés par les restrictions imposées par la crise sanitaire, comme le BTP et la restauration », indique-t-il.

Selon l’économiste, ce phénomène inhabituel pourrait s’expliquer notamment par la réorganisation des entreprises qui, sous le coup des contraintes sanitaires ou des arrêts de leurs salariés, ont dû embaucher plus pour effectuer les mêmes tâches. « C’est inhabituel, on se demande s’il n’y aura pas un rattrapage avec un tassement du taux d’emploi en 2022 », poursuit l’analyste. L’éclaircie actuelle pourrait donc être passagère.

3. Les exclus de Pôle emploi faussent les statistiques

Le gouvernement a beau prendre appui sur l’embellie de la croissance, dont il s’attribue la paternité, pour expliquer le presque plein-emploi qu’il revendique, il oublie de communiquer sur les tripatouillages auxquels il s’est laissé aller pour diminuer artificiellement le nombre de chômeurs.

En focalisant l’attention sur le nombre d’inscrits actuellement à Pôle emploi, il tait celui de chômeurs qui n’y apparaissent plus. C’est le cas des personnes radiées de l’établissement public. « L’intensification des radiations peut tout à fait expliquer la diminution du nombre de chômeurs », affirme Pierre Garnodier, secrétaire général du Comité national des travailleurs privés d’emploi et précaires. Les chiffres de la Dares, de ce point de vue, lui donnent raison. En un an, le nombre de radiés des décomptes de Pôle emploi a augmenté de 44,9 %, représentant à lui seul près de 10 % de toutes les sorties recensées !

« À chaque nouveau plan gouvernemental – contre le chômage de longue durée ou la garantie jeunes, par exemple –, chaque privé d’emploi reçoit une convocation à Pôle emploi. Depuis 2018, ne pas s’y présenter est un motif de radiation », poursuit le syndicaliste. La politique de contrôles intensifs du gouvernement à l’encontre des privés d’emploi n’arrange pas la donne.

En un an, le nombre de radiés des décomptes de Pôle emploi a augmenté de 44,9 %, représentant à lui seul près de 10 % de toutes les sorties recensées !

Dans son allocution de novembre 2021, Emmanuel Macron confirmait vouloir intensifier les sanctions contre les chômeurs qui ne démontreraient pas une recherche d’emploi active. De quoi faire fondre les chiffres des inscrits à Pôle emploi, mais aussi de priver d’allocations les chômeurs. À ces radiés commencent déjà à s’ajouter les premières victimes de la réforme de l’assurance-chômage, définitivement validée par le Conseil d’État fin 2021 . « Avec cette réforme, bon nombre de chômeurs ont vu leurs indemnités baisser, voire disparaître. Or, quand on ne touche plus d’indemnités, on cesse de s’inscrire à Pôle emploi », ajoute Pierre-Édouard Magnan. Autant de personnes invisibles dans les chiffres et qui n’ont pourtant toujours pas retrouvé d’activité.

4. Les indépendants, des chômeurs qui ne disent pas leur nom

Autre scénario sur lequel les chiffres de la Dares ne lèvent pas le voile : et si les chômeurs s’étaient transformés en entrepreneurs ? L’hypothèse est plausible. À en croire les chiffres brandis par Emmanuel Macron, un million d’entreprises ont été créées en 2021, dont les deux tiers sont en fait des microentreprises. Toutefois, l’Insee note que cette hausse a été la plus dynamique dans le secteur du transport et de l’entreposage. Une importante partie de ces sociétés créées l’année passée et dont se vante le gouvernement sont en fait des livreurs à deux-roues ubérisés. La tendance s’était déjà amorcée au cours de l’année 2020, où les immatriculations de microentreprises dans ce secteur avaient progressé de plus de 38 %, note une étude de la Dares.

Là aussi, est-il souhaitable de remplacer le chômage par de l’emploi précaire et peu protégé ? D’autant plus qu’une fois sorti du giron du salariat, les travailleurs indépendants, quel que soit leur secteur, auront tout le mal du monde à réclamer des allocations-chômage. Théoriquement, ceux-ci y ont droit, mais les critères d’admission au dispositif sont extrêmement restrictifs. «

Une importante partie de ces sociétés créées l’année passée et dont se vante le gouvernement sont en fait des livreurs à deux-roues ubérisés.

Depuis la création de l’allocation pour les travailleurs indépendants (ATI), en novembre 2019, on ne compte que 922  bénéficiaires. Les indépendants ont deux manières de cesser leur activité : soit par une clôture, soit par une liquidation judiciaire. L’ATI n’est ouverte qu’aux gens qui choisissent la deuxième option, or personne n’y a recours, à moins d’y être forcé. C’est une expérience difficile », explique Hind Elidrissi, porte-parole du syndicat Indépendants.co. Et d’ajouter : « Le plan “indépendants”, en discussion à l’Assemblée nationale, élargira le dispositif aux clôtures volontaires, mais il n’est pas encore en vigueur. »

 

 

 

« Le plein-emploi doit être de qualité » Mireille Bruyère Économiste atterrée, spécialiste de l’emploi et du travail.

Marie Toulgoat sur ww.humanite.fr

En affirmant s’approcher du plein-emploi malgré un taux de chômage d’environ 8 %, le gouvernement s’inscrit dans une logique néolibérale néfaste pour les travailleurs, assure Mireille Bruyère.

Depuis plusieurs semaines, le gouvernement indique être en mesure de viser le plein-emploi. Que signifie réellement ce terme ?

D’abord, il faut comprendre que cela ne signifie jamais un taux de chômage à 0 %. Même dans une situation où un travailleur privé d’emploi peut très facilement trouver un emploi, il va lui falloir quelques jours, semaines, le temps que l’information lui parvienne et qu’il puisse réfléchir. Une fois que l’on a dit cela, définir plus précisément ce qu’est le taux de chômage du plein-emploi renvoie toujours à une notion sociopolitique. C’est un sujet très vaste qui a de nombreuses définitions statistiques.

Lesquelles ?

La première, qui tombe sous le sens, est celle du taux de chômage frictionnel. Cela désigne justement ces périodes de transition incompressibles entre les emplois. Cette première définition est finalement assez peu politique. Une seconde, historique, est apparue au début du phénomène de chômage massif, dans les années 1970. Avant ce moment-là, on ne parlait pas de taux de chômage, puisqu’il n’était que de 3 %. Ce n’était pas une préoccupation. Puis on a eu une forte augmentation continue du taux de chômage, qui est passé de 5 % à 12 %. Au regard de la situation existant avant les années 1970, cette définition vise un taux de chômage de 3 % pour atteindre le plein-emploi. Les économistes néolibéraux, dans l’intérêt de la défense du capital, ont inventé un troisième concept : celui du taux de chômage structurel, ou le taux de chômage qui ne crée pas d’inflation. Ces économistes se basent sur le postulat selon lequel plus le chômage baisse, plus il y a de pressions sur les employeurs pour améliorer les conditions de travail et les rémunérations. Cette situation amènerait à une augmentation des salaires qui aurait pour effet d’augmenter à son tour l’inflation. Pour ces économistes, ce sont les institutions de protections des travailleurs – comme le salaire minimal ou la convention collective – qui expliqueraient ce mécanisme. Pour le formuler de manière plus politique, cette définition néolibérale correspond au taux de chômage en dessous duquel s’inverse le rapport de force entre salariés et patronat. Ce n’est que de la théorie, personne ne l’a constaté.

Est-ce cette dernière définition que le gouvernement utilise ?

Entre les années 1990 et les années 2001, 2002, le chômage a fortement baissé et il est descendu aux alentours de 8 %, grâce à une importante création d’emplois. À ce moment, il y avait de très fortes discussions théoriques des économistes qui expliquaient que ce taux-là était le maximum que l’on pouvait atteindre sans risquer de générer de l’inflation, à moins de recourir à des réformes de flexibilité. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose : quand le gouvernement nous dit qu’on approche du plein-emploi, il sous-entend que toutes les personnes qui étaient prêtes à prendre un travail l’ont fait et qu’il faut désormais changer les structures de protection des travailleurs pour aller plus loin, sans faire trop pression sur les employeurs. On se trouve à peu près dans la même situation qu’en 2002 : le gouvernement brandit la carte des difficultés de recrutement pour affirmer que l’on s’approche du plein-emploi. Pour autant, ce n’est pas vrai, puisque beaucoup de personnes sont encore au chômage, le taux reste élevé. D’autant plus que, dans certains pays, les taux de chômage sont plus faibles, mais on a beaucoup de temps partiels contraints, de travailleurs pauvres.

Le plein-emploi n’est-il donc pas l’objectif à atteindre ?

On peut avoir un taux de chômage bas mais avec une continuité d’emploi très dégradée et faiblement rémunératrice. Dans ce cas, on ne peut pas parler d’amélioration par rapport à une situation de fort taux de chômage, d’autant qu’il est possible de baisser artificiellement les taux de chômage en augmentant la flexibilité, le recours aux temps partiels et en obligeant les plus pauvres à prendre ces emplois par des mécanismes de contrôle et de sanctions. Le plein-emploi peut être un objectif, mais il doit être de qualité. Baisser le chômage sous les 8 %, 7 %, c’est essentiel, mais il faut veiller à ce que cela ne se fasse pas par la précarité et le temps partiel. Pour atteindre cet objectif, c’est très simple : il faut réduire le temps de travail légal et revenir sur les mesures de flexibilité aujourd’hui utilisées.

publié le 9 février 2022

« Que l’on soit
pour ou contre le nucléaire, il faudra vivre 30 à 40 ans avec nos réacteurs »

sur www.regards.fr

Le débat sur le nucléaire s’invite dans la campagne électorale. Il fracture la gauche. Quelles sont les bonnes questions à se poser ? Comment se faire un avis et sortir du débat tronqué du « pour ou contre le nucléaire » ? Olivier Frachon, ingénieur EDF à la retraite, ancien syndicaliste, est l’invité de #LaMidinale.


 

UNE MIDINALE À VOIR… https://youtu.be/tDluFMY_Q9M

 

 

ET À LIRE...


 

Sur le rachat par EDF des activités nucléaires de Général Electrics

« Pour construire une centrale, il faut une turbine. »

« Pour construire un EPR, il faut un groupe/turbo alternateur derrière. Donc si on ne le fabrique plus, c’est compliqué de construire des centrales de cette puissance [type EPR]. »

« Je me demande pourquoi demander à EDF de les racheter [ces activités nucléaires de Général Electrics] alors que dans les années qui viennent EDF va avoir besoin d’investir pour renouveler tout le parc de production d’électricité en France. On voit là qu’il y a des choix qui sont tronqués. »


 

Sur le débat autour du nucléaire

« Derrière la question du nucléaire, la principale question à se poser c’est dans quel monde on veut vivre ? »

« L’électricité représente 25% de la consommation énergétique de notre pays. »

« Si on veut décarboner, c’est-à-dire se passer du pétrole et du gaz, ça veut dire qu’il va falloir transférer une partie des usages sur l’électricité. Il va falloir produire cette électricité. Et avant de décider comment on produit cette électricité, il faut d’abord savoir dans quel monde on veut vivre. »

« Aujourd’hui, l’énergie pour l’humanité, c’est comme si chacun d’entre nous vivait avec 200 humains à son service. C’est une moyenne dans le monde parce qu’en Europe, c’est plutôt entre 600 et 1000 personnes en fonction d’où il se situe. Il y a des pays dans le monde où les gens n’en ont pas. »

« Il faut se poser la question, quand on utilise des ressources pour produire des éoliennes ou du solaire, est-ce que ça ne se fait pas au détriment d’autres populations qui en auraient besoin. »


 

Sur les besoins énergétiques du monde et la perspective zéro carbone

« Si on veut décarboner l’énergie, l’électricité va prendre une place de plus en plus grande. Il faudra aussi décarboner la façon de produire notre électricité. »

« La majeur partie de l’électricité produite dans le monde est faite à partir de charbon, de pétrole ou de gaz. »

« Il faut construire des systèmes complexes que sont les systèmes électriques. Ça passe par un vrai système industriel et ça demande du temps. »

« On a mis près d’un siècle à construire notre système électrique qui est constitué à la fois des moyens de production, mais de transport, de distribution et de régulation de tout ce système. »

« Sortir du nucléaire, c’est encore accepter de vivre avec le nucléaire entre 25 à 40 ans. »

« On ne peut pas sortir du nucléaire comme ça. »


 

Sur les salariés du nucléaire face à la transition et à la reconversion des métiers

« Dans l’histoire, on a fermé beaucoup de centrales, à charbon ou au full, et on développé les centrales nucléaires. C’est une corporation de métiers où on a toujours su changer de métier et évoluer. D’ailleurs, on avait un statut, avec un salaire à vie à la qualification, qui le permettait et le garantissait. »

« Le débat sur le nucléaire ignore la réalité de ce que peut vivre un électricien et un gazier : c’est pas la question de l’emploi et des salaires qui pose problème. »

« Souvent, on a l’impression que l’énergie nucléaire est une énergie satanique. Si c’est satanique, personne ne va avoir envie d’aller là-dedans pour y travailler. Or on va avoir besoin de gens qui viennent pour leur vie professionnelle, notamment dans la recherche et le développement - ne serait-ce que pour maintenir les centrales existantes. »

« On a besoin de gens qui viennent s’investir dans le nucléaire - c’est un besoin fondamental pour vivre, se soigner, se chauffer, se déplacer, se rencontrer. »


 

Sur les coûts de l’électricité et la maîtrise publique de l’énergie

« Le marché et la concurrence ne marchent pas. »

« Le monde de la finance veut continuer de gagner de l’argent avec l’énergie. »

« Il faut faire de l’électricité un bien commun. Il fait aussi réfléchir à comment le faire. Ça passe sans doute par une propriété publique, une nationalisation mais il faut aussi donner plus de place à la démocratie dans l’entreprise et à l’extérieur, les citoyens et les usagers. »


 

Sur la planification énergétique

« Je partage l’idée qu’il faut une planification : on est sur des choix de long terme et qui forcément ne peuvent dépendre du marché. »

« Pour l’énergie - mais c’est la même chose pour les chemins de fer -, on est sur des systèmes qui nécessitent des coordinations à l’échelle nationale voire internationale. Quand il y a des problèmes sur le réseau allemand il y a quelques années, on a risqué le black-out en France. »

« On peut accepter d’avoir une éolienne chez soi parce que l’on a une vision globale d’à quoi cela sert. »


 

Sur la place du nucléaire en rapport avec la question de la sûreté

« Il y a des impensés : avec ou sans nucléaire, l’usage de la voiture dans le futur, fut-elle électrique, ne pourra pas être celui que l’on a eu avec la voiture à pétrole. Après, soit on en discute de manière collective pour pouvoir l’accepter collectivement, soit on le subit parce qu’à un moment donné, il n’y aura plus de pétrole et ça donnera lieu à des crises. »

« Le nucléaire, c’est une technologie, mais c’est aussi des êtres humains qui y travaillent qui sont facteurs de la sûreté nucléaire. »

« La sûreté nucléaire n’est pas mécanique mais elle confère au travail. »

« Je pense, toute chose étant égale par ailleurs, qu’aujourd’hui, le fait d’être en déficit de production à la marge dans les usines, introduit une pression supplémentaire sur les exploitants par rapport à la sûreté. »

Sur les désaccords à gauche sur le nucléaire

« Je suis dans une organisation qui rassemble des gens qui se sont construits contre le nucléaire. »

« La question ne porte pas tant sur un choix technologique que sur le monde dans lequel on veut vivre. »

« Le nucléaire est important par rapport aux besoins en énergie mais si ce n’est pas dans un service public, dans une entreprise nationalisée avec un droit aux salariés et une place pour les citoyens, je pense que les conditions ne sont pas les bonnes. »

« Peut-être que l’on peut avoir des divergences sur l’opportunité de développer de nouveaux moyens ou pas mais il va falloir encore vivre 30 à 40 ans avec des réacteurs. »

 

 

À Belfort, Emmanuel Macron revient sur les lieux du crime

Stéphane Guérard sur www.humanite.fr

Industrie Le président en précampagne devrait évoquer, ce jeudi, le passage sous pavillon français de l’activité nucléaire de General Electric, dont il avait accepté la vente en 2015 au conglomérat américain.

Oyez, oyez. Habitants de Belfort. Sachez-le : le président de la République a choisi votre belle ville pour dévoiler, ce jeudi, l’avenir énergétique de la France pour les trente, voire cinquante prochaines années. Et, comme il n’est pas avare de symbole, après avoir tenté de sauver la paix en Europe, de Moscou à Kiev, puis les océans à Brest, mercredi, Emmanuel Macron fait du Territoire, cette haute région d’industrie qui a vu la plus que centenaire Société alsacienne de constructions mécaniques se transformer en Als-Thom, puis Alstom tout court, le socle géographique de sa reconquête nucléaire. Tout est arrangé. Les éléments de langage, souveraineté énergétique, localisation des activités et relance d’une filière d’exception, devraient figurer en bonne place du discours. Une commande de nouvelles centrales EPR, voire de petits réacteurs SMR, déjà évoquée l’an dernier, donnera corps à la promesse. Et la reprise par EDF des unités de production de la turbine Arabelle, merveille de la filière française, devrait être formalisée par le résident de l’Élysée, du moins s’il est reconduit dans sa location présidentielle pour les cinq prochaines années.

Emmanuel Macron se rend aussi à Belfort pour se défaire d’une tache liée à son passé. Celle du rachat par le conglomérat étatsunien General Electric (GE) des activités énergie d’Alstom, conclu en 2015, alors qu’il était aux manettes à Bercy, mais dans les cartons depuis 2012, alors qu’il occupait le poste de secrétaire général adjoint à l’Élysée. En dépit du passage imminent de GE Steam Power (nucléaire) dans le giron d’EDF sur demande de l’exécutif, la tache demeure indélébile tant l’affaire s’est soldée par une débâcle industrielle, un gâchis économique et un scandale social.

« Il serait bien de ne pas oublier le passé », exhorte Fabrice Coudour, de la FNME-CGT. « Macron va se faire passer pour le sauveur de la filière, celui qui va la développer pour répondre aux enjeux d’avenir. Mais c’est lui qui a découpé et vendu une partie d’Alstom à General Electric. » Pour effacer l’ardoise, « l’État contraint aujourd’hui EDF à récupérer la misère », poursuit le syndicaliste, déplorant que l’énergéticien public devienne « le financeur de la campagne énergie d’Emmanuel Macron ».

La souveraineté du nucléaire en jeu

Mais, à Belfort plus qu’ailleurs, personne n’a oublié le passé. Le 2 novembre 2015, l’affaire est pourtant bouclée en fanfare. Au terme de plusieurs années de tractations obscures dignes d’un roman d’espionnage, Alstom parachève la vente à General Electric de sa branche énergie : Alstom Grid (réseau électrique haute tension) devient GE Grid Solutions et Alstom Power, scindé en deux, devient GE Renewable Energy (énergies renouvelables) et GE Steam Power (nucléaire). Et, promis, le conglomérat créera mille emplois en France. Sept ans plus tard, pas de grandes embauches, mais des plans sociaux ou de ruptures conventionnelles collectives et aucun véritable investissement à la clé. Pire : en novembre dernier, Larry Culp, patron de GE, annonce la dislocation du conglomérat en trois entités : aviation (restant à 100 % GE), santé (GE n’en garde que 19,9 %) et énergie et digital. Pour cette dernière, mandat est donné à son grand chef de mettre de l’ordre dans ses composantes Gaz Power, Power Portfolio (Power Conversion, Steam Power) et Fieldcore, avec les entités de la division renouvelables (Wind, Grid, Hydro, etc..). Avec une idée de rentabilité en tête : le marché de l’énergie en Europe étant saturé, seul l’éolien, notamment offshore, dont le développement est subventionné par les États, et les activités de services et de maintenance des centrales à moderniser, surtout gaz, sont vus comme de futurs centres de profits.

Ce qui fait dire au comité européen GE Power que, « du fait d’une rentabilité jugée trop faible par GE (les autres activités) sont aujourd’hui délaissées par le groupe qui préfère une logique de prédation financière qui s’avère destructrice. Pour accroître ces revenus immédiats, GE rémunère à moindre coût, détruit des compétences, investit moins que les autres en Europe, augmente l’accidentologie au travail et conduit à du désengagement et à la démotivation de ses forces vives ».

Si le gouvernement réagit aujourd’hui sur ce dossier alors qu’il n’a pas levé le moindre petit sourcil sur les précédents plans d’attrition de l’activité en France, c’est que Steam Power, dont le plus gros site de production est à Belfort, fabrique les turbines Arabelle équipant les centrales et les EPR. La souveraineté et l’avenir de la filière nucléaire sont en jeu, clamait-on dès novembre à Bercy. À Belfort, cette belle histoire, que va reprendre à son compte ce jeudi Emmanuel Macron, est prise entre espoir et circonspection. Espoir pour les emplois et l’avenir de l’activité. Circonspection quant au donnant-donnant avec General Electric et d’éventuelles nouvelles coupes dans d’autres branches.

« GE Steam, c’est un ensemble de compétences, une filière transverse pour produire de la vapeur et créer de la chaleur et de l’électricité. De quel périmètre parle-t-on quand on évoque cette reprise ? Y a-t-il les fonctions support, maintenance ? Combien de salariés vont sortir de GE, combien vont y rester ? » se demande Laurent Santoire. Le représentant du personnel CGT de Steam Power ajoute une deuxième inconnue : « Ce rachat se double-t-il d’un vrai plan d’embauches et de formations en vue de rapatrier la chaîne de valeur en Europe, plus particulièrement en France ? Pour nous, c’est un marqueur : penser la relance de la filière implique des moyens sur le long terme, donc de rompre avec la logique libérale qui place la recherche de rentabilité au centre de tout. »

Muriel Ternant, qui a combattu tous les affaiblissements de l’appareil productif de GE à Belfort aux côtés des salariés, désigne un second marqueur. Pour la secrétaire départementale du PCF, voir GE Steam entrer dans le giron d’EDF « est une bonne chose. Ça va dans le sens d’une réintégration de la filière sous maîtrise publique. Reste à savoir si le gouvernement va donner les moyens à EDF. Mais il l’a déjà bien affaibli en l’obligeant à vendre une partie supplémentaire de son électricité nucléaire à prix bradé à ses concurrents, afin de payer une partie de la facture du blocage des tarifs réglementés de l’électricité ».

Fidèle à lui-même, Emmanuel Macron surgit à Belfort avec des promesses d’annonces. Mercredi soir, aucun élément tangible entre GE et EDF n’avait été discuté.

publié le 9 février 2022

L’unification du syndicalisme de lutte trotte dans la tête de certains responsables syndicaux

Stéphane Ortega sur https://rapportsdeforce.fr

L’unification de la FSU, de Solidaires et de la CGT n’est pas pour demain. Mais ces derniers mois, la question s’est invitée dans des débats et prises de position. Ici dans le congrès d’une fédération, là dans celui d’une organisation nationale interprofessionnelle. Cette semaine à Metz, c’est au tour de la FSU de la mettre à l’ordre du jour de son congrès et de lui faire franchir une étape.

 La séance, mercredi après-midi, du congrès de la FSU marquera-t-elle l’histoire du syndicalisme français ? L’avenir nous le dira. En tout cas, les interventions de Philippe Martinez pour la CGT, puis de Simon Duteil et Murielle Guibert pour Solidaires, ont été accueillies par des applaudissements nourris et des congressistes debout. Puis par une « Internationale » chantée avec émotion par toute la salle. Ils étaient les trois seuls invités présents physiquement dans ce congrès. Pour sa part, Jean-François Julliard de Greenpeace, avec qui les trois formations syndicales travaillent au sein du collectif « Plus jamais ça », adressait un message par visioconférence.

« Les salariés se posent et nous posent la question du nombre de syndicats en France. L’unité est une attente forte, mais on doit être capable d’aller plus loin, de discuter, et pas que d’en haut, des rapprochements possibles. On ne sait pas jusqu’où on pourra aller, mais on doit avancer » avait déclaré Philippe Martinez quelques minutes plus tôt. Faisant le constat d’un travail commun avec la FSU et Solidaires, dans les luttes et les collectifs, le secrétaire général de la CGT a évoqué à deux reprises la possibilité « d’aller plus loin ».

Une unification à petits pas

C’est justement de cet « aller plus loin » dont la FSU débat en séance ce jeudi à Metz. Dans son thème numéro 4 « Pour une FSU combative, unitaire et engagée au quotidien » plusieurs paragraphes traitent de cette question. « La FSU confirme […] ses mandats précédents de réunir le syndicalisme de transformation sociale en débattant pour cela avec la CGT et Solidaires des étapes allant dans le sens de la construction d’un nouvel outil syndical, sans exclusive des forces qui seraient intéressées » introduit le texte préparatoire au congrès. Puis il insiste : « il est nécessaire d’œuvrer à créer les conditions d’une reconstruction et d’une refondation du syndicalisme pour les enjeux à affronter au 21e siècle ».

Certes, la question d’une unification syndicale n’est pas nouvelle à la FSU. La fédération est la lointaine héritière de la fédération de l’éducation CGT d’après guerre qui avait préféré une autotomie transitoire, après la scission du syndicalisme français en 1947. Mais c’était il y a 75 ans et le provisoire avait finalement perduré. Depuis, la FSU a essayé dans les années 2000 d’élargir son champ de syndicalisation au-delà de son bastion que constitue l’Éducation nationale. Et ce, afin d’avoir son propre outil interprofessionnel. Mais cette expérience aux résultats limités n’est semble-t-il, plus sa perspective à la lecture de son texte de congrès.

Fin septembre déjà, Benoît Teste, son secrétaire général, adressait un message évoquant l’ouverture de la FSU à des rapprochements syndicaux. C’était à l’occasion du congrès de l’Union syndicale Solidaires qui se tenait à Saint-Jean-de-Monts en Vendée. Une ouverture qui semblait aussi de mise à Solidaires. Dans sa déclaration de fin de congrès, l’union syndicale affirmait que la situation « nous oblige à réfléchir à l’ensemble des réponses pour faire face, notamment aux liens plus étroits à développer avec les autres syndicats de lutte et de transformation sociale, sans présupposés ». Cela en esquissant la nature possible de ces liens : « se fédérer, discuter de la possibilité de la recomposition intersyndicale à la base, dans les territoires et les secteurs, ne doit pas être tabou ». Une petite révolution pour des syndicats SUD fondés, à la fin des années 80 et dans les années 90, après leur exclusion de la CFDT. Et qui en conserve une certaine méfiance vis-à-vis d’un modèle syndical organisé en confédération.

Quand est-il à la CGT ? À ce jour, il n’y a pas de prise de positions confédérales sur une unification du syndicalisme de lutte et de transformation sociale. Pour autant, cette question existe dans quelques fédérations. Depuis plusieurs années, dans celle de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC), mais également, de façon plus récente, au sein de l’Union des syndicats de l’État (UFSE). Réunie en congrès au mois de novembre, cette fédération écrivait dans son document d’orientation voté à 89 % des voix que « la question du rassemblement du syndicalisme de transformation sociale se pose ». L’UFSE indiquant que « cet objectif de rassemblement du syndicalisme doit se faire prioritairement avec la FSU et Solidaires, sans pour autant écarter d’emblée d’autres organisations syndicales qui partageraient nos valeurs ou qui souhaiteraient s’associer à un tel processus ».

 Réflexions sur la méthode

 Prendre des positions favorables à une unification syndicale est une chose. La réaliser en est une autre, pour des organisations aux histoires, aux cultures et aux pratiques différentes. Cependant, aujourd’hui, avec le congrès de la FSU, une étape plus concrète semble se dessiner. « Nous allons un peu plus loin, car il y a une forme d’urgence liée à la situation politique », explique Benoît Teste. Crise sociale, crise écologique, difficultés du syndicalisme, montée de l’extrême droite, les sujets d’inquiétude sont nombreux pour les syndicalistes. « Nous voulons essayer de nous donner des étapes et passer aux travaux pratiques », assure le secrétaire général de la FSU pour qui « il y a une fenêtre de tir particulièrement favorable ».

Ce jeudi en séance, les congressistes débattront clairement de la méthode. Ainsi, un certain nombre de propositions sont sur la table, ou plutôt dans le texte préparatoire aux échanges : élaborer des plateformes revendicatives partagées, des formations et publications communes, travailler sur des thèmes ensemble ou encore organiser des états généraux du syndicalisme de transformation sociale. Sont même envisagées « des formes de structurations permanentes » telles que des comités de liaisons et « une étape nouvelle d’unité syndicale pérenne dans la fonction publique se traduisant par un cadre formalisé ».

Des propositions concrètes qui résonnent avec celles imaginées, en novembre dernier, au congrès des syndicats de l’État CGT : « il faut envisager des formations communes, organiser des colloques ou journées d’étude pour échanger, débattre et faire avancer une réflexion partagée sur les problématiques des services publics et sur de nouveaux droits à conquérir ». Une sorte d’alignement des étoiles, entre plusieurs organisations syndicales œuvrant dans la fonction publique, qui pourrait déboucher sur « la constitution de nouvelles listes intersyndicales […] comme une des formes de concrétisation d’un travail syndical commun » imagine Benoît Teste de la FSU. Et être à la fois une étape importante dans un projet d’unification à long terme et le socle de la construction de celui-ci.

 Tout n’est pas si facile

 Certes, l’idée d’une unification syndicale ou d’un rapprochement fait son chemin à la tête de la FSU, de Solidaires et de la CGT, comme en attestent les déclarations de leurs représentants au congrès de la FSU cette semaine. Assurément, la participation des trois syndicats à l’écriture, avec des ONG et associations écologistes et altermondialisation, de propositions de sortie de crise dans le collectif « Plus jamais ça » a aidé à leur rapprochement, en montrant leur capacité à travailler ensemble et à créer une confiance réciproque. Et au sein du collectif, l’appartenance commune au secteur de l’éducation de Benoît Teste (FSU), Simon Duteil (Solidaires) et Marie Buisson (CGT) a probablement été un élément facilitateur. Mais une unification du syndicalisme de lutte et de transformation sociale n’est pas, et ne sera pas, un long fleuve tranquille.

 La FSU vient de passer avec succès le crash test d’une « démocratisation » de la proposition à l’occasion de son congrès. À l’avenir, cette perspective devrait y être portée collectivement. Mais à ce jour, ce n’est pas le cas à Solidaire ou à la CGT. Pour cette dernière, le débat n’a pas débordé des rares fédérations citées plus haut. En tout cas, il n’a pas eu lieu au Comité confédéral national (CCN) qui réunit plusieurs fois par an les responsables des fédérations et des unions départementales, pour fixer les orientations de la CGT entre deux congrès. Et il est à peu près certain que l’accueil d’une telle proposition sera moins consensuel qu’à la FSU.

D’abord parce qu’en dehors de la fonction publique, les syndicats CGT sont moins souvent en relation avec des militants des deux autres organisations, du fait de leur taille plus réduite ou de leurs implantations plus faibles dans le secteur privé. Ensuite, parce que son dernier congrès a mis l’accent sur des crispations internes à propos de l’identité de la CGT, aux dépens des enjeux stratégiques pour son syndicalisme de classe et de masse. Enfin, parce que le choix de la direction confédérale de s’ouvrir aux questions écologiques, avec des associations et ONG autour de « Plus jamais ça », a suscité des remous internes. Sur la forme, en déplorant le manque de débats internes. Mais aussi sur le fond, comme en attestent les prises de position l’an dernier de Laurent Brun, le secrétaire général de la puissante fédération des cheminots. Dans un courrier adressé au bureau confédéral, il dénonçait le travail « avec des organisations dont la nature ne nous apporte rien dans la lutte parce qu’elles n’ont pas de base sociale. Leur activité est essentiellement axée sur le lobbying ou sur l’action juridique. Et nous retrouvons même certaines d’entre elles contre nous dans nos batailles revendicatives ».

S’il est possible que d’autres fédérations soient vent debout contre l’hypothèse d’une unification syndicale, l’UFSE-CGT en appelle cependant à un débat qui « doit se mener dans la plus grande transparence, à tous les niveaux, de la section d’établissement jusqu’à l’échelle nationale en lien avec les structures interprofessionnelles de la confédération et la confédération elle-même ». C’est aussi ce qu’a tenté le secrétariat national de Solidaires en mettant au débat de son comité national de janvier une « discussion sur la recomposition syndicale ». Il y était question quatre mois après la prise de position de congrès de Solidaires d’entamer le travail en regardant notamment les différentes « réalités sectorielles, territoriales et interprofessionnelles ». Sans grandes avancées et même avec l’expression de réserves montrant selon Simon Duteil, l’un des deux porte-parole de l’union syndicale, que le débat n’est pas encore mûr, et n’a pas suffisamment traversé les syndicats.

Autant d’éléments qui rendent la perspective d’une unification syndicale difficile. Ou au moins très lente. À moins que les jalons posés cette semaine par le congrès de la FSU ne fassent évoluer les positions. Ou, que les difficultés rencontrées par le syndicalisme pour enregistrer des victoires face aux politiques libérales, associées à la pression d’une extrême droite conquérante modifient l’appréciation des uns et des autres.

 publié le 8 février 2022

Présidentielle « La gauche ne peut exister sans parler au monde du travail »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Entretien avec Sophie Camard, maire (Printemps marseillais) du 1er secteur de la cité phocéenne, qui a annoncé dimanche son soutien au candidat communiste Fabien Roussel.

Sophie Camard Maire (Printemps marseillais) du 1er secteur de Marseille

Figure du Printemps marseillais et suppléante de Jean-Luc Mélenchon (FI) à l’Assemblée nationale, Sophie Camard va parrainer le candidat du PCF à la présidentielle. Malgré des divergences de vues, notamment sur le nucléaire, les propositions sociales de Fabien Roussel ont convaincu l’édile de rejoindre la campagne des jours heureux.

Quel était le sens de votre présence, dimanche, au meeting de Fabien Roussel à Marseille ?

J’y ai participé, avant tout, pour soutenir des partenaires fidèles. Tout le monde s’étonne mais c’est pourtant une habitude quotidienne pour moi de travailler avec les communistes. D’ailleurs, j’ai une longue histoire avec le PCF. Nous avons fait front commun lors de la dernière campagne de Jean-Luc Mélenchon, mais aussi aux régionales de 2015, où je partageais la tête de la liste EELV-Front de gauche avec Jean-Marc Coppola (PCF). À Marseille, ce sont des acteurs incontournables et ils font partie de l’histoire de la cité. Voir Fabien Roussel redonner de la fierté à cette famille politique est quelque chose d’émouvant, et j’ai tenu à le dire.

Quelle place allez-vous prendre dans cette campagne des jours heureux ?

Je vais la soutenir en parrainant la candidature de Fabien Roussel, tout en restant avant tout maire de mon secteur. Je fais partie de ces électeurs de gauche un peu orphelins de l’unité, et j’espère que cela va finir par se décanter. D’ailleurs, depuis le retrait d’Arnaud Montebourg, mon parti, la Gauche républicaine et socialiste (GRS), regarde avec sympathie cette candidature communiste. Comme moi, d’autres soutiens d’élus locaux pourraient se faire connaître.

J’attendais depuis longtemps que les questions de pouvoir d’achat, de droit du travail reviennent au premier plan.

Fabien Roussel met en avant des propositions, notamment sur l’énergie, qui clivent à gauche. Vous venez de l’écologie politique, qu’est-ce qui vous a convaincue ?

Il persiste des différences entre les mesures défendues par Fabien Roussel et mes positions, notamment sur le nucléaire. Mais dans la campagne des jours heureux, je note aussi des avancées sur l’écologie, même si ce n’est pas encore suffisant. Surtout, j’ai été pendant vingt ans experte auprès des syndicats dans des comités d’entreprise, et cette expérience me fait dire que la gauche ne peut exister sans parler au monde du travail. J’attendais depuis longtemps que les questions de pouvoir d’achat, de droit du travail reviennent au premier plan. Ce sont là les fondamentaux de la gauche, loin des débats autour de l’identité. À mon sens, il faut porter avec fierté les valeurs de la gauche et persister à rester aux côtés du monde du travail. Et hormis Fabien Roussel, personne ne l’a fait jusqu’à présent.

Vous êtes également, depuis 2017, la suppléante de Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale, envisagez-vous de vous présenter aux législatives sur cette circonscription ?

Il n’y a plus de cumul des mandats ! Les nouveaux élus marseillais ont l’obligation de tenir leurs engagements et nous avons beaucoup de travail pour rebâtir cette ville. Nous ne sommes pas dans un mandat ordinaire, nous sommes engagés dans un projet et dans un contexte de crise. Mais, j’espère que, dans la circonscription de Jean-Luc Mélenchon, la gauche ne partira pas dispersée.

publié le 8 février 2022

Hauts-de-Seine : soixante jeunes en formation menacés d’expulsion

Par Margaux Dzuilka sur www.bondyblog.fr

Ils sont arrivés seuls du Congo, de Guinée ou encore du Cameroun pour se bâtir un futur en France. Pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance durant leur minorité et désormais scolarisés, certains se retrouvent pourtant à leurs 18 ans, sommés de quitter le territoire. Dans le département des Hauts-de-Seine, ils sont une soixantaine, à avoir vu leurs rêves d’avenir se heurter à l’administration française. 

C’est l’histoire de celles et ceux pour qui la majorité ne rime pas avec liberté, mais avec « coup d’arrêt ». De celles et ceux que la France a accueilli, pris en charge, hébergés, encadrés et formés et qui reçoivent une obligation de quitter le territoire français (OQTF), pour leur 18e anniversaire. « Depuis ce jour, je reste à la maison, mon contrat est suspendu. C’est comme si toute ma vie s’était effondrée d’un coup. Moralement, ça ne va pas du tout », témoigne Emeraude, 19 ans, pull à col roulé noir, nerveusement installée dans le fauteuil d’un café Place de la République à Paris. Abdoualye, 20 ans, parle lui d’un courrier qui a tout bouleversé : « C’est comme si ma vie était remise à zéro de tous les efforts que j’ai eu à fournir ». 

Depuis septembre 2020, c’est une pluie d’OQTF qui s’abat sur les jeunes majeurs étrangers du département.

Comme Emeraude et Abdoulaye, ils sont actuellement près de soixante jeunes en formation, dans le seul département des Hauts-de-Seine (92), à faire l’objet d’une mesure d’éloignement. « Depuis septembre 2020, c’est une pluie d’OQTF qui s’abat sur les jeunes majeurs étrangers du département, alors qu’en moyenne jusqu’à présent, nous en recensions entre trois et cinq par an », expose Armelle Gardien, membre du Réseau éducation sans frontières (RESF) depuis 2004.

Le réseau qui milite contre l’éloignement d’enfants étrangers scolarisés en France recense les jeunes sous le coup d’OQTF, comme Djibril* en première année de bac professionnel maintenance des équipements industriels à qui la Préfecture de Nanterre oppose de ne pas pouvoir justifier six mois de formation ; Alioune*, en deuxième année de CAP vente, chez qui les services de l’immigration pointent « des résultats scolaires passables et des absences injustifiées »  ou encore Taha*, apprenti boulanger à Asnières-sur-Seine, à qui l’on reproche d’envoyer des messages à sa famille restée dans son pays de naissance.

Des critères administratifs qui laissent la place à l’arbitraire en préfecture

Le titre de séjour « vie privée et familiale » est normalement délivré de plein droit pour les jeunes ayant été confiés aux services de l’Aide sociale à l’enfance avant leur 16ème anniversaire. Cette carte est délivrée sous trois conditions : avoir une formation qualifiante sérieuse, ne plus avoir de lien fort et régulier avec le pays d’origine et un avis favorable de la structure d’accueil concernant son insertion dans la société française. « Des critères flous et ambigus qui laissent un arbitraire total aux Préfectures », tacle le sénateur PS de Saône-et-Loire, Jérôme Durain, auteur de la proposition de loi Ravacley qui visait à sécuriser l’intégration de ces jeunes majeurs étrangers sur le territoire, finalement rejetée par le Sénat le 13 octobre dernier.

Cette augmentation des refus de titre de séjour – que les bénévoles de RESF 92 jugent « dramatique et exponentielle » – est niée par la Préfecture qui dit avoir reçu 399 mineurs non accompagnés  en 2021, contre 97 en 2020, et qui assure que « le taux d’OQTF délivrées suite à ces examens n’a pas évolué », sans toutefois donner de chiffres précis. « Il faut avant tout se rappeler que derrière ces chiffres, ce sont des vraies vies avec des parcours et des histoires difficiles ! », déplore Armelle Gardien, qui a soutenu de nombreux jeunes sans papiers lorsqu’elle était professeur dans un lycée du département.

S’il t’arrive quelque chose, personne ne va te chercher

Les histoires de ces jeunes étrangers en formation sont avant tout des histoires d’exil. Emeraude a 15 ans lorsqu’elle décide de fuir, seule, la République démocratique du Congo, après l’assassinat de son père par des rebelles dans le nord du pays. Arrivée en août 2017 chez des amis de ses parents, la jeune femme subit des menaces : « La femme m’a dit : ‘de toute façon, s’il t’arrive quelque chose, personne ne va te chercher’ ». Ce jour-là, Emeraude prend son sac à dos et file dans la nuit. À un arrêt de bus, elle croise le chemin d’une dame qui parle sa langue maternelle. Emeraude implore son aide et atterrit à Etap’Ado, un service d’écoute et de soutien pour adolescents à Pantin en Seine-Saint-Denis.

Abdoulaye, lui, arrive de Guinée Conakry, mi-2017. Il a 15 ans et demi, ne connaît personne en France et présente des douleurs très intenses au niveau de la tête. « Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’il se passait, je me suis dit, je vais mourir comme ça, tout seul, dans la rue, dans un pays que je ne connais pas ».

À l’hôpital de Colombes, les médecins lui diagnostiquent des céphalées graves. Après quatorze jours d’hospitalisation, il est pris en charge par l’ASE. « À ce moment-là, je pensais que j’allais commencer à vivre ce que j’avais dans la tête, c’est-à-dire la scolarité et l’éducation », explique le jeune Guinéen.

Je savais que l’ASE n’allait pas s’occuper de moi toute la vie, qu’il fallait que je trouve un travail au plus vite. 

Malgré les placements en foyers et les incertitudes qui planent sur leurs situations, les deux jeunes se rattachent à leurs études. Émeraude obtient en juin 2020 un bac professionnel mention bien au lycée Louis Dardenne de Vanves avant de s’inscrire en BTS gestion des PME (petites et moyennes entreprises, NDLR) en alternance au sein de l’entreprise de BTP ERI. « J’ai toujours voulu avoir le plus de diplômes possible pour ne pas galérer plus tard. Mon rêve, c’est de diriger une entreprise », confie la jeune femme, en buvant son chocolat chaud.

Lors de son choix entre la filière générale ou professionnelle, Abdoulaye, lui, pense à sa situation administrative : « Je savais que l’ASE n’allait pas s’occuper de moi toute la vie, qu’il fallait que je trouve un travail au plus vite ». Alors le jeune homme s’inscrit en bac professionnel Accompagnement, soins et services à la personne : « Toute ma vie, j’ai été malade, toute ma vie, on s’est occupé de moi, alors m’inscrire dans cette filière, c’était un moyen de renvoyer l’ascenseur ». 

Des examens qui se multiplient et pénalisent

Parce qu’ils savent qu’il leur faut plus qu’à d’autres prouver leur intégration dans la société française, Emeraude et Abdoulaye s’investissent dans leurs formations respectives et tentent de surmonter le traumatisme de l’exil grâce à leurs rêves d’avenir en France. Leur majorité approchant, ils se soumettent à l’examen anticipé de leur situation administrative, généralisé par la circulaire Darmanin du 21 septembre 2020, visant à éviter les ruptures de droits. « En réalité, ces convocations forcées pénalisent les jeunes qui ne justifient pas encore de six mois de formation ! », fustige Armelle Gardien.

Pour Abdoulaye, la décision de la Préfecture se fait attendre et puis le couperet tombe, le 30 août 2021. « Je ne peux pas vous décrire le choc de recevoir cette OQTF. Je ne m’attendais pas à être renvoyé, j’avais mis tellement d’énergie dans ma formation. Ils disent que je n’essaye pas de m’insérer dans la société française alors que je suis investi dans trois associations. Ils disent aussi que j’entretiens des relations avec mon pays d’origine alors qu’il ne me reste plus qu’un ami là-bas ! », s’emporte le jeune homme.

Pour Emeraude, le courrier fatidique arrive le 21 septembre 2021 : OQTF 30 jours (ce qui signifie qu’elle a 30 jours pour quitter le territoire, NDLR) avec IRTF (Interdiction de retour sur le territoire français) d’un an. « Franchement ils ont tapé fort », lâche la jeune étudiante. Le Préfet des Hauts-de-Seine pointe dans le document que le Bondy Blog a pu consulter, une absence « de fortes attaches familiales sur le territoire français » et la production « de faux documents d’état-civil en vue de l’obtention d’un titre de séjour ».

Pour faire du chiffre, on commence par les plus fragiles. 

« Comme il manque toujours une information dans ces papiers d’état-civil, c’est le filon parfait que l’administration a trouvé pour déclarer ces actes non-probants, sans s’inquiéter de savoir que ces mêmes actes ont permis aux jeunes d’être déclarés mineurs et placés sous la protection de l’ASE quelques années plus tôt. Évidemment, ça n’a pas beaucoup de sens de mettre à la porte ces jeunes à 18 ans, mais c’est clairement la volonté du ministère de l’Intérieur de ne pas leur délivrer de titre de séjour. Tout cela relève de choix politiques ! », tranche maître Sarah Scalbert, l’avocate spécialisée en droit des étrangers qui représente Emeraude devant le tribunal administratif de Pontoise afin de faire annuler la décision de la Préfecture. « Le cas d’Emeraude est le résultat d’une obsession documentaire et d’un durcissement envers les jeunes, les plus isolés par définition. Pour faire du chiffre, on commence par les plus fragiles », résume Armelle Gardien.

Depuis l’expiration de leurs récépissés, Émeraude et Abdoulaye voient leurs vies mises sur pause. Ils ne peuvent se rendre ni à l’école ni au travail. Du jour au lendemain, ils se retrouvent sans ressources financières, excepté les 300 euros perçus grâce à leurs contrats jeunes majeurs avec l’ASE. Emeraude dit ne plus trouver de raisons pour se lever le matin. Abdoulaye, lui, admet être suivi depuis la réception de son courrier, au centre médico-psychiatrique de Suresnes. « Je ne vais plus en cours depuis quatre mois. Je n’arrête pas d’avoir des idées noires dans la tête. Je n’arrête pas d’y penser, ça me ramène à tous mes problèmes, à tout ce que j’ai essayé de fuir en quittant mon pays », témoigne-t-il.

J’avais un avenir tout tracé. 

Pour tenter d’établir un rapport de force et crier au monde l’injustice de sa situation, Emeraude a choisi de médiatiser son histoire, d’écrire une pétition (16 179 signatures) et d’envoyer une lettre ouverte à Brigitte et Emmanuel Macron : « Madame, Monsieur le Président, je vous demande au nom des jeunes majeur.e.s étranger·e·s interrompu·e·s comme moi brutalement dans leur formation, de ne pas céder aux paroles fausses de ceux qui ne nous connaissent pas et nous montrent du doigt, et de prendre les mesures réglementaires qui nous permettent à nouveau de croire en notre avenir ici. »

Quelque soit la décision de la Préfecture, Emeraude assure qu’elle ne retournera jamais d’où elle vient : « Si j’y retourne, je sais que je ne survivrai pas. J’ai réussi à bâtir ici une vie digne, malgré tout ce que j’ai traversé. J’ai eu des diplômes, j’ai trouvé du travail dans une bonne entreprise, j’ai une bonne école, un projet de livre, j’avais un avenir tout tracé. Si c’est vraiment des êtres humains, ils pourraient comprendre que beaucoup de jeunes qui sont sans avenir n’ont que leurs études pour s’en sortir ».

Un long combat contre la Préfecture

« Aujourd’hui, il faut que je vive avec ça jusqu’à ce que j’obtienne mon titre de séjour, c’est mon combat. Il y a des gens qui m’aident, mais c’est à moi de tout donner », expose Aboudlaye qui entame lui aussi un long combat contre la Préfecture avec l’aide de sa référente ASE, du réseau RESF et d’un avocat spécialisé. Un combat qui, parfois, peut déboucher sur une suspension ou une annulation de la mesure d’éloignement par le tribunal administratif. C’est le cas d’Emeraude qui a finalement réussi à obtenir en novembre dernier, une APS (Autorisation provisoire de séjour), lui permettant de reprendre ses activités. « On gagne souvent sur une erreur manifeste d’appréciation, lorsque l’on démontre devant les juges administratifs le vrai chemin qui a été fait par le jeune, grâce à l’investissement des services sociaux et scolaires français », détaille son avocate Maître Scalbert.

Mais jusqu’à quand ces recours seront-ils possibles ? « Je pensais naïvement que les lois changeraient dans le bon sens mais avec la droitisation de la société, c’est de pire en pire », se désole Armelle Gardien. Abdoulaye, lui, s’interroge : « La France, ce n’était pas censée être la nation de l’égalité, de la fraternité ? Franchement sur les plateaux télé, quand j’entends certains hommes politiques parler d’immigration, c’est à se demander où est la fraternité ? Où est la solidarité ? ». À l’approche des élections présidentielles, la prédominance des débats identitaires laissent présager des jours encore plus sombres pour ces jeunes à l’avenir en suspens.

publié le 7 février 2022

Secret des affaires en médecine ?

Christophe Prudhomme sur www.humanite.fr

Ainsi Pfizer, qui a déjà accumulé des profits énormes avec le vaccin, vient de mettre sur le marché une association d’antiviraux sous le nom de Paxlovid. La France a commandé 500 000 doses de ce médicament. Très bien, mais là où le bât blesse, c’est que nous ne connaissons pas le prix de ce produit qui sera distribué « gratuitement » dans les pharmacies. Mais rien n’est gratuit et c’est bien la Sécurité sociale qui paiera la facture.

De nouveaux médicaments qui semblent efficaces pour éviter des formes graves du Covid arrivent sur le marché. Médicalement, c’est une bonne chose car nous ne pouvons que constater le fait que les vaccins ont leur utilité, mais qu’il ne s’agit pas de l’arme absolue et qu’il est nécessaire de poursuivre les recherches afin de pouvoir disposer d’un arsenal varié répondant plus largement aux besoins pour pouvoir lutter efficacement contre ce virus. Mais, comme nous avons pu le constater pour les vaccins, les laboratoires pharmaceutiques, alléchés par l’appât du gain, communiquent régulièrement sur des résultats d’études pas toujours validées scientifiquement, dans une stratégie purement commerciale et de lobbying auprès des États pour obtenir des commandes rapides de leurs produits.

Ainsi Pfizer, qui a déjà accumulé des profits énormes avec le vaccin, vient de mettre sur le marché une association d’antiviraux sous le nom de Paxlovid. La France a commandé 500 000 doses de ce médicament. Très bien, mais là où le bât blesse, c’est que nous ne connaissons pas le prix de ce produit qui sera distribué « gratuitement » dans les pharmacies. Mais rien n’est gratuit et c’est bien la Sécurité sociale qui paiera la facture. La question du montant de la facture a été posée lors de la dernière réunion du Conseil national de l’assurance-maladie. Le directeur général a déclaré qu’il n’avait pas la réponse car c’est le gouvernement qui a négocié directement ce contrat avec le laboratoire et a renvoyé la balle au commissaire du gouvernement, qui a piteusement déclaré qu’il n’avait pas la réponse.

La raison en est que la firme invoque le « secret des affaires » et se donne bonne conscience en déclarant qu’elle mettrait en place une « tarification échelonnée qui va se baser sur le niveau de revenus de chaque pays. Ainsi, dans les pays où les revenus de la population sont faibles, le prix du Paxlovid devrait être moins élevé ». Cette situation est scandaleuse. En effet, la législation française et européenne indique que ce fameux secret est « d’assurer, au profit des entreprises, la protection des informations ayant une valeur commerciale, et cela de manière uniforme au sein de l’espace européen ».

Nous nous retrouvons ici encore dans une situation où les lois du marché l’emportent sur la santé publique. Après le refus de la levée des brevets sur les vaccins et le scandale des Ehpad, ces éléments renforcent la revendication de l’exclusion du marché de tous les services et produits qui relèvent du domaine de la santé.

 publié le 7 février 2022

Crises des services publics : dépenser plus et dépenser mieux

sur www.regards.fr

Grand seigneur, Bernard « Mad » Marx s’attaque pour vous aux services publics et au « pognon de dingue » qu’on y déverse. Focus sur l’Éducation.

MAD MARX. La crise des services publics est explosive dans tous les secteurs : santé, éducation, recherche, logement, justice, sécurité. Les résultats sont médiocres ou mauvais. Les inégalités sociales s’accélèrent. Les personnels sont maltraités et perdent jusqu’au sens de leur travail. Ils manifestent depuis des années leur colère ou leur découragement. Ce devrait être l’une des questions centrales du débat politique de la présidentielle. À la fois par son urgence et parce qu’il s’agit d’un levier essentiel d’un projet d’émancipation et de mieux vivre, individuel et collectif.

Les droites et le patronat, relayés par la Cour des comptes, fourbissent leur explication et leur réponse : on dépense un pognon de dingue. La France serait championne d’Europe ou du monde (selon les cas) pour les dépenses publiques, y compris pour les services publics. Mais elle dépense mal. La faute à la bureaucratie – et parce qu’ils ne sont pas assez gérés comme des entreprises privées.

Voici quelques repères pour y voir plus clair.

« La France dépense plus pour son enseignement que les pays de la zone euro (5,3% du PIB contre 4,6% en moyenne) mais est dernière dans le classement TIMSS. »
Medef, présidentielle 2022, « Faire réussir la France. Propositions du Mouvement des Entreprises de France »

En réalité :

1. La dépense publique d’éducation rapportée au PIB a baissé de 1 point depuis 1997.

Si l’effort était resté le même, il y aurait 23 milliards de dépenses publiques d’éducation en plus – la hausse de 0,3 point en 2020 est due à la chute de 8% du PIB.

2. La France a depuis longtemps une démographie plus dynamique.

La part de la jeunesse dans sa population est plus élevée. Pour mesurer et comparer l’effort de chaque pays consacré à l’éducation, il faudrait prendre non pas seulement le volume des dépenses publiques par rapport au PIB mais les dépenses publiques par élève. Cette comparaison n’existe pas. L’OCDE intègre toutes les dépenses d’éducation publiques et privées. En France la dépense totale d’éducation est de 6,6% du PIB, dont 55% est financé par l’État et 23% par les collectivités locales. 11% est payé par les ménages et 9% par les entreprises.

À ce compte, seul le Japon dépense moins que la France. Les autres pays développés dépensent plus : l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie (un tout petit peu plus) et les États-Unis (mais avec beaucoup de dépenses privées).

3. La dépense totale (publique et privée) par élève et par étudiant stagne depuis 2009.

Elle baisse lentement pour les lycéens et très fortement pour les étudiants. Seule la dépense par élève du primaire est en augmentation. Mais elle part de très bas.

4. La dépense d’éducation augmente beaucoup moins que dans les autres pays « riches ».

De 2012 à 2018, en France, la dépense par élève du primaire à la fin du second degré a augmenté de 0,5% par an. Soit trois fois moins que la moyenne de l’OCDE (1,6%) ou que la moyenne européenne (1,4%). En Allemagne, la dépense d’éducation augmente deux fois plus vite (0,9%), au Royaume-Uni et aux États-Unis trois fois (1,3%), en Italie quatre fois plus vite. Si l’on inclut le supérieur, l’écart est encore plus important entre la France (0,3%) et l’OCDE (1,6%) [1].

5. Les enseignants français sont sous payés.

En euros constants, les enseignants français ont perdu entre 15 et 25% de rémunération au cours des 20 dernières années. Au bout de 15 ans d’ancienneté, toujours en euros constants, le salaire d’un professeur des écoles de 2020 est inférieur de 22% à celui qu’il aurait eu en 2000. Pour un certifié, la baisse est de 23%. C’est en fin de carrière que l’écart est le plus élevé. Mais les rémunérations de départ des enseignants sont également profondément dégradées.

À niveau de diplôme équivalent, les salaires des professeurs sont inférieurs à celui des actifs du privé de 21% dans le pré-élémentaire, 23% dans l’élémentaire et 12% au collège. En revanche, les enseignants en lycée ont un niveau de salaire effectif proche de celui de la population totale des actifs.

Les rémunérations des enseignants français demeurent très en deçà de la moyenne européenne. De plus, le temps d’enseignement réglementaire est supérieur à la moyenne européenne et notamment à celui de l’Allemagne, que ce soit au niveau du primaire, du collège et du lycée. Le nombre d’élèves par classe est le plus élevé de l’Union européenne pour le primaire. Il est supérieur à la moyenne pour le second degré.

Au total : salaires comparativement bas + classes chargées + temps de travail plus long = un coût salarial annuel des enseignants par élève parmi les plus bas de l’OCDE + une perte de moral et une perte d’attractivité du métier d’enseignant [2]

6. Effectivement, les résultats ne sont pas bons.

L’étude internationale TIMSS compare les performances des élèves de CM1 et de 4ème en mathématiques et en sciences. La part des élèves classés « faibles » augmente. Globalement la France est avant dernière. L’autre classement international (PISA), aboutit à des résultats moins catastrophiques. La France est dans la moyenne européenne. Mais avec des taux d’échec élevés.

La réforme Blanquer du lycée a immédiatement aggravé les choses, notamment en réduisant massivement l’enseignement de mathématiques au lycée. Elle entraîne 25 ans de recul sur les inégalités filles/garçons [3].

Tout cela est le fait d’un système d’éducation low-cost pour les jeunes des classes populaires, très inégalitaire pour sélectionner et reproduire une élite et très administratif dans son fonctionnement.

7. Le Medef et les droites prétendent que l’on pourrait faire beaucoup mieux avec toujours moins de dépenses publiques.

La Cour des comptes sortant de son rôle pour jouer celui de think tank à leur service a récemment mis sur la table les axes d’une telle politique pour le primaire et le secondaire : l’alourdissement du travail pour les enseignants, et la promotion du New public management (des établissements autonomes avec des managers à leur tête, un pilotage par le chiffre et les évaluations statistiques des résultats pour encadrer, inciter et punir). Un modèle remis en cause à peu près partout où il a été mis en œuvre.

Pour le supérieur, tout le monde, ou presque, est d’accord pour considérer qu’il faut plus de moyens, à la fois pour l’enseignement et la recherche et pour que les étudiants puissent étudier à plein temps. Si l’on n’augmente pas la dépense publique, la réponse sera forcément, la hausse des frais d’inscriptions, l’appel au secours vers les financements des entreprises et la philanthropie (des gens fortunés), la part croissante des écoles supérieures privées et l’endettement des étudiants. Avec pour effets l’accroissement de la logique commerciale et de la polarisation déjà très forte des enseignements, des filières et des établissements universitaires.

8. Oui, il y a besoin de dépenses publiques supplémentaires pour réaliser un égal accès à l’éducation et lui redonner une visée émancipatrice.

Ainsi selon les Économistes atterrés [4] :

  • Il faudrait un financement massif de crèches publiques ou coopératives, alors que moins d’un quart des enfants y accèdent.

  • Pour augmenter les salaires des enseignants du primaire et du secondaire de 300 euros par mois, il faudrait 3,2 milliards d’euros par an.

  • Pour mettre les dépenses publiques par étudiant de licence au même niveau que pour les classes préparatoires, il faudrait 5000 euro de plus par an et par étudiant, soit 5 milliards au niveau national.

  • Une allocation universelle d’autonomie accordée à tous les étudiants réclamerait un budget de 20 milliards par an (allocation de 600 euros pour les étudiants logés par leurs familles et 1000 euros pour les autres).

 

Notes

[1] Café pédagogique et OCDE.

[2] OCDE « Regards sur l’éducation 2021 » ; Annexe du rapport du Sénat sur le projet de loi de Finances pour 2022 portant sur l’enseignement scolaire.

[3] Communiqué des sociétés savantes et associations de mathématiques, ADIREM, APMEP, ARDM, CFEM, Femmes et Mathématiques, SFdS, SMAI, SMF, UPS (25 janvier 2022).

[4] Les Économistes atterrés, De quoi avons-nous vraiment besoin, Les liens qui Libèrent octobre 2021.

 publié le 6 février 2022

Enjeu de campagne. 
Le logement,
la priorité oubliée du quinquennat

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Dans son dernier rapport, rendu public ce mercredi, la Fondation Abbé-Pierre dresse un bilan critique de la politique de l’habitat menée par Emmanuel Macron. Cinq années caractérisées par le désengagement budgétaire.

C’est le plus gros poste de dépenses obligatoires, et son augmentation pèse lourdement dans le niveau de vie des Français : les 10 % les plus pauvres y consacrent même 40 % de leur budget. Le logement est pourtant le grand absent de la campagne présidentielle. Il l’était déjà en 2017. À l’époque, Emmanuel Macron, alors candidat, s’était contenté de promettre de « libérer » les contraintes pesant sur la construction et de « protéger » les personnes à la rue. Ce désintérêt a perduré tout au long du quinquennat. « Le logement n’a jamais été une priorité de l’exécutif au cours de ce mandat », souligne le 27e rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre (FAP), rendu public ce mercredi 2 février.

À défaut d’ambition, c’est la logique d’économies budgétaires qui s’est imposée. En cinq ans, la part des aides au logement dans le PIB est passée de 1,82 % à 1,63 %, une baisse record. À force de coupes, le secteur est aujourd’hui incapable de répondre aux besoins des 4 millions de mal-logés. Mais, en vingt ans, ses contributions aux recettes de l’État ont néanmoins doublé, pour atteindre 79 milliards d’euros. Malgré la crise sanitaire, qui a rappelé l’importance de disposer d’un logement décent ainsi que la fragilité des locataires les plus pauvres, il n’y a pas eu de changement de cap. Le logement n’a bénéficié que des miettes du plan de relance. Et en dépit de la hausse continue des prix, l’encadrement du marché, contraire à la vision libérale du président, est, lui, resté au niveau minimal.

1. Des attaques multiples contre les APL

C’est une des mesures les plus emblématiques du quinquennat. À l’été 2017, sans concertation, ni préavis, le gouvernement annonce une baisse de 5 euros des aides personnalisées au logement (APL). Cette mesure contre les plus fragiles – le plafond pour bénéficier des APL est inférieur au Smic – va contribuer à forger l’image d’Emmanuel Macron en « président des riches ». Elle est l’arbre qui cache la forêt. « Le gel, puis le quasi-gel des APL entre 2017 et 2019, a davantage diminué les APL que la baisse de 5 euros, note la FAP. Ce coup de rabot a davantage touché les ménages pauvres, puisque leurs APL sont plus élevées. »

L’encadrement du marché, contraire à la vision libérale du président, est resté au niveau minimal.

En 2021, nouvelle attaque. Cette fois, les APL sont « contemporéanisées », c’est-à-dire calculées sur les revenus des mois écoulés, au lieu de ceux perçus deux ans plus tôt. La réforme permet à l’État de faire 1,1 milliard d’euros d’économies. Et fait plus de perdants que de gagnants, générant une baisse sans précédent du nombre d’allocataires (5,7 millions en 2021, contre 6,5 millions en 2020). Au total, l’ensemble des mesures ont, selon la FAP, coûté près de 15 milliards d’euros aux plus modestes.

2. Haro sur les HLM

L’existence d’un secteur subventionné par l’État pour loger les catégories modestes et pauvres colle mal avec l’idéal macroniste de résorption des problèmes par la seule vertu du marché. Le logement social a donc fait l’objet d’une attaque en règle tout au long du quinquennat. L’aide à la pierre, qui avait déjà décru sous les précédents mandats, a été totalement supprimée en 2018, laissant aux bailleurs sociaux et à Action Logement (ex-1 % logement) la mission d’abonder seuls ce fond.

Mais le gouvernement a été au-delà du désengagement. Il a ponctionné le secteur via l’augmentation de la TVA et la création, en 2018, de la réduction de loyers de solidarité (RLS) – un dispositif reportant sur les bailleurs la diminution des APL des locataires du seul parc social –, dont le montant s’élève désormais à 1,3 milliard d’euros par an. « En cinq ans, l’État a pris aux HLM plus de 6 milliards d’euros, les privant ainsi de la capacité de produire 200 000 logements sociaux », résume Christophe Robert, délégué général de la FAP. Résultat, la production est passée de 124 000 logements avant la présidence d’Emmanuel Macron à un peu moins de 100 000 en 2021. Même la promesse gouvernementale de réaliser chaque année 40 000 Plai (prêts locatifs aidés d’intégration), la catégorie de HLM aux loyers les plus bas, n’a jamais été atteinte. Les bailleurs sociaux ont aussi été poussés à compenser la baisse des aides de l’État par la vente de logements, au risque de réduire encore un peu plus l’offre, déjà très insuffisante au regard des 2,2 millions de personnes en attente d’un HLM.

À long terme, ces réformes d’apparence technique sont une menace sur la nature même du logement social. La FAP alerte sur le risque que certains organismes, confrontés à un fort endettement et privés de l’aide de l’État, « cherchent à attirer d’avantage de capitaux privés, au risque d’une marchandisation ». Parallèlement, le gouvernement a promu le logement intermédiaire, dont les loyers ne sont accessibles qu’ « à des classes moyennes supérieures ». Seul geste en faveur des HLM et de la mixité sociale, le gouvernement a défendu la prolongation de la loi SRU, qui impose aux communes 25 % de logements sociaux.

3. Marché privé, une régulation à reculons

Le président n’a jamais caché son scepticisme face à la régulation du marché. Pour maîtriser les prix, il a préféré miser sur la hausse de l’offre. « Force est de constater que le “choc de l’offre” annoncé par le candidat Macron, qui devait libérer la construction et faire baisser les prix, n’a pas eu lieu. Sous l’effet des coupes budgétaires, le bâtiment a connu des années de baisse, accentuées avec la crise du Covid. Au final, la production s’est affaissée, la pénurie dans les zones tendues a perduré, et les prix de l’immobilier ont continué à grimper », analyse Christophe Robert. En cinq ans, les prix dans l’ancien ont augmenté de 23 %. Les loyers, eux, ont connu en dix ans une hausse de 50 %, quand les salaires restaient plafonnés.

Dans les grandes métropoles surtout, ces tarifs prohibitifs rendent le logement inaccessible pour toute une partie de la population. Face à ces hausses, le gouvernement a opté pour « une politique très timide d’encadrement des loyers », estime le délégué général de la FAP. La mesure a été autorisée par la loi Elan et devrait être prolongée dans la loi 3DS, mais à titre expérimental et pour les seules collectivités locales dont la demande a été acceptée par l’État. « L’application de la loi repose essentiellement sur les recours de locataires peu avertis et peu enclins à s’en saisir spontanément », constate le rapport. L’adoption de sanctions contre les bailleurs contrevenants, légalement possible, reste boudée par les préfectures. Ainsi, à Paris, où plus de 30 % des locations ne respectent pas les plafonds de l’encadrement, le préfet n’a infligé que dix amendes depuis 2018.

Le gouvernement Macron a fait preuve de la même timidité vis-à-vis des plateformes de locations saisonnières. Il  a autorisé les villes à encadrer la pratique, mais de manière limitée. Pis, le gouvernement, en créant le « bail mobilité », « s’est adonné à une forme de dumping réglementaire », estime la Fondation. Dans un contexte de rareté, ce contrat, d’une durée d’un à dix mois à destination des précaires, vient, comme airbnb, concurrencer les baux classiques et limiter encore le nombre de logements pérennes présents sur le marché.

4. Sans-logis : grands besoins et petits pas

S’il y a un point sur lequel Emmanuel Macron a pris des engagements, c’est celui de la lutte contre le sans-abrisme, avec notamment la mise en place du plan « logement d’abord », qui consiste à fournir un logement pérenne aux ménages à la rue ou en hébergement d’urgence. Mais, là aussi, le bilan est en demi-teinte. « À la fin de l’année 2022, à peu près 300 000 personnes seront passées de la rue au logement. Cela va dans le bon sens. Mais 300 000 personnes sont encore sans domicile », rappelle Manuel Domergue, directeur des études à la FAP. Des efforts ont cependant été faits : le nombre de places mobilisées dans le privé, via le système d’intermédiation locative, est passé de 5 000 à 40 000 ; davantage de pensions de famille ont été créées, même si seulement la moitié de l’objectif chiffré en début de quinquennat est atteinte ; quant à la part de HLM attribués à des SDF, elle est passée de 4 à 6 %.

Mais ces progrès sont court-circuités par d’autres choix politiques : baisse du nombre de HLM, refus d’allocations pour les moins de 25 ans, mais aussi expulsions locatives à répétition des habitants de lieux informels, absence de politique de prévention des expulsions, etc. Autant de points qui limitent l’impact de la stratégie du « logement d’abord », en faisant grossir les rangs des sans-domicile. Avec, pour résultat, une pression accrue sur le secteur, pourtant coûteux et parfois indigne, de l’hébergement d’urgence. Malgré la pérennisation des places (40 000 créées lors de la pandémie) par le gouvernement, ce dernier n’a toujours pas les moyens de résorber l’ensemble des demandes de mise à l’abri des personnes à la rue.

5. Une rénovation énergétique en trompe-l’œil

Là encore, les promesses étaient ambitieuses. Le président s’était engagé à rénover 500 000 logements et à éradiquer en dix ans les 5 millions de passoires thermiques. Mais, à l’heure où 12 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique, le gouvernement a préféré une politique d’affichage. Il a choisi « des dispositifs d’aides qui gonflent les chiffres du nombre de travaux enclenchés en ciblant de simples gestes de rénovation, peu efficaces s’ils restent isolés, au détriment de la performance à long terme », déplore la FAP.

12 millions de personnes sont en situation de précarité énergétique

Autre obstacle, les aides sont attribuées sans ciblage, et l’importance du reste à charge pour les ménages (39 % pour les très modestes et 56 % pour les modestes) rend ces travaux souvent inaccessibles. L’accompagnement et l’information, indispensables pour les bénéficiaires confrontés à des aides évolutives et à un secteur de la rénovation encore mal encadré et opaque, ne sont pas non plus à la hauteur. Selon une étude menée par la FAP, début 2021, 40 % des appels au réseau Faire, service public d’accompagnement à la rénovation énergétique, sont non décrochés, et 62 % ne permettent pas d’obtenir des avis adéquats dans les délais requis.

 

 


 

Ian Brossat :
« Le droit au logement est incompatible avec le marché »

Nadège Dubessay sur www.humanite.fr

Loyers, expulsions, rénovations… Le porte-parole du candidat communiste Fabien Roussel revient sur les mesures à mettre en place pour une politique favorable à tous.

Pourquoi, selon vous, ce thème est-il absent du débat présidentiel ?

Ian  Brossat, Adjoint à la mairie de Paris chargé du logement (PCF) Sans doute parce que les situations de logement varient beaucoup. Les problématiques ne se posent pas de la même manière selon que l’on vit dans une grande métropole ou à la campagne. Néanmoins, je suis convaincu que le logement a vocation à être l’un des grands sujets de cette élection présidentielle. Il pèse très lourd dans la crise du pouvoir d’achat à laquelle les classes populaires et les petites classes moyennes sont confrontées, et qui est la première préoccupation des familles. Et, s’il est exsangue, c’est notamment parce que le logement coûte de plus en plus cher. En 1984, les ménages y consacraient 17 % de leurs revenus, sous forme de crédit ou de loyer. Aujourd’hui, c’est 25 % et même 35 % pour 5,7 millions de Français. Cette part a augmenté de 44 % depuis quinze ans. Agir pour le pouvoir d’achat des familles, c’est donc agir sur le coût du logement, à l’achat ou au niveau des loyers. Cette question concerne la grande majorité de la population.

Quels seraient les grands axes pour loger tous les Français à un prix acceptable ?

Ian  Brossat Il y a d’abord besoin de mesures immédiates. Avec Fabien Roussel, nous proposons l’interdiction des saisies, des expulsions sans relogement et des coupures d’eau et d’énergie. Ensuite, il faut revaloriser les aides au logement avec des critères élargis. Le gouvernement actuel n’a cessé de les réduire. De manière plus structurelle, il est nécessaire d’agir sur le niveau des loyers dans toutes les grandes métropoles. Aujourd’hui, l’encadrement des loyers suite à la loi Elan ne s’applique que dans quelques-unes d’entre elles. Des contrôles doivent être systématiques, de même que des sanctions lorsque le propriétaire ne respecte pas l’encadrement. Nous réclamons également la construction de 200 000 logements sociaux par an, soit plus du double de ce qui se pratique actuellement, avec une loi SRU révisée. Toutes les communes en tension sur le plan du logement doivent avoir pour objectif 30 % de logements sociaux. Les maires qui refusent de construire doivent avoir des sanctions renforcées. À l’inverse, les aides pourraient être réévaluées pour les maires bâtisseurs.

Peut-on freiner la hausse des prix ?

Ian  Brossat Oui. D’abord en cessant de considérer que le marché est la solution à tous les maux. Et en remettant la puissance publique au cœur de tout. Le libre marché est incompatible avec le droit au logement pour tous. C’est l’explosion des prix et l’exclusion des classes populaires et moyennes de toutes nos métropoles.

Comment combiner le besoin de logements pour tous et les contraintes climatiques ?

Ian  Brossat En concevant une écologie populaire, sociale. Lorsqu’on investit massivement dans la rénovation énergétique des logements, on fait coup double en améliorant les conditions de vie des habitants et en agissant concrètement pour l’environnement. Nous proposons 10 milliards d’euros pour la rénovation de 700 000 logements afin de mettre fin aux passoires thermiques

 publié le 6 février 2022

Pierre Khalfa : « Il n’y aura pas de gauche ou d’écologie politique qui ne soit pas pluraliste »

Dans une tribune publiée dans Le Monde, l’économiste Pierre Khalfa accuse les organisateurs « d’utiliser l’aspiration légitime à l’unité des gauches et de l’écologie politique pour promouvoir un social-libéralisme repeint en vert en mettant Christiane Taubira en tête de gondole ». Il est l’invité de #LaMidinale.


 

  UNE MIDINALE À VOIR...https://youtu.be/xFJGBIqGgJc

 

 

  ET À LIRE...

Sur les résultats économiques de la France

« Les chiffres sont très largement en trompe-l’oeil. »
« Ce rebond est quasi mécanique après une récession qui a été extrêmement importante liée au Covid. »
« Le gouvernement a même annoncé que dans les années à venir, on va retomber sur des chiffres de croissance de ceux de l’avant Covid, c’est-à-dire assez faible. »
« Vu les politiques menées, on reviendra à une période où la demande globale était structurellement insuffisante et où on retrouvera les mêmes problèmes qu’auparavant en matière de chômage ou de pouvoir d’achat. »
« Le gouvernement a fait le job pour sauver l’économie capitaliste. »
« Le rebond est tout à fait provisoire. »

Sur la tribune économique initiée par la primaire populaire

« Ce qui est avancé ressemble très largement à une écologie de marché. »
« Il n’y a pas un mot sur les nécessaires réglementations publiques pour empêcher les externalités négatives. Les sanctions financières ne sont même pas évoquées. »
« Il faut obliger les entreprises à transformer leurs modes de fonctionnement et leur activité. »
« Les économistes, y compris ceux qui soutenaient la primaire populaire, n’ont pas été associés à la rédaction de cette tribune. »

Sur social-libéralisme vs gauche de transformation

« Je ne pense pas qu’il y ait deux gauches irréconciliables. »
« L’unité est un combat. »
« Il s’agit de savoir dans la gauche et l’écologie politique quelle est l’orientation qui sera dominante. Quelle sera celle qui imposera le cap. C’est ça l’enjeu actuel. »
« Le PS est à l’agonie. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place en France pour une orientation social-libérale peut-être un peu gauchie, verdie. »
« L’enjeu à gauche, c’est qui donne le cap. Ça ne veut pas dire que les gauches sont irréconciliables. »
« L’unité doit se faire sur un contenu. »
« L’écologie portée par Jadot n’est pas strictement une écologie social-libérale ou de marché. »
« L’électorat écologiste n’est pas un électorat pour une écologie social-libérale. »
« Il y a une nécessité de l’unité à gauche et dans l’écologie politique mais il faut que cette unité se fasse sur un contenu transformateur. »

Sur la social-démocratie

« Il faut faire une distinction entre la social-démocratie et le social-libéralisme : la social-démocratie était historiquement anti-libérale alors que le social-libéralisme accompagne la dynamique du capital. »
« Quand François Hollande dit qu’il est social-démocrate, c’est faux : c’est un social-libéral légèrement humaniste. »

Sur la Primaire populaire

« Ce qu’a fait la Primaire populaire est tout à fait positif : elle a fait entrer en mouvement des centaines de milliers de personnes. »
« Les moqueries [quant au mode de désignation à jugement majoritaire] sont hors de propos. L’avantage, c’est que cela permet d’avoir un jugement plus modéré et complet sur les différents candidats. Le désavantage, c’est que cela pousse vers la recherche du candidat ou de la candidate le ou la moins clivant-e. »
« Il n’y aura pas de gauche ou d’écologie politique qui ne soit pas pluraliste et qui n’accepte pas la diversité des points de vue. »
« Il faut qu’il y ait des courants mais qui travaillent ensemble. »

Sur l’après-2022

« La défaite est probable, pas obligatoire. »
« Il faut une recomposition de la gauche et des écologistes. Il faudra prendre des initiatives. »
« Nous sommes dans une situation caricaturale qui risque d’amener une défaite. »

 publié le 5 février 2022

En territoire ennemi

par Sébastien Fontenelle sur www.politis.fr

Bien sûr, on peut se raconter qu’on n’aurait jamais imaginé que Bolloré et ses séides fussent si peu fair-play.

Mélenchon n’est pas content. Au mois de septembre dernier, il avait déjà débattu, sur BFM TV, avec Éric Zemmour, candidat d’extrême droite, que cette reconnaissance de sa légitimité avait ravi. On allait voir ce qu’on allait voir, promettait le fan-club de « Méluche » : il allait ratiboiser son interlocuteur et plier tout le truc vite fait, bien fait. On a vu, en effet : dans les jours qui avaient suivi, Zemmour avait pris cinq points supplémentaires dans les sondages.

Fort de ce premier succès, Mélenchon a remis ça, en acceptant la semaine dernière de se laisser interroger pendant dix minutes par Zemmour, sur C8, chaîne du groupe Bolloré, et dans une émission animée par Cyril Hanouna. En territoire ennemi, donc – puisque les télés de Bolloré sont assez ostensiblement dédiées à la promotion de la droite réactionnaire en général et, depuis quelques mois, de Zemmour en particulier.

Et ce fut bien sûr – et comme prévu – terrible. À l’image de ce moment, particulièrement consternant, où Mélenchon a lancé à Zemmour, qui promet d’expulser toutes les immigré·es clandestin·es présent·es sur le territoire français : « Ce que vous savez, c’est que si vous voulez expulser un million de personnes, ça ne tient pas debout, parce que le temps de les capturer – pendant ce temps-là, évidemment, vous pensez que le reste de la délinquance va se tenir tranquille ? » (Attends, un raciste fanatique délire sur « les clandestins », et tu lui réponds que ce sont des délinquant·es ?)

Moyennant quoi, donc, Mélenchon n’est pas content et s’est fendu, au lendemain de ce si pénible happening, d’un billet de blog énervé, où il dénonce particulièrement le fait que cet échange s’est éternisé : « Quand une séquence qui devait durer vingt minutes avec Zemmour au lieu de dix par faveur de l’antenne dure, pour finir, une heure dix, on a du mal à ne pas avoir le sentiment de s’être fait manœuvrer. » Où il regrette, aussi, que C8 ait transformé « un grossier raciste en sujet politique à qui on sert une heure de télé en cadeau ». Et où il promet pour finir de « ne plus jamais accepter aucune émission sans garantie sérieuse d’équilibre, quitte à annuler une heure avant ou à quitter un plateau en cours de route ». Avant de conclure : « À bon entendeur, salut ! »

Et bien sûr, on peut toujours se raconter qu’on n’aurait jamais imaginé que Bolloré et ses séides fussent si peu fair-play. On peut se plaindre d’avoir été manœuvré quand on s’est laissé faire – sans se lever pour se casser. On peut faire mine de découvrir tout d’un coup des dispositifs télévisuels parfaitement connus depuis de longues décennies : pour plus de détails, réécouter ou relire Bourdieu. On peut promettre, jurer, cracher qu’on demandera, une prochaine fois, des « garanties sérieuses » à des baratineurs professionnels.

Ou alors on peut décider, une bonne fois pour toutes, de ne plus jamais se prêter, d’enthousiasme, en lui reconnaissant un statut d’interlocuteur légitime, au très dangereux et douteux petit jeu consistant – effectivement – à faire d’un grossier raciste un sujet politique.

 publié le 5 février 2022

Le naufrage de Macron
au Sahel

Thibault Jouan   sur https://lvsl.fr

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la clim », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré son impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahel : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaire aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité de s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.

ublié le 4 février 2022

L’apartheid d’Israël contre la population palestinienne : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité

sur le site www.amnesty.org

Les autorités israéliennes doivent rendre des comptes pour le crime d’apartheid commis contre la population palestinienne, a déclaré Amnesty International mardi 1er février dans un nouveau rapport accablant. L’enquête présente en détail le système d’oppression et de domination qu’Israël inflige au peuple palestinien partout où ce pays contrôle ses droits. Sont concernés les Palestiniens et Palestiniennes qui vivent en Israël et dans les territoires palestiniens occupés (TPO), ainsi que les réfugié·e·s déplacés dans d’autres pays.

Ce rapport complet et détaillé, intitulé L’apartheid d’Israël contre la population palestinienne : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité, montre que les saisies massives de biens fonciers et immobiliers palestiniens, les homicides illégaux, les transferts forcés, les restrictions draconiennes des déplacements, ainsi que le refus de nationalité et de citoyenneté opposé aux Palestinien·ne·s, sont autant de facteurs constitutifs d’un système qui peut être qualifié d’apartheid en vertu du droit international. Ce système est perpétué par des violations qui, d’après les conclusions d’Amnesty International, constituent le crime contre l’humanité d’apartheid tel qu’il est défini dans le Statut de Rome et la Convention sur l’apartheid.

Amnesty International appelle la Cour pénale internationale (CPI) à considérer la qualification de crime d’apartheid dans le cadre de son enquête actuelle dans les TPO et appelle tous les États à exercer la compétence universelle afin de traduire en justice les personnes responsables de crimes d’apartheid.

Notre rapport révèle la véritable ampleur du régime d’apartheid d’Israël. Que ce soit dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est, à Hébron ou en Israël, la population palestinienne est traitée comme un groupe racial inférieur et elle est systématiquement privée de ses droits. Nous avons conclu que les politiques cruelles de ségrégation, de dépossession et d’exclusion mises en œuvre par Israël dans tous les territoires sous son contrôle constituent clairement un apartheid. La communauté internationale a le devoir d’agir.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International

« Absolument rien ne justifie un système reposant sur l’oppression raciste institutionnalisée et prolongée de millions de personnes. L’apartheid n’a pas sa place dans notre monde et les États qui choisissent d’être complaisants avec Israël se trouveront du mauvais côté de l’Histoire. Les gouvernements qui continuent à livrer des armes à Israël et à lui éviter l’obligation de rendre des comptes à l’ONU soutiennent un système d’apartheid, sapent la législation internationale et exacerbent les souffrances du peuple palestinien. La communauté internationale doit reconnaître la réalité de l’apartheid imposé par Israël et étudier les nombreuses pistes judiciaires qui restent honteusement inexplorées. »

Les conclusions d’Amnesty International s’appuient sur les travaux de plus en plus fournis d’ONG palestiniennes, israéliennes et internationales, qui analysent de plus en plus souvent la situation en Israël et/ou dans les TPO sous l’angle de la qualification d’apartheid.

Identification de l’apartheid

Un système d’apartheid est un régime institutionnalisé d’oppression et de domination mis en œuvre par un groupe racial sur un autre. C’est une grave atteinte aux droits humains qui est interdite dans le droit public international. Les recherches et l’analyse juridique approfondies menées par Amnesty International, en concertation avec des experts externes, démontrent qu’Israël impose un tel système à la population palestinienne au moyen de lois, politiques et pratiques qui perpétuent leur traitement discriminatoire cruel et prolongé.

Dans le droit pénal international, des actes illicites précis, commis dans le cadre d’un système d’oppression et de domination avec l’intention de l’entretenir, sont constitutifs du crime contre l’humanité d’apartheid. Ces actes sont détaillés dans la Convention sur l’apartheid et le Statut de Rome, et il s’agit notamment des homicides illégaux, de la torture, des transferts forcés et de la privation de droits et libertés fondamentaux.

Amnesty International a fait état d’actes interdits par la Convention sur l’apartheid et le Statut de Rome dans tous les territoires sous le contrôle d’Israël, quoiqu’ils soient plus fréquents et violents dans les TPO qu’en Israël. Les autorités israéliennes imposent de nombreuses mesures qui privent délibérément la population palestinienne de ses droits et libertés fondamentaux : notamment des restrictions draconiennes des déplacements dans les TPO, un sous-investissement discriminatoire chronique dans les communautés palestiniennes d’Israël, et une entrave au droit de retour des réfugié·e·s. Le rapport fait aussi état de transferts forcés, de détentions administratives, d’actes de torture et d’homicides illégaux, à la fois en Israël et dans les TPO.

Amnesty International a conclu que ces actes s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque systématique et généralisée contre la population palestinienne, et qu’ils étaient commis avec l’intention d’entretenir un système d’oppression et de domination. Par conséquent, ils constituent le crime contre l’humanité d’apartheid.

L’homicide illégal de manifestant·e·s palestiniens est sans doute l’exemple le plus flagrant du recours des autorités israéliennes à des actes illicites pour maintenir le statu quo. En 2018, des Palestinien·ne·s de la bande de Gaza ont commencé à organiser des manifestations hebdomadaires le long de la frontière avec Israël, pour revendiquer le droit au retour des réfugié·e·s et exiger la fin du blocus. Avant même le début des manifestations, des hauts responsables israéliens ont averti que tout Palestinien s’approchant du mur serait visé par des tirs. À la fin de l’année 2019, les forces israéliennes avaient tué 214 civils, dont 46 enfants.

Compte tenu des homicides illégaux systématiques de Palestinien·ne·s dont fait état son rapport, Amnesty International appelle aussi le Conseil de sécurité de l’ONU à imposer à Israël un embargo strict sur l’armement. Cette mesure doit englober toutes les armes et munitions, ainsi que les équipements de maintien de l’ordre, au vu des milliers de civils palestiniens tués illégalement par les forces israéliennes. Le Conseil de sécurité doit par ailleurs imposer des sanctions ciblées, comme le gel d’actifs, aux responsables israéliens les plus impliqués dans le crime d’apartheid.

La population palestinienne est considérée comme une menace démographique

Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à optimiser son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs et juives israéliens. En 1967, Israël a étendu cette politique à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Actuellement, tous les territoires sous le contrôle d’Israël restent administrés dans le but de favoriser les juifs et juives israéliens aux dépens de la population palestinienne, tandis que les réfugié·e·s palestiniens continuent d’être exclus.

Amnesty International reconnaît que les personnes juives, tout comme les personnes palestiniennes, font valoir un droit à l’autodétermination et l’organisation ne conteste pas la volonté d’Israël d’être une terre d’accueil pour les juifs. De la même manière, l’organisation n’estime pas que la qualification d’« État juif » employée par Israël indique l’intention d’opprimer et de dominer.

Toutefois, le rapport d’Amnesty International montre que les gouvernements israéliens successifs ont assimilé la population palestinienne à une menace démographique et imposé des mesures pour contrôler et réduire leur présence et leur accès aux terres en Israël et dans les TPO. Ces objectifs démographiques sont visibles dans les plans officiels de « judaïsation » de certaines zones en Israël et en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, des plans qui exposent des milliers de Palestinien·ne·s au risque de transfert forcé.

Oppression sans frontière

Les guerres de 1947-1949 et 1967, le régime militaire actuel d’Israël dans les TPO, et la création de régimes juridiques et administratifs distincts au sein du territoire ont isolé les communautés palestiniennes et les ont séparées de la population juive israélienne. La population palestinienne a été fragmentée géographiquement et politiquement, et elle vit divers degrés de discrimination selon son statut et son lieu de résidence.

Les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël ont actuellement plus de droits et libertés que leurs homologues des TPO, et le quotidien des Palestinien·ne·s est par ailleurs très différent s’ils vivent dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie. Les recherches d’Amnesty International montrent néanmoins que l’ensemble de la population palestinienne est soumise à un seul et même système. Le traitement des Palestinien·ne·s par Israël dans tous les territoires répond au même objectif : privilégier les juifs et juives israéliens dans la répartition des terres et ressources, et minimiser la présence de la population palestinienne et son accès aux terres.

Amnesty International démontre que les autorités israéliennes traitent les Palestinien·ne·s comme un groupe racial inférieur défini par son statut arabe non-juif. Cette discrimination raciale est ancrée dans des lois qui affectent les Palestinien·ne·s partout en Israël et dans les TPO.

Par exemple, les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël sont privés de nationalité, ce qui crée une différenciation juridique entre eux et la population juive israélienne. En Cisjordanie et dans la bande de Gaza, où Israël contrôle les services de l’état civil depuis 1967, les Palestinien·ne·s n’ont aucune citoyenneté et la majorité d’entre eux est considérée apatride, et doit par conséquent solliciter des papiers d’identité auprès de l’armée israélienne pour vivre et travailler dans les territoires.

Les réfugié·e·s palestiniens et leurs descendant·e·s, qui ont été déplacés lors des conflits de 1947-1949 et 1967, restent privés du droit de revenir dans leur ancien lieu de résidence. Cette exclusion des réfugié·e·s imposée par Israël est une violation flagrante du droit international et elle abandonne des millions de personnes à une incertitude permanente liée à leur déplacement forcé.

À Jérusalem-Est, annexée par Israël, la population palestinienne a la résidence permanente et non la citoyenneté, et ce statut n’a de permanent que son nom. Depuis 1967, la résidence permanente de plus de 14 000 Palestinien·ne·s a été révoquée à la discrétion du ministère de l’Intérieur, ce qui entraîne leur transfert forcé en dehors de la ville.

Citoyens de seconde zone

Les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël, qui représentent environ 19 % de la population, sont confrontés à de nombreuses formes de discrimination institutionnalisée. En 2018, la discrimination contre la population palestinienne a été inscrite dans une loi constitutionnelle qui, pour la première fois, définissait Israël comme étant exclusivement « l’État-nation du peuple juif ». Cette loi encourage également la construction de colonies juives et retire à l’arabe son statut de langue officielle.

Le rapport montre que la population palestinienne est concrètement dans l’impossibilité de signer des baux sur 80 % des terres publiques israéliennes, en raison de saisies foncières racistes et d’un éventail de lois discriminatoires en matière de répartition des terrains, de planification et de découpage du territoire.

La situation dans le Néguev/Naqab, dans le sud d’Israël, illustre parfaitement la façon dont les politiques israéliennes relatives à l’aménagement du territoire et à la construction excluent délibérément la population palestinienne. Depuis 1948, les autorités israéliennes ont adopté plusieurs lignes de conduite visant à « judaïser » le Néguev/Naqab, notamment en créant de grandes réserves naturelles et zones militaires de tir, et en fixant l’objectif d’y développer la population juive. Ces politiques ont eu des conséquences dramatiques pour les dizaines de milliers de Bédouins palestiniens qui vivent dans la région.

Trente-cinq villages bédouins, où vivent environ 68 000 personnes, sont actuellement « non-reconnus » par Israël, c’est-à-dire qu’ils sont coupés des réseaux d’eau et d’électricité nationaux, et ils subissent régulièrement des démolitions. Comme ces villages n’ont aucune existence officielle, leurs habitants subissent aussi des restrictions en matière de participation politique et ils n’ont pas accès aux soins et à la scolarisation. Ces conditions ont contraint nombre de ces personnes à quitter leur logement et leur village, ce qui constitue un transfert forcé.

Après des décennies de traitement délibérément inégal, les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël se trouvent systématiquement désavantagés sur le plan économique par rapport à la population juive israélienne. Cet état de fait est exacerbé par la répartition manifestement discriminatoire des ressources publiques : par exemple, seul 1,7 % du plan de relance de l’État adopté à la suite du COVID-19 a été affecté aux autorités locales palestiniennes.

Dépossession

Cette dépossession et le déplacement des Palestinien·ne·s hors de chez eux constituent un pilier central du système d’apartheid israélien. Depuis sa création, l’État israélien a mis en œuvre à grande échelle des saisies foncières cruelles contre la population palestinienne, et continue d’imposer un grand nombre de lois et politiques pour l’enfermer dans de petites enclaves. Depuis 1948, Israël a démoli des centaines de milliers de logements et de bâtiments palestiniens dans toutes les zones relevant de sa juridiction et de son contrôle effectif.

Comme dans le Néguev/Naqab, la population palestinienne de Jérusalem-Est et de la Zone C dans les TPO vit sous le contrôle total d’Israël. Les autorités refusent d’accorder des permis de construire aux Palestinien·ne·s dans ces territoires, ce qui les force à bâtir des structures illégales qui sont démolies à maintes reprises.

Dans les TPO, l’expansion permanente des colonies israéliennes illégales exacerbe la situation. La construction de ces colonies dans les TPO est une politique publique depuis 1967. Actuellement, des colonies sont implantées sur 10 % de la Cisjordanie et environ 38 % des terres palestiniennes à Jérusalem-Est ont été expropriées entre 1967 et 2017.

Les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est sont fréquemment la cible d’organisations de colons qui, avec le soutien total du gouvernement israélien, s’emploient à déplacer des familles palestiniennes et à attribuer leur logement à des colons. L’un de ces quartiers, Cheikh Jarrah, est le siège de manifestations fréquentes depuis mai 2021, car des familles luttent pour protéger leur habitation contre la menace d’un procès intenté par des colons.

Restriction draconienne des déplacements

Depuis le milieu des années 1990, les autorités israéliennes ont imposé des limites de plus en strictes aux déplacements de la population palestinienne dans les TPO. Un réseau de postes de contrôle militaires, de barrages routiers, de clôtures et d’autres structures contrôle la circulation des Palestinien·ne·s dans les TPO, et limite leurs allées et venues en Israël ou à l’étranger.

Une clôture de 700 km, qu’Israël continue de prolonger, a isolé les communautés palestiniennes à l’intérieur de « zones militaires », et les Palestinien·ne·s doivent obtenir plusieurs autorisations spéciales à chaque fois qu’ils veulent entrer ou sortir de chez eux. Dans la bande de Gaza, plus de deux millions de Palestinien·ne·s subissent un blocus d’Israël qui a provoqué une crise humanitaire. Il est quasi impossible pour les habitants de la bande de Gaza de se rendre à l’étranger ou ailleurs dans les TPO, et ils sont de fait isolés du reste du monde.

Pour les Palestinien·ne·s, les difficultés liées aux déplacements dans les TPO, mais aussi aux entrées et sorties de ces territoires, leur rappellent constamment leur impuissance. Chacun de leur déplacement est soumis à la validation de l’armée israélienne, et les tâches quotidiennes les plus anodines nécessitent de braver un éventail de violentes mesures de contrôle
Agnès Callamard

« Le système des permis dans les TPO est emblématique de la discrimination éhontée d’Israël contre la population palestinienne. Les Palestinien·ne·s sont prisonniers d’un blocus, coincés pendant des heures aux postes de contrôle ou dans l’attente d’une énième autorisation, mais les citoyens et colons israéliens sont libres de circuler à leur guise. »

Amnesty International a examiné chacune des justifications relatives à la sécurité qu’Israël fait valoir pour infliger ce traitement à la population palestinienne. Ce rapport montre que, si certaines politiques d’Israël ont été conçues pour répondre à des préoccupations légitimes en matière de sécurité, elles ont été mises en œuvre de manière extrêmement disproportionnée et discriminatoire, ce qui est contraire au droit international. D’autres politiques n’ont absolument aucun fondement raisonnable en matière de sécurité et découlent clairement de la volonté d’opprimer et de dominer.

Pour aller de l’avant

Amnesty International liste des recommandations nombreuses et précises sur la manière, pour les autorités israéliennes, de démanteler le système d’apartheid et la discrimination, la ségrégation et l’oppression qui l’entretiennent.

L’organisation demande qu’il soit tout d’abord mis fin à la pratique brutale des démolitions de logements et des expulsions forcées. Israël doit accorder l’égalité des droits à l’ensemble des Palestinien·ne·s en Israël et dans les TPO, conformément aux principes du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. Le pays doit reconnaître le droit des réfugié·e·s palestiniens et de leurs descendants à rentrer sur les lieux où eux ou leurs familles vivaient autrefois, et doit accorder des réparations complètes aux victimes d’atteintes aux droits humains et de crimes contre l’humanité.

L’ampleur et la gravité des violations recensées dans le rapport d’Amnesty International exigent un changement drastique de la position de la communauté internationale vis-à-vis de la crise des droits humains qui se déroule en Israël et dans les TPO.

Tous les États peuvent exercer la compétence universelle quand des personnes sont raisonnablement soupçonnées de commettre le crime d’apartheid tel qu’il est défini dans le droit international, et les États signataires de la Convention sur l’apartheid ont l’obligation de le faire.

La réaction internationale face à l’apartheid ne doit plus se cantonner à des condamnations génériques et à des faux-fuyants. Il faut nous en prendre aux racines du système, sans quoi les populations palestiniennes et israéliennes resteront piégées dans le cycle sans fin des violences qui a anéanti tant de vies.
Agnès Callamard

« Israël doit démanteler le système d’apartheid et traiter les Palestinien·ne·s comme des êtres humains, en leur accordant l’égalité des droits et la dignité. Tant que ce ne sera pas le cas, la paix et la sécurité resteront hors de portée des populations israéliennes et palestiniennes. »


 


 


 

Dénoncer l’apartheid israélien n’est pas de l’antisémitisme

René Backmann sur www.mediapart.fr

Accusés par un rapport d’Amnesty international de pratiquer une politique d’apartheid à l’égard des Palestiniens, les dirigeants israéliens ont réagi en accusant l’ONG d’antisémitisme. Quand comprendront-ils que cet argument est épuisé et que, s’ils ne veulent plus être accusés de ségrégation raciale, le meilleur moyen est de changer de politique ?

Amnesty International a publié mardi un rapport qui accuse Israël de commettre le crime d’apartheid à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie, de la bande de Gaza et d’Israël. Rédigé au terme de cinq mois d’enquêtes de terrain, de recherches, d’investigations, d’interviews, et après la consultation de plusieurs dizaines d’experts, chercheurs, acteurs et témoins divers, israéliens, palestiniens et étrangers, ce document de 280 pages, qui s’appuie aussi sur l’étude de 34 situations précises jugées « emblématiques », est sans appel. Oui, Israël pratique une politique d’apartheid.

Les auteurs du rapport, qui dénoncent « l’inaction de la communauté internationale » et « l’impunité dont bénéficie Israël depuis plus de sept décennies », constatent que « les autorités israéliennes traitent les Palestiniens comme un groupe racial inférieur, défini par son non-judaïsme », notamment depuis l’adoption de la loi de 2018 définissant Israël comme « l’État-nation du peuple juif ».

Depuis la fragilité du statut de résident à Jérusalem jusqu’à la pratique de la torture par le Shin Bet (service de sécurité intérieure israélienne), en passant par les arrestations et détentions sans mandat ou les consignes de tir pour tuer ou provoquer des blessures graves, les manifestations de cette discrimination sont innombrables et permanentes, affirme le document.


 

Pour Amnesty, la quasi-totalité des administrations civiles et des autorités militaires israéliennes, ainsi que les institutions gouvernementales sont impliquées dans l’imposition du système d’apartheid aux Palestiniens. Et cela quelle que soit la définition que l’on choisisse du crime d’apartheid.

Rigoureusement documentée et adossée à une analyse juridique implacable, cette accusation est encombrante pour les dirigeants israéliens d’aujourd’hui qui cherchent à faire oublier le climat de tension des années Netanyahou. Mais ce n’est pas une nouveauté, encore moins une surprise.

Série de rapports

Depuis deux ans, quatre autres études au moins, tout aussi rigoureuses que celle d’Amnesty, ont affirmé et démontré que le crime d’apartheid est commis par Israël. En juin 2020, l’ONG israélienne Yesh Din (« Il y a une justice ») a publié sous le titre « L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le crime d’apartheid : avis juridique » l’étude d’un groupe d’experts – avocats, magistrats (dont un ancien procureur de l’État), politologues – chargés d’établir si, au regard du droit, Israël pouvait être accusé de perpétrer le crime d’apartheid.

Composante majeure, à leurs yeux, de la situation d’apartheid, la présence, dans le même espace géographique, de deux groupes nationaux, dont l’un a un statut inférieur, l’autre dominant, est évidente en Cisjordanie où coexistent des Juifs israéliens et des Palestiniens. Les seconds constituant 86 % de la population totale.

Mais à « la domination et l’oppression » de l’occupation militaire, s’ajoute, relevaient-ils, la présence d’une importante population de colons. Ce qui, indiscutablement, constitue « un élément du crime d’apartheid ».

« C’est une constatation difficile à faire, avouait le rédacteur du rapport, l’avocat Michael Sfard, mais la conclusion de cet avis est que le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Les auteurs du crime sont israéliens et les victimes sont les Palestiniens. L’annexion rampante qui se poursuit, sans parler de l’annexion officielle d’une partie de la Cisjordanie, par une législation qui y appliquerait la loi et l’administration d’Israël, est un amalgame des deux régimes. Ce qui pourrait renforcer l’accusation, déjà entendue, selon laquelle le crime d’apartheid n’est pas commis seulement en Cisjordanie. Et que le régime israélien dans sa totalité est un régime d’apartheid. Qu’Israël est un État d’apartheid. C’est lamentable et honteux. Et même si tous les Israéliens ne sont pas coupables de ce crime, nous en sommes tous responsables. C’est le devoir de tous et de chacun d’agir résolument pour mettre un terme à la perpétration de ce crime. »

Sept mois plus tard, en janvier 2021, B’Tselem, le centre israélien d’information sur les droits humains dans les territoires occupés, confirmait le constat dans un document dont le titre était éloquent : « Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est l’apartheid ». Diviser, séparer, régner : ainsi pouvait se résumer, selon B’Tselem, la stratégie conçue et appliquée par Israël pour imposer son autorité sur la totalité de son « espace géographique ».

Ici, constataient les auteurs de l’étude, « les citoyens juifs vivent comme si la région entière était un espace unique (à l’exception de la bande de Gaza). La Ligne verte ne signifie à peu près rien pour eux : qu’ils vivent à l’ouest, à l’intérieur du territoire souverain d’Israël, ou à l’est, dans des colonies qui ne sont pas formellement annexées à Israël, cela n’a pas d’importance pour leurs droits ou leur statut.

L’endroit où les Palestiniens vivent, en revanche, est crucial. Le régime israélien a divisé la zone en plusieurs unités qu’il définit et gouverne différemment, accordant aux Palestiniens des droits différents dans chacune. La division n’est pertinente que pour les Palestiniens. L’espace géographique, qui est d’un seul tenant pour les Juifs, est une mosaïque fragmentée pour les Palestiniens ». Et à cette séparation territoriale s’ajoute donc, aggravant encore la discrimination infligée aux Palestiniens, un système complexe de lois, de règles, d’ordres, de consignes, d’usages, qui fait d’eux des citoyens de seconde classe.

Mécanisme de la colonisation

C’est B’Tselem encore, associé à une autre ONG israélienne, Kerem Navot, spécialiste de l’étude du développement de la colonisation dans les territoires occupés, qui a publié, trois mois après le document précédent, un rapport démontant le mécanisme de la colonisation, instrument majeur de la stratégie d’apartheid adoptée par Israël. Après avoir identifié et analysé les multiples incitations fiscales et financières offertes aux Israéliens pour les inviter à s’installer dans les colonies des territoires occupés et les entraves, tout aussi nombreuses, imposées aux Palestiniens pour les dissuader d’y rester, le document estime que « la politique de colonisation est une expression claire du régime israélien d’apartheid qui recourt à de multiples moyens pour promouvoir et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre groupe – les Palestiniens – dans toute la région qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée ».

« Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution ». C’est sous ce titre, enfin, qu’une autre ONG internationale, Human Rights Watch, a publié en avril 2021 un long rapport de 220 pages qui étudie en détail les conditions de vie, le statut juridique et civique des Palestiniens, ainsi que la stratégie utilisée par Israël pour maintenir sa domination. Il concluait « que le gouvernement israélien a démontré son intention de maintenir la domination des Israéliens juifs sur les Palestiniens à travers Israël et le territoire palestinien occupé ». « En Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, cette intention s’est accompagnée d’une oppression systématique des Palestiniens et d’actes inhumains commis à leur encontre. Lorsque ces trois éléments sont présents simultanément, ils constituent le crime d’apartheid. »

Qu’aujourd’hui un rapport de plus dénonce Israël comme un État pratiquant l’apartheid, voire comme un État d’apartheid, n’a donc rien d’étonnant. C’est désormais un fait admis par les familiers impartiaux du dossier. Ce qui est étonnant, c’est la réaction du gouvernement israélien. Car, comme l’écrit le quotidien Haaretz, Israël a apporté une « réponse hystérique », digne des pires heures de la paranoïa nationaliste de Netanyahou, à la publication du document d’Amnesty.

D’abord en déclenchant, avant même que le rapport soit rendu public, un contre-feu de communication qui a abouti à l’effet inverse de celui qui était recherché. Car l’offensive diplomatique et médiatique massive, ordonnée par le premier ministre israélien Naftali Bennett et son ministre des affaires étrangères – et futur successeur – Yaïr Lapid, a attiré l’attention sur un document qui, sans cela, aurait connu le sort infiniment plus discret de ses prédécesseurs.

D’autre part, en ressortant de la boîte à outils de « Bibi » un vieil argument désormais très émoussé : l’accusation d’antisémitisme. Qui peut encore croire – mis à part chez les partisans aveugles de la droite nationaliste israélienne –, que les dirigeants israéliens de Yesh Din, de B’Tselem, ou de Kerem Navot sont des antisémites ? Qu’un homme comme Avraham Burg, ancien président de la Knesset, de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste mondiale, qui dénonce le « statut inférieur » assigné désormais aux Palestiniens, est un antisémite ? Que les responsables et militants d’Amnesty international ou de Human Rights Watch sont des antisémites ?

Combien de temps, combien de rapports d’ONG faudra-t-il aux dirigeants israéliens pour comprendre que, s’ils ne veulent plus être accusés de pratiquer une politique de ségrégation raciale, le meilleur moyen n’est pas de dénoncer l’antisémitisme de leurs procureurs, mais de changer de politique ?

publié le 4 février 2022

Jacques Généreux :
« Il faut prendre au sérieux
la connerie économique néolibérale »

Lisandru Laban-Giuliani sur https://lvsl.fr/j

La science économique contemporaine est dominée par une théorie néolibérale hégémonique qui laisse peu de places aux approches alternatives, alors même qu’elle n’a pas su prédire, entre autres, la crise de 2008. Comment expliquer la survivance de cette théorie inadaptée et dangereuse ? Est-ce la preuve que les idées économiques ne sont que des discours légitimant la domination d’une classe sur une autre ? Ou bien peut-on imaginer que tous les promoteurs de ce paradigme s’entêtent dans leurs erreurs, envers et contre toutes les données empiriques ? Jacques Généreux, économiste et maître de conférence à Sciences Po Paris, invite à considérer sérieusement l’hypothèse de la bêtise dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir (Seuil, octobre 2021, 19.00 € TTC, 304 pages). Entretien réalisé par Lisandru Laban-Giuliani.

LVSL – Au fil de vos essais, une de vos lignes directrices a été d’argumenter patiemment et méthodiquement contre les théories néoclassiques et néolibérales qui dominent le monde académique et les politiques publiques. Pour quelles raisons ces théories peuvent-elles être très sérieusement qualifiées d’âneries, de bêtises voire de conneries économiques ?

J.G. Pour faire simple : tous les postulats fondamentaux de la science économique néoclassique, puis néolibérale, enseignée dans les grands départements d’économie sont faux. La psychologie sociale et cognitive ainsi que l’économie comportementale l’ont démontré, il n’y a plus de doute là-dessus. Les gens ne sont pas des calculateurs rationnels comme le prétendent ces théories dominantes mais des êtres sociaux avec des interactions subjectives. Or, les émotions humaines n’existent pas dans la micro-économie néoclassique.

Puisque les postulats de départ sont faux, les conclusions sont nécessairement viciées. Toutes les politiques économiques qui s’en inspirent, autour de l’idée de marché auto-régulé, ne fonctionnent pas. Et pour cause : ces marchés n’existent même pas. Dans l’économie réelle, il n’y a pas de « marché » où se rencontrent l’offre et la demande pour établir un prix d’équilibre à chaque seconde. Un tel fonctionnement n’existe que sur les marchés financiers. Mais, manque de chance pour la théorie des marchés efficients, il se trouve que là où les marchés financiers fonctionnent librement, des catastrophes s’ensuivent. L’auto-régulation est un déséquilibre automatique permanent. Le problème est que la logique de ce marché financier a colonisé depuis une trentaine d’années toute une série de biens qui autrefois n’étaient pas financiarisés. Dans cette jungle financière, vous pouvez spéculer sur la valeur future d’un silo de grains, et donc affamer les gens en le stockant plutôt que de le mettre sur le marché. C’est une folie.

La théorie est fausse, ses postulats sont faux, ses conclusions sont contredites à chaque fois par la réalité. Ca fait longtemps qu’on le sait. À ce niveau, on peut parler de connerie pour désigner une bêtise entêtée. Tout le monde peut se tromper, avoir un modèle qui est faux et mettre du temps à s’en apercevoir. Mais quand toutes les preuves sont là…

LVSL – Votre objectif avec ce nouvel essai, Quand la connerie économique prend le pouvoir, était donc de comprendre pourquoi ces théories demeurent en vigueur bien qu’ayant fait la preuve de leur inadéquation ?

J.G. En effet. Je veux d’abord préciser qu’il n’y a aucune vulgarité dans cet ouvrage, même si le titre pourrait le laisser croire. La connerie est un sujet sérieux, de plus en plus étudié en sciences sociales [1]. Ce terme issu d’un langage populaire me semblait le seul à même d’exprimer l’encroutage dans l’erreur permanente, bien plus qu’une simple bêtise. La connerie économique a deux sens : à la fois cette bêtise de la science économique mainstream et la colonisation des logiques économiques à toutes les sphères sociales, logique de compétition qui nous rend idiots.
Ce livre ne traite pas directement de théorie économique ou d’économie politique, même s’il en est question en tant qu’instruments de l’analyse. C’est plutôt un livre de sociologie, d’anthropologie, de psychologie sociale et politique, portant sur la croyance en des théories économiques.

Mon premier but est de montrer l’importance des questions d’intelligence et de connerie. Mon second est de comprendre comment toute une génération d’élites politiques, médiatiques, intellectuelles, diplômées des meilleures universités, parfois agrégées, parfois même Prix Nobel, peuvent croire à des théories dont on sait scientifiquement et rigoureusement qu’elles sont fausses. Il y a là un vrai mystère.

La réponse facile d’une certaine partie de la pensée critique a été de nier l’irrationalité des élites, en disant qu’ils ne croyaient pas en des absurdités mais en leurs intérêts. Dans cette approche, ces élites seraient prêtes à défendre leurs théories, tout en sachant qu’elles sont fausses, pour maintenir la domination de leur classe. C’est sans doute vrai pour un certain nombre de cyniques égoïstes qui se fichent de la communauté, de la nation, des gens, du monde. Mais on ne peut suivre l’hypothèse que tout le monde est un salaud. La psychologie et l’anthropologie nous enseignent qu’en règle générale, les gens ne sont pas des salauds. Les gens croient à ce qu’ils font, ils adhèrent véritablement aux idées de leurs partis politiques. On peut croire vraiment à des bêtises. C’est le sujet de mon analyse.

« Comment une génération entière d’élites peut-elle croire à des théories rigoureusement fausses ? »

LVSL – Vous exposez une série de biais cognitifs à l’origine de notre propension à la bêtise. Lorsque la psychologie est mobilisée pour éclairer les phénomènes sociaux, comme les croyances en des théories économiques erronées, un risque existe d’évacuer par ce fait les déterminants historiques et les rapports de force sociaux qui se cachent derrière ledit phénomène. Explications psychologiques et historiques sont-elles compatibles ?

J. G. Elles sont absolument compatibles. En m’appuyant sur les travaux de la psychologie, je montre comment notre fonctionnement intellectuel n’est pas fait pour aller spontanément vers la rationalité et la vérité. Nous avons une inclination à la bêtise. Mais mon but n’est pas de dire que tout peut s’expliquer par des biais cognitifs ! Cela effacerait les phénomènes historiques et sociaux. Bien au contraire. Pour intégrer les forces sociales dynamiques à l’analyse historique, il ne faut pas avoir la même conception de l’être humain qu’ont les néolibéraux qui réduisent les gens à des machines rationnelles ! Il faut assumer d’ouvrir la boîte noire du cerveau. Les théories néo-classiques ignorent la psychologie et l’anthropologie. Ce serait grotesque de reproduire leur erreur. La pensée critique ne peut se contenter de faire une histoire des forces dynamiques matérielles en oubliant que ces forces matérielles incluent des intelligences humaines dont il faut connaître les fonctionnements et dysfonctionnements. D’ailleurs, ceux qui invoquent Marx pour mépriser le rôle des idées dans l’histoire se fourvoient. Dans les écrits de Marx et Engels, les idées font partie de la réalité humaine matérielle et doivent être prises au sérieux.

En résumé, je cherche dans ce livre à comprendre comment des évolutions de rapports sociaux, de structures, de systèmes économiques, ont plus ou moins tendance à favoriser l’intelligence ou son contraire.

LVSL – Quelles sont donc les conditions sociales et historiques qui ont rendu possible cette « connerie économique » depuis les années 1980 ?

J.G. Depuis la généralisation planétaire d’une logique capitaliste ultra-libérale, plusieurs transformations ont détruit les éléments qui favorisent l’intelligence. La logique de la compétition étendue à tous les domaines de la vie sociale est la cause de cette épidémie de bêtise.

La psychologie sociale nous montre que notre cerveau est fait spontanément pour chercher la survie, la réussite dans la compétition sociale, raisonner pour montrer aux autres que nous avons toujours raison. Autant de biais cognitifs qui nous inclinent à penser de travers. Mais ces défauts peuvent devenir utiles dans certains cadres sociaux. La discussion entre des individus soutenant des idées contradictoires peut mener à des découvertes collectives d’une vérité et d’un intérêt commun. Cela vient du fait que nous sommes très doués pour découvrir les erreurs des autres. Les discussions apaisées entre des gens qui n’ont pas entre eux une rivalité de pouvoir peuvent conduire à une intelligence collective. Dès lors que nous sommes en situation de rivalité, de compétition, le cerveau primitif prend le dessus : on agit comme une proie menacée, on est dans la réaction immédiate et émotive. En un mot, la rivalité rend stupide.

« La rivalité, généralisée par la logique néolibérale, rend stupide. »

Sur le plan des rapports de force sociaux, les actionnaires prennent le dessus avec la généralisation d’un capitalisme actionnarial débridé à partir des années 1980. Dès lors, ils ont tout pouvoir d’organiser la société selon leurs vues et d’imposer partout la logique de la compétition, entre les individus, entre les régions, entre les pays. Là est le mal. La connerie économique n’a pas pris le pouvoir à cause d’une défaillance du cerveau humain. Elle prend le pouvoir à partir d’une évolution des rapports de force dans les années 1980, lorsque ceux qui ont intérêt à ré-instaurer le pouvoir du capital, battu en brèche pendant une trentaine d’années, y parviennent. Ils imposent que tout ce qui était à l’abri de la compétition rentre sur le marché, prétendument efficace. Les services publics sont soumis à la concurrence, la santé est propulsée dans une logique concurrentielle, les hôpitaux doivent suivre le modèle managérial des entreprises privées… La compétition s’infiltre partout et partout elle produit la bêtise.

LVSL – Paradoxalement, le champ scientifique, qui devrait être en mesure de contourner ce que vous appelez le biais « méta-égocentrique » en confrontant les différentes thèses à l’examen critique des pairs, n’est pas épargné par cette épidémie. Comment l’expliquez-vous ?

J.G. Précisément à cause de cette compétition pour les postes qui a envahi le monde universitaire au détriment de la recherche scientifique. La logique du publish or perish qui contraint les chercheurs à publier un certain nombre d’articles chaque année est parfaitement absurde. Einstein n’a écrit que trois ou quatre articles importants. Ce système ne valorise pas du tout la qualité des recherches et de l’enseignement. Les chercheurs sont évalués selon la quantité d’articles publiés par année et la qualité des revues. Or, en économie, les bonnes revues qui apportent beaucoup de « points » sont de grandes revues américaines ou anglo-saxonnes, toutes mainstream. Ces revues sont fermées à toute sorte de pensée qui oserait critiquer les fondements du modèle théorique orthodoxe.

LVSL – Une des thèses centrales de votre essai est que le slogan de « président des riches » ne sied pas à Emmanuel Macron. Vous estimez qu’il cherche sincèrement à faire le bien de la société dans son ensemble, même si au final ses politiques servent les plus favorisés. Comment en arrivez-vous à ce diagnostic ? Pourquoi n’est-ce pas le « président des riches » mais le « roi des imbéciles » ?

J.G. Quand je dis que Macron n’est pas le président des riches, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas une politique pro-riche. Inutile de revenir là-dessus, c’est une évidence. La politique d’Emmanuel Macron est la caricature d’une politique favorable aux riches. « Président des riches » peut être à la rigueur un slogan pour dénoncer sa politique. Mais si c’est une analyse, si la thèse est de dire qu’il fait délibérément une politique au service de sa classe dont il tire son pouvoir, alors cette expression est incorrecte. Cela sous-entendrait qu’il a été élu par ces riches et qu’il travaille consciemment à leurs intérêts. Or, la sociologie de son électorat met en évidence qu’il n’est pas élu par les riches [2]. La majorité de son électorat est issu d’une classe moyenne voire populaire et de professions intermédiaires. Les cadres supérieurs, qui gagnent plus de 3000€ par mois, votent préférentiellement pour le candidat de la droite. Il n’est pas le candidat préféré des riches, il n’a pas été élu par eux. Dès lors, on peut réfléchir aux raisons de sa politique. Je ne crois pas aux procès d’intentions. Il est stupide de prêter à Emmanuel Macron une intention fondamentalement malveillante vis-à-vis des plus pauvres. Il faut se pencher sur ce qu’il a dit. Je me suis intéressé à ses écrits publiés avant de rentrer en politique.

« Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale stupide qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. »

Son cap n’a jamais changé, malgré ses discours pendant le premier confinement. Il est fondamentalement convaincu des bien-fondés de ce que l’on appelle la politique de l’offre : il y aurait trop d’entraves à l’initiative individuelle, à l’investissement privé, trop d’assistance qui nuirait à l’incitation au travail, trop de secteurs où la concurrence est insuffisante… Il n’a jamais dévié de cette doctrine néolibérale, malgré les changements de court-terme pour sauver l’économie quand tout était à l’arrêt. On sait très bien que ces politiques ne fonctionnent pas : même l’OCDE et le FMI reconnaissent que la baisse des charges patronales, la libéralisation du licenciement, entre autres, n’ont aucun effet sur le chômage et la croissance. Si Emmanuel Macron était un malveillant cynique qui voulait se maintenir au pouvoir coûte que coûte, il aurait accepté le rapport de force, plutôt que l’entêtement idéologique ! Un opportuniste n’a pas d’idéologie. Mais lui a refusé tous les rapports de force. Rien ne le fait céder ! Aux Gilets Jaunes, il a lâché des miettes, pour qu’on ne remette pas en cause sa logique et son idéologie. S’il voulait uniquement s’assurer d’être réélu, il accepterait peut-être de faire des réformes plus agréables pour la population.

J’essaie de montrer dans ce livre qu’il est un véritable idéologue qui se croit investi d’une mission : réussir à mettre en place les réformes néolibérales pour faire la prospérité du pays. Il veut être reconnu pour avoir eu le courage de mener ses réformes impopulaires qu’il estime salutaires. Ce n’est pas le président des riches mais le représentant d’une idéologie néolibérale qui croit sincèrement être dans l’intérêt public. Il faut aussi comprendre que l’on n’est pas président tout seul, on ne gouverne pas tout seul. Il y a beaucoup de gens qui le soutiennent en croyant véritablement à cette politique de l’offre. On ne peut pas faire l’hypothèse que tous les élus de La République en Marche soutiennent cette idéologie par intérêt individuel. D’ailleurs il y a très peu de grands patrons parmi ces élus. Il en va de même des journalistes et commentateurs favorables à sa politique : ils croient en son bien-fondé. Il faut prendre au sérieux le fait que la plupart des professeurs d’économie, la plupart des journalistes, des militants, croient fondamentalement à cette politique de l’offre. Donc, ils croient à des bêtises. D’où l’importance d’étudier la bêtise.

LVSL – Sur le plan du combat idéologique, comment mener efficacement la bataille culturelle dès lors que les adversaires ont des œillères cognitives telles que vous les décrivez ?

J.G. Je n’ai pas de recettes toutes faites. Mon approche est très gramscienne, dans une certaine mesure. Comme Gramsci, je me sens à ce moment de l’histoire où l’on a toutes les raisons d’être pessimiste, étant donnés tous les pièges systémiques qui bloquent notre société dans une direction. Nous ne sommes pas privés de moyens. Le problème est celui de la gestion de l’abondance. En dépit du fait que les moyens soient disponibles et connus, il y a des blocages sociaux, culturels, politiques, qui empêchent la mise en œuvre de ces solutions. Au niveau même de la lutte politique qui devrait permettre la conquête d’un pouvoir pour changer, les choses sont bloquées. Malheureusement, je n’ai pas d’exemple en tête de société bloquée ou dans une impasse qui s’en serait sortie par la délibération, la discussion rationnelle. C’est uniquement à l’occasion d’une grande crise, d’une catastrophe, d’une guerre, que peuvent s’opérer des changements de cap suffisamment radicaux, pour le pire ou le meilleur. La situation est gramscienne dans le sens où l’on voit bien les éléments de blocage alors que la solution est là. On sait comment faire la transition écologique. On sait comment trouver du travail pour tout le monde. On n’a pas besoin pour cela d’abolir les libertés économiques, de tout planifier. On peut garder la liberté, et même l’essentiel de la liberté économique. Non seulement cela est su, mais c’est également voulu par la plupart des gens.

Cette situation de blocage est évidente. Pour autant il ne faut pas désespérer dans l’action. Cela n’empêche pas de dénoncer et de se battre. C’est pour cela que je me suis longuement engagé en politique. Le travail de l’intellectuel n’est pas seulement de faire le diagnostic de ce blocage. Ma position méthodologique, et non politique !, n’est plus de se demander ce que l’on va faire maintenant, mais de poser la question des échecs passés : pourquoi, après des chocs qui ont produit des amorces de changement, n’a-t-on pas continué sur cette voie ? Pourquoi ces basculements qui nous replongent dans des impasses d’où seul un choc pourra nous tirer ? A mon sens, lorsque ce moment arrivera, lorsque les circonstances historiques seront réunies, il faudra s’occuper de deux problèmes fondamentaux pour empêcher la répétition des erreurs passées : les institutions et la bêtise.

« Il faudra assurer l’éducation à l’intelligence d’un peuple de citoyens et fonder des institutions pour lui donner les clés la décision politique. »

Sur le plan institutionnel, il faudra admettre que la délibération collective des citoyens est bien plus efficace que la compétition entre partis. Face à un problème donné, les citoyens comprennent qu’il faut faire des arbitrages, trouver des moyens de répartir les coûts, concilier des intérêts en apparence incompatibles… Je cite les résultats de conférences de citoyens qui ont été consultées depuis une trentaine d’années en Europe, dans lesquelles des gens de classes, d’âges et de préférences politiques très différents passent du temps ensemble à enquêter, à s’informer, à débattre et à émettre des avis sensés, de manière presque consensuelle. Nous avons fondamentalement la capacité à accéder à cette forme d’intelligence collective quand on est dans ce cadre social où la seule compétition est une émulation commune pour trouver la vérité. Le but n’est pas de battre l’autre, puisqu’il n’y a rien à gagner, mais de coopérer pour atteindre une vérité. Une telle démocratie aurait sans doute des défauts. Mais jamais autant que notre système actuel qui aboutit à l’enfermement pendant 40 ans dans des politiques absurdes, dans l’inaction et dans le sentiment anti-politique nourrissant la bêtise.

La démocratie délibérative n’a jamais été vue comme une priorité au moment des crises qui ont découlé sur des transformations économiques, comme après la seconde guerre mondiale. A gauche aussi on a trop ignoré l’importance des institutions dans la préservation des bonnes politiques. Cela découle parfois d’une mauvaise lecture de Marx qui ramène tout à la lutte des classes. Il y a longtemps eu une sorte de mépris pour la réflexion institutionnelle. C’est pourtant une priorité fondamentale. Il faut profiter des moments révolutionnaires pour instaurer des institutions durables et intelligentes.

Pourtant, même avec un système qui remet la délibération collective au cœur du système de décisions, on n’est pas à l’abri de la connerie économique. Il faut enseigner aux gens à débattre, à discuter. Pour que les citoyens délibèrent, il faut qu’ils comprennent la politique, l’économie, la psychologie humaine, la société. Il faut qu’ils aient appris très tôt à discuter, à écouter l’autre, à argumenter intelligemment. Il faut qu’ils aient été sensibilisés à leurs biais cognitifs. C’est ainsi que l’on forme un peuple citoyen. Le goût de la vérité et de la discussion argumentée sont des priorités. Se concentrer sur ces deux priorités est le seul moyen de garantir qu’après une transition vers un modèle économique plus vertueux, une nouvelle génération ne vienne saccager tous les acquis antérieurs.

Notes :

[1] Voir par exemple Marmion, J. et al. (2018). Psychologie de la connerie. Éditions Sciences Humaines.

[2] Martial Foucault, « Un vote de classe éclaté », L’enquête électorale française : comprendre 2017. Sciences Po-Cevipof. mars 2017. Ou encore : Ipsos, « 1er tour. Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes ». Avril 2017.

publié le 3 février 2022

PCF-Medef : quels choix pour le prochain quinquennat ?

sur www.humanite.fr

Face à face. L’un veut s’attaquer au coût du capital, l’autre au coût du travail. Pour l’Humanité, Fabien Roussel, le candidat du PCF, et Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, ont accepté de débattre de leurs propositions pour la présidentielle.

Partage des richesses, fiscalité, protection sociale, réindustrialisation, temps de travail, écologie… Le candidat communiste à la présidentielle, Fabien Roussel, et le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, ont accepté de confronter une heure durant leur vision de la société et des grands enjeux des élections de 2022.

Crises sanitaire, sociale et économique… Les deux dernières années ont été marquées par une série de chocs. 2022 doit-elle être l’occasion de changer notre modèle économique  ?

Geoffroy Roux de Bézieux Après les arrêts de production et les dispositifs mis en place, le résultat, à la surprise de tous, est que nous avons davantage de gens employés, plus d’entreprises et moins de faillites que prévu. Désormais, la transition écologique est la mère de toutes les batailles. Pour produire avec moins d’émissions de gaz à effet de serre, jusqu’à l’objectif de neutralité en 2050, nous avons deux solutions : moins consommer – une toute petite minorité défend cette ligne – ou parvenir, grâce à la technologie, à produire la même quantité de biens en émettant moins de CO2. La transition ­écologique réclame des efforts massifs d’investissement dont une partie doit être planifiée avec l’État. Cela va peut-être surprendre, mais le mot planification ne me fait pas peur, car nous avons besoin d’une vision à dix, vingt, trente ans.

Fabien Roussel Relever le défi climatique est encore possible dans la décennie qui vient. Mais cela nécessite des transformations profondes de nos modes de consommation et de production. Je veux relocaliser l’industrie pour éviter les émissions carbone importées, produire ici en Europe, en France ce dont nous avons besoin. Sur un marché de 450 millions d’habitants, nous avons de quoi faire quand même. Le deuxième enjeu fondamental est de pouvoir se passer des énergies fossiles au plus vite. Nous devons donc investir dans une production d’électricité décarbonée, le nucléaire. C’est indispensable pour réindustrialiser le pays. Car le prix de l’électricité a triplé, celui du gaz a quintuplé : c’est un poids énorme sur les charges réelles des entreprises. Mais il ne suffit pas d’investir, il faut créer une filière de formation, du CAP au diplôme d’ingénieur.

Comment atteindre cet objectif de relocalisation
qui a été évoqué ?

Fabien Roussel Pour y parvenir, il faut commencer par rompre avec la logique de rentabilité à tout prix poursuivie par les grands groupes. La France est encore une fois championne d’Europe de distribution de dividendes. Ce modèle économique a failli. Ce capitalisme n’a pas répondu aux attentes sociales et a épuisé la planète. En Europe, 90 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté alors que les traités européens nous avaient promis la prospérité. Il faut mettre fin à la course sans fin aux profits et fixer des objectifs sociaux et environnementaux aux entreprises, à l’économie.

Geoffroy Roux de Bézieux Je ne crois pas à un retour du protectionnisme. On ne produira pas à 100 % en Europe pour de nombreuses raisons, notamment le modèle de protection sociale. Mais on peut imaginer une rerégionalisation des chaînes de valeur. Certains proposent de sortir du capitalisme, mais, vu de la fenêtre du Medef, il s’agit de trouver un modèle de capitalisme européen qui combine liberté entrepreneuriale, croissance et protection sociale face au capitalisme « ultralibéral » américain et au capitalisme dirigiste chinois.

Fabien Roussel À propos de ce modèle, vous avez estimé que « c’est celui qui paie qui décide »

Geoffroy Roux de Bézieux Je ne suis pas contre la présence dans le conseil d’administration des entreprises cotées de salariés, mais, à la fin des fins, il faut du capital et c’est donc celui qui le détient qui décide.

Fabien Roussel C’est injuste. D’abord, l’État paie lui aussi.

Geoffroy Roux de Bézieux Il prélève d’abord…

Fabien Roussel Je pourrais lister les 70 milliards d’exonérations de cotisation annuelle dont bénéficient les entreprises ou encore les diverses niches et autres crédits d’impôts… Mais les salariés participent eux aussi, ils ne donnent pas de sous mais produisent les richesses par leur force de travail. Ils ont le droit à la décision. Le changement de modèle économique, c’est ça : passer d’une logique de profit à des critères sociaux, environnementaux décidés ensemble. Il est par exemple scandaleux que des groupes comme Orpea et Korian remplissent leurs objectifs de rentabilité sur le dos de nos parents, de nos grands-parents et de leurs salariés.

Les entreprises du CAC 40 ont réalisé des profits record en 2021 et augmenté les dividendes. De quoi accroître encore les plus grands patrimoines. Faut-il revoir la fiscalité des entreprises et des particuliers pour lutter contre les inégalités ?

Geoffroy Roux de Bézieux Au Medef, nous ne sommes pas pour faire de la France un paradis fiscal parce qu’on a besoin de services publics, d’éducation, de police, de justice, d’armée… D’ailleurs, on soutient la position de l’OCDE d’un impôt minimal. On veut faire la course avec les mêmes armes que les autres. Malheureusement, les prélèvements plus élevés que chez nos voisins, notamment sur les entreprises industrielles, expliquent en partie les délocalisations.

Fabien Roussel Je conteste cela car, s’il fallait comparer, il faudrait compter tout ce que les salariés sont obligés de payer ailleurs pour avoir un vrai système de protection sociale, une bonne retraite, une bonne couverture santé… Ces quinze dernières années, la fiscalité sur le capital n’a cessé de baisser. À tel point que la première ressource du budget de l’État, c’est la TVA, qui est profondément injuste. Je défends aussi l’idée d’un prélèvement de 100 milliards sur les 358 000 foyers qui avaient, selon le dernier rapport dont nous disposons sur l’ISF, un patrimoine taxable de 1 028 milliards d’euros en 2017. Il leur resterait tout de même 900 milliards.

Geoffroy Roux de Bézieux Mais tous les ans ? Donc, au bout de dix ans, il n’y a plus rien…

Fabien Roussel Mais ces patrimoines augmentent régulièrement. Et depuis 2017 ils ont dû s’envoler, vu la baisse de la fiscalité dont ces foyers ont bénéficié. C’est une injustice énorme. D’ailleurs, elle a aussi été réduite pour les bénéfices des grandes entreprises, passant 31 % à 27 % et bientôt à 25 %, mais pas pour les plus petites. Or, ce sont ces grands groupes qui dégagent les marges les plus importantes, tout en faisant parfois des choix économiques durs pour le pays. Comme Renault ou Peugeot, qui ont choisi de délocaliser la Dacia Spring et la C5 en Chine. On doit non seulement revoir la fiscalité mais y attacher des critères pour relocaliser.

Geoffroy Roux de Bézieux On peut trouver injuste que telle personne gagne beaucoup. Mais vous confondez morale et efficacité. La fiscalité est un outil d’efficacité, pas de moralisation. Augmenter l’impôt sur le capital comme d’ailleurs sur les transmissions aurait une conséquence simple. La seule manière de les acquitter serait de vendre l’entreprise. Car 95 % des entreprises ne sont pas cotées et relèvent d’un actionnariat familial. Posséder 20 % d’une société, c’est être riche virtuellement. Malheureusement, toutes ces PME à vendre ne seront vraisemblablement pas rachetées par des actionnaires français mais par des fonds de pension anglo-saxons. Les centres de décision quitteront la France et l’emploi risque de disparaître petit à petit. Mais vous allez détruire le capitalisme familial, qui, lui, est patient et raisonne à long terme sur son territoire.

Fabien Roussel Mais la fiscalité actuelle sur les entreprises est tout sauf juste. Les petits, soit les 520 000 TPE, paient gros. Les gros paient très petit grâce à des bataillons de fiscalistes experts en évasion fiscale. Vous proposez une nouvelle baisse des impôts de production. Sur les 10 milliards d’impôts de production déjà supprimés pour les deux années en cours, deux tiers profitent aux 9 000 grandes entreprises et entreprises à taille intermédiaire.

Geoffroy Roux de Bézieux C’est logique puisque l’impôt sur la production est calculé sur le chiffre d’affaires.

Fabien Roussel Ces grandes entreprises n’ont pas besoin de cet argent. Elles le redistribuent d’ailleurs en dividendes.

Geoffroy Roux de Bézieux Nous avons besoin de grandes entreprises et d’ETI (entreprise de taille intermédiaire – NDLR) conquérantes. Et le dividende, c’est le loyer de l’argent. En moyenne, le CAC 40 verse un rendement de 2,8 % par action, soit à peu près la même chose que dans l’immobilier. Sans dividendes, les actionnaires partent investir ailleurs, chez les concurrents, dans des fonds de pension.

Qu’en est-il du financement de la protection sociale ? Comment voyez-vous l’évolution de notre système de retraite ?

Geoffroy Roux de Bézieux En 1945, nous avons fait le choix collectif d’un système par répartition où les actifs paient pour les retraités. À l’époque, 6 actifs cotisaient pour un retraité. Aujourd’hui, on est autour de 1,7. On a donc besoin de travailler plus longtemps. Une autre solution serait de créer trois millions d’emplois. On peut aussi augmenter les cotisations. Mais, comme le niveau des prélèvements en France est parmi les plus élevés d’Europe, nous aurons un problème de compétitivité avec nos voisins européens. Votre proposition d’augmenter le Smic brut à 1 800 euros pose le même problème. Qui peut être contre ? Sauf que, derrière, les coûts des entreprises vont augmenter. Les gens achèteront donc les produits moins chers de nos voisins européens ou iront moins au restaurant car le coût de la main-d’œuvre représente 60 % du coût de l’addition.

Fabien Roussel Je suis pour le bonheur tout au long de la vie ! À l’école, pendant les études grâce à un revenu étudiant, au travail et après le travail. Un homme est mort dans un entrepôt de logistique où il occupait l’un des postes les plus pénibles. Il avait 63 ans. À cet âge, on ne doit plus être obligé de travailler par nécessité. Je souhaite qu’à 60 ans celles et ceux qui le veulent puissent partir en retraite et profiter de la vie, être actifs pour un tas d’autres choses. C’est une richesse pour la société. Et ainsi 1,2 million de jeunes pourront entrer dans la vie active. Vous-même l’avez dit : avoir une politique de création d’emplois peut aussi nous permettre de disposer d’un modèle à l’équilibre. Pas des emplois de plateforme, d’autoentrepreneur, mais des emplois avec des cotisations et de la protection. La hausse des salaires est aussi indispensable. Ce sont des cotisations en plus, qu’il faudra en outre légèrement augmenter.

Geoffroy Roux de Bézieux Comment faites-vous face à une entreprise allemande qui n’a pas à subir les augmentations de ses coûts de production, de la taxation du capital et l’augmentation du Smic à 1 500 euros net que vous proposez ? Ce système ne marche pas. À moins de fermer les frontières à l’intérieur de l’Europe, ce qui n’est pas votre volonté.

Fabien Roussel Voilà pourquoi nous voulons que l’État accompagne les entreprises en leur donnant accès à des prêts garantis à taux négatif pour diminuer le coût du capital. Avec des critères précis de hausse des salaires, d’embauches, de formation, de localisation de l’activité. Les prêts garantis mis en place depuis 2020, c’est 160 milliards. Nous, nous mettons 200 milliards d’euros, et avec 20 milliards de plus, ajoutés par l’État, pour instaurer les taux négatifs. Si on joue sur tous les tableaux, avec la diminution du coût de l’énergie et la nationalisation d’une des grandes compagnies d’assurances afin de faire baisser les cotisations, il est possible d’accompagner le monde économique pour créer de l’activité.

Geoffroy Roux de Bézieux Selon la dernière enquête en date, 70 % des salariés français sont heureux dans leur travail. Convenez-vous que le travail est un facteur ­d’épanouissement, de fierté, d’intégration ? Et expliquez-moi donc pourquoi vous voulez réduire le temps de ­travail à 32 heures ?

Fabien Roussel On doit pouvoir trouver du bonheur en allant au travail. Les salariés doivent pouvoir travailler avec les chefs d’entreprise à de meilleures conditions de travail pour permettre à chacun d’être heureux. Mais dans les entreprises de métallurgie de ma région, les salariés travaillent debout avec des machines, sept heures par jour, avec seulement deux fois vingt minutes de pause. Qu’ils puissent travailler un peu moins pour profiter plus de la vie relève du bon sens. Sur les 32 heures, prenons le temps d’avancer secteur par secteur et en fonction de la pénibilité.

publié le 3 février 2022

Jean-Luc Mélenchon est-il mieux parti en 2022 qu'en 2017 ?

par Anthony Berthelier sur www.mediapart.fr

Le plus dur est à venir pour le candidat insoumis qui se présente à l'élection présidentielle pour la troisième fois.

Rien ne sert de courir, il faut partir à point”, disait celui qui s’est élancé le premier, à gauche, un an et demi avant l’échéance. Depuis cet événement réussi, l’animal, censé incarner la constance, la persévérance ou, ici, l’expérience se retrouve sur les réseaux sociaux. Il s’invite dans les pseudos de certains cadres de la France insoumise ou accompagne les partages de sondages positifs (pas les autres). 

Jean-Luc Mélenchon, qui rassemble ses troupes ce jeudi soir à Tours, peut avoir plusieurs raisons de se satisfaire de ce début de campagne, malgré la division de la gauche et une courbe d’intentions de vote bloquée, pour l’instant, autour des 10%. Et d’espérer pour la suite? C’est une autre histoire.

Ce que disent les sondages

Si l’on met de côté le nouvel institut “Cluster 17”, devenu référence pour les partisans de l’Avenir en commun, puisqu’il mesure systématiquement leur candidat 3 points au-dessus des autres sondeurs, Jean-Luc Mélenchon se situe dans la fourchette basse de son étiage de février 2017 (entre 9 et 12%).

À une différence notable près: celui qui avait annoncé se dédoubler en hologramme avait atteint la barre des 15% à plusieurs reprises en janvier 2017, avant la primaire socialiste. Il en est loin aujourd’hui. 

Cinq ans plus tard, malgré ce score moindre, et l’absence de dynamique, le candidat insoumis domine la concurrence. Et ce depuis plusieurs mois comme le montre notre compilateur ci-dessous. Il est, au regard des intentions de vote les plus récentes, le mieux placé de son camp, quatre points devant Yannick Jadot (5%) et plus de cinq devant Christiane Taubira (4,5%), Fabien Roussel (3%) et Anne Hidalgo (3%). Ce qui n’était pas le cas pour la précédente course présidentielle.

Car début février 2017, le chantre de la VIe République était systématiquement dépassé dans les enquêtes d’opinion par un Benoît Hamon au sommet de sa forme (15-17%) après sa victoire à la primaire.

Les courbes ne se sont croisées qu’à la mi-mars, avant une percée fulgurante de Jean-Luc Mélenchon qui l’amènera aux portes du second tour. La voie paraît donc plus dégagée aujourd’hui pour le chef de file des insoumis... grâce, avant tout, à la faiblesse de ses différents concurrents. Le total des intentions de vote créditées à la gauche dans son ensemble est même à un niveau historiquement bas.

Peut-il bénéficier du vote utile ?

Dans ce contexte, le réservoir de voix paraît bien réduit pour quiconque veut s’approcher d’un second tour dont le ticket d’accession est à l’heure actuelle fixé autour des 16-17%.

Surtout, pour bénéficier d’un vote utile, induit par sa pole position, Jean-Luc Mélenchon va devoir relever plusieurs défis. Mobiliser les abstentionnistes et les “dégoutés” des urnes en est un. S’imposer aux yeux des électeurs comme le candidat “naturel” de son camp, malgré une relative solitude sur le plan politique, en est un autre. En d’autres termes: Il faudra bouger les lignes, comme il avait su le faire en 2017 après les débats du premier tour face à Benoît Hamon notamment. 

Une tâche rendue d’autant plus difficile aujourd’hui par son image un peu abimée et sa tendance à se perdre, parfois, dans le relais de théories fumeuses. Il a dernièrement critiqué un institut de sondage en laissant entendre qu’il était dirigé par “le beau-fils du président”. Une fake news en vogue sur les réseaux sociaux, que le candidat insoumis finira par retirer de son compte Twitter quelques minutes après l’avoir publié.

Des excès que le tribun justifie par son “caractère méditerranéen” en appelant les électeurs à passer au dessus, comme lors de son discours de rentrée à Valence. “Vous autres, vous êtes là, à regarder et à dire ‘ça ne me convient pas, Mélenchon il parle trop fort ou pas assez, on m’a dit qu’il était ceci ou cela, cela ne me convient pas’”, ironisait le député, fin août, pour qui ces débats: “ne comptent pas”. “Je suis comme je suis, ce qui compte, c’est le programme.”

L’union populaire, mais avec qui ?

Suffisant pour convaincre? Sans doute pas pour les différents partis politiques de gauche, à l’heure où rien n’indique que certains feront le choix de se désister pour sa candidature, malgré sa position dans les sondages. Peu importe, pour les Insoumis. Eux, veulent faire le rassemblement par la base. C’est en tout cas le leitmotiv de l’Union populaire et de son “parlement”. Une instance de campagne qui doit attirer des personnalités issues de la société civile, ou d’autres formations politiques, dans le giron LFI. 

Pour l’instant, les prises restent modestes. Outre Thomas Portes, l’ancien porte-parole de Sandrine Rousseau, Aymeric Caron, le journaliste militant de la cause animale, Aurélie Trouvé, ex-dirigeante de l’ONG Attac, Jean-Luc Mélenchon n’a pas encore reçu de soutien “ronflant”. On pourrait également citer l’ancienne candidate de la Primaire populaire Anna Agueb-Porterie ou le député communiste Sébastien Jumel qui ont, eux aussi, rejoint la cause. 

Mais un élu ne fait pas le parti et encore moins les électeurs. Et le PCF, qui l’avait soutenu lors des deux dernières présidentielles, finira sans doute par manquer à la candidature insoumise dans cette course rabotée de plusieurs semaines par rapport à la campagne présidentielle de 2017.

Si Fabien Roussel, qui a justifié cette aventure solitaire, entre autres, par les “excès” de son ancien camarade, ne récolte ne serait-ce que 3% des suffrages, il privera Jean-Luc Mélenchon de bien plus que les fameuses 600.000 voix manquantes en 2017.

publié le 2 février 2022

Nouvelle grève des travailleurs sociaux :
« il va falloir revenir, encore et encore
»

Maïa Courtois sur https://rapportsdeforce.fr/

À nouveau, les travailleurs sociaux (handicap, grand âge, protection de l’enfance…) étaient en grève nationale, ce 1er février. Dans la foulée de leur mobilisation inédite du 7 décembre, ce rendez-vous visait à maintenir la pression. Et pour cause : une Conférence nationale des métiers de l’accompagnement social et médico-social se tiendra mi-février. Or, les pistes envisagées par le gouvernement, loin de répondre aux attentes des salariés, soulèvent leurs inquiétudes.

« Il va falloir revenir, encore et encore et encore » martèle Noureddine, d’une voix forte amplifiée par un haut-parleur. Éducateur de rue en Seine-Saint-Denis, exerçant dans la prévention spécialisée, ce salarié n’en est pas à sa première manifestation. Il était au rendez-vous toutes les fois où une grève nationale des travailleurs sociaux a été lancée : le 11 et le 27 janvier ; ou encore le 7 décembre. Ce jour-là, « c’était du jamais vu », se souvient-il. Entre 55 000 et 80 000 manifestants avaient défilé partout en France.

Ce 1er février, seules 6 000 personnes, selon les estimations syndicales, composent le cortège parisien. D’après les premières remontées de terrain, on dénombrait aussi 1500 manifestants à Nantes, 600 à Nîmes, 450 à Poitiers, 700 à Grenoble… Une mobilisation « moindre que le 7 décembre, mais toujours pêchue », commente Ramon Vila, secrétaire fédéral SUD Santé Sociaux.

L’appel à la grève nationale a de nouveau été porté par l’ensemble des syndicats de salariés du secteur (Sud, CGT, FO, CNT…), et des collectifs de travailleurs sociaux. Les accords du Ségur, signés à l’été 2020, ont laissé de côté des branches entières de professionnels, créant des différences de traitement au sein d’un même établissement. Depuis, les travailleurs sociaux descendent régulièrement dans la rue pour exiger, entre autres, la revalorisation de leurs salaires.

 Une grève des travailleurs sociaux qui « ne s’essouffle pas »

 Au milieu du cortège, Violette, éducatrice depuis douze ans dans le secteur du handicap, rappelle pourtant à quel point il est difficile de faire grève. D’une part, cela a des conséquences sur les fins de mois, alors que les bas salaires sont légion. Surtout, cela signifie rompre l’accompagnement. « C’est compliqué de demander aux familles de récupérer les personnes chez elles », souligne-t-elle. Elle et ses collègues sont venues à la manifestation parce qu’une réunion était prévue cet après-midi. L’impact sur le fonctionnement de leur structure est donc moindre.

Elles s’étaient aussi arrangées pour être là le 7 décembre. En douze ans, « c’est la première fois qu’il y a autant de manifestations à si peu d’intervalles. C’est bon signe, ça ne s’essoufle pas » positive Violette.

Si le mouvement reste dynamique, malgré la difficulté de se mobiliser, c’est aussi parce que la colère ne retombe pas face à l’absence de réponse gouvernementale. Depuis l’été 2020, aucun cadre de négociation réel n’a été ouvert par le ministère des Solidarités et de la Santé. Sollicité, celui-ci n’a pas, pour l’heure, répondu à nos questions.

 Une campagne de recrutement observée avec méfiance

 Quelques avancées émergent cependant en ce début d’année. Le 4 janvier, une circulaire interministérielle, adressée aux préfets, directions départementales de l’emploi et agences régionales de santé, a lancé une campagne de recrutement. Le sanitaire, le grand âge et le handicap sont les secteurs concernés. Dès février, une campagne de communication doit être menée auprès du grand public.

Marthe, cheffe de service dans un centre d’activité de jour pour adultes en situation de handicap, confirme faire face à des difficultés de recrutement « inédites ». Elle travaille depuis huit ans dans le secteur. « Nos métiers intéressent moins, parce qu’ils ne sont pas valorisés. Ni au niveau des salaires, ni au niveau de la protection dans notre travail », regrette-t-elle. Dans sa structure, par exemple, cela fait deux mois qu’un poste est à pourvoir.

Mais la cheffe de service n’est pas convaincue, a priori, par cette campagne de recrutement. « S’il s’agit d’ouvrir à un maximum de monde, il faut savoir qu’on en a plein, des gens qui postulent alors qu’ils viennent de boulots éloignés de notre secteur et n’ont pas les diplômes… On se retrouve, parfois, à devoir les recruter », soupire-t-elle.

 Conférence nationale des métiers : « je ne me fais pas d’illusions » 

 Le gouvernement a aussi fixé un rendez-vous important, en ce premier trimestre 2022 : la Conférence nationale des métiers de l’accompagnement social et médico-social. Plusieurs fois repoussée, elle se tiendra le 18 février.

Teddy et Alicia, salariés au sein d’un foyer de vie pour personnes en situation de handicap, n’en attendent pas grand-chose. « Les politiques n’ont même pas connaissance de nos métiers, de nos établissements : foyers de vie, maisons d’accueil spécialisées, foyers d’accueil médicalisés… On part de zéro ! » estime Alicia. Le manque de reconnaissance, ancré depuis des années, laisse peu d’espoir à ces professionnels. « On a tellement été maltraités que je ne me fais pas d’illusions », résume Teddy. D’après lui, « on reste mis de côté, parce que les personnes que l’on accompagne sont déjà mises au ban de la société ».

Mobiliser les personnes accompagnées, ainsi que leurs familles, pourrait changer le rapport de forces aux yeux d’Alicia. « Ce sont les premières personnes concernées. Si elles se mobilisent davantage avec nous, on serait plus entendus ». Teddy, lui, aimerait que les responsables politiques visitent davantage les établissements sociaux et médico-sociaux. La méconnaissance de leurs métiers, de même que le manque de médiatisation de leurs luttes, est décrié par tous les travailleurs sociaux rencontrés ce 1er février.

 L’inquiétude grandit autour de la refonte des conventions collectives

 Obtenir l’extension de la prime Ségur (183 euros net par mois) à de nouveaux secteurs reste, pour ces manifestants, un horizon possible. L’enjeu sera au coeur de la conférence nationale du 18 février. Des pistes de revalorisation salariale seront aussi décortiquées dans un rapport commandé à l’Inspection générale des affaires sociales.

Mais au fil de ces derniers mois, un « deal » se dessine. Revaloriser les salaires, pourquoi pas… À condition de réformer en profondeur les conventions collectives. Une position de plus en plus assumée le gouvernement, en particulier depuis la mission Laforcade initiée fin 2020.

La fusion des deux conventions collectives principales du médico-social, la 51 et la 66, sont à l’ordre du jour. En tête du cortège parisien, Florence Pik, membre de la commission de mobilisation du travail social Île-de-France, appelle au micro ses collègues à la vigilance. Cette refonte aura pour objectif de « casser nos droits, casser nos congés », selon cette éducatrice spécialisée. « Ce serait catastrophique qu’ils nous abaissent les petits acquis sociaux que l’on a, autour des congés et des RTT… Et qui sont ridicules par rapport à d’autres secteurs », déplore Alicia.

 Maintenir une dynamique nationale et locale

 Peu satisfaits des perspectives qui se présentent à eux, les travailleurs sociaux entendent donc maintenir la pression. Teddy et Alicia se sentent encore l’énergie de participer aux grèves nationales, tant qu’il le faudra. « Jusqu’au bout », promettent-ils.

D’autres se feront entendre localement. « On est en train de construire, avec les collègues du Val d’Oise, un mouvement de grève pour les moniteurs et éducateurs qui sont les oubliés du Ségur », explique Adolphine. Cette éducatrice-coordinatrice « en colère », comme elle se présente en riant, travaille dans un foyer de vie pour personnes en situation de handicap. Quant à Noureddine, l’éducateur de rue, il est en train de constituer un collectif de prévention spécialisée du 93.

Du côté des organisations syndicales, plusieurs dates « vont s’imposer à nous », évoque Ramon Vila. Le 8 mars, par exemple. « On ne peut pas faire l’impasse dessus » : les métiers de l’accompagnement sont majoritairement exercés par des femmes. Le 15 mars également. «  Ce sera l’anniversaire d’une des principales conventions collectives du secteur. Et c’est la journée mondiale du travail social », rappelle le responsable syndical. Et d’ici là, bien sûr, le 18 février. À l’occasion de cette conférence nationale des métiers, « il faudra que l’on se manifeste »


 


 

Descendu sur la place publique, le médico-social est l’affaire de tous

sur https://lepoing.net

Beaucoup d’innovation pour la troisième journée d’action des acteurs et actrices du médico-social. La dégradation de leur profession est celle de toute une vision de la société, partagée sur la Comédie avec tous les citoyens.

Pour sa troisième journée de mobilisation depuis décembre dernier, le milieu du médico-social s’était réuni, ce mardi 1er février place de la Comédie à Montpellier. Cette fois pas de cortège traditionnel, avec déambulation dans les rues de la ville, mais un tout autre programme à l’ordre du jour. Plusieurs signes faisaient présager un moment particulier, différent des deux rassemblements passés.

Avec quelques centaines de personnes réunies ce mardi midi, les syndicats présents (Sud Solidaires, CGT, FSU) et regroupements de professionnels du milieu médico-social (dont la très active CAASOS*) avaient réussi à mobiliser une population plutôt jeune et revendicative. Cela alors que la mobilisation n’a rien d’évident dans un secteur éclaté en petites structures, parfois perçues comme protectrices par leurs employés, très attachés au service à rendre coûte que coûte aux plus défavorisés ; sans oublier que la grève ne coûte pas rien pour des salariés souvent précaires ou très peu payés.

La nouveauté de la forme d’action choisie tenait à l’ajout – outre les prises de paroles de différents syndicats – d’une proposition de témoignage au micro ouvert, tourné vers les professionnels en grève. Une occasion d’offrir à cette place de la Comédie un moment de parole en public aux accents citoyens. C’est peut être ici que le symbole du jour était le plus fort : la place publique devenue un lieu d’échanges et de témoignages, prend des airs d’agora et retrouve l’attribut premier des aires communes. Et comme par définition, les problèmes du secteur social sont alors perçus comme étant ceux de la société, et no des seuls employés du dit secteur.

Aux revendications de manques de moyens financiers et humains dans les secteurs de la santé et du social s’ajoute la non reconnaissance, voire le mépris des institutions (ville, département, préfecture, qui sous-tendent l’action sociale) à l’endroit de ces travailleurs. Passant de main en main, le micro porte la voix de personne de différentes professions, ici un infirmier du samu social, là une assistante sociale, ou encore un apprenti moniteur éducateur, qui tour à tour pointent les difficultés rencontrées dans leur métiers respectifs.

Ces prises de paroles, préparées ou spontanées, révèlent toutes des similitudes criantes : demande d’intégration des étiers du médico-social au Ségur de la santé, manque cruel de reconnaissance des métiers du lien, dénonciation de la gestion managériale des institutions publiques et de la course aux profits (impossible de ne pas songer à l’affaire en cours dans les EHPAD privatisé), et la perte du sens du travail qui s’ensuit. Tout cela traduit par un mal être profond dans l’exercice de leur métier, souvent pratiqué avec passion, les actrices et acteurs du médico-social révèlent les défaillances de l’Etat dans ses missions de service public. La gorge serré pour certains déclarant que «si rien n’est fait rapidement, d’ici moins de dix ans, les travailleurs sociaux n’existeront plus ».


Tandis que des membres du collectif CAASOS installaient des reproduction de chambre de 8m2 au sol de la place de la Comédie, un autre prenait la parole de façon déterminée rappelant dans le style l’appel d’un certain Coluche dans un contexte politique similaire : «Notre lutte est commune, j’appelle donc les précaires, chômeurs, facteurs, cheminots, fous, drogués, personnel du service public et tous citoyens à continuer le combat ». En effet, si les travailleurs sociaux ne semblent pas être considéré par les instances publiques, ils en restent les principaux acteurs et notamment les témoins de la difficulté de vivre des citoyens (augmentation de la demande d’aide alimentaire, de logement d’urgence etc…).

Une course digne d’un marathon, tant les demandes sont croissantes et systémiques, et il s’agira pour la suite de ce mouvement de prendre différentes formes de combat dans la durée. Car malgré les mobilisations nombreuses ces dernières semaines, les revendications restent inaudibles aux élus enplace, même si comme l’a souligné un membre de Sud Solidaires, une délégation de membres des syndicats de Sud Santé Sociaux, de la CGT Action Social et de CAASOS avait été reçue en matinée en mairie de Montpellier. Quand bien même, il semble qu’une course de fond soit lancée pour les travailleuses et travailleurs sociaux.

*Collectif d’Actrices et d’Acteurs Social et des Oubliés de la Société

publié le 2 février 2022

Orpea. Les salariés des Ehpad alertent sur un système mortifère

Marie Toulgoat sur www.humanite.fr

Dépendance Dans le sillage des révélations de maltraitance chez Orpea, les soignants des établissements pour personnes âgées dénoncent des conditions de travail qui les forcent à la négligence, faute de moyens.

L’information, révélée il y a quelques jours, a eu l’effet d’une bombe parmi les salariés des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Dans son ouvrage les Fossoyeurs, le journaliste Victor Castanet décrit un système de maltraitance des résidents des établissements du groupe Orpea, à coups de repas rationnés et de soins prodigués au compte-gouttes pour respecter la stricte politique comptable de la société. Tandis que les réactions fusent de toutes parts depuis la parution de l’enquête, les soignants des Ehpad se prennent à espérer : va-t-on enfin s’intéresser à leurs conditions de travail et aux politiques budgétaires qui minent la prise en charge des résidents ? « La situation d’Orpea est celle qu’elle est, mais c’est la même chose partout. Ce qui est révélé dans ce livre est le lot quotidien des salariés depuis des années », a dénoncé Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, lors d’une journée d’études sur les Ehpad organisée mardi par le collectif fédéral Accueil des personnes âgées.

Dans les plus de 7 200 Ehpad que compte la France métropolitaine, qu’ils soient publics ou privés, associatifs ou lucratifs, les témoignages des soignants s’accumulent et confirment que l’affaire Orpea est loin d’être un cas isolé. Si les résidents sont victimes de maltraitance, c’est parce que les salariés doivent conjuguer une absence de moyens, un sous-effectif chronique et des pressions de plus en plus insupportables, assurent-ils.

« de 8 heures à 20 heures  »

« Je suis aide-soignante diplômée d’État, je dois m’occuper de douze à quinze personnes, fragiles, qui ont besoin d’attention particulière, en trois heures. C’est impossible de bien faire mon travail. Mes journées commencent à 8 heures et se terminent à 20 heures, et je suis tellement fatiguée pendant mes jours de repos que je ne peux pas non plus bien m’occuper de mes enfants », confie une soignante de l’Ehpad Korian Champ-de-Mars, dans le 15e arrondissement de Paris. Les objectifs de performance qui sont exigés, couplés à une absence de bras criante, se répercutent inévitablement sur la santé et le bien-être des personnes âgées, analyse-t-elle . « On nous parle de taux d’occupation des lits, mais il n’est jamais question de prise en charge dans de bonnes conditions. Pourtant, parmi nos résidents, nous avons des gens en dépression, d’autres avec plusieurs pathologies, et nous n’avons même pas le temps de bien les laver, de prendre le temps de discuter quelques minutes », poursuit-elle.

Dans le Val-d’Oise, après trente jours de grève, les salariés du luxueux Ehpad du château de Neuville peinent à contredire ce constat. Derrière les portes dorées de l’établissement, les salariés « ne sont pas considérés comme des humains », lâche Siham Touazi, infirmière et déléguée syndicale CGT. « L’humiliation de trop, ça a été quand la direction nous a envoyé de nouveaux plannings trois jours avant Noël, complètement désorganisés et incohérents. Ils ne prévoient qu’une seule infirmière le matin et le soir au prétexte que ce ne sont pas des moments où beaucoup de soins sont dispensés. On se retrouve donc seuls avec 94 résidents », détaille-t-elle.

Pourtant, si les témoignages de souffrance au travail – se traduisant par des sévices involontaires infligés aux patients – s’amassent, la situation ne devrait pas s’améliorer en l’absence de mesures drastiques. « Depuis trois ans, on remarque un plafonnement des capacités d’accueil des Ehpad alors que nous nous attendons au doublement du nombre de personnes âgées de plus de 80 ans d’ici à 2050 », note Sophie Rousseau, consultante chez Secafi, cabinet d’expertise auprès des élus du personnel.

« L’État a sa part de responsabilité »

Alors que les besoins de prise en charge devraient bondir dans les prochaines années, aucune norme ne régit le taux d’encadrement des établissements – c’est-à-dire le nombre d’emplois en équivalents temps plein pour 100 places occupées – contrairement à de nombreuses autres professions de santé. Conséquence directe du sous-effectif et de la surcharge de travail qui en découle : les salariés des Ehpad détiennent le record de la plus haute fréquence d’accidents du travail, devant le BTP. Pour mettre un terme à cette situation déplorable, la CGT réclame immédiatement l’embauche de 200 000 salariés, mais aussi la titularisation des vacataires et l’arrêt du recours à des salariés « faisant fonction » d’aides à domicile, exécutant les mêmes tâches sans formation et pour un salaire dérisoire.

Au-delà des embauches, le scandale Orpea et le quotidien des personnels d’Ehpad grêlé par la souffrance au travail posent inévitablement la question du contrôle de ces établissements. Pour de nombreux salariés présents à la journée d’études organisée par la CGT, ceux-ci sont trop sporadiques et trop peu scrupuleux, laissant la porte ouverte à d’innombrables actes de maltraitance. « Nos directions sont prévenues, elles ont donc le temps de remplacer les fauteuils roulants défectueux et d’appeler du renfort avant la venue de l’ARS (agence régionale de santé – NDLR)  », s’agace un soignant. Les abus sont d’autant moins faciles à déceler que, dans de nombreux établissements comme ceux d’Orpea, les capacités d’alerte des élus du personnel sont réduites à néant par les coups de boutoir antisyndicaux intentés par les directions.

Dans l’Ehpad Korian Bel Air à Clamart (Hauts-de-Seine), plus d’une dizaine de salariés ont été licenciés sans raison valable, dénonce la CGT. Parmi ceux-ci, des élus du personnel. Pour Malika Belarbi, aide-soignante et animatrice du collectif national CGT santé, « l’État a sa part de responsabilité dans la maltraitance ».

Maintenant que ces méfaits sont exposés aux yeux de tous, les salariés espèrent toutefois que les pouvoirs publics prendront le problème des Ehpad à bras-le-corps . « On fera attention à ce que la ministre chargée de l’Autonomie ne nous réponde pas qu’Orpea est un problème isolé et qu’ailleurs tout va bien », assure Philippe Martinez. Le gouvernement, lui, assure vouloir multiplier les contrôles.


 


 

Orpea,
un scandale très politique

Cyprien Boganda sur ww.humanite.fr

Après la publication du livre les Fossoyeurs, les révélations sur les pratiques de la direction du groupe se multiplient, forçant le pouvoir macroniste à réagir.

À chaque jour son scandale. Ce mercredi, le « feuilleton » Orpea s’est enrichi d’un nouvel épisode peu glorieux. Le Canard enchaîné a révélé qu’Yves Le Masne, directeur général (DG) du groupe désormais sur la sellette, avait réalisé une juteuse opération financière à l’été 2021. À l’époque, le dirigeant avait eu vent de l’enquête menée par le journaliste auteur des Fossoyeurs (Fayard), le livre qui passe au crible le mode de gestion calamiteux du géant des Ehpad. Inquiet de l’onde de choc que pourrait provoquer l’ouvrage de Victor Castanet et de ses répercussions sur le cours de Bourse, le DG actionnaire décide de se mettre à l’abri de la tempête. Le 23 juillet, écrit le Canard, il cède donc ses 5 456 actions Orpea, au prix de 107,80 euros chacune. Gain empoché : 588 157 euros. Le dirigeant a eu le nez creux, puisque la publication des Fossoyeurs, il y a quelques jours, a provoqué un effondrement du cours de l’action. Cette dernière s’échange désormais autour de 40 euros, soit 2,6 fois moins cher que lorsque le DG s’est délesté de ses titres…

Voilà qui fait tache, alors que l’affaire prend une ampleur nationale et que beaucoup de responsables politiques s’émeuvent de l’impunité dont jouit le secteur depuis des années, en dépit de toutes les enquêtes journalistiques. En découvrant l’existence des opérations boursières du directeur général, la ministre déléguée chargée de l’Autonomie des personnes âgées, Brigitte Bourguignon, a dénoncé le « cynisme pur » des dirigeants du groupe : « On est là au cœur d’un système, je pense. Si, en plus, des personnes quittent le navire au moment où il y a des accusations, en n’acceptant pas de répondre et d’assumer des responsabilités – et au passage en se servant –, là, c’est grave ! »

Dans le même temps, l’opposition monte au créneau, exhortant le pouvoir à passer de l’indignation à l’action. « Il y a de la maltraitance pour gagner de l’argent sur le dos des patients, c’est ignoble, la colère est une chose juste, légitime, mais il faut passer aux actes ! assène Fabien Roussel, candidat PCF à l’élection présidentielle. Quand il y a des actes de maltraitance dans un établissement, on protège les personnes âgées, on exproprie le propriétaire de cet établissement, on met l’établissement sous la tutelle d’un hôpital public, d’un établissement public, d’une structure à but non lucratif. » Et le candidat d’appeler à la création d’un « service public chargé de la dépendance et de la prise en charge de nos aînés ».

De son côté, le pouvoir macroniste tente d’éteindre l’incendie. Le chef de l’État lui-même a jugé « bouleversantes » les révélations du livre-enquête. Les autorités ont annoncé, mardi, une « vaste opération de contrôle » d’Orpea, avec l’ouverture d’une « double enquête » administrative confiée aux inspections générales des affaires sociales (Igas) et des finances (IGF). Enfin, le gouvernement a promis, d’ici à la fin du mois, des propositions pour éviter que de telles dérives ne se reproduisent. Les patients les attendent de pied ferme…

publié le 1° février 2022

Les socialistes l’emportent haut la main au Portugal

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

législatives Antonio Costa a joué et gagné. Face à la menace d’un retour de la droite, il a siphonné l’électorat des partis de gauche. De l’autre côté de l’échiquier, c’est Chega, le parti ultralibéral et raciste, qui devient la troisième force du Parlement.

Pour le social, le Portugal, qui, après les années d’austérité, reste plus que jamais enlisé dans la crise conjuguée des bas salaires, de l’explosion de l’immobilier et de la pauvreté des services publics, devra ­repasser sans doute. Dimanche, les électeurs ont choisi d’accorder à Antonio Costa, le premier ministre socialiste sortant, la majorité absolue qui lui manquait depuis 2015. Ce qui l’obligeait à composer – au sein d’un attelage brocardé sous un nom à connotation péjorative, la geringonça ­(bidule) – avec le Bloc de gauche (BE) et la Coalition démocratique unitaire rassemblant les communistes du PCP et les Verts, et à prendre quelques mesures décisives, comme l’augmentation du salaire minimum (lire notre édition du 28 janvier). Mais, cette fois, c’en est fini. Les socialistes auront, lors de la prochaine législature, les mains libres pour décider seuls de leurs priorités, avec les fonds accordés par le programme de relance et de résilience post-Covid de l’Union européenne.

Démentant les derniers sondages qui le donnaient au coude-à-coude avec ses adversaires de droite, camouflés sous le nom de Parti social-démocrate (PSD), le PS les a, avec près de 42 % des voix et 117 députés (contre 28 % et 71 sièges), très largement ­distancés au bout du compte. Dans les faits, les ­socialistes ont manifestement siphonné ­l’électorat à leur gauche : alors que additionnés, ils oscillaient autour de 15-18 % au milieu des années 2010, le BE, avec 4,6 % (5 députés), et l’alliance entre le PCP et les Verts, avec 4,5 % (6 députés), réalisent dans ces législatives leurs plus mauvais scores depuis au moins une vingtaine d’années.

Le ps a profité d’une « bipolarisation extrême »

Coordinatrice du Bloc de gauche, Catarina Martins accuse le PS d’avoir fabriqué une « bipolarisation trompeuse » et créé une « crise artificielle » lors de l’examen du budget 2022 que les partis de gauche n’avaient pas voulu avaliser à l’automne 2021. Secrétaire général du PCP, Jeronimo de Sousa fait un peu la même analyse : le PS a profité de « la promotion de la bipolarisation extrême », tout en réussissant à « fuir sur les réponses indispensables pour le pays ». Tandis que le PS a bénéficié à plein du « vote utile » en sa faveur, la droite s’est, elle, plutôt éparpillée façon puzzle. Derrière le PSD, deux formations créées récemment sur les cendres d’un vieil appareil en état de déliquescence – le Centre démocratique social, qui pouvait, il y a encore quelques années, réaliser 10-15 % des voix – se renforcent et s’installent résolument dans le paysage.

À droite, et même à l’extrême droite toute. Comme redouté, Chega, le parti d’André Ventura à la ligne ouvertement raciste, misogyne, homophobe et ultralibérale, devient, avec 7,15 % et 12 députés – contre un seul, précédemment –, la troisième force au Parlement portugais (lire notre édition du 26 janvier), à l’approche, en 2024, du 50e anniversaire de la révolution qui renversa Salazar. Avec 5 % et 8 députés, Initiative libérale, un autre parti de droite ultra, dépasse également les partis de gauche, avec un projet qui porte en son cœur la privatisation des services publics et la destruction du salaire minimum national. Tout un programme.


 


 

Paula Gil, colère noire
contre les « reçus verts »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Cofondatrice, en 2011, du mouvement Geraçao A Rasca (Génération fauchée), la jeune femme continue le combat contre la précarité. Et elle sait ce que c’est : son travail pour la mairie de Lisbonne, facturé en « reçus verts », s’apparente à de l’entrepreunariat.

Lisbonne (Portugal), envoyé spécial.

Aussi loin qu’elle se souvienne, en une quinzaine d’années, Paula Gil a signé en tout et pour tout deux contrats de travail. Temporaires, évidemment. Le premier dans un théâtre à Bradford (Royaume-Uni) où elle suivait des cours de politique internationale, avec une spécialisation en études de genre, et le second, un peu plus tard, au plus fort de la tempête austéritaire au Portugal, en tant qu’intérimaire dans un centre d’appels à Lisbonne. Pour le reste, elle a toujours été employée comme « indépendante ». Libre de n’avoir ni patron, ni lien de subordination. Libre de payer, quand elle peut, ses cotisations d’assurance-maladie et de protection sociale. Libre de ne pas avoir de droits garantis au chômage. Libre d’être virée du jour au lendemain. Libre dans les vents mauvais de la précarité à durée, elle, indéterminée. En vogue, la galère.

Un système mis en place dès la fin des années 1970

Quoi qu’elle fasse dans sa vie professionnelle – à présent, elle travaille à la mairie de Lisbonne –, Paula Gil facture son boulot à son employeur avec des « recibos verdes » (reçus verts). Le système a été mis en place dès la fin des années 1970 par le gouvernement socialiste de Mario Soares. Sur le papier, il ne concernait que les professions libérales, mais, en réalité, il s’agissait déjà de limiter la puissance du mouvement syndical capable de s’opposer aux licenciements, au lendemain de la révolution des œillets. « C’est une idée qui venait de France à l’époque », assure, catégorique, Paula. Puis, devant la surprise qu’elle suscite, la femme de 37 ans s’enquiert auprès d’un ami. « Autoentrepreneur », confirme-t-il, illico, par texto.

Peu importe, au fond, la généalogie discutable de cette mesure de flexibilisation qui transforme l’emploi salarié en prestation de services, ce régime renvoie à la préhistoire de l’ubérisation, et sa portée est incontestable au Portugal. « Je suis mon propre patron, je paie toutes les cotisations et les taxes, témoigne Paula. C’est une façon de détruire le Code du travail et de démanteler le salariat. Selon les statistiques officielles, il y a 20 % des travailleurs assignés aux reçus verts, ce qui est énorme déjà, mais quand je regarde autour de moi, dans le privé mais aussi dans la fonction publique, c’est quasi tout le monde, personne n’y échappe… »

« Étudier pour être esclave »

Sur ces questions, Paula Gil a l’œil aiguisé, et elle maîtrise le sens de l’histoire. Début 2011, avec trois amis rencontrés sur les bancs de la fac à Coimbra, puis retrouvés dans la capitale portugaise, un soir, ils dissèquent Que Parva Que Eu Sou (Stupide que je suis), un hymne néofado du groupe Deolinda. Le refrain dit si bien ce qu’ils endurent alors : « Comme ce monde est idiot où, pour être esclave, il faut étudier. » Les quatre jeunes gens rédigent un texte qui, immédiatement plébiscité sur les réseaux sociaux, deviendra le manifeste d’un groupe resté dans les mémoires sous le nom de Geraçao A Rasca (Génération fauchée).

Entre l’explosion des printemps arabes en Tunisie, puis en Égypte, et l’occupation, ensuite, des places comme celle de la Puerta del Sol à Madrid, le mouvement portugais initié par Paula et ses copains représente la première manifestation du soulèvement, à l’époque, en Europe : le 12 mars 2011, près de 300 000 personnes envahissent Lisbonne pour réclamer… quoi ? Rien qu’un futur. « Nous étions, et nous sommes toujours aujourd’hui une génération condamnée à la précarité, raconte-t-elle. Les parents doivent entretenir leurs enfants très longtemps. Moi, je suis née bien après la dictature. Nos grands-parents, qui, pour beaucoup, n’avaient guère pu s’instruire sous le joug de Salazar, nous encourageaient : “Fais des études, travaille bien et apprends longtemps, tu trouveras un bon travail, une bonne situation.” Mais la promesse a été trahie. Jamais les jeunes n’ont été aussi qualifiés au Portugal, et jamais ils n’ont eu aussi peu de possibilités dans la vie. »

« Ici, le salaire de base, c’est 650-700 euros »

Aujourd’hui, alors que, sur fond d’effacement de la gauche et de percée de l’extrême droite, le Parti socialiste a, dimanche 31 janvier, remporté haut la main les législatives, Paula Gil constate amèrement : « Les socialistes n’ont pas du tout enrayé la destruction du tissu social. Ici, le salaire de base, c’est 650-700 euros, soit le loyer minimum d’un deux-pièces dans un quartier éloigné du centre à Lisbonne. Comment on fait ? C’est impossible ! » La jeune femme se souvient encore : « Au début de la pandémie, le premier ministre Antonio Costa a découvert que les précaires, avec leurs reçus verts, n’avaient aucune couverture sociale, et que la précarité, c’était un vrai problème au Portugal. Cela faisait dix ans qu’on le disait, et aujourd’hui, il l’a de nouveau oublié. »

 publié le 1° février 2022

L’urgence climatique impose des mesures de rupture avec les logiques libérales

Les personnalités de la sphère écologiste sont rares à poser comme hypothèse la sortie du capitalisme pourtant nécessaire, regrette Thomas Portes, ex-porte-parole de Sandrine Rousseau, aujourd’hui soutien de Jean-Luc Mélenchon.

Des paysages calcinés à perte de vue. De l’eau aussi loin que nous pouvons regarder. La désolation. Ces paysages cataclysmiques ont rythmé notre été. Les commentaires s’enchainant, ton grave et hauteur de circonstance. La planète maltraitée depuis des décennies crache sa colère. Une colère de feu, un tourbillon de braises, des murs d’eau qui ravagent tout sur leur passage. Le réchauffement climatique n’était plus pour certains un lointain mirage frappant des contrées au nom imprononçable. Il était là, devant nous, semant mort et misère.

Alors que l’année 2021 se classe parmi les sept plus chaudes jamais enregistrées comme l’a révélé l’organisation météorologique mondiale, les rapports d’alerte climatique s’empilent aussi rapidement que les dividendes grossissent dans les poches des actionnaires, mais rien ne change. Notre pays ne fait malheureusement pas exception.

L’urgence climatique impose des mesures immédiates de rupture avec les logiques libérales actuellement à l’œuvre. Chaque seconde qui passe, et le Covid l’a révélé de manière magistrale, le modèle capitaliste et productiviste nous conduit dans un double mur, celui du creusement des inégalités et celui de la destruction de la planète.

Une chose doit être affirmée, la radicalité écologique qu’impose la situation ne pourra pas être réalisée sans un combat de classes.

Toutes les études le montrent, le niveau de richesse est corrélé au niveau de pollution. Ainsi en Europe, les 1 % les plus riches ont une empreinte carbone 22 fois supérieure à la limite de sécurité de 2,5 tonnes, ce qui représente 55 tonnes de CO2 par personne par an. Nous sommes face à une véritable pollution de classe.

Si de nombreuses personnalités de la sphère écologiste sonnent l’alertent sur la situation, elles sont rares à poser comme hypothèse la sortie du capitalisme. Le candidat écologiste Yannick Jadot a même affirmé devant une assemblée de patron n’en croyant par leurs yeux qu’il était favorable au « capitalisme européen ».

Il faut dire les choses : on ne s’accommodera pas du capitalisme. On n’arrivera pas à le restreindre, à le contenir ou même à « l’améliorer ». Ce sera lui ou nous. On peut tourner le problème dans tous les sens que l’on veut, aucune victoire n’est possible sans un changement de système. En effet, si Jaurès affirmait avec justesse dès 1895 que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage », on peut mettre à jour cette célèbre tirade en disant que « le capitalisme porte en lui la destruction de la planète comme le macronisme porte en lui le mépris »

Comment celles et ceux qui alertent depuis des années sur la crise environnementale, sur les désastres à venir, peuvent ils ne jamais poser la question de la responsabilité du capitalisme dans ce drame humain et écologique ? 

La genèse du capitalisme est celle d’une croissance infinie « quoi qu’il en coûte », pour reprendre les mots d’un de ses meilleurs VRP.

De la convention citoyenne aux COP en passant par les sommets et autres conférences, les champions du verdissement usent de tous les artifices possibles pour tenter de faire croire au mirage de l’écologie responsable dans le cadre d’un capitalisme régulé. Comme si criminaliser le capitalisme était tabou. Comme si beaucoup avait intériorisé de fait le fameux « there is no alternative ».

De la sortie du glyphosate à la relance du fret ferroviaire, en passant par l’interdiction des pesticides ou la reconnaissance du crime d’écocide, les renoncements ont été légion sous ce quinquennat. La justice a même condamné notre pays pour inaction climatique !

Si l’heure est grave, et le saccage de la planète bien entamé, rien n’est irréversible. Il s’agit simplement de choix politiques forts, de choix de rupture. Il faut faire l’écologie des gens et non l’écologie des lobbys. L’écologie de l’intérêt général contre l’écologie des intérêts de quelques-uns. Enfin il faut aussi sortir de cette injonction à la responsabilité individuelle, qui tend à faire croire que les comportements individuels, déconnectés du modèle économique dans lequel on évolue, à savoir le capitalisme, permettront de sauver la planète.

Avec le programme L’Avenir en commun, et la candidature de Jean-Luc Mélenchon nous portons ce programme de rupture, qui fait de la réponse aux besoins et de la planification écologique des armes qui dépassent les logiques du système capitaliste, qu’elles soient de domination, de prédation et d’aliénation. Dissocier l’écologie d’un positionnement clair sur le capitalisme, la finance, la mondialisation, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes.

L’urgence climatique impose du courage politique, et nous devrons tenir bon.

 

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