PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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société  ----- année 2023

publié le 16 juillet 2023

Oui, il y a bien une
justice de classe en France

Rob Grams et Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr

Les riches et les pauvres sont-ils jugés de la même façon ? En théorie, oui : les grands principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice et d’égalité devant la loi font apparaître la notion de justice de classe comme une exagération ou une forme de complotisme. Du côté de la droite et des défenseurs de la police, on entend dire plutôt que la justice serait laxiste et favorable à des peines légères. Mais la période actuelle, de répression intense du mouvement social des banlieues, où des personnes sont condamnés à de la prison ferme pour avoir ramassé une canette de soda ou juste s’être trouvées là, nous permet une fois de plus d’observer que la justice de classe existe. Elle se donne actuellement en spectacle et nous rappelle qu’à ce genre, malgré les beaux principes, il n’y a pas d’égalité devant la loi, car celle-ci, et ses modalités d’application,  ne sont que les reflets du rapport de force social dans le pays. Démonstration :

Le traitement judiciaire de la mort de Nahel, tué par un policier lors d’un contrôle routier, a suscité des révoltes massives car il mettait d’un côté en scène une justice expéditive – la peine de mort existe toujours en France, elle est donnée, sans jugement, par des policiers – et de l’autre une institution policière protégée. Le meurtrier de Nahel est en détention provisoire mais dans des conditions privilégiées et n’a pas été condamné de manière expéditive. En revanche, la justice broie les vies en 15 minutes des (très) jeunes arabes et noirs qui ont osé se révolter contre un ordre policier raciste, brutal et injuste, ou bien se trouvaient juste au mauvais endroit, au mauvais moment

10 mois ferme pour avoir volé une canette de Redbull

Après le meurtre du jeune Nahel, comme le rappelait l’avocat de la famille, Yassine Bouzrou, habitué des dossiers de violences policières, seul le procureur de la République de Nanterre “qui n’est pas un magistrat indépendant” dirigeait “l’enquête sur des policiers de son propre département”. On ne sait pas quand le policier sera jugé, sûrement dans très longtemps.  Pour le moment il est placé en détention provisoire à la prison de la Santé, une des prisons les moins insalubres de France, en plein centre de Paris. Une demande de remise en liberté a été déposée par son avocat qui sera étudiée à la fin du mois de juillet par la Cour d’Appel. 

Ce dernier bénéficie de conditions de détention privilégiées : il a été affecté dans le quartier des personnes vulnérables et médiatiques.C’est là qu’on y met par exemple les politiciens corrompus. Tandis que les jeunes qui sont envoyés en prison sont en permanence soumis à des dangers extrêmes (viol, meurtre, passage à tabac, chantage, menaces…).  

Pour les mineurs en colère, la justice a su être étrangement “efficace”. Le 2 juillet, des tas de jeunes avaient déjà été lourdement condamnés, à des peines de prison ferme, alors qu’aucun d’entre eux n’a tué qui que ce soit. Partout en France la justice fait des exemples pour terroriser les noirs et les arabes. Jamais, ou de manière rarissime, de telles peines ne sont prononcées en temps normal, pour des gens sans casier, y compris pour des agressions très violentes ou des viols. Il s’agit donc bien d’une répression politique. On avait vu le même genre de phénomènes pendant les Gilets Jaunes. 

Rafik Chekkat, avocat de formation et concepteur de @islamophobia.fr, raconte les comparutions immédiates à Marseille, qui donne une idée du délire répressif en cours. 

Quelques exemples : 

– “4 mois de prison ferme pour une jeune femme de 19 ans rentrée dans le magasin Snipes sans avoir rien pris

– “1 an ferme pour des vols au Monoprix

– “10 mois ferme pour un étudiant malien en Master à Aix pour le vol de deux pantalons chez Hugo Boss

Aucune de ces trois personnes n’avait de casier judiciaire. 

– “Un homme de 58 ans est jugé pour recel pour avoir ramassé des objets au sol des heures après les pillages”, “l’homme de 58 ans a été déclaré coupable de recel et condamné à une peine d’un an de prison ferme. Pour avoir ramassé des objets au sol 3h après les pillages.

– “3 hommes (21, 34 et 39 ans) jugés pour avoir pénétré dans le magasin Monoprix. Pour 2 les faits ont été requalifiés en tentative de vol (ils n’avaient pas de nourriture en leur possession). Ils ont été condamnés à 10 mois ferme. Le 3e homme à 1 an ferme. La Présidente a ordonné le maintien en détention. Pas de témoins ni de vidéos. Seuls les PV d’interpellation font foi.

A Pontoise, la logique est la même, comme le raconte Révolution Permanente : “un lycéen de 18 ans, sans casier, prend 12 mois de prison ferme avec mandat de dépôt (départ en prison depuis l’audience). Il est accusé d’avoir fourni le briquet qui aurait servi à l’incendie d’une voiture. A la lecture du délibéré, sa mère s’effondre.

Le Tribunal de Nanterre, là où Nahel a été tué, la justice s’en donne aussi à cœur joie pour protéger des institutions pourries jusqu’à la moelle : Yannis S., 20 ans, est condamné à 6 mois de prison (dont quatre avec sursis) pour avoir appelé à participer à la révolte sur Snapchat. Il explique son geste “Ce ne sont que des mots madame la juge. J’ai balancé tout ce que j’avais en tête. À ce moment-là, je suis choqué parce qu’il y a un mort. C’est quelque chose qui nous a tous choqué dans les quartiers”. C’est quelque chose qui a choqué dans les quartiers, mais c’est quelque chose qui ne choque pas les juges. C’est pas à leurs propres enfants que ça serait arrivé de toute façon. Peu de chance de se faire abattre à la sortie de l’ENS ou d’HEC. Ailleurs un homme a pris 10 mois de prison ferme pour avoir volé une canette de redbull.

Il faut noter que les jugements sont par ailleurs rendus dans de très mauvaises conditions puisque les greffières et greffiers sont en grève, mais de toute façon il ne s’agit pas de rendre justice mais de réprimer à la chaîne, de façon industrielle. 

Pour les citoyens bien nés, une justice plus clémente ?

Histoire de comparer, regardons les condamnations récentes de prévenus aisés et respectés :

  • Jean-Philippe Dambreville, directeur du conservatoire d’Aix-en-Provence a été condamné pour harcèlement sexuel sur une enseignante. Mais harceler sexuellement des femmes, c’est moins grave que voler un jean, alors il n’a été condamné qu’à 10 mois de prison avec sursis et sans inscription au fichier des auteurs d’infraction sexuelle. 

  • Nicole Ithurria, directrice de la polyclinique de Saint-Jean-de-Luz, a été condamnée pour “abus de confiance, blanchiment et usages de faux en écriture”. En effet, elle a détourné 340 000 euros sur son propre compte. Ca vous parait beaucoup ? Ben rappelez vous que c’est toujours moins grave que de voler des masques de beauté dans un Sephora à 18 ans, puisque ça ça coute 6 mois de prison ferme, alors que dans ce cas c’est 15 mois avec sursis. 

  • Moins d’un an de prison avec sursis pour les trois cadres de l’hôpital public ayant installé un climat de harcèlement moral à l’encontre d’un cardiologue qui a fini par se suicider. Le harcèlement systématique au travail ne souffrira pas non plus du procès France Telecom, dont l’ex-PDG, Didier Lombard, condamné à un an de prison avec sursis et 15 000€ d’amende pour harcèlement institutionnel. Le lien avec les dizaines de suicides s’étant produit dans l’entreprise publique dans les années 2010 n’a pas été retenu. 

  • Valérie Pécresse veut une peine plancher d’un an de prison ferme et “pourrir les vacances des émeutiers”. Et son fils arrêté à de multiples reprises pour possession de stupéfiants ? Il a été condamné à quoi (spoiler : à rien) ?

Qu’est-ce que la justice de classe ? C’est un système judiciaire qui traite différemment les gens selon leur appartenance sociale et, dans le cas de la France, raciale. Concrètement, cela se traduit de plusieurs façons : 

Les plus pauvres n’ont pas accès à une défense de qualité, sont mal informés et, dans le cas des répressions policières, sont soumis à une justice expéditive dans le cadre du système de comparution immédiate. La comparution immédiate est une procédure rapide qui permet au procureur de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue. Le procureur de la République peut engager cette procédure s’il estime que les indices sont suffisants et que l’affaire est en état d’être jugée. L’auteur présumé doit, en présence de son avocat, accepter d’être jugé immédiatement. Pour le compte instagram “le droit c’est nous”, la comparution immédiate “est une procédure qui rend quasiment impossible” l’individualisation de la peine, qui est pourtant l’un des principes de base du droit pénal : “chaque individu doit être jugé selon les caractéristiques qui lui sont propres : son milieu, son accès à certains privilèges, sa compréhension des enjeux sociétaux, ses faits propres”. Or, la comparution immédiate ne permet pas ça, car c’est une procédure trop rapide pour éclairer le contexte et les caractéristiques individuelles des personnes jugées. En plus, elle ne permet pas d’avoir du recul face aux évènements. La comparution immédiate a été privilégiée pour juger les émeutiers parce que le ministre de la justice l’a exigé dans une circulaire où il a demandé au système judiciaire une réponse “rapide, ferme et systématique”. 

Une institution judiciaire située socialement… du côté de la bourgeoisie

Les juges et les avocats ne sont pas neutres dans notre société de classe : ils font partie de la classe supérieure, que cela soit par leurs fonctions ou leurs origines. Pour le sociologue Yoann Demoli, auteur d’une étude récente sur le groupe des magistrats, ils ont “un profil d’élite. Il ressemble à celui des étudiants de Sciences Po. On trouve parmi les magistrats deux tiers d’enfants de cadres supérieurs, et de professions libérales.” Les études de droits sont exigeantes, sélectives et longues, et permettent très difficilement à des personnes d’origines sociales diverses de les mener entièrement. Par conséquent, ceux qui nous jugent font partie de la bourgeoisie ou de la sous-bourgeoisie, tout comme ceux qui nous défendent. La neutralité sociale de l’institution judiciaire est un mythe : celles et ceux qui la constituent ont une compréhension spontanée bien plus grande des motifs de leurs semblables que de celles et ceux dont ils ne connaissent pas la vie. Il est difficile d’imaginer que cette institution, comme la police ou la médecine, n’a pas d’importants biais racistes.

Les membres des classes supérieures ont des compétences et un réseau qui leur permettent de se voir jugées moins durement et dans des circonstances plus favorables. C’est ce que le criminologue américain Edwin H. Sutherland appelait “le crime en col blanc” : c’est un acte illégal commis par une personne respectable, de statut social élevé, dans son cadre professionnel. Pour lui, la criminalité des classes supérieures est systématiquement sous-estimée, car d’une part, les classes supérieures utilisent leur puissance politique et financière pour échapper aux condamnations et d’autre part, des systèmes juridiques spécifiques existent pour les milieux d’affaires et les professions bien établies. C’est le cas des professionnels de santé, dont les actes doivent être signalés aux Ordres (des médecins, des pharmaciens), qui sont des instances parallèles, et qui plus est, corporatistes. Au niveau du système judiciaire de droit commun, les bourgeois sont très bien défendus, ils sont informés et bénéficient de délai de procédures bien plus favorables à la préparation de leur défense.

A l’heure de la révolte, notre système judiciaire, actuellement totalement lié aux injonctions du pouvoir politique, ne prend pas de gant pour juger, ou plutôt réprimer, les jeunes gens qui ont pris part aux émeutes. Derrière la neutralité affichée du système, c’est bien à une justice de classe, répressive et donc profondément injuste, que nous avons à faire.

  publié le 13 juillet 2023

Au Blanc-Mesnil, le châtiment collectif érigé en politique de la ville

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

La municipalité de Seine-Saint-Denis a décidé de priver ses habitants de la plage urbaine qui devait ouvrir ses portes le 15 juillet. Objectif : sanctionner les enfants et les familles des quartiers défavorisés après les dégradations commises en réaction à la mort de Nahel.

Cet été, les habitant·es du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) seront privé·es de sortie. Comme on punirait un enfant intenable ou un adolescent turbulent. Le maire de la commune, Jean-Philippe Ranquet (sans étiquette), a annoncé, mercredi 12 juillet, l’annulation de la distraction estivale locale, Beach Mesnil, une plage urbaine avec une multitude d’activités aquatiques et sportives. 

La sentence s’affiche en lettres capitales sur les murs du Blanc-Mesnil. Les panneaux annonçant la manifestation se retrouvent barrés d’un grand bandeau jaune : « Annulé ». 

Le site internet municipal est au diapason : une fenêtre s’ouvre pour prévenir de l’annulation des animations censées se tenir de la mi-juillet au 6 août, comme chaque été depuis 2014. Et ce, « au regard de l’ampleur des dégâts causés lors des émeutes [...] Les équipements municipaux seront réparés avec les économies réalisées. » Le bal et le feu d’artifice du 13 sont également sacrifiés sur l’autel des réparations. 

Le courroux municipal s’abat ainsi sans distinction sur toute une ville, au motif que certain·es se sont révolté·es après la mort de Nahel, abattu par un policier le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), et ont dégradé des bâtiments publics. 

Invité sur RMC, le 13 juillet, Thierry Meignen, président de droite de la majorité municipale et ancien maire, a de surcroît affirmé que les personnes s’étant livrées à des dégradations seraient identifiées par les caméras de vidéosurveillance. « Les gamins qui étaient dans les émeutes sont nos gamins. Un moment donné, c’est stop ! »

Le sénateur prétend taper du poing sur la table pour « livrer un message clair » et prouver qu’une politique sociale se mérite… Le même, quand il était aux manettes de la ville, s’était illustré par des coupes dans les subventions aux associations, dont le Secours populaire.

En 2016, la chambre régionale des comptes avait aussi pointé la générosité de la municipalité, qui rémunérait un collaborateur du maire plus de de 10 000 euros par mois et dépensait 140 000 euros par an dans des abonnements au Parc des Princes.

Ces élus dégainent une arme de plus en plus mobilisée, la punition collective, et s’inscrivent dans les pas du président LR d’Estérel-Côte d’Azur Agglomération et du maire Rassemblement national de Fréjus (Var) qui avaient suspendu les subventions à plusieurs associations du quartier populaire de la Gabelle, après des heurts liés à la victoire du Maroc contre l’Espagne, lors de la Coupe du monde au Qatar cet automne. 

Ils arrivent après des élus qui ont déjà décidé, lors des récentes révoltes, de priver les habitant·es des quartiers populaires de transports en commun le soir, en suspendant la circulation des bus et des tramways plusieurs jours durant. Faisant ainsi fi des complications engendrées pour les usagers, contraints de marcher ou de s’organiser. 

Une violence sociale et de l’affichage politique

Sans honte, ni modération, le même Thierry Meignen s’est permis, le 3 juillet, lors d’un discours, de qualifier de « petits connards » les jeunes ayant pris part aux révoltes. Plus tard, les mêmes sont devenus « une poignée de racailles ».

Mais le châtiment ne s’arrête pas à l’annulation de Beach Mesnil. Le sénateur a également promis lors de cette prise de parole, rapporte Le Parisien, que les auteurs de dégradations, des « gamins sans cervelle », et leurs familles « seront exclus de toutes les organisations faites pour les enfants au moment des vacances d’été au Blanc-Mesnil : centre de loisirs, départs en vacances en voyage avec la Ville… ». Sans préciser s’il s’agirait, dans son esprit, des mineurs déjà condamnés, présentés devant un juge, placés en garde à vue ou simplement interpellés… Ni comment il se procurerait la liste.

Ainsi, les familles qui vivent au Blanc-Mesnil ne vont pas seulement supporter le poids des dégâts matériels. Cette décision du maire, qui déchire un peu plus le tissu social, n’apporte aucune réponse aux problèmes profonds ayant conduit aux révoltes. Dans une ville avec un taux de pauvreté de 32 %, la possibilité de s’aérer, de pratiquer des activités gratuites reste un apport inestimable.  

Beach Mesnil, c’était, pour les plus pauvres, la promesse de se baigner, sans avoir besoin d’aller loin, « dans un décor de carte postale et les pieds dans l’eau », selon la ville, « sur une véritable plage de 600 tonnes de sable chaud agrémentée de palmiers, de transats et d’un vaste bassin ». Soit une échappatoire à un quotidien rêche, surtout en temps d’inflation, alors que les vacances demeurent un luxe pour les 40 % de Français·es qui ne pourront pas partir cet été, faute de moyens. 

Personne n’aura la naïveté de croire que ces ersatz de plages parviennent à corriger des inégalités enkystées. Mais elles ont au moins le mérite de permettre à des enfants de voir autre chose, d’alimenter leur rédaction de rentrée sur les vacances avec des anecdotes plus charpentées que s’ils étaient restés devant des écrans ou au pied de leurs immeubles.

Chaque jour, les étés précédents, quelque 2 500 personnes se rendaient dans le parc municipal pour profiter de la plage urbaine.

Au-delà de sa violence sociale manifeste, cette décision s’avère surtout de l’affichage politique. D’autant que les 130 000 euros économisés sur cette opération ne peuvent suffire à compenser les 800 000 euros de dégâts estimés, toujours selon Le Parisien.

Ces velléités punitives et l’infantilisation des habitant·es des quartiers populaires ne sont d’ailleurs pas cantonnées au Blanc-Mesnil. À Saint-Gratien (Val-d’Oise), le maire Julien Bachard (Les Républicains) a opté pour l’invitation ferme à la délation : début juillet, il a adressé une missive aux seuls habitants des Raguenets, un quartier relevant de la politique de la ville particulièrement touché par les dégradations ayant suivi la mort de Nahel, pour enjoindre à ces administrés de « communiquer les informations qu’ils possèdent » sur les faits et leurs auteurs.

En menaçant : « Tant que nous ne posséderons pas les noms, aucuns travaux de reconstruction ne seront engagés. Le seuil de tolérance est largement dépassé. » Pour lui, « maintenant, la neutralité est considérée comme de la complicité », a-t-il ajouté. Une double peine qui frappe sans discernement des habitant·es déjà privés du peu d’infrastructures dont ils disposaient.

publié le 13 juillet 2023

14 juillet :
« Notre fête nationale célèbre une émeute »

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Éric Vuillard, auteur de 14 Juillet et de la Guerre des pauvres, en appelle au legs de la Révolution française et des Lumières pour affronter une époque d’accroissement sans précédent des inégalités et de concentration du pouvoir et des richesses.


 

Le 14 Juillet n’est plus qu’un défilé militaire. Comment la commémoration de cet événement fondateur a-t-elle fini par le vider de toute substance politique, par gommer son caractère révolutionnaire ?

Éric Vuillard : Notre fête nationale célèbre une émeute. C’est un événement que les élites, tout au long du XIXe siècle, n’ont pas réussi à effacer, et qu’il est en quelque façon impossible de commémorer.

Le 14 Juillet qui se prépare est une fiction. Le ministère des Armées annonce que le slogan du défilé militaire de cette année est « Nos forces morales », vaste programme ! En réponse aux ­récentes émeutes, madame Borne promet « des moyens massifs pour protéger les Français ». On évoque même un décret interdisant les feux d’artifice, les Nîmois auront droit à un spectacle de drones, ce qui laisse rêveur.

Il est tout à fait improbable qu’une seule personne parvienne à entr’apercevoir, serait-ce même une caricature de la Révolution française, à travers une poignée de canons Caesar, un déploiement exceptionnel des forces de l’ordre autour des quartiers populaires, et un discours du chef de l’État.

Tout cela fait partie d’une représentation illusoire, postiche. Nous aurons donc un 14 Juillet officiellement contre le peuple, contre les banlieues. Un 14 Juillet pour vendre quelques rafales supplémentaires à l’Inde, nos fameuses « forces morales ».

Dans votre récit  14 Juillet, vous parlez des événements qui ont conduit à la prise de la Bastille comme d’une « émeute » dans laquelle vous vous fondez pour raconter « le grand nombre anonyme qui fut victorieux ce jour-là ». Sous votre plume, ce terme d’émeute n’a rien de dépréciatif. Qu’est-ce qui distingue l’émeute de la révolte, du soulèvement, de l’insurrection ?

Éric Vuillard : Le passage célèbre des Misérables où Hugo, dans un grand moment de prose exaltée, passe en revue ces termes, est sans doute ce qu’on a fait de mieux. Au-delà de toutes distinctions, son lyrisme établit un continuum, il définit l’émeute, réputée aveugle, ignorante de ses causes et de ses désirs, comme le premier pas vers un mouvement révolutionnaire, il se refuse à la disqualifier.

Il en fait une vérité abrupte, raboteuse, mais impérissable, qui revient sans cesse, contre un impôt scélérat, ou une énième violence de l’État. Elle est la réfutation spontanée, récurrente de ce qui opprime, une menace à l’ordre établi.

Ainsi, ne peut-on pas voir dans le soulèvement de ceux qu’offusque la mort d’un jeune homme, un chapitre déchirant de cette sourde douleur qui traverse la vie sociale ?

Et ne peut-on pas voir dans le fait que la plupart des personnes arrêtées étaient « sans antécédents judiciaires », non seulement un démenti flagrant de ceux qui attisent le mépris social, mais le signe d’une colère qu’il n’est pas indigne de partager ?

Votre livre s’ouvre sur le saccage de la folie Titon, une riche maison de plaisance : « La révolution commença ainsi : on pilla la belle demeure, on brisa les vitres (…). Tout fut cassé, détruit », écrivez-vous. Comment lisez-vous les pillages qui ont accompagné l’explosion de colère dans les banlieues, après la mort du jeune Nahel abattu par un policier à Nanterre ?

Éric Vuillard : À Tours, où je vis, deux personnes ont été interpellées et placées en garde à vue pour le pillage d’un Lidl. Ce sont des personnes de plus de 60 ans. On a retrouvé chez eux du dentifrice, de la mousse à raser, du gel douche, des boîtes de corned-beef, deux grille-pain et une machine à glaçons.

Ils ont déclaré que c’était pour leur famille, ils n’étaient jusque-là « pas connus de la justice ». Dans une période de chômage de masse, d’inflation aiguë sur les produits de première nécessité, dans un monde sans perspective d’émancipation, un Lidl, du corned-beef, du dentifrice, un grille-pain, de la part de retraités sans casier judiciaire, cela s’appelle les émeutes de la faim.

Le portrait que vous brossez de la France de 1789 entre en résonance avec notre présent d’inégalités : « Beaucoup de Parisiens ont à peine de quoi acheter du pain. Un journalier gagne six sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze. Mais le pays, lui, n’est pas pauvre. Il s’est même enrichi. Le profit colonial, industriel, minier a permis à toute une bourgeoisie de prospérer. Et puis les riches paient peu d’impôts ; l’État est presque ruiné, mais les rentiers ne sont pas à plaindre. Ce sont les salariés qui triment pour rien (…). » Où se situe le point de rupture ?

Éric Vuillard : Nous vivons une époque sans précédent d’accroissement des inégalités, de concentration du pouvoir entre quelques mains, et la domination d’un petit groupe de privilégiés est sur le point de devenir mondiale. Nous assistons à une régression idéologique d’avant les Lumières. C’est pourquoi, dans le contexte où nous sommes, la pensée des Lumières redevient une ligne de défense. Contre les tenants hypocrites de Machiavel, il faut s’en tenir à Montesquieu et à Rousseau.

Le discours critique à l’égard des Lumières, qui était jadis émancipateur et souhaitait aller au-delà des exigences trop formelles des philosophes, doit aujourd’hui se raviser ; il faut défendre ces exigences formelles, puisqu’elles sont à présent menacées.

Puisque le contrôle continu et le grand oral ont remplacé la procédure anonyme du bac, ce n’est plus l’hypocrisie relative de la procédure anonyme qui doit être dénoncée avec Bourdieu, il faut lutter pour le retour de l’anonymat, qui fut la meilleure parade contre le règne sans partage des fils de famille.

Et puisque l’on peut condamner en comparution immédiate trois cent quatre-vingts personnes en à peine quelques jours et qu’il faudra des années pour juger le policier qui a tué Nahel, on voit bien que la simple égalité devant la loi devient de nouveau un enjeu.

Un syndicat de police en appelait ces jours-ci à la « guerre » contre les « nuisibles », les « hordes sauvages ».  La dimension raciste de cette déclaration est manifeste. Mais ces mots ne trahissent-ils pas, aussi, la vieille hantise des classes dangereuses ? On pense à Flaubert tenant les communards pour de « piètres monstres » et accusant la capitale insurgée de « dépasser le Dahomey en férocité et en bêtise ».

En un sens, la provocation de ce syndicat de police traduit une réalité, ne sommes-nous pas en guerre civile ? Les puissants ne sont-ils pas en guerre contre la majorité des gens, Bolloré ne cherche-t-il pas à s’approprier toute la chaîne du savoir : la presse, l’édition et maintenant les librairies ?

Et lorsque, après quelques jours d’émeute, le président de la République évoque comme « pistes de réflexion », alors que le tir à bout portant d’un policier a tué un jeune garçon, la suspension des réseaux sociaux et la sanction des parents irresponsables à ses yeux, ce sont bien des menaces réelles, menaces de censure, d’amende et de prison ; n’est-ce pas une guerre civile larvée qui est ici menée, une violence qui ne dit pas son nom ?

Et, pour reprendre le titre de Victor Hugo, qui est désormais celui de Ladj Ly et de toutes les banlieues françaises : les menaces du président de la République sont directement adressées aux Misérables.

Les classes dominantes ont substitué à l’idéal égalitaire de la Révolution française de brumeuses promesses d’« équité », d’« égalité des chances ». Comment ce principe d’égalité pourrait-il encore charpenter une politique d’émancipation ?

Éric Vuillard : Dans une période aussi rétrograde, toutes les luttes égalitaires sont bonnes à prendre. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue le cœur du dispositif inégalitaire : la clé de répartition des richesses.

Au soir du 14 juillet, trente mille personnes des faubourgs ouvriers sont en armes, c’est sans précédent ; l’armée du roi incapable de tenir Paris, cela restructure les consciences. On se plaît à nous répéter que les gens d’aujourd’hui seraient trop dépolitisés, et ceux-là mêmes qui sont les plus réfractaires à tout changement font comme s’ils déploraient cette apathie populaire ! Mais ce qui m’a le plus frappé en travaillant sur le 14 Juillet, c’est la rapidité à laquelle chacun se politise.

Ainsi, un type se trouve du côté de Belleville le 12 juillet, des jeunes gens gueulent dans la rue et exigent qu’il hurle « Vive le tiers État ! », il refuse, demande ce que c’est que le tiers État, on lui répond : « Ce sont les pauvres ouvriers comme nous. » Deux jours plus tard, l’homme participe à la prise de la Bastille, quatre ans plus tard, il est général de la Convention.

 

Entre 1935 et 1936, les effectifs de la CGT sont multipliés par cinq en quelques mois. Et puisque ni les 40 heures ni les congés payés ne figuraient au programme du Front populaire, c’est avant tout de l’affrontement que cette politique d’émancipation est venue.

Selon une loi élémentaire de la physique sociale, on peut à coup sûr parier qu’un conflit d’une intensité plus forte eut encore permis de nouveaux progrès.

À la fin de La Guerre des pauvres, vous écrivez : « Le martyre est un piège pour ceux que l’on opprime, seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai. » À quoi pourrait ressembler la victoire ?

Éric Vuillard : Il est curieux de constater combien les heureux du monde, pour emprunter l’ironique expression d’Edith Wharton, font l’éloge de la défaite, de la modestie qu’elle encourage, de ce qu’elle est censée nous apprendre.

Cette complaisance, à la fois paradoxale et banale, chez ceux qui souffrent le moins des rigueurs de la vie sociale, doit être repoussée. Oui, la victoire est souhaitable et possible.

Dans son fameux  Discours de la servitude volontaire, La Boétie se demandait comment il se fait, nous qui sommes si nombreux, que nous acceptions d’être dirigés par un seul, ou, ce qui revient au même, par un petit groupe de privilégiés. Depuis 1789, nous savons qu’en réalité, nous ne l’acceptons pas.

Si j’ignore à quoi pourrait ressembler la victoire, puisqu’un événement de cette ampleur reconfigurerait l’ensemble de la vie sociale, nous savons néanmoins tous, par les leçons de l’histoire moderne, que le jaillissement de l’événement nous surprendra, que sa forme nous déroutera, qu’il dissipera, serait-ce pour un temps, le brouillard de nos consciences.

Ainsi des gilets jaunes ; on les imaginait autrement, sans drapeaux français, sans  Marseillaise, sans ronds-points. Ce sont pourtant des gens bien réels, pas des petits bonshommes de papier qui, entre deux coups de Flash-Ball, ont écrit sur l’Arc de triomphe : « Les gilets jaunes triompheront ».

C’est pourquoi j’écris à la fin de mon petit livre que je la raconterai, après coup. Les soulèvements ne sont pas des créations littéraires


 


 

La Fête nationale défigurée

Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

Les Français qui ont pris la Bastille sans demander l’autorisation des puissants, il y a 234 ans, mériteraient-ils de célébrer la Fête nationale cette année ? La question peut se poser, à l’heure où certains s’arrogent le droit de décider qui fait partie de la République et qui n’en est pas, dans une version dénaturée de cette grande œuvre du peuple de France. La gauche, héritière de Jean Jaurès qui n’a eu de cesse de se battre pour la construire et l’approfondir, est sur le point d’être excommuniée par le nouveau parti de l’ordre, rassemblant les élites « modérées » jusqu’aux droites extrêmes.

Profitant de l’exacerbation des tensions qui a suivi la mort de Nahel à Nanterre, certains poussent leur avantage en prétendant trier les « vrais » et les « faux » Français. De LR au RN, on traite les quartiers populaires comme une 5e colonne, tandis qu’est déniée, dans un langage qui n’a rien à envier au pire répertoire fasciste, l’appartenance à la nation de jeunes Français nés en France révoltés par les exactions de la police. En se servant de la figure de « l’émeutier » comme d’un repoussoir, les nouveaux Tartuffe cherchent à escamoter les clivages de classe pour fédérer le patron comme l’ouvrier des campagnes, le bourgeois des beaux quartiers et le travailleur précaire des cités, chacun étant mis en demeure de choisir son camp : qui n’est pas pour le « retour à l’ordre » est forcément complice du feu et du chaos.

On mesure la dérive idéologique de la droite quand on réécoute les paroles de Jacques Chirac après l’embrasement des cités de 2005 : « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Ces mots d’un président qui n’avait pourtant rien de gauche – et qui ne les a nullement traduits en actes par la suite – lui vaudraient sûrement aujourd’hui un procès en trahison de la part de ses héritiers politiques. Emmanuel Macron s’honorerait pourtant à reprendre ces paroles à son compte, ce 14 Juillet, s’il ne veut pas d’une Fête nationale défigurée par les divisions et la haine qu’on attise jusque dans son camp.


 


 

Quartiers populaires : 
les oubliés du bal du 14 Juillet

Cyprien Caddeo sur www.humanite.fr

La France célébrera, ce vendredi, une fête nationale synonyme de chute de l’Ancien Régime et d’acte de naissance de la République. Mais la promesse républicaine demeure ce grand inachevé, comme en témoigne le soulèvement des quartiers populaires.

Il plane sur ce 14 juillet 2023 une sale odeur de poudre et les mèches des feux d’artifice n’y sont pour rien. La France s’apprête à célébrer en grande pompe la République et la nation, tandis qu’une partie de sa population, coupable d’avoir laissé sa colère exploser après la mise à mort d’un adolescent, est accusée de toutes les sécessions.

Sur les Champs-Élysées, si près et en même temps si loin de Nanterre où un policier a tiré sur Nahel, ce sera, vendredi, le grand raout des régiments qui marchent au pas, de la République en bon ordre, des insignes et des flonflons. À la tribune officielle, Emmanuel Macron recevra en majesté le premier ministre indien, l’ultranationaliste hindou Narendra Modi, soucieux qu’il reparte à New Delhi avec, dans sa valise, 26 avions Rafale achetés au groupe Dassault. Étrange spectacle que celui de la déconnexion entre la célébration et l’objet célébré…

« Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national »

A-t-on perdu le sens du 14 Juillet ? On y marque le coup de la prise de la Bastille, des « tyrans descendus au cercueil », de l’effervescence politique révolutionnaire et de la démocratie comme horizon pour tous. Vraiment pour tous ?

La promesse sonne désormais comme une trahison, dans les quartiers populaires. « Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national, soupire Philippe Rio, maire PCF de Grigny (Essonne). La promesse républicaine n’est plus tenue depuis bien longtemps, ça relève davantage de la fable du père Noël. Elle est censée s’incarner dans le triptyque liberté-égalité-fraternité, or les habitants sont, au contraire, très conscients des inégalités, de la discrimination, des injustices. La République, pour eux, c’est ça. »

C’est qu’il ne suffit pas de psalmodier « République » et « arc républicain » tous les quatre matins sur les plateaux télé de Paris pour que l’idée prenne corps. Encore faut-il lui donner une contenance. L’égalité est gravée en lettres d’or sur le fronton des mairies mais, en Seine-Saint-Denis, on vit en moyenne quatre ans de moins que dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France.

La désertification des services publics ronge tout le pays, mais les banlieues pauvres sont particulièrement mal servies : il y a cinq fois plus de bureaux de poste à Neuilly-sur-Seine qu’à Saint-Denis, pour une population deux fois plus nombreuse. Dans les immeubles haussmanniens chics du « 92 », des concierges plus ou moins affables veillent à la tranquillité des bourgeois. Dans le « 93 », l’ascenseur en panne depuis plusieurs mois pourrit le quotidien d’une tour de douze étages. 45 % des moins de 25 ans sont au chômage, dans les quartiers dits « politique de la ville ».

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque

Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque. Les témoignages sur les petites humiliations policières, le contrôle au faciès, les insultes sont nombreux.

L’idée que les « flics assassins » ne sont jamais condamnés est largement partagée , alors que la justice – pour Zyed et Bouna, pour Adama, pour Nahel – est au cœur de toutes les revendications. «  Dans les faits, il y a une impunité judiciaire presque complète pour ces policiers, explique Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, dans le Monde. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers. »

Elle contraste avec les comparutions immédiates et les sanctions délivrées à rythme industriel pour les jeunes pris lors des pillages. « Le seul »dialogue« qui s’instaure entre l’État et les habitants, c’est souvent la répression », résume Lauren Lolo.

La jeune femme, cofondatrice de l’association Cité des chances, milite pour que les banlieues s’intéressent à la politique. Une gageure : « Il y a une grosse méfiance, beaucoup de »tous pourris« , mais aussi de la méconnaissance sur qui gère quoi… On leur a tellement répété que ce n’était pas leur affaire, voire pas leur pays quand ils sont racisés, que certains ont fini par y croire. »

La stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques

La devise républicaine a bon dos quand la stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques. On y crée des « sous-Français », des « pas-comme-nous ». « Les émeutiers, vous allez me dire qu’ils sont français. Oui, mais comment Français ? » s’interroge la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, quand son président de groupe Bruno Retailleau évoque sans sourciller « une régression » des immigrés « vers leurs origines ethniques ». 

Valeurs actuelles déclare les banlieues en « sécession », Paris Match noircit ses pages de « casseurs pilleurs qui mettent la France à feu et à sang ». Le RN parle de « Français de papier », de « nationalité faciale », relance le débat sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.

Lauren Lolo en mesure les conséquences sur le terrain : « Les banlieues sont tellement stigmatisées, qu’a fini par s’y développer l’idée qu’il faudra se débrouiller sans l’État, sans la République. D’où tous ces discours d’apologie de l’autoentreprise, très start-up nation, qui marchent bien dans les quartiers. »

La combine est connue : plus un service public se dégrade, plus le discours pro-intérêts privés gagne du terrain. Quitte à éroder un peu plus la confiance. « Aujourd’hui, le citoyen français, a fortiori dans les banlieues populaires, se méfie des politiques, de la police et de la justice, évalue Philippe Rio. Plus vous lui parlez de République, moins il vous croit. La maison République est à rénover de fond en comble, pour retrouver le sens de notre devise et du 14 Juillet. »

Certaines banlieues n’auront d’ailleurs même pas le droit au folklore. À Sartrouville (Yvelines), le maire LR Pierre Fond a décidé d’annuler le spectacle traditionnel de la fête nationale. « Je ne suis pas un amuseur public », se défend l’élu, qui préfère voir « les forces de l’ordre prêtes à se projeter sur des violences potentielles » plutôt qu’à sécuriser les festivités. Mêmes décisions dans d’autres villes franciliennes, comme Chelles, Dammarie-les-Lys, Bussy-Saint-Georges, Claye-Souilly, Vaires-sur-Marne ou encore Jouy-le-Moutier. Histoire de rajouter de l’exclusion à l’exclusion. Le gouvernement veille : en tout, 130 000 policiers et gendarmes seront déployés dans le pays.

  publié le 10 juillet 2023

« La politique de la ville
est bureaucratisée
et le tissu associatif épuisé »

Stéphane Alliès sur www.mediapart.fr

La sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué avait coordonné un rapport, aussi intéressant qu’il fut vite ignoré, sur la « démocratie d’interpellation » dans les quartiers populaires. Dix ans après la remise de ce rapport, et dix jours après la mort de Nahel, elle revient sur cet abandon d’une politique de la ville ambitieuse et participative.

C’était il y a pile dix ans, en juillet 2013. On fêtait les trente ans de la Marche pour l’égalité et Mediapart recueillait le constat de la sociologue Marie-Hélène Bacqué, professeure d’études urbaines à l’université Paris-Nanterre. Son diagnostic pointait alors la mise à l’écart des quartiers populaires dans les décisions politiques. À ses côtés, Mohamed Mechmache, fondateur du collectif Aclefeu de Clichy-sous-Bois né après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005.

Ensemble, ces deux actrice et acteur théoriques et pratiques de la citoyenneté des quartiers populaires venaient de rendre public un rapport intitulé « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera pas sans nous », remis au ministre de la ville d’alors, François Lamy. Une trentaine de propositions ayant pour ambition de redonner du pouvoir aux habitant·es des quartiers relégués et ségrégués, plaidant pour leur participation aux projets territoriaux comme aux conseils d’administration des bailleurs sociaux, ou encore l’indépendance des associations à l’égard des élus locaux.

Dix ans après, Marie-Hélène Bacqué répond à nouveau à nos questions, dix jours après la mort du jeune Nahel d’une balle tirée à bout portant par un policier, et revient sur les nuits de violences qui se sont ensuivies, à l’image de l’abandon de politique des quartiers populaires depuis la remise de ce rapport, suivi par d’autres tout autant ignorés.

Que vous inspirent le climat politique de ces dix derniers jours et les événements touchant la France depuis la mort du jeune Nahel ?

Marie-Hélène Bacqué : Les premiers jours qui ont suivi la mort de Nahel, j’étais à Montréal avec un groupe de jeunes de quartiers populaires et de professionnels de la jeunesse issus de ces quartiers et y travaillant, de chercheurs et de comédiens, pour présenter une recherche participative que nous avons menée ensemble pendant quatre ans et la pièce de théâtre qui en est issue. Nous avons tous été plongés dans un état de sidération. Comment est-il possible qu’en France, en 2023, un jeune homme soit abattu pour refus d’obtempérer ? Nous avons arrêté nos activités pour prendre le temps de penser ensemble ces événements qui, dans le même temps, n’étonnaient aucun de nous.

Tout cela m’inspire tristesse, colère et inquiétude. Tristesse pour la mort du jeune Nahel tout d’abord et pour tous ces jeunes arrêtés et jugés dans l’urgence, qui voient leur avenir se fermer brutalement. Colère vis-à-vis de cette violence policière mille fois dénoncée, que les gouvernements successifs n’ont rien fait pour arrêter, de même qu’ils n’ont rien fait pour endiguer le racisme systémique qui traverse cette institution. Inquiétude pour l’avenir, au regard de l’absence de réponse de fond du gouvernement et du président de la République, qui ne semble pas vouloir entendre la colère qui s’exprime dans les quartiers populaires et ses ressorts profonds. Les réactions du syndicat de police Alliance font par ailleurs froid dans le dos, de même que la montée des discours d’extrême droite.

En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois et les tensions qui en ont découlé avaient donné lieu à l’émergence d’acteurs ou de médias associatifs. Près de vingt ans après, que ce soit en termes d’émergence de paroles ou de réponse politique, on semble loin de ce qui était déjà à l’époque jugé insuffisant…

Marie-Hélène Bacqué : La situation des banlieues populaires ne s’est guère améliorée depuis 2005. Elle s’est même détériorée sur plusieurs plans. Les inégalités sociales et territoriales n’ont fait que croître, comme le montrent nombre de rapports. Certes, un grand programme de rénovation urbaine a été engagé, qui a contribué à changer l’image de certains quartiers. Mais, le plus souvent, ces rénovations ont été menées sans les habitants, voire leur ont été imposées.

Des travaux comme ceux de Christine Lelévrier ont montré leur impact social contrasté, notamment pour les populations les plus précaires, parfois repoussées de cité en cité, perdant les réseaux de solidarité qui leur permettaient de tenir, et ce au nom de la mixité sociale. Un scénario raté de dispersion de la pauvreté a prévalu dans les années 2000, qui pose la question de la reconnaissance de l’existence de quartiers populaires et de leurs populations.

Par ailleurs, il ne suffit pas de démolir des bâtiments, de clôturer des espaces, de repeindre des façades, pour améliorer la vie des habitants. Leurs premières demandes, comme le montre le bilan du tour de France réalisé par le collectif Pas sans nous, sont les services publics, l’école, le logement, l’accès à l’emploi. La politique de la ville, c’est-à-dire la politique portant sur les quartiers dits « défavorisés », a pour beaucoup perdu de sa substance sociale. Elle a été bureaucratisée et les professionnels et associations qui y contribuent sont aujourd’hui largement épuisés par les logiques de concurrence et d’appel d’offres, les contrôles tatillons auxquels ils sont soumis.

Du côté associatif, un ensemble de collectifs sont nés à la suite des révoltes de 2005 qui s’inscrivaient pour beaucoup dans une histoire plus longue des quartiers populaires, notamment la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Des mouvements plus récents montrent que les quartiers populaires ne sont pas des vides politiques, par exemple les collectifs Pas sans nous, Vérité et justice pour Adama ou le Front des mères, sans compter les multiples collectifs locaux.

Notre recherche collective a ainsi mis en lumière les multiples formes d’engagement des jeunes, qui s’accompagnent d’une distance forte avec la politique institutionnelle. Mais les deux dernières décennies ont été marquées par la montée de l’islamophobie, qui s’est accompagnée de formes de répression du monde associatif, conduisant à la dissolution de certaines organisations, à la remise en cause d’agréments, à la suppression de financements.

Tout cela, qui est très bien documenté par l’Observatoire des libertés associatives, a conduit à un affaiblissement et à un épuisement du tissu associatif. J’ai mesuré ces derniers jours, lors de discussions avec des militants associatifs ou des professionnels, à quel point ces difficultés récurrentes (carcan administratif, baisse des moyens, manque de prise en compte de leurs actions) les ont épuisés. Et à quel point ils partagent la colère des jeunes, même si la leur ne prend pas les mêmes formes.

En 2012, vous coordonniez et rédigiez avec l’ancien porte-parole d’Aclefeu Mohamed Mechmache un rapport pour le secrétaire d’État à la ville, appelant notamment à donner du pouvoir aux habitant·es des quartiers populaires dans les choix politiques les concernant, en tout cas à partager le pouvoir local des maires et à en finir avec le clientélisme municipal. En quoi cette approche aurait-elle pu éviter l’embrasement de ces derniers jours ?

Marie-Hélène Bacqué : Nous proposions de remettre la politique de la ville sur ses pieds, c’est-à-dire de partir des habitants et de construire avec eux des politiques de transformation sociale. Cette approche aurait permis de consolider le réseau associatif et notamment les petites associations ou les collectifs qui ont un rôle social majeur, d’appuyer les initiatives locales, de mobiliser les citoyens autour de la vie collective et de la vie de la cité.

Nos propositions débordaient largement des quartiers populaires, quand nous proposions par exemple la création d’un fonds pour une démocratie d’interpellation, qui permettrait de développer des démarches participatives portées par les habitants, au lieu qu’elles émanent des institutions ou plus largement la co-construction des politiques publiques.

Nous insistions aussi sur la nécessité de mettre les habitants au cœur des services publics et nous avions notamment travaillé sur les rapports entre police et population, soulignant l’acuité de cet enjeu et l’urgence d’une réforme profonde de l’institution policière afin qu’elle retrouve un ancrage local et un rôle de gardien de la paix. Le rapport comportait des propositions précises déjà portées par des associations et collectifs, comme l’instauration d’une politique de reçu d’identité, la limitation du port d’armement intermédiaire du type flashball et taser, l’interdiction des pratiques ayant mené à la mort, telles que la clé d’étranglement.

Pour orienter l’approche de la police vers le dialogue avec les citoyens, nous proposions de réinstaurer la politique des « îlotiers », de mettre en place des comptes-rendus publics d’activité de la police préparés de façon à ce que tous les citoyens puissent y participer, y compris ceux qui sont considérés comme « des problèmes » par les forces de police ou par les habitants, de généraliser les groupes de veille (groupes locaux de traitement de la délinquance) auxquels participeraient les agents de police travaillant dans le quartier, les élus en charge de la sécurité, des représentants locaux du ministère de la justice (via les maisons de justice et du droit) et du Défenseur des droits, les citoyens et leurs associations.  

Pour mettre en place cette démarche, plusieurs propositions étaient centrées sur l’amélioration des conditions de travail des policiers et leur formation. Un volet portait aussi sur la création d’instances d’interpellation et de recours pour les citoyens. Si ces propositions avaient été mises en œuvre, elles auraient contribué à transformer les relations entre police et population. Mais on est au contraire allé en sens inverse.

Quelle fut la postérité institutionnelle de ce rapport ?

Marie-Hélène Bacqué : L’élaboration de ce rapport a reposé sur un travail collectif et une conférence de citoyens réunissant une centaine d’acteurs associatifs, militants, professionnels. Cette conférence de citoyens avait d’ailleurs choisi de mettre comme première de ses trente propositions le droit de vote pour les étrangers aux élections locales, une promesse faite par François Mitterrand, puis par François Hollande, mais jamais tenue. Je le souligne car cela montre à quel point l’histoire des quartiers populaires en France est jalonnée de déceptions et de promesses non tenues.

Notre rapport n’a pas échappé à cela. Quasiment aucune des propositions n’a été reprise par les gouvernements Hollande puis Macron. Si le principe de co-construction de la politique de la ville a été inscrit dans la loi, elle n’y est pas définie et les moyens législatifs et pratiques ne sont pas donnés. Nous inspirant d’un dispositif québécois, nous avions proposé que la puissance publique soutienne la création de « tables de quartier », c’est-à-dire d’initiatives réunissant plusieurs collectifs et associations pour travailler ensemble, élaborer des propositions, contester si nécessaire.

À la place, la loi rend obligatoire des conseils citoyens, dont la composition est avalisée par le préfet et qui dans beaucoup de cas sont restés des coquilles vides, sans pouvoir réel. Nous proposions de soutenir des démarches venant des habitants, c’est un nouveau dispositif émanant d’en haut qui est encore créé. La fédération des centres sociaux et le collectif Pas sans nous ont pu expérimenter la création d’une douzaine de tables de quartier mais avec un financement bien faible au regard de ce qui existe au Québec. Et encore une fois, on en est restés au stade de l’expérimentation. Cela est très significatif de l’incapacité ou du refus à penser et mettre en œuvre une dynamique participative portée par les citoyens.

Les politiques publiques sont aussi parties à contresens en termes de reconnaissance de l’action collective dans les quartiers populaires, et tout simplement de reconnaissance de leurs habitants, ce qui représentait un volet de nos propositions. Ces quartiers ont été pointés du doigt après les attentats de 2015. On a parlé de « reconquête républicaine », comme s’ils étaient en dehors de la République.

Ces discours ont des effets importants sur la façon dont des jeunes en particulier peuvent se projeter dans la société française, sur leur sentiment de légitimité et sur leurs rapports aux institutions.

Votre travail a depuis été rejoint dans le tiroir à oublis par les rapports Borloo (pour le gouvernement), El Karoui (Institut Montaigne), ou Cornut-Gentille/Kokuendo (groupe parlementaire Les Républicains)… Comment expliquer le décalage entre le nombre de réflexions existantes sur les quartiers populaires et leur absence continue de concrétisation politique ?

Marie-Hélène Bacqué : Il faudrait pour que ces constats et propositions – que je ne mettrais pas toutes sur le même plan, le rapport Borloo, par exemple, restant très descendant – une volonté politique de justice sociale et de transformation. Cela n’est pas le cas. L’ouverture de 1983 après la publication du rapport Dubedout s’est vite refermée. Travailler en profondeur sur les quartiers populaires implique de poser la question des inégalités sociales et environnementales, et aussi de la redistribution sociale.

Lors de la crise sanitaire et des confinements, on a tout à coup découvert les « métiers essentiels », mais la population des quartiers populaires reste invisibilisée, quand elle n’est pas stigmatisée.

À partir de ces quartiers se posent des questions centrales pour la société française : celle de l’égalité, celle de la démocratie, celle de la gestion de la crise climatique qui s’y fera sentir plus fortement qu’ailleurs, et celle de notre héritage colonial. Pour toutes les embrasser, il faut de la volonté et du courage politique, qui ne sont pas à l’ordre du jour.

En termes de militantisme citoyen, la réflexion a permis de construire des ponts entre acteurs des quartiers (initiant la création du collectif Pas sans nous) puis avec d’autres acteurs associatifs (France Nature environnement, Secours catholique, Fondation Abbé Pierre)… En dépit du silence radio du pouvoir politique, la dynamique a perduré jusqu’à la présidentielle de 2017, avant de sembler s’amenuiser depuis. Où en est-elle ?

Marie-Hélène Bacqué : En effet, dans la dynamique du rapport, des réflexions communes ont été menées autour, par exemple, de la proposition de création d’un fonds d’interpellation, rebaptisé ensuite fonds d’initiative, proposition travaillée et reprise par de grandes associations nationales. Des actions conjointes ont été organisées entre le collectif Pas sans nous et Alternatiba, le collectif Justice et vérité pour Adama et Alternatiba. Mais ces ponts semblent encore fragiles, même s’ils indiquent une perspective stimulante.

Au sein même des quartiers populaires, il reste à consolider des alliances. Depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme, on a observé plusieurs tentatives de créations d’un « mouvement des banlieues » ou des quartiers populaires. Mais ces collectifs restent encore parcellisés. Au moment des élections présidentielles de 2022, le collectif On s’en mêle a tenté de structurer une position collective. Il s’est autodissous mais de nouvelles initiatives sont en discussion.

Alors que le monde politique et médiatique se mobilise davantage pour saluer les maires en première ligne plutôt que les victimes de violences et de racisme policiers, la « démocratie d’interpellation » que vous appeliez de vos vœux peut-elle encore être audible dans le contexte actuel ?

Marie-Hélène Bacqué : Elle est en tout cas plus nécessaire que jamais. Cette démocratie d’interpellation était aussi une demande des « gilets jaunes » et, d’une autre façon, du mouvement contre la réforme de la retraite ou des mobilisations écologiques. Le président Macron a multiplié les dispositifs dits de participation comme le « grand débat », la Conférence citoyenne pour le climat, le Conseil national de la refondation.

Tous ces dispositifs ne sont pas équivalents. La Conférence citoyenne pour le climat a représenté une vraie expérience démocratique, montrant la capacité des citoyens à se saisir d’enjeux complexes et à délibérer. Pour autant, les propositions qui en ont émané sont restées lettre morte. Ces initiatives présidentielles et leurs absences de débouchés contribuent à miner l’idée de participation et à faire monter un sentiment d’impuissance et de colère.

Dans la période récente, son refus d’entendre une contestation soutenue par la majorité des citoyens et d’organiser un référendum sur les retraites témoigne d’une surdité et d’un autoritarisme très dangereux pour la démocratie. Face à cela, il me semble que plus que jamais il faudrait réaffirmer la nécessité d’une démocratie d’interpellation et la mettre en œuvre partout où c’est possible, avec les moyens du bord.

Comment expliquez-vous la permanence, voire la généralisation des critiques autour de l’autorité parentale qui serait déficiente et finalement première responsable de la situation ?

Marie-Hélène Bacqué : Cette responsabilisation des familles est profondément choquante quand on sait par ailleurs que les mêmes parents doivent préparer leurs enfants à réagir sans danger aux contrôles agressifs de la police, ou à réagir à des propos ou des réactions racistes. 

C’est une vieille rengaine que celle des classes dangereuses, des familles déficientes, de la disparition de l’autorité parentale, voire de l’existence d’une culture de la pauvreté et de la dépendance. Elle rejaillit régulièrement et imprègne une partie du travail social quand il est vu comme un encadrement et une éducation des familles.

Si l’on revient à ce qui s’écrivait sur les banlieues dans l’entre-deux-guerres, on retrouve le même type de propos adossés à une bonne dose de moralisme condescendant au regard des classes populaires. Et c’est la même critique qui a conduit à la proposition récurrente de suppression des allocations familiales pour les parents déficients. C’est une rhétorique facile, qui permet d’éviter les vraies questions.

Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui tout le camp progressiste semble tétanisé au lieu d’afficher son soutien aux victimes de violences policières dans les quartiers ?

Marie-Hélène Bacqué : Les « alliés » sont eux-mêmes dans le viseur du gouvernement (par exemple la Ligue des droits de l’homme). Comme si l’on se résignait à la catastrophe… Les attaques se multiplient contre le monde associatif critique, mais aussi contre la pensée critique dans les universités. Tout cela ouvre un large champ à l’extrême droite, ainsi que l’indiquent les réactions qui ont suivi la mort de Nahel et les révoltes des quartiers populaires.

Faut-il s’y résigner ? Non, bien sûr. Mais le chemin est étroit. Et il ne peut passer que par des convergences qui commencent à se structurer, comme on l’a vu autour de la marche pour Adama du samedi 8 juillet. Il reste néanmoins beaucoup à faire : le Parti socialiste comme le Parti communiste n’ont pas appelé à cette marche. Pourtant, un soutien clair aux victimes des violences policières me semble un point de départ indispensable pour construire une réponse politique face à une crise de la démocratie, à la montée de formes d’autoritarisme, et au danger de l’extrême droite, qui ne concernent pas que les quartiers populaires.

  publié le 7 juillet 2023

« Emmanuel Macron
ne comprend rien
aux banlieues »

Nadia Sweeny  sur www.politis.fr

Ali Rabeh, maire de Trappes (Yvelines), a participé à l’Élysée à la rencontre entre le chef de l’État et quelque 200 maires, le 4 juillet, pour évoquer la révolte des quartiers populaires. Il dénonce sans langue de bois l’incapacité du Président à comprendre ce qui se joue dans les banlieues et son manque de perspectives pour l’avenir.


 

Vous avez été reçu mardi 4 juillet à l’Élysée par le président de la République avec des dizaines d’autres maires. Comment ça s’est passé ?

Ali Rabeh : Le Président a fait une introduction très courte pour mettre en scène sa volonté de nous écouter, de nous câliner à court terme, en nous disant à quel point on était formidable. Puis ça a viré à la thérapie de groupe. On se serait cru aux alcooliques anonymes. Tout le monde était là à demander son petit bout de subvention, à se plaindre de la suppression de la taxe d’habitation, de la taille des LBD pour la police municipale ou de l’absence du droit de fouiller les coffres de voiture… Chacun a vidé son sac mais, à part ça et nous proposer l’accélération de la prise en charge par les assurances, c’est le néant. La question primordiale pour moi n’est pas de savoir si on va pouvoir réinstaller des caméras de surveillances en urgence, ou comment réparer quelques mètres de voiries ou des bâtiments incendiés. Si c’est cela, on prend rendez-vous avec le cabinet du ministre de la Ville ou celui des Collectivités territoriales. Mais ce n’est pas du niveau présidentiel.

Quand on parle avec le président de la nation, c’est pour cerner les causes structurelles du problème et fixer un cap afin d’éviter que ça ne se reproduise. Et là-dessus on n’a eu aucune réponse, ni aucune méthode. Il nous a dit qu’il avait besoin d’y réfléchir cet été. En fait, Emmanuel Macron voulait réunir une assemblée déstructurée, sans discours commun. Il a préféré ça au front commun de l’association Ville & Banlieue réunissant des maires de gauche et de droite qui structurent ensemble un discours et des revendications. Mais le Président refuse de travailler avec ces maires unis. Il préfère 200 maires en mode grand débat qui va dans tous les sens, parce que ça lui donne le beau rôle. En réalité, on affaire à des amateurs qui improvisent. Globalement ce n’était pas à la hauteur.

Le Président n’a donc rien évoqué, par exemple, de l’appel de Grigny ou des nombreuses propositions déjà faites par le passé sur les problématiques liées aux banlieues et qui ne datent quand même pas d’hier ?

On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue.

Ali Rabeh : Non. Il a fait du « Macron » : il a repris quelques éléments de ce qu’on racontait et il en fait un discours général. Il avait besoin d‘afficher qu’il avait les maires autour de lui, il nous a réunis en urgence pendant que les cendres sont brûlantes, ce qu’il a refusé de faire avant que ça n’explose. Et ce, malgré nos supplications. Pendant des mois, l’association Ville & Banlieue a harcelé le cabinet de Mme Borne pour que soit convoqué un Conseil interministériel des villes conformément à ce qu’avait promis le Président. Cela ne s’est jamais fait. Macron n’a pas tenu sa parole. On a eu du mépris, de l’arrogance et de l’ignorance. Il n’a pas écouté les nombreuses alertes des maires de banlieue parce qu’il pensait que nous étions des cassandres, des pleureuses qui réclament de l’argent. C’est sa vision des territoires. Elle rappelle celle qu’il a des chômeurs vus comme des gens qui ne veulent pas travailler alors qu’il suffirait de traverser la route. Emmanuel Macron n’a donc pas vu venir l’explosion. Fondamentalement, il ne comprend rien aux banlieues. Il ne comprend rien à ce qu’il s’est passé ces derniers jours.

A-t-il au moins évoqué le plan Borloo qu’il a balayé d’un revers de main en 2018 ?

Ali Rabeh : Je m’attendais justement à ce qu’il annonce quelque chose de cet acabit. Il ne l’a pas fait. Il a fait un petit mea-culpa en disant qu’à l’époque du rapport Borloo, sur la forme il n’avait pas été adroit mais il affirme que la plupart des mesures sont mises en œuvre. Il prétend, tout content de lui, qu’il y a plus de milliards aujourd’hui qu’hier et que le plan Borloo est appliqué sans le dire. C’était grotesque. J’aurais aimé qu’il nous annonce une reprise de la méthode Borloo : on fait travailler ensemble les centaines de maires et d’associatifs. On se donne six mois pour construire des propositions actualisées par rapport au rapport Borloo et s’imposer une méthode. Lui a dit : « J’ai besoin de l’été pour réfléchir. » Mais quelle est notre place là-dedans ?

Dans ses prises de paroles publiques, le Président a fustigé la responsabilité des parents qui seraient incapables de tenir leurs enfants. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Qu’il faut commencer par faire respecter les mesures éducatives prescrites par les tribunaux. Pour ces mamans qui n’arrivent pas à gérer leurs enfants dont certains déconnent, les magistrats imposent des éducateurs spécialisés chargés de les accompagner dans leur fonction parentale. Or, ces mesures ne sont pas appliquées faute de moyens. C’est facile après de les accabler et de vouloir les taper au porte-monnaie mais commençons par mettre les moyens pour soutenir et accompagner les familles monoparentales en difficulté.

Le deuxième élément avancé ce sont les réseaux sociaux…

Ali Rabeh : C’est du niveau café du commerce. C’est ce qu’on entend au comptoir : « Faut que les parents s’occupent de leur môme, faut les taper aux allocs. Le problème ce sont les réseaux sociaux ou les jeux vidéo… » Quand on connaît la réalité c’est un peu court comme réponse. On peut choisir d’aller à la simplicité ou on peut se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches. Pour moi l’enjeu c’est la mixité sociale : comment les quartiers « politique de la ville » restent des quartiers « politique de la ville » trente ans après. Or personne ne veut vraiment l’aborder car c’est la montagne à gravir.

On peut choisir la simplicité ou se poser la question fondamentale des ghettos de pauvres et de riches.

Vous avez abordé cette question lors de votre intervention à l’Élysée. Comment le Président a-t-il réagi ?

Ali Rabeh : Il a semblé réceptif quand j’ai évoqué les ghettos de riches et les maires délinquants qui, depuis vingt-deux ans, ne respectent pas la loi SRU. Il a improvisé une réponse en évoquant le fait que dans le cadre des J.O, l’État prenait la main sur les permis de construire en décrétant des opérations d’intérêt national, un moyen de déroger au droit classique de l’urbanisme. Il s’est demandé pourquoi ne pas l’envisager pour les logements sociaux. S’il le fait, j’applaudis des deux mains. Ça serait courageux. Mais je pense qu’il a complètement improvisé cette réponse.

En ce moment, on assiste à une répression judiciaire extrêmement ferme : de nombreux jeunes sans casier judiciaire sont condamnés à des peines de prison ferme. Est-ce de nature à calmer les choses, à envoyer un message fort ?

Ali Rabeh : Non. On l’a toujours fait. À chaque émeute, on a utilisé la matraque. Pareil pour les gilets jaunes. Pensez-vous que la colère est moins forte et que cela nous prémunit pour demain ? Pas du tout. Que les peines soient sévères pour des gens qui ont mis le feu pourquoi pas, mais ça ne retiendra le bras d’aucun émeutier dans les années qui viennent.

Quand Robert Ménard a dit que le problème provenait de l’immigration, le Président n’a pas tiqué.

Vous avez été dans les rues de Trappes pour calmer les jeunes. Qu’est-ce qui vous a marqué ?

Ali Rabeh : La rupture avec les institutions est vertigineuse. Elle va au-delà de ce que j’imaginais. J’ai vu dans les yeux des jeunes une véritable haine de la police qui m’a glacé le sang. Certains étaient déterminés à en découdre. Un jeune homme de 16 ans m’a dit « Ce soir on va régler les comptes », comme s’il attendait ce moment depuis longtemps. Il m’a raconté des séances d’humiliation et de violence qu’il dit avoir subies il y a quelques mois de la part d’un équipage de police à Trappes. Beaucoup m’ont dit : « Ça aurait pu être nous à la place de Nahel : on connaît des policiers qui auraient pu nous faire ça. » J’ai tenté de leur dire qu’il fallait laisser la justice faire son travail. Leur réponse a été sans appel : « Jamais ça ne marchera ! Il va ressortir libre comme tous ceux qui nous ont mis la misère. » Ils disent la même chose de l’impunité des politiques comme Nicolas Sarkozy qui, pour eux, n’ira jamais en prison malgré ses nombreuses condamnations. Qui peut leur donner tort ?

Il se développe aussi un discours politique extrêmement virulent sur le lien de ces violences urbaines avec les origines supposément immigrées des jeunes émeutiers. Qu’en pensez-vous ?

Ali Rabeh : Quand Robert Ménard a frontalement dit, dans cette réunion des maires, que le problème provenait de l’immigration, le président de la République n’a pas tiqué. Une partie de la salle, principalement des maires LR, a même applaudi des deux mains. Il y a un glissement identitaire très inquiétant. Culturellement, l’extrême droite a contaminé la droite qui se lâche désormais sur ces sujets. Ces situations demandent de raisonner pour aller chercher les causes réelles et profondes du malaise comme l’absence d’équité, la concentration d’inégalités, d’injustices, de frustrations et d’échecs. C’est beaucoup plus simple de s’intéresser à la pigmentation de la peau ou d’expliquer que ce sont des musulmans ou des Africains violents par nature ou mal élevés.

Comment ces discours sont-ils perçus par les habitants de Trappes ?

Ali Rabeh : Comme la confirmation de ce qu’ils pensent déjà : la société française les déteste. Dans les médias, matin, midi et soir, ils subissent continuellement des discours haineux et stigmatisant de gens comme Éric Zemmour, Marine le Pen, Éric Ciotti, etc. qui insultent leurs parents et eux-mêmes au regard de leur couleur de peau, leur religion ou leur statut de jeune de banlieue. Ils ont le sentiment d’être les rebuts de la nation. Quotidiennement, ils ont aussi affaire à une police qui malheureusement contient en son sein des éléments racistes qui l’expriment sur la voie publique dans l’exercice de leur métier. Ça infuse. Les jeunes ne sont pas surpris de l’interprétation qui est faite des émeutes. En réalité ils l’écoutent très peu, parce qu’ils ont l’habitude d’être insultés.

D’après vous, que faut-il faire dans l’urgence ?

Ali Rabeh : Il faut arrêter de réfléchir dans l’urgence. Il faut s’engager sur une politique qui change les choses sur dix à quinze ans. C’est possible. On peut desserrer l’étau qui pèse sur les quartiers en construisant des logements sociaux dans les villes qui en ont moins. Moi, je ne demande pas plus de subventions. Je veux que dans quinze à vingt ans, on me retire les subventions « politique de la ville » parce que je n’en aurai plus besoin. C’est l’ambition qu’on doit porter.

Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population.

Et sur le court terme ?

Ali Rabeh : Il faut envoyer des signaux. Revenir sur la loi 2017 car cela protégera les policiers qui arrêteront de faire usage de leurs armes à tort et à travers, s’exposant ainsi à des plaintes pour homicide volontaire, et cela protégera les jeunes qui n’auront plus peur de se faire tirer comme des lapins. Il faut aussi engager un grand dialogue entre la police et les jeunes. On l’a amorcé à Trappes avec le commissaire et ça produit des résultats. Le commissaire a fait l’effort de venir écouter des jeunes hermétiquement hostiles à la police, tout en rappelant le cadre et la règle, la logique des forces de l’ordre. C’était très riche. Quelques semaines plus tard le commissaire m’a dit que ses équipes avaient réussi une intervention dans le quartier parce que ces jeunes ont calmé le jeu en disant « on le connaît, il nous respecte ». Il faut lancer un cercle vertueux de dialogue police-population, et jeunesse en particulier, dans les mois qui viennent. La police doit reprendre l’habitude de parler avec sa population et être acceptée par elle. Mettons la police autour de la table avec les jeunes, les parents du quartier, des éducateurs, les élus locaux pour parler paisiblement du ressenti des uns et des autres. Il peut y avoir des signaux constructifs de cet ordre-là. Or là on est dans la culpabilisation des parents. Ça ne va pas dans le bon sens.

  publié le 3 juillet 2023

Ce qui m'étonne,
c'est qu'on s'étonne

Alain Manach sur https://blogs.mediapart.fr/

« Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps » : après plusieurs nuits de révoltes, témoignage d'un habitant du quartier de la Villeneuve, à Grenoble.

Je ne comprends pas toutes ces réactions offusquées, atterrées, scandalisées face à ce qui se passe dans notre pays en ce moment. Pourtant tout était annoncé depuis fort longtemps. Annoncé par les acteurs sociaux, les acteurs syndicaux, la société civile, les habitants des quartiers populaires, tous nous étions inquiets et sensibles au fait que « cela allait mal et que ça allait sûrement péter un jour » Nous ne savions pas quand, ni comment. À l’évidence, nous y sommes…

Que dire d’une société dont les dirigeants au plus haut niveau de l’État parlent des « sans dents » des racailles à « karchèriser » qui affirment que le « boulot est au bout de la rue » qui crient à tue-tête « bon sang tenez vos gosses ! », mais qui, par exemple, pratiquent au jour le jour les contrôles au faciès, qui érigent la discrimination en système, qui fustigent les bénéficiaires du RSA…

Que dire d’une société qui n’entend jamais les habitants des quartiers populaires lorsqu’ils parlent des conséquences de la colonisation/décolonisation ? C’est un des aspects spécifiques de notre culture d’aujourd'hui. Ce qui est étonnant, c’est qu’on ne comprenne pas pourquoi cette question est structurante de nos quartiers. Il faudrait en parler ensemble, aller jusqu’au bout des inquiétudes, pour dégager la richesse de ce vécu commun.

Que dire d’une société dont la puissance publique n’entend pas, n’entend jamais les paroles des habitants de ces fameux quartiers populaires… même si par ailleurs dans des belles envolées certains élus nous rassurent en disant que « vous êtes la solution et pas le problème », ou encore qui reprennent sans vergogne cette phrase attribuée à Nelson Mandela « ce qui se fait pour nous, sans nous, se fait contre nous » Mais qui classent verticalement les rapports Borloo[1] ou Bacqué-Mechmache[2]. Que ce soit sur la rénovation urbaine, les aménagements, le rôle et la fonction des petits commerces, la rénovation des bâtiments, ou encore la vie sociale…

Que dire d’une société qui retire des moyens aux collèges de nos quartiers au nom de l’égalité ? Vous avez bien lu : égalité… Ce qui dans la tête des institutions qui nous gouvernent veut dire les mêmes moyens à tout le monde, les quartiers riches comme les quartiers pauvres… et qui de ce fait empêchent les équipes enseignantes de développer le formidable travail qui est le leur. À la Villeneuve de Grenoble, le collège avait un taux de réussite au brevet des collèges de 71 % en 2017 et il est aujourd’hui de 91 % et crac badaboum… on supprime les moyens financiers principaux leviers de la réussite de cette équipe formidable.

Que dire d’une société qui depuis plus de quarante ans matraque la vie associative et l’éducation populaire, par une logique néolibérale plutôt que de soutenir l’engagement des citoyens ? Pour ceux qui connaissent le jargon de la vie associative, ce sont les appels à projet, la mise en concurrence des associations entre elles, le refus des financements de fonctionnement etc. Notre quartier de la Villeneuve est bien atteint par ce virus-là.

Que dire d’une société dont les dirigeants à tous les niveaux de la représentation affirment que de toute façon, au final « ils ont forcément raison ! »

Enfin que dire d’une société qui érige une loi scélérate dite « contrat d’engagement républicain » qui en fait crée un nouveau délit de séparatisme ? Ce délit permet de manière discriminatoire de dissoudre des associations ou en tout cas d’entraver gravement la liberté associative, niant la dimension de créativité et d’invention qui la caractérise.

Nous voilà quarante ans après la marche pour l’égalité et les premiers pas des politiques de la ville esquissées par Hubert Dubedout ! Et c’est le feu !

Moi, ce qui m’étonne c’est que notre société mette le mépris au cœur du mode de gouvernance et de gestion de notre démocratie ! De toute évidence c’est un échec ! Tout cela semble organisé par des logiques néolibérales et ce n’est pas l’idée que je me fais de la démocratie… Le mépris c’est l’atteinte physique, l’atteinte à la dignité de la personne.

Là je ne comprends pas ! Ma conception du monde porte sur la reconnaissance et le respect des personnes. Les personnes habitant les quartiers populaires aujourd'hui n’arrivent plus à se penser comme sujets de leurs propres vies. Comment alors peser sur le monde à construire ensemble ? Aujourd'hui il y a trop de mépris, trop de conditions de vie difficiles et humiliantes : cela détruit les conditions d’une vie réussie. Il ne faudrait pas seulement se contenter de pointer les inégalités ou les injustices sociales mais mettre la reconnaissance des personnes au cœur d’une politique réellement innovante… Aujourd'hui, après des années et des années de lutte contre la consommation, tout semble malheureusement être organisé par l’industrie de la mode, les publicités, qui mènent les personnes à croire que la « réalisation de soi » passe toujours par plus de consommation.

Rappelons à nos scandalisés de l’État et des micros la déclaration des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Et pour revenir à mes propos du début, ce qui m’étonnerait en revanche, c’est que nos dirigeants tirent véritablement la leçon de ce qui se passe aujourd'hui !

Ce qui m’étonnerait, c’est qu’ils mettent en place de vrais moyens favorisant le développement des personnes des quartiers populaires. Qu’ils reconnaissent leurs capacités, qu’ils ne soient jamais des citoyens de seconde zone, et qu’ils puissent agir pour l’intérêt général.

Aujourd'hui, c’est comme un barrage qu’on fait sauter ! Tout le monde s’engouffre dans la brèche, même ceux qui agissent de façon inadmissible. Car ce qui se passe est évidemment inadmissible : pillages, destructions, incendies, violences etc. Ne peut-on se demander si ces actes inadmissibles ne sont pas le produit de cette société du mépris ?

Hélas, tel un boomerang, ces actes décrédibilisent les habitants des quartiers populaires, aggravant encore leur situation.

Alain MANAC’H, habitant de la Villeneuve de Grenoble

[1] Commandé en 2018 par Emmanuel Macron. Rapport qui vient au monde, mort-né.

[2] Commandé en 2013 par François Lamy, ministre du logement de Lionel Jospin

publié le 29 juin 2023

Patrick Jarry, maire de Nanterre :
« Il y a le sentiment profond
dans les banlieues que nous n’avons
pas tous les mêmes droits »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Le maire de gauche de Nanterre, Patrick Jarry, revient sur l’émotion et le deuil qui frappent sa ville depuis la mort de Nahel M. Il appelle à rester soudé et demande justice.


 

Quelle est la situation à Nanterre après ce terrible drame ?

Patrick Jarry : Ce mardi a été l’une des journées les plus terribles de l’histoire de Nanterre. Nous avons découvert avec stupeur la mort d’un jeune de notre ville, consécutive au tir d’un policier lors d’un contrôle routier. Rapidement, des images accablantes ont fait le tour des médias, des quartiers, de la ville et du pays.

Elles suscitent l’indignation et la colère des Nanterriens et de toute la France. Et puis mercredi matin, notre ville s’est réveillée choquée, abîmée, balafrée et inquiète car des groupes de jeunes, sans doute animés par un esprit de vengeance, ont dans la soirée incendié des poubelles, des véhicules, du mobilier urbain. Il y a eu jusque tard dans la nuit des confrontations avec les forces de police.

Des bâtiments privés comme publics, dont une école, ont subi des dégradations inacceptables. J’appelle évidemment au calme. La ville est en deuil. Protégeons nos quartiers et nos biens communs. Il y a une immense colère et une exigence de connaître la vérité au plus vite. Nous l’obtiendrons par notre mobilisation pacifique. Nous voulons la justice et nous l’aurons.

Que pensez-vous de la réaction de l’élu LR François-Xavier Bellamy, qui estime que si ce jeune est mort, « c’est d’abord parce qu’il a cherché à se soustraire à un contrôle » ? Cela alors même que la peine de mort n’existe pas dans notre pays…

Patrick Jarry : Il est très inquiétant pour la France qu’il n’y ait pas unanimité pour dire que la vidéo diffusée est accablante pour le policier. Les propos qui y sont tenus par les policiers sont de plus scandaleux.

Il faut de toute urgence que les premiers éléments de l’enquête soient communiqués, d’abord pour la famille de la victime, à qui j’ai présenté mes condoléances et qui souhaite organiser une marche blanche à laquelle je participerai, mais aussi pour témoigner d’une véritable détermination à faire émerger la vérité.

Ce drame appelle forcément à une prise de conscience dans ce pays. Nous avons besoin d’afficher très clairement notre volonté de vivre ensemble. Nous avons besoin d’enrayer toute spirale de violence. Nous avons besoin d’une police exemplaire. Il faut en créer les conditions.

Doit-il y avoir un avant et un après ce drame ?

Patrick Jarry : Bien sûr. Et cela va au-delà du rapport à la police. Il y a un sentiment profond dans les banlieues et dans tout le pays que nous n’avons pas tous les mêmes droits au respect, à la dignité, à la justice, à la réussite scolaire, à un emploi de qualité et à un logement confortable à un prix raisonnable.

La question de l’égalité taraude la France. Toutes les forces progressistes attachées à la justice devraient contribuer à faire émerger un projet alternatif. Il y a urgence. En ce qui concerne Nanterre, je crois que cette ville populaire, qui a toujours su se rassembler, va surmonter cette terrible épreuve en évitant au maximum la violence.

  publié le 28 juin 2023

« La politique de la ville
a disparu de l’espace public »

Lucie Delaporte et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Le sociologue Renaud Epstein analyse, à la veille d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Marseille, l’affaiblissement de la politique de la ville et de sa place dans le discours politique depuis dix ans. Porter des politiques publiques pour les banlieues n’est plus à la mode, explique en substance ce spécialiste reconnu du sujet.

Depuis qu’il a enterré, en 2018, le plan Borloo sur les banlieues, Emmanuel Macron a relégué la politique de la ville à l’arrière-plan de ses priorités. Alors qu’il doit présenter lundi des annonces sur le sujet, en déplacement à Marseille (Bouches-du-Rhône), le président de la République peine à esquisser un cap clair et – surtout – une volonté sur le sujet. Spécialiste de la politique de la ville, le sociologue Renaud Epstein, professeur à Sciences Po-Saint-Germain-en-Laye, analyse les ressorts de cette disparition du débat public et souligne comment les quartiers populaires ont été mis en concurrence avec « la France périphérique » ces dernières années. 

Mediapart : Emmanuel Macron doit présenter son plan « Quartiers 2030 » et, peut-être, reparler enfin de politique de la ville. On a l’impression que le sujet a complètement disparu du débat public ces dernières années.

Renaud Epstein : Ce n’est pas une impression, c’est un choix. La politique de la ville, qui a occupé l’espace politique et médiatique du milieu des années 1980 au milieu des années 2010, en a aujourd’hui effectivement disparu. Le sujet a été escamoté parce que s’est opérée une mise en concurrence des souffrances territoriales. Pour aller vite, on pourrait dire que La France périphérique de Christophe Guilluy et les « gilets jaunes » ont tué la politique de la ville.

Pendant près de quarante ans, les quartiers populaires des périphéries urbaines ont incarné dans le débat public la question de l’exclusion socio-spatiale. Depuis la publication de ce livre en 2014, une petite musique s’est installée, qui dit : « Finalement, les territoires qui souffrent vraiment, ce ne sont pas les cités de banlieue mais cette supposée “France périphérique”. »

Depuis, cette thèse a été déconstruite, critiquée à juste titre, mais l’idée s’est installée qu’on se trompait de cible et que les vrais territoires en souffrance, la vraie exclusion sociale, concernent en réalité le périurbain, les villes moyennes, la France rurale… En gros, tout ce qui n’est pas métropolitain. Et ce même si, en réalité, la politique de la ville ne s’est jamais réduite aux métropoles et a toujours touché des petites villes, comme Vesoul, Vierzon et d’autres.

En quoi cette exclusion territoriale a été perçue comme plus forte dans ces territoires que dans les quartiers populaires ?

Renaud Epstein : Dans l’analyse de Guilluy, il y a bien des quartiers pauvres dans les métropoles, mais ces quartiers qui concentrent les immigrés et leurs descendants sont en fait doublement favorisés par les pouvoirs publics.

Selon sa vision, cette population aurait accès à toutes les opportunités métropolitaines : les emplois, les services, les infrastructures, alors que la vraie classe ouvrière, les petits Blancs que la gauche a trahis, vivrait dans son pavillon et subirait la double peine de la désindustrialisation et du recul des services publics. Il met en opposition ces deux mondes. Ses essais ont eu énormément de succès – à gauche comme à droite : Hollande comme Sarkozy vont s’en saisir.

Cette idée va être radicalisée à droite et à l’extrême droite, en mettant en concurrence les souffrances territoriales : « On déshabille la France périphérique pour habiller la France de l’autre côté du périphérique. » Et derrière cette imputation aux quartiers visés par la politique de la ville des souffrances d’autres territoires, il y a un sous-texte ethno-racial clair, puisque les quartiers occupent un rôle métonymique dans le débat public français, où l’on parle des « quartiers » pour dire « les Noirs et les Arabes ».

Hollande a habilement contourné cet obstacle en mettant en avant, pendant la campagne de 2012, l’objectif d’égalité territoriale. C’est très malin, ça parle autant aux habitants des quartiers, qui font l’expérience quotidienne de l’inégalité de traitement, qu’aux habitants des sous-préfectures et des chefs-lieux de canton, confrontés à la fermeture des services publics. Lorsque François Lamy [ministre délégué à la ville de 2012 à 2014 – ndlr] fait sa réforme de la géographie prioritaire de la politique de la ville, il oriente toute la communication sur des petites villes comme Auch ou Guéret. On sent à l’époque la gauche tétanisée par le discours qui s’est installé du « on en fait trop pour les quartiers ».

Sur le fond, est-on toujours dans le moment ouvert en 2003 par la séquence Borloo, avec une priorité donnée à la rénovation urbaine ?

Renaud Epstein : Pour les quartiers, il y a bien eu une « séquence Borloo », de 2003 jusqu’au milieu des années 2010, pendant laquelle la rénovation urbaine a écrasé toutes les autres dimensions de la politique de la ville, telle qu’elle s’était mise en place depuis le début des années 1980. Les partenariats avec les associations, la transversalité entre l’urbain, le social, la participation des habitants… D’un coup, tout cela est démonétisé. On croyait avoir trouvé la martingale pour résoudre les problèmes des banlieues : c’est la mixité par la démolition, et on va y investir un argent colossal.

Le marqueur sémantique du macronisme au sujet des quartiers populaires, c’est “l’assignation à résidence”.

Paradoxalement, la rénovation urbaine a mis comme jamais auparavant les quartiers au centre des agendas politiques locaux, des priorités budgétaires locales, mais au prix d’une marginalisation complète de tous les autres volets de la politique de la ville. Cette séquence ouverte en 2003 s’est étiolée.

Si le discours de Christophe Guilly, repris notamment par Marine Le Pen ou Valérie Pécresse, sur « les milliards pour les banlieues » a été audible, c’est que la rénovation urbaine a donné l’impression qu’on arrosait d’argent public les banlieues. De nombreux travaux de recherche et plusieurs rapports de la Cour des comptes ont pourtant établi que les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne bénéficiaient pas d’une réelle discrimination positive. Certes, il y a les crédits de la politique de la ville mais ceux-ci ne suffisent pas à compenser l’inégale allocation des crédits des autres politiques publiques.

Ce qu’on retient du discours de Macron à ce sujet, c’est aussi la phrase sur les « chauffeurs Uber de Stains » et une vision très anglo-saxonne du sujet…

Renaud Epstein : Pendant la campagne de 2017, Macron a tenu un discours qu’on pourrait qualifier de « néolibéral égalitaire », centré sur l’égalité des chances, avec des ouvertures sur la reconnaissance du fait minoritaire, des droits des minorités à être reconnues comme telles. Il a aussi parlé des violences policières, défendu une conception ouverte de la laïcité, etc. Mais, pour autant, il n’a tenu aucun discours sur la politique de la ville. Son discours sur l’égalité des chances n’est pas territorialisé.

Le marqueur sémantique du macronisme au sujet des quartiers populaires, c’est « l’assignation à résidence ». Cette notion fait écho à celle de ghetto mais ouvre au-delà : l’assignation à résidence, l’impossibilité de s’extraire de son milieu d’origine, cela peut aussi bien concerner les cités HLM que les territoires ruraux. Et surtout, aborder le problème des quartiers en termes d’assignation à résidence plutôt que de mixité ou de ségrégation, cela revient à dire que la concentration de la pauvreté n’est pas en soi un problème.

Le problème, c’est que des habitants de ces quartiers aient moins d’opportunités que d’autres et ne puissent pas en partir. Il y a une vraie cohérence idéologique dans son discours, qui s’est en partie traduite dans les politiques menées depuis 2017, avec des actions centrées sur les individus « méritants » – les fameux « talents » –, plutôt des réformes structurelles ou des actions collectives cherchant à s’attaquer aux mécanismes qui organisent la reproduction des inégalités.

Avec, comme symbole de cette rupture, l’enterrement du rapport Borloo en 2018…

Renaud Epstein : Le problème de la mission confiée par Emmanuel Macron à Jean-Louis Borloo, c’est que ce dernier se met vraiment au travail et embarque tous les acteurs derrière lui : les réseaux associatifs, les élus de tous bords. Il prend la lumière, parle aux médias, ce qui insupporte Macron, pas uniquement pour une question d’ego mais aussi parce que la méthode Borloo consiste à répondre à toutes les demandes des acteurs de la politique de la ville, en appelant à la mobilisation de milliards sans grand discernement. Il n’y a pas de vraie ligne stratégique.

Macron enterre publiquement ce rapport en mai 2018, en humiliant Jean-Louis Borloo et les acteurs de la politique de la ville, notamment les maires, avec un discours d’une extrême violence sur le fait que cette politique est dépassée, empreinte de « clientélisme ». C’est un traumatisme pour beaucoup d’acteurs présents et un des climax de l’hybris macronienne.

En même temps, Macron a essayé de structurer un contre-réseau sur la politique de la ville. Il institue un Conseil présidentiel des villes réunissant un certain nombre de ces talents des quartiers et d’entrepreneurs associatifs « à impact », qui prétendent « disrupter » l’action sociale, éducative, culturelle et sportive dans les quartiers, comme les start-up le font dans le monde économique. Mais ce Conseil se réunit deux fois et on n’entend plus parler de politique de la ville pour le reste du quinquennat.

Pourtant, Macron a bien réorienté les moyens de la politique de la ville. Dans quelle direction, selon vous ?

Renaud Epstein : En 2017, Macron avait pu susciter des espoirs dans une partie de la population des quartiers populaires, notamment des jeunes diplômés qui se voyaient barrés par le plafond de verre. Ceux-là étaient particulièrement réceptifs aux discours sur l’égalité des chances. Mais les mesures cherchant à traiter les inégalités à la racine pour que tout le monde soit bien sur la même ligne de départ se sont limitées au dédoublement des classes de CP et CE1. En particulier, rien n’a été fait en matière de lutte contre les discriminations. Finalement, la politique de la ville du premier quinquennat Macron s’est surtout caractérisée par la valorisation de l’entrepreneuriat : soutien à la création d’entreprises, mais aussi entrepreneuriat associatif, entrepreneuriat Uber, Deliveroo…

Sur le plan institutionnel, il y a aussi la création de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT), qui remplace le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), et au sein de laquelle la politique de la ville devient la dernière roue du carrosse. Les quartiers dits prioritaires ne le sont plus sur le plan des moyens et surtout du portage politique : les programmes pour les villes moyennes et la ruralité sont au centre des attentions et des discours. On est dans un moment où il ne faut surtout pas dire qu’on agit pour la Seine-Saint-Denis.

Pour autant, à l’échelle du premier quinquennat, les budgets de la politique de la ville n’ont pas diminué. Certes, il y a eu les coupes violentes opérées pendant l’été 2017 (réduction des crédits de la politique de la ville, des emplois aidés et des HLM), mais rapidement de nouveaux budgets ont été mis pour la création des cités éducatives, la relance la rénovation urbaine… L’argent est revenu. 

La crise sanitaire, qui a fait des ravages parmi les habitants des quartiers de banlieue, a aussi pesé en ce sens. Alors que Macron avait enterré le rapport Borloo en dénonçant la logique des « plans banlieue », Castex en annonce un en 2021, avec l’affichage de milliards à la clé. Mais ce plan, monté en catastrophe, ne contient dans le fond pas grand-chose de nouveau. C’est l’existant remis en scène. 

Et depuis, plus rien ou presque… Que faut-il attendre, dès lors, des annonces que devrait faire le président de la République lundi ?

Renaud Epstein : Cela fait deux ans que les acteurs de la politique de la ville attendent des annonces sur l’avenir des programmes de la politique de la ville, ou même simplement des discours pour comprendre les objectifs et les orientations de l’État. Mais je crains qu’ils soient déçus : cela fait plusieurs années qu’il n’y a plus, au sein de l’État ou dans les partis, de réflexion et de débats sur les quartiers populaires, sur leur place dans les systèmes urbains, sur les mécanismes qui organisent leur mise à l’écart et sur les politiques qui y sont menées. On s’en remet donc aux éventuelles annonces marseillaises, comme si la parole présidentielle pouvait, comme par magie, donner un nouveau cap après des années sans pensée de la ville et de l’aménagement du territoire.

L’actualité politique de ces dernières semaines laisse malheureusement penser que la relance de la politique de la ville n’est pas pour demain. Schématiquement, l’histoire de la politique de la ville oscille entre deux approches. Soit la logique « plan banlieue » : on met des moyens supplémentaires pour des programmes spécifiques dans les quartiers défavorisés, avec l’idée que ce « plus » vient compenser les « moins » dont ils souffrent. Soit une logique, particulièrement affirmée à la fin des années 1990, de transformation des mécanismes structurels qui génèrent de la mise à l’écart, de la ségrégation. Il s’agit alors de jouer sur l’organisation territoriale, de faire la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain), de lutter contre les discriminations… 

Et, entre ces deux approches, vers laquelle imaginez-vous qu’Emmanuel Macron penchera ?

Renaud Epstein : On peut douter que les annonces de lundi aboutissent à des avancées sensibles dans l’une ou l’autre de ces directions. La période est au serrage de vis budgétaire et non à l’octroi de milliards supplémentaires pour un plan banlieue. On peut aussi douter de l’annonce de grandes réformes visant à lutter contre les mécanismes structurels de l’exclusion socio-spatiale, de la part d’un président qui vient de mettre un coup d’arrêt à la politique de mixité scolaire que Pap Ndiaye voulait mettre en place en impliquant l’école privée, et d’un gouvernement qui a enterré l’ensemble des propositions du Conseil national de la refondation dédié au logement.

  publié le 5 juin 2023

Macron et le logement :
un si long aveuglement

Lucie Delaporte sur www.mediapart.fr

N’ayant jamais exercé aucun mandat local, le président de la République a une vision strictement budgétaire du logement, totalement déconnectée du quotidien des Français.

CeCe lundi 5 juin, à la Maison de l’architecture à Paris, ce sera la première ministre Élisabeth Borne qui présentera les conclusions du Conseil national de la refondation (CNR) dédié au logement, lancé il y a près de six mois pour apporter des pistes de solution à une crise de plus en plus aiguë. Du côté de l’Élysée, le sujet n’a suscité, ces dernières années, qu’une indifférence polie.

« Le mot de logement ne passe pas les lèvres du président », s’agaçait récemment Véronique Bédague, patronne du promoteur immobilier Nexity et co-animatrice du CNR logement.  

En septembre, au moment du lancement du CNR général à Marcoussis (Yvelines), le sujet s’est imposé parmi les acteurs présents mais ce n’était pas, loin s’en faut, une idée de l’exécutif. Lorsque le gouvernement est formé en mai dernier, après la réélection d’Emmanuel Macron, aucun portefeuille n’est attribué au logement. L’oubli ne sera réparé que quelques semaines plus tard avec la nomination d’Olivier Klein.

L’ancien maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) a depuis eu la politesse de se faire totalement oublier.

Alors que près de deux cents personnes ont planché depuis novembre au sein du CNR logement – élus, associations, bailleurs sociaux, promoteurs, architectes, représentants du BTP –, leur travail aboutissant à la publication de trois rapports fournis, l’exécutif n’a réagi qu’en reportant, à la dernière minute, la restitution de leurs travaux.

Au même moment, Emmanuel Macron décrète dans Challenges que le sujet mériterait sans doute « une conférence des parties ». Une sortie qui a fait s’étrangler les participants du CNR logement, se demandant s’il ne se moquait pas d’eux.

Lors de son allocution télévisée censée clore la contestation de la réforme des retraites, deux semaines plus tôt, le président de la République avait parlé de l’inflation qui réduit « la taille du caddie », évoqué l’emploi, éducation, la santé… et oublié – une fois de plus – le logement, premier poste de dépense des Français.

Et ce au moment où le secteur traverse une crise d’une ampleur inédite. 

Le logement vu avec les lunettes de Bercy

« Macron voit le logement à travers les tableaux Excel », confiait récemment le maire d’une ville populaire qui a activement participé aux discussions du CNR logement.

N’ayant jamais exercé aucun mandat local, les maires étant les mieux placés pour comprendre les thématiques du logement, Emmanuel Macron à une approche macroéconomique et essentiellement budgétaire de quelqu’un entré en politique par Bercy.

Les problématiques du logement ne se comprennent réellement qu’à l’échelle locale : quoi de commun entre un petit centre-ville sinistré confronté à la vacance de logements qui tombent en ruine et une zone touristique où les habitants ne peuvent plus vivre là où ils travaillent ?

Au quotidien, les difficultés de logement sont le premier sujet dont sont saisis les maires. Pour les parlementaires, une grande partie de leur permanence est occupée par ce sujet vital.

Ce que tout élu sait intimement : le logement n’est pas qu’une question de sigles incompréhensibles mais ce qui fait le quotidien des Français confrontés à des loyers extravagants, des logements de plus en plus éloignés de leur travail… Emmanuel Macron l’ignore depuis près de six ans.  

L’incroyable violence sociale que subissent ceux qui peinent à se loger décemment n’apparaît pas sur les tableaux de bord de l’Élysée ou de Bercy. L’hyperconcentration de la propriété privée – la moitié des logements mis en location appartiennent à 3 % de multipropriétaires selon l’Insee – n’est visiblement pas non plus un sujet.

Offre, demande : le logement est pour lui un marché comme un autre où la puissance publique n’a que peu à intervenir.

Après avoir laissé le ministre du budget Gabriel Attal expliquer début mai dans Le Monde qu’on pouvait « faire des économies sur le travail et le logement », Emmanuel Macron a enfoncé un peu plus le clou dans son grand entretien à Challenges.

Interrogé sur la crise du logement qui inquiète, de la fondation Abbé-Pierre au Medef, le président a prévenu : « On ne peut tout attendre de la réforme gouvernementale. » Pour lui, si le système dysfonctionne, c’est que l’État est trop intervenu. « On a créé un système de surdépenses publiques pour de l’inefficacité collective. C’est un secteur où on finance l’offre, l’investissement et la demande. Malgré tout, on produit moins, et c’est plutôt plus cher qu’ailleurs. Cette économie mixte n’est pas efficace », a-t-il ainsi défendu.

Ces dernières années, la part du PIB consacrée à la politique du logement a pourtant nettement baissé, passant de 2,2 % du PIB en 2010 à 1,5 % en 2021.

Dans ce désengagement progressif de l’État, Emmanuel Macron a fait ses choix : les offices HLM ont été ponctionnés de 1,3 milliard chaque année depuis 2018, officiellement pour compenser la baisse des APL (aides personnalisées au logement), avec pour conséquence le quasi-arrêt de la construction de nouveaux logements sociaux, quand plus de deux millions de Français sont sur liste d’attente pour en obtenir un.

Parallèlement, les cadeaux fiscaux aux plateformes de type Airbnb se sont poursuivis. Localement, les maires – toutes tendances confondues – alertent pourtant sur l’impact délétère du développement dérégulé des locations de courte durée qui contribue à la flambée des prix et à l’assèchement de l’offre locative dans les grandes villes et les zones touristiques. Il faut encore une fois être enfermé à l’Élysée pour ne pas voir comment ce modèle a profondément changé le visage de certaines communes.

La proposition de loi transpartisane pour réguler ces plateformes qui devait être examinée en juin a été repoussée à une date ultérieure.

Venu lui aussi de Bercy, sans aucune connaissance sur le logement, l’ancien ministre (2018-2020) du logement de Macron, Julien Denormandie, a d’ailleurs longtemps défendu « les externalités positives » des plateformes et les « revenus complémentaires générés » pour les particuliers.

Une approche macroéconomique aveugle aux effets sur le terrain de cette « touristification » intensive.

Il ne reste plus beaucoup de temps au président pour comprendre que le logement n’est pas un bien comme un autre. Et qu’il peut faire mieux, pour ce mandat, qu’une loi dite « anti-squat » qui aura réussi l’exploit de s’attirer les foudres de l’ONU pour le risque qu’elle fait courir d’augmenter le sans-abrisme.

publié le 27 mai 2023

Derrière l’arbre de la mixité scolaire, la forêt des inégalités sociales

Par Laurence De Cock sur www.regards.fr

POST-MACRON. Laurence De Cock déconstruit le discours du gouvernement en faveur de plus de mixité sociale à l’école et avance les pistes d’une véritable politique en la matière.

Une fois n’est pas coutume, la question de la mixité sociale à l’école, que le ministre Pap Ndiaye présentait comme la mesure-phare de son mandat, a fait la une des médias. On peut s’en féliciter car il s’agit en effet d’un chantier important tant la France est championne de la ségrégation scolaire.

Pour calculer le niveau d’entre-soi social à l’école, on dispose d’un indicateur, l’IPS (indice de positionnement social) produit par les services académiques de l’Éducation nationale depuis 2016. Il oscille entre 38 (très faible, caractérisant une situation de grande précarité sociale) à 179 (situation la plus favorable). L’IPS moyen en France est de 103. Une moyenne qui masque les importantes disparités selon la nature des établissements, publics ou privés, ou leur appartenance géographique.

À titre d’exemple, l’IPS moyen à Mayotte est de 88 tandis qu’il est de 126 à Paris. Dans le privé sous contrat, il est de 121, dans le public de 105 et en REP+ (éducation prioritaire) de 74. Surtout, on observe un écart-type très petit dans les collèges les plus défavorisés comme dans ceux qui scolarisent les enfants des catégories sociales supérieures, ce qui signifie que l’homogénéité sociale est très importante. Dit autrement, nous vivons dans un pays dans lequel subsistent des écoles pour les enfants pauvres au côté d’écoles pour les enfants riches.

Une très forte ségrégation scolaire

Rendus publics à l’automne dernier, ces indices ont provoqué un petit électrochoc médiatique sur lequel a pu surfer un moment le ministre allant jusqu’à faire croire qu’il s’apprêtait à franchir le tabou de la « liberté scolaire » pour demander aux établissements privés de s’engager à plus de mixité sociale. On connaît la suite : le flop d’une réforme non soutenue par un gouvernement qui a besoin du soutien de ses droites pour gouverner, lesquelles n’ont ni intérêt ni envie de s’emparer du dossier de la mixité scolaire et encore moins de se mettre l’enseignement privé à dos.

Dès lors, la déception est bien compréhensible. D’autant que toutes les recherches en sociologie de l’éducation montrent le caractère plutôt bénéfique de cette mixité pour les enfants en difficulté comme pour les autres. Les premiers n’améliorent pas leurs résultats de manière miraculeuse, voire ne les améliorent pas du tout, mais connaissent une augmentation significative de leur bien-être social, c’est-à-dire qu’ils se sentent plus considérés, moins stigmatisés. C’est ce que montre la dernière note du Conseil scientifique de l’éducation nationale parue en avril 2023. Les seconds, eux, seraient bons quoi qu’il arrive et où qu’ils soient. La rencontre avec l’altérité sociale participe chez eux d’un contact avec la réalité, ce qui est toujours ça de pris sur le plan de leur éducation citoyenne. La mixité scolaire ne fait pas de miracles mais elle est un préalable intéressant.

L’arbre qui cache la forêt

La focalisation sur la mixité scolaire comme le mantra de la lutte contre les inégalités pose malgré tout quelques questions. Les inégalités scolaires ont d’autres manifestations et origines dont on parle trop peu. En sus d’être un pays scolairement ségrégué, la France est le pays de l’OCDE qui peine le plus à faire réussir les enfants des milieux défavorisés tandis qu’elle excelle à emmener très loin les enfants des milieux favorisés, du fait notamment de son tissu de classes prépas et de grandes écoles qui les accueillent à bras ouverts car elles sont conçues pour eux. Tout cela n’est pas uniquement le produit d’un déterminisme social mais s’explique aussi par des politiques volontaristes pour favoriser les enfants les mieux dotés.

Ainsi, Jean-Paul Delahaye, l’ancien directeur général de l’enseignement scolaire du ministre Vincent Peillon, a comparé le coût des divers dispositifs d’accompagnement éducatif en éducation prioritaire (aides aux devoirs, activités culturelles et sportives) et en classes préparatoires (essentiellement les khôlles). Pour les premiers, l’État dépense 18,80 euros par élève, pour les seconds, 843 euros … soit 45 fois plus.Notre système éducatif passe son temps à punir les enfants pauvres. La récente réforme du lycée professionnel se comprend également comme cela : constitué de plus d’un tiers d’élèves des milieux populaires, l’enseignement professionnel prépare une orientation précoce dans le monde du travail, un tri social qui ne dit pas son nom et tombe encore sur les plus faibles.

De manière générale, l’école en France n’est pas faite pour les enfants les plus socialement défavorisés. La sociologie de l’éducation depuis Bourdieu-Passeron l’a amplement documenté. Elle a montré la différence de proximité des catégories sociales vis-à-vis de la culture scolaire et la façon dont l’environnement familial des familles à haut capital culturel était déterminant. Certains l’accusent à tort de fatalisme, ceux qui croient encore aux mythes de la méritocratie et de l’« égalité des chance » sans voir qu’ils écrasent la plupart des familles et enfants qui ne disposent pas des codes culturels et scolaires. Pourtant, des solutions existent, même si elles requièrent un fort volontarisme politique.

Pour une école publique et populaire

Se focaliser sur la question de la mixité sociale à l’école est une façon confortable d’éviter de prendre à bras le corps, non seulement la question des inégalités sociales à l’échelle de la société toute-entière, mais aussi celle de la nature structurellement inégalitaire de l’école en France. Mélanger des enfants de catégories sociales dans une même classe ne changera rien si le reste ne suit pas, à commencer par une refonte complète du système éducatif. Concevoir une école pour les enfants qui ont le plus besoin d’école est un vrai projet politique émancipateur. Cela suppose d’inverser la boussole et de cesser de demander aux enfants les plus fragiles de s’adapter aux normes bourgeoises.

Ces dernières sont partout : dans les programmes encyclopédiques qui valorisent des savoirs intellectuels, dans les modalités d’évaluations et de notations qui génèrent une concurrence effrénée, dans l’agencement des parcours (autrefois « filières ») qui privilégient les familles documentées et fines connaisseuses d’un système labyrinthique, dans l’argent demandé aux familles (pour les sorties, les repas, les fournitures) qui interdit désormais de parler d’école gratuite et enfin dans les pratiques pédagogiques encore trop descendantes et peu soucieuses des savoirs populaires.

Le courage politique serait de reposer tout cela sur la table et d’entamer un vaste chantier de refondation. Il faudra de l’argent (et pour cela cesser d’abreuver l’école privée), de la créativité et beaucoup de patience. Il faudra également que la société accepte, et notamment à l’intérieur de la gauche, la responsabilité qui lui incombe de se préoccuper tout autant, voire davantage des enfants des autres que de sa propre progéniture.

  publié le 25 mai 2023

Conditionner davantage le RSA : pourquoi faut-il s’opposer à ce chantage à l’allocation 

par Marie-Aleth Grard, Présidente d’ATD Quart Monde sur https://basta.media

« Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est défendre un modèle de société dans lequel la solidarité nationale ne se marchande pas », explique Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart Monde. D’autres solutions existent.

L’heure serait venue de « responsabiliser » les pauvres : une réforme du RSA est prévue pour début juin afin d’en conditionner le versement à 15-20 heures d’activités, sans même attendre les résultats des expérimentations lancées sur le sujet dans 18 territoires. Le Mouvement ATD Quart Monde explique pourquoi il s’oppose à ce chantage à l’allocation.

S’opposer à cette réforme, c’est défendre un modèle de société basé sur la solidarité nationale

Parler du Revenu de solidarité active c’est parler d’un revenu de subsistance de 607 euros par mois : on ne vit pas au RSA, on survit. Quand le RMI a été créé, inspiré par le rapport du fondateur d’ATD Quart Monde, Joseph Wresinski, au CESE (Conseil Économique Social et Environnemental), il a été pensé comme une protection inconditionnelle pour celles et ceux qui en ont besoin pour vivre dignement, en référence à la Constitution française.

Évoluant en RSA, ce revenu, au nom d’une logique méritocratique, s’est traduit par un renforcement du contrôle des allocataires. Résultat : si certains allocataires acceptent de signer le contrat d’engagement lié au RSA, malgré des dispositifs d’insertion inadaptés aux bénéficiaires et au marché de l’emploi, un tiers des personnes éligibles préfèrent tout bonnement renoncer à leurs droits. Car, à un parcours semé d’embûches et de ruptures de droits, s’ajoutent trop souvent le poids intolérable de la suspicion de fraudes et des contrôles ubuesques.

Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est savoir d’expérience que ce sont les sécurités de base qui permettent de faire face à ses responsabilités et non la peur des sanctions. C’est défendre un modèle de société dans lequel la solidarité nationale ne se marchande pas.

S’opposer à cette réforme, c’est refuser la « pauvrophobie »

Penser qu’il faudrait conditionner davantage le versement du RSA pour retrouver le chemin de l’emploi, c’est accepter l’idée que les allocataires « ne veulent pas travailler » que ce sont des « fainéants » qui « profitent du système » et qu’il faut donc les « responsabiliser », selon la terminologie en vogue. Ces idées fausses gangrènent le débat public.

L’engagement à nos côtés de nombreuses personnes allocataires du RSA et les expérimentations comme Territoires zéro chômeur de longue durée ou celles menées par ATD Quart Monde dans l’accompagnement des personnes en grande précarité vers des formations du secteur de l’animation sociale montrent tout le contraire

La difficulté d’accès à l’emploi des allocataires du RSA dépend moins de leur volonté que de réalités de vie difficiles

La difficulté d’accès à l’emploi des allocataires du RSA dépend moins de leur volonté que de réalités de vie difficiles : équilibres familiaux précaires, absence de solution de garde d’enfant ou de transports, problèmes de santé invalidants, absence de logement décent, discriminations, absences d’offres d’emplois dans certains territoires…

Aujourd’hui, 40 % des allocataires ne sont pas accompagnés, car l’État ne remplit pas son obligation d’accompagnement faute de moyens dédiés. Il y a 20 ans, à la création du RMI, les dépenses consacrées à l’accompagnement atteignaient 20 % du budget dédié au RMI. Aujourd’hui elles sont de l’ordre de 7 %. Peut-on encore croire que l’échec de l’accompagnement relève de la faute des allocataires ? Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est arrêter de croire en des idées fausses sur les pauvres et la pauvreté.

S’opposer à cette réforme, c’est croire qu’un autre accompagnement est possible

Avec cette réforme du RSA – et les expérimentations lancées dans 18 territoires – le gouvernement dit vouloir « mieux accompagner » les allocataires. Or, généraliser ce type de dispositif à deux millions d’allocataires supposerait, pour le service public de l’emploi, un effort massif qui interroge au moment où le gouvernement annonce plusieurs milliards d’économies dans les dépenses publiques.

Car, 15 heures d’activités par semaine pour 2 millions d’allocataires, cela représente 30 millions d’heures d’activités hebdomadaires. Où sont-elles ? Quelles sont les structures et les entreprises qui vont les proposer ? Qui va faire le lien entre ces dernières et les allocataires, alors même que les travailleurs sociaux ne sont déjà pas assez nombreux ?

Même avec de la bonne volonté, les agents de pôle emploi ne risquent-ils pas de tomber dans une logique comptable, qui risquerait d’entraîner la radiation massive d’allocataires et nourrir un peu plus encore la maltraitance institutionnelle ?

Rappelons que si l’accès à l’emploi est un levier essentiel de la lutte contre la pauvreté, il n’est pas la seule voie de sortie : nous devons défendre l’accès de tous au logement, aux soins, à l’éducation et aux autres droits fondamentaux, indissociables du droit à l’emploi.

Refuser de conditionner davantage le RSA, c’est croire que d’autres solutions existent : c’est militer pour un véritable accompagnement basé sur la confiance, la reconnaissance des talents et des compétences des personnes.

 

  publié le 2 avril 2023

Une fin de trêve hivernale à haut risque

Camille Bauer sur www.humanite.fr

Logement - La fin de la suspension saisonnière des expulsions locatives, le 1er avril, pourrait se traduire par de nombreuses mises à la rue alors que de nombreux ménages, heurtés par l’inflation, peinent à régler loyers et charges. Malgré ce constat, la majorité et la droite s’apprêtent à adopter une loi qui va envoyer en prison les locataires en situation d’impayés.

A croire que la majorité de droite qui gouverne ce pays s’habitue à tout. Alors que cet hiver, un nombre sans précédent d’enfants a dormi dans la rue, et que le pays compte 330 000 sans-abris, la situation pourrait encore empirer. Ce 1er avril, la trêve hivernale, durant laquelle les expulsions de locataires est interdite, prend fin dans un contexte qui inquiète les associations.

Affaiblis par la crise sanitaire, les ménages les plus précaires sont aussi les plus heurtés par l’inflation et par la quasi stagnation des minimas sociaux. Avec la hausse notamment du prix de l’énergie, beaucoup de familles ne parviennent plus à faire face à l’ensemble de leurs frais de logement. Signe de cette dégradation, « près de la moitié des organismes HLM enregistrent une hausse de plus de 10 % du nombre de ménages en retard de paiement de loyer de plus de trois mois par rapport au 31 décembre 2021 », alertaient mi-décembre l’Union sociale pour l’habitat, qui fédère l’ensemble des organismes HLM. La situation est sans doute pire dans le parc privé, qui pratique des tarifs plus élevés, tout en abritant les locataires les plus précaires.

Impact dramatique sur les familles

Dans ces conditions, même si les données manquent, la crainte est de voir les procédures d’expulsions pour retard de paiement se multiplier. Après un pic en 2019 à 16 700, leur réduction en 2020 et 2021, liées aux mesures prises pour amortir la crise Covid, risque de n’être plus qu’un souvenir. A titre d’exemple, la Fondation Abbé Pierre (FAP) note une croissance de 63 % du nombre d’expulsions décidées entre 2021 et 2022 dans le département du Nord. Or, l’expulsion a un impact dramatique sur les familles, menaçant leur insertion, qu’il s’agisse de l’emploi, de la vie sociale, l’accès à la santé ou même de la scolarité des enfants. Elle crée des situations d’instabilité durable, comme l’a montré une étude de la FAP, portant sur 66 ménages, dont 32 % n’avaient toujours pas retrouvé de logement fixe trois ans après les faits.

D’autant que les promesses faites par le gouvernement, selon lesquelles il ne devrait pas y avoir d’expulsion sans relogement, sont loin d’être respectées. Et que les places en hébergement d’urgence, elles aussi en baisse après la crise sanitaire, ne parviennent déjà pas à répondre à la demande des sans-abris. Mi-aout 2022, le baromètre du 115, le numéro d’appel d’urgence, a ainsi dénombré en une nuit 6 273 personnes l’ayant appelé mais pour lesquelles, faute de place, aucune solution n’a pu être trouvée.

Une loi criminalisant les ménages en situation d’impayés

Malgré cette situation dramatique, la majorité macroniste, soutenue et applaudie par le droite et l’extrême-droite, s’apprête a faire voter une loi criminalisant les ménages en situation d’impayés. « La proposition de loi dite »Kasbarian« vient de manière contreproductive et incohérente réduire les délais de la procédure d’expulsion et la possibilité pour le juge de suspendre les expulsions, risquant d’accroître encore le nombre de ménages expulsés », résume Christophe Robert, délégué général de la FAP. « Un effarant et injustifié durcissement social » condamne de son côté Droit au Logement.

Dans un lettre, envoyée mi-mars aux députés, Jean-Marie Burguburu, président de la Commission nationale des droits de l’homme (CNCDH), se félicitait que le Sénat ait supprimé la peine de prison initialement prévue contre les locataires qui resteraient dans leur logement après un jugement d’expulsions. Il rappelle néanmoins que l’amende de 7 500 euros toujours prévue à leur encontre est « insupportable pour des locataires de bonne foi, confrontés à des difficultés économiques ».

Au delà de la criminalisation, la loi vise aussi à faciliter les mises à la rue. Elle le fait en réduisent l’ensemble des délais de la procédure, alors que ces temps servent à la mise en place d’échéanciers et au déclenchement d’aides qui permettent d’éviter l’expulsion. L’obligation d’inscrire dans les baux de location une clause permettant la résiliation automatique, sans passage par la justice, en cas de commandement à payer non honoré, aura la même conséquence. « 80 % des locataires en impayés se verront signifier un jugement d’expulsion. Là où jusqu’alors, le cadre juridique en cas d’impayés visait à permettre aux familles concernées de trouver une solution, désormais sa finalité est d’accélérer la procédure d’expulsion », ont dénoncé dans un tribune parue dans Le Monde le 29 mars, de nombreux élus, dont les communistes Ian Brossat et Jacqueline Belhomme ou encore le socialiste Eric Pliez.

Une expulsion en 48 heures et sans recours à la justice

Malgré un manque de logement abordables de plus en plus criant, la loi du député Renaissance Kasbarian va aussi criminaliser tous ceux qui chercheront un abri de fortune. Elle étend la procédure qui permet une expulsion en 48 heures et sans recours à la justice, déjà appliquée en cas d’occupation de résidence principale et secondaire, à tous les locaux, même ceux qui sont vides et désaffectés depuis des années. Pire, ces « squateurs » encourront jusqu’à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. Au lieu de criminaliser la misère, comme le demandait l’Abbé Pierre, c’est bien les pauvres, qui le sont.

Malgré leur efforts, les élus de gauche n’ont pas réussi non plus, lors du passage du texte en deuxième lecture à l’Assemblée les 22 et 29 mars, à empêcher les députés de la majorité d’entériner une décision du Sénat refusant au juge la possibilité d’accorder un délais pour la mise à la rue. « Ces délais étaient accordés notamment dans les situations avec des enfants en bas âge », a plaidé en vain l’élu communiste Stéphane Peu.

Véritable bombe a retardement, la loi Kasbarian risque de multiplier le nombre de famille jetées à la rue. Le droit au logement, déjà mal respecté, y a été sacrifié sur l’hôtel de la propriété immobilière. Un choix juste, en raison « de l’impérieuse nécessité de protéger les petits propriétaires » s’est réjouie la Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim). La propriété immobilière est pourtant une des plus concentrée. Selon un récente étude de l’Insee, la moitié des logements en location ne sont détenus que par 3,5 % des ménages. Une manifestation est organisée samedi 1er avril, à Paris, place de la Bastille.


 

   publié le 14 mars 2023

Couper le chauffage, sauter les repas : face à l’inflation, la détresse des plus précaires

Faïza Zerouala sur www.mediapart.fr

Les prix de l’alimentaire ont explosé en un an. Cette hausse inédite fragilise les plus précaires en premier lieu. Mais pas seulement. Tout le monde doit élaborer des stratégies pour y faire face. Que ce soit les privations ou même le vol à l’étalage. Témoignages.

Depuis six mois, Éloïse* flotte dans ses vêtements. La presque quinquagénaire ne pèse plus que 43 kilos. Sur son petit gabarit, ses cinq kilos manquants sont voyants mais elle n’a pas les moyens de s’offrir une garde-robe à sa taille. Pas plus qu’elle ne peut s’offrir un repas le midi. Cela fait des mois que cette assistante administrative de 49 ans saute le déjeuner.

D’ordinaire, cette Parisienne s’achetait un paquet de pain de mie, du jambon et du fromage à tartiner et elle apportait tous les jours un sandwich au travail, où la cantine a toujours été hors budget pour elle. Le repas y vaut 7 ou 8 euros. « Avec un euro de pain de mie, deux euros de jambon et deux euros de fromage, je tenais une semaine. »

Désormais, même ça, c’est trop. Avec son salaire de 1 700 euros net, elle doit débourser 900 euros pour un F2 dans le Nord-Est parisien. Sans compter les factures.

Pour colmater sa faim, Éloïse se gave de boissons chaudes, « des chocolats crémeux consistants » disponibles à volonté au bureau. D’autres jours, elle profite des viennoiseries que des collègues apportent au bureau pour se nourrir un peu.

Éloïse est percutée par l’inflation galopante. Comme les personnes qui ont répondu à notre appel à témoins dans le Club. Parmi les témoignages reçus, une mère célibataire, bénéficiaire du Secours populaire, confie arriver toujours la dernière pour être servie au cas où il resterait des produits de fin de consommation. Elle se réfugie aussi à la médiathèque « pour avoir la bonne température quand [elle] ne fai[t] rien ».

Selon l’Insee, l’inflation des prix de l’alimentaire atteint 14,5 % sur un an et percute les Français·es de plein fouet. Du jamais-vu.

Le glissement opère en cercles concentriques. Les plus aisés qui ne jetaient jamais un œil aux prix y font davantage attention. Les classes moyennes qui s’en sortaient sans trop d’encombres ni privations commencent à tirer la langue. Les plus vulnérables vivent un casse-tête et ne savent plus quoi sacrifier pour s’en sortir. En parallèle, les vols à l’étalage ont augmenté de 14 % en 2022 selon le ministère de l’intérieur, même s’il reste difficile de relier cette hausse à la seule inflation de manière indiscutable.

Le 13 mars, le Secours catholique a interpellé le gouvernement dans un communiqué lui demandant « une action rapide et structurelle, en augmentant les ressources des personnes en situation de précarité de façon pérenne », notamment les minima sociaux. L’association demande autre chose que les paniers anti-inflation mis en place par le ministre de l’économie Bruno Le Maire.

Couper tout ce qui dépasse

En octobre, après une fin de mois particulièrement compliquée, Léa, 20 ans, étudiante en littérature à Strasbourg, a réalisé qu’elle n’avait plus assez d’argent pour acheter de la nourriture à son chat. Elle s’est résolue à une décision inédite pour elle. « J’ai commencé à voler dans les grandes surfaces quand j’ai constaté la hausse des prix, car ce n’était plus possible. »

Puis la jeune femme marque un temps d’arrêt dans son récit. « Je le fais, contrainte, pour manger décemment, parce qu’il y a des fois où je n’ai juste pas les moyens. » Elle prend dans les rayons « tout ce qui va être un peu plus cher, des produits d’entretien, la lessive, les choses comme ça, les gels douche, les déodorants et les protections périodiques ».

Sa mère a longtemps travaillé dans la grande distribution, elle lui a raconté qu’une marge était prévue dans les magasins pour prendre en compte le vol. De quoi lever tous ses scrupules. Les caisses automatiques, où certains articles peuvent ne pas passer au scanner de manière discrète, sont une aubaine pour le vol.

Ses seuls revenus proviennent de sa bourse, échelon 5 soit 430 euros par mois. Un peu plus que son loyer de 409 euros. Les 220 euros d’allocation pour le logement (APL) l’aident un peu. Mais il y a les factures incompressibles (électricité, Internet, téléphone, livres pour la fac…). De plus, son prêt étudiant de 4 000 euros, contracté pour financer ses études, s’essouffle. Elle n’a pas trouvé d’autre solution.

J’arrivais encore à m’offrir deux, trois bêtises dans l’année.

La « dégringolade » d’Éloïse – ce sont les mots de l’agente administrative de 49 ans – a commencé il y a cinq ans après son divorce. Elle vit avec son fils étudiant boursier de 19 ans qui touche 100 euros par mois et 120 euros de pension de son père. « Je ne suis pas à l’aise, déjà, de base. Mais jusqu’au Covid, j’arrivais encore à gérer, à mettre un peu de côté pour les coups durs. » Ce temps-là est fini. Puis, la guerre en Ukraine, l’inflation intenable sont survenues.

Depuis, Éloïse compte les centimes et ne compte plus les sacrifices. Ses courses hebdomadaires habituelles d’une valeur de 80 euros d’ordinaire coûtent aujourd’hui 120 euros. La femme dresse une longue liste de privations. Elle a tiré un trait sur la manucure chez qui elle allait une ou deux fois par an. Idem pour le coiffeur. Elle compare sa coiffure à « une espèce de champignon » indéfini, faute de coupe.

Ses chaussures sont un cadeau d’anniversaire de ses parents, après avoir usé les siennes jusqu’à l’os durant cinq ans. Elle se défend d’être superficielle mais tout ça reste important pour elle. « Ça paraît bête, mais c’est ultra-symbolique. J’arrivais encore à m’offrir deux, trois bêtises dans l’année. » 

Ôter un paquet de gâteau, différer l’achat de la lessive, acheter un déodorant pour son fils seulement et attendre le mois prochain pour prendre le sien. Est-il au courant de ces arbitrages incessants ? Éloïse pense que oui. « Il voit bien le frigo de toute façon… »

Dans La Promesse de l’aube, le roman autobiographique de Romain Gary, l’auteur surprend sa mère qui l’élève seule saucer avec délectation la poêle qui a servi à cuire le steak qu’il a mangé plus tôt. Elle prétendait n’aimer que les légumes et plus la viande. Le mensonge protecteur est dévoilé.

Katya, 52 ans, confie opter pour la même stratégie. Cette mère isolée au RSA ne consomme plus de produits carnés. À 19 ans, son fils est étudiant et travaille à temps partiel. Il donne à sa mère de quoi faire des courses et elle en a honte. Comme Éloïse, elle ne fait qu’un repas par jour, seulement le soir. Au menu, des pâtes ou un peu de riz mélangé à des lentilles car « ça cale ».

La quinquagénaire repousse au maximum l’échéance d’aller au magasin. Elle attend que ses placards soient vides pour se ravitailler. « On se débrouille comme on peut. Quand il n’y a plus de lessive, on lave son linge avec trois gouttes de liquide vaisselle. Les prix sont devenus trop excessifs en magasins discount. On ne sait plus où aller faire les courses. Alors on fouille son appartement en dénichant des choses que l’on vend sur Le Bon Coin, pour quelques euros. Je suis pourtant une petite mangeuse de nature, ne mange jamais de superflu… mais même comme ça c’est très difficile. » 

De son côté, Elissa*, autrice de 36 ans, bénéficiaire de Pôle emploi, se décrit en situation de fragilité. Avec 1 600 euros net, elle aussi coupé une partie de ses loisirs et sorties. Celle qui a vu sa facture d’alimentation augmenter de 20 euros par semaine. Elle témoigne de ses nouveaux réflexes de consommation et se restreint pour « pouvoir prévoir l’imprévu ».

Vivre à Paris est onéreux. La jeune femme « délocalise » ses courses en banlieue, où tout est moins cher, dès qu’elle le peut. Cette Parisienne recense une foule de renoncements, des plus anodins comme ce fromage qu’elle a reposé car trop cher. « C’était une des premières fois où je me suis empêchée de prendre quelque chose. J’ai appris à ne quasiment plus mettre le chauffage, car ma facture a presque doublé. Je mets plusieurs pulls. À force, avoir froid est devenu un inconfort admissible… »

Les visites chez ses parents sont vécues comme « des parenthèses enchantées » où elle ne se pose plus de questions sur ce qu’elle va manger ou sur les prix.

Quand ses deux enfants étaient petits, Laurence* désertait souvent, pendant une semaine, la boîte aux lettres pour esquiver les factures dont elle ne pouvait pas toujours s’acquitter. Mère isolée, elle a fait comme elle a pu. À 66 ans, Laurence, qui travaille dans l’administration dans l’Hérault, souffre d’une angoisse continue. Elle a l’impression qu’elle va revivre ce cauchemar.

Elle appréhende son prochain départ à la retraite et la perte de revenus afférente. Comme de nombreuses femmes, elle a connu une carrière hachée. De 1 700 euros, elle va devoir vivre avec 1 250 euros. Avec un loyer de 530 euros et 100 euros de mutuelle, le calcul est vite fait. « C’est un traumatisme qui remonte », insiste-t-elle.

Elle doit continuer d’économiser malgré l’inflation qui mange ses ressources. Les dépenses les plus superflues ont déjà sauté. Elle a résilié ses abonnements à des revues, n’achète plus de livres et ne fréquente plus les concerts de musique classique qu’elle aimait tant.

Je sais que, personnellement, si je ne volais pas dans les magasins, je ne mangerais peut-être pas à ma faim.

Comme les autres, Laurence a développé une multitude d’astuces pour rogner par-ci par-là. Elle ne chauffe pas son logement car l’immeuble est bien isolé. Elle fait ses courses au jour le jour, pour bénéficier des promotions à moins 25 % sur les produits frais à date de péremption proche. Laurence mange toujours froid pour éviter de réchauffer les aliments. Sa plaque électrique consomme beaucoup trop pour que ce soit rentable.

Au quotidien, la sexagénaire se contente de boîtes de conserve, souvent des saucisses lentilles. Un ami lui a aussi livré une astuce pour varier ses repas. Il suffit de faire tremper des pâtes toute la nuit dans l’eau pour qu’elles se ramollissent totalement, comme si elles avaient été cuites. Mais ça ne fonctionne pas pour le riz, prévient-elle. « Je me fais une tisane à chaque repas, comme ça je n’ai pas mal au ventre et j’ai une sensation de chaleur dans la bouche. »

« Avant », reprend Éloïse, il suffisait de freiner sur les loisirs, les restaurants pour tenir. « On était sur du surplus dont on apprenait à se passer. Là, on est en train d’apprendre à se passer des choses qui sont complètement vitales. »

Certaines dépenses sont toutefois impossibles à sacrifier.

Depuis six mois, la thérapie est devenue indispensable à Léa, l’étudiante contrainte de voler pour manger. Elle souffre d’une dépression et d’un trouble anxieux. La pression scolaire, les années Covid – elle était en terminale lors du premier confinement – et d’autres événements personnels l’ont fragilisée. S’inquiéter pour manger n’aide pas non plus à la sérénité. « Ça me coûte environ 120 euros par mois, ce qui fait qu’il ne me reste plus grand-chose pour moi. »

Le thérapeute lui avait prescrit une séance par semaine, elle ne peut se le permettre, elle se contente de deux fois par mois.

Mais soigner sa tête, c’est avoir des difficultés pour se remplir le ventre. « C’est vraiment compliqué, je vais le plus souvent possible manger au Crous pour bénéficier du repas à 1 euro. Ça m’aide vraiment beaucoup. Et sinon, je sélectionne le moins cher, j’évite les écarts. Je sais que, personnellement, si je ne volais pas dans les magasins, je ne mangerais peut-être pas à ma faim. Ou je mangerais des pâtes seulement. Et ce serait absolument dramatique.  Malgré ça, je galère quand même. »

De guerre lasse, la jeune femme compte arrêter ses études pour trouver un travail. Peu importe lequel, Léa prendra ce qu’elle trouve.

Laurence, la future retraitée, est d’une certaine manière soulagée de devoir affronter cela toute seule. « C’est violent au point de vue politique de se retrouver avec une retraite de misère, mais je suis heureuse de ne pas avoir à faire vivre cela à des enfants. » 

publié le 9 mars 2023

Hommage à Gisèle Halimi :
des féministes en colère contre la « malhonnêteté » du pouvoir

Ellen Salvi sur www.mediapart.fr

Après deux années de silence, l’Élysée a attendu la dernière minute pour lancer les invitations à la cérémonie d’hommage rendu à l’avocate et militante féministe, ce mercredi. De Choisir la cause des femmes au Planning familial, de nombreuses associations ont refusé de s’y rendre, préférant rejoindre la mobilisation du 8 mars. Emmanuel Macron a annoncé sa volonté d’inscrire l’IVG dans la Constitution. 

Violaine Lucas, la présidente de l’association Choisir la cause des femmes, cofondée par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir en 1971, a reçu un courriel de l’Élysée le jeudi 2 mars, en fin de matinée, dans lequel on lui demandait, sans autres précisions, sa date de naissance pour des raisons de sécurité liées à un mystérieux « événement » auquel on allait prochainement l’inviter.

C’est seulement en réclamant un éclairage sur la nature de l’événement en question que la militante féministe a découvert qu’une cérémonie d’hommage national à Gisèle Halimi  allait être organisée le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, de manifestations et de grèves féministes. Elle a répondu quelques heures plus tard par un courrier directement adressé à Emmanuel Macron.

Les mots qu’elle y emploie sont aussi clairs que l’invitation initiale était nébuleuse. « Le choix que vous opérez en organisant en dernière minute cet hommage national à la féministe Gisèle Halimi, ce 8 mars 2023, nous semble relever d’une instrumentalisation politique. Elle ne trompera personne », écrit-elle, évoquant notamment la mobilisation contre la réforme des retraites « qui pénalise particulièrement les femmes ».

Et de poursuivre : « Rendre hommage à l’occasion de la journée internationale des luttes pour les droits des femmes à l’une des plus grandes combattantes françaises pour la dignité des femmes et des peuples serait une idée de bon sens si elle n’arrivait de façon aussi inattendue, après deux ans et demi d’atermoiements, et au moment d’un grand mouvement social auquel elle aurait, sans aucun doute possible, pris une part active. »

Choisir la cause des femmes n’a donc pas participé à la cérémonie qui s’est tenue mercredi après-midi, dans la salle d’audience de la première chambre de la cour d’appel de Paris – « l’une des plus belles salles du Palais de justice [...], chargée d’histoire », s’était félicité l’Élysée, citant notamment les procès Laval et Pétain. Devant un parterre très masculin, le chef de l’État y a prononcé un discours, juste après Jean-Yves Halimi, l’un des fils de l’avocate et militante féministe décédée le 28 juillet 2020.

À ce moment-là, Violaine Lucas participait à un événement prévu, lui, de longue date au Parlement européen, à Bruxelles (Belgique), avec des féministes venues de tous les pays, avant de rejoindre la manifestation belge du 8 mars. « Nous n’allions pas arrêter sur demande expresse le combat que nous menons pour aller écouter deux hommes parler de la cause des femmes », dit-elle à Mediapart.

Son courrier se conclut par les mots suivants : « Monsieur le Président de la République, ce 8 mars 2023, avec toutes les féministes, c’est Gisèle Halimi elle-même qui sera absente de votre hommage. » Des mots balayés par l’entourage d’Emmanuel Macron lundi dernier, lors d’un brief avec les journalistes : « Elle est dans un combat politique qui n’engage que sa conscience et qui n’appelle pas de commentaire. »

Serge Halimi honorera la mémoire de sa mère dans la rue

Serge Halimi, un autre fils de Gisèle Halimi, a bénéficié du même traitement après avoir, lui aussi, décliné l’invitation tardive de la présidence de la République. Dans une déclaration transmise à l’AFP, dimanche 5 mars, l’ancien directeur du Monde diplomatique a indiqué avoir été « subitement informé » de la tenue de cet hommage, « en même temps que la presse ».

« La décision de l’Élysée intervient après plus de deux ans de tergiversations et alors que le pays est mobilisé contre une réforme des retraites extrêmement injuste dont les femmes qui occupent les métiers les plus difficiles seront les premières victimes, a-t-il précisé. Ma mère aurait défendu leur cause et manifesté à leurs côtés. Le 8 mars, ce sera la meilleure façon d’honorer sa mémoire et ses combats. »

Une position qui, selon l’entourage d’Emmanuel Macron, n’a suscité aucune « surprise » à l’Élysée. « Elle est conforme à l’idée [que Serge Halimi] se fait en conscience de son combat politique et de notre part, cela n’appelle aucun commentaire », ont répété les équipes du chef de l’État face aux journalistes, insistant sur le fait que ce dernier ne « liait pas l’actualité à Gisèle Halimi ».

Un hommage dépolitisé à Gisèle Halimi, c’est un oxymore.

C’est pourtant bien « à raison de son combat pour la cause des femmes et la légalisation de l’IVG et sa dépénalisation », au même titre que ses engagements contre la peine de mort, la colonisation et la guerre d’Algérie, mais aussi son combat pour obtenir l’abrogation de la loi Darlan qui pénalisait les rapports homosexuels entre majeurs et mineurs, qu’un hommage national va lui être rendu.

Pour de nombreuses militantes féministes, il apparaît dès lors inconcevable de ne pas inscrire les engagements de Gisèle Halimi dans la mobilisation du 8 mars et la colère qui s’y exprime vis-à-vis d’un pouvoir qui avait pourtant promis de faire de l’égalité entre les femmes et les hommes la grande cause du quinquennat. « Un hommage dépolitisé à Gisèle Halimi, c’est un oxymore, ça ne veut rien dire », tranche Violaine Lucas.

C’est une nouvelle occasion ratée, estiment-elles, après deux années durant lesquelles l’Élysée n’a jamais trouvé un moment pour célébrer cette figure féministe, dont beaucoup réclament la panthéonisation, comme le préconisait le rapport de Benjamin Stora, remis en janvier 2021. Une demande « toujours à l’étude », selon l’entourage d’Emmanuel Macron, qui ne cesse de temporiser sur le sujet. 

Plusieurs associations ont décliné l’invitation

La présidente de Choisir la cause des femmes n’en revient pas de la façon dont l’association cofondée par Gisèle Halimi, et plus encore le propre fils de l’avocate et militante féministe, ont été traités. « Ce ton paternaliste pour nous renvoyer à notre “conscience”, c’est particulièrement déplacé, dit-elle. Pour ma part, j’agis en pleine et entière conscience. Je n’ai aucune leçon à recevoir. »

Plusieurs autres organisations féministes ont choisi de lui emboîter le pas. C’est notamment le cas de la Fondation des femmes, du Planning familial ou encore de la Fédération nationale Solidarité Femmes (FNSF), dont les responsables avaient également été conviées à la cérémonie, en fin de semaine dernière, à la toute dernière minute, alors qu’elles préparaient la mobilisation du 8 mars.

« Nous n’irons pas à cet hommage monté en hâte le lendemain de la grande manifestation nationale contre la réforme des retraites, indique à Mediapart la présidente de la FNSF Dominique Guillien-Isenmann. Gisèle Halimi était une femme formidable dont le combat de toute une vie mérite au moins le respect et la reconnaissance. Nous allons manifester en son honneur et serons dans les rues comme elle l’aurait fait. »

L’organisation de l’hommage rendu à Gisèle Halimi nous semble relever d’une instrumentalisation manifeste.

Dans un communiqué, le Planning familial a également annoncé préférer défiler « aux côtés de celles et ceux qui militent pour la défense de leurs droits ». « L’organisation de l’hommage rendu à Gisèle Halimi, combattante féministe, anticapitaliste et antiraciste, en plein cœur du mouvement social d’ampleur contre la réforme des retraites, nous semble relever d’une instrumentalisation manifeste », écrit l’association féministe.

Anne-Cécile Mailfert, la présidente de la Fondation des femmes, qui organise chaque année le prix Gisèle-Halimi, considère, elle aussi, que l’avocate et militante féministe « mérite un hommage magnifique ». Mais pas aujourd’hui, pas comme ça. « Nous attendons depuis deux ans cet hommage, souligne-t-elle à son tour. Il y aurait pu y avoir plein d’autres dates dans l’année pour l’organiser... »

La militante ne cache pas son étonnement quant au choix de l’Élysée de fixer l’événement « pile le jour où les féministes seront mobilisées pour demander des choses au gouvernement ». D’autant que le ressentiment est déjà grand, ajoute-t-elle, car « cet hommage intervient après plusieurs années de discours qui ne sont pas suivis de politiques ambitieuses, la confiance a été égratignée ».

La colère des militantes féministes

Comme beaucoup, Anne-Cécile Mailfert a donc choisi de grossir les rangs du rassemblement féministe à Paris. « Ça m’embêterait d’être ailleurs que dans cette manifestation importante et pour laquelle nous nous sommes beaucoup mobilisées, a fortiori dans un événement plus institutionnel… », affirme-t-elle, souhaitant rester « en cohérence avec le mouvement associatif féministe ». « Il ne s’agirait pas d’utiliser notre présence pour marginaliser l’absence de l’association Choisir la cause des femmes… »

L’avocate Zoé Royaux, porte-parole de la Fondation des femmes, a également décliné l’invitation de l’Élysée, qu’elle a reçue samedi dernier. Plutôt que de balayer les déclarations de Violaine Lucas, de Serge Halimi, et des associations qui ont soutenu leur démarche, elle aurait préféré que l’entourage d’Emmanuel Macron s’interroge sérieusement sur les raisons de leur colère.

« Je ne sais pas si c’est une instrumentalisation, mais politiquement, c’est une erreur, dit-elle. Qu’il s’agisse de la faiblesse des politiques menées contre les violences sexistes et sexuelles, de la réforme des retraites qui sera injuste pour les femmes, ou de celle des cours criminelles qui vont créer des huis clos judiciaires… Le gouvernement suit une feuille de route en décalage avec la gravité de la situation, mais aussi avec ce que défendait Gisèle Halimi. »

Si l’Élysée s’est réjoui de la présence de « nombreux avocats » à la cérémonie – en plus de nombreuses personnalités politiques comme le sénateur socialiste André Vallini –, plusieurs pénalistes ont finalement décidé de ne pas s’y rendre. D’autres, pourtant spécialistes des droits des femmes, n’ont même pas été invitées, à l’image de l’avocate Anne Bouillon, qui avoue sans difficulté qu’elle n’y serait de toute façon pas allée.

Louant la capacité de Gisèle Halimi « à faire entrer la politique dans le prétoire », Anne Bouillon affirme que son hommage personnel se tiendra dans la cour d’assises où elle défend ces jours-ci les intérêts de la famille d’une femme victime de féminicide. Elle estime que « brandir la cause des femmes tout en s’abstenant de la moindre réflexion sur le sujet relève d’une malhonnêteté crasse ».

Parmi les grandes oubliées de l’Élysée figure aussi la Fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles (FNCIDFF). « La FNCIDFF n’a pas été invitée à cet hommage », confirme sa directrice générale, Clémence Pajot, préférant mettre l’accent sur « l’importance d’une mobilisation sociale contre la réforme des retraites notamment, car elle impactera d’autant plus les femmes, qui restent les premières touchées par la précarité ».

Sollicité par Mediapart mardi soir, pour savoir quelles personnalités ou organisations féministes seraient présentes à la cérémonie du lendemain, l’Élysée a répondu vouloir « attendre la liste des répondants consolidée », évoquant tout de même les noms de Ghada Hatem-Gantzer, la fondatrice et directrice de la Maison des femmes, et de l’humoriste Sophia Aram.

Sylvie Pierre-Brossolette, la présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), instance consultative indépendante rattachée à Matignon, était également au Palais de justice. « Si je comprends que l’on puisse s’interroger sur le calendrier, je privilégie l’importance de célébrer les combats d’une grande figure du féminisme, d’autant plus qu’une annonce importante sur l’IVG est attendue », expliquait-elle en amont.

Mercredi après-midi, Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir « graver la liberté des femmes de recourir à l’interruption volontaire de grossesse » dans la Constitution. « Un projet de loi portant révision de notre [texte fondamental] sera préparé dans les prochains mois », a-t-il ajouté. En parlant de « liberté » et non pas de « droit », comme le réclamaient les associations féministes, le chef de l’État a préféré la formulation votée début février par le Sénat à celle du texte qu’avait adopté l’Assemblée nationale.

  publié le 27 février 2023

Travailler plus longtemps grâce aux exosquelettes ? : « Ils sont tellement déconnectés du monde ouvrier »

par Ludovic Simbille sur https://basta.media/

En plein débat sur la réforme des retraites, des parlementaires et ministres assurent qu’il est possible de travailler plus longtemps grâce à l’automatisation de la production et aux exosquelettes. La réalité est tout autre.

François Patriat, parlementaire macroniste, et élu sous différents mandats depuis 40 ans, se dit attentif au monde du travail. En 1982, quand son voisin maçon-couvreur lui dit qu’il n’en pouvait plus de monter sur les toits, l’élu, alors socialiste, vota la retraite à 60 ans proposée par le président François Mitterrand.

Quarante ans plus tard, ce désormais sénateur de la Côte-d’Or passé du côté du parti de Macron soutient le recul de l’âge de la retraite à 64 ans. « La nature du travail n’est plus la même, défend le Bourguignon. Aujourd’hui, les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’exosquelettes. ». À en croire l’édile, ces prothèses mécaniques, motorisées ou non, épousant la forme de l’ossature pour soutenir les muscles, seraient le nouveau bleu de travail de nombre de salariés... Ainsi, ces travailleuses et travailleurs augmentés pourraient turbiner plus longtemps sans peiner ?

« J’ai dû taper sur Google pour voir ce que c’était »

« Dans le BTP, il n'y a pas grand-chose pour soulager les ouvriers. Les collègues de 50 ans ont le dos et les articulations cassés »

« On a bien rigolé en attendant ça au boulot, sourit un inspecteur du travail de Seine-Saint-Denis. Évidemment, ce sont des choses qu’on ne voit jamais. J’ai dû chercher sur Google le mot exosquelette pour voir ce que c’était... » Pourtant, les fabricants ne lésinent pas sur les innovations ergonomiques pour améliorer le bien-être au travail. Exosquelette, gants bioniques, « préhenseur » à bras articulé, casque « du futur », harnais flexible dit « ergosquelette » ou autre robot…

Nombre d’entreprises se laissent tenter par ces trouvailles dans l’espoir de soulager les corps et de limiter les troubles musculo-squelettiques (TMS) qui représentent 88 % des maladies professionnelles. Une usine de bonbons de Côte-d’Or annonçait par exemple l’an dernier avoir acquis trois exosquelettes. La RATP dit aussi que ses équipes de maintenance utilisent cet outil pour soulager les opérateurs. Même chose chez Enedis pour limiter le poids porté par les techniciens en intervention. De leur côté, la SNCF et Alstom conçoivent leur propre outil.

« C’est de la science-fiction »

« Dans le BTP, c’est de la science-fiction, réagit Marc, un grutier toulousain. À part les grues, il n’y a pas grand-chose pour soulager les ouvriers. Les collègues de 50 ans ont le dos et les articulations cassés ». Dans certaines PME du secteur, la prévention se résume à une « réunion sécurité autour d’un café où on te fait signer un papier pour dire que t’étais présent. C’est du foutage de gueule ! », raconte-t-il.

Un maître d’ouvrage francilien n’exclut pas l’arrivée dans un futur proche de ces combinaisons mécaniques sur des chantiers importants. « Ça existe déjà à titre expérimental. Les grosses boîtes ont intérêt à investir dans la sécurité, au-delà même de leur image. Économiquement, ça leur coûte moins cher de prévenir que d’avoir un accident de travail », explique-t-il.

« Pas de preuve scientifique »

Les exosquelettes amplifient même certains dangers liés au frottement, au stress, aux sollicitations cardio-vasculaires ou aux déséquilibres corporels.

Il est difficile de trouver des chiffres sur le nombre d’exosquelettes réellement utilisés dans les entreprises en France. Sur le terrain, cet outil fait plutôt exception, comme l’écrit l’Institut national de recherche et sécurité au travail (INRS). D’ailleurs, ces « dispositifs d’aide physique » n’ont rien d’une solution miracle. Ils peuvent soulager certaines contraintes physiques ou faire disparaître certaines douleurs, mais « il n’existe pas de preuve scientifique quant à l’efficacité de ces technologies pour réduire ces risques » de troubles musculo-squelettiques, note l’INRS. Les exosquelettes amplifient même certains dangers liés au frottement, au stress, aux sollicitations cardio-vasculaires ou aux déséquilibres corporels.

« Ces innovations ne répondent pas au vrai problème tant qu’on n’interroge pas l’organisation du travail », résume David Gaborieau, sociologue du travail. Auteur d’une thèse sur la logistique, il a vu débarquer dans les entrepôts des gilets fluo à capteurs, signalant le moindre « faux mouvement » musculaire de l’opérateur. Ces gadgets n’évitent en rien la répétition des gestes à l’origine de l’usure, explique le chercheur. Il rappelle aussi que vanter la technologie qui mettrait fin au calvaire ouvrier a toujours existé. Ainsi, au milieu du 19è siècle, le médecin écossais Andrew Ure promettait déjà dans son livre Philosophie des manufactures que « la plus parfaite des manufactures est celle où l’on pourra se passer du travail des mains ».

« Si déjà on avait un échafaudage »

« Si on avait un échafaudage, ce serait déjà pas mal », tranche Thomas. En sept ans de rénovation de toiture, ce charpentier de 36 ans n’a jamais vu l’ombre d’un exosquelette ailleurs qu’en vidéo. Actuellement revenu sur la terre ferme dans une entreprise de construction de maison écolo, cet ancien cuisinier a passé des années en équilibre à six mètres de haut, entre les liteaux et les chevrons, en évitant de mettre le pied dans le vide.

« J’avais connu le stress du rush en cuisine, mais là, c’était le stress de ne pas rentrer chez soi. » Il a fallu que l’un de ses collègues passe au travers d’un toit mouillé un jour de pluie, puis que lui-même se blesse avec des tuiles pleines d’amiante, pour que l’inspection du travail impose à son employeur d’installer échafaudage, goulotte et harnais de sécurité .

Qu’aurait-il dit à François Patriat, s’il avait été son voisin ? « Qu’ils sont tellement éloignés du monde ouvrier… Ce monsieur n’a jamais dû soulever grand-chose de plus de 5kg dans sa vie », souffle celui qui mise davantage sur son minimum vieillesse qu’une véritable retraite du fait de ses années payées au noir en cuisine et des périodes de chômage.

« On ne déménage plus par les escaliers »

Face à la polémique suscitée par sa sortie médiatisée, François Patriat a ensuite tenu à nuancer ses propos : « J’ai un peu forcé le trait, mais c’était pour montrer que des travaux difficiles, il y en a de moins en moins. On ne déménage plus par les escaliers, mais par les balcons aujourd’hui. »

Le député Renaissance Marc Ferracci voit lui aussi des « évolutions positives » puisqu’un carreleur « a accès à des protections aux genoux qu’il n’avait pas il y a quinze ou vingt ans », a-t-il déclaré. Sur France Inter, la ministre de l’Industrie Agnès Pannier-Runacher ne disait pas autre chose fin 2021 : « Allons dans les usines constater à quel point elles se sont modernisées, combien l’automatisation impacte moins les corps. »

Un coup d’œil aux études sur le sujet vient rapidement dissiper cet enchantement. Comme le rappelait le député LFI François Ruffin sur France Inter fin janvier, quarante années d’automatisation et de numérisation n’ont pas empêché la part des salariés subissant une pénibilité physique d’augmenter [1]. Idem pour les contraintes psychiques. Près de 60 % des ouvriers sont, par exemple, encore contraints au port de charges lourdes.

« Les cadences augmentent »

Les accidents du travail repartent à la hausse depuis 2013, en particulier pour les femmes

Certes, en trente ans, le nombre d’accidents mortels au travail a été réduit de moitié. Mais c’est moins en raison d’entreprises plus vertueuses que d’une désindustrialisation et d’une externalisation des tâches les plus mortifères. Reste que les accidents du travail repartent à la hausse depuis 2013, en particulier pour les femmes. 645 personnes sont décédées d’un accident du travail en 2021 en France, selon les chiffres de l’Assurance maladie. Et 280 personnes ont succombé la même année à des maladies professionnelles. Une accidentalité au travail parmi les plus élevées d’Europe, bien plus importante qu’en Allemagne, si souvent citée pour justifier la réforme des retraites [2].

Le nombre de maladies professionnelles a par ailleurs explosé en vingt ans : elles ont plus que doublé entre 2001 et 2019 [3]. Avec l’industrie et le transport, la construction reste le secteur le plus meurtrier. « Les cadences augmentent et les conditions se dégradent », observe Marc après treize années perché sur sa grue.

Et sans surprise, les risques professionnels se renforcent en fin de carrière. Une étude de Santé publique France a montré que les séniors étaient globalement moins fréquemment victimes d’accidents du travail, mais que ces accidents étaient plus graves.

Moins de critères de pénibilité pris en compte

Pas sûr donc que l’index pour inciter les entreprises à garder les séniors en embauche, prévu par la Première ministre Élisabeth Borne, suffise à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites. Ni ses « dispositifs d’identification des métiers à usure professionnelle ». Cela existe déjà, sous la forme du compte professionnel de prévention qui permet la reconnaissance de dix critères de la pénibilité au travail. Mais en 2017, Emmanuel Macron a supprimé quatre de ces critères.

Depuis, les salariés confrontés aux ports de charges lourdes, aux postures pénibles, aux vibrations mécaniques et aux substances chimiques ne peuvent plus envisager un départ anticipé en retraite qu’à de strictes conditions : justifier d’une maladie professionnelle et d’un taux d’incapacité permanente de 10 % minimum.

Supposer la fin de la dureté au travail pour faire travailler plus longtemps, l’ancien député de droite Paul Raynaud s’y essayait déjà bien avant François Patriat et les autres. « Les progrès de la science ont d’abord, et surtout, pour effet de prolonger l’âge mûr, pendant lequel on peut produire. [Et, le] rôle du cerveau est de plus en plus important par rapport aux muscles, or le cerveau vieillit moins vite que les muscles [4] », déclarait-il pour justifier le recul de l’âge de la retraite. C’était en 1949.

Notes

[1] Voir sur l’Observatoire des inégalités .

[2] Voir ce document

[3] Selon ce document de l’Anact.

[4] Cité par Nicolas Da Silva dans La Bataille de la Sécu, Éditions La Fabrique, 2022.

publié le 25 février 2023

« Revenez demain, Madame »

Maryam Madjidi sur www.humanite.fr

C’est l’histoire d’une jeune fille qui s’appelle Chloé. Elle a 24 ans et vit à Blois. L’été 2022, elle rencontre Marvin, 27 ans. Un jeune homme violent. L’entourage de la jeune fille s’inquiète. La mère sent que sa fille est en danger. Chloé finit par se séparer mais l’homme devient de plus en plus agressif. Il refuse la séparation. Il veut avoir des « explications » avec elle. Elle avait constitué un dossier qui contenait tous les faits de violence, menaces et harcèlement dont elle était victime depuis plusieurs mois afin de déposer plainte contre lui.

Nous sommes le 13 décemb re 2022, il se rend à Blois et il l’agresse une première fois dans la rue. Une voiture de la police municipale passe. Chloé interpelle les agents. L’agresseur en profite pour prendre la fuite. Les policiers lui disent : « Allez porter plainte au commissariat. » Chloé se rend au commissariat avec son dossier de faits de violence sous le bras et la peur au ventre. L’agresseur rôde dans les parages. Le policier qui la reçoit lui dit poliment : « Revenez demain, Madame. » Pourquoi ? Parce qu’il est 17 h 24, l’agent doit boucler un complément de plainte pour vol, il n’aura pas le temps de prendre sa plainte, lire le dossier, signaler l’agresseur, la protéger, bref en un mot faire son boulot. À 17 h 24, un agent de police ne prend plus de dépôt de plainte pour violences conjugales. Il faut le savoir. À 17 h 24, un agent de police estime qu’un dossier de vol passe avant le dossier d’une femme victime de violences. Trois minutes. Il la reçoit trois minutes en tout et pour tout. « Revenez demain, Madame. »

Le lendemain, Chloé est dans le coma au centre hospitalier de Tours avec un traumatisme crânio-facial, un hématome de 13 cm au crâne, des lésions hémorragiques majeures au cerveau, le pronostic vital engagé. Sur le plan neurologique, des séquelles à vie. On a retrouvé l’agresseur. Il a avoué les coups de pied d’écrasement donnés à la tête de son ex-compagne. Cet homme a déjà été condamné à 14 reprises pour des faits de violence, stupéfiants et port d’arme prohibée, et a eu une condamnation, en 2015, à quatre mois de prison avec sursis pour des violences conjugales sur une précédente compagne.

Si, à 17 h 24, l’agent de police avait tapé sur son petit clavier le nom de cet homme, il aurait eu accès à toutes ses condamnations et compris que sa priorité était de mettre Chloé en sécurité. Ce même agent qui avait été sanctionné en août dernier d’un avertissement pour « manque de diligence » lors d’une affaire de rixe dans un bus. Cette fois-ci, sa négligence a failli coûter la vie à une femme. Deux mois après, Chloé sort du coma. Mais les séquelles sont lourdes. La mère dit que sa fille est comme un enfant de 2, 3 ans. Elle doit tout réapprendre : parler, marcher, lire, écrire.

Alors, en attendant que Chloé réapprenne à vivre, j’aimerais que la « grande cause du quinquennat », promise en 2017 comme en 2022, commence par interdire dans tous les commissariats cette phrase : « Revenez demain, Madame. »

 publié le 20 février 2023

1953-1956 :
l’affaire des époux Bac
à l’origine du
planning familial

Mathilde Blézat (La Déferlante) sur www.mediapart.fr

En juillet 1955, Ginette et Claude Bac sont condamnés à deux ans de prison pour avoir laissé mourir, faute de soins, leur quatrième enfant, Danielle, âgée de huit mois. Cette affaire judiciaire est un tournant dans la lutte pour la légalisation de la contraception en France.

Saint-Ouen, 1952. Dans son appartement exigu, Ginette Bac, mariée depuis quatre ans à Claude Bac et déjà mère de trois enfants en bas âge, est submergée par les tâches domestiques. Alors qu’elle peine à préparer les repas, faire le ménage, laver les couches et les vêtements sales à la main – elle a une paralysie du bras droit depuis sa naissance –, la jeune femme découvre qu’elle est enceinte pour la quatrième fois. Malgré le soutien logistique de sa belle-mère, Léonie, elle perd pied. À la naissance de Danielle, elle sombre dans ce que l’on diagnostiquerait aujourd’hui comme une dépression post-partum, tandis que Claude, ouvrier dans la maçonnerie, multiplie les heures supplémentaires et s’absente de plus en plus du foyer.

Quand Danielle a 6 mois, en janvier 1953, Ginette s’aperçoit, accablée, qu’elle est enceinte pour la cinquième fois. Elle s’enferme derrière ses volets, nourrissant peu ses enfants et ne les lavant quasiment plus. L’appartement « se transforme peu à peu en taudis infect », écrivent les historiennes Danièle Voldman et Annette Wieviorka, dans Tristes Grossesses (1), la passionnante enquête qu’elles ont consacrée à cette affaire. Une assistante sociale et une assistante de police passent épisodiquement, alertées par Léonie, qui vient plus rarement depuis que le couple s’est disputé avec elle. En février 1953, Danielle finit par décéder de malnutrition et de manque de soins à l’âge de 8 mois.

Ginette et Claude Bac sont incarcéré·es le temps de l’enquête judiciaire qui, fait rare à l’époque dans ce type d’affaires, n’épargne pas l’époux. « Vous ne semblez pas avoir songé, en rendant Ginette mère d’une famille si nombreuse, à la tâche psychique et morale que vous imposiez à une jeune femme de 22 ans, lui indique le juge d’instruction. Votre responsabilité morale commence là. »

Le magistrat souligne aussi l’affection que porte Ginette, délestée du travail domestique sans fin, à son cinquième bébé né en détention. À l’issue de leur procès, qui se tient en juin 1954, le jury populaire, composé de sept hommes, les déclare « coupables avec circonstances atténuantes » – sensibles sans doute à la plaidoirie de l’avocate de Ginette, qui avait mis en avant son handicap, les souffrances liées aux grossesses trop rapprochées et la situation précaire du couple.

Les époux Bac sont condamné·es à sept ans de prison, Claude est déchu de sa « puissance paternelle » et les enfants placé·es sous tutelle. L’affaire est mentionnée dans les journaux comme un fait divers parmi d’autres. Mais quand, un an plus tard, elle sera rejugée, elle jouera un rôle essentiel dans l’émergence du combat pour la légalisation de la contraception.

Dans les années 1950, malgré la répression, les femmes avortent

À l’époque où Ginette Bac subit cinq grossesses en cinq ans, la contraception et l’avortement sont strictement prohibés en France hexagonale, en vertu de la loi du 31 juillet 1920, alors même que dans les outre-mer (Réunion, Guadeloupe, Martinique…), l’État français mène une politique de limitation des naissances qui passe non seulement par la diffusion de savoirs contraceptifs, mais aussi par des avortements et des stérilisations forcées.

Dans l’Hexagone, si l’interdiction de l’avortement remonte au Code pénal de 1791, la prohibition de la « propagande anticonceptionnelle » – passible d’un emprisonnement de quelques mois – est une nouveauté de 1920 qui s’explique par le fort déclin démographique causé par la Première Guerre mondiale. Face au million et demi de morts, à l’Assemblée nationale, « empêcher un enfant de naître après l’hécatombe semblait à beaucoup un crime contre la nation ».

Cependant dans les années 1950, malgré la répression (2), les femmes avortent. C’est même «un phénomène sociologique, une habitude contractée par toutes les couches de la population, une sorte de mal nécessaire» en l’absence de contraceptifs autorisés, écrit le journaliste Jacques Derogy dans une enquête inédite sur le sujet publiée d’abord sous forme d’articles dans la presse en 1955, puis en 1956 aux Éditions de minuit sous le titre Des enfants malgré nous : le drame intime des couples.

Selon les études démographiques et médicales sur lesquelles il s’appuie, il y aurait alors 800 000 avortements par an, c’est-à-dire autant que de grossesses menées à terme. La plupart des femmes avortent seules, ou avec l’aide d’une amie, d’une voisine, d’une sœur, et, au-delà des classiques sondes, l’omniprésence (et la variété) des objets domestiques est frappante. Derogy fait ainsi état d’un « effarant bric-à-brac d’épingles à cheveux, d’aiguilles à tricoter, de cure-dents, de porteplumes, de baleines de parapluie, […] de racines, d’os de poulet, […] d’injections d’eau savonneuse, de teinture d’iode, d’esprit de sel, d’extrait d’ergot de seigle, […] d’éther, d’alcool ou de glycérine, […] fers à friser, compas, […] morceaux de cire à cacheter ! » 

Prises en étau entre la loi et leur refus d’une grossesse, les femmes subissent : quand elles se rendent aux urgences suite à un avortement qui tourne mal, « la société se venge comme elle peut », avec des médecins qui leur imposent par exemple des curetages sans anesthésie. Dix à 60 000 d’entre elles décèdent chaque année de pratiques abortives et des dizaines de milliers d’autres deviennent stériles. De toute évidence, hier comme aujourd’hui, interdire l’avortement « ne le supprime pas, il le rend mortel », comme le rappellent les pancartes des mobilisations actuelles face au recul du droit à l’IVG dans le monde.

Dans ce contexte émerge la mobilisation en faveur de la contraception comme « remède » à l’avortement, sous l’impulsion d’une gynécologue d’une quarantaine d’années, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé. Catholique de gauche, elle tire son engagement de la fin des années 1930 où, lors d’un stage en chirurgie à l’hôpital, elle est témoin des mauvais traitements infligés par de jeunes médecins aux femmes ayant avorté. En 1947, lors d’un séjour à New York, elle rencontre des militant·es du birth control (« contrôle des naissances »), comme la féministe anarchiste Margaret Sanger, fondatrice de l’American Birth Control League. Elle visite une des cliniques du mouvement où les couples peuvent trouver des ressources « pour espacer les naissances “en fonction de leurs capacités économiques, physiques et morales” », au nom de la « famille heureuse » plutôt que nombreuse.

En mars 1953, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé publie dans une revue hospitalière un premier article qui n’a aucun écho. Elle change alors de stratégie. « Pour émouvoir, susciter une adhésion, faire comprendre, il faut une histoire tragique capable de bouleverser l’opinion et la rendre ainsi accessible à l’enjeu qu’est le contrôle des naissances. Ce sera l’affaire Bac », expliquent Voldman et Wieviorka dans Tristes Grossesses.

Du procès d’un fait divers à celui d’un fait de société

En juillet 1955, après que le premier jugement a été cassé pour vice de forme, le second procès Bac s’ouvre devant la cour d’assises de Versailles. Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, citée comme « témoin sur le fond », s’en saisit pour élargir son audience. Cette audition impressionne la cour mais aussi les journalistes présent·es en nombre. Ce nouveau procès n’est plus celui d’un fait divers mais d’un fait de société et de la loi de 1920.

Le 7 juillet 1955, le jury, composé d’une femme et de cinq hommes, prononce un verdict beaucoup plus clément qu’en première instance : Claude et Ginette Bac, « coupables d’avoir […] par maladresse, imprudence, inattentions et négligences, été involontairement la cause de la mort de leur fille Danielle », sont condamné·es à deux ans de prison, une peine qui couvre la durée de détention déjà effectuée.

Si les époux Bac sortent libres du palais de justice et sont vite oublié·es par l’Histoire, leur affaire aura été à l’origine de la création de l’une des plus grosses associations féministes de ces dernières décennies : le Planning familial. Quelques mois après le verdict, Évelyne Sullerot, alors femme au foyer et mère de quatre enfants, écrit à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé pour lui proposer de créer une association de femmes pour la maîtrise des naissances.

«Qui aura le courage de mettre en branle le chœur des femmes qui depuis des millénaires chuchotent dans le privé ? », écrit Évelyne Sullerot. La gynécologue est emballée par la proposition, l’aventure est lancée. Pour ne pas attirer la suspicion des autorités, elles choisissent un nom bien sous tous rapports : la Maternité heureuse. Épaulées par l’époux de la gynécologue Benjamin Weill-Hallé, éminent médecin qui dispose d’un vaste réseau, elles convainquent intellectuelles, avocates, médecins et épouses d’hommes influents de les rejoindre.

Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? Jeannette Vermeersch, dirigeante du PCF

La plupart d’entre elles ont plusieurs enfants, caractéristique qui va être au cœur de leur stratégie de légitimation. En couverture de son livre Le Planning familial (Librairie Maloine, 1959), Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé met ainsi une photo de quatre bambins à l’air épanoui, dont l’un porte une croix autour du cou – un clin d’œil appuyé à ses détracteurs catholiques. Quant à Évelyne Sullerot, elle utilise « les normes de genre comme arme » et dépose les statuts de l’association en préfecture avec son bébé sur les genoux, provoquant une réaction enthousiaste de l’agente d’enregistrement : « La Maternité heureuse ? Ah ! Je vois ! » « Elle ne se doutait nullement que nous allions changer la société », écrira plus tard la militante.

Des coopérations internationales

Afin d’accéder à des ressources inexistantes en France, ces pionnières se rapprochent d’organisations d’autres pays où la contraception est autorisée (États-Unis, Royaume-Uni, Suède, Belgique…). L’historienne Bibia Pavard, spécialiste des luttes pour la contraception et l’avortement, parle de « transfert militant » (3) pour évoquer ce qui se passe dans les rassemblements de l’International Planned Parenthood Federation (IPPF), dont la Maternité heureuse devient membre en 1959.

Médecins et infirmier·es français·es s’y forment aux méthodes de contraception, visitent des cliniques, et se procurent, entre autres, des pilules et des diaphragmes. Les militantes de la Maternité heureuse y renforcent leur argumentaire, adapté ensuite au contexte français, qui leur est particulièrement hostile. Ainsi, plutôt que de parler de « planification familiale » (traduction littérale de family planning) ou de « contrôle des naissances » (birth control), qui peuvent insinuer une politique imposée par l’État ou même rappeler l’eugénisme nazi, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé forge le terme de « planning familial » qu’elle définit comme l’« ensemble des mesures visant à favoriser la natalité lorsque les conditions sociales, matérielles et morales s’y prêtent ».

Forte de ce nouveau terme, elle en fait, selon Bibia Pavard, « un instrument d’une natalité vigoureuse pour rallier les natalistes » qui s’opposent à son combat.

La Maternité heureuse doit également affronter un autre puissant adversaire, le Parti communiste français (PCF). Si, comme Jacques Derogy, nombre de défenseur·euses de la contraception sont proches du parti, les dirigeant·es considèrent qu’il s’agit d’une lutte petite-bourgeoise et néomalthusienne émanant des États-Unis. « Depuis quand les femmes travailleuses réclameraient le droit d’accéder aux vices de la bourgeoisie ? » raille, en mai 1956, Jeannette Vermeersch, figure du parti et vice-présidente de l’Union des femmes françaises. Pour son mari Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, « le chemin de la libération de la femme passe par les réformes sociales, par la révolution sociale, et non par les cliniques d’avortement ».

Ces prises de position à contre-courant de la société sèment le désarroi et la colère parmi les militant·es et les médecins communistes. Pour Danièle Voldman et Annette Wieviorka, l’alliance de circonstance entre le PCF et les catholiques à l’Assemblée ont retardé « d’une douzaine d’années la possibilité pour les Françaises d’accéder librement aux moyens contraceptifs », occasionnant de nombreuses souffrances et morts supplémentaires.

Du Planning familial à la loi Neuwirth

Au début des années 1960, la Maternité heureuse prend le nom de Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et opère un changement d’échelle en ouvrant des centres d’informations un peu partout sur le territoire. Pour l’historienne Bibia Pavard, tout en poursuivant son « lobbying pour un changement législatif », le mouvement cherche à diffuser auprès du plus grand nombre des savoirs sur le corps, la sexualité et les pratiques contraceptives dans l’espoir que la loi « finira alors par tomber d’elle-même en désuétude » (4).

Un premier centre ouvre à Grenoble en 1961, rapidement suivi d’un autre à Paris. Ce sont des lieux où l’on contourne savamment la loi de 1920 en n’autorisant l’accès qu’aux adhérentes et en jouant sur la non-interdiction des contraceptifs (que les médecins allié·es se procurent clandestinement en Angleterre) puisque seule la propagande anticonceptionnelle est alors prohibée.

S’appuyant sur les organisations syndicales, associatives et partisanes locales (socialistes, laïques, franc-maçonnes…), le Planning évolue dans sa sociologie, rejoint notamment par de nombreuses enseignantes. C’est aussi l’heure des premiers conflits entre les « expert·es » et les « militant·es » fraîchement arrivé·es qui politisent le mouvement. Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé reproche à ces nouvelles adhérentes leur « croisade pour la laïcité ».

En 1965, à travers notamment la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle, la contraception accède enfin au rang d’objet de politique nationale. Elle est alors accaparée par des hommes qui occupent des positions dominantes (médecins et politiques) et font partie des mêmes cercles où ils discutent ensemble des contours à donner à un nouveau cadre légal – l’Assemblée nationale ne compte alors que huit femmes.

«À “la politique de la salle à manger” entre femmes des débuts de la Maternité heureuse, se substitue “la politique des salons” feutrés, où l’on fume le cigare entre hommes », analyse Bibia Pavard dans Si je veux, quand je veux.

Finalement, c’est une proposition de loi déposée par un député de droite, Lucien Neuwirth, qui est adoptée le 19 décembre 1967, au terme de longs débats législatifs qui ont eu pour effet de la restreindre (5). Quant à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, elle quitte le Planning familial avant même le vote de cette loi, considérant l’objectif atteint puisque la population semble désormais acquise à la cause, mais aussi par désaccord avec la politisation du mouvement alors qu’elle aurait souhaité le voir se muer en une sorte de service public de la contraception.

Pour les militant·es féministes, dont l’influence grandit au sein du Planning, non sans tensions, la lutte ne fait que commencer : accès libre des mineures à la contraception, remboursement des contraceptifs par la Sécurité sociale, déploiement de l’éducation à la sexualité… mais aussi ralliement à un nouveau combat d’avant-garde, celui du droit à l’avortement.

L’accès à la contraception, un enjeu qui perdure

Des années 1960 à aujourd’hui, le Planning familial a connu de nombreux changements mais ces combats fondateurs sont restés au cœur de son action. Si, aujourd’hui, la contraception ne fait plus les gros titres des journaux, les revendications d’origine n’ont pas toutes été mises en œuvre, et il y a toujours des femmes qui, comme Ginette Bac, n’ont pas la possibilité de choisir leurs grossesses.

«Remboursement de la pilule contraceptive pour les moins de 26 ans, pilule d’urgence gratuite pour tous·tes… : au niveau des droits, on avance», explique Claire Ricciardi, coprésidente du Planning des Bouches-du-Rhône après en avoir été salariée pendant vingt ans. « Mais il reste des enjeux de taille, à commencer par l’accès de tous·tes à une information correcte et complète. »

D’un côté, les fausses informations : « On a encore des pharmacien·nes qui disent aux jeunes que la pilule du lendemain peut donner un cancer ou rendre stérile si on la prend plusieurs fois, c’est effarant », regrette-t-elle.

De l’autre, le manque de prévention, faute de moyens suffisants alloués. Au collège et au lycée, les séances d’éducation à la vie affective et sexuelle restent rares malgré l’obligation, inscrite dans la loi de 2001, d’en organiser trois par an durant la scolarité. « Dans nos interventions scolaires, on met l’accent en priorité sur les relations filles-garçons, les violences sexistes et sexuelles, les différentes orientations sexuelles et au final on n’a plus le temps pour parler de contraception, poursuit Claire Ricciardi. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des jeunes qui pensent que la pilule protège des infections sexuellement transmissibles… »

Au-delà de l’information, l’accès à la contraception reste aujourd’hui encore marqué socialement. Certaines personnes n’ont pas de carte Vitale, d’autres n’ont pas les moyens, et d’autres enfin sont discriminées par les soignant·es. Une partie des personnes handicapées sont confrontées à une obligation de contraception (en institution, par exemple) voire de stérilisation et sont entravées dans leur volonté de mener une grossesse.

À l’inverse, pour les valides, la contraception définitive reste très compliquée à obtenir, même pour celles qui ont déjà plusieurs enfants. Les hommes trans et les personnes non binaires trouvent difficilement des professionnel·les bienveillant·es et formé·es et la récente campagne du Planning familial sur l’accueil d’hommes enceints a provoqué une véritable panique morale.

«Notre féminisme, c’est “mon corps, mon choix”. Et c’est la loi », rappelait l’association en août 2022 dans une tribune parue dans Libération. Sur le droit à la santé reproductive, que ce soit à l’époque de l’affaire Bac il y a 70 ans ou aujourd’hui – de la PMA pour tous·tes à l’IVG hors délai en passant par la ligature des trompes – les positions moralistes se heurtent à des faits de société bien réels et au vécu d’une partie de la population. Un demi-siècle après sa création, le Planning familial est toujours là pour le rappeler.


 

* NOTE :

1. Danièle Voldman et Annette Wieviorka, Tristes Grossesses : l’affaire des époux Bac (1953-1956), Seuil, 2019.

2. En 1943, la « faiseuse d’ange » Marie-Louise Giraud et le médecin Désiré Pioge sont guillotiné·es pour avoir pratiqué des avortements. Si le régime de Vichy a été particulièrement répressif, avec environ 3 800 condamnations par an, des centaines furent aussi prononcées dans les années 1950.

3. Bibia Pavard, « Du Birth control au Planning familial (1955-1960) : un transfert militant », Histoire@Politique, Politique, culture, société, n18, 2012.

4. Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux : contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Presses universitaires de Rennes, 2012.

5. La loi Neuwirth prévoit un consentement écrit des parents pour avoir accès à la pilule ou au stérilet avant 21 ans, âge de la majorité avant 1974 ; les contraceptifs ne sont pas remboursés ; la propagande et la publicité restent interdites.


 

Boîte noire :

Mathilde Blézat est journaliste indépendante, autrice de Pour l’autodéfense féministe (Éditions de la dernière lettre, 2022).

  publié le 6 février 2023

Derrière la réforme,
un enjeu de civilisation

Emilio Meslet et iego Chauvet sur www.humanite.fr

Retraite Le projet de loi arrive ce 6 février à l'Assemblée nationale. Deux visions s'affrontent. En décidant d’augmenter l’âge légal de départ à 64 ans, le gouvernement se met, une fois de plus, au service du capital. À l’inverse, la gauche entend promouvoir une société où travailler moins permet de travailler mieux. Analyse

Sortir la tête des lignes de comptes, des tableurs Excel et de la gestion des recettes et des dépenses dans lesquels les libéraux veulent enfermer le débat qui s’ouvre à l’Assemblée nationale ce lundi. Au-delà du sujet crucial de son financement, le thème des retraites devrait impliquer un questionnement autrement plus large que les seules vues budgétaires de la Macronie. Chaque député, comme chacun des Français, est confronté à un choix de société, voire de civilisation. D’un côté, le projet de faire travailler toujours plus au nom d’une compétitivité économique insatiable. De l’autre, celui d’élargir le temps libre hors marché pour permettre l’émancipation.

60, 62, 64, 65, 67 ans… Derrière le recul ou l’avancée de l’âge légal de départ à la retraite, il n’est pas seulement question de l’équilibre financier de la branche retraite de la Sécurité sociale. Toute l’organisation sociale est interrogée, à commencer par le travail. « Emmanuel Macron et la classe dominante veulent nous enfermer comme des hamsters dans la cage de la production-consommation, prisonniers des marchés et des supermarchés ! » tance l’insoumis François Ruffin. Or le sens de l’histoire, poussé par les mouvements ouvriers depuis des décennies, a toujours été, notamment grâce à la hausse continue de la productivité, de « libérer du temps hors travail, et de le rendre le plus émancipateur possible », rappelle Ian Brossat, porte-parole communiste. « C’est l’un des enjeux de la bataille en cours : permettre à tous d’avoir accès à un travail et de l’exercer moins longtemps », résume-t-il, en écho à la proposition d’une large partie de la gauche, dont le PCF, de passer aux 32 heures hebdomadaires au lieu des 35 heures actuelles.

Intuitivement, on pourrait penser que, au fil des ans, la pénibilité s’est réduite grâce à la robotique, au numérique et surtout aux gains de productivité. « C’est faux, répond François Ruffin. En 1984, 12 % des salariés subissaient une triple contrainte physique. Aujourd’hui, le chiffre atteint 34 %. À l’époque, 6 % subissaient une triple contrainte psychique contre 35 % aujourd’hui. » D’où la nécessité d’une retraite qui n’empiète pas sur les années en bonne santé dans ce nouvel âge de la vie qu’est l’après-travail.

Faire le choix de l’augmentation du temps de travail plutôt que de le partager pour mieux le répartir, c’est faire le choix du chômage, notamment pour les plus jeunes et les plus vieux. De la précarité, en particulier pour les femmes, et de la pénibilité pour les plus pauvres. Et c’est aussi « cornériser » les non-salariés dans un statut d’ « inactif », comme s’ils étaient peu « utiles » à la vie de la cité. Comme si seule la production issue du « marché du travail » était vertueuse.

Un système de solidarité par répartition, hors des griffes de la capitalisation privée

« On imagine encore que les retraités seraient, comme au XIXe  siècle, des vieillards qui touchent leur retraite comme une pension d’invalidité », pointe le député PS Arthur Delaporte, également historien. « La retraite est une conquête récente sur la vie. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’opère la bascule vers la valorisation d’autres formes d’activités qui sont un apport indéniable à la société », poursuit-il. L’élu appelle à protéger ce « bijou qui permet de profiter de la vie sans être réduit à l’extrême pauvreté », bâti par le ministre communiste du Travail d’alors, Ambroise Croizat.

Un précieux système de solidarité par répartition, hors des griffes de la capitalisation privée, qui autorise le repos et les loisirs. « Le temps libre, c’est le temps de la vie, non pas inactive, mais dont on dispose soi-même, où l’on décide de ce que l’on va faire. Vivre, aimer, s’occuper des siens, lire de la poésie, faire de la peinture, chanter ou ne rien faire », explique Jean-Luc Mélenchon.

Preuve que la retraite n’est pas synonyme de mise en retrait du monde : 40 % des maires et 50 % des présidents d’association ne sont plus des travailleurs. Les grands-parents, en France, cumulent par ailleurs près de 23 millions d’heures de garde d’enfants, soit l’équivalent de 650 000 emplois à plein-temps, d’après le réseau Silver Valley. Reculer l’âge légal de départ de deux années reviendrait à bouleverser cet écosystème. « Il y a un profond désir populaire de l’a-capitalisme, pense François Ruffin. Quand on s’occupe des gamins au foot ou du comité des fêtes, on n’attend pas d’être rémunéré mais on sort ce temps de la concurrence et du marché. » D’autant plus que rien ne dit que les futurs retraités s’engageront davantage après leurs deux années supplémentaires à trimer, la réforme rognant leurs années en bonne santé.

Les responsables de gauche voient donc dans les desseins de l’exécutif un « impôt sur la vie » visant à ne surtout pas bouleverser l’actuelle répartition des richesses. La réforme « répond à une logique de lutte des classes et à une volonté du capital d’élargir son emprise sans fin », assure Ian Brossat. Elle « prélève sur les corps des plus précaires de quoi financer les exonérations de cotisations », selon Arthur Delaporte, qui alerte sur le fait que « le rallongement de la durée de travail va plus vite que l’augmentation de l’espérance de vie ». Pour le député communiste Pierre Dharréville, un « choix très simple » s’offre au pays : « S’occuper soit du capital, soit du travail.» Les gouvernants ont choisi, continue-t-il, « de faire casquer les salariés, et très fort. À l’un, on distribue les milliards ; aux autres, on vole des années de retraite. »

« Une taxe de 2 % sur la fortune des milliardaires français rapporterait 12 milliards »

« La retraite à 64 ans, c’est une réforme du partage de la valeur au détriment du travail. Plus vous augmentez le chômage (une des conséquences de la réforme – NDLR), plus vous faites pression sur les salaires », attaque Aurélie Trouvé, parlementaire insoumise et économiste. À l’inverse, avancer l’âge légal de départ à la retraite, par exemple à 60 ans, c’est reprendre une partie de la valeur ajoutée qui est allée dans les poches des actionnaires plutôt que des salariés.

La gauche propose d’inverser le rapport de forces, qui voit le capital grignoter, année après année, du terrain sur le travail. La Nupes suggère de le ponctionner pour abonder le salaire socialisé/différé/continué (c’est selon). « Une taxe de 2 % sur la fortune des milliardaires français rapporterait 12 milliards à notre système de retraite, exactement la somme que le gouvernement prétend économiser », met sur la table Fabien Roussel, secrétaire national du PCF. « Et un relèvement de 0,8 % sur les cotisations salariales, ajoute par ailleurs la députée écologiste Sandra Regol à la liste des propositions. En commission, le gouvernement a tout balayé. » Car l’exécutif a déjà choisi son modèle de société, où l’on doit travailler toujours plus, au mépris des limites planétaires et des corps de travailleurs.

  publié le 30 janvier 2023

Des tribunes contre
la réforme Borne-Macron des retraites

sur www.humanite.fr

La mobilisation des salariés du privé et du public, des jeunes, lycéens ou étudiants, des chômeurs, des retraités, à l’appel des organisations syndicales et de jeunesse, est soutenue par toute la société.


 

Pas une nécessité économique mais une forme d’acharnement

Éric Vuillard, écrivain, prix Goncourt 2017

Dans un reportage des années 1950, on interroge une vieille dame, elle raconte sa vie simplement, une vie de retraitée pauvre, après de longues années de labeur, et, à la fin, le journaliste lui demande : « Et quand ça ne va pas, qu’est-ce que vous faites ? » La vieille dame hausse les épaules et répond calmement : « Eh bien, quand ça ne va pas, je pleure. » Les gens ne veulent plus pleurer. Deux millions de personnes ont défilé l’autre jour, ils ne veulent plus pleurer. Ça n’est pas rien le temps, ça n’est pas rien la retraite, ça n’est pas rien les congés. La vie, ça n’est pas rien.

Et je ne peux songer au travail, à la retraite, au temps voué au labeur tout au long d’une vie, sans que me vienne à l’esprit Enfance, ​​​​​​​de Maxime Gorki, et la dernière phrase de ce livre terrible : « Et je partis gagner mon pain. » Gorki avait 12 ans. C’était en 1880. Cela nous semble loin, si loin. Mais, après tout, aujourd’hui, en France, certains commencent le travail à 16 ans, et parmi ceux qui attendent la retraite certains ont commencé plus tôt. Il n’est jamais si loin que l’on croit, le passé. Il nous talonne, impatient de revenir, revanchard.

Cette austérité qui n’en finit pas, la dette souveraine, le déficit, cette mortification éternelle imposée aux autres, et à présent cette nouvelle réforme des retraites, ce n’est pas une affaire de comptes publics, ce n’est pas une nécessité économique. Cela est à présent bien clair, il s’agit d’autre chose, une forme d’acharnement. Il suffit d’écouter la première ministre parler de sa réforme pour surprendre dans son visage paisible une sorte de jubilation. Au fond, le langage des responsabilités est un langage de canailles. Et Mauriac, qui n’était pas un enragé, n’écrivait-il pas : « La vérité est que plus on approche du pouvoir, moins on se sent responsable. »


 

Travailler toujours… et se retrouver à la rue

Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement

Elles sont souvent là, à la permanence de Droit au logement (DAL), ces dames qui ont passé la cinquantaine et portent sur leur visage et leur posture les marques de la fatigue et de l’usure physique. Certaines sont au service d’une famille de riches des beaux quartiers, à cirer les planchers, dépoussiérer, cuisiner, accompagner la fin de vie… travailler sans compter les heures.

Elles attendent la retraite, qui s’éloigne encore, si la réforme passe, promettant des années difficiles, douloureuses, car la santé se dégrade. Elles sont logées dans une chambre de bonne, perchée au 7 e étage sans ascenseur sous les toits, certaines depuis des décennies. Une lucarne pour seul horizon, des toilettes communes qui sentent, un petit réchaud pour se nourrir… Cette chambre qui fait à peine 9 m 2 au sol est un frigo l’hiver et une fournaise l’été. Les poumons sont fatigués. L’arthrose ralentit la cadence. Bientôt, elle ne pourra plus travailler, sa patronne l’a prévenue, elle doit partir, rendre la chambre. Si elle est reconnue locataire par le juge mais qu’elle reste après le jugement d’expulsion, selon la proposition de loi Kasbarian-Bergé, elle devra quitter le logement, se mettre à la rue, pour échapper à une condamnation de six mois de prison.

La loi Kasbarian-Bergé va toucher les salariés usés impactés par une retraite au rabais.

Si elle ne peut démontrer sa bonne foi, car elle n’a ni bail ni quittance, elle est passible d’une expulsion immédiate, sans jugement, de trois ans de prison et 45 000 euros d’amende. ​​​​​​​Cette loi cruelle, qui accélère aussi les procédures d’expulsion, va toucher les salariés usés impactés par la baisse de leurs revenus, et une retraite au rabais.


 

Le refus d’un travail sous domination managériale

Danièle Linhart, sociologue

Ce que nous révèlent les mobilisations contre la réforme des retraites n’a rien à voir avec une propension à la paresse des Français·es qu’autorise l’allongement de la durée de vie. Elles sont le révélateur de l’évolution du travail dans le cadre de la modernisation managériale. Si les travailleur·euses, massivement, ne veulent pas continuer au-delà de 62 ans, c’est qu’ils et elles estiment ne pas être en mesure de faire un travail qui ait du sens, une finalité sociale et une qualité dont ils et elles puissent être fier·ère·s. Les enquêtes le montrent : les Français·es ont un rapport particulier au travail, et y mettent leur honneur, comme l’écrit Philippe d’Iribarne.

Mais l’organisation du travail qui domine, dans le privé comme le public, reste inspirée des logiques tayloriennes. Elles cantonnent les salarié·e·s dans un rôle d’exécutant·e·s, prescrit par des protocoles et normes pensés par des cabinets de consultants, à distance de la réalité du travail, et de la professionnalité de celles et ceux qui doivent les suivre. Et cela, dans un contexte d’individualisation qui les met en concurrence avec les autres, et avec soi-même, car il faut se dépasser et viser l’excellence.

Le tout s’effectue dans un changement permanent destiné, entre autres, à mettre l’expérience et les savoirs de métiers en obsolescence, précisément pour dénier aux salarié·e·s toute légitimité à influer sur la définition de leur travail et de leurs missions. Ils et elles sont soumis·es à une rhétorique managériale encensant leurs responsabilité, autonomie, réactivité, intuition, et prétendant veiller à leurs bien-être et bonheur…

Non, les salarié·e·s n’en peuvent plus car il ne leur est pas permis de réaliser un travail dans lequel ils et elles pourraient se reconnaître, et parce que, entravé·e·s par le lien de subordination inscrit au cœur de la relation salariale, ils et elles sont réduit·e·s à une impuissance qui rend toute évolution impossible.

publié le 17 janvier 2023

Ehpad. La Défenseure des droits, Claire Hédon, estime que « les droits des résidents ne sont toujours pas respectés »

Nadège Dubessay sur www.humanite.fr

Dans un rapport publié lundi, la Défenseure des droits, Claire Hédon, estime que l’exécutif n’a pas apporté de réponse aux alertes lancées depuis 18 mois sur les maltraitances en maisons de retraite.

D’abord, il y a eu le rapport de la Défenseure des droits sur « les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en Ehpad », publié en mai 2021, qui contenait 64 recommandations pour améliorer les droits et les conditions de prise en charge des résidents. Puis il y a eu, en janvier 2022, la parution des Fossoyeurs, le livre-coup de poing du journaliste indépendant Victor Castanet. Une enquête révélant les méthodes frauduleuses pratiquées de manière systémique par le leader mondial des maisons de retraite Orpea, qui a valu à son auteur le prestigieux prix Albert-Londres. Le gouvernement l’avait alors assuré : il allait s’attaquer d’arrache-pied au problème, en renforçant, notamment, les contrôles dans les Ehpad.

Entraves à la vie privée et familiale et à la liberté d’aller et venir

Mais, un an et demi après la publication du rapport, et un an après la parution des Fossoyeurs, le constat est sans appel : la situation dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ne s’est pas améliorée. Ce qui fait dire à Claire Hédon, la Défenseure des droits, que « la réponse des pouvoirs publics n’est pas à la hauteur des réclamations que nous recevons ». Dans un nouveau document publié lundi 16 janvier, on découvre que, depuis mai 2021, 281 nouvelles réclamations ont été reçues, dénonçant les atteintes aux droits, particulièrement celui de la prise en charge et d’un accompagnement adapté. Plus de 46 % de ces saisines alertent sur les entraves à la vie privée et familiale et à la liberté d’aller et venir des résidents. Une situation qui « confirme le caractère systémique du problème de maltraitance au sein des Ehpad », dénonce le rapport. « Cela ne signifie pas que la situation est pire qu’avant, précise Claire Hédon dans un entretien accordé au Journal du dimanche, car la parole s’est libérée. Mais cela montre que le phénomène perdure. » Et si, depuis le 7 février 2022, la maltraitance est définie dans la loi, ce qui devrait normalement faciliter la mise en place d’une politique publique plus efficace, « les droits fondamentaux des résidents ne sont toujours pas respectés », poursuit le rapport. D’autant qu’il n’existe aucun outil de mesure fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle. Au micro de Sud Radio lundi, la Défenseure des droits évoque pêle-mêle des cas de « personnes âgées douchées tous les quinze jours, ou laissées dans leur lit sans être préparées deux jours par semaine. Ou encore des personnes qui ne sont pas habillées, ou à qui on met des protections alors qu’elles ne sont pas incontinentes ».

Un dispositif de « vigilance médico-sociale »

Face à l’urgence, le rapport met en avant cinq recommandations à élaborer, cette fois, « sans tarder ». D’abord, il demande au ministre des Solidarités et de la Santé de fixer un ratio d’encadrement d’au minimum 8 équivalents temps plein pour 10 résidents (contre une moyenne de 6,6 actuellement). Car « on ne peut pas demander à une aide-soignante de faire 15 toilettes en deux heures », insiste Claire Hédon. Idem pour la liberté d’aller et venir, qui doit être assurée pour les ­résidents, grâce à « un encadrement suffisant ». Le rapport plaide aussi pour la création d’un dispositif de « vigilance médico-sociale » afin de renforcer l’identification, le signalement et l’analyse des situations de maltraitance, avec, à la clé, une formation à la bientraitance pour l’ensemble des personnels. Enfin, revient l’épineuse question des contrôles. L’État a prévu le recrutement de 120 postes supplémentaires. « Insuffisant pour couvrir les 7 500 Ehpad », rétorque la Défenseure des droits. D’autant qu’il faudrait procéder à « des investigations sur place, et de manière inopinée ».

C’est aussi l’avis de Victor Castanet. Le journaliste affirmait dans les colonnes de notre magazine, en décembre dernier: « Qu’il faille plus de contrôles des agences régionales de santé, c’est une évidence. Mais si les contrôleurs n’ont pas de compétences spécifiques financières, ça ne sert à rien, car les fraudes d’Orpea étaient financières et comptables. » D’autant qu’au siège d’Orpea, plus d’une dizaine d’anciens hauts fonctionnaires des ARS travaillent au développement du groupe… Enfin, pour restaurer la confiance des résidents et de leurs familles, le rapport recommande d’instaurer « un dispositif de médiation », de mener chaque année des enquêtes de satisfaction et de renforcer la transparence. Surtout, insiste Claire Hédon, il faudrait d’urgence plancher sur un plan national digne de ce nom. Or, la loi « grand âge et autonomie » promise à maintes reprises par le gouvernement demeure toujours lettre morte.

   publié le 11 janvier 2023

2022 : une belle année de merde,
en quelques chiffres

Par Loïc Le Clerc sur www.regards.fr

On va pas se mentir, 2022, c’était pas ouf. La guerre en Ukraine, la crise de l’énergie, l’inflation, la finale de la coupe du monde, etc. Mais il y a des données qui vous ont sûrement échappées. En voici quelques-unes, et pas des plus réjouissantes...

Tous les chiffres qui suivent concernent uniquement la France, pour l’année 2022.

34 personnes tuées par la police

Selon le recensement du collectif Désarmons-les, parmi ces 34 décès, on dénombre :

  • 24 personnes mortes suite à des tirs à balles réelles, dont 14 dans un véhicule suite à un « refus d’obtempérer » et 9 en raison de la présence d’une arme blanche.

  • 4 personnes mortes lors d’un accident routier ou ferroviaire impliquant les forces de l’ordre (renversées par la police ou au cours d’une course poursuite)

  • 3 personnes mortes suite à des suspicions de coups ou dans des circonstances troubles (arrêt cardiaque, mort en cellule).

  • 3 personnes mortes noyées, électrocutées ou en raison d’une chute mortelle.

Entre 1977 et 2020, 676 personnes suite à l’action des forces de l’ordre, selon une enquête de Basta Mag. Soit une moyenne de 15 victimes par an.

146 féminicides

Selon le décompte de #NousToutes, « au 31 décembre 2022, on dénombrait 146 féminicides depuis le début de l’année 2022 ». À titre de comparaison, il y avait eu 102 féminicides en 2020 et 122 féminicides en 2021.

Cependant, il se passe bel et bien quelque chose depuis #MeToo, comme le tweete la Fondation des femmes : « Depuis #MeToo, les femmes prennent la parole, si bien qu’entrehttp://www.regards.fr/actu/article/2022-une-belle-annee-de-merde-en-quelques-chiffres 2012 et 2021, le nombre de plaintes pour violences sexuelles a augmenté de 63% ! Ces femmes ont désormais besoin d’être entendues ».

339 accidents du travail mortels

Il s’agit du bilan annuel des accidents du travail recensés dans la presse régionale par le compte Twitter « Accident du travail : silence des ouvriers meurent » (@DuAccident). Le premier corps de métier concerné est celui du bâtiment : 78 ouvriers et artisans du BTP sont morts au travail. Les victimes étaient âgées de 14 à 70 ans. 35 d’entre elles avaient 60 ans ou plus.

L’auteur précise : « Ce bilan ne prend en compte ni les suicides, ni les accidents de trajet. Il est basé sur la PQR en ligne ou des témoignages et n’est donc absolument pas exhaustif. »

40.000 morts du covid

On a tendance à l’oublier, à croire qu’il est resté coincé en 2020 ou en 2021, perdu dans les couloirs du temps, mais non : le covid est toujours là. 40.000 morts, ça reste un bilan assez haut. Pour rappel, en 2021 et 2020, le covid avait causé la mort d’environ 60.000 personnes par an.

Selon les chiffres de Santé publique France, la France a enregistré plus de 160.000 morts du covid depuis mars 2020. En 2023, soit depuis 10 jours, il y a déjà eu plus de 1000 morts liées au covid.

+27% de plaintes contre des actes homophobes et transphobes

Cette hausse significative des dépôts de plaintes s’expliquerait « en partie par un "effet MeToo" et une amélioration de la prise des plaintes, selon l’officier de liaison LGBT à la préfecture de police de Paris » cité par Aude Lorriaux sur le site de 20 Minutes. Notre consoeur écrit : « Durant les onze premiers mois de 2022, 573 plaintes à motif homophobe ou transphobe ont été déposées à Paris et petite couronne. C’est dans le Val-de-Marne que la hausse est la plus importante, avec une augmentation de 89% des plaintes. »

80 milliards de dividendes

La crise, ça a du bon quand on veut s’enrichir sans vergogne. On le savait avant le covid, on le savait avant la guerre en Ukraine, mais ça n’a rien changé de le savoir… Ainsi, 2022 signe une nouvelle année record en la matière : jamais autant de dividendes n’ont été versés aux actionnaires des entreprises du CAC 40.

Heureusement, Emmanuel Macron les a tous à l’œil (non). En juin 2022, il dénonçait les « profiteurs de guerre », en janvier 2023, il fustige : « J’en ai assez que des gens profitent de la crise ». Des mots a contrario des actes. Non, il préfère chercher des milliards d’euros en réformant le système des retraites.

« Année la plus chaude jamais enregistrée »

Tout est dit par Reporterre : « Selon un bilan publié par Météofrance vendredi 6 janvier, 2022 a été l’année la plus chaude en France jamais enregistrée depuis 1900. Avec une température en moyenne de 14,5 °C sur le territoire métropolitain ».

Et au niveau global ? « L’année 2022 se classe à la cinquième place de ce classement, à quasi-égalité avec 2014, 2015, 2018 et 2021. Depuis le milieu du XIXème siècle, la température globale a augmenté d’environ 1,2°C », écrit Reporterre dans un autre article.

Bon, on va s’arrêter là pour 2022, qu’en dites-vous ? Et bonne année

publié le 1° janvier 2023

Emmanuel Macron, un funambule sur le fil du déni pour ses vœux présidentiels

Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Pour ses sixièmes vœux de la Saint-Sylvestre, le président de la République a confirmé sa volonté de mener à bout la réforme des retraites. Avare en annonces, muet sur les salaires ou le logement et inconséquent sur la catastrophe climatique, le chef de l’État a surtout voulu faire la part belle, dans son allocution, aux promesses d’avenir radieux.

FaceFace aux colères qui montent et aux difficultés qui s’amoncellent, Emmanuel Macron a tenté de s’ériger en président « bâtisseur », samedi 31 décembre à l’occasion de ses vœux aux Français·es. Le président de la République a consacré les dix-huit minutes de son allocution à convaincre le pays qu’il était à l’action, invoquant une demi-douzaine de fois son « travail » et son « engagement ».

Au nom de son « ambition intacte » de « continuer » à « transformer le pays », Emmanuel Macron a confirmé sa volonté de réformer le système de retraites. « Il nous faut travailler davantage », a-t-il redit. Malgré la vive opposition des organisations syndicales, l’exécutif n’a visiblement pas changé de cap. « Les nouvelles règles s’appliqueront dès la fin de l’été », a indiqué le chef de l’État, avant de confirmer qu’elles mèneraient à « l’allongement de nos carrières », « par étapes sur dix ans ».

Le détail de la réforme, lui, ne sera connu que le 10 janvier. Après avoir reporté sa présentation, initialement prévue le 20 décembre, Emmanuel Macron a laissé à sa première ministre, Élisabeth Borne, le soin d’annoncer les mauvaises nouvelles. Les modalités de la réforme sont encore soumises à l’arbitrage présidentiel, à commencer par le nouvel âge légal de départ à la retraite (64 ou 65 ans).

Plus généralement, Emmanuel Macron a tout tenté pour convaincre les Français·es que son second quinquennat ne sera pas celui de l’inaction. D’anaphore en anaphore, le chef de l’État a martelé sa soif de « transformation », face aux « pesanteurs », aux « bonnes raisons de faire comme avant » et à « la tentation de l’esprit de défaite ». « C’est parfois trop peu, encore souvent trop lent, a-t-il esquissé. Et comme vous, je m’impatiente. » Une rhétorique de l’auto-insatisfaction maintes fois jouée mais toujours plébiscitée.

Las de voir son action réduite à la gestion des crises, le président réélu a tenté de s’inscrire lui-même dans la longue marche de l’histoire. « Il y eut des générations pour résister, d’autres pour reconstruire, d’autres encore pour étendre la prospérité conquise », a-t-il énuméré. Et la sienne ? « Soyons cette génération de bâtisseurs », a exhorté Emmanuel Macron, soulignant sa « charge » de « refonder nombre des piliers de notre nation », à l’aube du « nouveau chapitre d’une rude époque ».

Les salaires et le logement, absents éloquents des vœux présidentiels

L’allocution présidentielle a ensuite pris la forme d’une feuille de route pour l’année qui vient, de l’immigration à la planification écologique en passant par la « refonte des services publics » et le combat pour la laïcité , l’égalité femmes-hommes et « contre toutes les discriminations ». Dans une succession de déclarations d’intention suffisamment vastes pour ne mécontenter personne, le locataire de l’Élysée a tout de même rappelé que, pour lui, la lutte pour une « société plus juste » ne passait « pas par plus d’impôts ».

Rappelant en creux son opposition à la taxation des profits des plus riches, Emmanuel Macron a limité ses engagements sociaux à l’amélioration du champ scolaire et universitaire ainsi qu’à la réindustrialisation du pays. Comme souvent, ce sont les silences du président de la République qui se sont révélés les plus bavards.

Il n’a pas eu un mot sur les salaires, par exemple, alors que les grèves se succèdent et que les manifestations se préparent. La question du logement, elle aussi, a brillé par son absence. En crise notoire, menacé (y compris par le ministre des comptes publics) de coupes budgétaires, le secteur n’a pas eu le réconfort d’un petit mot présidentiel. Pas plus que les enfants à la rue, dont le nombre est estimé à deux mille par les associations, ou que les locataires précaires, visés par une loi adoptée en décembre avec l’aval de son gouvernement.

L’heure n’était pas aux mauvaises nouvelles, semble-t-il, pour un chef de l’État décidé à esquisser un horizon meilleur. Son ton a bien changé, par exemple, au sujet de la crise énergétique. Fin août, il annonçait « la fin de l’abondance et de l’insouciance » et demandait au pays de se préparer au pire. Ce samedi, il a voulu se montrer rassurant. « Si nous continuons comme ça, nous y arriverons » sans coupure d’électricité, a-t-il promis. Même optimisme sur le retour du Covid-19 : « Nous pourrons faire face. »

La cure d’optimisme présidentiel a toutefois frisé la dissonance cognitive. Les grèves de décembre, la hausse des prix de l’essence et de l’alimentation, les mobilisations sociales à venir, la crise aiguë de l’hôpital et de l’école, l’état exécrable de ses relations avec les forces d’opposition, les affaires toujours plus nombreuses à viser ses proches : tous ces boulets n’existaient pas, samedi soir, comme emportés par la magie des fêtes de fin d’année.

Les élections législatives qui l’ont privé, en juin, de majorité absolue à l’Assemblée nationale, ont également semblé disparues de la mémoire présidentielle. Emmanuel Macron s’est contenté de rappeler que les Français·es ont « renouvelé notre Assemblée nationale » puis insisté sur l’élection présidentielle au cours de laquelle ils et elles ont « décidé de [lui] confier un nouveau mandat ».

Qui aurait pu prédire la crise climatique aux effets spectaculaires, encore cet été dans notre pays ?

Dans une formule que les esprits les plus mal intentionnés prendront pour une provocation, le président de la République a même évoqué « une année démocratique intense ». Sans préciser s’il avait en tête le score historique de l’extrême droite à l’élection présidentielle, l’élection de 89 de ses représentant·es à l’Assemblée nationale, sa propre défaite électorale ou le recours par dix fois de son gouvernement à l’article 49-3 de la Constitution pour passer en force au Parlement.

Une autre formule de son allocution a fait réagir – et même « tomber de [sa] chaise » Marine Tondelier, la secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV). « Qui aurait pu prédire la crise climatique aux effets spectaculaires, encore cet été dans notre pays ? », s’est demandé Emmanuel Macron. « Évidemment, personne ne l’avait prévenu », a ironisé sur Europe 1 la cheffe de file du parti écologiste. Sur Twitter, elle a critiqué un « président déconnecté », rappelant les multiples alertes scientifiques depuis « des décennies ».

Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise, a commenté avec une pointe d’indifférence l’allocution présidentielle, renvoyant l’attention aux mobilisations de rentrée. « Au bout de cinq ans de vœux de Macron, je crois qu’ils portent la poisse, a écrit l’ancien candidat à la présidentielle. 16 degrés à Paris le 31 décembre. Ça va chauffer en janvier ! Bonne année. » Pas plus d’enthousiasme à droite, où Éric Ciotti, le président du parti Les Républicains (LR), a évoqué les « vœux pieux » d’un président « commentateur de ses pseudo-réussites et de ses vrais échecs ».

Sur le plan international, enfin, Emmanuel Macron a réservé un pan de son discours aux suites de l’invasion russe en Ukraine. Critiqué, notamment en Europe centrale et orientale, pour sa position d’ouverture à l’égard de Vladimir Poutine, le chef de l’État français a tenté de rassurer ses alliés. « Durant l’année qui s’ouvre, nous serons sans faillir à vos côtés », a-t-il promis à ses « amis ukrainiens ». « Votre combat pour la défense de votre nation est héroïque et il nous inspire […] Nous vous aiderons jusqu’à la victoire et nous serons ensemble pour bâtir une paix juste et durable. »


 


 

Emmanuel Macron
conjure les Français
de travailler vieux

Cyprien Caddeo, Julia Hamlaoui et Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Vœux présidentiels Le chef de l’État, lors de son allocation annuelle, a défendu le report de l’âge de départ à la retraite et la casse des droits des chômeurs. Les buts, sous couvert de « travailler plus », toujours moins payer le travail et gaver le capital.

Pour 2023, beaucoup se souhaitent la santé, la joie, la quiétude, l’amour… Emmanuel Macron, lui, a demandé aux Français d’aller davantage au turbin et de faire tourner plus vite la nation. Pour sa sixième allocution de vœux annuels en tant que président de la République, le chef de l’État a axé son discours autour du « travailler plus ». Depuis l’Élysée, il a notamment insisté sur la réforme des retraites : « Oui, il nous faut travailler davantage. » 2023 sera ainsi l’année de « l’allongement de nos carrières de travail », promet-il. Pourquoi ? « Pour consolider le régime des retraites, équilibrer le financement et améliorer la retraite minimale », assure-t-il. Un objectif pourtant atteignable sans repousser l’âge de départ à 64 ou 65 ans… Mais Emmanuel Macron a d’autres arguments dans sa poche : les crises. « Dans la longue histoire de notre nation, il y eut des générations pour résister, d’autres pour reconstruire, d’autres encore pour étendre la prospérité conquise. En ce qui nous concerne, il nous revient d’affronter ce nouveau chapitre d’une rude époque. »

À entendre le président, les difficultés sanitaires, économiques, diplomatiques, énergétiques, sociales et écologiques appellent aux efforts et non aux « corporations et à l’esprit de défaite ». Ce ne serait tout de même pas le moment de se poser des questions. Par exemple, sur qui récolte aujourd’hui les fruits du travail : les travailleurs ou le capital ? Sur l’origine des manques énergétiques : fatalité ou choix erratiques couplés à des marchandisations contraires à l’intérêt général ? Sur les moyens de résoudre la crise sociale : une société « plus juste » ne l’est « pas par plus d’impôt, non », explique Emmanuel Macron. « Ni en léguant plus de dette aux générations suivantes », poursuit-il. Pour taxer les plus riches et financer réellement la solidarité nationale selon les moyens de chacun, il faudra repasser. Le président préfère repousser l’âge de départ à la retraite à 64 ou 65 ans. C’est-à-dire retirer des droits et faire des économies sur le dos du plus grand nombre.

Le gouvernement souhaite transformer Pôle emploi en « France Travail »

Même son de cloche concernant les chômeurs. « Il nous faut travailler davantage, c’est le sens même de la réforme de l’assurance-chômage ! » assène-t-il. Aucune étude ne prouve pourtant que sabrer les droits des citoyens à la recherche d’un emploi leur permet d’en trouver effectivement un. Le nouveau décret, tombé la veille du réveillon de Noël (joli cadeau), prévoit une baisse de 25 % de la durée d’allocation lorsque le taux de chômage est sous les 9 %, et même une réduction de 40 % pour un taux sous les 6 %. En parallèle, le gouvernement souhaite transformer cette année Pôle emploi en « France Travail ». Au cœur du projet, une fusion de l’instance avec les missions locales, au risque de régionaliser le service public de l’emploi, sans parler d’une éventuelle réduction des moyens alloués. Autre « cadeau » de Macron pour 2023 : l’expérimentation d’un RSA sous condition de 15 à 20 heures d’activité par semaine, qui sera mise en place dans 19 collectivités, philosophie que l’exécutif pourrait étendre aux allocations chômage…Autant de projets, sur le front social et de l’activité, qui provoquent l’hostilité des organisations syndicales. La secrétaire confédérale de la CGT, Céline Verzeletti, a ainsi souhaité à toutes et à tous de « la détermination pour se réapproprier tout ce qu’on nous a volé » pour la nouvelle année.

La gauche a elle aussi sévèrement tancé le discours présidentiel. Le chef d’État a beau prétendre vouloir « réindustrialiser plus vite et plus fort notre pays », comment le croire quand il accomplit en réalité l’inverse ? Idem au sujet de l’école, ou de la transition écologique...  « Qui aurait pu prédire, il y a un an, la vague de l’inflation ou la crise climatique de cet été ? » a même osé le président. « Je suis tombée de ma chaise. Cela fait des décennies que les scientifiques alertent, rapport du Giec après rapport du Giec… » s’est indignée Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV. Défendant une politique inégalitaire, le président a plusieurs fois appelé à « rester unis ». Le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, a donc fustigé le « numéro d’autosatisfaction d’un président obligé d’en appeler à l’unité des Français tellement sa politique nous divise et nous fait mal. Nous ne laisserons pas passer une réforme des retraites ». « Propagande et fausse promesse », ajoute l’insoumis Éric Coquerel, résumant le discours ainsi : « Il vous souhaite de travailler vieux. »

Quant aux travailleurs sans papiers, il leur souhaite l’expulsion dès la corvée accomplie. La énième réforme de l’immigration prévoit le retour de la double peine, la suppression de la possibilité de recours, la facilitation des expulsions et le fichage des étrangers… En 2023, Macron veut encore et toujours aller plus à droite.

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