PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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international  et OUTRE-MER depuis oct 2021

 publié le 30 juin 2022

Élie Domota

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Le leader syndical guadeloupéen a été intégralement relaxé, mardi 28 juin, au terme de son procès pour « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique sans ITT » et « refus de se soumettre aux prélèvements obligatoires ». Ces accusations avaient été portées contre lui à la suite de son arrestation musclée, le 30 décembre, lors d’une manifestation contre le passe sanitaire et son obligation sur le rond-point de Petit-Pérou, aux Abymes. Selon ses avocats, qui ont également déposé plainte pour « violences en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique », le porte-parole du LKP (Collectif contre l’exploitation outrancière) a lui-même été victime de violences policières. « Élie Domota apparaît clairement ciblé par la maréchaussée, il tombe dans un véritable guet-apens, il est bousculé », a expliqué à l’Agence france presse Me Sarah Aristide, son avocate. Selon elle, l’homme de 54 ans, après avoir été aspergé de gaz lacrymogène en plein visage, jeté au sol et « humilié, arrêté arbitrairement », s’est vu « coincé dans une procédure, alors qu’il en était la victime ».

La décision du tribunal de Pointe-à-Pitre semble accréditer cette thèse en rejetant les réquisitions du ministère public qui, à l’audience, avait demandé la relaxe sur le refus « de se soumettre aux forces de l’ordre », mais réclamé une condamnation pour des « violences sans ITT » à l’endroit d’un militaire, tout en requérant une 3 000 euros d’amende, pour ce délit. Pour Me Vincent Brengarth, autre avocat du prévenu, il s’agit d’un « camouflet pour le parquet ». Et peut-être d’un pas vers la fin des procédures abusives destinées à masquer les agissements des forces de l’ordre.

 publié le 29 juin 2022

Ankara accusé de
crime de guerre
par le peuple kurde

Antoine Poncet sur www.humanite.fr

JUSTICE La Turquie mène des attaques meurtrières contre le Kurdistan irakien et syrien. Avec ces véritables crimes de guerre se conjugue une ambition coloniale et antidémocratique. La communauté internationale reste silencieuse.

Les Kurdes, peuple sans patrie qui vit entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, sont plus que jamais persécutés. Depuis le 17 avril, et sous prétexte d’assurer la sécurité à leurs frontières, les autorités turques tentent d’annexer le Kurdistan irakien. La région, contrôlée par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est le théâtre de crimes de guerre. « Nous avons reçu des images terrifiantes, filmées par des soldats turcs. On les voit décapiter les guerriers kurdes à coups de hache, avec fierté », relate Agit Polat, porte-parole du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F), la voix teintée d’émotion.

Ces images effroyables ont été publiées sur les réseaux sociaux, mais restent méconnues du grand public. Il faut dire que les autorités turques mettent tout en œuvre pour désinformer et que la diplomatie occidentale ferme les yeux face à la barbarie. Dans la région kurde du Rojava, au nord et à l’est de la Syrie, la crainte d’une occupation turque plane également. À nouveau, le gouvernement d’Erdogan revendique une opération de sécurité après de multiples incursions. « Au Rojava, les Kurdes sont à l’origine d’un mouvement révolutionnaire qui est féministe, progressiste et, je le crois, anticapitaliste », souligne Jean-Paul Lecoq, député communiste et membre de la commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale.

Ce projet de démocratie provoque l’ire du président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui répond par une guerre réactionnaire. Le Rojava est, de fait, le siège d’une démocratie active, où l’ensemble des questions sont débattues par la population . « Erdogan dit que la place de la femme est à la maison. Il a peur des mouvements démocratiques progressistes », dénonce Khaled Issa, représentant des territoires kurdes du nord et de l’est de la Syrie. En outre, il relève la complaisance dont a fait preuve le président turc à l’égard des terroristes de Daech, qui partageaient également une frontière avec la Turquie. À l’époque, le mot « insécurité » ne faisait pas partie du vocabulaire de Recep Tayyip Erdogan. « Notre peuple continuera de se battre pour son territoire et pour ses valeurs, malgré le sentiment d’avoir été lâché par la communauté internationale, affirme Khaled Issa. La Finlande et la Suède partagent-elles vraiment les valeurs de la Turquie ? Je ne le crois pas. »

« une puissante arme juridique» pour Erdogan

Le représentant des Kurdes de Syrie fait référence à la signature d’un accord entre les deux pays nordiques et la Turquie, au début du sommet de l’Otan à Madrid, mardi (voir ci-contre). « Cet accord immonde bafoue les valeurs de l’humanité  !» tance, quant à lui, le porte-parole du CDK-F. À l’aune de la guerre en Ukraine, Ankara réaffirme sa force diplomatique en négociant l’adhésion de la Finlande et de la Suède en échange d’une coopération contre les combattants kurdes du PKK. « Recep Tayyip Erdogan a prouvé que le chantage fonctionne. En menaçant d’activer ses réseaux terroristes et en utilisant les réfugiés comme monnaie d’échange. Il s’est doté, avec cet accord, d’une puissante arme juridique », déplore Khaled Issa.

Face aux exactions dont sont victimes les Kurdes, la communauté internationale fait preuve d’un silence assourdissant. Pour l’écrivain goncourisé Patrice Franceschi, à l’origine de nombreuses missions humanitaires, notamment au Kurdistan, un « blocage intellectuel » perdure au sein des démocraties occidentales. « On confond l’agresseur avec l’agressé. Il ne faut pas oublier que l’actuel gouvernement turc est un ennemi pour nos démocraties », soutient l’écrivain. Il va jusqu’à qualifier le président turc de « Hitler du Bosphore », rappelant que « les résistants français étaient les ennemis, du point de vue de l’Allemagne nazie », pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour le député communiste Jean-Paul Lecoq, la France est dans une impasse, à l’heure où sa démocratie apparaît comme « une démocratie du business ». L’État turc est effectivement un grand acheteur d’armes, en particulier auprès d’entreprises françaises. La sécurité des Français, que les marchands d’armes disent garantir, est intimement liée à la question kurde. Ce peuple était érigé en héros de la lutte antiterroriste, dans un contexte d’attaques récurrentes en Europe de l’Ouest. « Si les Kurdes tombent, l’Europe tombe aussi. Les attentats repartiront de plus belle », alerte Agit Polat. Mais, dans un futur proche, les premières victimes collatérales de la politique d’Ankara seront sans doute les membres de la diaspora. Après la signature de l’accord controversé, les Kurdes de Suède et de Finlande pourraient subir la répression.

 

 publié le 25 juin 2022

Rony Brauman : « Il y a aujourd’hui une espèce de course au crime majuscule »

Vadim Kamenka et Antoine Poncet sur www.humanite.fr

Avec le retour de la guerre en Europe, Rony Brauman, l’ancien président de Médecins sans frontières, dénonce l’indignation sélective de la justice internationale qui relève les exactions en Ukraine mais reste silencieuse concernant d’autres conflits, comme en Palestine.

Après quatre mois de guerre depuis son invasion par la Russie, le 24 février, l’Ukraine bénéficie d’un large soutien international. Ces réactions, indispensables, Rony Brauman s’en réjouit, mais il constate une différence de condamnations quand l’intégrité territoriale d’autres pays est atteinte. Le peu de réaction diplomatique et d’enquêtes face à l’occupation, la colonisation et aux violations du droit international par les autorités israéliennes vis-à-vis de la Palestine l’interpelle.

Quel est votre point de vue sur la guerre en Ukraine, qui a débuté il y a quatre mois ?

Rony Brauman. En premier lieu, un sentiment de gâchis et de désespérance devant cette entreprise meurtrière, qui va se solder par des dizaines de milliers de morts. In fine, cette guerre sera gagnée par celui qui aura réussi à durer, le moins usé. De cette situation désastreuse, il n’y aura aucun vainqueur. Il y aura un « non-vaincu ». L’autre leçon immédiate, c’est le fait qu’on retrouve une guerre interétatique entre deux États voisins. Un conflit ultraclassique qui sort des interventions militaires de type corps expéditionnaire, comme en Irak, en Libye, en Afghanistan ou ailleurs. Cela nous rappelle que ce type d’affrontement ne peut pas être considéré comme révolu. Et que d’autres formes peuvent potentiellement réapparaître aussi.

Ma troisième observation porte sur les répercussions inédites de ce conflit, avec les pénuries qui en découlent. Elles peuvent apparaître encore absorbables par les pays riches, avec toutefois de fortes disparités selon le niveau de revenu, comme on peut déjà le constater. Mais, dans l’ensemble, nos économies permettent d’amortir une partie des effets. Pour un certain nombre de pays du monde, notamment en Afrique et au Proche-Orient, la situation est dramatique. L’interruption des livraisons de céréales – essentiellement de blé ukrainien et russe – amène à des conséquences extrêmement dures pour plusieurs États dépendants à 100 % de cette ressource pour l’alimentation de leur population. Il est encore très difficile d’en prévoir l’ampleur et les mécanismes de résilience collectifs. Cette crise, sans précédent, s’explique par la mondialisation presque instantanée d’un conflit pourtant local. Son impact sur l’économie mondiale s’avère considérable, notamment pour la sécurité alimentaire quotidienne de la planète. Cela explique aussi pourquoi cette guerre en Ukraine tient une place particulière.

Ce conflit apparaît aussi à part en matière de droit international. Pourquoi ?

Rony Brauman. Il s’agit d’une invasion caractérisée, d’une atteinte à la règle de droit qui fonde l’ordre international. Il est donc logique d’invoquer le droit international en réaction, comme cela a été le cas lors de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Je suis plus frappé par l’importance prise par les notions de droit humanitaire, à un moment où le droit est piétiné, comme toujours lors d’un conflit. Y a-t-il des crimes de guerre ? Y a-t-il des crimes contre l’humanité ? Y a-t-il des génocides ? Les deux acteurs essayent d’instrumentaliser l’ensemble de ces termes, y compris celui de « génocide ».

La description des faits, des violences, semble toujours rapportée à une qualification juridique, et l’on est invité, sous pression, à ratifier l’existence d’un génocide sous peine d’apparaître comme complaisant envers l’agresseur.

Cette espèce de course au crime majuscule est préoccupante, comme si les autres violences de masse ne pouvaient plus nous mobiliser ou nous révolter. On constate aussi que la justice internationale participe activement à la polarisation, par l’ampleur et la rapidité de son déploiement, en contraste avec d’autres situations où elle s’est montrée plus discrète. Comme si les procureurs successifs de la Cour pénale internationale (CPI) semblaient être aux ordres des États-Unis. Je ne dis pas que les faits sur lesquels ils enquêtent sont des fabrications propagandistes. Bien au contraire, ils enquêtent sur des crimes extrêmement sérieux et graves. Mais cet empressement et cette ampleur, avec 42 enquêteurs déployés, jettent à nouveau le doute sur la Cour pénale internationale, alors qu’elle fait preuve d’une prudence de chat en Israël-Palestine, en Afghanistan, en Irak, pour ne citer que des conflits dans lesquels les États-Unis sont directement impliqués. Cette justice-là est loin de l’idée que l’on se fait de la justice.

Ce sentiment d’être délaissé par la justice internationale peut-il expliquer qu’une partie importante des pays du Sud refuse de condamner la Russie, par volonté de ne pas s’aligner sur les pays occidentaux ?

Rony Brauman. Dans la mesure où la Cour pénale internationale doit enquêter sur quatre types de crimes : crime d’agression, crime de guerre, crime de génocide, crime contre l’humanité, il faut bien constater que l’Ukraine n’est pas l’unique endroit du monde où ce type de crime est commis. J’ai en tête le conflit israélo-palestinien, où les crimes de l’occupant sont commis au quotidien. L’attaque israélienne lors des funérailles de Shireen Abu Akleh, la journaliste abattue le 11 mai lors d’un reportage à Jénine, est consternante et nous en dit long sur la situation. L’assassinat de cette journaliste et l’attaque de son enterrement illustrent une forme de « poutinisation » de la société et de la politique israéliennes. Comme d’ailleurs l’acharnement des Israéliens contre l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri, emprisonné à répétition sans aucune possibilité de se défendre, à l’instar d’Alexeï Navalny en Russie. Je souligne au passage l’inertie des autorités françaises face à la persécution du citoyen français qu’est Salah Hamouri. La mollesse des réactions internationales face à ces exactions n’est évidemment pas sans conséquences sur la crédibilité des discours démocratiques.

En politique étrangère, il a toujours été question des intérêts nationaux qui organisent et configurent nos réactions à des éléments internationaux. Mais il faut être capable d’accéder à une forme de dissociation entre les crimes qui mériteraient l’occupation massive du temps des relations internationales et ceux qui semblent inexistants.

Vous avez souhaité alerter sur la situation des Palestiniens dans une tribune publiée le 31 mai dans « le Monde ». Est-ce une simple colère ?

Rony Brauman. Dans ce texte, j’ai eu envie de comparer les deux actualités : Ukraine et Palestine. Deux entités nationales qui sont envahies, occupées et maltraitées. L’une suscite une forte réaction de boycott et de sanctions internationales extrêmement rapides et déterminées. Pour les Palestiniens, il n’existe aucune condamnation ni poursuite internationale. Au contraire, ils subissent une criminalisation de toute forme de résistance digne, pacifique et citoyenne. La société civile qui tente par exemple d’organiser un mouvement de boycott (BDS) se retrouve poursuivie, et des personnalités comme Salah Hamouri, qui œuvrent à la défense des prisonniers palestiniens, sont arrêtées et incarcérées sans preuves. Ce contraste entre les deux situations m’apparaissait révoltant.

Sur le terrain, est-ce que les associations critiquent aussi ce manque d’investissement international ?

Rony Brauman. Une partie des reproches vise la CPI. Ces critiques ne sont pas nouvelles. Depuis le début, nous avons été un certain nombre à nous montrer sceptiques vis-à-vis d’une telle structure. Ces dernières années, nous connaissons une satisfaction amère de constater une forme d’échec. Pour bien des ONG, elle incarne malgré tout l’espoir d’un ordre international décent.

Le fait que l’Europe se préoccupe davantage de la guerre en Ukraine que d’autres conflits ou violences de masse dans le monde me semble en revanche défendable. Je ne partage pas l’attente de restituer à l’Europe le rôle qu’elle a perdu de pacificateur mondial. Elle peut apparaître séduisante et sympathique, mais elle incarne une forme d’impérialisme libéral qu’illustrent les fiascos de Libye, d’Afghanistan ou des pays sahéliens.

Dans le cadre de résolution des conflits, le rôle des sociétés et gouvernements voisins me semble prépondérant, essentiel. Les interventions lointaines visant à l’installation d’un ordre politique nouveau sont vouées à l’échec, voire à l’aggravation des situations que l’on prétendait améliorer. Les expériences passées le démontrent, de l’intervention soviétique en Afghanistan, dans les années 1980, à la Syrie, aujourd’hui, au sujet de laquelle on a entendu de multiples appels à l’intervention pour mettre fin au carnage. Une façon d’ignorer que ce pays souffrait déjà d’une multiplicité d’interventions et qu’une opération armée ne met généralement pas fin à une guerre. Voilà une illusion dont on aurait dû sortir depuis les échecs retentissants : Afghanistan, Irak, Libye, pour ne parler que des plus récents…

Justement, sur ces interventions, faut-il armer toujours plus l’Ukraine, au risque de nous emmener dans un conflit nucléaire ?

Rony Brauman. Il s’agit d’un jeu dangereux, mais la situation est extrêmement délicate. Car ne pas aider l’Ukraine, notamment militairement, c’est valider la prise du pays. Il est donc normal que l’Ukraine et son gouvernement réclament des armes à l’Europe. On peut aussi comprendre que l’Union européenne voisine ait réagi vigoureusement à cette invasion pour garantir la sécurité. Néanmoins, il existe plusieurs formes d’aide militaire et différentes conceptions. Celle défendue par les États-Unis, la Pologne, la Lituanie, qui souhaitent battre la Russie et même l’écraser. Et celle qui vise à rééquilibrer le rapport des forces pour conduire à une solution politique, défendue notamment par l’Allemagne, l’Italie et la France, position qui m’apparaît beaucoup plus judicieuse. Il faut donc fixer des limites de la part de l’Europe sur cette cobelligérance et ne pas souscrire à tous les appels de Volodymyr Zelensky, qui joue bien sûr son rôle. L’Ukraine mène une « guerre juste », selon les critères classiques de celle-ci, en se défendant contre une agression. Cela ne signifie pas pour autant que les buts de guerre de ce gouvernement doivent devenir l’objectif final de tous.

publié le 23 juin 2022

En Afghanistan,
le séisme aggrave
la crise humanitaire

Lina Sankari sur www.humanite.fr

Au moins un millier de personnes ont péri dans le séisme de magnitude 5,9 survenu qui a ébranlé, mercredi 22 juin, le sud-est du pays. Les talibans lancent un appel à l’aide internationale. Depuis le retrait chaotique des États-Unis et le gel des avoirs de la banque centrale afghane, les habitants sont menacés par la famine.

Les maisons en pisé n’ont pas résisté. Partout, un bâti éventré, des blessés évacués sur de simples couvertures, la désolation. Au moins un millier de personnes ont été tuées et 600 autres blessées dans le séisme de magnitude 5,9 survenu à une profondeur de 10 kilomètres qui a ébranlé le sud-est montagneux et isolé de l’Afghanistan, à la frontière avec le Pakistan, mercredi 22 juin.

Une seconde secousse de magnitude 4,5 a frappé quasiment au même endroit à la même heure, selon l’institut sismologique américain. Vers 1 h 30 du matin, les habitants des provinces de Khost et Paktika ont ainsi été surpris dans leur sommeil et le nombre de victimes pourrait encore s’accroître du fait des difficultés d’accès aux sites touchés, mercredi, par la pluie.

Des secousses ressenties jusqu’à Kaboul

Le district de Gayan revêt des airs de « fosse commune », selon le témoignage d’Haji Baqi, un travailleur social, livré au journaliste afghan Bilal Sarwary. « Les gens creusent tombes après tombes », a abondé le chef du service de l’information et de la culture de la province de Paktika, Mohammad Amin Huzaifa. Les secousses ont été ressenties jusqu’à Kaboul, la capitale, et dans le nord du Pakistan, où l’on déplore un mort et quelques maisons endommagées.

Régulièrement frappée par les séismes, la région se situe à la confluence des plaques tectoniques eurasienne et indienne. En 2015, plus de 200 personnes avaient déjà trouvé la mort dans le Nord-Est afghan et le Nord pakistanais lors d’un tremblement de terre. En 1998 et 2002, ce sont 4 500 et 1 000 personnes qui avaient péri des suites de deux puissants séismes.

23 millions d’habitants déjà menacés par la famine

« Nous appelons les agences d’aide à apporter une aide immédiate aux victimes du tremblement de terre afin d’éviter une catastrophe humanitaire », a exhorté, mercredi, le porte-parole adjoint du gouvernement Bilal Karimi sur Twitter alors que le pays est déjà en proie à une crise humanitaire et économique aggravée par la prise de pouvoir des talibans en août 2021.

Des gens vendent déjà leurs enfants et des parties de leur corps afin de nourrir leur famille. »

Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies

23 millions d’habitants sont déjà menacés par la famine et 80 % des dépenses des ménages sont consacrées à la nourriture. De nombreuses agences d’aide internationale ont quitté l’Afghanistan dans le sillage du retrait chaotique des forces américaines et de l’Otan.

Par ailleurs, la sécheresse – parmi les plus graves depuis trente ans – a anéanti les récoltes. « Des gens vendent déjà leurs enfants et des parties de leur corps afin de nourrir leur famille », s’alarmait Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, lors d’une conférence consacrée au pays au printemps.

Dans ce contexte, « le gouvernement fait au mieux de ses capacités, a expliqué Anas Haqqani, un autre haut dirigeant de l’émirat islamique. Nous espérons que la communauté internationale et les organisations humanitaires aideront aussi les gens dans cette situation terrible. »

Le plus important appel de fonds jamais lancé

Par la voix du premier ministre Shehbaz Sharif, le Pakistan a indiqué se tenir prêt à dépêcher des soutiens et l’Union européenne a également fait savoir qu’elle se tenait prête à coordonner l’aide d’urgence.

Fin mars, les Nations unies estimaient qu’environ 4,4 milliards de dollars, soit le triple du montant demandé en 2021, étaient nécessaires au soutien du pays. Cette somme devrait augmenter avec la récente catastrophe. Cet appel de fonds, le plus important jamais lancé pour un seul pays, vise à «  stimuler leur économie, soutenir leur agriculture et assurer le fonctionnement de base des services sociaux », assure Martin Griffiths, secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordinateur des secours d’urgence de l’ONU. Ce dernier estime en outre que la santé et l’éducation sont désormais « à genoux ».

Dans la foulée de leur retrait, les États-Unis ont décrété le gel de 9,5 milliards de dollars d’actifs appartenant à la banque centrale du fait de sa prise de contrôle par les talibans, placés sur la liste des individus sanctionnés par le département du Trésor.

En février, le président Biden signait un décret permettant de mettre la main sur 7 milliards de dollars qu’il entendait allouer pour moitié aux familles de victimes du 11 Septembre. « Il faut rendre l’argent disponible pour que l’économie afghane puisse respirer et que le peuple afghan puisse manger. Les pays riches et puissants ne peuvent ignorer les conséquences de leurs décisions sur les plus vulnérables », presse Antonio Guterres. Pour Martin Griffiths, l’aide « d’une importance vitale » dirigée vers l’Ukraine ne doit toutefois pas faire oublier l’Afghanistan.

publié le 20 juin 2022

Colombie : 
victoire historique de la gauche

Par Sergio Coronado sur www.regards.fr

Ce dimanche 19 juin les Colombiens ont élu Gustavo Petro et Francia Marquez, respectivement à la présidence et à la vice-présidence du pays. Un séisme démocratique que nous analyse Sergio Coronado.

Deux siècles d’histoire républicaine pendant lesquelles la gauche avait été tenue à l’écart de la présidence de la République colombienne, parfois au prix des armes et de la violence, viennent de prendre fin. Ce 19 juin, Gustavo Petro obtient 50,44% des suffrages et 11.281.002 voix, contre 47,31% et 10.580.399 voix pour son adversaire Rodolfo Hernandez.

 Favori des enquêtes d’opinion depuis des mois, Gustavo Petro avait survolé le premier tour hissant la gauche à plus de 40%, laissant loin derrière le candidat de la coalition gouvernementale d’extrême droite, Federico Gutierrez – dit Fico – qui était son adversaire désigné.

La qualification au second tour du millionnaire Rodolfo Hernandez, ancien maire de Bucaramanga, avait cependant crée la surprise. La présence inattendue d’un personnage atypique, hors normes, faisant l’objet de poursuites judiciaires pour des affaires financières, avait rendu le second tour des plus incertains.

Au soir du premier tour, la joie de résultats avait laissé place à une grande crainte. Rodolfo Hernandez avait de grandes réserves de voix, notamment chez les électeurs uribistes furieusement anti-pétristes, et même si son comportement erratique et ses déclarations à l’emporte-pièce jouaient en sa défaveur, il n’était pas le candidat d’extrême droite que la gauche attendait, ni même n’avait souhaitait. Il représentait dans la campagne une forme d’aspiration au changement aux accents populistes et parfois réactionnaires. Son refus de débattre, sa campagne modeste sans réunions publiques, ses prises de positions contradictoires, avaient rendu le second tour incertain.

Gustavo Petro avait finalement dû ajuster sa stratégie de campagne. Celui dont l’engagement militant commença dans le choix des armes s’est transformé en meilleur défenseur des institutions et de la stabilité du pays. L’ancien maire de Bogota, le brillant sénateur s’est montré rassurant, pris des engagements fermes de ne pas toucher à la constitution, à la propriété privée et de ne pas chercher la réélection.

Après une semaine de flottement, Petro a invité le pays à un accord national basé sur un changement profond mais tranquille, tournant le dos aux haines qui expliquent que la politique colombienne demeure une activité à hauts risques.

Le soutien d’une partie des élites universitaires et intellectuelles du pays, même conservatrices, a donné à ce discours non seulement une grande consistance mais une réalité palpable.

L’incapacité d’Hernandez à faire campagne, à expliquer comment il entendait gouverner, et avec quelles forces politiques, avec l’annonce du recours à un état d’exception (« estado de conmoción interior ») ont fini de fragiliser sa candidature qui bénéficiait de la bienveillance des medias dans un pays au légalisme affiché.

La victoire de Petro est nette. Il est en effet le président le mieux élu de l’histoire du pays. Son adversaire reconnut sa défaite sans aucune réserve dès l’annonce des résultats. Il n’est pas certain que celui à qui la constitution offre le rôle de premier opposant décide faire faux bond et se déclarer finalement indépendant, montrant ainsi qu’il n’était pas le candidat d’extrême-droite tant de fois dépeint. La construction de la coalition « Pacte historique » était un avant-goût de ce qui attend le premier président de gauche du pays dans la recherche d’une majorité gouvernementale.

Après le rejet des accords de paix par voie référendaire en 2016, ce vote marque un soutien clair au processus de paix, que le gouvernement précédent a mis en miettes. En élisant un ancien guérillero, le pays a exprimé sa volonté de tourner la page de la guerre.

Gouverner ne sera pas simple

Il n’en reste pas moins que l’uribisme qui a tenu le pays pendant des décennies, souvent par la terreur et la violence, sort très affaibli de cette élection. Petro bénéficie d’un socle solide. La présence de Francia Marquez à ses côtés a été un atout de poids. Elle a réconcilié le candidat parfois chahuté avec les mouvements féministes, indigènes, afro-descendants, minoritaires, les jeunes. Francia est une militante d’une écologie populaire, aux engagements connus et salués contre l’extractivisme et pour la défense de l’environnement. Elle avait créé la surprise lors des primaires ouvertes en mars dernier, recueillant plus de 800.000 voix.

Dans un continent où les expériences de gauche ont parfois construit leur modèle économique sur la destruction du vivant et l’extrativisme, elle est un gage d’une autre politique.

La victoire de la gauche à la présidentielle colombienne marque une forme de normalisation de la vie politique dans le pays : celle d’une démocratie, certes très imparfaite avec des insuffisances tragiques parfois, mais où l’alternance est possible.

Elle ouvre aussi une période de redéfinition des relations avec les États-Unis, dont le pays est le principal allié sur le continent et une base arrière militaire. Elle marque enfin le retour des gauches au pouvoir sur le continent, après l’Argentine, le Mexique, le Pérou, le Honduras, le Chili.

publié le 16 juin 2022

le site 100-paroles.fr a reçu ce communiqué :


 

LETTRE OUVERTE  

Des associations membres du Comité Palestine 34 soussignées

Aux élu.e.s  de :

Ville de Montpellier,  Montpellier Méditerranée Métropole, Département de l’Hérault, Région Occitanie Pyrénées-Méditerranée


 

Soutien à la

« Journée de Jérusalem »,
ça suffit !


 

 Mesdames et Messieurs les élu.e.s, 

 

Cette année encore, le Centre Culturel Juif Simone Veil (CCJ) organisera le dimanche 26 juin 2022 sa "Journée de Jérusalem" au Domaine municipal de Grammont à Montpellier.

 

Lors des précédentes éditions, les organisateurs se sont attachés à démontrer que Jérusalem est la capitale éternelle d'Israël, déniant ainsi le droit reconnu aux Palestiniens sur Jérusalem Est en faisant fi du droit international sur cette question.

 

Se présentant comme une simple manifestation culturelle, cette Journée est, en réalité, hautement politique. Son objet est bien de célébrer l'illégale annexion et colonisation de Jérusalem-Est.

 

 Cette Journée ne laisse à aucun moment entendre que Jérusalem-Est est occupée militairement et que son annexion illégale a été déclarée nulle et non avenue par les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU (n° 476 et 478). Au contraire, les organisateurs s’emploient à nier la présence des Palestiniens à Jérusalem en 1967, à nier la colonisation accélérée des quartiers palestiniens, la destruction des maisons palestiniennes, les transferts forcés. Ils ne veulent pas savoir que les Palestiniens de Jérusalem Est, séparés physiquement et juridiquement des autres Palestiniens, n’ont qu’un statut de « résident », statut révocable et conditionné à une obligation d’allégeance.

 

Tous ces faits de discrimination, d’oppression, de dépossession sont autant de pratiques systématiques qui relèvent d’un régime d’apartheid, tel que défini par le statut de Rome de 1998.

 

Si le CCJ veut entretenir le déni des réalités auprès de ses adhérents, cela lui appartient.

 

En revanche les élu-e-s doivent avoir un point de vue éclairé et fondé sur des données vérifiées et rationnelles. Nous vous invitons à consulter les différents rapports établis, par les ONG engagées dans la défense des droits humains - Amnesty International, B'Tselem, Human Rights Watch - et par le Conseil des Droits de l'Homme de l'ONU, et qui ont qualifié la politique du gouvernement israélien à l’encontre du peuple palestinien d’apartheid, c'est-à-dire de crime contre l’humanité.

 

Comme nous vous l’avons signifié les années précédentes, nous considérons que la présence d’un.e représentant.e de votre institution à cette manifestation cautionnera cette vision colonialiste et discriminatoire contraire au droit international, elle cautionnera les thèses de l’extrême droite israélienne soutenues par les organisateurs.

 

En tant que représentant.e des citoyen.e.s  français.es, soutenir une telle manifestation vous mettrait en opposition à la politique de la France sur le sujet et contreviendrait au principe de neutralité. 

 

Vous, ou votre représentant.e, ferez la preuve d’une contradiction totale avec le discours politique consensuel en faveur d’une solution de paix pour la région. Celle-ci, nous ne cesserons de l’affirmer, ne peut être basée que sur le droit international.

A Montpellier, le 9 juin 2022

 


 

ORGANISATIONS SIGNATAIRES du Collectif Palestine 34 :

  • Action des Chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT 34),

  • Association France Palestine Solidarité (AFPS 34),

  • Association des Travailleurs Maghrébins de France (ATMF 34),

  • CCFD-Terre Solidaire 34, Centre de Documentation Tiers Monde 34,

  • Chrétiens de la Méditerranée,

  • Les amis de Sabeel,

  • Ligue des droits de l’Homme Montpellier,

  • Mouvement pour le Désarmement, la Paix et la Liberté (MDPL 34),

  • Pax Christi France,

  • Secours Catholique-Caritas France Hérault

publié le 12 juin 2022

Ukraine :
« gagner la guerre » ou faire taire les armes ?

Francis Wurtz, sur www.humanite.fr

Washington veut affaiblir durablement la Russie. Cest une politique cynique, car il revient à faire une guerre à la Russie par procuration, les bénéfices stratégiques escomptés se payant en vies humaines ukrainiennes, sans oublier les victimes « collatérales » dans les pays du Sud.

Les Ukrainiens « peuvent gagner s’ils ont les bons équipements » : on se souvient de cette sortie du chef du Pentagone, dépêché à Kiev le 24 avril dernier. Six semaines plus tard, marquées par des livraisons massives d’armements de plus en plus performants pour une pluie de milliards de dollars, la barbarie continue. Le courage des combattants ukrainiens impressionne, mais les faits sont là : malgré le soutien militaire spectaculaire de l’Occident, les embargos économiques sans précédent censés tarir les recettes du Kremlin et les lourdes pertes subies par l’agresseur, aucune issue du conflit n’est en vue et son bilan humain et matériel donne le tournis. Un constat s’impose : cette guerre « n’aura pas de vainqueur. (Elle) doit cesser », vient de rappeler le coordinateur de l’ONU dans le pays.

Que les Ukrainiens décident de tenter à tout prix de vaincre militairement l’envahisseur relève de leur choix souverain que nul d’entre nous n’a le droit de discuter. Que, par ailleurs, une partie de l’opinion publique européenne estime que la solidarité avec le peuple ukrainien exige que « les bons équipements » lui soient, dès lors, livrés jusqu’à la victoire finale, peut s’expliquer. Rien de plus insupportable, en effet, que de se sentir confortablement installé et impuissant face aux images du calvaire subi par les victimes d’une impitoyable machine de guerre ennemie – et, qui plus est, des victimes proches de nous et qui nous ressemblent. Le problème est qu’il n’est, jour après jour, que trop évident que les sacrifices indicibles consentis par la population ukrainienne ne nous rapprochent pas d’un pouce de la paix.

Pourquoi alors un certain nombre de dirigeants du monde occidental, à commencer, bien sûr, par Washington, persévèrent-ils dans leurs encouragements à « gagner la guerre » contre la Russie plutôt qu’à favoriser l’option, fût-elle très complexe, de la négociation ? Pour le secrétaire à la Défense américain, la raison de cette stratégie est claire : « Nous voulons voir la Russie affaiblie à un degré tel qu’elle ne puisse pas faire le même genre de choses que l’invasion de l’Ukraine. » Un pari hasardeux, dans la mesure où les six trains de sanctions européennes n’ont jusqu’ici entamé ni la détermination de Poutine, ni même le soutien massif des Russes à son offensive, et surtout un choix cynique, car il revient à faire une guerre à la Russie par procuration, les bénéfices stratégiques escomptés se payant en vies humaines ukrainiennes, sans oublier les victimes « collatérales » dans les pays du Sud.

Il faut saluer à cet égard l’initiative originale du président de l’Union africaine, Macky Sall. Il a condamné l’invasion russe, mais a fait le choix de tenter d’obtenir par la voie diplomatique ce que les Occidentaux ont échoué à réaliser par la confrontation : en l’occurrence, la libération des stocks de céréales et d’engrais dont les Africains ont un besoin vital. Souhaitons qu’il réussisse et qu’il inspire d’autres acteurs conscients que cette guerre « n’aura pas de vainqueur ».

publié le 8 juin 2022

Guadeloupe :
Une justice qui aggrave
l’ombre colonialiste

par Vincent Brengarth et William Bourdon sur www.politis.fr

La manière dont les politiques publiques sont appliquées dans ce territoire d'outre-mer nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole, constatent les avocats William Bourdon et Vincent Brengarth qui reviennent sur le procès d'Élie Domota dont ils ont assuré la défense.

Le 19 mai 2022, nous étions à Pointe-à-Pitre pour assurer, aux côtés de nos confrères guadeloupéens, la défense de M. Élie Domota, dirigeant du LKP et ancien secrétaire général de l'Union générale des travailleurs de Guadeloupe. Il était poursuivi pour violences volontaires, n’ayant pas entrainé d’incapacité de travail, sur personne dépositaire de l’autorité publique, « en refusant de donner son bras et en étant agité ». Son interpellation était intervenue en marge d’une manifestation contre le passe sanitaire et l’obligation vaccinale en Guadeloupe. Douze heures d’audience marquées par la chorale d’indignation et de solidarité que nous avons formée avec le reste de la défense. Nous avons particulièrement été frappés par les atermoiements du parquet, qui a abandonné une partie des charges (dont le refus de se soumettre à des relevés signalétiques reproché sans être étayé par un seul procès-verbal), allant même jusqu’à suspecter le sabotage de la procédure pour justifier sa vacuité sidérante. Ce procès, dont le délibéré sera rendu le 28 juin 2022, a été aussi l’occasion d’écouter un certain nombre de témoins qui ont mis en relief la perte de confiance entre la parole de l’État et les citoyens de Guadeloupe ; perte de confiance qui se manifeste bien sûr à l’égard de la justice.

Difficile de ne pas souligner l’incroyable contraste qui sépare la célérité dans le traitement de cette affaire et la tardiveté à obtenir des réponses dans l’affaire du chlordécone, pesticide interdit détecté chez plus de 90 % des individus en Guadeloupe selon Santé publique France.

Certes, la temporalité judiciaire ne peut pas être la même et des études ont pourtant confirmé depuis longtemps l’explosion sans précédent, sur un territoire aussi restreint que la Guadeloupe, du nombre de cancers.

Un décret du 20 décembre 2021 avait tardivement ajouté, au nombre des maladies professionnelles, le cancer de la prostate provoqué par les pesticides, permettant de favoriser une indemnisation des victimes limitée pour l’instant, aux travailleurs des plantations de cannes à sucre.

Les effets dévastateurs d'un traitement judiciaire différencié

Bien sûr, les faits ne sont pas les mêmes mais un tel constat est sans la moindre incidence sur les effets dévastateurs que produit légitimement ce traitement différencié et l’incompréhension totale qu’il suscite. L’absence de réponses aux maux des Guadeloupéens participe d’un délitement de la confiance envers les pouvoirs publics et la justice, qui conduit à ressentir l’intervention de l’État comme quasiment et exclusivement répressive, aux antipodes des exigences citoyennes.

En mars 2022, les magistrats instructeurs saisis de l’empoisonnement des Antilles au chlordécone avaient notifié la fin de leurs investigations, sans qu’aucune mise en examen n’ait été prononcée, ouvrant la voie à un non-lieu pour cause de prescription… Comment ne pas s’en émouvoir, au regard notamment de la jurisprudence sur l’amiante, alors que les guadeloupéens se vivent comme incompris, voire méprisés par l’État jacobin face à une contamination totalement inédite dans son ampleur et ses effets ?

Les réticences des pouvoirs publics à prendre la mesure du scandale du chlordécone sont à l’origine d’une profonde défiance de la population envers des mesures sanitaires qui lui imposerait la métropole. C’est cette défiance qui s’exprime lors des manifestations, loin d’une vision réductrice qui consiste à présenter les opposants à la vaccination comme des irréductibles adeptes des théories conspirationnistes.

Cette défiance est aggravée bien entendu par la mise en œuvre de la politique sanitaire de Paris après l’irruption de la Covid, marquée par une culpabilisation de ceux qui ont marqué leur réticence, sinon une criminalisation de ceux qui ont fait valoir qu’il y avait d’autres alternatives.

Le silence coupable des autorités de contrôle

À titre d’exemple, en 2013, dans un rapport au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi tendant à prohiber la différence de taux de sucre entre la composition des produits manufacturés et vendus dans les régions d’outre-mer et celle des mêmes produits vendus dans l’hexagone, il était notamment écrit : « La lutte contre l’excès de sucres dans l’alimentation prend une dimension particulière dans les outre-mer en raison de la teneur en sucres très élevée des produits alimentaires transformés ». Un rapport d’information datant de 2019, rédigé par Mme Maud Petit et M. Jean-Philippe Nilor, députés, mettait notamment en évidence les termes d’une étude menée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) mettant en évidence une teneur en sucre moyenne de 7 g/100ml dans l’hexagone contre 8,9 g/100ml en Martinique et en Guadeloupe. Une étude publiée en 2021 par l’Insee révélait que « La moitié de la population est en surpoids, ce qui favorise l’apparition de pathologies à risques, comme l’hypertension artérielle ou le diabète. Si une très large majorité de la population a recours à des soins, trois Guadeloupéens sur 10 ont renoncé ou retardé des soins en 2019 ». M. Victorin Lurel a fait voter une loi contre l’ajout de sucre dans les produits alimentaires destinés aux territoires français des Caraïbes mais dont certains industriels persistent à s’exonérer, dans le silence coupable des autorités de contrôle, aussi bien administratives que judiciaires. Les années passent, sans progrès notable.

Les guadeloupéens expriment par conséquent valablement des craintes quant à la manière dont les politiques publiques sont appliquées, qui nourrissent, à raison, un sentiment de profondes inégalités vis-à-vis de la métropole. L’imposition du vaccin s’est donc ajoutée à un climat fortement dégradé, aussi bien lien au chlordécone qu’à d’autres facteurs, dont celui d’une protection insuffisante face à la consommation de sucre, essentiellement induite par la pratique des industriels. La boucle finit d’être bouclée, en rappelant que le pouvoir d’achat est aussi à l’origine de certaines habitudes de consommation.

C’est cette multi-factorialité liée au contexte propre à la Guadeloupe qui est de nature à expliquer la vivacité de l’opposition à la politique vaccinale, ainsi que la résistance des soignants. Début mai, c’était d’ailleurs un autre représentant syndical qui était poursuivi, en la personne de M. Gaby Clavier, secrétaire général de l'UTS-UGTG, supposément pour des menaces de mort réitérées à l'encontre du directeur du centre hospitalier universitaire.

Il est profondément regrettable que les poursuites pénales soient employées comme un mode de réponse politique à des préoccupations non seulement légitimes mais exprimées par des représentants dont le caractère constructif est connu des pouvoirs publics. Cette criminalisation du syndicalisme entreprend d’étouffer une expression dissidente, pourtant la seule à même de garantir la formulation des revendications propres à la Guadeloupe. La gestion de la crise sanitaire a ravivé l’ombre d’un colonialisme qui préexiste, aussi parce qu’il entend répondre par la force aux protestations, en visant ceux qui incarnent la lutte contre la domination politique exercée par la métropole

 publié le 5 juin 2022

En 100 jours, l’Ukraine a perdu 20 % de son territoire

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Déclenchée le 24 février, l’invasion russe commence à peser très lourd sur la population ukrainienne. Outre les dizaines de milliers de morts, l’intégrité territoriale du pays est brisée. Une issue diplomatique est-elle encore possible ? Décryptage.

Le 24 février, Vladimir Poutine prononçait un discours annonçant qu’une « opération militaire spéciale » avait été lancée en Ukraine. Un euphémisme pour parler de l’invasion du pays voisin. Au bout de cent jours de combats et de bombardements, la Russie « occupe 20 % du territoire ukrainien », a affirmé, jeudi, Volodymyr Zelensky devant le Parlement luxembourgeois.

Le président ukrainien estime que l’occupation russe a atteint 125 000 km2 (contre 43 000 km2 en 2014), après avoir conquis une partie du Donbass (Izioum, Volnovakha) et du littoral (Marioupol, Kherson…), le long des mers Noire et d’Azov. Une avancée qui leur assure une continuité stratégique jusqu’à la Crimée.

Après trois mois d’une guerre dévastatrice, le nombre de morts avoisinerait 40 000, et on compte 13 millions de réfugiés et de déplacés.

Désormais, les affrontements se concentrent dans le Sud-Est, autour de Zaporijia, Avdiïvka, et dans l’Est, à Severodonetsk, Kramatorsk, Lyssytchansk, Sloviansk. En plus du nombre de morts toujours tabou, qui avoisinerait 40 000 selon plusieurs experts, les chiffres humanitaires sont de plus en plus inquiétants : 5,2 millions d’enfants ont besoin d’aide, selon l’Unicef. Par ailleurs, on compte 13 millions de déplacés et de réfugiés.

Les objectifs ont-ils évolué ?

Lors de son discours, il y a donc cent jours, Vladimir Poutine avait donné trois objectifs : défendre les Républiques autoproclamées de Lougansk et de Donetsk (LNR et DNR) dans le Donbass, dont il venait de reconnaître l’indépendance ; dénazifier et démilitariser l’Ukraine. Dans les premiers jours, l’hypothèse d’une offensive éclair pour faire tomber le régime de Kiev a été avancée, trois fronts ayant été ouverts simultanément : au nord vers la capitale Kiev, à l’est et dans le Sud avec près de 150 000 hommes mobilisés.

Fin mars, une autre phase a débuté sur le plan militaire, en se concentrant sur le Donbass et le littoral ukrainien. Cette nouvelle stratégie visait clairement à reprendre les limites administratives des régions de Lougansk et de Donetsk. Cette conquête « est en passe d’être remportée au prix d’un sacrifice humain considérable. Des milliers de civils sont morts. Quant aux soldats, on a dépassé les pertes de l’intervention soviétique en Afghanistan (20 000 morts entre 1979 et 1989 – NDLR), qui a traumatisé des générations », affirme un député russe.

Côté ukrainien, le discours d’une victoire à tout prix est-il encore tenable ? Si, ces dernières semaines, il a été souvent répété par le président et ses ministres, puis relayé par une partie des dirigeants occidentaux, sur le terrain la situation est de plus en plus difficile. On entre dans une guerre d’usure. Severodonetsk est « occupée à 80 % » par les forces russes, a confirmé le gouverneur de la région de Lougansk, Serguiï Gaïdaï.

Les États-Unis, l’Otan et la Russie se livrent une guerre « par procuration »

Dans une récente tribune, publiée par la revue Russia in Global Affairs, Dmitri Trenin, l’ancien directeur du centre Carnegie à Moscou, juge que « la confrontation entre la Russie et les pays occidentaux, qui se développe depuis 2014, s’est transformée en une confrontation active avec le début de l’opération militaire russe en Ukraine. En d’autres termes, le “grand jeu” a cessé d’être un jeu. (…) Le danger d’escalade dans le sens d’une collision directe, cependant, non seulement existe, mais augmente ».

La position de Washington a évolué au rythme du conflit. Le premier tournant a été réalisé lors de la visite en Pologne de Joe Biden. Dans un discours prononcé à Varsovie, fin mars, le président des États-Unis, qui saluait les sanctions à l’égard de la Russie, tint un discours résolument guerrier. Après avoir affirmé : « Nous sommes à vos côtés », évoqué un combat entre « la démocratie et l’autocratie », il a qualifié Vladimir Poutine de « dictateur » et affirmé : « Cet homme ne doit pas rester au pouvoir. »

Si le président des États-Unis a exclu la création d’une zone d’exclusion aérienne et une intervention directe, les ventes d’armes, l’aide financière et de renseignements n’ont alors cessé de croître. Dans un accord transpartisan, le pays a débloqué 40 milliards de dollars pour financer l’effort de guerre ukrainien. Et les gouvernements européens se sont joints à l’envoi d’armes lourdes.

Mardi, après plusieurs semaines d’hésitation, le président états-unien a annoncé la livraison de systèmes de lance-­missiles Himars (High Mobility Artillery Rocket System) d’une portée de 80 kilomètres, afin de changer le rapport de forces militaire sur le terrain.

Cette dernière livraison a été dénoncée par Moscou. « La ligne des États-Unis est de combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. De telles livraisons n’encouragent pas les dirigeants ukrainiens à vouloir relancer les négociations de paix », a réagi le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov. La réponse du chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, a été immédiate : « C’est la Russie qui attaque l’Ukraine, pas l’inverse. Pour être clair, la meilleure manière d’éviter une escalade est que la Russie mette fin à l’agression et à la guerre qu’elle a lancées », et de garantir cependant que les systèmes de lance-­missiles Himars ne seront pas utilisés pour viser des cibles en territoire russe. En attendant, Washington s’attend à une guerre qui pourrait bien durer « de nombreux mois ».

Face à cette situation, les forces russes ont bombardé, jeudi, plusieurs lignes de chemin de fer dans la région de Lviv (Ouest), par où arrivent notamment les armes livrées à l’Ukraine par les pays occidentaux. Pour Dmitri Trenin, « plus la guerre en Ukraine se prolonge, plus le risque d’accident ou d’incident nucléaire est grand. Et avec la stratégie de l’administration Biden visant à “affaiblir” la Russie par l’ampleur des livraisons d’armes, y compris des missiles antinavires, et les révélations de l’aide des services de renseignements américains à l’Ukraine, il est clair que les États-Unis et l’Otan sont dans une guerre par procuration avec la Russie ».

Une issue diplomatique est-elle encore possible ?

« Pour l’instant, il est clair que Poutine n’a pas de gages suffisants pour négocier », note l’ancien ambassadeur de France en Russie et directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Jean de Gliniasty.

À Moscou, plusieurs diplomates et députés russes estiment qu’une première phase militaire du conflit est sur le point de s’achever. « Un arrêt de l’offensive est à prévoir. Une fenêtre diplomatique va s’ouvrir durant l’été. Sur le terrain, elle ne sera pas favorable aux Ukrainiens. Les Russes devront aussi faire des efforts. Mais elle est nécessaire pour éviter, en cas de contre-offensive, une réponse beaucoup plus dure de la part du Kremlin. Je veux dire des frappes tactiques, nucléaires », nous confie l’un d’eux.

Interrogé par l’AFP, l’ancien diplomate Michel Foucher se demande aussi  « jusqu’à quel point les Américains ne vont pas, à un moment ou un autre, amener les Ukrainiens à faire des concessions territoriales ».


 

Crise alimentaire : le cri d’alarme des pays africains

Ce n’est plus seulement une sombre perspective… Les pays d’Afrique sont d’ores et déjà confrontés à une crise alimentaire et son ampleur croît au fil de la guerre en Ukraine. Branle-bas de combat sur la scène diplomatique : le président en exercice de l’Union africaine, le chef de l’État sénégalais, Macky Sall, va « porter la voix de l’Afrique » auprès de son homologue russe, Vladimir Poutine. Sa visite à Moscou, jeudi, avait pour objectif de contribuer « à la libération des stocks de céréales et de fertilisants dont le blocage affecte particulièrement les pays africains », indique son communiqué.

Un cri d’alarme. La flambée des prix des engrais, qui succède à celle du blé, pourrait provoquer, dès cette année, un effondrement de 20 à 50 % des rendements céréaliers en Afrique, alerte Macky Sall. De nombreux pays dépendent des engrais produits en Russie, en Ukraine et en Biélorussie, et les agriculteurs sont pris au piège de la spirale déclenchée par la hausse des tarifs du gaz.

En Afrique de l’Ouest, les stocks de céréales sont gravement insuffisants, la voie est ouverte à une montée brutale des prix et à la spéculation autour de la pénurie. Les pays du Maghreb connaissent le même sort. Farine, pâtes, riz, huile végétale, produits essentiels dans l’alimentation sont sous une tension croissante. L’insécurité alimentaire rebondit sur le terrain social et politique. Une explosion des revendications et des émeutes n’est pas bien loin

 

 

 

 

Dans le Donbass en guerre, le serment des blouses blanches de Volnovakha

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Plus de trois mois après l’invasion russe de l’Ukraine, l'hôpital de Volnovakha dans le Donbass continue de soigner et guérir, malgré les fracas de la guerre. Une prouesse rendue possible grâce au courage, au dévouement et à l’humanisme des équipes médicales et des employés qui œuvrent parmi les gravats. Reportage à Volnovakha, par envoyé spécial.

Une façade est à terre et laisse apparaître un trou béant. Deux étages ont été complètement arrachés. Sur l’autre partie de l’édifice, le toit tient à peine. Cet immense immeuble blanc ravagé, marqué par l’impact des tirs et des obus, se trouve dans le nord de Volnovakha, place Tsentralnaya. « Bienvenue dans notre hôpital ! » s’exclame, les traits tirés, le directeur Viktor Saranov, la cinquantaine passée.

« Je me demande encore comment ces murs percés à plusieurs endroits ne se sont pas tous effondrés », dit-il, en nous indiquant l’ancien bâtiment principal et son entrée. Tout a été déplacé dans une autre aile de l’établissement, le temps de reconstruire les salles et les chambres des patients qui ont été endommagées.

Écoles, magasins, immeubles, centre culturel, rien n’a été épargné. Mais L’hôpital peut presque fonctionner normalement, un vrai miracle. »

Konstantin Zintchenko, responsable administratif de la municipalité

L’équipe médicale fait la fierté des habitants. Dès le début de l’invasion russe, le 24 février, présentée comme une « opération militaire spéciale » par Moscou, la ville ukrainienne, où vivaient plus de 20 000 personnes, se trouve en première ligne des combats, qui vont durer près de trois semaines, faisant des dizaines de morts.

À mi-chemin entre Marioupol et Donetsk

L’intensité des affrontements ne se limite pas à l’hôpital. L’ensemble de cette cité semble avoir subi un gigantesque séisme. « Près de 80 % des infrastructures ont été touchées. Écoles, magasins, immeubles, centre culturel, rien n’a été épargné. Cela fait pratiquement deux mois que l’on déblaie. On a réussi à réinstaller dans plusieurs quartiers le gaz, l’électricité, l’eau et à rouvrir des écoles. L’hôpital peut presque fonctionner normalement, un vrai miracle », explique le responsable administratif de la municipalité, Konstantin Zintchenko, nommé à la mi-avril.

Cet ancien mineur a été choisi par les autorités de la République autoproclamée de Donetsk pour assurer la restauration de Volnovakha, sorte de carrefour routier dont l’emplacement s’avère stratégique – la ville se situe à mi-chemin entre Marioupol et Donetsk.

Tenir jusqu’au dernier patient soigné

Cette vingtaine de jours de combat a paru extrêmement longue aux employés de l’établissement hospitalier, aux infirmières et aux médecins. « On était plus de 70 personnes à travailler malgré les bombardements. Tout a débuté aux alentours du 27 février, quand l’armée ukrainienne est venue dégager le parking et y installer de l’artillerie. Le lendemain, ils se sont installés aux deuxième et troisième étages de la clinique en apportant différents types d’armes comme des lance-grenades. Nous leur avons demandé de partir en leur expliquant que c’était contraire aux règles internationales et que nous avions encore près de 400 patients venus des autres villages. Ils n’ont rien voulu savoir », déplore Viktor Saranov.

Un récit que confirme Alexandre Belozerov, le médecin-chef adjoint de l’hôpital. « Nous avons même tenté de les éloigner en récoltant des signatures des patients et du personnel. Puis, nous les avons transmises aux autorités ukrainiennes et militaires en leur demandant de retirer l’armée d’ici et de la déplacer plus loin. Cet appel a été ignoré. Mais nous les avons soignés car nous sommes médecins. »

« J’espère qu’on arrivera à dépasser cette haine. »

Viktor Saranov, directeur de l’hôpital

L’ensemble de l’équipe médicale décide de prêter serment : tenir coûte que coûte jusqu’au dernier patient soigné. Ils ne quitteront plus l’hôpital. Des habitants leur apportent des provisions. Ceux qui n’ont pas de cave ou de sous-sol pour se protéger des bombardements incessants des forces russes et des répliques ukrainiennes trouvent refuge ici.

En parcourant les anciennes salles, avec le directeur, un collègue chirurgien lui remémore un épisode. Il nous montre la vidéo. Filmés à l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, ils improvisent avec la vingtaine d’employés, dans une pièce transformée en zone de repos, une petite célébration.

Malgré leur bonne humeur, on les découvre épuisés, couverture sur le dos. « Il n’y avait plus d’électricité, plus d’eau, plus de chauffage. Avec les vitres cassées sur presque l’ensemble des étages, le froid commençait à pénétrer. Mais on a vécu un bon moment, même si les choses étaient vraiment compliquées à cette période. Nous avons tenu en équipe et réussi à stériliser le matériel. Cette solidarité a été essentielle aussi bien entre nous qu’avec les habitants », juge Viktor Saranov.

Les ombres de 2014

Huit ans auparavant, les combats avaient déjà été violents à Volnovakha. À l’époque, peu après les référendums organisés le 11 mai dans les diverses villes des deux oblasts (régions) de Lougansk et Donetsk, les forces du Donbass et l’armée ukrainienne s’étaient affrontées. À l’issue de ces scrutins non reconnus, les deux administrations s’étaient autoproclamées Républiques populaires de Donetsk (DNR) et de Lougansk (LNR).

Dans cette période post-Maïdan, qui avait vu le président ukrainien Viktor Ianoukovitch fuir et se faire renverser le 22 février, le nouveau pouvoir installé à Kiev lançait une opération militaire dite « antiterroriste ». Tout juste élu, le milliardaire Petro Porochenko poursuivit l’objectif de rendre son intégrité territoriale au pays après avoir perdu la Crimée, en mars 2014, lors d’un référendum, et d’organiser son rattachement à la Russie.

« À cette époque, nous avions également soigné tout le monde : les soldats ukrainiens comme les opposants, se souvient Viktor Saranov. Nous ne faisons pas de politique. On est là pour sauver des gens. On continuera, quelle que soit l’issue. Mais il faudrait quand même que tout se termine rapidement. Trop de sang a coulé… »

Au final, quand le dernier patient a été soigné, l’ensemble du personnel hospitalier a décidé de rester. « On ne se voyait pas repartir chez nous. Des gens auraient forcément besoin de nous. Et on avait encore de quoi tenir », détaille une infirmière encore sous le choc d’un tir de missile qui a perforé le deuxième étage, faisant plusieurs victimes.

Pour Alexandre Belozerov, le médecin-chef adjoint, il ne s’agit pas d’une erreur. « Quand ils se sont enfuis juste avant l’arrivée de l’armée russe et du DNR, ils ont évacué tout leur matériel. En partant, ils ont commencé à tirer sur l’hôpital et même avec le char. Il y avait des trous énormes, notamment sur la maternité », affirme-t-il. Les témoignages sur cet épisode doivent être vérifiés. Mais les gens craignent d’en parler. La plupart, ayant de la famille ou des amis en Ukraine, préfèrent se projeter dans l’avenir.

À l’arrière du bâtiment, où seuls quelques impacts de balles sont visibles, les infirmières s’activent avec des habitants et des employés. Tous se démènent pour que l’ensemble des services de l’hôpital puissent rouvrir : pédiatrie, traumatologie, maternité, immunologie, neurologie, cardiologie, radiologie, etc. « En ce qui concerne les urgences, le plus difficile, ce sont les transports médicalisés. Les ambulances sont prises ou détruites. Et on ne dispose plus d’aménagements spécifiques, tous ont été détruits. On déplace les patients directement du véhicule, à pied, dans des brancards. Il faut les amener jusqu’aux étages par les escaliers car l’ascenseur a brûlé. Grâce aux dons, à l’aide des gens et aux équipes du ministère russe des Situations d’urgence (MTCHS), on a ce qu’il faut en médicaments, salles d’opération », raconte le directeur, également père d’un futur médecin : son fils entame sa dernière année d’études.

Devant le siège de l’administration de la ville, rue Travnya, les drapeaux russe et du DNR flottent déjà. Un troisième s’affiche à leur côté. Il s’agit de la bannière rouge symbolisant la victoire sur l’Allemagne nazie, le 9 mai. Dans ce quatrième mois de conflit, le lien avec la « grande guerre patriotique », selon le vocable employé en Russie, est fortement mis en avant. Quelques jours après avoir reconnu l’indépendance des deux Républiques du Donbass (DNR, LNR), le président russe avait invoqué, dans ses raisons du conflit, la menace de l’Otan et des États-Unis, la démilitarisation, le risque d’un génocide pour les populations du Donbass et de la dénazification de l’Ukraine… Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, a réaffirmé, fin mai, que « l’opération militaire spéciale » se poursuivrait « jusqu’à la réalisation de tous les objectifs ».

« On craint une crise sanitaire »

En attendant, à Volnovakha, le marché a rouvert et les livraisons quotidiennes d’aide et de produits s’intensifient. Dans les magasins, le rouble commence à circuler et à remplacer la grivna, la monnaie ukrainienne. « Il faudra encore du temps pour tout remettre en ordre. Chaque jour on déblaie, mais c’est un travail sans fin. La priorité étant d’y arriver avant l’automne. Avec le mauvais temps et les températures, on craint une crise sanitaire », nous explique une des infirmières. Avec le directeur, elle espère un jour revoir ses anciens collègues partis en Ukraine. Plus de 8 des 44 millions d’habitants ont dû fuir à l’intérieur du pays, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU ; 6,5 millions sont partis à l’étranger. « Certains veulent revenir, mais c’est impossible désormais. J’espère qu’on arrivera à dépasser cette haine. Encore une fois, les populations sont les principales victimes », condamne Viktor Saranov, conscient d’avoir de la chance : sa femme et son fils sont encore en vie. Car, au bout de ces longs mois de guerre, des milliers de civils ont perdu la leur, s’ajoutant au décompte funeste de 15 000 morts depuis 2014. Les nouvelles autorités de Volnovakha, comme c’est le cas des administrations russe et ukrainienne, n’ont pas souhaité communiquer de chiffres précis, même pour la ville.

Les importants mouvements de troupes sur place et les installations défensives laissent peu de doute quant à la poursuite du conflit. De hauts responsables russes ont admis que celui-ci allait durer. Au regard de l’effort humanitaire déployé pour les villes prises par Moscou et les forces du Donbass, à l’instar de Volnovakha et Marioupol, leur avenir semble s’éloigner de Kiev.

 publié le 30 mai 2022

Colombie : un résultat historique pour la gauche, un second tour incertain

Par Sergio Coronado sur www.regards.fr|

Résultat historique pour la gauche en Colombie. Avec 40,3% au premier tour, le binôme présidentiel Gustavo Petro et la candidate à la vice-présidence Francia Marquez pour le "Pacto Historico" est arrivé largement en tête. Le second tour s’annonce incertain.

Le dimanche 29 mai 2022 avait lieu le premier tour de l’élection présidentielle en Colombie. Toutes les enquêtes d’opinion donnaient la candidature de la coalition de gauche, « Le Pacte historique", largement en tête. Gustavo Petro et la candidate à la vice-présidence Francia Marquez ont recueilli 40,33% et 8 523 265 voix. C’est le meilleur résultat que la gauche n’ait jamais obtenu dans toute l’histoire politique du pays. Gustavo Petro est en tête dans toutes les grandes villes, allant jusqu’à culminer à 47% à Bogota, ville dont il a été le maire. C’est bel et bien un résultat historique, fruit d’une campagne de longue haleine, populaire, avec des forces militantes très mobilisées et des démonstrations de force sur l’ensemble du territoire, avec des rassemblements de foule impressionnants, malgré les menaces et la violence qui ont émaillé la campagne. C’est aussi le fruit d’un élargissement de son socle.

A mesure que le soutien politique au gouvernement Duque faiblissait, Gustavo Petro a su attirer à lui des figures jeunes, ou dissidentes, du libéralisme et même des personnalités conservatrices, comme Alvaro Leyva. Face à la colère sociale, à l’abandon d’une partie du pays et à l’augmentation de la pauvreté provoquée par la crise du COVID, le choix de Francia Marquez comme candidate à la vice-présidence fut plus qu’un clin d’œil. C’est la prise en compte de la situation faite aux communautés afro-descendantes et indigènes, aux populations déplacées, aux femmes et aux minorités. C’est faire une place de choix à la remise en cause du modèle extractiviste qui règne en maître dans l’Amérique andine, et ailleurs, et aux luttes sociales communautaires pour la défense de la terre. C’est donc cette construction politique patiente, non sans erreurs et soubresauts parfois, qui permet à Gustavo Petro d’obtenir un gain de presque 4 millions de voix par rapport au premier tour de l’élection présidentielle de 2018, où il avait atteint 4 855 069 voix. Sa campagne est apparue comme l’issue politique du mouvement social commencé en 2019, à l’appel des centrales syndicales, qui a connu une mobilisation inédite contre les inégalités, la corruption et la violence répressive.

Ce premier tour connaît une participation élevée, 54.91 %, dans un pays de forte abstention. Alors que la mission d’observation électorale, MOE, avait mis en lumière les violences de la pré-campagne, ce dimanche électoral de premier tour s’est déroulé de manière satisfaisante selon les observateurs.

L’Uribisme absent du second tour

« Fico » Gutierrez, que les enquêtes d’opinion plaçaient, à quelques jours de l’échéance, à la seconde place paie le prix d’un rejet massif de l’Uribisme et du vieux système, qu’incarne le trio des anciens Présidents Alvaro Uribe, Cesar Gaviria et Andrés Pastrana, tirant les ficelles de la vie politique colombienne depuis des décennies. L’ancien maire de Medellin a fini par incarner la continuité, à la tête d’une campagne millionnaire, soutenu par les forces gouvernementales. Est-ce pour autant la fin du cycle Uribiste dans le pays ? La victoire de Gustavo Petro le 19 juin prochain en serait la preuve. Il n’en reste pas moins que le second tour, malgré l’avance du candidat du Pacte historique, est pour le moins incertain. Ce premier tour marque l’effacement des partis traditions. Mais c’était déjà le cas avec la victoire d’Alvaro Uribe en 2002, candidat libéral dissident. Le duopole libéraux-conservateurs est en déclin, il a fini par s’effacer de l’élection présidentielle.

Un populiste de droite, attrape-tout et anti-système

La présence au second tour du candidat Rodolfo Hernández, sorte de Trump andin, ancien maire de Bucaramanga n’est pas le meilleur scénario pour la gauche. Il prive Petro d’un second tour projet contre projet, et d’une campagne de polarisation contre l’extrême-droite au pouvoir. Le bilan désastreux de Duque était un des meilleurs arguments de la gauche. La campagne de Hernández connaît une dynamique inédite dans l’opinion. Le seul ralliement notable, sans qu’il n’affecte en rien le positionnement du candidat, fut celui d’Ingrid Betancourt, à la peine avec sa propre candidature anti-corruption. Cet entrepreneur se présente comme un candidat anti-système, luttant contre les mafias et la corruption, indépendant des appareils politiques. « Le candidat du bon sens », assure-t-il. Il a cependant pris soin de marteler pendant les dernières semaines de la campagne qu’il était le seul à pouvoir battre Gustavo Petro…

C’est en fait un homme de droite, extrêmement conservateur, dont le programme sommaire se concentre sur une dénonciation de la corruption, une proposition de baisse de la TVA à 10%, un programme de construction de maisons en zone rurale pour s’attaquer au déplacement forcé (!) et un programme éducatif où il propose un management entrepreneurial pour les universités. Son projet politique ne propose aucun changement structurel en faveur d’une politique plus juste.

Ralliements et reconfiguration pour le second tour

Les ralliements immédiats des figures de l’Uribisme une fois les résultats connus du premier tour montrent que Rodolfo Hernández est devenu de facto le candidat de la droite au pouvoir, de cette oligarchie que le moindre changement effraie. De fait, son résultat dans des régions où le poids électoral de l’Uribisme est incontournable indique qu’une partie des forces conservatrices l’avait déjà choisi, dès le premier tour, comme rempart contre la gauche.

Gustavo Petro n’a bénéficié d’aucun soutien au soir du premier tour parmi les candidats éliminés. Sergio Fajardo, candidat centriste social libéral, soutenu par le parti Vert, s’est contenté de saluer la volonté de changement exprimée par l’électorat, sans prendre position. Fajardo, et d’autres, tentent de construire un récit qui ferait de ce premier tour le résultat d’un changement de fond, effaçant les vieilles forces et marquant la fin de l’Uribisme. C’est en apparence la réalité. Renvoyer dos-à-dos le candidat de la gauche et celui qui bénéficie du soutien de toutes les droites vise à éviter de prendre position et finalement à s’accommoder que rien ne change.

C’est donc un second tour ouvert et incertain. L’arithmétique ne semble pas si favorable aux forces de gauche. La volonté de changement qui s’est exprimée ne saurait laisser aux portes du pouvoir celui qui l’incarne.

« La pelea se pelea ». La bataille se mène en bataillant.

 publié le 27 mai 2022

525 millions d’euros, le prix payé par Haïti à la France pour sa liberté

par Justine Brabant sur http://cadtm.org/

Dans une série d’articles consacrés à la « dette de l’indépendance » imposée à Haïti par l’ancien colon français, le « New York Times » chiffre pour la première fois les sommes dont le pays caribéen a dû s’acquitter pour sa liberté. Son enquête, dense, met sous les projecteurs un sujet mal connu, notamment en France où cette histoire n’est pas enseignée. Des historiens ont toutefois estimé que leur travail avait été invisibilisé.

 Haïti a payé sa liberté au prix cher. Une première fois par le sang, lors de l’insurrection d’esclaves qui permit au pays d’arracher son indépendance, en 1804. Une seconde fois par l’argent, lorsque, vingt ans plus tard, l’ancien colon français lui demanda, sous la menace des armes, de verser des réparations financières à ses anciens esclavagistes.

Cette « dette de l’indépendance », certains préfèrent l’appeler « rançon ». On connaît désormais son montant : l’équivalent de 560 millions de dollars actuels (soit 525 millions d’euros).

Dans une série de cinq articles publiés le 20 mai, le New York Times revient sur l’histoire de cette somme, la manière dont les Haïtiens s’en sont acquittés et ses conséquences possibles sur la trajectoire de cet État antillais.

Si les grandes lignes de cette histoire sont désormais connues, de l’ultimatum adressé par le roi Charles X intimant aux Haïtiens, canons braqués sur Port-au-Prince, de payer des « réparations » aux esclavagistes français, au rôle de banques françaises, dont le Crédit industriel et commercial (CIC), le quotidien américain y apporte plusieurs éléments nouveaux.

 Un montant colossal

Des chiffres, d’abord. Lorsque Charles X fait braquer ses canons sur la capitale haïtienne, le 3 juillet 1825, son émissaire exige le versement de 150 millions de francs français. La requête est inouïe : dans un improbable renversement de l’histoire, « la France exige des réparations de la part du peuple qu’elle a jadis asservi », relève le New York Times.

Le montant est colossal au regard des ressources du pays. Les revenus de l’État haïtien cette année-là sont estimés par l’historien Beaubrun Ardouin à 5 millions de francs - soit trente fois moins que ce que les anciens colons réclament. Lorsque les Français se rendent compte qu’Haïti ne pourra jamais payer, ils ramènent le montant de la « réparation » à 90 millions de francs français.

Mais le prix de la liberté ne se limite pas à cette somme. Pour s’en acquitter, les autorités haïtiennes ont dû souscrire des prêts… à des banques françaises, et leur régler des intérêts et pénalités de retard durant près de soixante-dix ans. Les journalistes du New York Times indiquent avoir « parcouru nombre d’archives et de documents officiels pour parvenir à ce que beaucoup d’historiens estiment être le premier état détaillé de ce qu’Haïti a effectivement payé pour son indépendance » : 112 millions de francs de l’époque, soit 525 millions d’euros actuels.

Le quotidien américain va plus loin encore, en tentant d’évaluer le préjudice à long terme sur l’économie haïtienne. « Cette somme est loin de correspondre au déficit économique réel subi par le pays. Si elle avait été injectée dans l’économie haïtienne et avait pu y fructifier ces deux derniers siècles au rythme actuel de croissance du pays — au lieu d’être expédiée en France sans biens ni services en retour —, elle aurait à terme rapporté à Haïti 21 milliards de dollars  », avancent ses journalistes, qui indiquent avoir fait valider leurs projections par quinze économistes et historiens « spécialistes des économies en développement et des effets des dettes publiques sur la croissance ».

 Possible rôle de la France dans le « coup » contre Jean-Bertrand Aristide

Autre élément nouveau apporté par cette enquête : le témoignage d’un ancien ambassadeur français, Thierry Burkhard, qui vient éclairer le possible rôle de la France dans un coup d’État à Port-au-Prince, en 2004.

En avril 2003, un président haïtien, Jean-Bertrand Aristide, demande publiquement à la France de rendre l’argent des « réparations ». Moins d’un an plus tard, il remet sa démission et s’enfuit au Congo-Brazzaville. Accusé de réprimer férocement opposants, journalistes et défenseurs des droits humains, a-t-il préféré quitter le pouvoir de lui-même afin de sauver sa peau ? Ou y a-t-il été poussé - au moins en partie - par la France, soucieuse d’écarter celui qui portait l’inflammable question des réparations ?

L’ambassadeur de France à Haïti de l’époque, Thierry Burkard, accrédite l’idée d’un coup d’État mené conjointement par Paris et Washington, auxquelles les positions d’Aristide sur les réparations ne seraient pas complètement étrangères. L’ancien ambassadeur « admet aujourd’hui que les deux pays ont bien orchestré “un coup” contre M. Aristide, écrit le New York Times. Quant au lien entre sa brusque éviction du pouvoir et la demande de restitution, M. Burkard reconnaît que “c’est probablement ça aussi un peu”. »

Au-delà de son contenu, la série du New York Times apporte, sur la forme, une indéniable visibilité à un sujet mal connu - en particulier en France où l’histoire de la rançon payée par Haïti n’est pas enseignée. Cet effort de pédagogie s’est-il fait au détriment du travail d’historiennes et d’historiens ?

Depuis la publication de la série d’articles, le 20 mai, plusieurs ont pris la parole pour estimer que leur contribution avait été invisibilisée par les journalistes : certains regrettent de n’être pas cités malgré l’aide qu’ils auraient apportée aux reporters. D’autres pointent, plus largement, la manière dont le quotidien met en avant le caractère « inédit » de son enquête, semblant ignorer le travail de dizaines d’universitaires, y compris haïtien·nes, sur ce sujet.

En France, les autorités ont réagi a minima à l’enquête. Contactées par le New York Times, elles indiquent rester sur la position défendue par le président François Hollande lors d’un voyage à Haïti en 2015 : la France a une « dette morale » envers Haïti, mais pas de dette financière. Le CIC, dont le rôle est longuement détaillé dans un volet de l’enquête du New York Times, a, lui, tenu à annoncer lundi 23 mai, par le biais de sa maison mère, le Crédit mutuel, qu’il « financera [it] des travaux universitaires indépendants pour faire la lumière sur ce passé ».


 


 

 

Renversement du président Aristide en 2004 en Haïti : la France et les États Unis étaient dans le coup !

El Diablo sur www.communcommune.com

Un ancien ambassadeur français dans l'île a reconnu l'implication de l'Hexagone et des Etats-Unis dans le renversement de l'ancien président Aristide, qui avait réclamé des réparations pour les lourds paiements exigés après l'indépendance.

Dans une série d'articles consacrée aux relations entre la France et son ancienne colonie Haïti, intitulée La Rançon, le New York Times est revenu sur ce que les auteurs qualifient de « racines du malheur » de l'île, confrontée à une extrême pauvreté et à une violence galopante, elles-mêmes aggravées par des catastrophes naturelles régulières.

Les auteurs se sont penchés sur la dette extrêmement lourde qui a pesé sur les finances de l'île et gravement handicapé son développement, dette due aux exigences de la France après l'indépendance d'Haïti, et confirment que l'Hexagone a monté, en cheville avec les Etats-Unis, un « coup » pour évincer du pouvoir le président Jean-Bertrand Aristide, qui avait demandé des réparations financières à Paris.

Une dette faramineuse imposée par la France

Malgré la rébellion victorieuse des esclaves en 1791 et la défaite des troupes françaises envoyées par Napoléon en 1802, suivies de la reconnaissance de l'indépendance de l'île en 1804, les vainqueurs ont en effet été sommés en 1825, sous la menace d'une nouvelle invasion, de « dédommager » la France pour les pertes subies par les propriétaires de plantations.

Isolée, l'île a consenti à payer ces « réparations », avec un premier paiement qui représente « six fois les revenus du gouvernement », précise le quotidien américain. Le poids des remboursements « a totalement détraqué le processus de formation de l’Etat », constate l'économiste Thomas Piketty, entraînant un sous-investissement dans l'éducation et les infrastructures entre autres. D'où la situation dramatique de l'île à l'heure actuelle, selon les auteurs de l'enquête.

Des demandes de réparations à l'origine de l'éviction d'Aristide en 2004 ?

Face aux dégâts causés par ce fardeau financier, déjà débattus par d'autres universitaires américains, le président Jean-Bertrand Aristide, revenu au pouvoir en 2000 après un premier mandat en 1990-91, a demandé, dans un discours prononcé en 2003, des « réparations » à la France, lui réclamant 21 milliards de dollars. Une demande peu au goût de l'ambassadeur français de l'époque, Yves Gaudeul, la comparant auprès du New York Times à un « explosif » qu’«il fallait essayer de le désamorcer ».

publié le 26 mai 2022

Ukraine. « Il faut instaurer un cessez-le-feu et entamer des pourparlers de paix »

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Yurii Sheliazhenko, secrétaire du Mouvement pacifiste ukrainien, revient sur les raisons d’une guerre qui pouvait être évitée. Il dénonce l’invasion par les troupes russes et le militarisme du régime de Volodymyr Zelensky.

Comment jugez-vous ce qui se passe en Ukraine ?

Yurii Sheliazhenko : L’invasion russe de l’Ukraine, qui a déjà tué des milliers de personnes, risque de se terminer par une effusion de sang prolongée, une famine mondiale ou même un cauchemar nucléaire. C’est une décision issue de trente années d’escalade. Ce conflit entre deux pays a commencé sur les ruines de l’Union soviétique et s’est transformé en guerre à grande échelle en raison de l’absence de système de sécurité commun dans le monde, de la persistance de l’antagonisme Est-Ouest et du conflit entre les États-Unis et la Russie pour le contrôle de l’Ukraine et d’autres pays post-soviétiques. Ensuite, parce que l’Ukraine et la Russie ont hérité de l’URSS une dangereuse machine de guerre, un système inhumain d’éducation et de conscription militaire patriotiques, placée hors du contrôle démocratique. Démocratie et militarisme sont incompatibles. Aucune guerre ne peut être menée dans l’intérêt du peuple.

Cette guerre aurait-elle pu être évitée ?

Yurii Sheliazhenko : Oui. Les États-Unis et la Russie auraient pu nouer une coopération au travers des accords de sécurité communs prenant au sérieux leurs obligations en vertu de la charte de sécurité européenne de l’OSCE et en renoncant à renforcer leur sécurité aux dépens de celle d’autres États. L’Ukraine aurait pu ne pas brader, contre des relations étroites avec l’UE et l’Otan, sa démocratie inclusive qui permettait, avant 2014, à des millions de citoyens d’origine russe de préserver leur langue, leur culture, leurs liens religieux et économiques avec la Russie.

Quant à l’opposition pro-Occidentaux, elle aurait pu se conformer à l’accord de médiation européen sur la transition pacifique du pouvoir avec le gouvernement pro-Russes, au lieu de le renverser en 2013. La Russie n’aurait pas dû soutenir les coups d’État en Crimée, à Donetsk et Louhansk, les tentatives de coup d’État à Odessa, Kharkiv et dans d’autres villes ukrainiennes. Entre 2014 et 2022, l’Ukraine, la Russie et les séparatistes, qu’elle soutient, auraient dû respecter les accords de Minsk et de Minsk II.

Les pacifistes ukrainiens peuvent-ils se faire entendre alors que plusieurs formations, dont le Parti communiste, sont interdits ?

Yurii Sheliazhenko : C’est difficile, mais nous nous rassemblons pour diffuser un message de paix, en dépit de la loi martiale. Le principal obstacle pour les pacifistes n’est pas tant le régime militariste de Zelensky que l’absence d’une culture de paix. C’est sous Staline que l’illusion de parvenir à la paix par la force militaire s’est généralisée. Poutine et Zelensky ne font que poursuivre cette politique. Dans leur discours, le 9 mai, tous deux ont appelé à la poursuite de la Seconde Guerre mondiale contre le pays voisin décrit comme nazi, ne laissant aucune place à une résolution pacifique des différends, comme l’appelle la déclaration du 6 mai du Conseil de sécurité de l’ONU. L’apologie du stalinisme, la glorification nostalgique de l’URSS et le culte de la victoire en 1945 n’ont guère fait du Parti communiste d’Ukraine une voix de paix. Il existe aussi des pseudo-socialistes, patriotes bellicistes, en Ukraine, qui présentent la guerre comme une libération de l’impérialisme russe. Mais ils n’ont aucune objection à la subordination de l’Ukraine à l’impérialisme américain ainsi qu’aux politiques d’hégémonie ethnolinguistique. En tant que Mouvement pacifiste ukrainien, nous ne sommes pas pro-Russes, nous nous positionnons contre la guerre et en faveur du processus de paix.

Cette guerre est-elle autant celle de Biden que celle de Poutine ?

Yurii Sheliazhenko : Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, comme l’ont reconnu plusieurs législateurs américains et membres du renseignement. Les États-Unis mènent une guerre d’usure contre la Russie, y compris une course aux armements visant à l’affaiblir et à provoquer un changement de régime, répétant le scénario de dissolution de l’Union soviétique. Cependant, la structure économique russe est maintenant plus développée qu’à l’époque soviétique. En outre, la Chine peut protéger les arrières économiques de la Russie en restant militairement neutre. Elle y trouve son intérêt en raison de la concurrence géopolitique et géo-économique sino-américaine.

Que pensez-vous de l’envoi d’armes à l’Ukraine par les États-Unis et l’Union européenne ?

Yurii Sheliazhenko : La fourniture d’armes à l’Ukraine est très rentable pour le complexe militaro-industriel. Les membres présents et futurs de l’Otan se réarment et la menace nucléaire entre la Russie et l’Otan offre des perspectives de nouveaux contrats d’armement. Doté de davantage d’armes, le gouvernement ukrainien devient plus ambitieux et moins disposé à négocier la paix avec la Russie. Cela augmente le nombre de victimes civiles et prolonge la guerre pour une durée indéterminée.

Comment parvenir à la paix ?

Yurii Sheliazhenko : Il faut instaurer un cessez-le-feu et entamer des pourparlers de paix. Poutine et Zelensky, ainsi que leurs puissants alliés Xi Jinping et Joe Biden ne sont pas disposés à négocier la paix de bonne foi. L’ambition de l’emporter sur le terrain empêche les belligérants d’envisager la paix sérieusement.

 publié le 25 mai 2022

Appel à la manifestation nationale pour la libération de Georges Abdallah

sur https://bellaciao.org

Le 19 juin prochain sera célébrée la journée internationale des prisonniers révolutionnaires – d’hommes et de femmes qui partout dans le monde ont décidé de refuser l’inadmissible et de se battre pour un autre possible.

Parmi ces combattants, l’un d’entre eux est, en France, emblématique de cet engagement dans la lutte et la résistance : c’est Georges Abdallah, combattant de toute une vie pour une Palestine libérée de l’occupant sioniste et anti- impérialisme mais aussi pleinement révolutionnaire par son soutien indéfectible aux luttes des peuples contre l’impérialisme, le capitalisme, le fascisme.

Depuis cette petite éternité que représente la prison à vie, Georges Abdallah signe et persiste et jour après jour, il contribue, dans cette soi-disant cacophonie du monde actuel, à nettement délimiter les contours des antagonismes qui s’expriment au quotidien dans cette guerre de classe. Ainsi, comment soutenir Georges Abdallah et ne pas, avec lui, dénoncer « les guerres des agresseurs impérialistes et de leurs affidés régionaux », « leurs guerres de pillage et de domination » ? Comment ne pas, avec lui, soutenir le prolétariat et les masses populaires en lutte « contre la régression sociale, le terrorisme managérial du patronat et le chômage » ? Comment soutenir Georges Abdallah et ne pas comprendre que ce qui se joue dans cet approfondissement de la crise actuelle – économique, sociale et écologique – est bien avant tout la crise d’un système « moribond dans sa phase de putréfaction avancée » : celle du système capitaliste. Comment, par ailleurs, soutenir Georges Abdallah et ne pas, avec lui, depuis ses 38 années de détention arbitraire, dénoncer la criminalisation des luttes en cours et la répression d’État ? Comment enfin soutenir Georges Abdallah et ne pas démasquer l’hypocrisie de ce soi-disant « capitalisme démocratique à visage humain » qui fait fi des décisions de sa propre justice et ce maintenant depuis plus de 22 ans dans le cas de notre camarade.

Depuis ce 24 octobre 1984, le chemin pour exiger la libération de Georges Abdallah a été long et plein d’embuches mais malgré tout, comment ne pas voir les progrès accomplis dans le soutien de plus en plus élargi montré aujourd’hui à notre camarade. Le 24 octobre dernier, nous étions plus d’un millier à converger de partout en France vers Lannemezan où Georges Abdallah est détenu.

Temps est venu de faire à nouveau entendre d’une seule et même voix notre détermination à voir notre camarade libéré, lors de la manifestation nationale que nous organisons cette année encore à Paris, le samedi 18 juin, à 15h, au départ de la Place des Fêtes.

A l’heure où l’État tente par tous les moyens - nous l’avons vu tout particulièrement ces derniers mois - de bâillonner toutes les voix dissidentes soutenant la résistance – antifasciste ou en soutien avec la lutte héroïque du peuple palestinien ; à l’heure où nous avons su nous mobiliser en soutien avec nos camarades du Comité Action Palestine et du Collectif Palestine Vaincra pour dénoncer leur dissolution puis appuyer leur recours en suspension et au final, nous réjouir, de leur victoire – preuve que la lutte paie ! ; à l’heure aussi où dans ce contexte du tout répressif, certains appellent désormais à faire front et où chacun devrait bien comprendre que cette « convergence des luttes » à laquelle appelle Georges Abdallah pour « faire face à ce système qui n’est plus que destruction et pillage » vaut naturellement aussi pour sa libération, nous appelons tous les soutiens à Georges Abdallah - partis, syndicats, organisations et collectifs - à converger vers Paris le 18 juin 2022, comme cela a été possible de le faire à Lannemezan, pour manifester massivement notre volonté de voir enfin notre camarade Georges Abdallah libéré.

Georges Abdallah, tes camarades sont là ! Tous à Paris, le 18 juin 2022 pour exiger la libération de Georges Abdallah !

Il est de nos luttes ! Nous sommes de son combat !

Palestine vivra ! Palestine vaincra ! Liberté pour Georges Abdallah !

Campagne Unitaire pour la Libération de Georges Abdallah


 


 

Israël. Salah Hamouri ou l’enfer de la détention administrative

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

L’incarcération de l’avocat franco-palestinien en Israël depuis le 7 mars mobilise les défenseurs des droits humains. Plusieurs organisations demandent aux autorités françaises d’agir et en appellent à la Cour pénale internationale. Selon l’association Addameer Prisoner Support and Human Rights, la persécution prolongée de l’avocat et militant est « un crime de guerre et un crime contre l’humanité».

Mesure arbitraire reconductible, sans inculpation ni procès, la détention administrative est fréquemment appliquée dans le contexte de l’apartheid israélien. Amnesty International, la Fidh, l’Acat, la CGT, la FSU, la CFDT, la Confédération paysanne, le Syndicat des avocats de France, l’Unef lancent un appel contre cet « enfer ». Spécialisé dans la défense des prisonniers politiques, l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri vit sous cette menace constante de l’armée israélienne et de sa juridiction. Sa dernière arrestation, sous statut « administratif », date du 7 mars 2022. Il a subi ce même sort en 2017, puis a été libéré en 2018 avant d’être à nouveau arrêté le 30 juin 2020 et détenu durant une semaine. La traque est permanente. L’objectif des Israéliens est d’obtenir son expulsion de Jérusalem, où il est né et a toujours vécu.

Des années d’une vie en sursis

Les années de harcèlement, la suppression de sa résidence à Jérusalem-Est, la séparation forcée de sa femme et de ses enfants (son épouse est interdite de territoire israélien jusqu’en 2025), le risque d’expulsion, une vie en sursis, en somme, font de son cas un « dangereux précédent pour l’escalade de l’occupation israélienne en matière de révocation de résidence et de détention administrative »¸ résume Sahar Francis, directrice générale de l’association Addameer Prisoner Support and Human Rights. Sa persécution prolongée « constitue un crime de guerre et un crime contre l’humanité au sens du statut de Rome de la CPI. Il est impératif que la CPI, les autres instances internationales et les États interviennent immédiatement et exigent qu’Israël, en tant que puissance occupante, libère Salah et revienne sur sa décision de révoquer sa résidence».

« L’occupation ne se limite pas à nous tuer, nous détenir et nous déplacer. Elle persécute nos rêves et les assassine.». Salah Hamouri

Devenu la référence d’un combat au long cours, l’avocat et militant demande de son côté à la CPI d’accélérer l’enquête sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par Israël, dont le transfert forcé et l’expulsion des Palestiniens de Jérusalem-Est. « Aujourd’hui, je me trouve à la croisée des chemins la plus difficile de ma vie, du préjudice à l’exil, la détention sans charge et plus encore », déclare Salah Hamouri. « L’occupation ne se limite pas à nous tuer, nous détenir et nous déplacer. Elle persécute nos rêves et les assassine. L’incertitude quant à l’endroit où je pourrais finir, une fois libéré, est une tornade de pensées qui me poursuivent quotidiennement. Elle affecte mon moral, et mon état psychologique est comme des montagnes russes. »

Que fait la France ? Les diplomates disent privilégier « la discrétion », explique Elsa Lefort, épouse de Salah Hamouri. Les communiqués ne stipulent pas « l’exigence de libération », précise-t-elle. Elle reste dans tous les cas convaincue que la solution est entre les mains du président. Plus de 500 Palestiniens sont actuellement en détention administrative. Le recours par les Israéliens à cette pratique est un coup porté en continu à la société civile palestinienne. La machine d’une guerre sournoise, entre les bombardements cycliques et les phases d’expansion coloniale.

publié le 22 mai 2022

 

La guerre en Ukraine a bon dos

Cathy Dos Santos sur www.humanite .fr

 

La guerre ravage l’Ukraine depuis le 24 février. Le constat est désolant : exil, morts, destruction. Par l’invasion de son voisin au mépris du droit international, la Russie a offert aux gouvernements qui s’étaient jusqu’alors tenus en retrait de la folle course aux armements et de l’Otan un prétexte inespéré pour revoir leur politique. Un mot à propos de l’Otan : Vladimir Poutine refusait de voir grandir l’influence de cet organisme à ses portes avec l’adhésion de l’Ukraine. Depuis le début du conflit, il en est devenu un des meilleurs alliés puisque la Finlande et la Suède, pays neutres jusqu’alors, ont décidé de rejoindre l’Alliance atlantique, renforçant ainsi sa présence militaire sur 1 300 kilomètres de frontières. Autre exemple : l’Allemagne. Dès le 27 février, le chancelier actait « un changement d’époque » pour enterrer la posture antimilitariste allemande. Malgré de vives oppositions, Olaf Scholz a promis de porter les dépenses consacrées à la défense à 2 % du PIB.

L’ancien président des États-Unis Donald Trump a dû jubiler, lui qui, en 2017, exhortait ses partenaires européens de l’Alliance atlantique à porter justement à ce niveau les fonds affectés à leur arsenal militaire. Avec un budget de 56 milliards de dollars annuels, Berlin fait pâle figure à côté de Washington, qui a engagé l’an passé dans les armes la bagatelle de 801 milliards de dollars. Les États-Unis figurent sur la première marche du podium mondial des dépenses militaires, loin devant l’Europe, l’Asie-Pacifique et la Chine. Les chiffres sont éloquents : les sommes allouées à l’armement ont atteint le montant vertigineux de 2 113 milliards de dollars en 2021, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm.

Jamais il n’y avait eu un tel emballement mortifère. La disparition de l’URSS et du bloc de l’Est n’a pas entraîné de désescalade. Bien au contraire. Les investissements dans les technologies et équipements sophistiqués sont chaque jour plus extravagants. Les grandes puissances et les royaumes pétroliers s’enferment dans une logique belliqueuse ; ils se projettent dans un monde qui serait menacé, selon eux, par des conflits d’une amplitude inédite. Pour y parer, ils ont pour seule réponse la guerre. Au point de préférer investir dans la mort plutôt que dans la santé, l’éducation, la transition écologique.

Cette dangereuse fuite en avant fait les affaires des industriels de l’armement. Depuis le début du conflit en Ukraine, les principaux groupes français, Thales et Dassault, ont vu leurs actions en Bourse s’envoler. Aux États-Unis, l’administration de Joe Biden n’en finit plus de faire des chèques et de livrer des armes à Kiev. Le complexe militaro-industriel, l’un des principaux piliers du capitalisme nord-américain, ne s’est jamais si bien porté. Après s’être insolemment enrichis ces dernières années en invoquant la prétendue menace chinoise, les Lockheed Martin, Raytheon, General Dynamics et autre Northrop Grumman vont voir leurs commandes gonfler à la faveur du déstockage des armes envoyées à Kiev et du réarmement allemand. Qu’il semble loin ce 17 janvier 1961, lorsque le président Eisenhower mettait en garde ses concitoyens contre « toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel ».

Le capital fait feu de tout bois. Devant ce cynisme, il est impératif de revenir à la raison et de redessiner une architecture de relations internationales apaisées, pacifiées. Ce n’est pas faire preuve d’angélisme ni de manichéisme que d’affirmer ces principes. Les forces de frappe, les armes de dissuasion peuvent faire exploser mille fois la planète. Une seule suffirait à anéantir l’humanité.


 


 

Peste, guerre et famine

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

La guerre de Poutine contre l’Ukraine a des conséquences planétaires. D’ici à quelques mois, voire quel­ques semaines, des dizaines de millions de personnes vivant à des milliers de kilomètres du champ de bataille vont souffrir et mourir… de faim. Car la Russie et l’Ukraine pèsent lourd au niveau des exportations mondiales dPeste, guerre et faminee céréales. Et, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, les probables perturbations des activités agricoles – récoltes et semis compromis en Ukraine, stocks bloqués en Russie – «  pourraient sérieusement aggraver l’insécurité alimentaire à l’échelle internationale ». D’autant qu’à ces conséquences directes du conflit s’ajoutent le renchérissement général du coût de production de ces matières premières agricoles et celui du coût de l’acheminement de l’aide alimentaire en direction des zones qui en ont le plus besoin. Sans oublier l’impossibilité pour certains gouvernements de continuer à subventionner au niveau actuel l’achat de ces denrées.

À cela s’ajoute la spéculation. Les cours des matières premières et de l’énergie flambent depuis le début du conflit. Une envolée des cours largement supérieure à un simple « ajustement des marchés ». Certains, qu’ils soient entreprises ou États, profitent de la guerre comme d’autres ont profité de la pandémie pour s’enrichir. Que ce soit en limitant les exportations de denrées alimentaires ou en encaissant sans piper mot les surplus de taxes liées aux augmentations de prix. Et dans ce registre, le gouvernement français n’est pas en reste. Les taxes, notamment sur les carburants, font rentrer des millions d’euros dans les caisses.

Si, pour faire face à cette situation exceptionnelle, certains récitent cette antique prière « A fame, peste et bello, libera nos, Domine » (« De la famine, de la peste, de la guerre, libérez-nous, Seigneur »), d’autres avancent des propositions comme le blocage de prix et pourquoi pas des cours de certaines matières premières agricoles ? Comme l’écrivait Robespierre : « Toute spéculation mercantile aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide. »


 


 

Énergie. La sortie du gaz russe, un plan vert pas tout rose

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Bruxelles a présenté, mercredi, sa stratégie pour se défaire de sa dépendance aux hydrocarbures russes d’ici à 2027. Un pas notable en faveur de la transition énergétique, qui ne libère cependant pas l’Union européenne de son addiction aux fossiles.

Ursula von der Leyen avait prévenu : « L’ère des carburants fossiles russes en Europe est bientôt révolue ! » Ce mercredi, la présidente de la Commission européenne a failli joindre le geste à la parole en présentant le plan REPowerEU, censé « réduire rapidement la dépendance à l’égard des combustibles fossiles russes et accélérer la transition écologique ». Forcée par la situation en Ukraine et la pression des opinions publiques européennes, Bruxelles entend désormais répondre à la double urgence de « mettre fin à la dépendance de l’UE » à l’égard des hydrocarbures russes « utilisés comme une arme économique et politique », et de « lutter contre la crise climatique ». Alors qu’en Europe, près de 30 % du brut et 48,4 % du gaz consommés proviennent de Russie, le plan REPowerEU ambitionne de supprimer toutes les importations d’énergies fossiles russes d’ici à 2027. Pour y parvenir, la Commission s’appuie sur trois « piliers » : la réduction de la demande, la diversification des fournisseurs et l’investissement dans les renouvelables.

« Ce qui est surprenant, c’est que ce plan va globalement dans le bon sens », réagit d’emblée Neil Makaroff, responsable des politiques européennes au sein du Réseau Action Climat (RAC). « Sur une enveloppe totale de 300 milliards d’euros investis, l’écrasante majorité sera allouée au financement de la transition énergétique », se satisfait-il.

Doubler la capacité solaire photovoltaïque d’ici à 2025

Concrètement, REPowerEU prévoit de passer de 40 à 45 % la part d’énergies renouvelables dans le mix européen à l’horizon 2030, contre un peu plus de 20 % aujourd’hui. Pour atteindre cet objectif « très rapide », selon Neil Makaroff, le plan prévoit le doublement de la capacité solaire photovoltaïque d’ici à 2025 et l’obligation « légale progressive » pour l’installation de panneaux solaires « sur tous les nouveaux bâtiments publics, commerciaux et résidentiels ». Promettant de « lutter contre la lenteur et la complexité » de certaines démarches, REPowerEU entend en outre accélérer les installations de pompes à chaleur. Il fixe l’objectif de « 10 millions de tonnes de production interne d’hydrogène renouvelable » (additionnés à 10 millions de tonnes d’hydrogène importé) et met en place un « plan d’action pour le biométhane », sans plus de précision.

Comme à l’accoutumée, ces orientations devront d’abord être validées par le Parlement avant d’être négociées par chacun des États membres. « Alors qu’il n’y a pas une seconde à perdre en la matière et que certains États – au premier rang desquels la France, qui préside encore pour quelques semaines le Conseil de l’UE – sont très en retard dans le domaine », souligne Neil Makaroff, le risque est bien d’aboutir à une mise en œuvre au ralenti. Néanmoins, « une partie du plan a vocation à devenir contraignante », explique le spécialiste. Ainsi en va-t-il de l’objectif en matière de réduction de la consommation énergétique, qui passe de 9 % à 13 %.

Des « importations massives de gaz de schiste nord-américain »

Reste que, si la Commission affiche franchement sa volonté de sortir des hydrocarbures russes, elle se refuse à sortir des hydrocarbures tout court. Le plan présenté mercredi prévoitdes « achats communs volontaires » de gaz et de gaz naturel liquéfié. En tout, 10 milliards d’euros seront même consacrés à la construction d’infrastructures gazières supplémentaires. « On parle là d’une vingtaine de nouveaux terminaux méthaniers, capables de traiter les importations massives de gaz de schiste nord-américain – au moins deux fois et demie plus émettrices que le gaz russe, qui arrive aujourd’hui par pipeline. On parle aussi du doublement du gazoduc transadriatique, l’immense pipeline entre l’Azerbaïdjan et l’Italie », note le responsable du RAC. « C’est assez dangereux. L’Europe s’apprête à investir des milliards d’euros dans des infrastructures qui ont vocation à durer dans le temps », poursuit Neil Makaroff, qui pointe le risque d’une « nouvelle dépendance aux énergies fossiles ».

Dernière ombre au tableau : le financement d’un tel plan. En dehors des prêts déjà accordés aux États pour faciliter «  la reprise et la résilience », explique la Commission européenne, 20 milliards d’euros – au moins – seront ajoutés à l’enveloppe sous forme de « subventions tirées de la vente de quotas d’émissions de l’UE ». Plus clairement, « l’Europe injecte dans le marché autant de crédits carbone qui vont, mécaniquement, faire baisser le prix de la tonne de CO2  », précise Neil Makaroff. Un nouveau « permis de polluer » qui risque d’affaiblir un mécanisme dissuasif déjà peu efficace.


 

Malgré la pandémie, des dépenses militaires à la hausse

Pierre Ivorra sur www.humanite.fr

Si la pandémie de Covid-19 a affecté sensiblement l’économie mondiale, elle n’a guère réduit les dépenses militaires des pays de la planète qui, selon l’association spécialisée en la matière, le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), ont pour la première fois franchi la barre des 2 000 milliards de dollars en 2021, s’élevant exactement à 2 113 milliards de dollars, soit un peu moins que le PIB d’un pays comme l’Italie. Ce total additionne à la fois les dépenses militaires classiques et l’armement nucléaire.

Évidemment, les États-Unis couvrent à eux seuls 39 % de ces dépenses, avec un total de 801 milliards de dollars. Ils sont suivis par le pays le plus peuplé de la planète, la Chine. Avec son 1,5 milliard d’habitants, elle dispose d’un budget militaire de 293 milliards de dollars. La Russie de Poutine, en pleine agression de l’Ukraine, est cependant, avec une dépense de 65,9 milliards de dollars, bien loin derrière les deux géants surarmés et ne fait assurément pas le poids face à eux. Son budget paraît malgré tout bien au-dessus des moyens économiques d’un pays qui ne dispose que du 12e PIB mondial, d’une valeur légèrement supérieure à 1 700 milliards de dollars. La France est, elle, passée de la 8e à la 6e place en matière militaire, avec un budget de 56,6 milliards de dollars pour un PIB de 3 140 milliards de dollars.

Ces dépenses illustrent des stratégies géopolitiques à ambition mondiale. Le budget des États-Unis marque le caractère encore impérial de la politique de la Maison-Blanche : à la fois, ils entendent pouvoir toujours intervenir un peu partout sur la planète et ils veulent s’assurer une maîtrise technologique incomparable, préserver leur avance considérable en ce domaine. À eux seuls, ils consacrent plus d’argent pour leurs dépenses militaires que les autres pays du top 20 des plus grands dépensiers en la matière.

La montée en puissance de la Chine s’est faite de manière continue et a accompagné son ascension économique, scientifique et culturelle. La place de l’Arabie saoudite exprime son rôle de gendarme du Moyen-Orient. Son budget militaire de 55,5 milliards de dollars place ce pays au 7e rang mondial, juste derrière la France. Il est à la mesure de sa capacité à produire du pétrole, mais très au-dessus de la dimension de sa population, d’environ 35 millions d’habitants. Le Japon et l’Allemagne, les deux puissances vaincues de la Seconde Guerre mondiale, ont, comparativement, des budgets plus modestes, 54,1 milliards de dollars pour le premier et 56 milliards pour le second, bien qu’ils disposent du 3e et du 4e PIB mondial.


 


 

Europe. Course au réarmement, les affaires décollent

Gaël De Santis, Rosa Moussaoui, Marc de Miramon sur www.humanite.fr

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays européens s’alignent pour muscler leurs dépenses militaires, à hauteur de 2% de leur PIB. La perspective de belles commandes fait grimper la cotation en Bourse des géants du secteur. Le réarmement européen, « cette torche qui prépare l’incendie », prévenait Jaurès en 1914, offre une manne aux investisseurs flairant l’ouverture de nouveaux marchés juteux.

Grâce à Vladimir Poutine, Donald Trump a gagné. Conformément à ses souhaits, les dépenses de défense repartent à la hausse. Tout au long de son mandat, le président des États-Unis n’avait eu de cesse de réclamer de ses alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) qu’ils consacrent 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux dépenses militaires.

En 2014, lors du sommet de Newport, qui se tenait après la conquête de la Crimée par la Russie, ils s’étaient engagés à respecter un tel objectif d’ici à 2024. Au sommet de Bruxelles en 2017, Donald Trump rappelait les Européens, qualifiés de « mauvais payeurs », à leurs engagements. Il disait alors que « 2 % est le strict minimum pour faire face aux menaces très réelles et très vicieuses d’aujourd’hui ». Huit ans après le sommet de Newport, on est loin du compte. Le « club des 2 % », comme l’avait surnommé Trump, ne comptait en 2020 qu’une dizaine de membres sur les trente alliés.

Les livraisons à l’Ukraine créent un appel d’air : le stock hérité de l’ère soviétique est remplacé par une artillerie états-unienne car jugé incompatible avec l’OTAN.  D. Durand, dir. de l’Institut de Documentation et de Recherche sur la Paix

Avec l’invasion de l’Ukraine, le clairon du réarmement sonne désormais clairement en Europe. L’Allemagne, à la traîne avec 1,56 % du PIB dédié à sa défense en 2020, montre désormais l’exemple. Trois jours après le déclenchement de la guerre, Berlin a dévoilé la création d’un fonds de 100 milliards de dollars pour moderniser son armée et atteindre l’objectif des 2 %. Juste après le déclenchement des opérations militaires, le chef de l’armée de terre allemande, Alfons Mais, avait déclaré : « Je n’aurais jamais cru, après quarante et un ans de service en période de paix, devoir faire l’expérience d’une guerre et que l’armée, que je dirige, soit plus ou moins nue. »

La cote de Dassault : + 63,44% en trois mois

Le 5 avril, la Finlande, qui partage une frontière de 1 340 kilomètres avec la Russie, a décidé de participer elle aussi à la course. « L’attaque de la Russie contre l’Ukraine signifie que nous devons réévaluer nos besoins de défense », a justifié Antti Kaikkonen, le ministre chargé des questions militaires. La hausse devrait être de 40 % pour atteindre la cible des 2 %. En outre, au Parlement, un débat a montré qu’une majorité se dessinait désormais pour rejoindre l’Otan. En Suède, elle aussi neutre, ce débat existe également. Là encore, l’objectif est désormais de consacrer 2 % du PIB à la défense d’ici à 2028.

Le Danemark, membre de l’Otan, affiche également une hausse de ses fonds de défense pour atteindre les 2 % l’an prochain. La Lettonie, qui, comme les autres États baltes, accueille des renforts de l’Otan, va, elle, porter à 2,5 % de son PIB ses dépenses d’armement. C’est la mer Baltique dans son ensemble qui se réarme. Or, cette voie, tout comme l’accès aux mers du Sud, est stratégique pour Moscou.

Ces exemples ne demeurent pas isolés, et c’est toute l’Europe qui réarme. La question est : à qui va profiter cette manne ? Aux industriels de l’armement. Pour l’heure, les commandes n’ont pas été engrangées, car la programmation des achats militaires prend du temps. Mais il suffit de suivre les cours de la Bourse pour repérer où les investisseurs prévoient de voir ruisseler l’argent public. Depuis le début de l’année, les cours des français Thales et Dassault ont pris, entre le 1er janvier et le 27 avril, respectivement 61,54 % et 63,44 % ; le britannique BAE Systems a grimpé de 29,88 % ; l’italien Leonardo est en hausse de 54,65 % ; les états-uniens Lockheed Martin, Raytheon Technologies, Northrop Grumman, General Dynamics et L3Harris Technologies affichent une progression de 13,6 % à 25,89 %. Sur la même période, les Bourses de Paris et New York perdaient environ 10 %. Preuve que les financiers n’ont aucune morale, quand le 29 mars des perspectives de pourparlers s’ouvraient, Thales perdait en Bourse 6,02 % et Leonardo 3,96 % !

Nous sommes dans une géopolitique de l’émotion qui doit permettre de créer les conditions d’une intervention en Uukraine, passant actuellement par des livraisons d’armes.  Pierre Conesa

Derrière ces chiffres, il y a en réalité une évolution du marché. « Les livraisons d’armes à l’Ukraine créent un appel d’air énorme, décrypte pour « l’Humanité magazine » Daniel Durand, directeur de l’Institut de documentation et de recherche sur la paix. Beaucoup de ces armements vont être pris dans les stocks de l’époque soviétique, en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays Baltes. Ce déstockage va être remplacé par une artillerie qui sera états-unienne, au motif que ce matériel sera compatible avec l’Otan. » Avec ses industriels, la France aussi essaie de se faire une place. Mais l’Alliance atlantique fonctionne surtout comme centrale d’achat auprès du conglomérat militaro-industriel américain – les cinq premiers vendeurs d’armes au monde sont états-uniens.

Le F-35 US ruine l’Europe de la défense

La Finlande vient de confirmer l’achat de soixante-quatre avions de chasse F-35 de Lockheed Martin, un concurrent du Rafale français et du Gripen suédois. Pour beaucoup, les pays de l’Est feront leurs emplettes auprès de Washington. Certains, telle la Pologne, ont signé un accord de défense en ce sens avec les États-Unis. L’Allemagne, où stationnent plus de 30 000 soldats américains, a annoncé elle aussi, à la mi-mars, qu’elle pourrait acquérir jusqu’à trente-cinq F-35. Or Berlin est engagé, avec Paris et Madrid, dans la création d’un nouvel avion de combat européen Scaf. Des craintes pèsent désormais sur ce programme qui doit aboutir en 2040.

Le secteur militaire n’est pas le seul à bénéficier de cette manne. Le lobby des fonds de retraite danois, Insurance & Pension, souhaite un partenariat public-privé dans le domaine militaire. « Nos entreprises (…) peuvent faire une offre avec des investissements, de l’expérience et des compétences pour exploiter et rénover les bâtiments et installations militaires », a ainsi proposé son directeur, Kent Damsgaard.

Ces chiffres peuvent paraître abstraits. 2 % de PIB, cela signifie que chaque fois que 50 euros de richesse sont créés dans un pays, 1 euro finira en dépenses militaires. « Le rapport du Sipri sur les dépenses d’armement en 2021 annonce qu’on a dépassé les 2 000 milliards de dollars de dépenses militaires dans le monde. C’est obscène, à l’heure où les besoins de financement sont énormes sur le plan de la santé, de l’éducation ou de la sauvegarde de la planète », dénonce Daniel Durand. Avec plus de 800 milliards de dollars, les États-Unis représentent 40 % de cette somme. En 2015, l’Organisation mondiale pour l’alimentation et l’agriculture estimait que, avec un investissement de 267 milliards d’euros annuels jusqu’en 2030, on pouvait éradiquer la faim dans le monde.


3 question à...Pierre Conesaspécialiste des questions stratégiques et militaires.

«Il y a aujourd’hui plus de 400 conflits ou crises sur la planète »

Pierre Conesa publie « Vendre la guerre » aux éditions de l’Aube, essai consacré à ce qu’il nomme le « complexe militaro-intellectuel ». Fustigeant les « bellicistes de plateau », le géopoliticien livre une reflexion sur l’interventionnisme militaire et le rôle des médias.

Selon le dernier rapport annuel du Sipri, les dépenses militaires mondiales ont dépassé les 2 000 milliards de dollars. Que vous inspirent ces chiffres ?

Pierre Conesa : D’abord, il faut dire un mot sur la méthode du Sipri, qui prend en compte non pas les transferts commerciaux mais ceux concernant les équipements. Par exemple, les dons en matériel militaire des États-Unis à l’Ukraine ne seront pas forcément valorisés par une vente  commerciale. Le Sipri, lui, les prend en compte. Ils ont toujours fait comme cela, et ça n’enlève rien au sérieux de leur travail. Pourquoi cette augmentation ? Après la fin de la guerre froide, il s’agissait de « gérer les dividendes de la paix » et de réduire les dépenses militaires, mais ces belles intentions se sont rapidement effacées, notamment avec les guerres en Yougoslavie. Il y a aujourd’hui plus de 400 conflits ou crises sur la planète, que ce soit des insurrections urbaines, des guerres, des conflits tribaux, etc. Le monde n’est pas devenu calme lorsque l’adversaire principal a disparu, même si notre perception de la menace a changé.

Votre livre décrypte ce que vous appelez le « complexe militaro-intellectuel ». Que signifie ce concept ?

Pierre Conesa : Lorsque BHL a effectué son voyage à Sarajevo, tout son discours consistait à dire « on ne peut pas ne pas » intervenir et, par cette double négation, attirer l’attention du politique en mobilisant les médias pour le pousser à agir militairement. C’est évidemment un membre éminent de ce complexe militaro-intellectuel, qui réunit entre autres des intellectuels et des humanitaires, et qui est le fruit de plusieurs changements fondamentaux. Après la Première Guerre mondiale, le héros, c’est l’ancien combattant, celui qui a défendu la ligne de front. La Seconde Guerre mondiale renverse cette perspective avec les victimes civiles érigées à leur tour en figures héroïques, à qui il s’agit de témoigner une forme de respect moral. C’est sur ce champ-là que le complexe va motiver les interventions post-guerre froide, qui sont à géométrie variable et ne suscitent pas du tout la même émotion.

Comment ce complexe s’est-il illustré depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

Pierre Conesa : On est dans une espèce d’« ukrainophilie » absolue qui n’a d’équivalent que la « poutinophobie » délirante. Il y a un récit mythique, basé sur le fait que l’Ukraine est agressée, ce qui est une évidence absolue, mais sans que personne se demande comment on est arrivé à la guerre. Nous sommes dans une géopolitique de l’émotion qui doit permettre de créer les conditions d’une intervention, qui passe actuellement par des livraisons d’armes. D’un autre côté, la guerre au Yémen a fait des centaines de milliers de morts, et l’Arabie Saoudite mène ce conflit à distance, par des bombardements, sans qu’aucun contingent saoudien soit déployé sur le terrain. Bien sûr, on comprend la proximité avec l’Ukraine et la crainte d’une contagion de la guerre en Europe, mais personne n’a jamais menacé Riyad de sanctions.

 


Analyse. Engins de mort, « la vitrine de l’excellence française »

Jusqu’en 2020, Paris a livré du matériel de guerre à Moscou, en dépit de l’embargo européen. Les bénéficiaires de ces ventes : les groupes Thales et Safran, dont l’État français est le premier actionnaire.

Introduisant en 2020 le rapport du ministère de la Défense au Parlement sur les exportations françaises d’armes, Florence Parly exaltait « l’offre française en matière d’équipements militaires » : une « référence mondiale, connue et reconnue », « partie prenante de la vitrine du savoir-faire et de l’excellence française », avec des exportations caracolant l’année précédente à 8,33 milliards d’euros. « Cette vitrine, c’est une richesse que (…) nous devrons faire fructifier », concluait la ministre de la Défense, jugeant « essentiel » le maintien d’une « politique d’exportation volontaire et engagée ». Avec une assurance : « Nous continuerons de mener cette politique dans le respect le plus strict des exigences qui s’appliquent aux exportations d’armement, en pleine conformité avec nos valeurs et nos engagements internationaux. »

« La France applique rigoureusement les régimes de sanctions et les mesures restrictives imposés par les Nations unies, l’Union européenne et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) », assurait ce document. Au même moment, pourtant, Paris se jouait encore de l’embargo sur les armes à destination de la Russie décrété par l’Union européenne le 1er août 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée, en février 2014, et de l’autoproclamation des républiques séparatistes pro-russes de Donetsk et Louhansk deux mois plus tard.

En plein conflit, la France livrait à l’armée russe des équipements de haute technologie, susceptibles d’être utilisés, encore aujourd’hui, en Ukraine : caméras thermiques destinées à équiper plus d’un millier de tanks, systèmes de navigation, détecteurs infrarouges pour les avions de chasse et les hélicoptères de combat. Les bénéficiaires de ces ventes : Thales et Safran, dont l’État français est le premier actionnaire.

En 2015, sous pression, l’Élysée avait fini par renoncer à la vente de deux navires Mistral à Moscou. Mais d’autres livraisons, plus discrètes, se sont poursuivies. Une enquête de Disclose a mis au jour des documents classés « confidentiel défense » confirmant le feu vert donné par Paris avec la délivrance d’au moins 76 licences d’exportation de matériel de guerre à la Russie depuis 2015. Montant total de ces contrats : 152 millions d’euros.

Pour contourner le régime de sanctions, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, suivi par d’autres ministères, dont les Affaires étrangères, a fait valoir que ces demandes de licence portaient sur des contrats antérieurs au 1er août 2014, un calendrier qui les aurait soustraites à l’embargo européen. Avec l’invasion de l’Ukraine, le client Vladimir Poutine s’est mué en « dictateur » dans la bouche du chef de la diplomatie, Jean-Yves Le Drian. « Aucune livraison n’a été effectuée à la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine », jure-t-on au ministère de la Défense. Sans perdre le sens des affaires : le réarmement en cours offre aux entreprises françaises de juteuses opportunités.

publié le 21 mai 2022

Roger Waters,
« le capitalisme
est un système défaillant »

Rosa Moussaoui et Clément Garcia sur www.humanite.fr

Musicien de légende à la conscience politique aiguisée, Roger Waters, inventeur d'un son nouveau, a cofondé en 1965 le groupe de rock Pink Floyd. Il n’a jamais fait mystère de ses engagements internationalistes, de ses combats pour la liberté, la paix, l’égalité.  Entretien

Depuis son studio d’enregistrement à New York, à quelques semaines du début d’une tournée mondiale, Roger Waters, nous a offert un entretien au long cours. Le musicien, connu pour ses engagements internationalistes et ses combats anticapitalistes, nous fait partager ses réflexions sur le monde. Turquie, Ukraine, Palestine, dangers de la civilisation capitaliste, désinformation : aucun des sujets qui font ou défont l’actualité n’échappe à sa sagacité. 

Vous vous êtes récemment engagé pour la libération d’une jeune chanteuse kurde condamnée en Turquie à dix-neuf ans de prison, Nûdem Durak . Comment avez-vous entendu parler d’elle ?

Roger Waters : J’ai entendu parler d’elle par l’un de mes amis. Et j’ai été un peu choqué d’entendre l’histoire de cette jeune femme donc je me suis renseigné. Elle n’a pas pu se défendre lors de son procès, c’était un fait accompli. Elle est en prison depuis sept ans maintenant. Voilà comment tout a commencé.

Comment vous est venue l’idée de lui offrir l’une de vos guitares, signée par de grands noms du rock ?

Roger Waters : Je ne sais pas. Je me suis réveillé un matin et je me suis demandé ce que je pouvais bien faire. J’avais entendu que lors d’une inspection dans les cellules de sa prison, les gardiens avaient cassé la guitare de Nûdem Durak. J’ai donc pensé : « C’est quelque chose que je peux faire, je peux lui donner une guitare, mais pourquoi ne pas le rendre public et lui offrir l’une de mes guitares ? Et aussi, pourquoi ne pas la faire signer par quelques amis et d’autres musiciens et voir si nous pouvons aider, ainsi, à faire connaître un peu sa détresse ? » Et c’est ce que nous avons essayé de faire.

Ces jours-ci, la presse turque a annoncé que vous alliez vous rendre dans ce pays pour remettre vous-même cette guitare à Nûdem Durak dans sa prison. Est-ce vrai ?

Roger Waters : Il est vrai que j’avais envisagé une conférence de presse à Istanbul. Et j’ai eu beaucoup de conversations avec des gens à ce sujet : quels seraient les gestes les plus appropriés pour pousser ceux qui prennent les décisions vers la possibilité d’un nouveau procès ? Je n’irai pas à Istanbul dans l’immédiat si cela devait faire plus de mal que de bien à ce stade. Tout ceci est très difficile. Je parle des pouvoirs en place en Turquie. Nous n’allons pas demain déclencher un soulèvement populaire en Turquie.

Il n’y aura pas des millions de Turcs rassemblés aux portes des prisons pour exiger la libération des détenus politiques. Cela n’arrivera pas. Donc nous devons être très politiques à ce sujet. Des élections auront lieu en Turquie en 2023. Que se passera-t-il ? Personne ne le sait. Je n’ai pas de boule de cristal. Alors je réfléchis à ce qui pourrait être le plus efficace, pour Nûdem comme pour beaucoup d’autres personnes qui partagent son sort et sont dans mon cœur. Je suis dans ce combat, je ne l’abandonnerai jamais.

Suivez-vous toujours avec autant d’attention ce qui se passe à Jérusalem et dans toute la Palestine ?

Roger Waters : Oui, bien sûr ! Les Israéliens envoient maintenant des troupes d’assaut à Al-Aqsa ; ils arrêtent des gens au hasard et détruisent les lieux. Ils pensent qu’ils peuvent faire n’importe quoi et que personne ne le remarquera.

Vous avez été violemment critiqué pour votre soutien au peuple palestinien. On vous a accusé d’antisémitisme. Comment réagissez-vous à ces graves mises en cause ?

Roger Waters : Vous savez, je me suis engagé depuis 15 ans seulement dans ce combat. Mais j’ai été assez impliqué et je le suis de plus en plus chaque jour. J’ai de grands amis en Israël, comme Nurit Peled, par exemple, dont la fille a été tragiquement tuée dans un attentat suicide à Tel Aviv il y a de nombreuses années. Elle est extraordinairement active dans le combat que nous menons pour l’égalité des droits pour tous nos frères et sœurs, pas seulement en Palestine et en Israël, mais dans le monde entier. Elle m’envoie chaque jour des nouvelles de ce qui se passe là-bas.

Alors que je faisais partie du Tribunal Russell sur la Palestine, j’ai parlé aux Nations Unies devant le Comité des droits de l’homme. J’ai mis une putain de cravate et un costume et je les ai appelés Vos Excellences. Et j’ai fait un discours. C’était le 29 novembre 2012, le jour où l’Assemblée générale des Nations unies a voté à une écrasante majorité en faveur de l’admission de la Palestine à l’ONU, bien que seulement en tant qu’État observateur. Mais c’était la première fois qu’il était reconnu que la Palestine pourrait être un État.

Fondamentalement, le message de The Wall reste, dans ce monde où la propagande tend à prendre le pas sur le réel : « Vous avez le pouvoir ». Roger Waters

Une décennie s’est écoulée depuis lors. Et toujours rien. Pas même le plus petit clin d’œil à l’idée que les États-Unis se soucient des droits humains d’une quelque manière que ce soit. Pas seulement en Palestine, d’ailleurs. Je ne suis pas dégoûté. Si, je le suis. Mais je continue à me battre. Est-ce que j’en ai quelque chose à foutre de ces attaques contre moi ? Non, je m’en fous. Je les emmerde.

D’où vous viennent vos engagements internationalistes ?

Roger Waters : De ma mère et de mon père, évidemment. Vous savez, tous ceux d’entre nous qui ont un cœur, une âme et une once d’amour prennent le chemin de tels engagements. Mais plus encore si vos parents sont Eric Fletcher et Mary Duncan Waters et qu’ils vivaient à Londres dans les années trente. En fait, Eric Fletcher, mon père, était en Palestine en 1935. Il enseignait à la St. George’s School de Jérusalem. J’ai donc un lien familial étrange avec la Palestine.

Il écrivait des lettres à ma grand-mère pour lui dire combien il était préoccupé par la situation difficile des peuples autochtones qui avaient vécu ensemble pendant toute la durée de l’Empire ottoman, jusqu’à la Première Guerre mondiale. Juifs, chrétiens, druzes et musulmans vivaient tous ensemble. Le rêve sioniste a détruit le potentiel de tous les gens qui vivaient dans cette région côte à côte. Les uns avec les autres, sans qu’un groupe ait le pouvoir sur tous les autres, ce qui est le cas actuellement, avec l’assentiment de pays qui se disent épris de liberté, de démocratie.

David Gilmour et Nick Mason se sont joints à d’autres musiciens pour interpréter une chanson de soutien à l’Ukraine. L’avez-vous écoutée ?

Roger Waters : Je l’ai écoutée, oui. Je désapprouve leur démarche. Il y a un incendie, des gens meurent et cela revient à verser de l’huile sur le feu. Vous savez, David et Nick, de toute évidence, suivent leur propre chemin et se font leur propre opinion sur les choses. J’étais dans un groupe de rock avec eux, mais ça s’est terminé en 1985. C’est il y a très, très longtemps maintenant. Mes opinions politiques n’ont pas changé. Enfin, j’ai très peu changé depuis.

Mais c’était devenu de plus en plus clair au cours des dernières années où j’ai travaillé avec eux : on ne se comprenait plus du tout. Ils ont subi un lavage de cerveau, comme beaucoup de gens. Et toute cette agitation de drapeaux bleus et jaunes ne fait de bien à personne. La seule chose importante à propos de l’Ukraine en ce moment, c’est d’arrêter la guerre en cours. De l’arrêter par la diplomatie et les négociations entre Zelensky et Poutine, qui ont besoin pour cela d’un peu d’aide de la part des États-Unis et des gouvernements britannique, français, allemand, des Européens, et probablement de la Chine aussi. Pour qu’ils puissent tous dire, d’accord, c’est bon, ça suffit les combats. Voilà ce que nous devons encourager.

Vladimir Poutine est un tyran mais l’occident n’est pas un camp merveilleux rempli d’amour pour la liberté et la démocratie. Roger Waters

En Occident, on ne voit rien d’autre que ce tyran maléfique de Vladimir Poutine - ce qu’il est. Mais l’Occident n’est pas un camp merveilleux rempli d’amour pour la liberté et la démocratie. Les États-Unis se fichent complètement des droits humains, ils l’ont maintes fois prouvé en envahissant eux aussi des pays souverains. Et Zelensky n’est pas le type formidable, le Robin des bois que l’on dépeint. C’est juste un politicien opportuniste, qui a déclaré illégales onze organisations d’opposition, qui s’est allié aux néonazis du bataillon Azov. Nous, dans le mouvement pour la paix, devons utiliser tous les bons offices dont nous disposons pour encourager la diplomatie, pour encourager des pourparlers de paix.

Vous dénoncez la « dystopie d’entreprise dans laquelle nous luttons tous pour survivre ». Parlez-vous là du système capitaliste ?

Roger Waters : Oui, bien sûr. C’est de cela que je parle. Regardez la destruction que l’esclavage, le colonialisme et l’économie néolibérale ont causée au monde entier… L’école de Chicago et Milton Friedman ont fait du marché non régulé la panacée pour tous les maux du monde : il fallait laisser faire le marché et tout irait bien. Non.

Le capitalisme mobilise des outils de propagande afin de contrôler le récit pour le monde entier. C’est à JeffBbezos qu’appartient le “Washington Post... Roger Waters

C’est un système corrompu, défaillant, qui prêche littéralement de ne pas se soucier des autres, de nous battre les uns contre les autres jusqu’à la mort comme condition prétendue du progrès et de la richesse. Et ce système mobilise des outils de propagande destinés à contrôler le récit pour le monde entier. C’est une question centrale.

Le Washington Post appartient à Jeff Bezos. Vous savez, le connard qui fait pisser les chauffeurs dans des bouteilles sur le bord de la route parce qu’ils ne peuvent même pas s’arrêter pour une pause pendant leur journée de travail. Bezos, Zuckerberg, Gates, Buffett… ils sont considérés comme de grands hommes. Regardez-les… J’ai déjà rencontré Elon Musk. Il suffit de regarder dans ses yeux pour voir qu’il est fou à lier.

Vous avez inventé un son à la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, en studio avec Pink Floyd, qui continue d’inspirer de nombreux musiciens contemporains. Beaucoup d’entre eux vous considèrent comme le parrain de la musique moderne.

Roger Waters : Il est vrai qu’aux débuts de Pink Floyd, nous étions - et Syd Barret particulièrement - très intéressés par l’expérimentation, les répétitions d’écho, etc., mais il n’y avait pas d’ordinateurs à cette époque-là. Le Binson Echorec avait déjà été inventé. C’était un disque, un vrai magnétophone qui enregistre et lit ensuite l’enregistrement avec des têtes de lecture placées autour du disque. Il y avait aussi l’Echoplex, qui était une boucle de bandes en rotation. Ou encore le Copicat. Différentes personnes travaillaient à l’époque sur le retardement de bande (le son différé). C’est mon ami Ron Geesin qui m’a appris à faire un long retardement avec une boucle de bande magnétique.

Et puis, lentement, le numérique s’est développé, de sorte qu’en 1976, 1977, quelque chose comme ça, certains commençaient à être en mesure de créer des “lignes à retard” numériques. Je me souviens en avoir acheté une demi-douzaine, de les avoir superposées et mises en série pour obtenir un retard d’une seconde ou d’une seconde et demie. Quelqu’un a dû commencer à déconner avec l’électronique, en inventant la première boîte. Je n’ai aucune idée de qui c’était, mais ça a pu arriver parce qu’ils ont vu que les valves d’un ampli réagissaient mal à un signal trop fort. Et vous obtenez ce son de guitare déformé. Oh mon Dieu, le larsen ! Personne n’a jamais pensé pouvoir soutenir une note guitare comme ça.

Nous avons depuis découvert que des génies existent. L’un d’entre eux s’appelle Jeff Beck : il jouait une musique incroyable en maniant les effets. Roger Waters

Et puis soudain, quelqu’un a dit : «Oh, attendez une minute. Vous pouvez changer le signal ! Et si on mettait ça dans quelque chose sur lequel on peut mettre le pied ? Oh, mon Dieu, c’est la pédale, wah ! » Tout ça n’était qu’une continuation des distorsions d’une Fender Strat. Oh, mon Dieu, vous pouvez accorder toutes les cordes en appuyant avec le pied sur le côté. Mais c’est Apache ! [une chanson des Shadows, NDLR]. Nous avons depuis découvert que des génies existent. L’un d’entre eux s’appelle Jeff Beck : il jouait une musique incroyable en maniant les effets. Ce sont des petits pas technologiques. La manière dont on en fait usage, c’est autre chose.

Il y avait également Peter Zinovieff, qui a créé le premier ordinateur qui générait lui-même de la musique. J’en ai eu longtemps un entre les mains ! En gros, c’est trois oscillateurs de fréquence très, très simples qui modifient les ondes. C’est une technologie vraiment simple. Mais si vous envoyez ça à travers un filtre égalisateur… Vous savez, c’est ce que j’ai passé toute ma putain de carrière à faire parce que j’aime ça. Je ne sais pas où les gens vont chercher l’idée que c’était révolutionnaire de quelque façon que ce soit.

Est-il vrai que vous allez enregistrer un album folk ?

Roger Waters : Qu’est-ce que la musique folk ? Quand j’étais gamin, nous savions tous ce qu’était la musique folk. C’était de la musique acoustique. Et à l’époque, on jouait normalement sur une guitare acoustique, probablement à cordes en boyau, vous savez, une guitare de style espagnol. Cela aurait pu être autre chose : un harmonium, une cornemuse, un sifflet en fer-blanc, un violon. Mais cela est venu de la tradition des troubadours allant de village en village en chantant des chansons. C’est donc le conteur assis sous le marronnier, en fait.

Et ça, ça a survécu, certainement jusque dans les années soixante aux États-Unis. Principalement grâce au travail de gens comme Alan Lomax, qui partaient vers le sud et enregistraient tous les joueurs de blues. Le blues est venu en grande partie des gens qui travaillaient dans les champs, comme on le sait. C’est une histoire très intéressante. J’adore cette histoire. Et c’est mélangé, cependant, avec la mythologie : conclure un pacte avec le diable à la croisée des chemins pour devenir un grand joueur. Il y a quelque chose de très louisianais là-dedans. Tout cela est très romantique dans toute l’histoire de la musique folk, Alan Lomax, Woody Guthrie, « This land is my land »…

Il existe une longue tradition dans la musique populaire d’artistes engagés. Vous sentez-vous proche de certains d’entre eux ?

Roger Waters : Oui. Billie Holiday. C’est elle qui me vient d’abord à l’esprit. Harry Belafonte est un grand héros à mes yeux. On pourrait parler de Paul Robeson aussi, à cause du prix qu’il a payé pour son engagement politique, son implication auprès de la classe ouvrière aux États-Unis dans les années quarante et cinquante. Et ainsi de suite.

Vous avez composé dans les années quatre-vingts la musique d’un opéra pop, « Ça ira », sur la Révolution française. Quels souvenirs gardez-vous de la collaboration, à cette occasion, avec Étienne Roda-Gil, l’un des meilleurs paroliers français ?

Roger Waters : Il y a quelques années, juste avant sa mort, Étienne est venu me rendre visite à New York. Nous marchions dans la 54e rue, tôt le matin, avant une journée d’enregistrement. Nous nous sommes arrêtés à la table d’un café, dans le rayon de soleil de cette rue étroite. J’ai pris un expresso, mais Étienne était alcoolique : il a pris un gros shot de whisky, en fumant cigarette sur cigarette, des Benson & Hedges. Nous discutions de choses et d’autres, je ne sais plus comment la conversation a pris un tour philosophique. Il est parti, revenu, m’a regardé droit dans les yeux en murmurant, avec son accent français à couper au couteau : « Peut-être ne suis-je pas seul ».

Peu de temps après, il s’est saoulé à mort, il travaillait à ça depuis un demi-siècle. C’était évident que ça allait arriver. Ce jour-là j’ai griffonné ces mots sur un morceau de papier que j’ai glissé dans ma poche arrière. Je l’ai toujours, mais il est dans un portefeuille maintenant parce que j’ai réalisé qu’il commençait à s’effilocher et à se déchirer et que je le perdrais si je le gardais dans ma poche. J’aimais le garder près de moi, comme un talisman. « Peut-être ne sommes-nous pas seuls ». J’ai ressenti, à entendre ces mots, une grande émotion. Ils me donnent de l’espoir.

Vous souvenez-vous que l’Afrique du Sud a interdit The Wall de Pink Floyd au début des années quatre-vingt, quand les étudiants chantaient cette chanson pour protester contre le système d’apartheid ? Comment expliquez-vous le pouvoir subversif d’une chanson ?

Roger Waters : Eh bien, j’espère que le pouvoir de subversion de cette chanson-là ne s’est pas éteint. Fondamentalement, son message reste, dans ce monde où la propagande tend à prendre le pas sur le réel : « Vous avez le pouvoir ».

Vous voyez cette photo de Syd Barret ? Elle apparaîtra sur l’écran après le dernier couplet de wish you were here C’est difficile pour moi de m’y confronter. Roger Waters

Vous avez annoncé une tournée cet été. Quel sens lui donnez-vous ?

Roger Waters : Son titre est This is not a Drill (Ceci n’est pas un exercice). Vous voyez cette photo [il nous montre une photo de Syd Barret] ? Elle apparaîtra sur l’écran après le dernier couplet de Wish You Were Here. C’est difficile pour moi de m’y confronter. Nous allions à un rendez-vous au siège de Capitol records, puis en descendant dans la rue, Syd m’a lancé dans un sourire : “C’est beau ici à Las Vegas, n’est-ce pas ?”. Évidemment, il devenait fou à ce moment-là. Puis son visage s’est assombri et il a craché un seul mot. “Les gens”, il a dit.

Quand vous perdez quelqu’un que vous aimez, ça sert à vous rappeler que “ce n’est pas un exercice”. Eh bien, “ce n’est pas un exercice”, c’est le nom que j’ai donné à la tournée. Toute ma tournée vise à faire comprendre aux gens que nous sommes au milieu d’un temps de grand désespoir. Nous sommes confrontés à une catastrophe absolue. Et “ce n’est pas un exercice”. Nous avons une responsabilité absolue envers tous nos frères et sœurs pour empêcher les gangsters qui sont aux commandes de détruire le monde. C’est tout.

publié le 20 mai 2022

IVG :
le débat s’embrase aux USA

Anaïs Sidhoum sur https://rapportsdeforce.fr/

La révélation, dans Politico le 2 mai dernier, que la Cour suprême s’apprête à lever la protection du droit à l’avortement (IVG), a fait l’effet d’une bombe dans un pays ultra-polarisé et où les tensions sont déjà extrêmes. Devenu enjeu majeur de la campagne des mid-terms pour les Démocrates, et source de surenchère conservatrice pour les Républicains, c’est une question existentielle pour beaucoup d’Américaines, qui se mobilisent en masse. Mais la bataille autour de l’avortement n’est jamais restée cantonnée au terrain législatif ou judiciaire aux États-Unis : c’est l’une des causes principales du « terrorisme domestique » depuis des décennies.

Se rendre « ingouvernables », jusqu’à ce que le droit à disposer de leur corps leur soit garanti. C’est la promesse qu’on scandée à Washington les manifestantes d’un des près de 400 cortèges qui ont réuni des centaines de milliers de personnes à travers tout le pays, samedi dernier. Et en effet, dès la fuite au début du mois de documents internes de la Cour Suprême, faisant état de l’intention de l’institution de renverser la décision Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 la protection fédérale de l’interruption de grossesse au titre du droit à la vie privée, des femmes ont commencé à se mobiliser, bien décidées à ne pas laisser les États gouverner leur corps.

En plus des grandes manifestations de ce week-end, organisées par des associations nationales comme le planning familial américain et la Women’s March, et appelé par plusieurs syndicats et collectifs, elles ont aussi eu recours à des formes d’action plus controversées. Les rassemblements devant les domiciles de juges conservateurs à la Cour suprême en particulier, ont suscité des réactions d’indignation chez les Républicains, appuyées par les appels au calme et à la civilité de cadres Démocrates.

Outrés par les images de ces rassemblements pacifiques réunissant quelques dizaines de femmes, parfois virulentes, dans des quartiers résidentiels huppés, plusieurs gouverneurs Républicains ont écrit au Procureur général fédéral pour exiger qu’il déterre une loi de 1950 pour réprimer ces manifestations, certains le menaçant même d’une procédure d’impeachment si leur parti reprenait la majorité au Congrès et qu’il ne s’était pas exécuté.

 The war on women

 Les élus Républicains ne font cependant rien pour apaiser les tensions. L’annonce de cette victoire majeure que représentera pour leur camp la décision de la Cour Suprême, attendue en juin, a galvanisé les opposants à l’avortement. Et les plus farouches d’entre eux ont multiplié les déclarations menaçant plus largement les droits reproductifs des femmes. Comme n’autoriser la contraception qu’aux seuls couples mariés, voir l’interdire complètement : de la pilule du lendemain à la pilule contraceptive en passant par les stérilets. Ou interdire l’avortement y compris en cas de viol ou d’inceste, et revenir sur ces exceptions quand elles existent. Mais les élus Républicains passent des déclarations aux actes dans plusieurs États. Treize d’entre eux ont ainsi déjà voté des « trigger laws », des lois interdisant l’avortement qui s’appliqueront automatiquement dès l’officialisation de la décision de la Cour Suprême.

Cette ligne politique, qui n’a cessé de prendre de l’importance dans le camp conservateur depuis les années 70, est qualifiée de véritable « guerre aux femmes » par les Démocrates. Ceux-ci ont donc fait de la révélation de la décision à venir de la Cour un argument électoral : pour faire barrage à l’interdiction de l’avortement, il faut donner la majorité au parti du président lors des élections de mi-mandat en novembre. Plusieurs cadres démocrates ont donc appelé les manifestantes à privilégier les urnes à la rue. La Maison-Blanche, sensible aux inquiétudes exprimées par les Républicains, avait condamné préventivement tout acte de « violence, menace ou vandalisme » à l’égard des juges. Sénateurs républicains et démocrates ont même, dans un effort bipartisan quasi unique dans cette période de polarisation exacerbée, adopté à l’unanimité une loi visant à interdire toute manifestation aux abords des domiciles des juges fédéraux et de leurs familles.

Menace terroriste

Mais le mouvement féministe américain est loin de considérer unanimement que la voie électorale est suffisante pour faire valoir ses droits. « Si l’avortement est menacé, vous l’êtes aussi », a été tagué sur le mur du siège incendié d’une organisation antiavortement du Wisconsin. L’attaque au cocktail Molotov dans la nuit du 8 mai de ce bâtiment à Madison, a provoqué l’ouverture d’une enquête par la police locale assistée du FBI et de l’ATF, pour incendie volontaire. Elle a également été revendiquée, le 10 mai, dans un communiqué (voir en fin d’article) qui exige « la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours ». Faute de quoi, elle promet d’autres attaques plus violentes « jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu ».

Ce document texte a été transmis au journaliste d’investigation Robert Evans sous la forme d’un lien Tor, par l’intermédiaire d’une source qu’il qualifie « extrêmement fiable ». L’authenticité de ce communiqué n’a pas été vérifiée, même si des enquêtes sont en cours par la presse et la police, mais le reporter le juge suffisamment crédible et cohérent avec l’attaque pour le rendre public. Intitulé « Premier communiqué », il est signé d’un groupe inconnu se faisant appeler Jane’s Revenge, la vengeance de Jane, en référence au Jane Collective, un collectif féministe qui a favorisé des IVG illégales sûres à des milliers de femmes avant 1973. Si « Jane’s Revenge » présente son choix de l’action directe comme « la militarisation minimale requise pour toute lutte politique », il l’inscrit aussi comme une réponse à la violence du mouvement dit « pro-vie ».

« Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps quon nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties », explique le groupe Jane’s Revenge.

 Les meurtres des « pro-vie »

Le mouvement antiavortement a en effet une longue tradition de violence aux États-Unis. C’est même l’une des principales causes de « terrorisme domestique » depuis les années 70. Entre 1977 et 2020, la Federation Nationale de l’Avortement a recensé pas moins de onze meurtres et vingt-six tentatives. Auxquels s’ajoutent quatre enlèvements, quarante-deux attaques à la bombe, près de deux cents incendies volontaires de cliniques et une centaine de tentatives.

Bien qu’une loi fédérale leur garantisse un petit périmètre de trottoir devant permettant l’accès aux patientes, de nombreuses cliniques à travers le pays font face quotidiennement à des dizaines de manifestants antiavortement souvent hargneux et parfois violents. Des personnels soignants pratiquant des IVG ont ainsi dénoncé le deux-poids, deux-mesures de l’effort bipartisan des sénateurs en faveur de la protection des juges. Ils n’ont pas manqué de rappeler qu’ils sont constamment soumis à des actes de violence, de harcèlement et de menaces, certains vivant sous protection policière, d’autres s’abstenant de donner leur nom à leur enfant pour les protéger de toutes représailles. Et qu’il existe dans le pays une longue jurisprudence qui autorise les campagnes de harcèlements à leur égard au nom du 1er amendement, garant de la liberté d’expression. Premier amendement sur lequel les sénateurs ont pourtant fait primer la sécurité des juges et de leur famille dans leur projet de loi.

Or, le terrorisme antiavortement, très souvent motivé par de l’extrémisme religieux, catholique ou évangéliste, a une proximité historique très forte avec le terrorisme d’extrême droite et le suprémacisme blanc. Et, plus récemment, avec l’importante mouvance conspirationniste, obsédée par le trafic d’enfants et les sacrifices de bébés, comme l’illustre tragiquement la tuerie de masse de 2015 au Planing Familial de Colorado Springs. Là, un individu avait tué trois personnes et en avait blessés neufs, convaincu que la clinique se livrait à un trafic d’organes de fœtus. Une convergence parfaitement synthétisée par ce militant coiffé d’une casquette au slogan suprémaciste blanc, répondant à des manifestantes protestant contre une église qui organise des piquets devant les centres IVG : « Ni ton corps ni ton choix : ton corps est à moi et tu vas porter mon bébé ».

Quelques jours avant la tuerie de Buffalo, motivée par l’idéologie raciste du Grand remplacement, le Département de la Sécurité intérieure avertissait que l’avortement risquait de devenir un moteur encore plus important de violence. Le département d’État s’inquiétait ainsi d’une probable  augmentation du terrorisme anti-IVG, des « extrémistes violents motivés par les questions raciales et ethniques qui souscrivent aux discours antiavortement ». Et pourraient passer à l’acte pour, selon leurs fantasmes, « sauver les enfants blancs » et « combattre le génocide blanc ». Mais, pour la première fois, le département d’État craint des actions violentes à l’égard des institutions et de leurs représentants que pourraient entreprendre les défenseurs du droit à l’avortement. 


Premier communiqué
Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps qu’on nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties.
Ceci n’était qu’un avertissement. Nous exigeons la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours. Ce n’est pas une simple « différence d’opinions » comme le présentent certains. Nous luttons littéralement pour nos vies. Nous ne resterons pas gentiment assis.e.s tandis que nous sommes tué.e.s et réduit.e.s en esclavage. Nous n’avons plus ni patience ni pitié pour celles et ceux qui veulent nous priver du peu d’autonomie qui nous reste. Puisque vous persistez à faire exploser des cliniques et à assassiner des médecins, nous aussi allons avoir recours à des tactiques de plus en plus extrêmes pour protéger notre liberté à disposer de notre propre corps.
Nous sommes contraint.e.s d’adopter la militarisation minimale requise pour toute lutte politique. Nous le répétons : il ne s’agissait que d’un avertissement. La prochaine fois, l’infrastructure des esclavagistes n’y survivra pas. L’impérialisme médical n’aura pas face à lui un ennemi passif. Le Wisconsin est la première étincelle, mais nous sommes partout aux USA et ce sera notre seul avertissement.
Et nous ne nous arrêterons pas nous ne reculerons pas, et nous ne nous arrêterons pas de frapper jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu.
Nous ne sommes pas un unique groupe, il y en a de nombreux. Nous sommes dans votre ville. Nous sommes dans toutes les villes. Votre répression ne fait que renforcer notre complicité et notre détermination.
Jane’s Revenge

NDT : la langue anglaise est ainsi faite que le texte d’origine ne comprend aucune indication de genre – dans le doute vis-à-vis des intentions des auteur.ices anonymes, il a été décidé d’utiliser une formulation non genrée.

publié le 18 mai 2022

L’Espagne et
la convoitise historique du
Sahara occidental

Aitana Perez sur https://lvsl.fr

Le 18 mars 2022, le premier ministre Pedro Sánchez a rompu la position de neutralité historique de l’Espagne vis-à-vis du Sahara en affirmant que le plan d’autonomie du Maroc pour ce territoire constituait une feuille de route « sérieuse, réaliste et crédible ». Or, l’adoption de ce document reviendrait à accepter l’occupation marocaine qui s’est produite dans le Sahara occidental en 1975, suite au départ des troupes espagnoles, ainsi qu’à ignorer le désastre humanitaire qui en a résulté. Depuis le début du conflit, on compte 4 500 disparitions forcées, 30 000 détenus, des centaines de prisonniers politiques, un mur de 2 700 km enclercant les Sahraouis, 5 camps de réfugiés dans la province de Tindouf et plus de 20 personnes assassinées par des drônes marocains. La décision de Sánchez, issu d’un gouvernement de coalition progressiste, a été accueillie avec surprise par tous les bords politiques et par les diverses associations de soutien au peuple sahraoui. Quelles raisons ont poussé Sánchez à rompre avec la neutralité de l’Espagne et à faire cette concession géopolitique au Maroc ?

Le Sahara occidental, hier et aujourd’hui

En novembre 1975, la mort du dictateur espagnol Francisco Franco est imminente. À cette époque, le Sahara occidental, dernière colonie détenue par l’Espagne, s’érige comme un territoire empreint d’agitations indépendantistes et de tentatives d’occupation. Les autorités espagnoles entament en 1974 un processus de décolonisation du territoire, en proposant d’organiser un référendum d’autodétermination selon les recommandations des Nations Unies. Le roi du Maroc, fragilisé par deux coups d’État successifs, s’oppose à cette voie démocratique et lance la Marche verte, une opération « pacifique » mobilisant 350 000 civils sur le Sahara. Sous pression, l’Espagne décide de signer les accords tripartites de Madrid (1975) et de céder au Maroc et à la Mauritanie la colonie africaine.

Le Front Polisario, un mouvement de libération du peuple sahraoui, entre en guerre avec les deux nouvelles puissances d’occupation et parvient à expulser les Mauritaniens du Sahara en 1979. Le sud, désormais libre, est pourtant annexé par le Maroc, qui réussit à s’implanter durablement dans le territoire. Tout en n’étant pas reconnu par une grande partie de la communauté internationale, le Front Polisario annonce en 1976 la création de la République arabe sahraoui démocratique (RASD). La RASD devient membre de l’Union africaine en 1982. Aujourd’hui, le Maroc contrôle 80% de sa superficie. 

La situation juridique du Sahara reste pour autant sujette à discussion. L’Espagne demeure en théorie la puissance administrative du territoire dans la mesure où la loi de Décolonisation du Sahara ne fut jamais publiée dans le Bulletin officiel de l’État. En 1960, l’ONU avait également jugé que le Sahara occidental était un territoire en attente de décolonisation. D’un point de vue du droit international, l’Espagne ne pouvait pas transférer unilatéralement la souveraineté de ce territoire au Maroc et à la Mauritanie.

La Cour internationale de Justice a d’ailleurs considéré que ces deux pays ne possèdent aucun lien de souveraineté territoriale vis-à-vis du Sahara. Ce dernier reste ainsi l’un des dix-sept territoires « non autonomes » du Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies et ne pourra devenir souverain qu’après la réalisation d’un référendum. C’est pourquoi, loin de garantir son indépendance, le plan d’autonomie du Maroc ferait du Sahara occidental une région autonome marocaine et permettrait d’accomplir le rêve nationaliste du Grand Maroc développé dans les années 1950 et 1960. 

« Selon l’ONU, le Sahara occidental est un territoire en attente de décolonisation. »

Pourquoi Pedro Sánchez a-t-il donc accepté de soutenir les ambitions du roi Mohammed VI ? Les raisons sont à chercher dans la crise migratoire qui s’est produite en mai 2021 aux abords des villes de Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles situés dans le continent africain. En effet, l’année dernière le leader du Front Polisario a été accepté au sein d’un hôpital espagnol après avoir contracté la covid-19. Une crise s’est alors déclenchée avec le Maroc, qui a vu dans cet acte une prise de position favorable aux Sahraouis.

En Espagne, une entrée irrégulière massive a eu lieu : plus de 8 000 migrants ont franchi la frontière de Ceuta et Melilla en deux jours sans que les forces de l’ordre marocaines ne s’y opposent. Cet événement, qui a manifesté la pression exercée par le Maroc sur l’Espagne en matière d’immigration, a confirmé que les migrants sont de plus en plus traités comme des monnaies d’échange par le royaume alaouite. Or, le Maroc est le principal partenaire commercial de l’Espagne : le pays dirigé par Sanchez est le premier fournisseur et client de la puissance africaine, et son deuxième marché émetteur de touristes.

Le « chantage migratoire » imposé par le Maroc a ainsi dégradé l’activité économique de l’Espagne. Le ministre des Affaires étrangères espagnol a déclaré ouvertement, en justifiant la décision sur le Sahara, que les échanges commerciaux entre les deux pays dépendent du bon fonctionnement des frontières. Après une année de tensions migratoires, la rupture de la neutralité sur le Sahara s’avère une manière de lisser les relations avec le Maroc et de garantir une meilleure coopération dans la gestion des flux migratoires. Selon le journal El País, Sánchez souhaiterait en outre assurer le respect de « l’intégrité territoriale » de l’Espagne (en particulier Ceuta et Melilla), et d’empêcher l’amplification de la zone économique exclusive du Maroc sur les eaux autour des îles Canaries.

La convoitise du Sahara occidental et le rôle des États-Unis dans le conflit

S’il paraît que le pays ibérique a finalement rompu tous ses liens historiques avec le Sahara, la convoitise de cette région par d’autres puissances internationales vient de loin. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle l’Espagne prend sous protection le Sahara occidental, elle espère tirer un profit important de l’enclave africaine. Le Sahara est non seulement un port de sortie vers l’Amérique mais également un territoire proche des îles Canaries qui compte avec d’immenses terrains de pêche. Or, les ressources trouvées au Sahara ont été plus importantes que ce que les Espagnols avaient prévu. Ces derniers ont découvert des réserves de phosphate de la meilleure qualité du monde, un minerai essentiel pour la production d’engrais.

À partir des années 1960, l’extraction des phosphates du gisement de Bucraa est devenu un jalon colonial pour l’Espagne, faisant du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. Depuis sa création, le Front Polisario a d’ailleurs été proche de l’Algérie en ce qu’il s’est lui-même inspiré du Front de libération nationale algérien (FLN). Or, en pleine guerre froide, l’intérêt de l’Algérie pour le Sahara occidental a sonné l’alarme chez les États-Unis, qui a craint que l’instabilité des régimes espagnol et marocain puisse conduire à l’emprise de la région par l’Algérie.

« Les réserves de phosphates ont rendu le Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. »

Si les États-Unis n’ont pas souhaité l’indépendance du Sahara pour tirer eux-mêmes profit du territoire, ils attendaient pourtant que le Maroc s’empare de cette région afin de garantir leur équilibre géopolitique par le biais d’une puissance alliée. Différents présidents américains ont alors soutenu le Maroc dans sa conquête du Sahara en fournissant notamment de l’aide aux forces aériennes marocaines. Même Joe Biden, dont on attendait une rupture avec le comportement de Donald Trump, a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en juillet 2021.

En effet, les États-Unis ont soutenu la signature des Accords d’Abraham en 2020, qui ont rétabli les relations entre l’Israël et le Maroc, parmi d’autres États arabes. Biden a tout intérêt à suivre la voie de Trump et ne pas s’opposer au plan d’autonomie marocain pour garantir le rapprochement de Rabat, puissance stratégique du monde arabe, à l’État hébreu, allié historique des États-Unis. Les gains du Maroc dans cette opération de conquête ne sont pas moins impressionnants. Depuis la signature des accords de Madrid en 1975, le royaume alaouite tire un énorme profit des mines de phosphate du Sahara, et ce, malgré les attaques du Front Polisario sur les structures d’extraction du minerai. La mine de Khouribga, exploitée par le groupe marocain OCP, de propriété publique, produit 35 milliards de tonnes de phosphates par an. Ce minerai représente ainsi 20 % des exportations du Maroc et constitue environ 5% de son PIB. 

Les conséquences du virage diplomatique de l’Espagne, du gaz algérien à l’espionnage marocain

De par les enjeux géopolitiques et humanitaires de la région, les réactions au changement de position de l’Espagne sur le Sahara occidental n’ont pas tardé. Dans un contexte d’augmentation du prix de l’énergie en Europe, les regards se sont d’abord posés sur l’Algérie, premier fournisseur de gaz de l’Espagne. En effet, de par son inimitié vis-à-vis de la question du Sahara, l’Algérie n’a pas de relations diplomatiques avec le Maroc depuis le mois d’août 2021. L’ambassadeur algérien est parti de Madrid le jour suivant la diffusion du message du président Sánchez.

Or, les Espagnols craignent que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’était déjà fragilisé en octobre 2021 lorsque l’Algérie a mis hors service le principal gazoduc Maghreb-Europe. Cet acte mettait définitivement à terme les relations commerciales entre l’Algérie et le Maroc, qui possédait des droits de passage sur le gazoduc. L’impact énergétique pour l’Espagne a été conséquent. Selon la compagnie Enegás, l’Algérie a couvert 47% de la demande de gaz en Espagne en 2021 et presque la moitié des mètres cubes de gaz reçus provenait du gazoduc Maghreb-Europe récemment fermé. Les relations entre le Maroc et l’Algérie semblent, dès lors, se tordre de plus en plus, l’Algérie ayant récemment annoncé qu’elle réalisera en novembre des opérations militaires avec la Russie près de la frontière marocaine.

« L’Espagne craint que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’est fragilisé en octobre 2021 avec la mise hors service du gazoduc Maghreb-Europe. »

Il reste à voir si le plan d’autonomie du Maroc sera finalement approuvé par la communauté internationale et, le cas échéant, comment se déroulera sa mise en œuvre. Le destin des milliers de Sahraouis installés dans les camps de réfugiés de Tindouf est en jeu. La réactivation du conflit militaire entre le Maroc et le Front Polisario en 2020 a déjà supposé de nombreuses attaques contre les civils et le Front Polisario a déploré en novembre dernier la mort de 12 Sahraouis.

Ce sujet préoccupe d’autant plus le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui s’est réuni à huis-clos le mercredi 20 avril pour discuter de la situation du Sahara occidental. D’ailleurs, le président Sánchez a récemment déclaré avoir subi des écoutes téléphoniques via le logiciel Pegasus le jour suivant la crise migratoire qui a eu lieu entre l’Espagne et le Maroc en mai 2021. La question se pose de savoir si cet événement provoquera un pas en arrière de l’Espagne vis-à-vis du plan d’autonomie marocain ou si c’est justement cet espionnage marocain qui a poussé Sánchez à effectuer un virage diplomatique historique. 

Notes :

[1]https://elpais.com/espana/2022-03-20/el-giro-sobre-el-sahara-desata-una-crisis-con-argelia-y-una-tormenta-politica-en-espana.html 

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/1980/01/HODGES/35410

 publié le 15 mai 2022

L’occupation, responsable de la mort de Shireen Abu Akleh

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Palestine L’assassinat de la journaliste dans le camp de réfugiés de Jénine et le déchaînement de violences policières israéliennes lors de son enterrement ne doivent rien au hasard. C’est la marque de la politique coloniale. La Cour pénale internationale doit être saisie.

L’émotion internationale suscitée par la mort de la journaliste palestinienne Shireen Abu Akleh n’était pas encore retombée, son corps pas encore mis en terre, peu importe pour les autorités israéliennes, qui, à l’assassinat, mêlent le mépris, l’injure et l’irrespect. Sitôt connue la mort de notre consœur, abattue dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée où l’armée israélienne menait un raid, le premier ministre, Naftali Bennett, s’est écrié : « Il semble probable que des Palestiniens armés soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste. » Son ministre de la Défense, Benny Gantz, assurait même avec l’aplomb d’un arracheur de dents qu’ « il n’y avait eu aucun tir (de l’armée) en direction de la journaliste ».

Vendredi, à Jérusalem, des milliers de Palestiniens participaient avec tristesse et dignité aux obsèques de Shireen. À la sortie du cercueil de l’hôpital Saint-Joseph à Jérusalem-Est, secteur de la ville également occupé par Israël, la police a pénétré dans l’enceinte de l’établissement et chargé une foule brandissant des drapeaux palestiniens. Le cercueil a failli tomber des mains des porteurs frappés à coups de matraque, avant d’être rattrapé in extremis, selon des images des télévisions locales. Mais, là encore, si les policiers israéliens ont fait usage de la force, c’est parce qu’ils « avaient été exposés à la violence des émeutiers, ce qui les a poussés à recourir à la force », explique sans honte leur hiérarchie.

Dans les deux cas, l’assassinat de la journaliste puis le matraquage de la foule lors de ses obsèques ont provoqué un rare tollé. Ces scènes, où l’on voit les forces de sécurité israéliennes faire vaciller le cercueil, « font froid dans le dos, rappelant la brutalité infligée aux personnes endeuillées lors de funérailles de militants contre l’apartheid », dénonce ainsi Mamphela Ramphele, présidente de la Fondation Desmond-Tutu, consacrée au regretté archevêque sud-africain et prix Nobel de la paix. Elle déplore « la violence, le sentiment de haine et le mépris de la dignité humaine » affichés.

55 journalistes palestiniens tués depuis 2000

Une fois n’est pas coutume, le « meurtre » de la journaliste d’Al-Jazeera a été condamné à l’unanimité par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui réclame une « enquête transparente et impartiale ». Même son de cloche à Washington. « Nous condamnons fermement le meurtre de la journaliste américaine Shireen Abu Akleh », a tweeté le porte-parole du département d’État américain. L’Union européenne a condamné « l’usage disproportionné de la force et le comportement irrespectueux de la police israélienne » durant les obsèques. La représentation française à Jérusalem a jugé «  profondément choquantes » les «  violences policières ». Autant dire que les responsables israéliens n’ont pas envisagé une enquête de gaieté de cœur. Ils tergiversent, réclament que leur soit remise la balle afin de réaliser un examen balistique – ce que refusent les Palestiniens. « Les autorités israéliennes ont commis ce crime et nous ne leur faisons pas confiance », a déclaré le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.

Une commission d’enquête indépendante démontrera certainement la culpabilité d’un soldat israélien dans le meurtre de Shireen  Abu Akleh ou dans l’ordre d’attaquer le convoi funéraire. Mais la question essentielle est la suivante : que faisait l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jénine là où, il y a exactement vingt ans, elle avait déjà perpétré un massacre (lire l’Humanité du 15 avril 2002) ? Pourquoi la police israélienne était-elle dans l’enceinte de l’hôpital de Jérusalem-Est ? Tout simplement parce qu’Israël occupe les territoires palestiniens et que sa nature coloniale implique d’annihiler toute résistance, partout.

La mort de la journaliste ne peut masquer la répression en cours depuis des années et son aggravation ces dernières semaines. Fadwa Khader, membre de la direction du Parti du peuple palestinien (PPP), a été blessée, jeudi, lors d’une manifestation. Un Palestinien est mort, dimanche, des suites de blessures subies lors de tirs de l’armée israélienne, deux jours plus tôt. Un autre a succombé, samedi, à ses blessures infligées lors de heurts avec la police israélienne en avril, sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem-Est. Depuis 2000, au moins 55 journalistes palestiniens ont été tués par les forces d’occupation et 16 d’entre eux sont actuellement emprisonnés.

Quant au blocus contre la bande de Gaza, il se poursuit depuis plus de quinze ans maintenant. Magnanimes, les Israéliens ont autorisé, dimanche, le passage aux travailleurs de cette enclave palestinienne après environ deux semaines de fermeture, pour qu’ils viennent travailler… en Israël. Preuve, s’il en fallait une, du sentiment d’impunité de Tel-Aviv, la construction prochaine de près de 4 500 logements dans des colonies en Cisjordanie a été approuvée le lendemain même de l’assassinat de Shireen Abu Akleh.

Il existe aujourd’hui 5,7 millions de réfugiés palestiniens répartis entre la Cisjordanie, la bande de Gaza, la Jordanie, le Liban et la Syrie. Israël mène une guerre de tous les instants contre la population palestinienne : bombardements sur Gaza, incursions militaires, bouclage des villes et des villages, destructions de maisons en Cisjordanie. Les journalistes sont des témoins, donc des cibles. Mais les Palestiniens ont besoin d’actes, pas de paroles. Ils rejettent le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux, celui qui, avec le même cocktail Molotov, fait du Palestinien un terroriste et de l’Ukrainien un résistant. Qui fait décider de sanctions contre la Russie mais laisse impuni Israël. C’est aussi sans doute ce qui a déclenché une réaction ulcérée dans les pays du monde entier.

Les États européens, France en tête, pourraient saisir la Cour pénale internationale (CPI), comme la ratification du statut de Rome leur en donne la possibilité, pour examiner les possibles crimes de guerre, sans attendre une enquête du procureur qui déciderait éventuellement de la saisie de la CPI. Ils pourraient également reconnaître l’État de Palestine, décider un certain nombre de mesures, comme des sanctions, pour imposer à Israël le respect du droit international et des résolutions de l’ONU. Sans cela, inutile de parler d’une solution à deux États. Et inutile de s’émouvoir du décès d’une journaliste. Sa mort porte un nom : occupation.

publié le 12 mai 2022

Shireen Abu Akleh, exécution sommaire
d’une journaliste gênante ?

par Rédaction de https://altermidi.org

Shireen Abu Akleh a reçu une balle derrière l’oreille, à l’un des rares endroits qui n’étaient couverts ni par son casque ni par son gilet par balles sur lesquels étaient clairement écrits PRESS. Fauchée par une balle dans la tête, juste dans un défaut de ses protections, la reporter Shireen Abu Akleh, de nationalité palestinienne et américaine, a été abattue mercredi 11 mai, alors qu’elle portait un gilet pare-balles et un casque avec les lettres «PRESS» parfaitement visibles et lisibles.

Au moment des faits, un nombre important de soldats de l’armée israélienne avaient pris d’assaut la ville de Jénine et bouclé une maison pour arrêter un jeune Palestinien. Des confrontations avec des dizaines de jeunes palestiniens s’en sont suivies. Ces violences s’inscrivent dans une escalade marquée, ces dernières semaines, par l’attaque de la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem par la police militaire israélienne, causant de nombreux.se.s blessé.e.s, dont plusieurs gravement.

Le décès de la journaliste intervient près d’un an jour pour jour après la destruction de la tour Jalaa, où étaient situés les bureaux de la chaîne qatarie dans la bande de Gaza, lors d’une frappe aérienne israélienne.

L’armée Israélienne sème le doute

L’armée israélienne a affirmé, dans un communiqué, avoir mené au cours des dernières heures des opérations dans le camp palestinien de Jénine et d’autres secteurs de Cisjordanie afin « d’appréhender des personnes soupçonnées de terrorisme ». « Durant ces activités de contre-terrorisme dans le camp palestinien de Jénine, des dizaines d’hommes armés palestiniens ont ouvert le feu et lancé des objets explosifs en direction des forces israéliennes, menaçant leur vie. Les soldats ont répliqué. Des personnes ont été atteintes », a fait savoir l’armée israélienne, qui assure qu’elle « mène une enquête sur ces événements ».

« Il semble probable que des Palestiniens armés soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste », avait déclaré dans la matinée de mercredi le premier ministre israélien, Naftali Bennett. Le ministère de la Défense de l’État hébreu, lui, a fait savoir qu’« il n’y avait eu aucun tir [de l’armée] en direction de la journaliste ». Mais en soirée, le ministre de la Défense, Benny Gantz, a cependant rapporté à la presse étrangère que l’armée « n’était pas certaine de la manière dont elle a été tuée ». « C’est peut-être un Palestinien qui a tiré sur elle (…) le tir est peut-être aussi venu de notre côté, nous enquêtons », a-t-il déclaré.

Version officielle contredite

Pour les témoins sur place, le ministère de la Santé palestinien et le média pour lequel elle travaillait, il ne fait aucun doute que l’armée israélienne a tué la journaliste.

Sara Grira, journaliste pour le média Orient XXI s’insurge contre cette version « officielle » reprise dans certains médias : « Non, la journaliste n’a pas été “prise au milieu d’échanges de tirs entre l’armée israélienne et des hommes armés”. Toute la séquence a été filmée par la chaîne. La journaliste Shireen Abu Aqleh a reçu une balle derrière l’oreille, à l’un des rares endroits qui n’étaient couverts ni par son casque ni par son gilet pare-balles sur lesquels étaient clairement écrits PRESS. Elle était avec quatre autres journalistes sur le terrain quand elle a reçu une balle de sniper. Et les soldats ont continué à tirer quand elle est tombée à terre et que ses confrères tentaient de la secourir… »

« “Nous étions en chemin pour couvrir l’opération de l’armée israélienne (à Jénine) lorsqu’ils ont ouvert le feu sur nous. Une balle m’a atteint. La seconde a touché Shireen”, a dit à sa sortie de l’hôpital Ali al-Samoudi qui accompagnait la correspondante d’Al Jazeera tuée hier matin », rapporte Georges Malbrunot, grand reporter pour Le Figaro.

Shireen Abu Akleh couvrait depuis 20 ans le conflit en Palestine, sur le terrain, au cœur des événements. Elle rapportait les exactions, les tirs, les arrestations, et était l’une des reporters les plus connues de la chaîne Al Jazeera. « J’ai vu son visage pendant des années à la télé quand je vivais au Proche-Orient. Les jeunes femmes journalistes de la région la prenaient comme modèle. Elle a été tuée à Jenine hier matin d’une balle dans le visage, en gilet pare-balle siglé Presse », s’indigne Claude Guibal, grand reporter à Radio-France.

La presse prise pour cible

Les journalistes palestinien.ne.s (et parfois internationaux) sont soumis quotidiennement à des restrictions de déplacement et à des interdictions d’accès, à des confiscations ou destructions de leur matériel, à des arrestations. Selon un décompte de Reporters Sans Frontières, en quatre ans, au moins 144 journalistes palestiniens ont été victimes de violations de la part des forces de l’ordre israéliennes dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est et en Cisjordanie : tirs de gaz lacrymogènes, balles en caoutchouc, coups de matraques, grenades assourdissantes, tirs à balles réelles…

Au total, 50 journalistes palestinien.ne.s sont mort.e.s depuis 2000 à cause de l’occupation israélienne. Il y a aussi des dizaines de journalistes palestinien.ne.s détenu.e.s derrière les barreaux de l’occupation, dont Bushra al-Tawil, emprisonnée sans inculpation ni procès, en détention administrative.

« Les démocraties occidentales s’insurgent régulièrement, à juste titre, contre les atteintes à la “liberté de la presse” commises par divers régimes. Seront-elles aussi fermes contre l’État colonial d’Israël ? Shireen Abu Akleh sera-t-elle morte en vain ? », interroge l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) qui exhorte la France et l’Union européenne de mettre fin à l’impunité dont bénéficie Israël en prenant des sanctions immédiates. « Les crimes de guerres doivent être sanctionnés de la même manière où qu’ils soient perpétrés. »

 La France a « exigé » mercredi une enquête « transparente » sur la mort « profondément choquante » de la journaliste, afin de « faire toute la lumière sur les circonstances de ce drame ». Les États-Unis veulent également qu’une investigation soit menée de manière « transparente », tout comme l’Union européenne, qui a exigé une « enquête indépendante ».

Le Haut-Commissariat des Nations unies (ONU) aux droits de l’homme s’est pour sa part dit « consterné » par la mort de la journaliste. « Nos services sont sur le terrain pour vérifier les faits », a fait savoir l’institution, exigeant que « l’impunité cesse » et réclamant une enquête « indépendante et transparente sur son meurtre ».

 publié le 8 mai 2022

Rafael Correa

Bruno Odent sur www.humanite.fr

L’ex-président équatorien, réfugié depuis 2017 en Belgique, ne sera pas extradé vers l’Équateur. Bruxelles a annoncé ne pas donner suite à la demande de Quito. Rafael Correa a marqué l’histoire de l’Amérique latine. Au pouvoir entre 2007 et 2017, il cherche à émanciper son pays des griffes de l’empire états-unien. À peine élu, il fait adopter une nouvelle Constitution incluant de grandes avancées sociales et une reconnaissance des droits des peuples indigènes. Son successeur, Lenin Moreno, partisan d’un retour vers Washington, se déchaînera contre lui, le menaçant de prison pour de prétendues malversations. La Belgique sauve l’honneur européen. À l’inverse du Royaume-Uni prêt à livrer à l’Oncle Sam un certain Julian Assange, qui avait trouvé refuge à l’ambassade d’Équateur à Londres durant… la présidence Correa.

 

 

 

 

 

En Algérie, l’acharnement
contre le hirak
jusqu’à la mort

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

Le militant du hirak Hakim Debazzi, 55 ans, père de trois enfants, est mort le 24 avril à la prison de Koléa, une ville située à 26 km à l’ouest d’Alger, la capitale. Arrêté le 22 février 2022 à la suite de publications d’opinions et commentaires sur les réseaux sociaux, il avait été placé en détention préventive. Sa demande de remise en liberté pour raison de santé avait été rejetée.

Dans quelles conditions a-t-il perdu la vie ? Sa famille se heurte au silence glacial des autorités. Tout juste sait-elle que le décès a été provoqué par une crise cardiaque. Elle traverse le deuil dans l’attente d’une enquête autour de ce qui semble bel et bien être une négligence de l’administration carcérale.

La détention provisoire est un « désastre national », dénonce l’avocat Miloud Brahimi, ancien président de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADH). « C’est une violation flagrante de la loi. Des personnes présumées innocentes sont privées, de manière systématique, de leur liberté, alors qu’elles peuvent être laissées en liberté en attendant leur procès. C’est malheureux et triste de voir la facilité avec laquelle des gens sont jetés en prison et oubliés dans les méandres des procédures, pour des faits souvent banals.

Plus grave encore, bon nombre d’entre elles se révèlent innocentes après le procès. Elles quittent la prison avec de lourdes séquelles », déclare-t-il dans une interview à « El Watan ». Hakim a, lui, perdu sa vie dans une geôle. Le drame a ému et choqué la grande majorité des Algériens. Les appels à faire la lumière se multiplient.

Cette mort en prison marque un tournant dans le déchaînement aveugle de l’arbitraire, une menace permanente dans l’Algérie post-hirak. Quelles que soient les circonstances, cette disparition constitue une tache noire sur la conscience d’un pouvoir qui embastille à tour de bras, dans une guerre ouverte aux idées, à la liberté de pensée et d’expression.


 

Irlande du Nord. La victoire du Sinn Féin ouvre une
« nouvelle ère »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

 L’enclave britannique sur l’île d’Émeraude avait été modelée pour que ça n’arrive jamais. Et pourtant, après les élections pour l’assemblée locale, les républicains sont désormais la première force politique devant les unionistes. Présidente du Sinn Féin, Mary Lou McDonald appelle à « préparer » le référendum d’autodétermination sur la réunification.

Au centre, Michelle O'Neill, députée et cheffe du Sinn Féin en Irlande du Nord, après l'annonce des premiers résultats des élections locales. © Paul Faith - AFP

De rouille et d’os, l’endroit est idéal pour un naufrage. Dans la capitale de ce qui reste, jusqu’à nouvel ordre, une province du Royaume-Uni, le quartier des docks a été rebaptisé « Titanic » il y a une dizaine d’années. Avec ses quatre proues à l’échelle réelle, un musée a été bâti à la gloire du paquebot construit par 15 000 ouvriers sur les chantiers navals de Belfast. Sans s’étendre sur sa mise à l’eau fatale, l’ambition était, à l’évidence, de tenter de rattraper Dublin, qui, sur les ruines industrielles de son port, a attiré tous les géants mondiaux du numérique grâce à son dumping fiscal, mais aussi de proposer aux touristes un autre programme que le tour spécial « Troubles », en bus à impériale et avec commentaire machinal, le long des « murs de la paix » suturant toujours les quartiers catholiques et protestants de la ville…

Dans le coin, en dehors des terrains vagues et des friches, tout est siglé Titanic : hôtels, restaurants, bars, parkings… Et même des studios de cinéma, où, autre tentative de faire son trou dans la concurrence planétaire, ont été tournées de nombreuses scènes de la série à succès Game of Thrones. Puis Titanic encore et toujours, le vaste centre d’expositions, qui, vendredi et samedi, pendant les deux jours de dépouillement centralisé pour les six circonscriptions de Belfast – le système de votes « à préférences », avec transfert des voix à chaque décompte, rend les opérations extrêmement longues en Irlande –, au lendemain des élections pour le Parlement nord-irlandais.

C’est  un grand moment pour l’égalité. »  Mary Lou McDonald, présidente du Sinn Féin

Entre marteau et enclume, l’endroit est idéal aussi pour une revanche. Voire pour une révolution. Car, après le Titanic et surtout après la partition de l’Irlande dans les années 1920, les chantiers navals de Belfast sont devenus un bastion du pouvoir colonial : pendant des décennies, les Britanniques y ont réservé les emplois aux protestants unionistes pour mieux discriminer les catholiques républicains. Les Irlandais, qui aiment emprunter à Mark Twain, dont un ancêtre fut, paraît-il, chasseur de sorcières en chef à Belfast, une de ses citations – « Si vous n’aimez pas le temps qu’il fait, attendez quelques minutes » –, pourraient en choisir une autre, ces jours-ci : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. »

Un score net, sans appel ni bavure

Naufrage pour les unionistes, revanche et même révolution pour les républicains. Les sondages l’annonçaient et les chercheurs spécialisés dans le conflit nord-irlandais le voyaient venir, et cette fois, c’est arrivé, ce n’est pas rien : sur l’île, le monde a changé de base. Le Sinn Féin, partisan de la réunification et donc de la sortie de l’Irlande du Nord du Royaume-Uni, est, pour la première fois depuis la création de toutes pièces par les forces impériales de leur enclave majoritairement protestante sur l’île d’Émeraude, arrivé en tête, devançant ses adversaires ultraconservateurs, qui entendent rester à l’ombre de la couronne de la monarchie britannique.

Le Sinn Fein  est devenu le premier parti nord-irlandais décrochant  27 sièges sur 90 à l’Assemblée, contre 25 pour  le Democratic Unionist Party (DUP).

Le score est net, sans appel ni bavure : le parti républicain pan-irlandais, présidé de l’autre côté de la frontière, à Dublin, par Mary Lou McDonald, a recueilli 29 % des « premières préférences », contre 21,3 % pour le Democratic Unionist Party (DUP) de Jeffrey Donaldson, qui, après avoir pris l’ascendant dans le camp loyaliste sur fond de colère contre les accords de paix de 1998, était systématiquement le premier parti en Irlande du Nord. Jusqu’ici vice-première ministre d’Irlande du Nord – un poste dévolu au second parti –, en coalition forcée avec les unionistes hégémoniques, Michelle O’Neill, qui est également vice-présidente du Sinn Féin, devrait changer de casquette et, solidement appuyée par son avance en voix mais également en sièges dans la prochaine assemblée, devenir la première ministre nord-irlandaise (lire encadré ci-dessous). Un changement, à la portée limitée sur le papier, des accords de paix qui contraignent à une forme de cohabitation entre les deux camps issus du passé, avec des pouvoirs équivalents entre les deux têtes de l’exécutif. Mais tout de même, le symbole demeure proprement inouï et il ne peut que changer la donne dans les prochaines années.

Nous devons nous mettre au travail tout de suite pour régler la crise du pouvoir d’achat et investir dans l’hôpital public »  Sinead Ennis, députée du Sinn Féin

Sur place, sous les feux des caméras, Mary Lou McDonald savoure résolument : « Souvenez-vous bien que ce territoire a été imaginé il y a un siècle juste pour s’assurer qu’aucune Michelle O’Neill n’occupe jamais la fonction de première ministre, lance-t-elle. C’est un grand moment pour l’égalité. » Après une campagne sérieuse et fédératrice, menée sur les grandes urgences sociales – coût de la vie, logement, système de santé, etc. –, qui a ringardisé les unionistes, plus repliés que jamais et vent debout contre le protocole nord-irlandais instaurant une barrière douanière en mer, entre leur territoire et la Grande-Bretagne, la présidente du Sinn Féin, qui fait un tabac en République d’Irlande et est plus que jamais en lice pour en devenir la prochaine première ministre à son tour lors des législatives de 2025, pousse résolument son avantage. « Je crois qu’il est possible de tenir un référendum (sur la réunification de l’Irlande – NDLR) dans les cinq prochaines années, encourage Mary Lou McDonald. Sa préparation doit être ordonnée, pacifique et démocratique, et, le plus important, c’est de la commencer dès maintenant. »

Le « franchissement d’un Rubicon historique »

Dans tous leurs discours de victoire au Titanic Exhibition Center, les futurs députés Sinn Féin mettent un grand soin à sortir des assignations identitaires et à rassembler, loin des débordements de certains élus DUP, qui, en grande pompe, clament leur fidélité à « Sa Majesté la reine » et lancent des « God Save the Queen », aussi rageurs que dépités… « Nous devons nous mettre au travail tout de suite pour régler la crise du pouvoir d’achat et investir dans l’hôpital public », avertit, par exemple, Sinéad Ennis. D’une certaine manière, face à la fuite en avant du DUP, qui compte continuer de paralyser l’exécutif nord-irlandais tant que le gouvernement de Boris Johnson ne reniera pas sa signature du protocole nord-irlandais, les républicains pourraient avoir des convergences avec l’Alliance, une formation centriste qui se positionne comme « non alignée » entre les deux camps traditionnels et qui a, elle, réussi à s’imposer comme troisième force (13,9 %) en doublant son nombre d’élus grâce à de bons transferts des voix de préférence en sa faveur. Sa dirigeante, Naomi Long, appelle à revenir sur la clause des accords de paix qui contraint unionistes et républicains à gouverner ensemble. Mais à l’instar de Gerry Kelly, l’un des hommes clés du Sinn Féin lors des négociations des accords du Vendredi saint ratifiés en 1998 (lire notre entretien page 13), les républicains n’ont a priori aucune intention de s’engager sur ce terrain glissant…

Ce lundi, le gouvernement britannique va entrer dans la danse : Brandon Lewis, le secrétaire d’État britannique à l’Irlande du Nord, qui avait, à la veille de l’élection, écarté tout changement sur le protocole nord-irlandais, une manière de renvoyer par avance les unionistes dans les cordes, promet de demander au DUP de désigner son vice-premier ministre. Mais évidemment, c’est plutôt la méfiance qui règne en Irlande, côté républicain, mais aussi chez les loyalistes, qui, malgré les trahisons depuis des décennies, retentent leur chance avec les conservateurs. Entre ses dirigeants de premier plan, comme Michelle O’Neill, qui parle d’une « nouvelle ère », ou Declan Kearney, qui évoque le « franchissement d’un Rubicon historique », et des militants qui veillent à ne pas surenchérir dans le symbolique renvoyant à un passé dont chacun voit bien qu’il n’est pas complètement passé, le Sinn Féin attend la suite avec détermination, mais aussi avec gravité et prudence. « Tiocfaidh Ar La », ont toujours dit en gaélique les ancêtres des vainqueurs de ces jours à Belfast. Cela signifie : « Notre jour viendra. » La promesse avait des accents messianiques, elle n’en paraît pas moins de plus en plus vraie.

Bio express Michelle O’Neill, future première ministre du Sinn Féin

Tout comme Gerry Adams, le leader emblématique du Sinn Féin pendant des décennies, qui a passé la main à la tête du parti à Mary Lou McDonald, Martin McGuinness, l’ex-commandant de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) décédé depuis lors, a, au nord de l’île, organisé une transition réussie avec Michelle O’Neill. À chaque élection en Irlande du Nord, cette quadragénaire qui s’apprête à devenir la première républicaine désignée première ministre d’Irlande du Nord a réussi à faire monter le score du Sinn Féin. Pour ses adversaires, difficile de la renvoyer personnellement à la période de la guerre civile et des « Troubles ». Certes, elle compte, comme il se doit, dans sa famille des anciens membres de l’IRA. Mais elle avait une petite vingtaine d’années en 1998, lors de la signature des accords de paix… Déjà mère de sa première fille, elle s’engage alors dans le parti au sein duquel elle grimpe tous les échelons jusqu’à devenir sa vice-présidente depuis 2017.

 publié le 6 mai 2022

Ukraine : les États-Unis comptent faire la guerre « jusqu’au dernier ukrainien » 

Vers un nouveau bourbier afghan en Ukraine ?

Politicoboy sur https://lvsl.fr/

Vladimir Poutine est entièrement responsable de la guerre qu’il a déclenchée en Ukraine et devra répondre d’accusations de crimes de guerre. Mais l’approche américaine n’ouvre aucune perspective de sortie de crise – bien au contraire. Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre part aux pourparlers de paix. Après avoir fermé la porte à des négociations qui auraient peut-être pu éviter ce conflit, ils ont rapidement adopté une politique visant à affaiblir la Russie, dans l’optique à peine voilée d’obtenir l’effondrement du régime de Poutine. Un objectif qui nécessite d’intensifier le conflit, au risque de provoquer une escalade nucléaire dont les Ukrainiens seraient les premières victimes. En attendant, l’implication militaire américaine devient de plus en plus directe, tandis que la perspective d’un accord de paix s’éloigne de jour en jour.

La violence de l’invasion russe a choqué les opinions publiques occidentales. Au-delà de l’ampleur de l’attaque initiale, il y a les pillages et les viols généralisés, les massacres à Butcha, le ciblage d’infrastructures et des bâtiments civils. Les bombes tombant sur des hôpitaux et écoles. Des villes transformées en tas de ruines où se terrent des dizaines de milliers de civils affamés. L’exode de 7 millions de réfugiés. Les dizaines de milliers de morts de part et d’autre de la ligne de front. 

La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection.

Le tribunal de Nuremberg, dans le procès des atrocités commises par les dignitaires nazis, avait estimé que l’agression d’une nation constitue le « crime international suprême » car « il contient tous les autres ». À ce titre, l’invasion et les opérations menées par des militaires russes relèvent pour de nombreux observateurs du crime de guerre. Face aux horreurs perpétrées en Ukraine, envisager une résolution négociée au conflit peut paraître insupportable. Mais sauf à vouloir risquer une guerre ouverte avec la Russie, seconde puissance nucléaire mondiale, l’Occident devra tôt ou tard signer un accord de paix avec Moscou. Or, la politique menée par les États-Unis, déjà critiqués pour leur manque de détermination à éviter le conflit, ne semble pas dessiner de porte de sortie pacifique à la crise.  

Une guerre inévitable ?

Selon le renseignement américain, Vladimir Poutine a pris la décision d’envahir l’Ukraine au dernier moment. Malgré les déploiements massifs de troupes russes à la frontière ukrainienne et les menaces en forme d’ultimatum, l’invasion était potentiellement évitable, selon plusieurs membres des services secrets américains cités par The Intercept [1].

La Russie avait posé ses conditions à plusieurs reprises. En particulier, que l’OTAN renonce à intégrer l’Ukraine et retire ses armements offensifs déployés à la frontière russe. L’administration Biden a refusé de négocier sérieusement, fermant la porte à une résolution diplomatique de la crise. Or, en affirmant que les États-Unis ne participeraient pas à un éventuel conflit – ce qui s’est avéré faux – et en évacuant tout son personnel administratif, la Maison-Blanche a potentiellement encouragé le président russe à envahir l’Ukraine. C’est du moins ce que lui ont reprochés son opposition et une partie de la presse américaine.

Indépendamment de ce que l’on peut penser des demandes russes présentée sous forme d’ultimatum, l’approche des États-Unis en Ukraine paraît difficilement défendable.

Depuis la chute de l’URSS, de nombreux experts et diplomates américains ont averti que l’expansion de l’OTAN risquait de provoquer un conflit. Robert McNamara et Henry Kissinger, les deux principaux architectes de la politique étrangère américaine de la seconde moitié du XXe siècle, ont prévenu publiquement et par écrit que l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN constituerait une grave erreur. Le premier en 1997le second en 1997 et 2014

George F. Kennan, le responsable de la stratégie américaine pendant la fin de la guerre froide, avait également alerté dès 1997, dans une lettre adressée au président Bill Clinton et signée par cinquante diplomates et anciens hauts responsables américains : « L’extension de l’OTAN, à l’initiative des États-Unis, est une erreur politique d’ampleur historique. » En 2008, l’ancien ambassadeur américain en Russie et désormais directeur de la CIA William Burns multiplie les avertissements. En particulier, il écrit un câble diplomatique à l’administration W.Bush : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus rouge des lignes rouges pour l’élite russe, pas seulement pour Poutine ».

Pour Fionna Hill, experte particulièrement reconnue de la Russie de Poutine, ancienne conseillère des présidents Bush et Obama, le renseignement américain avait déterminé en 2008 « qu’il y avait un risque sérieux et réel que la Russie conduise une attaque préventive, pas limitée à l’annexion de la Crimée, mais une opération militaire majeure contre l’Ukraine » si la politique d’expansion de l’OTAN aux frontières russes était poursuivie.

Confronté aux événements de 2014, Obama avait refusé de livrer des armements modernes à l’Ukraine en évoquant sa crainte que « cela accroisse l’intensité du conflit » et « donne un prétexte à Poutine pour envahir l’Ukraine ». Trump au pouvoir, Washington a changé de position. Les États-Unis ont armé et formé l’armée ukrainienne afin de mener une « guerre par procuration » contre la Russie, selon les propres mots d’un haut responsable de l’administration Trump. Ce changement de ligne est conforme aux promesses de deux sénateurs républicains néoconservateurs, qui déclaraient en 2017 à la télévision ukrainienne : « Nous sommes avec vous, ce combat est notre combat, et on va le gagner ensemble ».

Les efforts américains ont achevé de convaincre le Kremlin que l’objectif de Washington était de « préparer le terrain pour un renversement du régime en Russie », a averti un rapport du renseignement américain daté de 2017. En janvier 2020, lors de l’ouverture du procès en destitution de Donald Trump, le démocrate et président du jury Adam Schiff déclarait au Congrès : « Les États-Unis arment l’Ukraine et aident son peuple afin que l’on puisse combattre la Russie en Ukraine et qu’on n’ait pas à le faire ici [à Washington]. »

Le 8 juin 2021, l’administration Biden a affirmé, par la voix d’Anthony Blinken, le secrétaire d’État, lors d’une audition au Congrès : « nous soutenons l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. (…) Selon nous, l’Ukraine dispose de tous les outils nécessaires pour continuer dans cette direction. Nous y travaillons avec eux, quotidiennement ». Une déclaration reprise à son compte par Volodymyr Zelensky, annonçant triomphalement l’entrée imminente de l’Ukraine dans l’OTAN :

Malgré les demandes russes pour une désescalade, Washington a poursuivi sa guerre de procuration avec la Russie en Ukraine. Le 10 novembre 2021, un accord officiel est signé par Anthony Blinken et son homologue ukrainien Dmytro Kuleba, dans lequel les États-Unis explicitent leur position et s’engagent, entre autres, à défendre l’Ukraine contre la Russie ; lui fournir armes, experts et entrainement ; accélérer ses capacités d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN via des transferts technologiques et des manœuvres militaires régulières et mettre en place une coopération renforcée dans les domaines du renseignement et de la cybersécurité. L’accord reprend les termes détaillés lors d’un communiqué joint publié le 1er septembre, officialisant une ligne politique qualifiée par le très conservateur The American conservative de « potentiellement très dangereuse ». 

Pourtant, la Maison-Blanche avait affirmé à Zelensky que « L’Ukraine ne rentrera pas dans l’OTAN, mais publiquement, nous gardons la porte ouverte » comme l’a récemment expliqué le président ukrainien sur CNN. Les Américains ont donc joué un double jeu : face aux Russes, ils ont refusé d’acter le fait que l’Ukraine ne serait pas intégrée à l’OTAN, tout en multipliant les actes indiquant que cette adhésion était imminente. Mais face à Zelensky, ils ont reconnu que ce projet n’avait aucune chance d’aboutir. 

Tout semble indiquer que l’administration Biden a préféré risquer une invasion de l’Ukraine plutôt que de perdre la face en cédant sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Négocier avec Moscou n’aurait pas nécessairement permis d’éviter un conflit. Mais lorsqu’on tient à la paix, il paraît logique d’épuiser tous les recours.

Outre-Atlantique, le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. Des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire.

Avant l’invasion, l’un des principaux arguments avancés par les défenseurs d’une ligne ferme face à Poutine reposait sur le principe du droit des peuples à l’autodétermination. Sans s’arrêter sur le fait que les États-Unis violent ce principe en permanence – par leurs propres sanctions qui affament la population afghane ou en soutenant militairement l’Arabie saoudite dans ses multiples crimes de guerre au Yémen – pouvoir rejoindre une alliance militaire ne constitue pas un droit fondamental. 

On ne saura jamais si la voie diplomatique pouvait éviter l’invasion russe. Mais force est de constater que du point de vue de Washington, l’heure n’est toujours pas à la négociation.

« Combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien »

La position officielle des États-Unis a été explicitée par le Conseiller spécial à la sécurité Jake Sullivan, lors d’une interview à la chaîne NBC le 10 avril dernier : « Ce que nous voulons, c’est une Ukraine libre et indépendante, une Russie affaiblie et isolée et un Occident plus fort, uni et déterminé. Nous pensons que ces trois objectifs sont atteignables et à notre portée. »

En déplacement à Kiev le 25 avril, le ministre américain de la Défense Lyod Austin a confirmé cette ligne en affirmant : « Nous voulons que la Russie soit affaiblie, incapable de reconstruire son armée ». Une position que le New York Times a qualifiée de « plus audacieuse » que la stricte défense de l’Ukraine avancée jusqu’ici. Il n’est pas question de processus de paix, ni de simple défense du territoire ukrainien, mais bien de destruction de l’appareil militaire russe. Ce qui implique la poursuite du conflit. Le 30 avril, en visite officielle à Kiev, la présidente de la Chambre des représentants et troisième personnage d’État Nancy Pelosi a ainsi tenu à réaffirmer le soutien américain à l’Ukraine « jusqu’à la victoire finale ».

Pour l’ex-ambassadeur et diplomate américain Charles Freeman, cette ligne politique équivaut à « combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». Comme de nombreux analystes l’ont noté, la résolution du conflit ne peut prendre que deux formes : la capitulation sans conditions d’un belligérant, ou un accord de paix qui nécessitera un compromis peu reluisant. Pour Freeman, la Russie ne peut pas être totalement battue. Elle peut encore déclarer la mobilisation générale (officiellement, elle n’est pas en guerre) ou recourir à des tactiques et armes de plus en plus destructrices pour défendre la Crimée et les territoires du Donbass. Les alternatives sont la destruction complète de l’Ukraine ou une guerre sans fin. 

Depuis le début du conflit, les États-Unis ont refusé de prendre directement part aux pourparlers de paix. Selon le Financial Times, Poutine était ouvert à un accord, mais a changé de position au cours du mois d’avril. Initialement, l’approche de Washington se fondait sur l’hypothèse que l’armée russe se rendrait tôt ou tard maître du terrain. La solution avait été résumée par Hillary Clinton dans un interview tragi-comique : faire de l’Ukraine un nouvel Afghanistan pour les Russes, en armant une insurrection. 

Une stratégie qui a fait ses preuves pendant le premier conflit afghan, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères, qui évoquait simplement quelques « conséquences indésirables » – à savoir plus d’un million de civils afghans tués entre 1979 et 1989, les attentats du 11 septembre 2001 puis vingt ans de guerre en Afghanistan.

Le président Zelensky tient une ligne plus nuancée, évoquant fréquemment les négociations en vue d’accord de paix. S’il demande une implication militaire plus importante des Occidentaux et le renforcement des sanctions économiques, il a mentionné à de nombreuses reprises être favorable à un statut neutre pour l’Ukraine, reconnaît que la Crimée ne fera pas partie des pourparlers et reste ouvert à une solution négociée au Donbass. Sa position évoluera nécessairement avec la situation militaire sur le terrain, mais la perspective d’un accord de paix fait toujours partie de son discours.

Pour l’administration Biden, à l’inverse, le but est de provoquer un changement de régime à Moscou, potentiellement suivi de la traduction de Vladimir Poutine devant le tribunal de La Haye pour crimes de guerre.

« La seule issue désormais, c’est la fin du régime de Poutine » expliquait un haut responsable de l’administration Biden à Bloomberg News. Boris Johnson, le Premier ministre britannique, totalement aligné sur Washington, a confirmé cette ligne, affirmant que la stratégie occidentale avait pour but de « provoquer l’effondrement du régime de Poutine ». Il faisait ainsi écho au ministre de la Défense britannique, pour qui « son échec doit être total (…) les jours de Poutine seront compté, il va perdre le pouvoir et ne sera pas en mesure de choisir son successeur ». Des déclarations qui s’ajoutent aux propos de Joe Biden lui même, accusant Poutine de commettre un génocide et évoquant l’impossibilité qu’il reste au pouvoir.

De fait, les États-Unis refusent d’offrir une porte de sortie au régime de Poutine – le contraignant à choisir entre le prolongement de la guerre quoi qu’il en coûte ou la prison à perpétuité ! Les voix qui s’élèvent contre la stratégie de Joe Biden sont rares outre-Atlantique. Le débat se limite presque exclusivement à la question du degré d’engagement des États-Unis en Ukraine. La presse et des dizaines d’éditorialistes payés par l’industrie de l’armement ont exigé l’instauration d’une no fly zone – même si cela devait provoquer un conflit nucléaire. Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche, a ironisé sur la quantité de questions qu’elle recevait dans ce sens. Mais face au seul journaliste l’interrogeant sur les pourparlers de paix, elle a confirmé que les États-Unis ne participaient pas aux discussions avec la Russie.

La fin justifie les moyens ?

Comme le rapportait l’Associated Press, la prolongation du conflit aggrave les comportements des militaires et accroît le risque de crimes de guerre. Face aux atrocités, la communauté internationale reste divisée. À l’exception des alliés de l’OTAN, la plupart des pays ont choisi la neutralité. Une des causes de ce manque de mobilisation vient du fait que les crimes russes restent comparables à ceux commis par les États-Unis et ses alliés dans l’Histoire récente, estime Noam Chomsky. 

Les États-Unis ont refusé de signer la convention de Genève sur les armes chimiques et les bombes à sous-munition. Ils en ont fait usage contre les populations civiles en Irak. Washington ne reconnait pas le tribunal international de La Haye. Le Congrès a même signé une loi autorisant l’invasion des Pays-Bas si des ressortissants américains étaient forcés de comparaître devant cette juridiction. Comme les Russes, l’armée américaine a délibérément ciblés des bâtiments civils.

Le New York Times rapportait récemment les propos d’un stratège militaire russe, selon lequel « de la campagne de l’OTAN en Serbie, la Russie a retenu que la fin justifiait les moyens ». Les multiples crimes de guerre commis par l’Occident dans les Balkans auraient encouragé la Russie à adopter les tactiques sanglantes observées en Syrie et en Ukraine, selon ce stratège. Pour rappel, l’OTAN se justifiait de ne pas prévenir les civils des zones bombardés « pour réduire le risque pour nos avions ». Tony Blair avait estimé que les bombardements des bâtiments de télévision publique et la mort de dizaines de techniciens étaient « entièrement justifiés » car « ces médias participent à l’appareil de communication de Milosevic ».

Difficile, dans ses conditions, d’adopter une posture morale susceptible de rallier l’ensemble de la communauté internationale. Si sanctionner le régime de Poutine et aider l’Ukraine semble justifié, y compris aux yeux des critiques de Biden, la manière dont sont conduites ces politiques interrogent. Tout comme leur efficacité réelle.

Les armes livrées à l’Ukraine « disparaissent dans un trou noir géant » selon de hauts responsables de l’administration Biden. Cette dernière reconnaît être incapable de savoir où vont les armes, et est consciente du risque qu’elles tombent dans de mauvaises mains : crime organisé, réseaux terroristes et organisations néonazies. Avant le début du conflit, l’Ukraine était déjà un régime considéré comme corrompu et autoritaire, accueillant la principale plaque tournante du trafic d’armes international.

De même, les sanctions économiques renforcent le pouvoir de Vladimir Poutine plus qu’elles ne l’affaiblissent. Les oligarques russes passent largement à travers des mailles du filet – les cibler de manière efficace nécessiterait de recourir à des moyens jugés inquiétants par les oligarques occidentaux ! Ainsi, les premières victimes des sanctions économiques restent les classes moyennes russes, qui se sont logiquement rapprochées de Poutine. Indirectement, cette guerre économique touche également les populations des autres pays via l’hyperinflation des prix de l’énergie et des produits alimentaires, au point de provoquer un début de récession en Europe. Enfin, le statut de monnaie de réserve du dollar pourrait faire les frais de la politique de Washington, selon de nombreux économistes américains proches du pouvoir.

Au delà de ces conséquences indésirables, la stratégie américaine présente un risque d’escalade du conflit en Europe. Soit en acculant la Russie à recourir à des armes ou stratégie plus violentes, ou par simple engrenage militaire sur les théâtres d’opérations. Des perspectives qui inquiètent les experts du risque nucléaire, et des stratèges européens.

Les États-Unis ont joué un rôle déterminant dans le succès militaire ukrainien, dès les premières heures du conflit. Il est désormais question de livrer des armes plus perfectionnées à l’Ukraine, potentiellement pour porter le combat sur le territoire russe, comme l’a reconnu le ministre de la Défense britannique à la BBC. Cela s’ajoute aux déploiements de forces spéciales occidentales en Ukraine, au partage des informations brutes obtenues en temps réel par les services de renseignement et à la formation de soldats ukrainiens en Pologne et en Allemagne. Des efforts remarquablement efficaces sur le front, mais qui risquent de compliquer un futur accord de paix.

Le New York Times révèle ainsi une forme de dissonance entre la stratégie officielle de Washington et ce que les décideurs admettent en off. Poutine serait « un individu rationnel » qui chercherait à éviter une escalade du conflit dans l’espoir de trouver une porte de sortie, ce qui expliquerait le fait que « l’armée russe se comporte moins brutalement que prévue », selon les responsables occidentaux cités par le Times.

La position américaine officielle évoluera peut-être en faveur d’une résolution pacifique du conflit, en particulier si l’armée russe est défaite au Donbass. Mais rien ne garantit qu’une telle humiliation sera acceptée par Moscou. Pour l’instant, les États-Unis estiment que la Russie n’ira pas jusqu’à employer l’arme nucléaire, et agissent en conséquence, repoussant toujours plus loin la notion de guerre par procuration. Après avoir demandé 33 milliards de dollars de plus au Congrès américain pour soutenir l’Ukraine, Joe Biden va proposer un texte de loi visant à attirer les meilleurs scientifiques russes sur le sol américain.

Quid de ceux qui espèrent profiter de cette invasion injustifiable pour se débarrasser de Vladimir Poutine ? Joe Biden lui-même a expliqué que cela prendrait du temps – au moins un an. Des milliers de vies ukrainiennes en feraient les frais, et la hausse des prix des matières premières frapperait plus durement encore les populations qui y sont exposées à travers le globe. Tout cela pour poursuivre un but – le changement de régime – dont l’histoire macabre reste à écrire de manière exhaustive. De telles opérations ont-elles jamais abouti à autre chose que la mise en place d’un État failli ? La perspective d’une nouvelle Libye ou d’un nouvel Afghanistan, mais avec 6 000 ogives nucléaires et des dizaines de missiles hypersoniques, n’a pas vraiment de quoi rassurer.

Notes :

[1] L’information est d’autant plus crédible qu’elle provient du journaliste spécialiste des questions de sécurité et renseignement James Risen, prix Pullitzer du temps où il travaillait au New York Times pour son investigation sur la NSA.

publié le 2 mai 2022

Le droit de légitime défense : entre l’Ukraine et la Palestine

, par MEMO , YOUSEF Mohammad sur https://www.ritimo.org

Les pays occidentaux se sont tous opposés à l’invasion russe en Ukraine et reconnaissent le droit à la légitime défense des ukrainien·nes. Or ce même droit n’est pas reconnu quand il s’agit des Palestiniens vis-à-vis de l’occupation israélienne.

Depuis que les forces russes ont envahi l’Ukraine le 24 février, les combats se poursuivent toujours à proximité de la capitale ukrainienne dans le but d’en prendre le contrôle et d’obtenir un changement de régime, selon les médias et les responsables occidentaux. Les pays de l’Occident ont largement pris position contre l’invasion russe de l’Ukraine, en mettant en place une série de sanctions économiques sans précédent contre la Russie. En plus d’envoyer du matériel militaire et des armes pour soutenir l’armée ukrainienne, la Grande-Bretagne a également soutenu le président ukrainien, lequel a appelé tous les volontaires à venir combattre aux côtés de ses forces armées pour défendre l’Ukraine.

Il est bien connu que recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État est interdit par le Paragraphe 4 de l’Article 2 de la Charte des Nations Unies. La seule exception qui autorise les États à recourir aux forces militaires est l’Article 51 de la Charte des Nations Unies, qui stipule : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». L’attaque russe contre l’Ukraine est une invasion organisée et déclarée qui ne relève pas de la légitime défense et qui va à l’encontre du droit international.

Le principe de la souveraineté des États, l’indépendance de leurs territoires et l’interdiction de l’usage de la force sont des règles coutumières (jus cogens) qui imposent aux États des obligations à l’égard de tous (erga omnes) qui ne peuvent en aucun cas être violées ou transgressées.

En ce qui concerne la Palestine, d’après les faits et règles du droit international, les territoires occupés par Israël après la guerre des Six Jours de 1967 sont reconnus comme tels. L’Organisation des Nations Unies a soulevé ce problème à plusieurs reprises : d’abord par la résolution 242 adoptée par le Conseil de sécurité, puis par la résolution 2334, également adoptée par le Conseil de sécurité à la fin de la présidence de Barack Obama en 2016, qui a décidé à l’époque que les États-Unis n’utiliseraient pas le droit de veto contre cette résolution. Par conséquent, face aux attaques d’Israël, puissance occupante des territoires de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie ou de la Bande de Gaza, les palestiniens ont le droit de se défendre conformément à l’Article 51 de la Charte des Nations Unies.

Pourquoi l’Occident applique-t-il une politique de deux poids deux mesures ? Quand il est question d’un État occidental, non seulement le droit de légitime défense est indéniablement accepté, mais en plus des volontaires peuvent être appelés pour combattre aux côtés des forces du pays menacé, comme c’est le cas en Ukraine. S’il s’agissait de la Palestine, ce serait considéré comme du terrorisme transfrontalier. Même le fait de soutenir la résistance palestinienne verbalement, moralement ou matériellement est devenu un crime dans certains pays européens, et n’est pas considéré comme du soutien à une nation qui se dresse contre l’occupation compte tenu du droit de légitime défense. De même qu’après les événements dans le quartier de Cheikh Jarrah et l’agression israélienne subséquente dans la Bande de Gaza, le gouvernement britannique et l’Australie ont placé la branche politique du Hamas sur la liste des organisations terroristes, ce qui consiste clairement à nier le droit des Palestiniens à se défendre.

Le droit international considère tous les pays sur un pied d’égalité, quel que soit leur poids politique, leur zone géographique, leur économie et leur population. La Palestine, bien qu’elle n’ait pas obtenu son indépendance en tant qu’État et qu’elle soit toujours sous occupation israélienne, remplit pourtant les quatre conditions principales pour être considérée comme un État, conformément à la Convention de Montevideo de 1933 : une population permanente, un territoire défini, un gouvernement et la capacité d’établir des relations avec d’autres États. La Palestine possède tous ces critères et a obtenu le statut d’Observateur permanent auprès de l’Organisation des Nations unies, en plus de son adhésion à de nombreuses organisations et institutions internationales telles que l’UNESCO, Interpol et la Cour pénale internationale, ce qui renforce sa présence et son entité sur la scène internationale.

Par conséquent, suivant le principe d’égalité du droit international, la Palestine doit être considérée comme l’Ukraine. Ainsi, les lois internationales qui garantissent aux Ukrainiens le droit de se défendre contre l’invasion russe, doivent garantir aux Palestiniens le droit de se défendre contre l’occupation israélienne. Il faut mettre fin à la politique de deux poids deux mesures et cesser de qualifier de terrorisme la résistance palestinienne en respectant la résolution 3236 de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies de 1974, qui donne aux Palestiniens le droit à l’autodétermination.

Voir l’article original en anglais sur le site Middle East Monitor

Commentaires :

Cet article, initialement paru en anglais le 2 mars 2022 sur le site de Middle East Monitor (CC BY-ND 4.0), a été traduit vers le français par Cendrine Lindman et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles pour ritimo.
L’article en anglais est également disponible sur notre site.

publié le 1er mai 2022

Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident
en Ukraine

par Alain Gresh https://www.monde-diplomatique.fr/

Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment.

L’Ukraine, un affronte sur ment planétaire entre « démocratie et autocratie », comme le proclame le président américain Joseph Biden, repris en boucle par les commentateurs et les politiques occidentaux ? Non, rétorque la voix solitaire du journaliste américain Robert Kaplan, « même si cela peut paraître contre-intuitif ». Après tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de nombreuses années une démocratie faible, corrompue et institutionnellement sous-développée ». Au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. « Le combat, ajoute Kaplan, porte sur quelque chose de plus large et de plus fondamental, le droit des peuples à décider de leur avenir et à se libérer de toute agression » (1). Et il remarque, ce qui est une évidence, que nombre de « dictatures » sont alliées aux États-Unis, ce que d’ailleurs il ne condamne pas.

Si, au Nord, les voix discordantes sur la guerre en Ukraine restent rares et peu audibles tant une pensée unique en temps de guerre s’est à nouveau imposée (2), elles dominent au Sud, dans ce « reste du monde » qui compose la majorité de l’humanité et qui observe ce conflit avec d’autres lunettes. Sa vision a été synthétisée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que le monde n’accorde pas une importance égale aux vies des Noirs et des Blancs, à celles des Ukrainiens, des Yéménites ou des Tigréens, qu’il « ne traite pas la race humaine de la même manière, certains étant plus égaux que d’autres (3) ». Il en avait déjà fait le triste constat au cœur de la crise du Covid-19.

C’est une des raisons pour lesquelles un nombre significatif de pays, notamment africains, se sont abstenus sur les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant l’Ukraine — des dictatures bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et l’Inde, l’Arménie et le Mexique, le Sénégal et le Brésil (4). Et, fin avril, aucun pays non occidental ne semblait prêt à imposer des sanctions majeures contre la Russie.

Comme le fait remarquer Trita Parsi, vice-président du think tank Quincy Institute for Responsible Statecraft (Washington, DC), de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des quatre coins de la planète, les pays du Sud « compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité » (5).

Le positionnement du régime saoudien, qui refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne, est emblématique de cette distanciation. Une série de facteurs ont favorisé cette « neutralité » d’un des principaux alliés des États-Unis au Proche-Orient. D’abord, la création de l’OPEP + en 2016 (6), qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole, s’est traduite par une coordination fructueuse entre la Russie et l’Arabie saoudite, laquelle considère même cette relation comme « stratégique (7) » — diagnostic sans aucun doute bien optimiste. Les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien, le prince Khaled Ben Salman, au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, qui étaye une collaboration ancienne pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres : Israël et l’Iran, les houthistes yéménites et les Émirats arabes unis, la Turquie et les groupes kurdes…

Parallèlement, les relations entre Riyad et Washington se sont grippées. Domine dans le Golfe l’idée que les États-Unis ne sont plus un allié fiable — on rappelle leur « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 et leur retraite piteuse d’Afghanistan, leur volonté de négocier avec l’Iran sur le nucléaire sans prendre en compte les réserves de leurs alliés régionaux, leur passivité face aux attaques de drones houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes, même quand M. Donald Trump, supposé être un ami de Riyad, était encore président. L’élection de M. Biden a empoisonné le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont les services de renseignement américains attribuent la responsabilité à Mohammed Ben Salman (« MBS »), le tout-puissant prince héritier saoudien ; il avait également dénoncé la guerre menée au Yémen.

Ces engagements n’ont été suivis d’aucune inflexion de la politique de l’administration démocrate, si ce n’est le refus de M. Biden de tout contact direct avec « MBS », mais ils ont été mal reçus à Riyad. Quand le président Biden s’est finalement résigné à l’appeler, notamment pour demander une augmentation de la production pétrolière du royaume visant à pallier l’embargo contre la Russie, « MBS » n’a pas voulu le prendre au téléphone, comme l’a révélé le Wall Street Journal (8). « Pourquoi les États-Unis nous consultent-ils si tard, après tous leurs alliés occidentaux ? » « Notre soutien ne doit pas être considéré comme acquis a priori », entend-on dire à Riyad.

Et la presse saoudienne ne retient pas ses coups contre les États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant » (9).

Une ligne largement reprise au Proche-Orient et qui se déploie autour de deux séries d’arguments. D’abord, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, que celle-ci est avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est pas le respect du droit international et ne concerne donc pas le monde arabe. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il ne sert pas leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position (10) ».

L’autre ligne d’argumentation des médias arabes dénonce le double langage des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ? Crimes de guerre ? Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, sont-ils les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas aussi utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore (11), des projectiles à uranium appauvri ? Les crimes de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés sans jamais aboutir à des inculpations — et ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens de reconnaître que, pour l’instant, les destructions infligées à ces deux pays dépassent de loin celles qu’ils subissent tragiquement.

M. Vladimir Poutine devrait être traîné devant la Cour pénale internationale ? Mais Washington n’a toujours pas ratifié le statut de cette cour ! Ironique, un éditorialiste remarque (12) que, en 2003, The Economist avait fait sa « une », après l’invasion de l’Irak, avec une photographie en couleurs de George W. Bush en titrant « Maintenant le lancement de la paix » (« Now, the waging of peace ») ; en revanche, l’hebdomadaire des milieux d’affaires met aujourd’hui en couverture une photographie de M. Poutine en noir, un char à la place du cerveau, avec ce titre : « Où s’arrêtera-t-il ? ».

La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive au Proche-Orient, mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés (13). » La prestation du président Volodymyr Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », en a indigné plus d’un, sans d’ailleurs qu’il obtienne le soutien attendu de Tel-Aviv, attaché à ses relations étroites avec Moscou (14). Enfin, le traitement différencié accordé aux réfugiés ukrainiens, blancs et européens par rapport à ceux du « reste du monde », asiatiques, maghrébins et subsahariens, a suscité une ironie amère au Proche-Orient, comme dans tout le Sud.

On dira que ce n’est pas nouveau, que les opinions (et les médias) arabes ont toujours été antioccidentales, que la « rue arabe », comme on la qualifie parfois de manière méprisante dans les chancelleries européennes et nord-américaines, ne pèse pas grand-chose. Après tout, lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraîner dans la guerre aux côtés des États-Unis, à rebours de leurs populations. Dans le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays, même quand ils sont des alliés de longue date de Washington, ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam, et pas seulement l’Arabie saoudite. Le 28 février, le ministre des affaires étrangères émirati Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane a rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou et a salué les liens étroits entre les deux pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonction bien peu diplomatique des ambassadeurs du G7 au Caire de condamner l’invasion russe. Même le Maroc, allié fidèle de Washington, était opportunément « aux abonnés absents » lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars sur l’Ukraine.

Dans le même temps, avec leurs dizaines de milliers de soldats positionnés dans le Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats arabes unis, la présence de la Ve flotte, les États-Unis restent un acteur majeur dans la région qu’il peut se révéler risqué de négliger, voire de contrarier. D’autant que ce positionnement de divers pays arabes, comme plus largement celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une nouvelle organisation du monde ou d’une opposition stratégique au Nord — comme celle pratiquée par le Mouvement des non-alignés dans les années 1960 et 1970, allié au « camp socialiste » — mais au nom de ce qu’ils perçoivent être leurs propres intérêts. On pourrait, paraphrasant le Britannique lord Gladstone, affirmer que, dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée. Les revers de la Russie et les sanctions qui lui sont imposées amèneront-ils certains d’entre eux à infléchir leur complaisance à l’égard de Moscou ?

Alors que s’estompent les lignes de partage idéologiques d’antan, que les promesses d’un « nouvel ordre international » faites par Washington au lendemain de la première guerre du Golfe se sont englouties dans les déserts irakiens, un monde multipolaire émerge dans le chaos. Il offre une marge de manœuvre élargie au « reste du monde ». Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort.

Alain Gresh

Directeur des journaux en ligne OrientXXI.info et AfriqueXXI.info

(1) Robert D. Kaplan, « To save democracy, we need a few good dictators », Bloomberg, 1er avril 2022.

(2) Lire Pierre Rimbert, « Événement total, crash éditorial », Le Monde diplomatique, mars 2022.

(3) Cité dans « Ukraine attention shows bias against black lives, WHO chief says », British Broadcasting Corporation (BBC), 14 avril 2022.

(4) Nous n’entrons pas dans le débat de ce qu’est une démocratie, mais nous évoquons ici des pays où se tiennent des élections régulières et concurrentielles.

(5) Trita Parsi, « Why non-Western countries tend to see Russia’s war very, very differently », Quincy Institute for Responsible Statecraft, 11 avril 2022.

(6) Regroupement entre les pays membres de l’Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) et dix autres producteurs, dont la Russie et le Mexique.

(7) Konstantin Truevtsev, « Russia’s new Middle East strategy : Countries and focal points » (PDF), Valdai Discussion Club, février 2022. Valdai est un think tank russe de politique internationale.

(8) « Guerre d’Ukraine. Le jeu d’équilibre risqué de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis », Orient XXI, 22 mars 2022.

(9) Cité par BBC Monitoring - Saudi Arabia, Londres, 8 mars 2022.

(10) Cité par Mideast Mirror, Londres, 7 avril 2022.

(11) Lire, par exemple, Maria Wimmer, « Du phosphore blanc sur Fallouja », Le Monde diplomatique, janvier 2006.

(12) Al-Quds Al-Arabi, Londres, cité par Mideast Mirror, 3 mars 2022.

(13) Ibid.

(14) Cf. Sylvain Cypel, « Les raisons de la complaisance israélienne envers la Russie », Orient XXI, 24 mars 2022.

publié le 27 avril 2022

Ukraine. Le secrétaire général de l’ONU à Moscou et Kiev pour arracher une improbable paix

Gaël De Santis et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Après la Turquie, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, devait arriver ce mardi 26 à Moscou, puis à Kiev. Cette visite vise à obtenir un cessez-le-feu ou une pause humanitaire.

Au bout de soixante-deux jours de guerre, Antonio Guterres œuvre pour arracher un cessez-le-feu. Le secrétaire général des Nations unies, qui a été particulièrement critiqué pour son inaction depuis l’invasion russe le 24 février, entame une semaine décisive.

Après avoir adressé en urgence une demande de rencontre officielle, le 18 avril, via une lettre diplomatique aux deux présidents, l’ancien premier ministre portugais doit arriver ce mardi à Moscou, avant de se rendre à Kiev.

Dans la capitale russe, Antonio Guterres doit rencontrer le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président Vladimir Poutine. Si le scénario d’une guerre longue apparaît de plus en plus probable, Antonio Guterres « espère parler de ce qui peut être fait pour ramener la paix en Ukraine de toute urgence », a déclaré Eri Kaneko, sa porte-parole. Une « pause humanitaire » et une trêve « immédiate » à Marioupol, où 100 000 civils seraient encore coincés, font partie des demandes réitérées de l’ONU. La guerre ayant déjà jeté sur les routes près de 13 millions de personnes, dont 5,2 millions ont fui l’Ukraine.

Les pourparlers semblent dans l’impasse

De son côté, le ministère russe de la Défense a annoncé que ses forces allaient « cesser unilatéralement » les hostilités sur Azovstal à partir de lundi après-midi, « retirer les unités à une distance sûre et assurer le départ » des civils « dans la direction de leur choix ». La réponse de Kiev a été immédiate : « Je déclare officiellement et publiquement que, malheureusement, il n’y a aucun accord concernant un couloir humanitaire depuis Azovstal », a affirmé la vice-première ministre ukrainienne, Iryna Verechtchouk.

Que peut obtenir le secrétaire général de l’ONU de cette visite en Russie et en Ukraine ? Afin de sortir de l’impasse, Antonio Guterres devait discuter, lundi, des divers potentiels points d’accord (garanties de sécurité pour l’Ukraine, neutralité militaire, Otan) avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, rare intermédiaire entre les deux présidents Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. « Les négociations n’étant plus à l’ordre du jour (y compris sur la neutralité de l’Ukraine semble-t-il), et une (semi-)défaite n’étant pas envisageable par le Kremlin, l’escalade est donc inévitable. Reste à savoir à quoi elle ressemblera », juge le directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien, sur Twitter.

Clairement, les pourparlers entre les deux administrations semblent dans l’impasse. Le président russe apparaît déterminé à obtenir des succès militaires et des gains territoriaux importants avant toute nouvelle discussion. Le quotidien économique Financial Times, qui aurait eu des informations de l’entourage de Vladimir Poutine, confirme que celui-ci « ne voyait aucune perspective de règlement » , à la différence du mois dernier.

Fin mars, à Istanbul, Moscou et Kiev avaient évoqué des avancées. Entre-temps, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a accusé la Russie d’avoir commis des crimes de guerre contre des civils à Boutcha. Dernièrement, il menace de se retirer de tout processus si les soldats ukrainiens coincés à Azovstal étaient tués.

L’Ukraine est convaincue qu’elle peut repousser davantage les troupes russes. Et le soutien des États-Unis l’encourage dans ce sens. Le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, a déclaré, lundi : « La première chose pour gagner, c’est de croire que l’on peut gagner. Et ils sont convaincus qu’ils peuvent gagner (…). Ils peuvent gagner s’ils ont les bons équipements, le bon soutien », a-t-il affirmé, au lendemain de sa visite à Kiev, avec le secrétaire d’État, Antony Blinken, et leur rencontre avec Volodymyr Zelensky. Il s’agissait de la première visite de ministres américains depuis le début du conflit. « Nous voulons voir la Russie affaiblie à un degré tel qu’elle ne puisse pas faire le même genre de chose que l’invasion de l’Ukraine », a-t-il encore déclaré.

Une nette hausse des budgets militaires en 2022

Les livraisons d’équipements militaires et d’armes lourdes atteignent des records. La contribution seule des États-Unis atteint les 3,4 milliards de dollars (3,2 milliards d’euros), encourageant le président Zelensky à remercier Washington et le président Joe Biden « personnellement », pour leur soutien. À cette somme, il faut ajouter les autres envois d’armes des membres de l’Otan et européens. Cette « aide » sera au centre d’une réunion prévue mardi en Allemagne, réunissant le chef du Pentagone et les ministres de la Défense de 40 pays alliés.

Ce record confirme une tendance générale en 2022 de nette hausse des budgets militaires. Ainsi, les pays européens font assaut de promesses pour que leurs dépenses militaires atteignent 2 % de leur PIB, soit l’objectif fixé par l’Otan et par l’ancien président des États-Unis Donald Trump. Huit pays européens membres de l’Alliance atlantique atteignent déjà cette cible, relève lundi le rapport de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri). C’est « deux de plus par rapport à 2014 », relève le rapport du Sipri.

Le 27 février, l’Allemagne a annoncé la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, son armée. Les 2 % du PIB de dépenses militaires devraient être atteints en 2022. D’autres pays, tels le Danemark ou la Pologne, ont, eux aussi, promis une hausse des dépenses.Une hausse débutée avant la guerre en Ukraine. Pour 2021, les dépenses militaires vont dépasser pour la première fois, à l’échelle de la planète, la somme de 2 000 milliards de dollars. Selon le Sipri, elles s’établissaient à 2 113 milliards de dollars (1 966 milliards d’euros). Cela représente 2,2 % du PIB mondial. En gros, pour 50 euros de richesse produite, 1 euro est affecté à la dépense militaire. Et les États-Unis tiennent la dragée haute aux autres forces armées. Leur budget militaire est de 801 milliards de dollars en 2021, soit 3,5 % de leur PIB. Cette somme équivaut au budget… des dix pays suivants dans le classement (Chine, Inde, Royaume-Uni, Russie, France, Allemagne, Arabie saoudite, Japon, Corée du Sud et Italie).

Un choix de société assumé. La progression du budget (100 milliards d’euros) de la Bundeswehr correspond à la promesse des accords de Paris de 2015, non réalisée, d’un fonds mondial de 100 milliards de dollars annuels pour financer la transition climatique…


 


 

 

 

Inquiétant coup de semonce

Stéphane Sahuc sur www.humanite.fr

Ne pas laisser se fermer les portes du dialogue, et refuser toutes chimères d’un règlement militaire du conflit.

C’est une de ces phrases qui font froid dans le dos. Surtout lorsqu’on sait par qui elle est prononcée. Que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, déclare à la télévision publique qu’il y a un « danger réel » d’une « troisième guerre mondiale » montre bien que le conflit en Ukraine entre dans une nouvelle phase. Certes, cette déclaration s’adresse aux États-Unis, elle est une réponse à une petite phrase de Lloyd Austin, le secrétaire à la Défense, qui, après sa visite à Kiev, donnait les objectifs de son pays : « Nous voulons voir la Russie affaiblie, incapable de mener le type d’action qu’elle a lancée sur l’Ukraine. » Si on traduit les propos de Lavrov en langage courant, ils ­signifient : « Américains, vous poussez le bouchon un peu trop loin. Attention ! »

Mais cette déclaration de Lavrov constitue aussi un coup de semonce et un tournant inquiétants dans la guerre. Les Russes tracent une ligne rouge qui coïncide avec l’accélération des livraisons d’armes américaines et occidentales à l’Ukraine. Chars Guepard allemands, missiles antichars Milan et canons Caesar français, et obusiers, drones tueurs et hélicoptères américains… autant de matériels qui vont un peu plus compliquer la tâche de l’armée russe. Une situation qui, comme l’explique Lavrov, signifie que « l’Otan est, en substance, engagée dans une guerre avec la Russie ». Le ministre précise que ces armes sont donc « des cibles légitimes ». De là à frapper des zones de stockage hors Ukraine, donc de fait des territoires de l’Otan ? La menace est implicite mais réelle.

Pour engager la désescalade, l’Otan ne doit pas se laisser entraîner dans le scénario d’une défaite militaire de la Russie, qui semble avoir désormais la faveur de certains de ses membres. Sans en rabattre sur le soutien à l’Ukraine agressée, la France doit rester sur sa ligne, peser de tout son poids pour ne pas laisser se fermer les portes du dialogue, et refuser toutes chimères d’un règlement militaire du conflit.

 publié le 21 avril 2022

Ce qui se passe actuellement à Jérusalem

sur https://lepoing.net

Le Poing  publie cette fiche d’information de l’Agence Média-Palestine sur la situation actuelle à Jérusalem pour un autre traitement médiatique!

Si vous avez écouté France Inter et d’autres médias «mainstream» ces derniers jours, il est normal que vous n’ayiez pas compris ce qu’il est se passe actuellement à Jérusalem et à la mosquée d’Al Aqsa.

Voici ou re-voici quelques éléments clés pour vous permettre de mieux comprendre la situation:

1) Ce n’est pas un « conflit  religieux » ni des « heurts » comme vous avez pu l’entendre. Cette utilisation du terme «conflit religieux» ne permet pas de rendre compte de la situation d’oppression coloniale subie par les palestinien.ne.s. Cette nouvelle offensive contre les palestinien.ne.s à Jérusalem est avant tout l’attaque d’une puissance occupante lourdement armée, Israël, contre la population civile qu’elle occupe et qu’elle opprime continuellement et particulièrement pendant le ramadan, mois le plus saint de l’année pour les palestinien.ne.s musulman.e.s.

2) La police israélienne a envahi la mosquée Al Aqsa, l’un des sites les plus sacrés au monde pour les musulmans, attaquant les Palestiniens alors qu’ils se rassemblaient pour prier vendredi à l’aube. Elle a tiré des gaz lacrymogènes, des grenades assourdissantes et des balles en acier recouvertes de caoutchouc sur des Palestiniens priant à l’intérieur de la mosquée, ainsi que sur des journalistes, des médecins, des personnes âgées et des enfants sur l’Esplanade, blessant au moins 158 Palestiniens depuis jeudi dernier. Plus de 400 palestiniens ont été arrêtés depuis vendredi dernier.

3) L’invasion d’Al-Aqsa par Israël est également une attaque contre l’identité et la culture palestiniennes. Au cours de cette attaque, la police israélienne a endommagé la structure historique de la sainte mosquée, brisant des vitraux et détruisant des murs qui ont résisté pendant des siècles.

4) Ce qui se passe actuellement était planifié. Israel attaque les fidèles palestinien.ne.s chaque mois de ramadan. Selon l’écrivain – journaliste palestinien Majd Kayyal interviewé par l’Agence Média Palestine le 17 avril 2022, l’une des particularités de cette nouvelle attaque est le nombre beaucoup plus important de l’unité « Mistarivim ». C’est l’unité la plus dangereuse pour les palestinien.ne.s, car ses soldats déguisés en palestiniens se dissimulent  parmi des milliers de civils dans la vieille ville et utilisent en général des balles réelles contre la population.

5) Les Palestinien.ne.s ont un attachement particulier à la ville de Jérusalem, à la Mosquée d’Al Aqsa, pour des raisons aussi historiques. Toujours selon Majd Kayyal, le principal objectif d’Israël à travers ces attaques est d’essayer d’effacer l’identité palestinienne. C’est une guerre israélienne de contrôle de la ville de Jérusalem, et le nettoyage ethnique actuellement en cours dans la ville vise à maintenir une démographie juive à Jérusalem. 300 000 Palestiniens habitent à Jérusalem-Est aujourd’hui. On constate que le principal outil des autorités israéliennes pour essayer de les faire partir est de détruire les lieux de vie sociale des Palestinien.ne.s, c’est à dire les lieux où iels se réunissent, notamment Al Aqsa et la vieille ville et particulièrement la porte de Damas.

publié le 18 avril 2022

Ukraine : la bataille du Donbass provoque une escalade militaire
entre Russie et Occident

François Bonnet sur www.mediapart.fr

L’offensive russe attendue dans le Donbass décidera du sort de l’Ukraine. Les États-Unis et plusieurs pays européens livrent massivement des armes offensives. Vladimir Poutine se dit déterminé à aller jusqu’au bout. L’armée russe est accusée de nouveaux crimes, des viols et violences sexuelles. Tous les éléments d’une escalade sont réunis.

Ce doit être l’offensive décisive, celle qui mettra l’Ukraine à genoux et son armée en déroute. Elle devrait déboucher sur une partition du pays si la Russie l’emporte. La conquête de l’ensemble du Donbass, dans l’est de l’Ukraine, de la ville martyre de Marioupol et des territoires du Sud menant à la Crimée annexée en 2014 est l’objectif annoncé depuis le 29 mars, lorsque l’état-major russe a dû prendre acte de sa défaite aux portes de la capitale, Kyiv (Kiev en russe).

Cette bataille du Donbass doit débuter dans les jours qui viennent, même si l’armée russe semble se heurter à de graves difficultés, un manque d’hommes et des problèmes répétés de réorganisation. Mais la commande politique est explicite et a été énoncée pour la première fois par Vladimir Poutine mardi 12 avril. Le but affiché est désormais « d’aider les gens du Donbass ». « Nos objectifs sont absolument clairs et nobles. Nous les atteindrons, il n’y aucun doute », a ajouté Vladimir Poutine.

L’assurance du président russe dit l’importance de ce qui est la deuxième phase de cette guerre d’invasion déclenchée le 24 février. Moscou doit impérativement l’emporter, tant cette guerre est « existentielle » pour la Russie, sauf à voir s’effondrer l’intégralité d’un projet politique et militaire élaboré depuis des années.

L’Europe et les États-Unis l’ont compris. Joe Biden a annoncé, mercredi 13 avril, de nouvelles livraisons d’armes à l’Ukraine, « adaptées à la large offensive que prépare la Russie dans l’est [du pays] ». Ce « paquet » de 800 millions de dollars, qui porte à 3,2 milliards de dollars le montant total de l’aide militaire américaine depuis le 24 février, est essentiellement constitué de matériels offensifs : hélicoptères, drones, pièces d’artillerie, obus et munitions, missiles antichars, systèmes de radar.

Plusieurs pays européens ont également décidé d’intensifier leurs livraisons d’armes à l’Ukraine. La République tchèque et la Pologne fournissent des chars T72 et des blindés légers, la Slovaquie un système de défense antiaérien et des transports de troupes, le Royaume-Uni plusieurs catégories de missiles, l’Australie des transports de troupes, etc. (lire ici un inventaire partiel des matériels fournis). L’Allemagne a déjà fourni des milliers de missiles antichars.

Les batailles qui se préparent dans le Donbass provoquent ainsi une escalade militaire massive dans ce qui ressemble de plus en plus à une confrontation entre la Russie et l’Occident.

L’analyse qui domine en Europe et aux États-Unis est qu’une victoire rapide de la Russie dans cette conquête de l’Est et du Sud rendrait inévitable une partition de l’Ukraine. Elle pourrait même inciter Moscou à relancer ensuite la guerre pour des conquêtes territoriales plus larges.

Encouragés par les échecs répétés de l’armée russe, le président Zelensky et l’armée ukrainienne se disent, eux, persuadés de pouvoir l’emporter si l’aide militaire ne fait pas défaut. « Les troupes russes doutent de leur capacité à nous briser, à briser l’Ukraine. Nous ferons tout pour justifier ces doutes. L’Europe doit gagner cette guerre et nous gagnerons », a déclaré Volodymyr Zelensky jeudi 14 avril, dans une vidéo. La veille, il énumérait une longue liste de systèmes d’armes dont son pays a « urgemment besoin ».

Jeudi 14 avril, le pouvoir ukrainien pouvait brandir un nouveau fait d’armes en revendiquant avoir partiellement détruit le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, le croiseur Moskva, qui devait couler quelques heures plus tard alors qu’il était remorqué vers le port de Sébastopol. Selon le gouverneur de l’oblast d’Odessa, le Moskva a été touché par deux missiles antinavires ukrainiens de type Neptune.

Le ministère russe de la défense a expliqué que le navire avait été dévasté par un incendie accidentel provoquant l’explosion de munitions, sans reconnaître l’attaque ukrainienne. Dans les deux cas, ce naufrage est un nouveau signe de la désorganisation des forces russes et du non-respect de procédures, les navires de ce type étant normalement surprotégés contre les risques de feu ou des attaques de missiles.

Vendredi 15 avril, après un mois de siège et de combats, des dizaines de milliers de morts, civils et militaires et la destruction totale de la ville, la prise complète de Marioupol par les forces russes paraissait imminente. Elle pourra être présentée comme une victoire importante par Moscou.

Sur le papier, la supériorité de l’armée russe paraît incontestable, en matériels, armes et hommes. Mais les pertes importantes subies en sept semaines de combats, les défaites et les problèmes multiples de commandement et de coordination laissent la place à de nombreuses interrogations. Explications en quatre points des enjeux de cette nouvelle guerre du Donbass.

1. Poutine dénonce une offensive générale de l’Occident

Le président russe a choisi, mardi 12 avril, de célébrer l’un des grands mythes soviétiques, Youri Gagarine et le premier vol spatial habité le 12 avril 1961, en se rendant au centre spatial de Vostotchny, dans l’Extrême-Orient russe. Il était accompagné, pour l’occasion, d’Alexandre Loukachenko, le dictateur biélorusse.

Vladimir Poutine avait plusieurs messages à faire passer, aussitôt massivement relayés par la machine de propagande étatique. Le premier a concerné la guerre puisque le président ne s’était pas exprimé en détail depuis l’annonce du retrait des forces russes des alentours de Kyiv et du nord du pays.

Les objectifs initiaux d’une prise de contrôle de la totalité du pays, de sa « démilitarisation » et de sa « dénazification » avaient alors été abandonnés. Ces échecs ont provoqué une purge au sein des services de renseignement et de certains départements militaires, purge qui semble d’une ampleur inédite (lire ici et là). Il s’avère, après 50 jours de guerre, que les plans d’invasion de l’Ukraine et les renseignements à partir desquels ils ont été construits étaient totalement inadaptés.

Nous allons agir de manière harmonieuse, calmement, en conformité avec le plan.

Vladimir Poutine a donc dû montrer qu’il contrôle pleinement la situation, s’affichant serein et rassurant, pour étouffer tout questionnement. « L’opération militaire spéciale se déroule selon les plans », a-t-il dit. La retraite de Kyiv et du nord du pays n’en est pas une, puisqu’il ne s’agissait alors que de « fixer les forces ukrainiennes, de détruire l’infrastructure militaire pour créer les conditions d’une opération plus active dans le Donbass ».

« Nous allons agir de manière harmonieuse, calmement, en conformité avec le plan proposé dès le départ par l’état-major », a-t-il ajouté. Poutine a également précisé que l’armée russe avait fait le choix de ne pas progresser plus vite pour « limiter les pertes ».

Le deuxième message a consisté à dénoncer une offensive générale de l’Occident, « l’hystérie antirusse », et la volonté des États-Unis d’imposer leur « domination mondiale ». « Les États-Unis sont prêts à combattre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien », a-t-il ajouté, moquant par ailleurs les sanctions : « Notre système financier, notre industrie fonctionnent. »

Le troisième message a consisté à nier et à qualifier de « fake » les nombreux crimes de guerre et exactions commis par l’armée russe à Boutcha et dans les localités environnantes au nord de Kyiv. Il a comparé ces accusations à celles qui ont visé « le président syrien Bachar al-Assad et l’utilisation d’armes chimiques ». À ses côtés, le président Loukachenko a assuré que les crimes de Boutcha étaient « une opération spéciale montée par les services britanniques ».

Enfin, le président russe a fermé la porte aux pourparlers de paix en cours, dénonçant un pouvoir ukrainien « incohérent ». « L’opération militaire se poursuivra jusqu’à ce que tous nos objectifs soient réalisés », a-t-il conclu.

Cette détermination du président russe, prêt à toutes les escalades comme il l’avait annoncé dès le 24 février, ravive le scénario de l’utilisation de l’arme atomique. Ancien ambassadeur à Moscou et directeur de la CIA, c’est ce qu’a rappelé, jeudi, William J. Burns. « Compte tenu des revers militaires auxquels le président Poutine et le pouvoir russe ont été confrontés jusqu’à présent, aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace posée d’un recours potentiel aux armes nucléaires tactiques ou aux armes nucléaires à faible rendement », a-t-il indiqué, précisant aussitôt qu’il n’y avait pas de « preuves » à ce stade du déploiement de telles armes.

2. Les difficultés persistantes de l’armée russe

Le retrait des forces russes des alentours de Kyiv et du nord du pays n’a pas pour autant réglé les nombreux problèmes de l’armée. Il y a en premier lieu l’ampleur des pertes subies ces sept premières semaines de combats face à une armée ukrainienne beaucoup plus mobile, entraînée et connaissant parfaitement le terrain.

Les chiffres donnés par l’armée ukrainienne ou les services occidentaux de renseignement ne peuvent être vérifiés indépendamment. Mais le travail réalisé par plusieurs centres d’études, à partir de photos et vidéos vérifiées sur les réseaux sociaux, de documents et témoignages, permet d’aboutir à des ordres de grandeur à peu près crédibles. En sept semaines de guerre, près de 10 000 soldats russes auraient été tués. Trente mille hommes auraient été blessés ou mis dans l’incapacité de combattre.

Cela signifie que plus de 20 % des forces initialement déployées (150 000 à 200 000 hommes) seraient aujourd’hui neutralisées, un niveau de pertes jugé par les experts comme énorme. En complément, une étude récente des services de renseignement américains estime que sur les 130 bataillons tactiques groupés russes engagés depuis le 24 février, seuls 80 demeurent opérationnels.

Enfin tous les indices, éléments matériels et témoignages font état d’une troupe largement constituée de jeunes soldats mal formés, mal nourris et mal équipés et au moral très bas. À cet état dégradé de l’armée russe engagée en Ukraine s’ajoutent deux éléments.

Le premier est l’ampleur des pertes matérielles. Des évaluations crédibles font état de la perte de plus de 2 000 véhicules, transports de troupes, blindés légers, lanceurs multiroquettes et chars (480). En regard, l’armée ukrainienne en aurait perdu environ 800.

Le deuxième élément est le manque de coordination des forces sur le terrain et la médiocrité des systèmes de transmission. Il expliquerait pour une bonne part les échecs répétés des trois premières semaines de conflit. Pour y remédier, le pouvoir russe a décidé il y a quelques jours de créer un commandement unique de l’ensemble des opérations.

Ce commandement a été confié au général Dvornikov, qui dirigeait jusqu’alors les opérations menées dans le sud de l’Ukraine. L’homme est surtout connu pour avoir été le premier général à diriger l’intervention russe en Syrie, à partir de septembre 2015. Il y a gagné le surnom de « boucher d’Alep », même si les généraux russes qui lui ont succédé ont commis des crimes de guerre d’une même ampleur.

L’état réel de l’armée ukrainienne est impossible à évaluer.

Ce commandement unique ne devrait pas résoudre les deux principales difficultés rencontrées aujourd’hui par l’armée russe. La première est le manque d’hommes. Des témoignages sur les réseaux sociaux font état de recrutements forcés dans les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk. L’état-major ukrainien estime que l’armée russe a cherché à mobiliser 60 000 à 70 000 hommes dans le Donbass et n’a atteint que 20 % de cet objectif.

La deuxième difficulté est que les forces russes demeurent engagées sur de multiples fronts : autour de Kharkiv, au Nord-Est, où les bombardements de la ville se poursuivent (plus de 1 500 bâtiments ont été détruits) ; dans l’oblast de Kherson, au Sud, où des attaques de l’armée ukrainienne bloqueraient des contingents russes ; Marioupol, toujours, où seraient présents 8 000 soldats russes, ainsi qu’à Zaporijia ; à Izioum, une ville entre Kharkiv et le Donbass, aujourd’hui totalement détruite après des semaines de combats.

Ces derniers jours, les offensives lancées par l’armée en divers points du Donbass, l’objectif étant de conquérir la totalité des oblasts de Louhansk et Donetsk (les républiques séparatistes actuelles ne représentent qu’un tiers de ces territoires), ont toutes été enrayées par l’armée ukrainienne.

Face à ces difficultés de l’armée russe, l’état réel de l’armée ukrainienne est impossible à évaluer. Aucune information détaillée et crédible n’est rendue publique. Tout juste sait-on que les forces ukrainiennes déployées dans le Donbass pourraient compter 20 000 à 30 000 hommes. Elles seraient les plus expérimentées, connaissant parfaitement le terrain et bénéficiant d’installations défensives construites ces huit dernières années de guerre.

Peuvent-elles tenir face aux déploiements massifs de matériels, chars et pièces d’artillerie venus de Russie ? Les semaines à venir le diront.

3. Les crimes de guerre et viols

A priori, les documentations de plus en plus précises de crimes de guerre massifs commis par les troupes russes et les accusations grandissantes de violences sexuelles et de viols ne devraient en rien gêner l’offensive russe sur le Donbass. Mais le déni systématique du pouvoir russe, sa propagande expliquant qu’il s’agit là de montages, de mises en scène construites par les services occidentaux ou de tueries faites par les forces ukrainiennes suffiront-ils ?

Le premier effet de la révélation de ces atrocités a été d’accélérer les livraisons d’armes à l’Ukraine. Le deuxième a été la mise en place rapide d’un groupe d’enquêteurs internationaux dépêchés à Boutcha et dans le nord de Kyiv pour documenter les différents crimes, tandis que la Cour pénale internationale a ouvert une enquête.

Nous ne pouvons donner à ce jour un chiffre mais ces crimes sexuels ont un caractère de masse.

Le troisième effet est de placer un peu plus encore la Russie au ban des nations. Jeudi 14 avril, la commissaire ukrainienne aux droits de l’homme, Lyudmila Denisova, a détaillé ce qu’elle estime être des violations systématiques du droit international de la guerre. Elle a ensuite fait le point sur les accusations de crimes sexuels.

« Nous ne pouvons donner à ce jour un chiffre mais ces crimes sexuels ont un caractère de masse. Par exemple, ces dernières 24 heures, 53 personnes ont appelé notre ligne d’urgence créée pour les victimes de viol par des militaires russes. Nous sommes en train de rassembler des preuves », a-t-elle expliqué.

Lyudmila Denisova a également affirmé disposer de preuves que 25 femmes, âgées de 14 à 24 ans, avaient été détenues à Boutcha dans un abri et régulièrement violées par des soldats. Neuf des 25 victimes seraient enceintes, dont une jeune fille de 14 ans. Aucune de ces informations n’a pu être vérifiée indépendamment. De son côté, le ministère ukrainien de la justice a annoncé que plus de 500 militaires russes avaient déjà été identifiés pour de possibles poursuites.

4. Les possibilités d’extension du conflit

Pour la première fois depuis le 29 mars, des missiles russes ont à nouveau frappé la capitale ukrainienne, vendredi 15 avril. La cible était une usine d’armement dans le sud-ouest de Kyiv, selon le ministère de la défense russe.

La veille, l’Ukraine avait été accusée d’avoir bombardé deux villages russes proches de la frontière, ce qu’a démenti l’armée ukrainienne. « Le nombre et l’ampleur des frappes de missiles sur des sites de Kiev augmenteront en réponse à toute attaque terroriste menée en territoire russe par le régime nationaliste de Kiev », avait averti le ministère russe de la défense.

Nous demandons aux États-Unis et à leurs alliés d’arrêter la militarisation irresponsable de l’Ukraine.

Un avertissement similaire a été adressé, mardi, aux États-Unis. Le Washington Post révèle, vendredi 15 avril, le contenu d’une note transmise par l’ambassade russe aux États-Unis et protestant contre les livraisons d’armes à l’Ukraine. Ces dernières pourraient avoir « des conséquences imprévisibles ». « Nous demandons aux États-Unis et à leurs alliés d’arrêter la militarisation irresponsable de l’Ukraine, aux conséquences imprévisibles pour la sécurité régionale et internationale », est-il écrit.

La note souligne « la menace de mettre des armes de haute précision dans les mains de nationalistes radicaux, d’extrémistes et de bandits en Ukraine » et accuse l’Otan de faire pression sur l’Ukraine pour saboter les négociations en cours « pour prolonger le carnage ».

Comme il l’avait déjà annoncé fin mars, le pouvoir russe se réserve ainsi le droit de frapper les convois d’armement acheminés en Ukraine. Ira-t-il au-delà en choisissant de frapper des sites de stockage d’armement dans les pays voisins de l’Ukraine et membres de l’Otan ? Un conflit avec les forces de l’Otan serait alors inévitable.

Enfin, une nouvelle menace d’escalade vers un conflit généralisé a été faite jeudi 14 avril par Dmitri Medvedev. L’ancien président et premier ministre, aujourd’hui vice-président du conseil de sécurité russe, s’en est pris au projet d’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande, aujourd’hui pays neutres.

En cas d’adhésion, « les frontières de l’Alliance avec la Russie feraient plus que doubler. Et ces frontières, il faudra les défendre […]. Dans ce cas, il ne pourra être question d’une mer Baltique non nucléaire », a averti Dmitri Medvedev. Évoquant les populations finlandaises et suédoises, il a ajouté que « personne de sain d’esprit ne peut souhaiter une hausse des tensions à sa frontière et avoir à côté de sa maison des missiles Iskander, des missiles hypersoniques et des navires avec des armes nucléaires ». Les deux pays pourraient prendre leur décision dans les semaines à venir.

La Russie aura-t-elle les moyens politiques et militaires d’aller jusqu’au bout de son projet, qui est de briser l’Ukraine et, au-delà, de reconfigurer l’ordre mondial ? La détermination affichée de Vladimir Poutine et la violence déchaînée de la propagande d’État en Russie ne cessent de l’affirmer. Le pouvoir russe est aujourd’hui dans une position qui lui interdit de reculer, sauf à disparaître. Cela interdit d’écarter le scénario du pire, celui d’une confrontation généralisée en Europe.

publié le 12 avril 2022

Marioupol, ville martyre ravagée par la guerre... et la propagande

Marc de Miramon sur www.humanite.fr

Ukraine Le sulfureux bataillon Azov, cerné dans le port stratégique par l’armée russe, dénonce l’usage d’« armes chimiques » alors que le Donbass se prépare à une bataille aussi décisive pour le Kremlin que meurtrière pour les civils de la région.

Ils ne seraient plus qu’une poignée de milliers de combattants ukrainiens, essentiellement issus du bataillon d’inspiration néonazie Azov, retranchés dans l’immense complexe industriel métallurgique d’Azovstal, qui jouxte la zone portuaire de Marioupol. Ville martyre presque entièrement détruite par les combats et les bombardements, hautement stratégique puisqu’elle donnerait aux forces pro-russes le contrôle quasi total de la mer d’Azov et permettrait la jonction de la péninsule de Crimée avec les territoires du Donbass, Marioupol est aussi le théâtre d’une intense guerre de l’information entre Kiev et Moscou. Après avoir évoqué il y a quelques jours le chiffre de 5 000 civils tués par l’armée russe, ses supplétifs tchétchènes et les forces séparatistes du Donbass, le maire de la ville, Vadym Boïtchenko, brandit dorénavant un bilan supérieur à 10 000 morts, tandis que le gouvernement de Volodymyr Zelensky évalue les pertes civiles en « dizaines de milliers ». Et le dernier quarteron des miliciens d’Azov, officiellement incorporés au sein de l’armée ukrainienne, accuse l’armée russe d’avoir utilisé des armes chimiques pour les déloger de l’usine d’Azovstal. Volodymyr Zelensky indique prendre « très au sérieux » ces informations issues du bataillon, lequel témoigne sur sa chaîne Telegram avoir été victime de substances toxiques larguées au-dessus du complexe par des drones russes.

Le Royaume-Uni, par la voix de la ministre des Affaires étrangères, Liz Truss, a pour sa part déclaré qu’il travaillait « de toute urgence avec (ses) partenaires pour vérifier ces renseignements ». De son côté, le porte-parole du Pentagone, John Kirby, explique ne pas pouvoir confirmer ces informations, qui, « si elles sont vraies, sont très préoccupantes et reflètent les inquiétudes que nous avons eues quant à la possibilité pour la Russie d’utiliser divers agents antiémeute, notamment des gaz lacrymogènes mélangés à des agents chimiques en Ukraine ». Pour mémoire, l’utilisation des soldats d’Azov comme source légitime par Kiev avait provoqué la semaine dernière un tollé en Grèce, après la diffusion du témoignage d’un de ces miliciens au Parlement, en même temps qu’un discours de Volodymyr Zelensky. « C’est une honte historique. La solidarité avec le peuple ukrainien est une évidence. Mais les nazis ne peuvent avoir leur mot à dire au Parlement », s’était par exemple indigné Alexis Tsipras, leader de Syriza.

Une propagande de guerre qui implique évidemment Moscou : depuis plusieurs jours, des comptes pro-russes annoncent l’arrestation imaginaire, près de Marioupol, du général major américain Roger L. Cloutier, détaché auprès des forces de l’Otan, comme celles de membres des forces spéciales européennes, britanniques ou françaises, censées encadrer les néonazis d’Azov. Et qui intervient alors que s’annonce la grande « bataille pour le Donbass », au cours de laquelle « nos villes pourraient être complètement détruites » sur la base du « scénario de Marioupol », prédit Sergueï Gaïdaï, gouverneur ukrainien de la région de Lougansk.

 

 

 

 

 

Les ennemis de nos ennemis
sont-ils nos amis ?

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

Les images qui nous parviennent d’Ukraine sont insoutenables. Nul besoin d’être un partisan de l’Otan pour être révolté par la cruauté de la guerre russe contre ce pays ! Il suffit pour cela d’être attaché au droit international le plus élémentaire et d’avoir un peu de cœur ! Pourtant, les circonstances tragiques de ce conflit offrent aux thuriféraires de « l’Occident » (merci M. Poutine !) une occasion rêvée de tenter de réhabiliter la vieille logique des deux « camps » : quiconque ne se retrouve pas dans l’un est sommé de faire allégeance à l’autre. L’Union européenne est, à cet égard, dans l’œil du cyclone : toute critique entamant l’unité de la « famille occidentale » est assimilée à de la complaisance envers le Kremlin.

C’est le retour aux mœurs détestables de la guerre froide ou encore du début des années 1990, quand s’opposer à la guerre du Golfe vous classait parmi les soutiens à Saddam Hussein ! Le « camp occidental » est si verrouillé que la timide réserve formulée par Emmanuel Macron à propos du qualificatif dont Joe Biden a affublé son homologue russe passerait presque pour de l’impertinence. Y compris les dirigeants de l’UE qui se voulaient naguère si attachés à « l’autonomie stratégique » de l’Europe placent désormais, comme au bon vieux temps, le « chef du monde libre » sur un piédestal. C’est si vrai que, fin mars, le président américain a participé à la réunion du… Conseil européen. Les deux principaux sujets à l’ordre du jour de ce sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’UE étaient l’alourdissement des sanctions contre la Russie (qui ne coûtent pas cher à Washington) et le renforcement de la sécurité énergétique de l’Europe (qui lui rapporte gros). En prime a été réaffirmée à cette occasion « la coopération solide entre l’Otan et l’UE ».

Il faut espérer que ces pressions ne réussiront pas à altérer la pensée critique ni à instaurer une quelconque autocensure parmi nos concitoyens et concitoyennes ! Ainsi, ne laissons pas la légitime aspiration des Européens à veiller à leur sécurité face à un pouvoir russe, plus que jamais vécu comme une menace, se traduire par une folle course aux armements réclamée par Washington et le complexe militaro-industriel. Rappelons que, d’ores et déjà, les dépenses militaires des seuls pays de l’UE sont quatre fois supérieures à celles de la Russie. En cas d’agression, ils auraient largement les moyens d’assurer, en coopération, leur défense commune.

Plutôt que de se lancer dans une nouvelle orgie d’armements et de s’abriter sous l’illusoire « parapluie nucléaire » américain, les Européens seraient bien inspirés d’approfondir sérieusement leur politique de prévention des tensions et des conflits sur le continent ! Et, de ce point de vue, l’Otan s’est davantage révélée comme pourvoyeuse de crises que comme facteur de confiance – cet ingrédient indispensable à la construction d’une paix durable. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis.

publié le 7 avril 2022

Guerre en Ukraine :
l’équation diplomatique se complique

sur www.humanite.fr

Relations internationales Après les accusations de crimes de guerre commis à Boutcha, Moscou reproche à Kiev de saborder les négociations de paix. Le Parlement européen réclame un embargo total sur le gaz, le pétrole et le charbon russes, tandis que l’ONU vient de voter la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme.

Maintenir ou non le dialogue, alors que l’armée russe a délaissé Kiev et se prépare à une nouvelle offensive vers l’Est et le Donbass, et que l’Ukraine s’apprête à subir de longues semaines de combats et de destructions. Voilà le dilemme des négociateurs réunis sous la houlette de la Turquie, et qui continuent d’avancer des propositions forcément fluctuantes en fonction du rapport de forces sur le terrain comme au sein des différents cénacles internationaux.

Selon le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, dans un contexte d’accusations de crimes de guerre, voire, dixit Volodymyr Zelensky, de « génocide », « la partie ukrainienne » aurait « présenté au groupe de négociateurs un projet d’accord dans lequel il est évident qu’elle revient sur les dispositions les plus importantes déterminées le 29 mars à Istanbul ». La volte-face de Kiev, accuse Lavrov, concernerait l’inclusion de la péninsule de Crimée – annexée par la Russie en 2014 –, des garanties de sécurité et d’intégrité territoriale, ou encore l’exigence d’une négociation directe entre le président ukrainien et son homologue russe, Vladimir Poutine, concernant les statuts futurs de la Crimée et du Donbass ukrainien, dont Moscou a reconnu les pouvoirs séparatistes juste avant son offensive militaire du 24 février.

Fidèle à la ligne du Kremlin depuis le début de la guerre, Sergueï Lavrov continue de marteler que « le régime de Kiev est contrôlé par Washington et ses alliés, qui poussent le président Zelensky à continuer le combat », assurant néanmoins que la Russie poursuivrait « le processus de négociations », sans rien dévoiler du contenu de son propre projet d’accord. Autre pomme de discorde, la participation réclamée aux pourparlers de la Biélorussie, principal allié régional de Moscou. « Nous considérons cela comme une guerre qui est juste à la porte de notre pays. Et elle a des effets sérieux sur (notre) situation. C’est pourquoi il ne peut pas y avoir d’accord dans notre dos », a ainsi déclaré le 7 avril Alexandre Loukachenko. Si le président biélorusse a laissé la Russie utiliser à sa guise son territoire pour mener son invasion de l’Ukraine, il demeure un paria à l’échelle internationale et n’entretient presque plus aucun contact avec les chancelleries occidentales. Quant aux lourdes sanctions économiques infligées dans le cadre de sa participation à l’effort de guerre russe, elles ont encore renforcé sa dépendance vis-à-vis de Moscou.

Prochaine étape, « mener une enquête »

Les images des massacres perpétrés à Boutcha ou Irpin, près de Kiev, ont « éclipsé » les pourparlers initiés entre la Russie et l’Ukraine, a regretté jeudi le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu. L’heure semble effectivement davantage aux punitions qu’aux discussions. Le Parlement européen a ainsi voté, à une écrasante majorité, une résolution réclamant un embargo « total et immédiat » sur le gaz, le pétrole et le charbon russes, alors que la Commission européenne propose un arrêt sur les seuls achats de charbon – qui représentent 45 % des achats de l’Union européenne – et la fermeture de tous les ports européens aux navires russes. Le Parlement européen réclame également que « toutes les mesures nécessaires » soient prises pour que « les actes de Vladimir Poutine et d’Alexandre Loukachenko soient poursuivis comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité », et s’est prononcé en faveur de la création d’un « fonds analogue au plan Marshall » pour reconstruire l’Ukraine après la guerre.

À l’occasion d’un déplacement à Boutcha, l’un des théâtres de massacres de civils attribués à l’armée russe par le gouvernement ukrainien, le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les Affaires humanitaires, Martin Griffiths, a promis à un responsable de la mairie de la ville martyre que « la prochaine étape » sera de « mener une enquête ».

En attendant le durcissement des sanctions et le ­résultat des enquêtes internationales sur les crimes de guerre imputés à l’armée russe, les États-Unis ont provoqué en urgence, ce jeudi, un vote à l’Assemblée ­générale des Nations unies, à New York, pour la suspension de Moscou du Conseil des droits de l’homme. Celle-ci a recueilli, sur 192 pays, 98 voix pour, 24 contre et 58 abstentions. « En fait, nous voyons chaque jour (…) des rapports déchirants sur le peu d’intérêt qu’elle porte aux droits de l’homme. La participation de la Russie (au Conseil) est une farce. C’est pourquoi nous pensons qu’il est temps que l’Assemblée générale la suspende », avait précisé Linda Thomas-Greenfield, ambassadrice américaine à l’ONU.

publié le 4 avril 2022

À Odessa, la population se prépare activement à l’offensive des Russes

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Ukraine. Le grand port de la mer Noire a été la cible de bombardements. Mais la mobilisation ne faiblit pas dans la ville, qu’il s’agisse de collecter de la nourriture pour les soldats ukrainiens, fabriquer des gilets pare-balles ou participer à un entraînement militaire.

Odessa (Ukraine), envoyé spécial.

Les bombardements qui ont détruit une raffinerie et trois dépôts de carburant dans la banlieue d’Odessa, dimanche matin, viennent de rappeler brusquement à ce grand port de la mer Noire que la guerre, pratiquement invisible jusque-là, se trouvait bel et bien à ses portes. Plusieurs énormes colonnes de fumée noire et des flammes s’élevaient au-dessus d’une zone industrielle. Des tirs de roquettes qui n’ont fait aucune victime, selon l’armée. « La région d’Odessa fait partie des cibles prioritaires de l’ennemi. Celui-ci poursuit sa pratique sournoise de frapper des infrastructures sensibles », a expliqué un officier du commandement régional sud, Vladislav Nazarov, réitérant l’interdiction de toute publication sur la localisation ou les dégâts des frappes.

Ces derniers jours, l’étau militaire et psychologique s’était comme desserré. Le couvre-feu démarrait à 21 heures et non plus 19 heures. Et surtout, l’alcool, prohibé depuis le début des combats le 24 février, était de nouveau en vente libre. Dans les magasins, vins et spiritueux reprenaient le chemin des rayons et des devantures. De quoi réjouir adolescents et jeunes adultes, qui, régulièrement, se faisaient attraper dans la rue, en plein couvre-feu, des bières à la main. Une infraction punie de vingt pompes à exécuter immédiatement, si la brigade territoriale leur mettait la main dessus.

Des rues barrées à l’aide de barbelés

Vendredi, le week-end s’annonçait déjà chaud. Les balles traçantes rouges qui déchiraient la nuit et les explosions qui ont suivi – trois missiles Iskander dont on ne sait s’ils ont atteint leur but ou ont été détruits en vol – n’ont pas entamé cette soif de vie comme on pouvait le voir samedi : des familles entières partaient se promener, pique-nique dans les paniers agrémenté de quelques bonnes bouteilles.

Si le couvre-feu a été allégé, les défenses mises en place dans la ville, en revanche, ont été renforcées. C’est particulièrement le cas dans le centre, où les monuments historiques sont à peine visibles. Des murs de sacs de sable ont été érigés devant le vénérable opéra, tandis que la statue du duc de Richelieu n’est même plus perceptible. Dans ce périmètre, les rues ont été barrées à l’aide de barbelés et de ce qu’on appelle des « hérissons tchèques », des obstacles antichars composés de pièces d’acier soudées entre elles à angle droit. De drôles de croix, tel un cimetière militaire en souffrance.

Le fameux escalier, décor d’une scène mémorable du film Potemkine, de Eisenstein, n’est plus que l’ombre de lui-même. De là, on aperçoit cependant la baie d’Odessa balayée par le vent, comme sciée par les vagues. Comme d’autres, Maks, un jeune artiste, vient scruter l’horizon, voir si un navire russe ne pointe pas son nez, annonçant un débarquement amphibie sur les plages de Chernomorsk et Zatoka. C’est ce qu’affirmait, au début du mois de mars, Alexander Velmozhko, en charge de la communication pour les brigades de défense territoriale. Plus personne ne sait quoi penser. À l’instar de Maks : « Vous croyez que les Russes vont essayer de prendre la ville ? »

Une attaque contre Odessa peut effectivement venir de la mer. Mais également de l’est, où l’armée russe contrôle déjà le port de Kherson et avance vers celui de Mykolaïv, verrou d’Odessa. L’ouest reste exposé puisque des troupes russes se trouvent en Transnistrie, une langue de terre entre la Moldavie et l’Ukraine. Les bombardements de ces derniers jours ont ravivé les craintes, mais également la mobilisation, qui prend les formes les plus diverses dans une espèce d’unité où l’attaque de la Maison des syndicats, en mai 2014, par l’extrême droite, faisant une soixantaine de morts, semble définitivement oubliée.

« Chaque petite aide peut amener la victoire »

« Tous les Ukrainiens peuvent être utiles d’une manière ou d’une autre, estime Dima, 31 ans. Tout le monde n’a pas besoin de combattre. Chaque petite aide peut amener la victoire. C’est pas seulement les armes. Le style warriors c’est pour les Studios Marvel. » À la tête d’une agence immobilière dans le « civil », il ne manque pas d’idées. Exempté d’armée pour des raisons physiques, il a eu l’idée de fabriquer des gilets pare-balles. « Je ne sais pas tuer mais je peux sauver des vies », relève-t-il. Après avoir mis sa femme et sa fille à l’abri, il vend sa voiture, prend contact avec des entreprises et lance le projet en utilisant les locaux inoccupés d’une boutique de vêtements. Des volontaires affluent pour assembler les plaques puis envoyer le matériel là où l’armée le demande. « Après la guerre, tout va changer, on aura une vie meilleure, veut-il croire. Et si on n’est pas contents de ce que fait Zelensky, on retournera à Maïdan » (place de Kiev théâtre des événements de 2014 – NDLR). Agacé par nos questions –  « je ne les aime pas », dit-il avec agressivité – sur l’Alliance atlantique et les États-Unis, il concède néanmoins que « si l’Ukraine était membre de l’Otan et qu’il fallait faire la guerre à la Russie, je me battrais contre cette décision. On ne choisit pas ses voisins mais je ne veux pas faire la guerre ». Dehors, un garçon et une fille finissent de taguer un tee-shirt : « Stop the war. »

Comme les films à sketchs des années 1960, où les personnages se croisent d’une histoire à l’autre, les trajectoires individuelles entrent en interférence. Vania, par exemple, n’a que 21 ans mais évolue dans ce qu’il appelle le marché digital. Lui aussi s’est demandé quoi faire, le 24 février. Dans un quartier d’Odessa, via un café dont il connaissait les patrons, aidé par des amis, il collecte des bouteilles de verre vides pour la fabrication de cocktails Molotov. Les casiers se remplissent vite. « Puis, on a décidé d’aider les soldats. » Une mise de fonds commune à 20 000 hryvnia (la monnaie ukrainienne), soit un peu plus de 600 euros, permet de fournir de l’eau et des vivres. L’initiative se répand sur les réseaux sociaux, la somme initiale est triplée. « On s’est alors lancés dans les équipements militaires, via des boîtes du coin », souligne Vania. Le lien avec Dima se fait automatiquement pour les gilets pare-balles, mais il faut aussi fabriquer des cagoules, des vêtements thermiques… Toujours à la recherche d’argent, Vania a demandé à des coiffeurs et des tatoueurs de venir exercer dans les locaux du café et de reverser leurs appointements.

L’autre bout de cette chaîne se trouve quelque part dans la banlieue d’Odessa. Une usine désaffectée a été transformée en centre d’entraînement pour les volontaires. C’est la division 55. Lorsque nous arrivons, plusieurs groupes composés d’une dizaine de personnes – femmes et hommes – sont en ligne dans la cour, face à leur instructeur qui leur montre une kalachnikov. Tous apprennent ainsi à porter l’arme et à se déplacer avec. La véritable formation, avec tirs à balles réelles, est réservée à ceux qui veulent entrer dans les brigades territoriales.

« La seule solution, c’est la capitulation russe »

Sur une cible, la tête de Poutine et cette inscription : « Tuez ce bâtard. » Au bout de quarante jours de guerre, personne ne veut être pris au dépourvu. À l’instar d’Oksana, 40 ans. Dreadlocks rouge et noir, revêtue d’une tenue de moto en cuir bleu, elle est, normalement, spécialisée dans les produits pour enfants. Elle vient là pour la quatrième fois « car on ne sait pas ce qui va se passer ». À ses yeux, les négociations en cours entre l’Ukraine et la Russie « ne sont pour l’instant que des paroles ». Si elle espère « ne plus entendre les sirènes d’alerte », elle refuse « de laisser Donetsk, Lougansk et la Crimée aux Russes, après tous ces morts et toutes ces destructions. La seule solution, c’est la capitulation russe ».

Aleks, 28 ans, tatoueur de son état, qui a maintenant accès au stand de tir, dit vouloir « acheter une arme pour pouvoir (se) défendre. Si ça arrive, (je) serai prêt ». Contrairement à Oksana, il ne voit aucun inconvénient à « lâcher des territoires où les populations avaient déjà décidé de se séparer de l’Ukraine. Mais il faut organiser un référendum ». Lui dont la fiancée est russe prédit que « ce conflit va être long. Avant les événements en Crimée, j’étais prorusse. Mais j’ai changé, parce que la Russie est agressive et barbare. Je ne veux pas vivre dans un tel environnement ». Sur ces paroles, il saisit son fusil, ajuste la cible et appuie sur la détente, sûr de lui.


 


 

 

 

L’ONU évoque des « crimes de guerre » près de Kiev

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Les témoignages se multiplient sur le massacre de civils par l’armée russe à Boutcha et Irpin. La Russie dénonce des fausses nouvelles et des falsifications.

Les images qui proviennent de Boutcha et d’Irpin depuis plusieurs jours s’avèrent effroyables. La haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, s’est déclarée « horrifiée », lundi, face aux massacres potentiels perpétrés par l’armée russe dans les environs de Kiev. « Les informations qui se font jour, de cette zone et d’ailleurs, soulèvent des questions graves et inquiétantes sur de possibles crimes de guerre et atteintes graves au droit international humanitaire », a-t-elle indiqué, appelant aussi à « préserver toutes les preuves ». Des preuves, le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, n’en a pas besoin. Pour lui, l’affaire est entendue : il s’agit d’un « génocide » perpétré par Moscou.

En attendant de nouvelles sanctions, réclamées notamment par la France et l’Allemagne, contre Moscou, l’Union européenne va envoyer des équipes d’enquêteurs en Ukraine pour aider au recueil de preuves. Plusieurs ONG, dont Human Rights Watch, évoquent déjà avoir recueilli des témoignages confirmant des viols, des meurtres et des actes de violence contre des personnes détenues par les forces russes, et qui devraient faire l’objet d’enquêtes en tant que « crimes de guerre ».

Violences insoutenables

« Il est essentiel qu’une enquête indépendante conduise à une responsabilisation efficace », a confirmé le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres. Mais Moscou estime qu’il s’agit de fausses nouvelles et de « provocations haineuses » commises par l’Ukraine, et appelle à une réunion du Conseil de sécurité des Nations unies. « Nous rejetons catégoriquement toutes les accusations », a confirmé le porte-parole de la présidence, Dmitri Peskov, ce lundi. Et d’indiquer à la presse que les experts du ministère russe de la Défense avaient découvert des signes de « falsifications vidéo » dans les images présentées par les autorités ukrainiennes comme preuves d’un massacre. Dmitri Peskov a appelé les dirigeants étrangers à ne pas avancer « d’accusations hâtives » à l’égard de Moscou et que « cela fasse l’objet de discussions internationales ».

En Russie, la communication du Kremlin tourne autour de trois récits : un faux massacre ; des Ukrainiens qui ont tué des « partisans russes » ; les morts à Boutcha sont en fait des soldats russes. De son côté, Anna Colin Lebedev, spécialiste des sociétés postsoviétiques à l’université Paris-Nanterre, s’interroge face aux preuves « qui s’accumulent des actes de violence insoutenables perpétrés par l’armée russe. (…) Comment un jeune homme ordinaire se ­retrouve-t-il meurtrier de civils, ou tortionnaire, ou génocidaire ? » Et elle constate deux choses : « L’armée russe n’est pas une armée de mercenaires entraînés exécutant de sang-froid des ordres. Côté soldats, appelés et contractuels, nous avons de très jeunes hommes, à peine sortis de l’adolescence, issus de milieux modestes et de provinces. Ces soldats ont été propulsés là sans préparation et sans information. » La seconde remarque porte sur la société russe, qui, depuis des années, connaît « une militarisation et la brutalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale ». Et « ce n’est pas un hasard si c’est le nazisme que le régime poutinien pointe comme adversaire en Ukraine ».

 publié le 3 avril 2022

Indispensable conférence paneuropéenne de sécurité

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

Tout laisse à penser que nous sommes à un moment-charnière de la guerre que mène l’armée russe contre l’Ukraine. Certains observateurs craignent le basculement dans un conflit encore plus ravageur, nous rapprochant toujours plus d’un engrenage incontrôlable. D’autres veulent croire, malgré tout, à de possibles chances de compromis entre agresseurs et agressés. N’est-ce pas le moment ou jamais – par exemple pour la présidence française du Conseil européen – de tenter une médiation en lançant une grande initiative diplomatique ?

Celle-ci pourrait consister à proposer officiellement –parallèlement à l’établissement d’un cessez-le-feu en Ukraine – au président ukrainien et au président russe, puis, en cas d’acceptation de leur part, à tous les États du continent, quelque soit leur orientation politique, de se réunir ensemble dans le cadre d’une conférence paneuropéenne de sécurité ayant pour mission de mettre à plat tous les différends à l’origine des tensions et des confrontations, et, depuis peu, même d’une guerre, en vue d’aboutir à un règlement global mutuellement acceptable. Les négociations dureraient tout le temps nécessaire, mais tant qu’on discute, les armes se taisent. En cas d’accord, un traité pourrait être signé sous l’égide de l’ONU. 

Rappelons, une fois de plus, à ce propos, un fait majeur, malheureusement trop peu connu : le 6 juin 2008, le président russe d’alors, Dmitri Medvedev, proposa, depuis Berlin, la signature d’un tel traité paneuropéen « juridiquement contraignant  ». Ce pacte – pouvait-on alors lire dans « le Monde » (17-7-2008), citant M. Medvedev – « pourrait parvenir à une résolution générale des questions de sécurité et de contrôle d’armements en Europe (…) L’atlantisme a vécu, nous devons (donc) parler d’unité au sein de tout l’espace euro-atlantique, de Vancouver à Vladivostok ». Et le quotidien de préciser : 

« Nicolas Sarkozy a déclaré que si Moscou propose “un arc de sécurité de Vancouver à Vladivostok, ça mérite d’être étudié”, mais… reconnut la journaliste, « aucun dirigeant occidental n’a formellement donné suite aux idées de M. Medvedev ». 

L’explication de cette désinvolture, on la trouva dans cette autre citation de M. Medvedev rapportée, elle, par la chaîne France 24 (27-9-2008) : « Le président russe a averti qu’un élargissement de l’Otan vers l’Est “saperait” les relations de Moscou avec les autres pays européens, de manière radicale » et « pour longtemps ». Stopper l’extension de l’Otan était, en effet, le prix à payer pour cet « arc de sécurité ». Or, pour nombre de dirigeants occidentaux, il n’était pas question de « donner à la Russie un droit de veto sur les décisions de l’Otan ». 

Évidemment, rien de tout cela ne peut tenir lieu, quatorze ans plus tard, d’une quelconque excuse à Poutine, unique responsable de son agression armée contre l’Ukraine ! L’évocation de cette occasion manquée en 2008 vise, en revanche, à tirer les leçons du passé pour prendre les bonnes décisions aujourd’hui : je reste convaincu qu’une initiative, même tardive, en faveur d’une conférence paneuropéenne de sécurité servirait la cause la plus précieuse : la paix. 


 


 

 

 

Diplomatie. ​​​​​​​Hubert Védrine : « L’Occident n’est plus capable de realpolitik »

Marc de Miramon sur www.humanite.fr

L’ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) analyse les causes de la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que la montée du discours nationaliste et anti-occidental du Kremlin.

Hubert Védrine (1), qui vient de publier son dernier livre Une vision du monde aux éditions Bouquins, a notamment organisé avec les États-Unis, la Russie et plusieurs pays européens la conférence de Rambouillet, dont l’échec entraîna la guerre menée contre la Serbie de Slobodan Milosevic par l’Otan en 1999. Un précédent brandi par Moscou, comme l’intervention militaire en Libye en 2011, pour dénoncer les violations du droit international attribuées au « camp » occidental et justifier sa propre agression de l’Ukraine.

L’engrenage des événements qui a conduit à la guerre a-t-il été bien compris en Occident ? Comment en est-on arrivé là ?

Hubert Védrine - Il faut rappeler que les relations entre les Européens et la Russie ont toujours été compliquées. Avec l’URSS, pendant un siècle, il y a eu des périodes de tension extrême, l’alliance de la Seconde Guerre mondiale puis la guerre froide, la coexistence pacifique, la détente… Plus récemment, avec la réapparition de la Russie à partir de 1992, il faut distinguer l’ère de Boris Eltsine, un mauvais souvenir pour les Russes, les mandats de Poutine 1 et 2, puis celui de Dmitri Medvedev. Et la suite, les mandats Poutine 3 et 4, beaucoup plus anti-Occidentaux avec le réveil d’un nationalisme agressif allié à l’Église orthodoxe.

J’estime, comme beaucoup d’Américains vétérans de la guerre froide, que ce soit Brzezinski, Kissinger, Kennan, Matlock ou Mearsheimer, qu’il aurait fallu s’y prendre autrement. Après, s’y ajoute l’erreur énorme commise avec le sommet de Bucarest en 2008, où l’Otan a déclaré que l’Ukraine avait vocation à rentrer dans l’Otan mais sans le concrétiser, notamment parce que Sarkozy et Merkel s’y opposaient. C’était un chiffon rouge agité face au taureau russe.

Il aurait fallu dire : soit on met l’Ukraine dans l’Otan et on négocie avec la Russie sur Sébastopol (Crimée – NDLR), la libre circulation de ses navires en mer Noire et en relançant une négociation sur la sécurité en Europe, celle dont même Kissinger a regretté qu’elle n’ait pas eu lieu. Ou alors on disait : « Non, l’Ukraine n’a pas vocation à rentrer dans l’Otan », et on bâtissait un système de neutralité au-delà de la simple proclamation politique, avec des garanties croisées, russes, occidentales et autres. On n’a fait ni l’un ni l’autre, et on est resté à cette annonce qui était une provocation pure. C’est tragique.

Fallait-il être beaucoup plus exigeant sur l’application des accords de Minsk ? Sans doute, puisque ces derniers n’ont été respectés ni par la partie prorusses, ni par le gouvernement de Kiev. Dans la période encore plus récente, quand les services américains ont su que l’offensive était programmée, peut-être que la concrétisation d’une force dissuasive aurait contraint Poutine à renoncer à l’attaque du 24 février.

Peut-on également remonter à la guerre de l’Otan en Serbie, qui a abouti à l’indépendance du Kosovo ?

Les Russes le font mais c’est contestable. Dans l’argumentation de Poutine développée à partir du discours de Munich en 2007, il y a l’affirmation que les Occidentaux mentent tout le temps, qu’on ne peut pas leur faire confiance. La preuve avec la Libye, et c’est vrai qu’on est allé au-delà de la résolution de l’ONU qui ne visait qu’à protéger les populations civiles de Benghazi. Et il y a le débat sur le Kosovo.

L’interprétation de Poutine est que les Occidentaux ont attaqué la Serbie sans mandat de l’ONU pour lui arracher cette province, et qu’ils ont eu tort à 100 %. J’ai été un des ministres du groupe de contact qui a géré cette affaire, et j’aurai une lecture différente. Il faut rappeler qu’il y a eu dix-huit mois de négociations entre les ministres russes, américains, allemands, italiens, britanniques et français, avec les Serbes et les Kosovars, au cours desquels le groupe a vraiment cherché un arrangement auquel Slobodan Milosevic s’est opposé de manière absolue. Beaucoup de Russes le considéraient d’ailleurs comme entêté de façon absurde.

J’ai même organisé avec le Britannique Robin Cook la conférence de Rambouillet pour donner une dernière chance à la solution politique et qui a capoté à cause du refus du Kosovo (qui a finalement accepté sous la pression américaine) et de Milosevic. Nous avons conclu, la mort dans l’âme, qu’il fallait employer la force. Et ça, ce n’est pas l’Otan qui a pris la décision au départ, et qui a été dans cette affaire un prestataire de services. Nous lui avons demandé de casser l’armée serbe. Le ministre russe s’est retiré en disant qu’il ne pouvait pas cautionner cela.

Jacques Chirac, après discussions avec Alain Richard (ministre de la Défense de l’époque - NDLR), Lionel Jospin et moi-même, exigeait tous les jours du général américain Wesley Clark (patron de la force de l’Otan en Europe) de ne pas frapper les infrastructures civiles. Sous la puissance des bombardements, Milosevic a fini, hélas trop tard, par lâcher. Après, et cela contredit l’argumentation russe actuelle, le ministre Igor Ivanov est revenu autour de la table. Nous avons rédigé ensemble la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU et décidé « l’autonomie substantielle » du Kosovo et non son indépendance. Ensuite, il est vrai que les autorités kosovares n’ont rien fait pour protéger les minorités serbes et leurs églises.

Très présent dans le discours de Poutine, il y a aussi le gouvernement ukrainien issu de la révolution de Maïdan en 2014, que Moscou dénonce comme illégal sur le plan du droit international, et qui a été soutenu par l’UE et les États-Unis…

Chacun pensera ce qu’il veut de cette dénonciation par Moscou. Ce qui est vrai, c’est que l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE a été conçu, dit-on, sous influence de la Pologne pour couper complètement l’économie ukrainienne de l’économie russe, alors qu’elles étaient très imbriquées. Cela fait partie des provocations inutiles des Occidentaux, comme la localisation de systèmes antimissiles, sous la présidence de Barack Obama, aux frontières de la Russie avec des justifications contestables, Washington affirmant protéger l’Europe contre des éventuels tirs de missile iraniens. Pour la Russie, il s’agissait d’une tentative de neutralisation de sa propre force de dissuasion.

Y a-t-il, selon vous, dans la réflexion de Vladimir Poutine, un véritable rejet de l’Occident et de la démocratie ? Comment interpréter les propos du patriarche Kirill, qui évoque un affrontement fondamental entre la civilisation helléno-chrétienne et la décadence occidentale ?

Avant d’être une guerre de religion ou de civilisation, il s’agit d’un affrontement historique et géopolitique classique. Gardez à l’esprit la formule de Poutine : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui veut la rétablir n’a pas de tête », même si, malheureusement, il a évolué sur le second point…

L’idée que l’origine du monde slave soit à Kiev et « La Rus’ » (ancienne entité étatique constituée de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine actuelles - NDLR), c’est quelque chose de profond pour les Russes. Au départ, ça n’a rien à voir avec les « valeurs » ou la « démocratie », il s’agit d’une question identitaire et culturelle fondamentale, notions que l’Occident a cru périmées mais qui existent encore dans le reste du monde. François Mitterrand disait : « N’oubliez pas que l’Ukraine était à l’origine du monde slave avant même que la Bretagne ne fasse partie de la France ». Oui, il y a pour une partie des Russes une obsession ukrainienne. Ensuite, il y a une haine du système atlantiste dominé par les États-Unis, dans lequel, pour Vladimir Poutine, les Européens ne sont que des pions.

La Russie et la Chine ont de lourds contentieux historiques, voire territoriaux. Cette guerre peut-elle fédérer un axe « eurasiatique » qui abreuve la réflexion russe depuis une vingtaine d’années ?

Personne en Occident n’agit dans ce but. Depuis Obama, les États-Unis sont obsédés par le défi de la Chine et ils n’ont pas du tout envie en théorie que la Russie se jette dans ses bras. Et même si c’est déjà un peu le cas, ils ne pensent pas que cela puisse aller très loin. Les Russes n’en veulent pas non plus. En dépit de cela, tout va dans ce sens depuis quinze ou vingt ans, et cette guerre renforce ce mouvement. Mais ce n’est ni un projet ni une intention. En réalité, l’Occident moderne n’est plus capable de faire de la realpolitik comme Richelieu, De Gaulle, Kissinger ou même Mitterrand. Car nous sommes contraints par des émotions géantes, même si elles sont moralement honorables.

Une partie des élites états-uniennes, notamment leur complexe militaro-industriel, n’a-t-elle pas besoin de « diaboliser » la Russie pour vendre des armes à ses frontières, en Pologne, dans les pays Baltes et même en Ukraine ?

La Russie s’en charge elle-même ! Mais cela peut évoluer, cela dépend des périodes, du contexte et des présidents. Et ça n’est pas vrai qu’aux États-Unis. Par exemple, la position polonaise dominante aujourd’hui, c’est qu’il faudrait n’avoir plus aucun lien avec la Russie, même diplomatique. Le poids du complexe militaro-industriel, formule de Dwight Eisenhower, est indéniable. Mais son existence n’a pas empêché les États-Unis de négocier des traités avec l’Union soviétique pendant la guerre froide.

Après, c’est vrai qu’il existe une conjonction d’intérêts entre le Pentagone et l’Otan qui préfèrent la menace russe. Neutraliser la Chine paraît beaucoup plus compliqué et moins profitable. Poutine vient en quelque sorte d’apporter de l’eau à leur moulin en attaquant l’Ukraine. Quant à Joe Biden, ses déclarations sont destinées aux Polonais américains, qui sont près de dix millions et qui sont très partagés électoralement entre démocrates et républicains. Mais Biden ne veut pas de la guerre avec la Russie et c’est pour cela qu’il a refusé l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, ce qui signifierait abattre des avions russes. Donc, il compense avec des déclarations fracassantes.

Que vous inspirent les débats qui agitent la presse occidentale sur l’éventuel déséquilibre mental de Vladimir Poutine ?

Je me méfie de la « pathologisation » de l’adversaire qui dispense de réfléchir. L’Occident est tellement bouleversé, sidéré et déstabilisé qu’il ne peut pas attribuer un comportement aussi hostile à autre chose que de la folie. Mais ça me paraît un peu court. C’est peut-être pire en réalité, car Poutine est assez représentatif d’un vrai courant nationaliste régressif qui a été réveillé en Russie. Mais cela ne justifie pas ni même n’explique la décision d’entrer en guerre. Peut-être a-t-il lu et cru des rapports lui expliquant que la population ukrainienne allait accueillir ses soldats en libérateurs, ou que l’armée ukrainienne allait s’effondrer comme un château de cartes ?

Que faut-il attendre des négociations qui se déroulent actuellement sous la houlette de la Turquie ?

Je n’ai pas d’éléments mais je ne vois pas très bien ce qu’il y a à négocier en ce moment, si ce n’est le maintien du gouvernement de Kiev. S’il y a une sortie, elle se fera probablement à partir de l’acceptation par Kiev du fait accompli.

Comment sortir de cette logique de confrontation avec la Russie ?
 

Il faudrait déjà que la Russie s’y prête… Après, il faudra y réfléchir. Comment revenir un jour à une coexistence pacifique, puis à une forme de « détente » comme au temps de la guerre froide, avec la Russie qui ne sera jamais une social-démocratie scandinave. Mais on n’en est pas là. Tout cela est un gâchis épouvantable, la souffrance des Ukrainiens et tout le reste.

(1) Hubert Védrine, Dictionnaire amoureux de la géopolitique, Éditions Plon.

publié le 1° avril 2022

Carton rouge. Détention de
Salah Hamouri : l’indignation sélective
du pays des droits de l’homme

Lina Sankari sur www.humanite.fr

La France chérit la liberté dont elle se veut le phare depuis la Révolution de 1789. Les libertés aussi, devrait-on dire, puisque notre pays se targue de protéger un ensemble de droits reconnus par la grâce de la Constitution. On voit déjà quelques esprits chagrins rétorquer et pointer les assauts de ceux qui veulent la diminuer. Pourtant, qu’on en juge : le président Macron, malgré ses attaques contre la liberté d’informer, n’a-t-il pas proposé l’asile – refusé par l’intéressée – à la journaliste russe Marina Ovsiannikova qui avait fait irruption pendant un journal télévisé pour dénoncer l’offensive en Ukraine ?

En termes de liberté, il y a également des silences éloquents. Le 10 mars, l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri a de nouveau été condamné à quatre mois de détention administrative par la justice militaire israélienne, qui considère qu’il représente une « menace pour la sécurité de la région ». Rien de moins. Interrogé par « l’Humanité » sur le harcèlement dont est l’objet Salah Hamouri pour sa critique de l’opération militaire israélienne dans les territoires palestiniens, le ministère des Affaires étrangères déclare avoir engagé des « démarches (…) pour obtenir des explications » auprès des autorités. Le Quai d’Orsay assure en outre que, en vertu de la convention de Vienne, les services consulaires ont pu lui rendre visite le 21 mars.

Point de protestation à haute voix comme pour la Russie, donc. Il s’agirait de ne pas froisser l’allié israélien au nom de la liberté. Celle de vivre sur la terre où Salah Hamouri est né et celle de sa famille de le rejoindre. Malgré des dossiers d’accusation vides, un citoyen français est régulièrement incarcéré depuis l’âge de 19 ans. Selon le droit, la détention arbitraire constitue une violation. Mais le phare français s’allume par intermittence.


 


 


 

Journée de la Terre : une journée pour appeler à des sanctions contre l’apartheid israélien

sur https://www.france-palestine.org/

Un appel de 74 organisations à travers le monde dont plusieurs françaises - En commémoration de la Journée de la Terre - 30 mars 2022 - les Palestiniens réitèrent leur appel à la communauté internationale pour qu’elle enquête sur l’Israël de l’apartheid et lui impose des sanctions. Étant donné qu’Israël méprise sans vergogne le droit international depuis plus de sept décennies, il ne doit jamais être exempté des sanctions établies pour maintenir l’ordre juridique international et les droits de l’homme.

Il y a quarante-six ans, le 30 mars 1976, la police coloniale israélienne a abattu six citoyens palestiniens d’Israël lors d’une manifestation contre la prise de contrôle par Israël de milliers de donums de terres palestiniennes. Depuis lors, cet événement est connu sous le nom de Journée de la terre, commémorée chaque année par les Palestiniens le 30 mars. Lors de cette date commémorative, les Palestiniens soulignent leur lutte incessante contre l’apartheid israélien, l’occupation militaire et le colonialisme de peuplement. Ils soulignent leur enracinement sur leurs terres et dénoncent leur appropriation brutale par l’État, ses colonies et ses institutions para-étatiques, qui tentent souvent de déguiser leurs opérations en initiatives “environnementales” ou “de développement”. Il n’y a rien de vert dans le vol de terres.

La dépossession violente et le déplacement de communautés entières par les puissances coloniales, les institutions étatiques et les entreprises, le vol des terres et des ressources et le déni du droit d’exister sur les terres où nous sommes enracinés, est une expérience que nous partageons avec les peuples autochtones et les communautés rurales du monde entier. Notre lutte est leur lutte ; leur lutte est notre lutte.

Cette année, la commémoration de la Journée de la Terre intervient alors qu’Israël accélère et intensifie l’appropriation des terres palestiniennes. Les appareils d’apartheid israéliens évincent les Palestiniens de leurs terres à Al-Naqab, Jérusalem, les collines du sud d’Hébron, la vallée du Jourdain et au-delà, et les ghettoïsent dans des bantoustans toujours plus petits. À cela s’ajoute une violence accrue infligée aux Palestiniens pour réprimer leur résistance à l’oppression israélienne. Depuis le début de l’année 2022, 18 Palestiniens de Cisjordanie ont été tués par la violence israélienne. Les forces israéliennes ont également intensifié les arrestations de Palestiniens des deux côtés de la ligne verte. Rien qu’en janvier 2022, les forces israéliennes ont arrêté 504 Palestiniens en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, et plus de 100 citoyens palestiniens d’Israël à Al-Naqab.

Il y a quatre ans, en 2018, des milliers de Palestiniens assiégés dans la bande de Gaza ont marqué la Journée de la terre en manifestant aux frontières de Gaza. Dans ce qui est devenu connu sous le nom deGrande Marche du retour, les manifestants ont demandé la fin de leur incarcération israélienne dans une prison à ciel ouvert depuis 2007. Étant donné que 70 % des Palestiniens de Gaza sont des réfugiés expulsés de leurs foyers lors de la création d’Israël en 1948, les manifestants ont exigé qu’ils retournent dans leurs foyers et sur leurs terres, un droit inscrit dans la résolution 194 des Nations unies. Israël a réprimé les manifestations non violentes qui se sont poursuivies sans relâche pendant 21 mois en assassinant au moins 214 Palestiniens et en blessant plus de 36 100 autres. Quatre ans après la Grande Marche du retour, Gaza continue d’être assiégée par Israël et subit les assauts brutaux de ce dernier.

Israël profite du silence et de la complicité directe de la communauté internationale pour continuer à violer effrontément le droit international et l’ensemble du cadre des droits de l’homme. C’est pourquoi l’appel à sanctionner Israël est depuis longtemps un pilier central de la lutte palestinienne pour l’autodétermination.

Avec Amnesty International, Human Rights Watch ainsi que les organes et les procédures spéciales de l’ONU se faisant l’écho des appels palestiniens, il existe aujourd’hui un consensus mondial dans la communauté des droits de l’homme sur le fait qu’Israël doit être tenu pour responsable du crime d’apartheid commis contre le peuple palestinien. Pourtant, les gouvernements du monde entier continuent à fournir des armes à Israël et à renforcer leurs relations commerciales avec lui. De plus, l’apartheid israélien est normalisé et accueilli favorablement dans différents forums et arènes internationaux.

Aujourd’hui, alors que les puissances mondiales s’accordent sur des sanctions aveugles pour défendre la souveraineté de l’Ukraine, leur hypocrisie à s’opposer aux demandes palestiniennes de sanctions ciblées apparaît au grand jour.

Alors que les Palestiniens des deux côtés de la ligne verte se rassemblent à l’occasion de la Journée de la Terre pour surmonter la fragmentation géopolitique israélienne et résister à la colonisation de nos terres, nous réaffirmons notre solidarité avec tous ceux qui, à travers le monde, luttent pour les droits à la terre et aux ressources.

Nous appelons les gens du monde entier à se joindre à nous pour mettre fin aux liens de complicité et faire en sorte que les gouvernements remplissent leurs obligations en vertu du droit international en :

 Enquêter sur l’apartheid israélien et en réactiver les mécanismes de l’ONU pour combattre l’apartheid afin d’imposer des sanctions ciblées à Israël, y compris un embargo militaire.

 Faire campagne pour que les gouvernements interdisent et que les magasins et supermarchés retirent du marché les produits provenant des colonies illégales d’Israël et faire campagne pour mettre fin aux contrats et aux investissements dans les entreprises qui soutiennent ces colonies, en particulier celles qui figurent dans la base de données de l’ONU.

 Demander des comptes aux institutions qui favorisent notre dépossession, comme le soi-disant “Fonds national juif” (JNF), et joindre les efforts pour découvrir leur complicité avec le nettoyage ethnique, les colonies illégales et l’apartheid contre le peuple palestinien.

 Soutenir les enquêtes en cours de la Cour pénale internationale sur les crimes israéliens commis contre les Palestiniens en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

 Dénoncer et rejeter la normalisation de l’apartheid israélien dans les domaines culturel, universitaire, politique, économique et environnemental à l’échelle mondiale.

Parmi les signataires :

Association France Palestine Solidarité (AFPS) - France

Comité de Vigilance pour une Paix Réelle au Proche-Orient (CVPR PO) - France

Union Juive Française pour la Paix - France

MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples) - France

BDS France - France

Collectif Faty KOUMBA : Association des Libertés, Droits de l’Homme et non-violence - France

Collectif Judéo Arabe et Citoyen pour la Palestine - France

Femmes en Noir - France

Parti Communiste Francais (PCF) - France

 publié le 29 mars 2022

Un sommet Poutine-Zelensky
presque acté

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Au sortir des négociations entre Russes et Ukrainiens, les contours d’un accord de paix ont été évoqués, mardi. Un cessez-le-feu pourrait intervenir lors d’une rencontre présidentielle.

Plus d’un mois après le début du conflit en Ukraine et son invasion par la Russie le 24 février, les autorités russes ont ouvert la porte à une rencontre entre les présidents Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky. Cette proposition est arrivée au terme de trois heures de négociations qui se tenaient mardi au palais de Dolmabahce, à Istanbul. Le responsable de la délégation russe et représentant du président, Vladimir Medinski, a fait état de « discussions substantielles ». Il a surtout surpris l’assistance et de nombreux diplomates en indiquant que les propositions « claires » de l’Ukraine en vue d’un accord allaient être « étudiées très prochainement et soumises au président » Vladimir Poutine et qu’un sommet entre les deux chefs d’État serait possible en cas d’un compromis pour mettre fin aux hostilités.

C’est la première fois que Moscou évoque cette possibilité. Encore la veille, Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères, avait écarté en conférence de presse cette hypothèse, affirmant qu’elle serait pour l’heure « contre-productive » car elle doit être « bien préparée » pour aborder l’ensemble des problèmes accumulés toutes ces années. « Les avancées ont dû être plus que substantielles. Ils ont dû aboutir à des garanties sur un certain nombre de points clés comme le Donbass, la neutralité de l’Ukraine et la démilitarisation », analyse un diplomate français en Russie.

Cette première avancée vers un potentiel accord de paix est partagée par la partie ukrainienne. Le responsable des négociateurs, David Arakhamia, a aussi estimé que les conditions étaient désormais « suffisantes » pour une rencontre des deux présidents. Pourquoi ? Parce que la principale demande de l’Ukraine d’aboutir à un accord international signé par les États-Unis, la Chine, la France, le Royaume-Uni (quatre membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) et cinq pays de l’Alliance atlantique (Allemagne, Canada, Italie, Pologne, et Turquie) et Israël garantissant la sécurité de Kiev serait en bonne voie. « Nous voulons un mécanisme international de garanties de sécurité dans lequel les pays garants agiront de façon analogue à l’article 5 de l’Otan (stipulant qu’une attaque contre l’un de ses membres est une attaque contre tous – NDLR) et même de façon plus ferme », a expliqué David Arakhamia.

Crimée et donbass provisoirement exclus

L’Ukraine accepterait en contrepartie la « neutralité et le statut non nucléaire » et l’abandon de ses aspirations à rejoindre l’Otan, même si elles avaient été récemment inscrites dans sa Constitution. Pour le directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien, « les négociations du jour, dont on n’attendait pas grand-chose, pourraient bien produire plus d’effet que prévu (y compris sur le plan militaire – Moscou annonce une réduction significative de ses activités sur les fronts de Kiev et Tchernigiv) ». Car il s’agit de l’autre information du jour. Le vice-ministre de la Défense russe Alexandre Fomine a annoncé que Moscou allait « réduire radicalement (son) activité militaire en direction de Kiev et Tcherniguiv », dans le nord du pays, les négociations sur un accord sur la neutralité de l’Ukraine « entrant dans une phase pratique ». Rien sur le reste du territoire, la Crimée et le Donbass étant « provisoirement exclus » de l’accord.

 

 

 

« Les pays les plus pauvres vont énormément souffrir »

Marc de Miramon sur www.humanite.fr

Pour Georges Corm, le creusement du fossé entre les pays « occidentaux » et le reste du monde va essentiellement profiter, à court terme, aux États-Unis. Georges Corm est économiste et historien, ancien ministre des Finances du Liban


 

Quelle analyse faites-vous de la guerre en cours entre l’Ukraine et la Russie ?

Je pense qu’il s’agit aussi d’un piège qui a été tendu à la Russie. N’oubliez pas que Moscou et Kiev se sont engagés avec les accords de Minsk 1 et 2, lesquels n’ont jamais été appliqués. Et l’Otan n’a pas respecté sa promesse, formulée au lendemain de la chute du mur de Berlin, de ne pas s’approcher des frontières de l’ancien empire russe. D’autres événements sont délaissés par les médias, comme l’implication du fils de l’actuel président Biden (Hunter Biden – NDLR) dans des scandales de corruption en lien avec le gouvernement ukrainien.

D’un point de vue cynique, les États-Unis sont les grands vainqueurs de la guerre en cours : l’Otan, qu’Emmanuel Macron décrivait en état de « mort cérébrale » il y a quelques mois, est totalement remise en selle. Washington se met à vendre son gaz de schiste aux Européens alors qu’il n’y parvenait pas jusqu’à présent, les livraisons d’armes se multiplient et Berlin tourne le dos à la politique qui misait sur la coopération et le bon voisinage avec Moscou. La Russie a exprimé depuis un certain moment des signes d’impatience et d’énervement. Il était évident pour tous les observateurs que l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne comme à l’Alliance atlantique constituait une ligne rouge pour Moscou. En sens inverse, souvenez-vous que lorsque les Soviétiques ont envoyé des fusées à Cuba, les Américains ne l’ont pas accepté et le monde s’est de facto retrouvé au bord d’une guerre nucléaire. J’étais aux États-Unis à ce moment-là et je peux vous garantir que tout le monde se préparait à une apocalypse imminente.

Craignez-vous que cette guerre n’aggrave la fracture Nord-Sud, notamment avec l’explosion des prix des matières premières, qui risque de jeter des dizaines, voire des centaines, de millions de gens dans la pauvreté ?

Cette issue est malheureusement la plus probable. Les pays les plus pauvres de la planète, en Afrique bien sûr mais aussi en Afghanistan ou au Pakistan, vont énormément souffrir. Tout cela va renforcer les positions de la Chine, qui se pose en contre-modèle de Washington et entend commercer avec tout le monde et s’oppose à la politique de sanctions défendue par les États-Unis et l’Union européenne. Mais Pékin n’est pas seul à jouer cette partition, comme on l’a vu avec l’Inde ou l’Indonésie, qui se sont abstenus de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En réalité, considérer la Russie comme « isolée » relève de la propagande de bas étage. Il y a aujourd’hui, dans ce qu’on appelle l’Occident politique, une pensée dominante extrêmement virulente. Quand j’écoute les différentes radios et télévisions de ce monde-là, on a le sentiment qu’ils sont gouvernés par un parti unique !

Vous rejetez pourtant le concept d’Occident, comment alors définir ou nommer cet ensemble de pays qui tente de venir au secours de l’Ukraine en lui donnant des armes et en sanctionnant la Russie ?

C’est une alliance militaire et politique multinationale qui est mise sur pied par les États-Unis. Dans ce dispositif, Volodymyr Zelensky joue un rôle particulier. Loin d’être le héros et le saint homme dont on parle, il est avant tout le garant des intérêts de cette coalition internationale face à la Russie. Le problème, dans cette pensée unique actuelle, c’est que toute prise de distance avec le gouvernement ukrainien est interprétée comme une défense de la Russie et de Vladimir Poutine. Il faut aussi comprendre que pour une partie de l’opinion publique mondiale, et je la partage, les violations des droits de l’homme perpétrées par les États-Unis sont innombrables. Nous pouvons citer, entre autres, le soutien au coup d’État du général Pinochet au Chili contre Salvador Allende, la prison de Guantanamo, toutes les horreurs commises en Irak dès que Saddam Hussein avait terminé ses basses besognes en Iran. Et c’est une vieille histoire, tant la politique de Washington vis-à-vis de Téhéran était intimement liée avec la stratégie globale d’affaiblissement de Moscou dans la perspective de l’affrontement Est-Ouest.

Lorsque j’étais ministre des Finances au Liban (1998-2000), j’ai dîné avec James Baker, qui était secrétaire d’État américain au moment de la première guerre du Golfe. Je lui ai demandé si sa conscience ne le troublait pas par rapport à ce que lui et d’autres avaient fait subir à l’Irak. Il m’a répondu que pas du tout, qu’il était très content de tout ce qui avait été fait, et que toutes les catastrophes subies par le peuple irakien relevaient de la seule responsabilité de Saddam Hussein. Toute l’histoire des États-Unis est d’une cruauté invraisemblable, du génocide des Indiens à la traite négrière.

publié le 26 mars 2022

Le début d'une ère de dangers stratégiques durables 

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Pour Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris, la guerre en Ukraine signe le retour du monde du XIXe siècle sans centres d’autorités capables d’imprimer un ordre stable.

Quelle analyse faites-vous de la situation du point de vue de la stratégie des Etats-Unis ?

Vladimir Poutine a réussi cet exploit tout à fait extraordinaire de refonder l’unité de l’Occident et de l’alliance atlantique. L’invasion de l’Ukraine a cristallisé et reconsolidé l’alliance atlantique et l’OTAN, les deux, donc, aux niveaux politique et militaire. Alors que les deux rives de l’atlantique étaient en voie de se séparer de plus en plus profondément à la fois politiquement et idéologiquement au cours des dernières décennies, cette guerre créée une dynamique d’affrontement entre Est et Ouest, non pas idéologique comme du temps de la guerre froide entre communisme et capitalisme, mais en des termes de compétition politique et stratégique interétatique entre l’alliance atlantique et la Russie. On remarque une forme de prise conscience de la part des pays européens qui ont très peu contribué à leur propre défense ces dernières décennies de la nécessité d’augmenter significativement leurs budgets de défense ainsi qu’une demande de présence accrue, à la fois politique et militaire, des États-Unis sur le continent européen. Les résultats sont à contre-courant des tendances des dernières décennies.

Pour ce qui est de Joe Biden, il a géré de façon prudente, agissant à la fois sur des leviers diplomatiques et de sanctions économiques, sans jamais dépasser les limites qui pourraient entraîner une confrontation directe. C’est une gestion diplomatique qui a été comprise en Europe comme un retour à une certaine fiabilité américaine.

Existe-t-il un débat au sein des élites américaines sur le niveau de réponse à apporter à l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine ?

Au niveau des institutions de sécurité, il y a une forme de consensus pour appliquer la pression de façon systématique mais toujours en deçà d’un palier qui entraînerait des dynamiques plus larges. Quelques voix minoritaires existent, surtout des élus républicains, qui réclament des mesures d’action militaire plus directe. Personne au sein des institutions de sécurité n’est favorable à ce genre de scénario. Ils estiment que choisir une voie de confrontation directe ferait potentiellement basculer dans une troisième guerre mondiale. Les principes de la dissuasion nucléaire sont en marche et, de ce point de vue, les évolutions dépendent plus des décisions prises à Moscou qu’à Washington. Le consensus aux États-Unis est de ne pas franchir de seuils décisifs.

Le refus de s’engager militairement tient-il à l’héritage des guerres de Bush, et de l’opposition de l’opinion à de telles aventures, ou à la capacité nucléaire de la Russie ?

Ce n’est pas en raison d’une défiance des Américains vis-à-vis des guerres que les États-Unis ont adopté cette position stratégique mais tout à fait exclusivement du fait de leur raisonnement en termes de potentiel d’escalade en cas d’affrontement plus large et direct. L’état-major américain estime que le danger serait que la Russie utilise les avantages comparatifs dont ils disposent, à savoir les armes nucléaires. C’est l’équilibre nucléaire qui préside aux décisions américaines de rester sous un certain seuil dans la manière dont ils gèrent ce conflit.

Dans quelle mesure ce qui est en train de se dérouler en Europe va-t-il impacter le fameux « pivot asiatique » des États-Unis ?

Ce qui se passe implique une certaine forme de recentrage vers la partie occidentale de l’Eurasie, donc le continent européen. Ce qui n’était pas désiré par les États-Unis du fait évidemment du défi plus grand constitué, à leurs yeux, par la montée en puissance de la Chine. La consolidation de l’alliance atlantique et de l’OTAN crée potentiellement les conditions de mise à l’épreuve de la Chine à l’avenir par le système atlantique tout entier. La crise actuelle démontre pour l’instant aux Européens que l’alliance américaine est indispensable dans un monde devenu de plus en plus anarchique, là où les Européens, sur les questions russe comme chinoise, étaient beaucoup plus orientés vers l’économie et le commerce.

D’un côté, la situation pose problème aux États-Unis dans leur ambition d’orienter leurs énergies et les leurs moyens vers l’Asie-Pacifique. Mais, dans le même temps, cela crée pour eux des conditions politiques meilleures du point de vue de la construction politique occidentale vis-à-vis de la Chine. Par exemple, la situation montre que les sanctions économiques concentrées et d’une très grande ampleur peuvent faire énormément de mal à des grandes économies. En ce sens, je ne pense pas que cela remette en cause les grandes orientations états-uniennes en Asie-Pacifique et vis-à-vis de la Chine.

 Pour le dire d’une manière un peu triviale, c’est d’une certaine façon « tout bénéfice » pour la stratégie des États-Unis ?

D’abord, la situation est très périlleuse et nous n’en connaissons pas l’issue. Disons que s’il n’y a pas une escalade au-delà d’un certain seuil, il est clair que, pour les États-Unis, ce que Poutine a initié représente une erreur stratégique de très grande envergure. Il est en train de construire ce qu’il voulait affaiblir. C’est son action mal pensée qui refonde l’unité atlantique. Pour les États-Unis, cela représente un gain au regard des divergences euro-américaines sur un certain nombre de sujets ces dernières années.

 Quelle analyse faites-vous du vote aux Nations Unis où un certain nombre de pays se sont démarqués ?

En effet, trente-sept pays se sont abstenus, parmi lesquels l’Inde, l’Afrique du Sud ainsi qu’une quinzaine d’autres pays africains. Ce vote ne veut pas nécessairement signifier un soutien à l’invasion de l’Ukraine. Il dit que les gouvernements d’une part importante de la population mondiale ne souscrivent pas une lecture binaire à la fois du conflit et des relations internationales. Une partie importante du monde, que l’on appelait autrefois le monde en voie de développement, ne veut pas rentrer dans des logiques d’affrontement binaire ou dans un schéma de compréhension de ce qui vient de se passer comme étant réduisible à une lutte entre démocraties et autocraties. Cela pourra certes changer au gré de ce qui se passera sur le champ de bataille dans ce moment de tragédie historique.

Cela dit aussi que les États-Unis ne dominent pas la politique internationale aujourd’hui. Ils ne se trouvent pas dans une position unipolaire comme ils l’ont été très brièvement et pas tout à fait entièrement à la fin de la guerre froide. Le monde a toujours été polycentrique et pluriel. L’apparente difficulté des États-Unis aujourd’hui à créer un ordre mondial reflète en fait une évolution historique évidente : que la puissance américaine n’est plus ce qu’elle était en 1991 ni en 1945. Ça, nous le savions déjà.

Quel est le « nouveau » qui émerge de cette crise majeure donc ?

L’environnement international est caractérisé aujourd’hui par un retour au XIXe siècle, à une anarchie, au sens littéral et étymologique, c’est-à-dire sans centres d’autorités capables d’imprimer un ordre stable. Cette situation d’anarchie implique nécessairement une remise en cause des conceptions libérales de la mondialisation qui ont eu cours depuis la fin de la guerre froide et qui se trouvaient déjà très fissurées ces dernières années. Le monde d’après, en supposant qu’il y ait un monde d’après, va être caractérisé par cette anarchie grandissante. On le voit dans la multiplication possible de conflits territoriaux et de possibles confrontations militaires. La Corée du Nord a profité de ce moment particulier pour lancer un missile balistique de portée plus longue que les missiles lancés précédemment. On le voit dans les fractures des flux internationaux et les déchirements des chaînes de productions transnationalisées. Nous sommes sortis du cadre d’une certaine forme de régulation du monde par à la fois la mondialisation économique et financière et la prédominance des logiques économiques sur les logiques politiques. Nous sommes de nouveau entrés dans une ère à la fois de rivalités, de compétitions et de dangers stratégiques durables.


 


 


 

 

 

Eh bien non, le monde n’appartient pas à l’Occident

Francis Wurtz sur www.humanite.fr

Joe Biden et ses alliés, anglo-saxons comme européens, semblent se voir (presque) revenus aux lendemains de la chute de l’Union soviétique, quand le président Bush (senior) pouvait encore dire, dans son « discours sur l’état de l’Union » de janvier 1992 : « Grâce à Dieu, l’Amérique a gagné la guerre froide. Un monde jadis divisé en deux camps reconnaît aujourd’hui la supériorité d’une seule puissance : les États-Unis. »

Certes, il y a aujourd’hui un gros caillou dans la chaussure des États-Unis. Il est économique plus que militaire : c’est cette insupportable épée de Damoclès de la puissance chinoise qui menace le « leadership » américain, l’enjeu stratégique numéro un pour Washington. Mais, par sa guerre d’agression contre l’Ukraine, Vladimir Poutine lui offre une occasion historique d’affaiblir lourdement l’autre éternel rival, la Russie, et permet à la coalition occidentale de revêtir la panoplie de défenseure du « monde libre », rassemblant, apparemment, derrière son étendard tous les pays en désaccord avec l’aventure sulfureuse du chef du Kremlin. Autrement dit, la quasi-totalité des nations du globe. Une aubaine stratégique inespérée pour « l’Amérique » et ses alliés. Et pourtant…

L’analyse des votes de l’Assemblée générale des Nations unies, le 3 mars dernier, donne une image du monde beaucoup plus contrastée que celle d’une hégémonie sans partage de « la famille occidentale ». Rappelons que, si Moscou fut, légitimement, isolé dans ce vote, puisque seules la Biélorussie, l’Érythrée, la Syrie et la Corée du Nord approuvèrent sa stratégie en Ukraine, les Occidentaux ne furent pas plébiscités pour autant. Bien des pays, et non des moindres, n’entendent plus être soumis à un camp. Pas moins de 35 pays se sont, en effet, abstenus et 12 autres ne prirent pas part à ce fameux vote. Parmi ces récalcitrants, il y a la Chine, qui, bien qu’alliée de la Russie, souligne que « la crise ukrainienne n’est pas quelque chose que nous souhaitions voir venir », car « la guerre n’est dans l’intérêt de personne » et doit cesser au plus tôt. Il y a également l’Inde, qui, bien qu’alliée des États-Unis, n’a pas cédé à leurs (fortes) pressions et a refusé de s’aligner sur les positions occidentales. Il y a, enfin, 22 pays africains, dont le Sénégal qui, bien que réputé proche de la France sinon de l’Europe, a tenu à marquer sa différence.

C’est que nombre de pays du Sud constatent chaque jour un peu plus que leurs intérêts bien compris sont les parents pauvres des stratégies des « grandes puissances » : l’ONU n’annonce-t-elle pas que la guerre russe contre l’Ukraine et la « guerre économique et financière totale contre la Russie » (Bruno Le Maire) risquent d’entraîner « une crise alimentaire mondiale », en particulier dans les pays les plus démunis ? Quant aux grands États « émergents », des voix fortes s’y élèvent en faveur de la mise en place d’un système financier et commercial international moins dépendant des instruments de la domination occidentale, comme le dollar ou le système de messagerie interbancaire Swift. Leur message est clair : notre opposition à la guerre russe ne fait pas de nous les obligés de l’Occident


 


 

 

Bertrand Badie : « L’Ukraine,
première guerre de la mondialisation »

Interview par Lina Sankari sur www.humanite.fr

Un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Bertrand Badie rappelle les responsabilités de l’Occident après l’effondrement de l’URSS, analyse les stratégies déployées par les acteurs en présence et esquisse les solutions pour une sortie du conflit.

L’économie russe « va retourner vingt ou trente ans en arrière », assurait récemment l’ancien conseiller économique du gouvernement russe Sergeï Gouriev. Selon le professeur des universités à Sciences-Po Paris Bertrand Badie, les menaces d’exclusion de la Russie du système global et les perspectives d’anéantissement économique constituent une nouvelle forme de dissuasion. Auteur des « Puissances mondialisées : repenser la sécurité internationale », Bertrand Badie analyse les grandes lignes de force internationales qui émergent à la faveur de la guerre en Ukraine.

Assiste-t-on, à l’aune de la crise ukrainienne, à la naissance d’une nouvelle ère sur le plan international ?

Il faut se méfier des formules qui frappent l’imagination dans des périodes de troubles. On verra, lorsque la fièvre sera retombée, quelles seront les conséquences d’un événement dont on ne peut qualifier la nature aujourd’hui. Il y a des tendances qui se dégagent. Lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies, est apparue une coupure entre le Nord et le Sud, une sorte de second Bandung, la grande conférence afro-asiatique de 1955 qui cherchait à s’émanciper de la bipolarité imposée. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une bipolarité imposée mais de conflits dénoncés comme étant des querelles internes au monde ancien et dont ils ont peur de devoir payer le plus gros de la facture parce que les conséquences économiques et humanitaires de cette crise seront beaucoup plus fortes là où les souffrances sociales sont les mieux installées. C’est une tendance négligée parce que l’idée que le Sud est une périphérie reste dominante.

La seconde conséquence de ce conflit réside dans la physionomie de l’Europe. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’Europe a réussi en quelques semaines une intégration et une convergence qu’elle n’avait pu atteindre pendant des décennies. Personne ne peut prédire ce que sera l’Europe des 27 à la fin de cette crise. On ne sait si les divisions d’antan ne reprendront pas le dessus. En revanche, pour la première fois depuis 1945, on assiste à une certaine distanciation des États-Unis. L’Otan s’est construite sur l’européanisation des États-Unis, leur installation, pas seulement militaire, sur le continent. Aujourd’hui, si la superpuissance américaine suit les événements, on la sent moins impliquée, et l’Europe a vraiment le sentiment de se retrouver de l’autre côté de l’Atlantique.

De même, la crise avec la Russie, qui n’a jamais été intégrée dans l’espace européen post-1989, a atteint son paroxysme. Il faudra bien penser un régime de sécurité commun. L’Europe occidentale a misé sur l’absurde en excluant politiquement la Russie de l’espace européen, tout en renforçant ses liens de dépendance économique et énergétique. On a aujourd’hui atteint un point de non-retour, où l’alternative réside soit dans l’exclusion complète – peu probable –, soit dans la définition d’un nouveau dénominateur commun que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe aurait pu porter.

Cette guerre est enfin la première de la mondialisation. À l’aventure militaire totale lancée par le maître du Kremlin, répond un nouveau langage qui ne passe pas par la destruction militaire mais par l’exclusion du système global et les perspectives d’anéantissement économique. C’est une forme de dissuasion presque aussi angoissante que la dissuasion nucléaire. À l’issue de cette guerre, on saura si c’est réellement une voie de résolution des conflits.

Poutine a-t-il misé sur l’émergence d’un nouvel ordre international, favorable à la Russie et à la Chine ?

Je crois qu’il misait d’abord sur la restauration de l’ancien monde. Ce qui est frappant dans sa rhétorique, c’est son aspect passéiste. Les références de Poutine se construisent autour de l’Empire russe jusqu’à son berceau ukrainien qui nous ramène à la fin du XIXe siècle, de l’URSS non pas comme régime mais comme puissance, de la rhétorique d’après 1945 dont est extraite la notion absurde de dénazification et de la guerre froide où le bras de fer réglait le jeu international.

Les Occidentaux ont-ils minimisé l’impact de leurs interventions en Irak et en Libye sur le positionnement de la Russie ?

À la chute du mur de Berlin en 1989, Mikhaïl Gorbatchev déclarait, à Malte devant George Bush, que l’Union soviétique n’avait plus aucun intérêt à concurrencer le monde occidental. Les Occidentaux pensaient entrer dans une ère unipolaire où ils auraient vocation à être les gendarmes du monde, c’est le messianisme des néoconservateurs. Or, toutes leurs interventions ont échoué, sauf peut-être l’opération « Tempête du désert » menée sous mandat des Nations unies.

Ces interventions illimitées dans leur nombre, leur mode opératoire, leur façon de se légitimer ont réveillé les oppositions. Or, la Russie d’Eltsine ne s’était pas constituée dans l’opposition à l’Occident. La marginalisation, l’humiliation récurrente ont fabriqué un revanchard nationaliste inquiet de reconstituer sa puissance. Le danger s’est périodiquement manifesté : prise de l’aéroport de Pristina (en 1999, au lendemain de la guerre du Kosovo – NDLR), Géorgie, Syrie et Crimée. Ce qui nous ramène à cette décision extrêmement brutale de maintien de l’Otan, alors que le pacte de Varsovie a de fait été dissous avec l’effondrement de l’URSS. Ce maintien de l’Otan appelait à la reconstitution d’ennemis soit désignés, soit qui se considéraient comme tels.

Autres acteurs inattendus : les sociétés russe et ukrainienne. Que peut-on en attendre ?

Jamais Poutine ne pouvait imaginer que le paramètre social jouerait dans sa conquête de l’Ukraine. On voit à quel point l’entrée des chars russes en Ukraine ne ressemble en rien à celle des chars soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968. Admettons que la puissance de feu finisse par l’emporter, nul ne dit que cette armée pourra se transformer en armée d’occupation sans essuyer des sabotages, des insurrections. Il en va de même avec cette jeune femme qui a brandi une pancarte pacifiste en direct au journal télévisé russe. Les dictateurs ne savent pas compter sur la pression sociale, cela a joué de mauvais tours à Moubarak, Ben Ali, Kadhafi, Blaise Compaoré…

Est-il réaliste d’envisager un statut neutre pour l’Ukraine ?

La solution à esquisser passe par cela, comme par la définition d’un statut pour le Donbass et d’un nouvel ordre de sécurité en Europe. Durant la guerre froide, les États passaient des traités pour garantir la neutralité d’autres pays. Aujourd’hui, les relations internationales ne peuvent plus fonctionner ainsi. On ne peut pas ôter sa souveraineté à un État et ses désirs ou attractions à un peuple. En revanche, on peut trouver une formule qui passe par la redéfinition de la fonction des alliances militaires et singulièrement de l’Otan. Ce n’est pas tant du peuple ukrainien qu’il faut obtenir des engagements mais de l’Otan comme organisation anachronique.

Cette question des garanties de sécurité se pose en Indo-Pacifique, où la stratégie états-unienne de pivot afin de contrer l’influence chinoise est perçue comme une menace par Pékin. Peut-on, au regard de l’expérience avec la Russie, persister dans cette voie ?

Cela montre la fragilité de cette construction à la serpe que constitue l’alliance indo-pacifique, qui recèle le même danger. À l’instar de la Russie, la Chine pourrait se sentir menacée lorsqu’elle verra se concrétiser ce cordon qui va de l’Inde au Japon en passant par l’Australie et le cœur du Pacifique. Le jeu très complexe de la Chine aujourd’hui tient probablement compte du message qu’elle entend adresser aux puissances occidentales. La manière dont les différents États indo-pacifiques ont réagi à la crise ukrainienne montre la fragilité de ce type d’alliances. L’Inde n’a pas voté la résolution condamnant la Russie. Ce qui en fait un allié étrange. Enfin, on comprend tout le danger et la naïveté à concevoir une coopération internationale s’adossant sur le jeu des alliances militaires. La Chine agit principalement par recours à des instruments économiques, les Nouvelles Routes de la soie. Est-il pertinent de répondre à un projet mondialisé par un projet militaire régionalisé ? Est-il raisonnable de se projeter dans un espace géographique qui n’est pas le sien ? C’est valable pour les États-Unis, mais également pour la France, même si Paris a encore des possessions dans le Pacifique. La version moderne de notre sécurité passe-t-elle par un engagement militaire dans un espace difficile à contrôler ? La France est incapable de s’imposer en Méditerranée. Ce n’est pas parce que, sur le papier, le droit de la mer donne un espace maritime dans le Pacifique à la France que l’avenir et le bonheur du peuple français se jouent là-bas.

L’ONU est-elle condamnée à l’impuissance ?

Le vote du Conseil de sécurité a clairement montré – mais est-ce nouveau ? – à quel point les institutions traditionnelles du système onusien sont paralysées par le droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité et par une définition de la sécurité datée de la guerre froide. Ils ont toujours refusé de se saisir des enjeux nouveaux de sécurité globale comme le climat, l’alimentation et la santé. À l’Assemblée générale, qui n’a pas de pouvoir contraignant, le système onusien joue son rôle de forum. Autre élément qui n’est pas rassurant : l’effacement du secrétaire général. On n’a pratiquement pas entendu Antonio Guterres. Il aurait résolument été mis à l’écart, notamment par la Russie. Pendant la guerre froide, même le Birman U Thant, qui n’avait pas beaucoup d’épaisseur, avait joué un rôle très actif dans la crise des missiles de Cuba. On ne sait pas regarder des institutions telles que le Programme alimentaire mondial, le Haut-Commissariat aux réfugiés ou l’OMS, qui font le succès ou du moins contiennent l’échec du système onusien. Il faut s’appuyer sur elles. Une fois qu’on aura surmonté la crise ukrainienne, il faudra bien s’occuper de la sécurité alimentaire, de la sécurité sanitaire qui n’a pas avancé malgré les millions de morts depuis 2020, du changement climatique. C’est l’Otan qui s’en occupera ? Vladimir Poutine ? La conquête éventuelle de l’Ukraine fera-t-elle avancer d’un iota ces questions ? On oublie le Yémen, la Syrie, le désastre absolu au Sahel. Qui les prendra en compte ? Les rodomontades de tel ou tel va-t-en guerre occidental ? Ces questions resteront les mêmes, elles seront aggravées par la crise ukrainienne et il faudra bien prendre des initiatives qui répondent à une tout autre grammaire.

 

Bertrand Badie est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences-Po). Depuis sa thèse « Stratégie de la grève. Pour une approche fonctionnaliste du Parti communiste français », il est l’auteur de nombreux ouvrages clés et enrichit l’analyse des relations internationales de la sociologie durkheimienne. Avec Dominique Vidal, il codirige la collection « L’état du monde ».

publié le 24 mars 2022

Ukraine. Un mois
après la guerre éclair,
le bourbier

Vadim Kamenka, Christophe Deroubaix, Marc de Miramon et Lina Sankari sur www.humanite.fr

Le président russe a envahi ce pays depuis un mois. Ce conflit criminel décrété par le Kremlin, qui a déjà causé des milliers de morts et une crise humanitaire, s’enlise, semblant refléter une erreur stratégique de la part de Moscou.

Vladimir Poutine a décrété l’invasion de l’Ukraine dans la nuit du 23 au 24 février. L’offensive visait des installations militaires et plusieurs localités : Kharkiv, Kiev, Marioupol, Odessa. Un mois et des milliers de morts plus tard, qui s’ajoutent aux 14 000 victimes du conflit dans le Donbass depuis 2014, la Russie détient, à l’exception de la ville assiégée de Marioupol, les pourtours de la mer d’Azov et a avancé le long de sa frontière terrestre et de celle de la Biélorussie. Néanmoins, aucune grande ville, excepté Kherson, n’est tombée.

1. Pour Poutine, une guerre déjà perdue ?

À 4 heures du matin, le 24 février, le président russe prend la parole dans un discours télévisé. Il annonce :  « Conformément aux traités d’amitié et d’assistance mutuelle avec les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février de cette année, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. » Vladimir Poutine venait de reconnaître, deux jours plus tôt, l’indépendance des deux républiques autoproclamées. Il déclenche une guerre, avançant comme objectifs « la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine » et la protection des « personnes victimes d’intimidations et de génocide par le régime de Kiev depuis huit ans ». Critiquant « l’expansion de l’Otan », il dénonce l’absence de prise en compte des demandes de Moscou concernant sa sécurité.

Quatre semaines plus tard, l’offensive « s’enlise malgré toutes les destructions », a affirmé, mercredi, le chancelier allemand Olaf Scholz. Les importantes difficultés militaires font douter d’un succès sur le terrain. « Tout dépend du but de Vladimir Poutine. Est-ce s’arroger l’accès à la mer d’Azov, fortifier le Donbass et obtenir quelques victoires symboliques, ou faire capituler Volodymyr Zelensky ? La seconde option semble désormais peu probable », analyse une journaliste russe.

Avant le conflit, les diverses demandes diplomatiques russes portaient sur la neutralité de l’Ukraine, sa démilitarisation et la renégociation d’une architecture de sécurité en Europe avec les États-Unis. La pression verbale et militaire exercée par Poutine l’a emmené jusqu’à la guerre, pour ne pas faire face à un échec. « Englué dans une surenchère meurtrière, il provoque le rapprochement de l’Otan de ses frontières, une Ukraine surarmée avec une perspective réelle d’association et le retour des États-Unis et de l’Alliance atlantique en Europe », analyse l’historien Andreï Gratchev. Pour sortir de cet échec, quelle que soit l’issue de la guerre, l’idée de faire passer une défaite pour une victoire est évoquée par Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences en science politique à l’université de Nanterre : « Il est possible d’obtenir une concession de la part de Kiev et de la présenter en interne comme un succès. Mais on n’en prend pas le chemin. » Et Poutine s’enferme dans un discours fasciste et la répression.

2. Le regain du sentiment national ukrainien

Depuis quatre semaines, le conflit a servi de catalyseur pour unifier le pays contre l’envahisseur. Les bombardements quotidiens, les centaines de morts, les destructions ont réveillé un sentiment national dans la société et sur l’ensemble du territoire. « On se souvient tous du jour de l’attaque. Au fur et à mesure des jours et du sang versé, tous souhaitent combattre et aider pour stopper cette agression », témoigne Sveta à Odessa, sur les bords de la mer Noire. La résistance des Ukrainiens a surpris Vladimir Poutine, persuadé que sa guerre éclair et la destruction des installations militaires suffiraient au soulèvement des populations russophones dans l’Est, voire à  leur adhésion et la capitulation. Au contraire, les liens économiques, culturels, familiaux avec la Russie sont devenus secondaires. « Au niveau régional, la Russie veut montrer que la guerre réside dans la défense du russe. Ce qui est faux. De nombreux russophones depuis 2014 s’opposaient déjà à Vladimir Poutine et défendaient l’indépendance de l’Ukraine », nous expliquait récemment l’écrivain Andreï Kourkov. Une erreur stratégique de Poutine, qui voit désormais de nombreux Ukrainiens russophones dans l’Est et le Sud se tourner vers l’ukrainien par élan national. Après huit années de guerre au Donbass, dans les villes reprises par l’armée russe, un ras le bol s’affirme sur cette nouvelle page du conflit au nom de la paix. « Détruire et tuer, cela ne résout rien », condamne Tania.

3. Un enlisement comme en Afghanistan ?

Vladimir Poutine a surestimé la force de frappe de son armée, tout en sous-estimant la puissance du sentiment national ukrainien. Pour autant, ces deux erreurs majeures d’appréciation expliquent-elles, à elles seules, l’enlisement militaire de la troisième armée la plus puissante au monde, qui évolue, de plus, sur une topographie familière, les plaines ukrainiennes ne présentant pas franchement les mêmes problèmes opérationnels que les montagnes afghanes ? À l’évidence, l’aide apportée par les Occidentaux est déterminante. Depuis le début, Washington revendique le partage de renseignements, facteur nodal dans les conflits armés. La livraison d’armes des pays occidentaux a évidemment renforcé la capacité militaire ukrainienne. Selon l’ancien général américain Ben Hodges, interviewé par l’Express, « les jours prochains seront déterminants pour l’issue du conflit. Nous sommes à un moment décisif, car les Russes sont en sérieuse difficulté ».

4. États-Unis et Chine, les grands vainqueurs ?

La rivalité entre les États-Unis et la Chine s’annonçait comme la matrice géopolitique du XXIe siècle. L’invasion d’un pays souverain par un pays membre du Conseil de sécurité est-elle de nature à rebattre ces cartes ? Après un mois de conflit, la position de Washington est clairement renforcée. Alors que, dans un premier temps, les pays européens se sont placés sur la ligne de front diplomatique (sanctions, question de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, fourniture d’armes à l’armée ukrainienne), Washington a retrouvé et même renforcé depuis sa place de leader. Son bras armé – l’Otan – est passé d’un état de « mort cérébrale » (diagnostiqué par Emmanuel Macron) à celui d’alliance relégitimée.

Quant à la défense européenne, le sommet du 24 mars à Bruxelles va entériner sa sujétion à l’organisation atlantiste, avec la bénédiction directe de Joe Biden. D’une certaine façon, le président états-unien voit prendre forme sa coalition des démocraties, pour laquelle il avait tenu un sommet en décembre dernier. Sauf que l’autonomisation de certains « alliés » sur ce sujet (Israël et Inde) lui dénie la possibilité de se décréter nouveau chef du « monde libre » comme le fit, en son temps, Ronald Reagan.

La Chine, elle, manie la prudence. Pékin appelle à des pourparlers, assure comprendre les craintes de son allié russe liées aux velléités d’élargissement de l’Otan tout en rejetant le séparatisme de Donetsk et Louhansk qui évoque, à ses yeux, la situation taïwanaise. Pour autant, la deuxième puissance mondiale n’est à l’origine d’aucune initiative diplomatique connue. Si elle permet à Pékin de jauger les réactions de son rival états-unien, la crise ukrainienne entrave toutefois sa stratégie économique des nouvelles routes de la soie qui s’accommodent mal d’une dégradation de la sécurité en Europe.

La Chine ne peut prendre le risque de se couper des marchés d’exportation occidentaux et du système financier international pour sortir la Russie de son isolement. En revanche, les autorités chinoises pourraient en profiter pour renforcer leur emprise sur le puissant voisin, devenu, depuis l’annexion de la Crimée en 2014, le premier partenaire économique du pays. Une forme de vassalisation qui ne dit pas son nom.

5. Des négociations de paix incertaines

Face à un Vladimir Poutine inflexible sur ses objectifs de guerre, la marge de manœuvre de Volodymyr Zelensky paraît bien étroite, même si le président ukrainien a reconnu le caractère « nécessaire » des futures négociations qui ne s’annoncent « ni faciles ni agréables ». En pilonnant Marioupol et en encerclant Kiev tout en avançant vers le port stratégique et russophone d’Odessa, l’armée russe vise la capitulation du gouvernement de Zelensky.

Pour la Russie, il symbolise une Ukraine tournée vers l’Ouest, favorable à l’adhésion à l’Union européenne et à l’Otan, voire à une sortie du mémorandum de Budapest (qui garantit, entre autres, le statut du pays comme puissance non nucléaire), comme l’a évoqué le président ukrainien lors de la dernière conférence de Munich sur la sécurité en février 2022, quelques jours avant le déclenchement de l’offensive russe. En clair, Moscou exige le retour d’un État tampon, voire croupion à ses portes, tandis que Kiev prétend faire valoir ses droits de peuple libre et souverain, quitte à faire basculer les équilibres sécuritaires issus d’un monde post-guerre froide, adoptés dans la douleur afin de limiter les risques de conflit nucléaire. Volodymyr Zelensky a d’ailleurs promis qu’il soumettrait les termes d’un hypothétique accord de paix à référendum.


 


 


 


 

Solidarité.
Pour soutenir
les réfugiés,
les déclarations
ne suffisent pas

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

La xénophobie et le manque d’investissement réel des États membres de l’Union européenne continuent de plomber l’élan de solidarité avec l’ensemble des exilés venus d’Ukraine.

Pour eux, on ne parle pas de « crise migratoire » mais bien d’« élan de solidarité » et de « protection ». Selon l’ONU, le nombre de réfugiés ukrainiens ayant rejoint un État de l’Union européenne dépassait, lundi 21 mars, les 3,5 millions de personnes. Trois semaines après la toute première activation de la « directive de protection temporaire », pourtant adoptée il y a plus de vingt ans, l’UE découvre enfin que, au lieu de pratiquer contrôles et maltraitance aux frontières, l’ouverture de voies légales et l’accès au travail des réfugiés peuvent bel et bien fonctionner.

Une occasion pour le président de la Commission européenne de relancer l’appel, ce mercredi 23 mars, à la mise en œuvre du Pacte européen sur la migration et l’asile. « Tout ce qui s’est passé depuis son adoption (en 2020 – NDLR) nous rappelle que nous avions raison, a-t-il déclaré, le 22 mars. La crise à Evros (…), le feu de Moria, la crise en Biélorussie, la situation à Calais, maintenant l’Ukraine. Tout cela montre que l’Europe a besoin d’un cadre pour la migration et l’asile. » En France, pas moins de 26 000 réfugiés ukrainiens, dont 2 433 enfants d’ores et déjà scolarisés, « ont été recensés (…) depuis la fin du mois de février », a déclaré Jean Castex, le 21 mars.

Un système de tri

Mais l’ombre de la xénophobie, présente au cœur des politiques migratoires européennes, continue cependant d’obscurcir ce tableau, radieux de prime abord… Trente-trois ONG africaines ont publié, le 4 mars, un communiqué exprimant leur « préoccupation face aux actes dégradants et inhumains que les ressortissants africains vivant ou résidant en Ukraine subissent, ont-elles écrit. S’ajoutent les actes xénophobes orchestrés par les autorités polonaises, qui procèdent de manière sélective (...) sur des critères liés à leur couleur de peau ».

Un système de tri qu’on retrouve également à la frontière franco-italienne. « Des ressortissants d’États tiers à l’UE (…) ont été remis aux autorités italiennes », indiquait, dimanche 13 mars, la préfecture des Alpes-Maritimes, en application d’« instructions nationales ».

La protection accordée par l’UE devait pourtant, au départ, s’appliquer aussi aux conjoints étrangers d’Ukrainiens et aux réfugiés résidant dans le pays avant la guerre. Mais une instruction du gouvernement français, adoptée le 10 mars, prévoit d’en exclure finalement certains « ressortissants de pays tiers ». Les associations de défense des droits des étrangers, dont France Terre d’asile et la Cimade, expriment à ce propos leur grande inquiétude.

L'Humanité lance une opération de solidarité concrète en partenariat avec le Secours populaire français : pendant un mois, nous appelons nos lectrices et lecteurs, amies et amis, à leur envoyer des dons et des mots pour la paix.
Vous pouvez télécharger ici le formulaire de don en PDF.

Une autre ombre au tableau est la conséquence du manque de moyens investis par les États dans l’accompagement des réfugiés ukrainiens, géré en grande partie par la société civile européenne, comme nous l’avions constaté lors de nos reportage en Pologne. « Le nombre de victimes potentielles arrivant d’Ukraine est susceptible d’attirer (...) des réseaux spécialisés dans le trafic d’êtres humains », a averti Europol en début de semaine.

 


 

Réfugiés : en France, les uns arrivent, les autres sont expulsés !

Loan Nguyen sur www.humanite.fr

En Essonne, 49 jeunes migrants risquent d’être remis à la rue sans solution d’ici vendredi. Ils dénoncent une mesure visant à faire de la place aux réfugiés ukrainiens.

« On doit être sortis sous quarante-huit heures, sinon la police va nous expulser », s’insurge Sekou Keita (*), 15 ans, visiblement paniqué. Ce mineur, venu seul de Guinée, a passé environ trois semaines à la rue avant que la préfecture de l’Essonne ne lui accorde, mi-janvier, une mise à l’abri en hôtel, à Ormoy. Les services de l’État s’apprêtent à le remettre à la rue, sans solution de relogement, comme 48 autres jeunes, une semaine avant la fin de la trêve hivernale...

« C’est d’une brutalité sans nom »

« Ils nous ont dit que, si on voulait rester, il fallait faire une demande d’asile », explique le jeune homme, courrier officiel à l’appui. Sauf qu’une telle procédure signifierait abandonner leur recours pour être pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. En effet, les jeunes hébergés dans cet hôtel ont tous vu leur minorité contestée par la Croix-Rouge, prestataire de service pour le département de Paris. Une décision malheureusement courante, donnant lieu de la part des demandeurs à un recours devant le juge des enfants, qui doit prochainement se prononcer sur leur situation administrative.

« On ne voit pas bien sur quelle base légale la préfecture s’appuie. C’est d’une brutalité sans nom », dénonce Pierre Mathurin, coordinateur parisien de l’association Utopia56, qui aide les personnes exilées lors de maraudes. Pour les jeunes comme pour l’association qui les accompagne, la nécessité de mettre à l’abri les milliers d’Ukrainiens arrivant en France ne serait pas étrangère à l’empressement des services de l’État à faire sortir ces mineurs de leur hébergement. « C’est à partir du moment où des Ukrainiens ont commencé à venir à l’hôtel qu’ils ont poussé pour qu’on sorte », affirme Sekou Keita. « Le directeur (de Grandissons ensemble, la structure qui héberge les mineurs, mais aussi des demandeurs d’asile – NDLR) nous a dit que l’hôtel allait fermer, mais les Ukrainiens et les familles qui sont là, on ne leur demande pas de sortir à eux ! » souligne-t-il.

Faire de la place aux Ukrainiens

Si la préfecture de l’Essonne nie les expulser pour faire de la place aux Ukrainiens, sur le terrain le doute subsiste. « On voit bien depuis quelques semaines, depuis que les premiers Ukrainiens ont commencé à arriver en France, qu’on leur donne la priorité. Par exemple, on a été très surpris de n’avoir aucune mise à l’abri depuis deux semaines des demandeurs d’asile afghans, dont le campement déborde à Pantin », regrette Pierre Mathurin.

Du côté de la préfecture de l’Essonne, on explique que le recours des jeunes devant le juge des enfants n’étant pas suspensif, « (ces) personnes sont donc considérées comme majeures et relèvent du droit commun ». « Elles se trouvent par conséquent en situation irrégulière sur le territoire national, et ne peuvent donc plus être prises en charge dans ces sites temporaires. Elles peuvent solliciter l’hébergement de droit commun (115) ». En attendant, les jeunes attendent la peur au ventre que la police les sortent de leur chambre d’hôtel, mais refusent d’évacuer les lieux.

(*) Le prénom et le nom ont été modifiés.

 publié le 22 mars 2022

Au Sahel, la guerre perdue d’Emmanuel Macron, faute d’avoir pris en compte les enjeux démocratiques

par Rémi Carayol sur https://basta.media/

La guerre en Ukraine a éclipsé plusieurs autres conflits, dont celui au Sahel. Emmanuel Macron a annoncé le 17 février le retrait des troupes française après neuf ans d’opérations et un bilan bien maigre.

Quel est le véritable bilan d’Emmanuel Macron sur les problèmes que soulève régulièrement basta! ? Pour aller au-delà de la com’, pendant toute la campagne électorale, basta! dresse pour vous des bilans du quinquennat sur une série de sujets très concrets.

Quand il arrive à l’Élysée, le 14 mai 2017, Emmanuel Macron est un « bleu » en matière militaire. Et il ne connaît pas grand-chose à l’Afrique. Il ne s’y est pas attardé durant la campagne. Son programme n’abordait pas vraiment ces deux questions, hormis la promesse floue d’« augmenter les moyens de nos armées » et celle, banale, de « défendre une nouvelle politique en Afrique où la paix et l’esprit d’entreprise construiront le siècle qui commence ». Pas un mot en revanche sur l’opération militaire Barkhane, que lui laisse en héritage François Hollande.

Ce dernier s’était façonné une stature de « chef de guerre » après avoir lancé deux opérations d’envergure sur le continent africain - Serval en janvier 2013 au Mali (devenue Barkhane en juillet 2014) et Sangaris en décembre 2013 en Centrafrique - et une autre en Irak et en Syrie, Chammal, en septembre 2014. Quand Macron lui succède, la France a retiré ses troupes de la Centrafrique, mais elle poursuit ses opérations au Sahel et au Levant – l’opération Chamma entrant dans le cadre de la coalition internationale contre l’État islamique.

Très vite, le nouveau président Macron semble vouloir revêtir le même costume que son prédécesseur. Cinq jours après sa prise de fonction, il se rend donc à Gao, au nord du Mali, où se trouve le principal camp de la force Barkhane. Le message est clair : lui aussi sera un chef de guerre attentif à « ses » hommes. « Dès mon installation, lance-t-il aux militaires, j’ai voulu donner le premier rang aux armées française ».

« Des faucons formés à l’école de la crise irakienne »

Dans les cabinets de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et de sa ministre des Armées, Florence Parly, c’est une vision néoconservatrice qui prédomine. « Ce sont des faucons formés à l’école de la crise irakienne qui croient sincèrement à la lutte contre le terrorisme. C’est de la pure idéologie », dit Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (organisation panafricaine qui rassemble des spécialistes des systèmes de sécurité) et spécialiste de la région sahélienne.

Cette conception des conflits contemporains, particulièrement en vogue dans les États-Unis de Georges W. Bush (président de 2001 à 2009), a marqué le quinquennat du début à la fin. Emmanuel Macron l’avait d’ailleurs exposée devant les militaires de la force Barkhane en mai 2017. « Vous êtes plus que jamais nos sentinelles et notre rempart contre les débordements du terrorisme, de l’extrémisme, du fanatisme », avait-il indiqué, avant de se lancer dans une ode à l’histoire coloniale de l’armée française : « Ici, vous êtes l’avant-garde de la République, comme avant vous le furent sur ce continent tant de générations de militaires [...] vous êtes les héritiers de cette longue lignée de soldats venus servir sur ce continent dans les airs, sur mer, sur terre et vous faites honneur à cette lignée. »

En réalité, le nouveau président sait qu’il devra faire évoluer le dispositif, qui compte alors plus de 4000 hommes opérant, sur le papier, dans cinq pays : la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. En réalité, les soldats français interviennent essentiellement au Mali, et plus rarement au Niger et au Burkina. Les hauts-gradés l’ont prévenu : cela ne pourra pas durer, la force militaire risque de s’enliser et de perdre le soutien des populations locales. Déjà en 2017, des chercheurs alertent sur l’« horizon compromis » de cette opération.

Alliance avec des milices

Le président français fixe alors deux priorités. Aux diplomates, il demande de préparer l’après-Barkhane. La France va dès lors faire feu de tout bois pour mettre sur pieds des structures capables d’assurer la relève. Au fil des ans, les sommets vont se succéder, et les entités s’empiler les unes sur les autres, parfois même les unes contre les autres. Il y a la force conjointe du G5-Sahel (qui réunit les cinq pays cités plus haut), la force Takuba (qui réunit des forces spéciales de certains États européens), l’Alliance Sahel (censée fédérer les projets de développement), la Coalition pour le Sahel, ou encore le Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel… Aucune de ces structures, qu’elles soient militaires ou civiles, n’a eu de résultats concrets sur le terrain.

Dans le même temps, Emmanuel Macron exige des militaires d’obtenir plus de résultats – et des résultats exploitables dans le champ de la communication. « Au fil du temps, la force Barkhane avait fini par s’endormir. L’ennemi nous fuyait. Nous avions tendance à nous reposer sur nos lauriers. Macron a voulu redynamiser tout ça », indique un conseiller de l’Élysée ayant lui aussi requis l’anonymat. Le président a exigé des militaires qu’ils tapent plus fort. Pour ce faire, ces derniers ont adopté des choix tactiques qui leur seront reprochés par la suite.

Ils se sont notamment alliés, sur le terrain, à des milices, le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad) et le Gatia (Groupe d’autodéfense touareg imghad et alliés), accusées d’avoir commis des massacres contre des civils. Cette coopération, qui s’est manifestée par des opérations conjointes dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger, a débuté en juin 2017, soit quelques jours après la prise de fonction de l’actuel président français.

Elle s’est poursuivie pendant près d’un an, en dépit des accusations portées contre ces deux milices, notamment par la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), une opération de maintien de la paix des Nations unies. En juin 2018, la mission des Nations unies au Mali avait estimé, dans un rapport consulté par Basta!, à 143 le nombre de civils tués par ces deux groupes armés.

« Les drones sont devenus des moyens incontournables au Sahel »

Peu de temps après, l’exécutif français a exigé l’arrêt de cette collaboration. Pour obtenir plus de résultats, Emmanuel Macron a en outre décidé de lever un tabou en acceptant une vieille revendication des militaires : l’armement des drones. Jean-Yves Le Drian, qui craignait des réactions négatives à gauche, s’y était opposé durant le quinquennat de François Hollande, sous lequel il était ministre de la Défense. Florence Parly, elle, n’a pas eu ces états d’âme. Quelques jours après l’élection de Macron, un rapport sénatorial ouvre la voie à l’armement des drones.

Deux mois plus tard, la ministre, qui estime que les enjeux « ont été parfaitement identifiés et expliqués » par les sénateurs, annonce sa décision d’armer les drones militaires français et fait le lien avec l’opération Barkhane : « Les drones sont devenus des moyens incontournables dans les opérations que nous menons au Sahel », déclare-t-elle à l’occasion de l’université d’été de la Défense organisée à Toulon. Fin 2019, c’est acté, les drones disposent de bombes GBU-12, tandis que la force dispose également d’avions de chasse.

Certaines de ces frappes ont abouti à des « bavures ». La plus connue est celle de Bounti : le 3 janvier 2021, un avion de chasse Mirage 2000 de l’armée française a bombardé un rassemblement d’hommes à proximité de ce village du centre du Mali, tuant 22 personnes. Selon elle, il s’agissait de djihadistes. Mais des enquêtes journalistiques et un rapport de l’ONU affirment qu’il s’agissait, pour 19 d’entre eux, de civils qui participaient à une cérémonie de mariage. La France ne l’a pas reconnu. Quelques semaines plus tard, le 25 mars, un drone a frappé cinq jeunes qui, selon leurs proches, étaient partis à la chasse dans les environs de Talataye, au nord-est du Mali. Pour l’armée française, il s’agissait de djihadistes. Mais elle n’a donné aucun élément permettant de le prouver.

« L’ennemi est toujours là, plus fort que jamais »

Enfin, Emmanuel Macron n’a pas remis en question la stratégie des « opérations homo », adoptée et assumée par François Hollande. Celles-ci consistent à cibler ce que l’on appelle, dans les milieux militaires, des « high value target » (des chefs importants des groupes djihadistes), et à procéder à leur exécution, via des frappes ou des opérations au sol. Dans son livre paru en 2017, Erreurs fatales (Fayard), le journaliste Vincent Nouzille estimait à une quarantaine le nombre d’exécutions extrajudiciaires ainsi validées par Hollande.

Qu’en a-t-il été sous le quinquennat d’Emmanuel Macron ? Ces dernières années, l’armée française a tué plusieurs dizaines de chefs, parmi lesquels celui d’Al Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), Abdelmalek Droukdel, et celui de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), Adnane Abou Walid al-Sahraoui. Mais elle a échoué à « liquider » les deux plus importants : Hamadoun Kouffa, le chef de la katiba Macina, active dans le centre du Mali, et surtout Iyad ag-Ghaly, le « grand patron » des djihadistes sahéliens, qui est à la tête de la Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn (JNIM), une coalition réunissant les principaux groupes de la zone liés à Al-Qaeda.

« Cette stratégie n’a eu aucun effet », note D., un activiste malien des droits humains qui, au vu de l’ambiance actuelle au Mali, où la junte au pouvoir ne tolère aucun commentaire critique, a demandé l’anonymat. « Combien de communiqués avons-nous lus, célébrant telle ou telle exécution ? poursuit-il. Combien de fois nous a-t-on dit que c’était un coup fatal porté à l’ennemi ? Pourtant, l’ennemi est toujours là, plus fort que jamais. »

39 soldats français morts au Mali depuis 2017

Pour Niagalé Bagayoko, cette stratégie a été une « fuite en avant ». Depuis 2017, les djihadistes n’ont cessé de gagner du terrain. Ils avaient commencé à mener des attaques dans le centre du Mali bien avant l’élection d’Emmanuel Macron. Ils ont continué après : dans le sud du Mali ; dans le nord du Burkina, puis dans l’est, et maintenant dans le sud ; dans l’ouest du Niger ; et désormais dans le nord du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Selon l’ONG Acled (Armed conflict location & event data project), plus de 8000 personnes - des civils essentiellement - ont été tuées au Mali, au Niger et au Burkina depuis 2013. Ce chiffre n’a cessé d’augmenter année après année, comme le révèlent les rapports trimestriels de la Minusma. L’armée française a elle aussi payé un lourd tribut dans cette zone : avant l’élection de 2017, 19 soldats étaient morts au Mali ; durant le quinquennat, 39 y ont perdu la vie.

En dépit de cette dégradation, Emmanuel Macron n’a pas changé de cap. « Il a persisté dans l’erreur en croyant que le recours aux militaires réglerait tout, alors qu’eux-mêmes avaient alerté sur l’impasse d’une telle stratégie », juge Niagalé Bagayoko. Pour elle, la faute en revient à une méconnaissance du dossier, mais aussi à l’influence des « faucons » au sein des ministères des Armées et des Affaires étrangères. Elle en veut pour preuve le refus absolu de Paris de voir les Maliens entamer des négociations avec les djihadistes.

Depuis 2017, les autorités maliennes envisagent de négocier avec les chefs maliens des groupes djihadistes. Une option également défendue par des chercheurs. La France s’y est toujours fermement opposée. « Cela nous a fait perdre plusieurs années, déplore D., l’activiste malien cité plus haut. Car à terme, tout le monde sait que le règlement de ce conflit passera par des négociations. » D. ne comprends pas « l’aveuglement » de la France. Il estime que cet aveuglement explique en partie la colère qui s’exprime depuis quelques mois contre la force Barkhane au Mali, au Niger et au Burkina – et plus généralement contre la France en Afrique de l’Ouest.

« Le prisme sécuritaire a fait oublier les enjeux démocratiques »

Il y a d’autres explications à ce rejet de la France dans ses anciennes colonies. Niagalé Bagayoko déplore notamment le ton « paternaliste » d’Emmanuel Macron et de ses ministre de la Défense et des Affaires étrangères. Le président avait notamment choqué lors de son déplacement à Ouagadougou en novembre 2017, où il s’était moqué du président burkinabé, Roch Marc Christian Kaboré, lors d’une rencontre avec des étudiants. À cette occasion, il avait sèchement répondu à une étudiante qui l’interpellait sur le nombre important de soldats français dans la région. « Ne venez pas me parler comme ça des soldats français. Vous ne devez qu’une chose, pour les soldats français : les applaudir », lui avait-il rétorqué. Il avait également suscité une vague d’indignation en Afrique lorsqu’il avait littéralement convoqué les chefs d’État sahéliens à un sommet à Pau, en janvier 2020, dans le but affiché de les recadrer, alors que les manifestations anti-françaises se multipliaient.

Quant à Florence Parly et Jean-Yves Le Drian, ils ont tenu des propos sévères à l’égard des autorités maliennes issues du coup d’État de mai 2021. Le 1er février dernier, devant les députés, le ministre des Affaires étrangères a notamment déclaré : « Qu’est-ce que c’est que cette junte qui veut rester au pouvoir encore cinq ans après y avoir passé deux ans, après deux coups d’État successifs, et qui vient donner des leçons de Constitution ? » Au Sahel, ces discours passent d’autant moins que la France continue de soutenir la dynastie Déby au Tchad, en dépit du coup d’État mené par le fils, Mahamat, après la mort du père, Idriss, en avril 2021, et qu’elle n’a jamais critiqué la dérive autoritaire de Mahamadou Issoufou au Niger.

« Le prisme sécuritaire a fait oublier à la France les enjeux démocratiques, déplore Ali Idrissa, une figure de la société civile au Niger, qui milite notamment au sein du collectif pro-démocratie « Tournons la page ». La question des droits humains était déjà minorée sous Hollande, et Macron a continué sur la même voie. On laisse les régimes corrompus faire ce qu’ils veulent, s’en prendre aux libertés individuelles et collectives, au nom de la lutte antiterroriste. La France soutient les régimes forts au nom de la stabilité, mais elle a oublié que ces régimes sont aussi à la source des insurrections djihadistes. » Cette politique a désormais atteint ses limites. Le 17 février, Emmanuel Macron a été contraint d’annoncer le retrait de la force Barkhane et de la force Takuba du territoire malien : la junte au pouvoir à Bamako n’en voulait plus. Cette annonce sonne le glas de l’opération Barkhane, qui pliera bientôt bagage sur un constat d’échec. Selon un rapport de la Cour des comptes de février 2021, les opérations militaires françaises dans la zone saharo-sahélienne ont coûté un milliard d’euros par an au budget de l’État.

Rémi Carayol est coordinateur du comité éditorial d’AfriqueXXI. Il a fondé deux journaux papier dans l’archipel des Comores (Kashkazi, Upanga) avant de rejoindre la rédaction de Jeune Afrique, puis de collaborer avec divers médias francophones (dont Le Monde diplomatique, Mediapart, Orient XXI). Ces dix dernières années, il a publié plusieurs enquêtes et reportages menés sur le continent africain et notamment au Sahel.

publié le 20 mars 2022

Cessez-le-feu. 
Accords d’Évian,
bilan
d’une sortie de guerre

par Emmanuel Alcaraz, historien sur www.humanite.fr

Le 19 mars 1962 acte la fin du conflit. Les vestiges de la colonisation ont peu à peu été démantelés par le gouvernement algérien. Reste l’héritage des essais nucléaires français.

Dans les mémoires de la guerre d’Algérie, les accords d’Évian sont un événement qui a donné lieu à des controverses dont nous ne sommes pas sortis. Pour les anciens combattants français, ils représentent la perspective de la sortie de guerre, de la paix, du retour chez soi, surtout pour les appelés et rappelés qui ont fait de 24 à 33 mois, avec des prolongations, en Algérie. Pour les Européens d’Algérie et les harkis, supplétifs ­algériens ayant combattu du côté français, c’est pour eux l’entrée dans la phase la plus meurtrière du conflit.

En Algérie, les accords d’Évian ont longtemps été oubliés. Ils sont célébrés en tant que fête de la victoire depuis 1993. Le 5 juillet, qui est la Fête de la jeunesse, lui est préféré. En effet, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), qui a négocié les accords d’Évian, a très rapidement été supplanté par l’armée des frontières, qui a pris le pouvoir en Algérie en 1962 à la suite de l’alliance temporaire entre son chef Boumediene et Ben Bella. Un document retrouvé par l’armée française à la fin août 1962, le programme de Tripoli, qualifie les accords d’Évian de « plateforme néocolonialiste ».

Pourquoi de tels antagonismes mémoriels ? Pour y répondre, il faut revenir à ce que sont les accords d’Évian et analyser les raisons de l’échec partiel de leur application à court et à long terme. Ces accords ne sont pas un traité entre la France et l’Algérie, mais un accord de cessez-le-feu et des déclarations gouvernementales de la France et du GPRA organisant la transition de l’Algérie française à l’Algérie indépendante en mettant en œuvre une série de consultations populaires : le 8 avril, en France métropolitaine, le 1er juillet, en Algérie, l’indépendance étant effective le 3 juillet 1962 pour le gouvernement français, le 5 juillet pour les Algériens.

L’OAS a pratiqué une politique de la terre brûlée

Le Front de libération nationale (FLN) est reconnu par le gouvernement gaulliste comme le seul représentant du peuple algérien. Cette transition devait être gérée par un exécutif provisoire doté d’une force locale, avec des représentants du FLN et des Européens d’Algérie progressistes, sans oublier des commissions locales de cessez-le-feu. Cet exécutif provisoire a été incapable d’assurer l’ordre public, laissant cette responsabilité à l’ancienne puissance coloniale.

Les deux parties en présence n’ont pas accepté une force d’interposition internationale pour faire appliquer le cessez-le-feu à partir du 19 mars avec l’intervention de pays tiers ou de casques bleus des Nations unies. La transition s’est faite dans une situation chaotique de guerre civile.En contrepartie d’une clause de libre circulation entre la France et l’Algérie accordée aux Algériens, vite démantelée par le pouvoir gaulliste, les accords d’Évian devaient garantir les droits de la minorité européenne qui obtenait la double nationalité et des garanties pour ses biens.

Au bout de trois ans, les Européens d’Algérie devaient choisir entre la nationalité française et la nationalité algérienne. Voulant à tout prix le maintien de l’Algérie française, l’Organisation de l’armée secrète (OAS) a immédiatement voulu saboter les accords d’Évian en ayant recours à une violence de plus en plus extrême contre les civils algériens (assassinats des femmes de ménage algériennes et des facteurs travaillant dans les quartiers européens, politique de la terre brûlée), contre les Européens progressistes, mais aussi contre l’armée française.

La dialectique des violences, qui existait avant les accords d’Évian entre l’armée française, le FLN et l’OAS, s’est donc poursuivie. Pour répliquer aux violences de l’organisation terroriste, le FLN, dans la région d’Alger, a procédé à des enlèvements d’Européens, ce qu’a reconnu le chef de la zone autonome d’Alger, le commandant Azzedine. Ces enlèvements sont une des causes, pas la seule, de la première vague de l’exode des Européens d’Algérie.

Les disparus algériens sont bien plus nombreux que les disparus européens

Il n’existe pas de preuve de l’existence d’une conférence de Wannsee où les dirigeants du FLN auraient planifié de chasser les Européens d’Algérie. Il s’agit de vengeances s’enracinant à chaque fois dans un contexte local. Cela vaut pour les violences contre les harkis, les messalistes et les élus algériens qui avaient soutenu la souveraineté de la France. Si on fait le bilan de la guerre d’Algérie, les disparus algériens sont bien plus nombreux que les disparus européens.

Si les violences de la fin de la guerre d’Algérie en ont été un facteur important, la cause principale de l’exil massif de cette première vague des Européens d’Algérie est surtout leur refus de vivre dans l’Algérie algérienne. Ils voulaient continuer de vivre dans l’Algérie française, ce qui explique l’échec prévisible des accords d’Évian, qui n’ont pas permis de maintenir une minorité européenne en Algérie. En septembre 1962, une minorité d’Européens a tenté le pari de l’Algérie algérienne. Ne reste plus aujourd’hui que quelques familles, la dernière vague de retour ayant eu lieu au moment de la guerre civile algérienne, dans les années 1990.

Sur le plan militaire, la France a conservé la base navale de Mers el-Kébir jusqu’en 1968. L’autre grand point litigieux des accords d’Évian expliquant la prolongation de la guerre a été la question du Sahara algérien. Si la France reconnaît la souveraineté algérienne sur le Sahara, elle se voit obtenir le droit d’exploiter les ressources en hydrocarbures. Le gouvernement Boumediene met un terme à ces relations inégales par la loi de nationalisation de 1971.

La France a obtenu également le droit de poursuivre, jusqu’en 1966, 13 essais nucléaires souterrains à In Ecker et même des expérimentations d’armes chimiques dans la base de B2 Namous. C’est le point le plus litigieux. Encore aujourd’hui, des zones dans le Sahara algérien sont contaminées. Des hommes, des femmes et des enfants sont victimes de graves malformations et d’un nombre anormal de cancers. La loi Morin de 2010 n’a permis qu’à une femme algérienne d’obtenir des indemnisations pour son mari décédé en ayant pris un avocat en France alors qu’elle en prévoyait pour les populations sahariennes. L’injustice coloniale s’est poursuivie jusqu’à maintenant pour les victimes des essais nucléaires français en Algérie.

 publié le 18 mars2022

Le révélateur ukrainien

Robert Kissous - Communiste - Militant associatif - Rencontres Marx sur https://blogs.mediapart.fr/

Une invasion condamnable sur tous les plans : violations de l’intégrité territoriale d’un pays souverain, bombardements de civils ... Les morts, les blessés, les destructions … La paix ne viendra pas si les problèmes politiques essentiels ne sont pas abordés "Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l'ont rendue possible. »

Cela fait deux semaines que la Russie a envahi l’Ukraine. Une invasion condamnable sur tous les plans :violations de l’intégrité territoriale d’un pays souverain, bombardements de civils... Les morts, les blessés, les destructions, plus de 2,5 millions de réfugiés et autant de déplacés au sein de l’Ukraine, les familles qui cherchent où fuir… La protection des civils par des corridors humanitaires et surtout un cessez-le-feu à instaurer d’urgence pour que cesse cet enfer dans lequel des millions de civils sont plongés. Les troupes russes doivent se retirer. L’Ukraine doit retrouver sa pleine souveraineté et une sécurité pleinement garantie. 

Les antécédents de la guerre et l’expansion de l’OTAN

Mais la paix ne viendra pas si les problèmes politiques essentiels ne sont pas abordés et en premier lieu celui de l’extension constante de l’OTAN malgré la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie. Soyons clairs, cela ne justifie d’aucune manière l’invasion de l’Ukraine par la Russie ni les atrocités commises.

L’extension est voulue par les Etats-Unis qui craignaient que, sans l’existence de danger soviétique, l’Europe et la Russie forment un ensemble qui échappe à leur tutelle[1].

Comme le dit Andreï Makine : « À force de répéter des évidences, on ne propose absolument rien et on en reste à une vision manichéenne qui empêche tout débat et toute compréhension de cette tragédie. On peut dénoncer la décision de Vladimir Poutine, cracher sur la Russie, mais cela ne résoudra rien, n'aidera pas les Ukrainiens. Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l'ont rendue possible. »[2][3]

Très clairement la Russie a fait connaître son refus catégorique de voir les forces de l’alliance atlantique, l’OTAN, à sa frontière et des missiles installés à quelques minutes de vol de Moscou. Il n’est pas difficile de comprendre ce refus russe qui concerne particulièrement l’Ukraine et la Géorgie, il suffit de se rappeler les menaces nucléaires brandies par Kennedy contre l’installation de missiles soviétiques en 1962 à Cuba. Ce qui serait compréhensible pour l’un serait inacceptable pour l’autre ?

D’autant que le journal allemand Der Spiegel et d’autres ont confirmé l’existence d’un engagement de Washington et des puissances occidentales, lors de la réunification allemande, à ne pas étendre l’OTAN vers l’Est. Certes ce n’était pas un traité ou un accord en bonne et due forme.

De très nombreuses personnalités aux EU ont depuis longtemps alerté sur le risque de se heurter à la Russie si l’on s’obstinait en ce sens[4]. Citons un ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, Jack Matlock qui écrivait peu avant l’invasion : « puisque la principale exigence de Poutine est l’assurance que l’OTAN ne prendra pas de nouveaux membres, et en particulier pas l’Ukraine ni la Géorgie, il est évident que la crise actuelle n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu d’expansion de l’Alliance après la fin de la guerre froide, ou si l’expansion s’était faite en harmonie avec la construction d’une structure de sécurité en Europe qui incluait la Russie ». Et il poursuivait, concluant que la crise « peut être facilement résolue par l’application du bon sens… Selon toute norme de bon sens, il est dans l’intérêt des États-Unis de promouvoir la paix et non le conflit. Essayer de détacher l’Ukraine de l’influence russe — le but avoué de ceux qui ont agité les révolutions de couleur — était une course folle et dangereuse. Avons-nous si vite oublié la leçon de la crise des missiles de Cuba ? ».

Les EU, avec qui la Russie négociait considérant que l’Ukraine n’était pas décisionnaire, ont préféré ignorer ces demandes sécuritaires. Il n’y fut en tout cas jamais répondu positivement. 

L’hégémonie mondiale des EU a fait son temps

Les EU se trouvent face à une situation nouvelle depuis plus d’une décennie. Sortie gagnante de la confrontation avec l’URSS elle avait crû que l’histoire était finie et que son hégémonie mondiale durerait jusqu’à la fin des temps avec un camp occidental dominant le monde depuis quelques siècles. Mais ce film, digne des happy end hollywoodiens, n’a pas eu le succès escompté. La Chine deviendra bientôt la première puissance économique mondiale malgré toutes les entraves étatsuniennes : boycotts, taxations, sanctions de toutes sortes … Plus profondément c’est l’ensemble des pays en développement qui voient leur poids dans le monde augmenter. Et l’on assistait à un renforcement du lien entre la Russie et la Chine du fait des sanctions entreprises contre l’un et l’autre. Pas question donc de céder à la Russie : affaiblir drastiquement la Russie pour pouvoir mieux « s’attaquer » à la Chine que les EU considèrent comme la principale menace à leur hégémonie. 

L’instrumentalisation des « valeurs »

La bataille se mène aussi sur le terrain des « valeurs », au nom de la démocratie et des droits de l’homme contre la dictature, et pour le droit international contre l’agression.

Les grandes ou moyennes puissances invoquent ces valeurs uniquement lorsque ça les arrange pour avoir le soutien et la mobilisation de l’opinion publique. Puis les « oublient » quand ça les arrange, quand la violation du droit ne doit pas être combattue. Le droit international, la démocratie, les droits de l’homme sont tout simplement instrumentalisés. Utilisés à « géométrie variable » ils servent d’instruments de pression. Faut-il se laisser instrumentaliser ?

Se battre pour le respect et l’application de ces valeurs ne peut se faire avec de tels partenaires, en fait on ne mène pas la même bataille. On ne défend pas les mêmes intérêts ni les mêmes principes. Dire Non à l’invasion de l’Ukraine ou dire Non à cette invasion ET refuser l’OTAN, son expansion ou mieux son maintien, ce n’est pas la même chose. On ne construit pas la même opposition.

Dans ce combat doit-on « oublier » les violations du droit commises ailleurs ? Doit-on écouter sans broncher une journaliste de France24 déclarer avec conviction qu’à notre époque « on n'aurait jamais pensé qu'un état souverain attaque un autre état souverain » ? On croit rêver, est-il possible qu’une journaliste n’ait jamais entendu parler de l’Irak ou de l’Afghanistan etc. ? Ou est-ce que ces pays ne sont pas considérés comme ayant droit à la souveraineté ?[5]

En une semaine la Cour pénale internationale a ouvert le dossier des crimes de guerre en Ukraine par Poutine. Mais dans la salle d’attente il ne devrait pas y avoir d’abord Georges W. Bush . Netanyahou ? et bien d’autres. Quel respect peut-on accorder à une institution judiciaire sachant qu’elle est complètement instrumentalisée par les états les plus puissants ? Est-on dans la force du droit ou dans le droit de la force ? 

Viser à l’effondrement de l’économie russe ?

Le camp occidental a décidé de ne pas se lancer dans l’affrontement militaire direct contre l’invasion russe malgré certains pyromanes qui y poussent. Reste l’arme des sanctions économiques. C’est la voie qui a été prise, viser fortement les milliardaires russes, saisir leurs biens. Mais avec une volonté dangereuse de destruction de l’économie russe. Bruno Le Maire a parlé de guerre économique puis s’est rétracté après une remarque de Medvedev. C’est pourtant cela qu’il a en tête lorsqu’il déclare ; « Nous allons provoquer l’effondrement de l’économie russe » ou encore, «d’arme nucléaire financière» en parlant de l’exclusion de banques russes de la plateforme SWIFT. L’Europe n’a pas  intérêt à cet effondrement ni à la rupture totale vers lequel la pousse les EU, qui y trouvent leur intérêt économique et politique.

Un scénario du type Irak est-il envisagé ? Un sénateur républicain a appelé à assassiner Poutine.La plupart des pays en développement et émergents ne participent pas au boycott bien qu’ayant voté majoritairement la condamnation de l’invasion russe[6]. Pour beaucoup c’est un problème occidental. Beaucoup savent bien que si la Russie « tombe » leur marge de manœuvre de résistance aux pressions occidentales se réduira sensiblement. Alors qu’aujourd’hui ils peuvent davantage faire prévaloir leurs intérêts en mettant en concurrence des puissances rivales. Ce n’est pas le racisme ouvertement et parfois violemment exprimé à l’encontre des réfugiés noirs ou « basanés » qui les aura convaincus de s’engager. Le monde islamique a été tellement maltraité, humilié qu’on voit mal ces pays se mobiliser pour le camp occidental[7]. La déclaration de notre président lue par M. Castex au diner du CRIF le 24 février, alors qu’on nous parlait du droit international pour l’Ukraine, reconnaissait Jérusalem capitale éternelle du peuple juif. Exit les Palestiniens et la Palestine. A qui fera-t-on croire qu’il y a égalité de traitement, que le droit international préside vraiment aux décisions ? Que dire de la déclaration du président de l’Ukraine après le bombardement israélien de la bande de Gaza en mai 2021, affirmant que la seule tragédie à Gaza était celle subie par les Israéliens.[8]Reste que la sévérité des sanctions occidentales entraînera une crise mondiale, annoncée par le FMI[9], dont toutes les conséquences ne sont pas encore perçues : réduction du taux de croissance prévu, forte inflation particulièrement sur les matières premières, désorganisation des circuits d’approvisionnement et des échanges financiers. Les pays du Sud la subiront de plein fouet avec l’insécurité alimentaire et son cortège de famines. Les Etats-Unis s’en sortiront le mieux, on le voit déjà par l’afflux des capitaux vers le dollar, valeur refuge des marchés financiers. Sans compter que la rupture de liens économiques UE–Russie profitera quasi exclusivement aux EU. Sous la pression des EU, l’UE se sanctionne elle-même. Les sanctions qui se répercuteront sur les peuples ou qui provoquent une crise mondiale n’arrangeront rien et ne feront pas plus reculer la Russie.La Chine comme d’autres a confirmé maintenir sa coopération avec la Russie, y compris les grands projets, sans se plier aux injonctions étatsuniennes.

L’importance considérable des sanctions économiques conduiront de toutes façons à un profond remodelage de l’économie russe et de celle de l’UE. Un découplage énorme qui mettra du temps, de part et d’autre, à trouver son nouveau point d’équilibre. Au vu des défections considérables des compagnies étatsuniennes dans le secteur du numérique et des attaques précédentes contre les compagnies chinoises par les EU, il faut s’attendre au développement en parallèle de deux « mondes » numériques distincts. Et une dédollarisation avec développement important des systèmes de paiement (concurrents de Swift) existants en Chine, Russie.[10]

 Une censure plus que partisane

La France a interdit tous médias supposés liés à l’Etat russe dont RT-France, le plus connu. L’UE a étendu cette censure sur tout son territoire. RFI et France 24 ne sont-ils pas des médias d’Etat ? En tout cas on est abreuvé par les positions politiques du Ministère des affaires étrangères, présentées comme des informations.Youtube se joint à la « fête » : le blocage des médias financés par Moscou va s'appliquer dans le monde entier.Sur des chaînes télévisées, en France notamment, on débat froidement de l’assassinat possible de Poutine. Plus encore, Facebook autorise « temporairement » les appels à la haine et au meurtre contre l’armée russe et Poutine, même du groupe néo-nazi Azov. On avait la censure, on a maintenant les néonazis en prime, invités sur Facebook pour désigner des cibles[11]. Les autorités judiciaires et politiques n’ont-elles rien à dire ?

Pourquoi n’a-t-on rien vu de comparable lors de l’agression de l’Irak par Georges Doubleyou ? On n’ose penser que cela tienne à la situation hégémonique des EU nous qui croyons à la déontologie journalistique.

Y a-t-il des journalistes dans « l’avion » pour réagir ? Certains se sont rapidement manifestés. Bravo pour leur courage d’autant qu’ils ne sont pas nombreux dans cette période de maccarthysme triomphant. Et les autres ?

On savait ce que pouvait notre classe dominante. Maintenant on est fortement averti, l’avenir sera à la censure, associations comme médias. Coluche a dit cela avec son humour philosophe : « on ne peut pas dire la vérité à la télévision, il y a trop de gens qui regardent ».

Et que dire de la vague xénophobe anti-russe, délirante, qui a déferlé sur le monde sportif et culturel ? Elle ne vaut pas mieux que les remarques racistes de certaines chaînes de télévision sur le mode « ceux-là ne sont pas des syriens ou afghans ils sont comme nous, blancs, yeux bleus, chrétiens ». Ce sont ces médias, non censurés, qui prétendent définir les normes de la civilisation ? Lamentable.

Ce n’est en tout cas pas cette xénophobie délirante, ces appels aux meurtres qui aideront le peuple ukrainien ou les courageux pacifistes russes[12] qui osent manifester pour la paix et pour le retour des troupes russes malgré la répression que leur inflige Poutine. 

Aucune des deux parties n’écrasera l’autre, la solution est politique

Divers pays se proposent comme médiateurs pour faire avancer les solutions politiques. Le président de l’Ukraine accepte de parler de l’autonomie du Donbass et de la non-adhésion à l’OTAN. Le président russe dit qu’on note des avancées mais les bombardements se poursuivent, toujours aussi meurtriers et destructeurs. Le président ukrainien note également des avancées positives. Nous verrons, tout en espérant qu’il y ait le plus vite possible un cessez-le-feu.

Le France et l’Allemagne ont demandé à la Chine sa médiation. L’Europe se mobilise pour aider l’Ukraine et les ukrainiens tout en essayant de faire avancer les médiations, il appartient à l’UE de ne pas laisser les EU diriger les affaires en la matière[13]. Encore faudrait-il que les EU ne jouent pas à augmenter les tensions, à pratiquer la surenchère à 10.000 kms du champ de bataille. Comme s’ils voulaient que ça dure suffisamment pour épuiser la Russie économiquement et militairement. Mais sans qu’ils soient impliqués directement.

En attendant, encore des morts et des enfants marqués par l’horreur.

Robert Kissous, économiste & militant

Visitez mon blog  https://blogs.mediapart.fr/rk34/blog

[1] Paul-Marie de la Gorce https://www.monde-diplomatique.fr/1999/04/LA_GORCE/2894

[2] Andreï Makine   https://www.lefigaro.fr/vox/monde/andrei-makine-pour-arreter-cette-guerre-il-faut-comprendre-les-antecedents-qui-l-ont-rendue-possible-20220310

[3] Documentaire de Paul Moreira 2016  https://www.youtube.com/watch?v=VLXtWfTcLC4

[4] Noam Chomsky https://www.revue-ballast.fr/ukraine-le-regard-de-noam-chomsky/

[5] Hubert Vedrine  https://www.lopinion.fr/politique/hubert-vedrine-dominateur-loccident-est-devenu-manicheen

[6] Pierre Conesa  https://www.facebook.com/umuvugakuriTV/videos/685832335892770

[7] Indonésie  https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20220310-en-indon%C3%A9sie-un-surprenant-engouement-musulman-pour-vladimir-poutine

[8] Ilan Pappe  https://acta.zone/ilan-pappe-quatre-lecons-de-la-guerre-en-ukraine/

[9] FMI  https://news.bitcoin.com/imf-warns-ongoing-war-in-europe-will-have-a-severe-impact-on-the-global-economy/

[10] Le grand découplage  https://www.energyintel.com/0000017f-797c-df49-abff-fffdd6cf0000

[11] Facebook autorise  https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/03/12/facebook-autorise-temporairement-les-appels-a-la-haine-et-au-meurtre-contre-larmee-russe-et-poutine-meme-du-groupe-neo-nazi-azov/

[12] Andreï Makine   https://www.lefigaro.fr/vox/monde/andrei-makine-pour-arreter-cette-guerre-il-faut-comprendre-les-antecedents-qui-l-ont-rendue-possible-20220310

[13] Dominique de Villepin  https://www.youtube.com/watch?v=XtdeGzLa9xM


 

 

 

Le forcing de Biden pour réinstaller l’hégémonie des États-Unis

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Washington se joue de ses alliés européens sur le terrain militaire en les faisant participer au surarmement, mais aussi sur le terrain économique en s’emparant de nouveaux marchés énergétiques, quitte à les propulser vers la récession.

Joe Biden entend bien instrumentaliser la guerre de Vladimir Poutine pour rétablir l’hégémonie de son pays. Cela se traduit par une nouvelle débauche de dépenses militaires faisant des États-Unis, et de loin, l’acteur essentiel de la dangereuse course actuelle au surarmement. Mais Washington joue aussi d’une carte plus économique et financière pour se remettre en position de leader incontesté.

L’embargo décrété par la Maison- Blanche unilatéralement contre les importations d’hydrocarbures en provenance de Russie en constitue l’illustration la plus forte. Une telle décision n’affectera pas les États-Unis tant ils sont devenus quasiment autosuffisants à la faveur de l’exploitation des pétroles et gaz de schiste. Elle introduit en revanche une pression maximale sur les alliés européens, sommés de réduire très vite leur dépendance à la Russie, en particulier en matière d’approvisionnement en gaz.

La première des économies de l’Union européenne (UE), celle de l’Allemagne, la plus dépendante au gaz russe, est d’autant plus secouée qu’elle avait déjà mis un pied dans la récession. Mi-février, avant même le déclenchement du conflit, un rapport de la Bundesbank, la banque fédérale allemande, pointait que la croissance serait négative outre-Rhin au premier trimestre 2022, comme elle l’avait été les trois mois précédents. Soit la mesure signalant l’entrée d’un pays en récession.

« la stagflation guette l’Allemagne »

La Bundesbank se voulait rassurante : ce sera un « simple trou d’air » avant une reprise vigoureuse. Sauf que la guerre a surgi et accru toutes les difficultés. De nombreux économistes allemands anticipent désormais un sensible recul du PIB. Pour Marcel Fratzscher, le chef de l’institut de conjoncture berlinois DIW, « la stagflation guette l’Allemagne ». Entendez : la combinaison d’une inflation forte et d’une activité en berne. Et quand le moteur de la zone euro tousse, ce n’est naturellement pas sans répercussions sur le reste de l’UE, France comprise. Outre la flambée accentuée des prix du gaz et de matières premières cruciales comme le nickel ou le palladium, la guerre aggrave les ruptures de stock déjà subies sur certaines chaînes de fabrication. Ainsi, des câbles automobiles que les géants allemands du secteur font fabriquer en Ukraine sont devenus introuvables. Résultat : BMW, Volkswagen ou Mercedes viennent d’annoncer des périodes de chômage technique.

Cet affaissement allemand et européen programmé n’est pas pour déplaire à Washington. Il regagne du terrain là où le Vieux Continent, ébranlé, marque sa soumission. C’est vrai sur le plan militaire quand l’Allemagne décide d’augmenter de 100 milliards d’euros ses dépenses et passe aussitôt commande aux géants de l’aéronautique et de l’armement états-uniens. C’est vrai aussi sur le plan économique quand Berlin annonce la création de terminaux méthaniers pour importer le gaz de schiste liquéfié made in USA en substitut du gaz naturel russe. Rétablir l’hégémonie des États-Unis, fût-ce en bousculant ses alliés, Trump en rêvait, Biden le fait.


 


 


 

L’étrange Légion étrangère ukrainienne

Benjamin König sur www.humanite.fr

Mmercenaires Avec près de 30 000 volontaires venus de plus de 50 pays, selon le gouvernement ukrainien, cette force née d’un appel international demeure mystérieuse. Elle est même à l’origine de tensions diplomatiques. En France, les autorités surveillent de près les candidats au départ.

Trente-cinq morts et cent trente-quatre blessés, selon le gouverneur de la région Maksym Kozytsky : le bilan de l’attaque russe du 13 mars sur la base de Yavoriv, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Lviv, a mis en lumière la « Légion internationale », ces volontaires étrangers venus combattre aux côtés de l’Ukraine. Environ 1 000 de ces combattants s’y trouvaient, selon le ministère ukrainien des Armées, et s’y entraînaient. Depuis plusieurs années, ce « centre international de maintien de la paix et de la sécurité » sert également à l’instruction des militaires ukrainiens par des officiers étrangers – états-uniens et canadiens en tête –, notamment dans le cadre de l’Otan. Et, plus récemment, de plateforme de livraison d’armes.

Le ministère russe de la Défense a d’ailleurs affirmé avoir éliminé « jusqu’à 180 mercenaires étrangers et une importante quantité d’armes étrangères ». Un bilan démenti par l’Ukraine et très difficile à vérifier, puisque aucun journaliste ne peut s’approcher de la base. Reste que le caractère symbolique de l’objectif visé constitue un signal envoyé à l’Otan, aux pays qui livrent des armes et aux volontaires de la Légion étrangère ukrainienne.

Depuis le début de l’offensive russe, le gouvernement ukrainien a d’ailleurs beaucoup mis en avant cette Légion créée dès le 27 février. Il s’agit également d’imposer le récit d’une réponse massive à l’appel mondial lancé par le président Volodymyr Zelensky, le 28 février. « Tous les étrangers désirant rejoindre la résistance aux occupants russes et protéger la sécurité mondiale sont invités par les autorités ukrainiennes », avait-il déclaré, affirmant l’objectif de 100 000 combattants. Le 6 mars, le ministre des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, se félicitait de ce que « 20 000 personnes originaires de 52 pays » se soient portées candidates pour rejoindre les rangs de cette Légion : « Le monde entier est aujourd’hui du côté de l’Ukraine, pas seulement en paroles mais aussi en actes. » Un chiffre qui serait d’environ 30 000, le 13 mars, selon Dmytro Kuleba.

un contrat à durée indéterminée jusqu’à la « fin de la guerre » 

Les ambassades jouent un rôle majeur : celle d’Ukraine à Paris a, dès le 24 février, mis en ligne une adresse mail et un formulaire à remplir pour « les étrangers prêts à se battre ». Contactée, l’ambassade n’a pas encore répondu, notamment sur le nombre de candidats et de personnes sélectionnées. Un porte-parole a toutefois annoncé avoir reçu « de très nombreuses demandes de ressortissants français ». Au total, 67 autres représentations diplomatiques ukrainiennes sont mobilisées, où des attachés militaires auditionnent les candidats. Concrètement, les volontaires signent un contrat à durée indéterminée jusqu’à la « fin de la guerre », partent pour une formation dont la durée varie de deux semaines à deux mois selon leur expérience militaire, et perçoivent 15 000 hryvnia mensuels (470 euros).

Un groupe Facebook a été constitué, intitulé Groupe des volontaires français en Ukraine, sur lequel on comptait, le 15 mars, près de 12 000 inscrits. On y recense des candidats à l’aide humanitaire, à l’accueil et à la solidarité aux réfugiés, de nombreux messages farfelus voire inconscients, mais aussi de nombreuses personnes ayant une expérience militaire prêtes à aller combattre. À l’instar de Jean-Luc, un vétéran de l’armée de l’air ayant quitté le service en 2011, qui, joint en privé, est « volontaire pour défendre la liberté du peuple ukrainien face au dictateur Poutine », et précise sa motivation : « La Russie a toujours été “l’ennemi” et une menace pour l’Occident. » Pour beaucoup, il s’agit d’abord de défendre un pays européen agressé et de stopper un Vladimir Poutine dont ils sont persuadés qu’il ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Certains se disent déjà sur place, ayant signé leur contrat, dont une poignée témoigne de leur présence sur la base de Yavoriv, sans que ces informations puissent être vérifiées.

Le Quai d’Orsay continue à « déconseiller formellement de se rendre en Ukraine jusqu’à nouvel ordre », a fortiori pour jouer les combattants. Et les autorités observent attentivement les volontaires à l’enrôlement dans l’armée ukrainienne. Notamment le renseignement, qu’il soit militaire avec la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), ou intérieur, avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui estime à 70 le nombre de Français sur place, dont une majorité issue de l’ultradroite, fascinée par les bataillons suprémacistes blancs et néonazis comme Azov.

L’armée française est aussi confrontée à un phénomène marginal : le départ de soldats de la Légion étrangère française d’origine ukrainienne, qui auraient déserté les rangs pour aller combattre dans leur pays d’origine. Selon le colonel Antoine Fleuret, chef d’état-major de la Légion étrangère, interrogé par 20 Minutes, l’armée est « sans nouvelle d’une vingtaine de légionnaires d’origine ukrainienne sur les 700 que nous comptons dans nos rangs ». Le 5 mars, un minibus en partance pour la Pologne, avec à son bord 14 légionnaires ukrainiens, a été arrêté dans le 16e arrondissement parisien. De potentiels déserteurs qui préoccupent les autorités, en France comme ailleurs.

une  violation des dispositions de la convention de Vienne

Cet appel aux combattants n’a pas été du goût de plusieurs gouvernements et a même entraîné quelques sérieuses tensions diplomatiques. En Algérie, le message posté par l’ambassade d’Ukraine appelant « les ressortissants étrangers » à rejoindre « la résistance aux occupants russes » et la protection de la « sécurité mondiale » a entraîné une vive réaction du ministère des Affaires étrangères, qui a dénoncé le 4 mars un « fait grave » et une « violation des dispositions de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques entre États ». L’appel a été retiré en Algérie comme au Sénégal : le Ministère sénégalais des Affaires étrangères avait réagi à cet appel, intimant de « cesser sans délai toute procédure d’enrôlement de personnes de nationalité sénégalaise ou étrangère ». Ce à quoi l’ambassade a répondu « ne pas recruter de mercenaires » et « respecter la législation du Sénégal », tout en stoppant les recrutements. Mais à Dakar, Kiev ou Paris, de nombreuses zones d’ombre subsistent sur cette Légion étrangère.

publié le 16 mars 2022

Tribune pour la paix. La plus grande des batailles pour l’humanité

Pierre Laurent sur www.humanite.fr

Est-ce le moment de parler paix, n’est-ce pas naïf, voire complice, face à Poutine ? Je vois pour ma part trois raisons impérieuses d’élever comme jamais la voix de la paix.

La première est la protection du peuple ukrainien. Depuis vingt jours, il vit l’horreur. L’avancée des blindés et des troupes russes se fait au prix d’un déluge de bombardements de toute nature sur les villes convoitées. L’utilisation massive de tous types d’armes explosives déversées sur des zones très peuplées provoque des victimes en grand nombre, la destruction d’habitations, de services publics et d’infrastructures vitales, une catastrophe humanitaire et un exode des populations déjà considérable. Compte tenu des énormes arsenaux mis en action, toute amplification de la guerre débouchera sur une généralisation du désastre. En Ukraine, comme dans toutes les guerres modernes, l’immense majorité des victimes seront civiles. Le prix à payer de la guerre sera le chaos pour longtemps. Nous devons être des millions à clamer : « Stoppez la guerre, arrêt immédiat des hostilités ! »

Et sans attendre, tout doit être entrepris pour protéger la population ukrainienne. Le travail humanitaire sur place doit être soutenu et protégé, les couloirs humanitaires et alimentaires négociés et garantis, la solidarité internationale amplifiée, et les réfugiés accueillis, sans tri racial ou religieux, par tous les pays d’Europe, dans le respect du droit commun. L’organisation et l’envoi de troupes paramilitaires doivent cesser de toutes parts. La Cour pénale internationale doit pouvoir enquêter en toute transparence et indépendance sur le déroulement du conflit et les actions des belligérants.

Les pays qui se sont abstenus à l’ONU, nombreux en Asie et en Afrique, doivent être traités comme des partenaires possibles pour la paix et non renvoyés dans le camp de Poutine.

La deuxième raison est la nécessité d’élever un barrage contre l’escalade, car le risque d’un engrenage qui embraserait toute ou partie de l’Europe, ou, pire, déclencherait l’utilisation d’armes nucléaires, est à prendre très au sérieux. Le danger de dérapages irréparables et incontrôlables menace à tout moment. C’est dans les voiles de la paix qu’il faut souffler et pas sur les braises de l’embrasement toujours possible. Toutes les pressions diplomatiques et économiques internationales exercées sur la Russie doivent viser le retour à la négociation des belligérants, et pas l’escalade guerrière.

L’enjeu est le respect de la souveraineté de l’Ukraine, pas son entrée dans l’Otan. Le président Zelensky a lui-même déclaré que la neutralité de son pays pouvait être mise sur la table de la discussion. Les courageuses voix russes pour la paix doivent être activement soutenues. Les pays qui se sont abstenus à l’ONU, nombreux en Asie et en Afrique notamment, doivent être traités comme des partenaires possibles pour la paix et non renvoyés par des discours binaires dans le camp de Poutine.

Quant à l’Europe, qui a déjà failli à faire appliquer les accords de Minsk, plutôt que d’accélérer son surarmement, elle devrait utiliser tout le poids de sa puissance pour peser en faveur de la paix et de la construction d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, en demandant la convocation d’une conférence paneuropéenne qui mettrait toutes les questions sur la table.

Miné par les crises, les inégalités, les menaces climatiques et alimentaires, les dominations, les humiliations et les prédations, le monde est une poudrière.

C’est la troisième raison. L’Ukraine nous appelle à reprendre sans délai la construction d’un grand mouvement mondial pour la paix et la sécurité du monde.

Miné par les crises, les inégalités, la guerre des ressources, les menaces climatiques et alimentaires, les dominations, les humiliations et les prédations, et gavé de surarmement, le monde est une poudrière. La militarisation des relations internationales, la multiplication des guerres et les cicatrices purulentes qu’elles laissent à la surface du globe, en Afghanistan, au Proche-Orient, en Libye, au Sahel, au Congo… doivent nous appeler à la raison. La construction de la paix doit redevenir une grande cause mondiale, car dans la mondialisation, la paix est affaire de sécurité globale. Le surarmement, les alliances militaires bloc contre bloc ne sont pas la solution mais le problème. Ils sont contraires à l’intérêt mondial, qui est de construire des solidarités multilatérales nouvelles pour le climat, la fin des inégalités, la sécurité alimentaire, la santé, l’éducation… Pour l’avenir commun de l’humanité, construire la paix est à nouveau la plus grande des batailles.

publié le 14 mars 2022

Avec la guerre en Ukraine, les prix flambent
et la faim menace

Marie-Noëlle Bertrand sur www.humanite.fr

Alimentation La hausse des cours des céréales et autres graines, provoquée par le conflit russo-ukrainien menace la sécurité alimentaire mondiale. Elle réveille aussi les débats sur les modes de production définis par les politiques agricoles.

Produire plus ou produire mieux ? Le débat qui oppose deux visions de l’agriculture rejaillit à l’aune de la guerre en Ukraine et des risques alimentaires qui en découlent. Le conflit exacerbe la flambée des prix des céréales et oléagineux enregistrée ces derniers mois sur les marchés mondiaux.

Le 8 mars, la tonne de blé tendre a dépassé les 410 euros, contre plus de 300 euros à l’automne et 210 euros en moyenne en temps normal. Côté huiles, les choses vont à l’avenant. Le 11 mars, le colza s’échangeait à 924 euros la tonne, contre 690 euros début février. Le tournesol suit le même chemin. Avec ces hausses grandit le risque d’une crise de la faim à l’échelle globale telle que la planète en a connu en 2008 et 2010 (lire ci-après).

Vendredi 11 mars, les pays du G7 ont appelé la communauté internationale à « éviter toute mesure » susceptible de limiter « les exportations de denrées alimentaires » afin de ne pas aggraver cette distorsion des cours. Les États-Unis, l’Allemagne, le Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon et le Canada se sont engagés, dans une déclaration commune, « à éviter tous les signaux et mesures restrictives qui limiteraient les exportations et entraîneraient de nouvelles hausses de prix ».

Ce même vendredi 11 mars, l’Organisation des Nations unie pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) a pour sa part tiré un signal d’alarme bien plus effrayant : le conflit engagé à l’est de l’Europe pourrait faire plonger dans la faim 8 millions à 13 millions de personnes supplémentaires.

« Les récoltes de la dernière campagne
sont déjà vendues à plus de 80 % »

De fait, l’Ukraine et la Russie pèsent lourd dans le marché mondial alimentaire. Elles représentent près de 29 % des exportations mondiales de blé. 26 pays dépendent d’eux pour plus de 50 % de leurs apports de cette céréale, singulièrement en Asie-Pacifique, en Afrique subsaharienne, au Proche-Orient et en Afrique du Nord.

En France, l’alerte résonne aussi, lancée, cette fois, par le secteur agroalimentaire. La hausse des prix des matières premières dans leur globalité aura un impact rapide sur les consommateurs. Il n’en va pas uniquement du prix du grain. La hausse des prix du gaz et du pétrole est elle aussi en jeu.

« C’est du grand délire », assure Éric Thirouin, président de l’Association générale des producteurs de blé (AGPB). « Le prix du carburant agricole est passé de 0,70 euro le litre à 1,80 euro », illustre-t-il. À 300 litres le réservoir, faire le plein d’un tracteur frise, en ce moment, les 550 euros. Le cours du blé a beau grimper sur les marchés, pas sûr que cela compense le manque à gagner pour les céréaliers. « Les récoltes de la dernière campagne sont déjà vendues à plus de 80 %, voire 85 % », poursuit Éric Thirouin. Celles attendues cet été ne seront pas sur les marchés avant l’hiver prochain. « D’ici là, les prix peuvent redescendre. » Impossible de deviner aujourd’hui si, à terme, ils tireront leur épingle du jeu. D’autant que le conflit a aussi un impact sur le prix des engrais, prévient encore le président de l’AGPB. 43 % de ceux utilisés en France sont importés d’Ukraine. La hausse du prix du gaz, quoi qu’il en soit, fait grimper celui de l’azote : l’hydrocarbure est un élément nécessaire à la fabrication de cet élément essentiel aux fertilisants de synthèse.

Côté éleveurs, la conjoncture s’avère encore plus épineuse. Une large part des tourteaux de tournesol et de colza est importée, en France, d’Ukraine et de Russie. Condensés de matière sèche issue du pressage des huiles très riches en protéines, ils sont indispensables à l’alimentation du bétail élevé hors-sol.

Les maraîchers, singulièrement ceux qui travaillent sous serres, ne sont pas non plus épargnés. « J’ai l’exemple d’un producteur, près de Nantes, dont la facture de gaz devrait passer de 400 000 euros l’an passé à 4 millions cette année », illustre Dominique Chargé, président de la Coopération agricole. Multipliée par dix, la somme paraît hallucinante mais correspond à celle du mégawattheure de gaz, passé de 20 000 à plus 200 000 euros. « Impossible, à ce compte, qu’il n’y ait pas de répercussion s sur les consommateurs. L’ensemble de nos entreprises vont vraisemblablement l’inclure à leurs prix de vente », conclut Dominique Chargé.

« Soit on se dit tant pis, des gens vont avoir faim. Soit on agit »

Comment parer à cette flambée ? Les réponses se disputent la primeur. Côté agro-industrie et grands céréaliers, on plaide pour augmenter la production en France et en Europe. Non que le blé y fasse défaut – loin de risquer la pénurie, la France en produit 35 millions de tonnes par an et n’en consomme que 9 millions (1) –, « mais sur l’échiquier mondial, les productions russes et ukrainiennes vont manquer », reprend Éric Thirouin. « Soit on se dit tant pis, des gens vont avoir faim. Soit on agit. » Les acteurs du secteur exigent le champ libre pour mener à bien cette « mission nourricière ». Et attaquent, depuis le début du conflit, l’Europe et sa stratégie dite de la ferme à la fourchette – Farm to Fork en anglais (F2F).

Volet agricole du Green Deal destiné à verdir les pratiques afin d’aligner sur les objectifs de lutte contre le réchauffement climatique et de préservation de la biodiversité, celle-ci prévoit une réduction de 20 % des engrais et de 50 % des pesticides d’ici à 2030. Elle prévoit également de porter à 25 % la part des terres consacrées à l’agriculture biologique. Une «  logique de décroissance » qui « doit être profondément remise en question », avance la FNSEA dans un communiqué publié le 2 mars . « Il faut au contraire produire plus sur notre territoire, produire durablement, mais produire. » De la même manière, le syndicat majoritaire s’en prend à la future politique agricole commune (PAC), laquelle programme la mise en jachère de 4 % des surfaces agricoles. « Des surfaces non productives », dénonce la FNSEA… là où les organisations paysannes et environnementales préfèrent quant à elles parler de « surfaces d’intérêt écologique ». Et c’est là une fracture manifeste entre les deux parties.

« S’il est nécessaire de prendre des mesures immédiates, cela ne doit pas être au détriment des autres enjeux auxquels l’humanité fait face, comme la souveraineté alimentaire des peuples, la pollution généralisée ou encore l’urgence climatique », écrivent quinze organisations dans une lettre ouverte adressée, jeudi 10 mars, à Emmanuel Macron. «  La guerre en Ukraine et ses conséquences nous forcent à réfléchir aux choix fondamentaux de l’agriculture européenne », poursuivent-elles, exigeant « une véritable transition agroécologique, seule compatible avec l’autonomie de nos agriculteurs et agricultrices et donc avec notre souveraineté alimentaire ».

les marges de manœuvre pour produire davantage de grains sont limitées 

Alors, faut-il ou non revenir sur la stratégie F2F ? Dans une note publiée la semaine dernière, quatre chercheurs de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) répondent par la négative. « Une telle approche se révélerait contre-productive à bien des égards », avancent-ils. D’abord « parce que les marges de manœuvre pour produire davantage de grains sont limitées », avancent-ils. « Les surfaces en jachère ne dépassent probablement pas 6 millions d’hectares sur 100 millions d’hectares de terres arables, et les rendements potentiels y sont faibles. » En outre, poursuivent les chercheurs, « en l’état actuel, cultiver plus pour produire plus, c’est recourir à plus d’azote minéral ou produit en Europe avec du gaz ». En bref, se mordre la queue.

Enfin, relèvent-ils, si les rendements en Europe plafonnent depuis de nombreuses années, les réglementations environnementales ne sont pas en cause : ce sont « les chocs climatiques qui limitent ce rendement, la perte des pollinisateurs et la dégradation des sols ». Chercher à cultiver plus dans ces conditions « ne pourra que dégrader encore un peu plus la capacité productive des agrosystèmes ».

L’Europe n’est cependant pas sans pouvoir actionner de levier, notent-ils. Celui de l’aide internationale en est un. Le déblocage « des stocks stratégiques de céréales que ses pays membres ont pu se constituer » en est un autre.


 


 


 

« Il ne peut pas y avoir un dégradé d’humanité entre Ukrainiens, Syriens, Yéménites ou Afghans »

Latifa Madani sur www.humanite.fr

Le conflit en Ukraine risque d’avoir un impact considérable sur les aides internationales, dont celles du programme alimentaire mondial, alerte Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim.

Quelles répercussions la guerre peut-elle avoir sur l’aide humanitaire ?

Cette crise, inattendue par son ampleur, va encore augmenter le volume des besoins, qui sont déjà en expansion constante. De 2012 à 2022, nous sommes passés d’un niveau d’engagement financier de 10 milliards d’euros à près de 40 milliards d’euros, avant même la crise ukrainienne. Ma crainte est qu’une crise chasse l’autre. L’attention des grands donateurs va se focaliser sur cette guerre aux marges de l’Europe au détriment des financements des crises majeures qui perdurent (Syrie, Yémen, Afghanistan, République démocratique du Congo, Bangladesh, Soudan du Sud, Haïti…). Si tel devait être le cas, les conséquences seraient très graves pour le sort des populations délaissées. Le différentiel annuel qui prévaut au niveau mondial entre les besoins estimés par le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) et les recettes est déjà chroniquement déficitaire : 40 % des sommes appelées ne sont pas obtenues. Au dernier pointage, il y a deux semaines, nous en étions à seulement 10 % des sommes collectées sur l’enveloppe financière destinée à l’Afghanistan, estimée à 4 milliards de dollars pour 2022. Au Yémen, les financements de l’aide ont baissé de 40 % l’an dernier…

L’Ukraine et la Russie sont des producteurs majeurs de céréales, dont dépendent de nombreux pays. Quelles conséquences la guerre et les sanctions peuvent-elles avoir sur les aides alimentaires ?

Ce conflit aura de lourdes conséquences sur les prix et sur les possibilités de transport du blé. L’Ukraine constitue le premier fournisseur du programme alimentaire mondial (PAM) en céréales et tournesol (420 000 tonnes de produits alimentaires en 2020). Toute la capacité de l’Ukraine à approvisionner à la fois le marché des pays riches et le PAM va se trouver en défaut. Au rapport 2020, le montant des achats du PAM s’élevait à 1,7 milliard de dollars. La raréfaction des ressources peut conduire les pays les plus riches à protéger en priorité leur marché, notamment pour l’élevage des volailles et du bétail.

Vous appelez les organisations humanitaires à la plus grande vigilance au sujet de ce que vous nommez « l’occidentalo-centrisme des affaires internationales ». Que voulez-vous dire ?

Je veux dire que l’on ne peut que se réjouir de la large solidarité qui s’exprime de toutes parts en Europe à l’égard de l’Ukraine. Mais on observe en même temps les symptômes d’une compassion à géométrie variable. On a vu les discriminations dans le traitement de la prise en charge des réfugiés selon qu’ils sont européens ou non. On a vu les prises de position de personnages politiques et de journalistes qui, clairement, dans leurs propos établissaient une sorte de hiérarchie entre des réfugiés ukrainiens qui nous ressemblent et d’autres, plus lointains, pour qui on n’aurait pas la même considération ou le même intérêt. Le premier principe de l’aide humanitaire est clair : la solidarité internationale d’urgence se déploie au nom du principe fondamental d’une commune humanité entre les aidants et les aidés. Les organisations héritières du mouvement d’Henri Dunant et de la Croix-Rouge interviennent auprès de populations en difficulté au nom d’une commune humanité. Il ne peut pas y avoir un dégradé d’humanité entre Ukrainiens, Syriens, Yéménites ou Afghans.Cette crise ne pose-t-elle pas aussi la question des modes de financement et d’attribution de l’aide humanitaire ? Pour quelle réforme plaidez-vous ?

Une très large proportion de l’action humanitaire est consacrée à des zones de conflit. Chaque année, sur tous les continents, entre 100 et 200 millions de personnes dépendent d’une aide extérieure vitale. Or, le modèle économique de l’aide internationale repose pour les trois quarts de l’enveloppe annuelle (40 milliards de dollars) sur les contributions volontaires d’une vingtaine de pays membres de l’OCDE – essentiellement occidentaux – et pour un quart sur la générosité de donateurs individuels issus des mêmes pays. Il n’y a pas, au niveau multilatéral, de contribution obligatoire au sein des Nations unies comme il y en a eu pour les opérations du maintien de la paix. Ce club fermé de donateurs donne ce qu’il veut pour qui il veut, quand il veut. Ce modèle expose l’action humanitaire à des difficultés, voire à la paralysie. Le système humanitaire international ne peut plus fonctionner efficacement avec une telle équation économique, ni sur la base de la seule générosité émotionnelle, que l’on sait éphémère et aléatoire, ni encore avec des contributions optionnelles, fléchées, parfois assorties de préoccupations de lutte contre le terrorisme. L’aide internationale ne peut se déployer ainsi de façon satisfaisante pour les populations fragilisées par des crises dont bon nombre s’étalent sur des années. La durée de séjour moyenne dans un camp de réfugiés est de plus de dix ans. Pour les organisations humanitaires, la plus grande des vigilances reste de mise. Partout dans le monde aujourd’hui, et peut-être en Ukraine demain.


 


 


 

L’Afrique a besoin
d’un plan de protection contre la famine

Nadjib Touaibia sur www.humanite.fr

Très dépendants des importations de blé et de denrées essentielles, la plupart des pays du pourtour méditerranéen et du reste du continent se préparent à subir un choc de grande ampleur.

Sombres perspectives pour les pays africains dans la foulée de la guerre en Ukraine. L’arrêt des exportations de céréales, dont le blé, et autres intrants agricoles, va durement frapper la plupart d’entre eux, déjà confrontés à une crise alimentaire structurelle (dérèglements climatiques, conflits) ou considérablement fragilisés par les hausses de prix et la spéculation boursière autour de produits essentiels.

Moscou et Kiev représentent 34 % des échanges de blé, une matière première qui a enregistré une augmentation de 70 % depuis le début de l’année. Les pays du pourtour méditerranéen en souffrent fortement. Pour l’Égypte, cela représente 80 % des importations. C’est le premier importateur de blé au monde (12 millions de tonnes). Le pays dispose de « trois ou quatre mois de stock », estime Jean-François Loiseau, président de l’interprofession céréalière française Intercéréales. Le prix du pain aurait fait un bond de 50 % depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Le Caire envisage une augmentation du prix de la galette subventionnée destinée aux bas revenus. Une prise de risque inédite depuis les « émeutes du pain » de 1977.

C’est une source d’inquiétude pour les autres pays de la région, comme pour ceux du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, historiquement importateurs nets de denrées alimentaires. Les Algériens, par exemple, ont gardé le souvenir des émeutes de 2011 suite à une envolée brusque des prix de l’huile et du sucre qui s’est répercutée sur d’autres produits de large consommation. Dans des quartiers d’Alger, des boutiques avaient été prises d’assaut par des groupes de jeunes. Des manifestations avaient éclaté à 250 km de là, dans la ville de Béjaïa, en Kabylie, et jusque dans celle de Constantine, capitale de l’est du pays.

Alger escompte toutefois amortir cette secousse par les gains supplémentaires tirés des exportations de gaz, tout comme le Maroc pour les phosphates, dont le cours monte.

En revanche, l’insécurité alimentaire dont souffrent déjà les populations pauvres au Liban, au Yémen, en Syrie, au Soudan, déchirées par des conflits internes, va connaître une nouvelle ampleur. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les prix mondiaux des denrées alimentaires ont enregistré un pic record au mois de février, soit une hausse de 3,9 % par rapport au mois de janvier.

L’Europe et l’Afrique vont être « très profondément déstabilisées sur le plan alimentaire » dans les douze à dix-huit mois, a averti Emmanuel Macron, vendredi, à l’issue d’un sommet européen à Versailles. Au-delà du constat, les pays d’Afrique ont surtout besoin d’un véritable plan de sauvegarde pour éviter l’explosion de la famine redoutée par le programme alimentaire mondial.

L’association CCFD-Terre Solidaire propose notamment la mise en place de « systèmes de protection sociale alimentaire dans les pays impact és ». Peut-être est-il tout aussi urgent de tirer un trait sur les dettes qui asphyxient ces pays déjà à l’agonie.

publié le 13 mars 2022

L’exil ukrainien bouscule l’Europe

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Solidarité Dans le sud-est de la Pologne, à quelques kilomètres de la frontière, l’accueil des réfugiés fuyant les bombes russes s’organise dans l’urgence.

Przemysl (Pologne), envoyé spécial.

La neige a cessé de tomber, ce jeudi 10 mars, sur les Basses-Carpates. Le froid est d’autant plus piquant. Même l’encre des stylos gèle. Il faut en réchauffer la mine pour parvenir à prendre des notes. Au poste frontière de Medyka, dans le sud-est de la Pologne, la file ininterrompue des réfugiés venus d’Ukraine ne se tarit pas. Les militaires polonais se ­relaient, ici pour pousser un vieil homme dans son fauteuil roulant, là pour porter les sacs d’une mère de famille en larmes avec ses trois enfants. « Mon mari m’a déposée en voiture avec les enfants, explique-t-elle. Il est reparti pour défendre Kharkiv. »

Aujourd’hui, des barrières ont été installées au bout du chemin qui relie le poste de douane au premier axe routier. Une foule de plus en plus dense y attend les bus qui s’enchaînent pour conduire les nouveaux arrivants vers un des centres d’accueil d’urgence mis en place par la municipalité de Przemysl, à quelques kilomètres de la frontière.

Parmi ces milliers de femmes et d’enfants entassés, quelques hommes âgés et d’autres qui, étrangers, ne sont pas concernés par la mobilisation générale imposée aux Ukrainiens depuis le début de l’attaque russe, le 24 février. Ahmad tient dans ses bras un de ses jumeaux. L’autre est dans l’unique poussette que lui et sa compagne ont pu emporter. Ce père quadragénaire parvient à convaincre le soldat qui les escorte de les mettre à l’abri dans une tente, en attendant le bus. Un peu plus tôt dans la matinée, devant la gare de Przemysl, Boguslaw Swiezy, l’adjoint au maire, parle devant les caméras de la presse internationale. Il porte un uniforme kaki et fait le point sur la situation. Ici, la veille, 15 000 réfugiés sont arrivés en train depuis Lviv, en Ukraine. « Dorénavant, nous accueillons toutes les personnes qui arrivent, sans distinction », nous affirme-t-il, un peu à l’écart.

Des groupes autoproclamés
« patrouilles civiques » ont crié :
« Przemysl reste polonaise ! »

Munis de papiers ou non, tous ceux qui arrivent aujourd’hui à Przemysl depuis l’Ukraine obtiennent un tampon des autorités polonaises apposé sur une fine feuille bleu clair ornée d’une frise dorée : une autorisation de séjour de deux semaines durant lesquelles les personnes doivent se faire enregistrer auprès des services de l’asile et de l’immigration du pays de leur choix. Cela ne semble pas convenir à tout le monde.

Dans un café non loin de la gare, où sont aussi assis quatre  soldats américains, Marta, bénévole du comité polonais d’aide sociale, se souvient de la journée du 1er mars. Plusieurs réfugiés non-ukrainiens étaient sortis du train. « Ils venaient de passer plusieurs semaines bloqués en Biélorussie et ont pu passer par l’Ukraine, explique-t-elle. Il y a eu beaucoup de problèmes. » La gêne de la bénévole à décrire la situation est palpable. Ce mardi-là, des groupes de jeunes autoproclamés « patrouilles civiques » ont circulé en ville criant : « Przemysl reste polonaise ! » Marta montre sur son téléphone plusieurs articles relatant des scènes d’altercations plus ou moins violentes entre habitants, réfugiés et policiers. « Je trouve ça normal d’avoir peur mais, nous, nous accueillons tout le monde », tente de justifier la bénévole, pour qui l’important est surtout de mettre en valeur la solidarité dont font preuve les citoyens polonais face à la guerre en Ukraine.

Chez elle, où elle vit seule pendant que son mari, artisan, effectue des chantiers de rénovation en France, elle héberge depuis deux jours deux jeunes femmes ukrainiennes et leurs enfants. Elle les a recueillis à la gare. « J’étais au travail quand les premiers bombardements, à proximité de Kiev, ont débuté, raconte Alona, assise, le visage grave, sur le canapé de Marta. J’ai reçu la nouvelle par SMS et j’ai immédiatement décidé de partir avec mon fils, Kiril, pour le mettre à l’abri. » La jeune femme de 24 ans a prévu de passer quelques jours chez Marta avant de trouver un bus ou un train pour Lisbonne, où elle a des amis. D’autres réfugiés prennent immédiatement un train vers une autre ville de Pologne ou un aéroport. Certains montent à bord d’un des bus mis en place pour Varsovie. D’autres ont une connaissance venue les chercher. Arrivés en train ou par le poste frontière de Medyka, ils sont tout de même 3 000 par jour, au minimum, à être conduits dans un centre commercial désaffecté de la chaîne britannique de grande distribution Tesco, servant aujourd’hui de lieu de premier accueil.

Chacun essaie de retrouver un semblant de normalité

Dans l’ancienne galerie marchande, les différents boxes, autrefois réservés aux commerces, sont occupés de façon plus ou moins anarchique. On y trouve un lieu de recensement où des militaires polonais enregistrent les nouveaux arrivants et la destination où ils souhaiteraient se rendre en Pologne ou à l’étranger. Sur le mur, derrière les soldats, des particuliers prêts à accueillir des réfugiés ont laissé leurs coordonnées. On trouve également une pharmacie, une salle de jeux pour les enfants, une friperie et des dortoirs répartis par lieux de destination. Au comptoir de ce qui devait être le bar de la galerie marchande, des ONG distribuent des repas.

Des volontaires improvisent des sortes d’agences de voyages dans certains boxes ou directement dans les couloirs. Les réfugiés peuvent y laisser leur nom. Des équipes de solidaires européens, venues livrer des dons à la frontière et ne souhaitant pas repartir à vide, ou des collectivités d’autres pays, ayant envoyé des bus pour acheminer des réfugiés chez elles, y donnent la date de leur départ et le nombre de places dont elles disposent. Les bénévoles mettent les uns et les autres en relation.

Dans les allées bondées, pour s’asseoir, jeune ou âgé, on n’a guère que le sol ou le lit qu’on vous a attribué. Aucun endroit où se doucher, et seulement quelques toilettes. Chacun, cependant, essaie de retrouver un semblant de normalité. Des dessins d’enfants fraîchement réalisés sont accrochés aux murs. Par terre, des adolescents jouent avec leur téléphone portable. Un père exempté de combat, parce qu’atteint de surdité, apprend à sa fille de 3 ans à faire de la trottinette. Elle tombe, puis part en courant. Un groupe de secouristes court également dans le grand dortoir. Une dame fait une crise d’épilepsie. De temps en temps, un haut-parleur annonçant le départ d’un bus tente de passer par-dessus le brouhaha. Six personnes circulent aussi, munies de drapeaux israéliens et de pancartes, proposant de rejoindre une certaine « Opération Exodus ». Des hommes seuls, encore, brandissent des bouts de carton où sont inscrits des destinations et un nombre de places. « Je trouve ça inquiétant, confie un bénévole du Secours populaire français venu en mission pour évaluer les besoins. On nous a déjà rapporté des cas d’enlèvements de femmes et d’enfants. » Rien ne semble prévu pour empêcher ce type de dérives, ni pour proposer un quelconque accompagnement médical ou psychologique.

Le centre créé dans l’urgence fonctionne quasi uniquement sur l’énergie de quelques solidaires locaux et étrangers. L’armée est bien là, mais largement dépassée. Aucune présence du Haut-Commissariat aux réfugiés, de l’Organisation internationale pour les migrations ou de l’Union européenne. Les migrations, ici, semblent en autogestion… Pas d’agents de l’Agence européenne de gardes-frontières. Pas de prises d’empreintes non plus pour alimenter les fichiers du système Eurodac, pierre angulaire du protocole de Dublin, imposant à tout réfugié d’effectuer sa demande d’asile dans le pays d’entrée dans l’UE. C’est le dispositif auquel ont été soumis les exilés fuyant les guerres en Syrie, Libye et Afghanistan. Les bombes de Poutine fissureraient-elles les murs de l’Europe forteresse ? À moins qu’elles ne fassent que révéler le racisme des politiques migratoires européennes de ces dernières années.

 

 

 

 

Guerre en Ukraine. Henriette Steinberg :
« Ne laissons pas la misère
s’ajouter au malheur »

par Henriette Steinberg Secrétaire générale du Secours populaire français, officier de la Légion d’honneur sur www.humanite.fr

Le SPF s’engage aux côtés de la population ukrainienne et appelle à une intense mobilisation. La secrétaire générale de l’association revient sur cette initiative.


 

« Le Secours populaire remercie le journal l’Humanité d’ouvrir ses colonnes à notre appel à la solidarité destiné à notre fonds d’urgence, dont nous avons annoncé la montée en puissance à la fête du journal, en septembre 2021.

Nous parlions alors de répondre à des besoins consécutifs à des catastrophes sismiques et climatiques, de sorte que nous puissions adresser un premier soutien rapidement à nos partenaires pour leur permettre d’acquérir les produits alimentaires et d’urgence dans les zones non frappées les plus proches avant que les prix n’augmentent.

Ce fonds d’urgence conçu pour faire face à des situations exceptionnelles a vocation à concerner aussi notre pays, à l’image de ce que le SPF a mis en œuvre à la suite de la tempête Alex dans le Sud-Est.

Aujourd’hui, les bombardements sur l’Ukraine exigent de notre part une intense mobilisation et l’appel urgent au plus de soutien financier possible pour que notre fonds d’urgence puisse aider nos amis et partenaires sur place.

Cette solidarité a pour objectif de doter nos amis et partenaires des moyens d’urgence nécessaires pour accueillir aux frontières les populations vulnérables, contraintes de se déplacer pour échapper aux bombes, en particulier femmes, enfants et personnes âgées.

Ces centaines de milliers, aujourd’hui ces millions de familles que la guerre sépare ont quitté leur pays, démunies de tout et dans des conditions de violence que l’Europe n’avait plus connues depuis de nombreuses années. Elles sont notamment accueillies en Pologne, en Moldavie, en Roumanie… par des peuples et des associations avec lequels nous avons conduit de nombreux programmes, essentiellement autour du soutien aux enfants accueillis dans des orphelinats, y compris en Ukraine.

Nombre de ceux-là étaient avec nous à notre congrès de Lyon en novembre 2021 pour préparer ensemble le trentième anniversaire du mouvement d’enfants Copain du monde et rendre ce monde plus humain et plus ouvert à l’autre.

Après l’urgence, d’autres besoins vont apparaître

Et l’un des lieux où nous nous préparions à ouvrir un nouveau village d’enfants Copain du monde est situé au carrefour de l’Ukraine, de la Moldavie et de la Roumanie… C’est dire à quel point cette partie du monde fait sens pour le Secours populaire.

Pourquoi cet appel à la solidarité financière ? Parce que nous savons qu’il faut aider les populations qui accueillent à acheter sur place les produits indispensables pour les personnes accueillies, sans risquer de désorganiser l’économie locale.

Il faut aussi pouvoir leur donner des cartes SIM, qu’elles remettront aux familles afin que ces dernières puissent garder le contact avec les leurs restés en Ukraine. Ce fil de la vie que représente l’échange d’un enfant avec son papa, comme de la maman avec celui qui défend son pays, est un soutien sans valeur marchande mais d’une importance qui parle à chacune et chacun d’entre nous.

Nous savons aussi, pour en avoir une longue expérience, que les effets remis aux personnes, dont les produits alimentaires, d’hygiène et de tout ce qui est indispensable pour des enfants en bas âge, doivent être présentés avec des documentations dans les langues du pays. Les produits qui arrivent de notre pays avec des indications en français ne peuvent être utilisés par les populations, qui n’osent pas se servir de ce qu’elles ne connaissent pas.

Cet appel est un appel d’urgence, mais il doit être bien clair pour chacune et chacun qu’après l’urgence d’autres besoins vont apparaître et vraisemblablement justifier des expéditions de produits adaptés à une deuxième phase. Ce sont nos partenaires qui nous diront ce dont ils auront alors besoin.

Par expérience, nous savons que l’arrivée de produits en quantités non maîtrisables par nos partenaires provoque des difficultés qu’ils vont devoir résoudre, allant ainsi à l’inverse de l’objectif de départ.

Un compte rendu sur l’utilisation des fonds recueillis

Le SPF travaille avec ses partenaires de façon précise pour adapter ses modes de faire aux besoins exprimés. Les fédérations et comités partout en France se préparent à aider les familles déplacées qui transiteront ou séjourneront dans nos régions. L’histoire du SPF témoigne de ce que nous nous situons dans la droite ligne de la philosophie du SPF depuis ses origines. Par le passé, et aujourd’hui encore dans d’autres situations, des femmes, des hommes, des enfants quittent leur pays, contraints et forcés par la guerre, pour sauver leur vie.

Sur le long terme, nous travaillons avec nos partenaires à l’élaboration d’outils communs qui vont permettre de rendre compte de l’utilisation des fonds recueillis, à la fois aux donateurs et donatrices, personnes privées, personnes morales, entreprises, mutuelles, fondations, institutions.

Ce compte rendu porte à la fois sur les fonds recueillis et sur les biens remis. Il est également porté à la connaissance de nos partenaires, ce qui permet aux uns et aux autres de disposer d’éléments communicables.

Enfin, et peut-être aurait-il fallu commencer sous ces auspices, le SPF est un enfant de la Résistance, son histoire est connue et il en est fier. Il parle peu et agit beaucoup.

Merci à toutes celles et tous ceux qui soutiennent notre démarche et répondent à notre appel, merci à toutes celles et tous ceux qui voudront nous rejoindre pour ces activités de solidarité dont le fondement est de laisser à chacune et chacun le choix des causes, mais de peser ensemble sur les conséquences. Et merci à l ’Humanité de nous ouvrir ses colonnes. »

publié le 12 mars 2022

Alexey Sakhnin : « La victoire sur Poutine viendra de l’intérieur »

sur https://www.revue-ballast.fr

Alexey Sakhnin (Алексей Сахнин) est l’un des visages de la gauche russe. Né aux débuts des années 1980, il a été l’un des cadres du Front de gauche (Левый фронт) : une importante coalition liée au Parti communiste russe, fondée en 2008 et ouvertement opposée au pouvoir de Vladimir Poutine. L’objectif du Front est de bâtir une « alternative progressiste à la barbarie capitaliste », autrement dit de « construire une société socialiste juste ». En 2012, Sakhnin obtenait l’asile politique en Suède ; sept ans plus tard, il était de retour dans son pays natal. Depuis l’invasion de l’Ukraine, il vit sous la menace permanente d’une arrestation : c’est que le militant s’élève haut et fort contre cette « agression armée d’une ampleur sans précédent ». Il vient de quitter son parti, après la décision de ce dernier d’approuver majoritairement la guerre. « Nous avons réellement besoin d’un front des peuples pour la paix, l’égalité, la liberté et le socialisme. Malheureusement, pour construire ce monde et ce front, il faudra partir de zéro », a indiqué Alexey Sakhnin dans son communiqué de départ. Malgré la censure gouvernementale, nous avons pu échanger avec lui de vive voix.


 

Vous venez de claquer la porte du Front de gauche de Russie.

Oui. Depuis deux semaines, nous sommes entrés dans un nouveau contexte. Mes camarades et moi-même avons toujours été en contradiction avec l’opposition russe libérale. Maintenant, nous sommes face à une grande guerre et il n’y a plus aucune place pour ce débat. La seule question qui se pose est la suivante : comment stopper cette guerre, sans attendre passivement que la Russie l’emporte sur l’armée ukrainienne ? Le Front de gauche a toujours collaboré avec le Parti communiste russe pour occuper une place institutionnelle — non sans grandes difficultés. Certains dirigeants et militants du PC revendiquent un « patriotisme de gauche » : ça ne me poserait pas forcément problème si ça ne confinait pas, parfois, au chauvinisme hérité du soviétisme (« Il n’y a pas de nation ukrainienne »). Les communistes ont été très actifs dans les mouvements sociaux de 2018–20191 et dans nos campagnes électorales, c’est pourquoi ils participent à la direction du Front de gauche. Quand la guerre a été déclarée, j’ai proposé de rédiger et de publier un texte clair pour s’y opposer : à ma surprise, ça a provoqué une forte résistance dans nos rangs. La majorité préférait ne faire aucune déclaration, en attendant que « la situation devienne plus claire ». Nous avons alors proposé un texte développant notre position. D’autres membres ont préféré « une position de compromis » : un long texte s’attardant sur la complexité du contexte géopolitique, sur l’histoire des relations russo-ukrainiennes, etc. Ce, tout en omettant le fait central : Vladimir Poutine a ordonné à l’armée russe d’aller détruire des villes ukrainiennes et des milliers de civils ukrainiens pacifiques. Pire, ce texte défendait la thèse selon laquelle Russes et Ukrainiens devraient combattre ensemble le régime libéral de Kiev.

Comment comprendre cette position ?

« Vladimir Poutine a ordonné à l’armée russe d’aller détruire des villes ukrainiennes et des milliers de civils ukrainiens pacifiques. »

Elle est honteuse. Et elle s’explique largement, à mon avis, par la peur du régime russe et par l’incapacité morale des générations ayant grandi dans l’imaginaire de la Seconde Guerre mondiale à reconnaître que leur propre pays est l’agresseur. Malheureusement, la majorité du Front de gauche a choisi cette option : cette coalition a donc explosé. J’ai passé dix-sept ans de ma vie comme l’un des leaders de ce front. Nous avons mené des batailles politiques — les manifestations de 2012 ; nous avons été arrêtés et emprisonnés ; nous avons commis des erreurs, rencontré des difficultés, connu des succès ; j’ai fait l’expérience, pendant six ans, de la condition de réfugié politique à l’étranger. Sergueï Oudaltsov [opposant à Vladimir Poutine et président du Front de gauche, ndlr] défend la mauvaise position, mais ça n’enlève rien au fait qu’il ait été emprisonné sans raison pendant cinq années.

Vous attendiez-vous à ce que que le gouvernement russe envahisse l’Ukraine ?

J’ai été vraiment surpris — comme tous les gens de gauche dans le monde, comme tous les gens de bon sens, comme tous les défenseurs de la paix. Les élites russes et la classe dirigeante ne voulaient pas de cette guerre. Si on s’en tient à leurs seuls intérêts égoïstes, la guerre est un choix irrationnel. L’historienne américaine Barbara W. Tuchman a décrit les mécanismes qui ont conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale : personne ne voulait la guerre mais la guerre était la seule issue possible pour les protagonistes en présence. La guerre devait inéluctablement éclater car aucune des crises mondiales du capitalisme depuis trois cents ans ne s’est soldée autrement… Mais je n’avais pas anticipé qu’elle se déclencherait maintenant.

Comment interprétez-vous l’argument poutinien d’une guerre visant à « dénazifier » l’Ukraine ?

C’est totalement vide de sens. Il est vrai que, depuis huit ans, le régime ukrainien déploie une propagande nationaliste. Il est vrai qu’il existe des groupes paramilitaires d’extrême droite et que des réseaux d’extrême droite se retrouvent au cœur des forces de sécurité, des services secrets, etc. Mais le gouvernement russe a maintenu avec l’Ukraine, durant toute cette période, de profitables échanges commerciaux. Certains des héros du « Printemps russe » [Ру́сская весна́]2, des activistes pro-russes de l’est ukrainien, ont été arrêtés en Russie et renvoyés en Ukraine. Maintenant, Poutine répète que l’« opération spéciale », comme il l’appelle — nous n’avons pas le droit de prononcer le mot « guerre » —, est guidée par la lutte contre le nationalisme et l’extrême droite. Mais la Russie elle-même penche vers l’extrême droite ! Le gouvernement russe dépense beaucoup d’argent pour faire de la propagande antisoviétique d’un point de vue nationaliste et conservateur. Je vous invite à regarder les fils nationalistes sur Telegram… User de la rhétorique de la « dénazification » de l’Ukraine pour justifier cette guerre n’a aucun sens.

Les gauches occidentales sont divisées sur les responsabilités de l’OTAN dans ce conflit et son escalade. Pensez-vous que la prise en compte des responsabilités de l’Alliance pourrait conduire à relativiser celles de la Russie ?

« L’OTAN, les États-Unis et les politiciens de droite en Europe ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour mettre de l’huile sur le feu. »

L’OTAN, les États-Unis et les politiciens de droite en Europe ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour mettre de l’huile sur le feu. Bien sûr, les extrémistes étasuniens sont ravis de la perspective de voir l’Ukraine devenir un nouvel Afghanistan. Mais il est politiquement et moralement impossible de défendre l’invasion russe en raison de ces intrigues. Ceux qui sont tentés d’user d’une telle argumentation prennent le risque de se rendre complices d’une entreprise impérialiste criminelle et sanglante. Même du point de vue des intérêts nationaux de la Russie, cette guerre installe une situation bien pire. Le nationalisme russe lui-même est aujourd’hui traversé de contradictions. Poutine disait que des missiles tirés de Kharkov [deuxième plus grande ville d’Ukraine, ndlr] pourraient toucher la Russie en six minutes. Or Kharkov est à la même distance de la Russie que les pays baltes. En raison de cette guerre, il y aura désormais des missiles à six minutes de la Russie dans les pays baltes alors que ce n’était pas le cas précédemment. Des forces politiques européennes (de gauche, du centre, de droite) s’opposaient à ce que le budget militaire de leur pays atteigne 2 % du PIB comme le préconise l’OTAN : désormais, l’Ouest est uni sur l’enjeu militaire. Les défenseurs de la paix restent, eux, sans arguments. Poutine a attaqué sans provocation objective. La question s’impose : pourquoi l’a‑t-il fait, alors que de telles conséquences étaient prévisibles ?

Vous avez une idée ?

J’ai une théorie. Tout au long de la pandémie de coronavirus en 2020, Poutine faisait extrêmement attention. Il s’est isolé dans son bunker. Certains médias occidentaux l’ont analysé comme une dépression à l’origine de sa supposée folie actuelle. Cette hypothèse est trop simple. Il n’était pas totalement isolé : il a certes renoncé à ses contacts réguliers avec la classe dirigeante, avec les oligarques — ceux qui souhaitaient le rencontrer devaient auparavant observer trois semaines de quarantaine. Mais il communiquait quotidiennement avec des aides de camp, des hommes des services secrets qui ont entretenu autour de lui une atmosphère conspirationniste. C’est dans cette période que s’est fomentée cette invasion, peut-être pas comme un plan A, mais comme un plan B. Cette invasion obéit à une rationalité : Poutine avait clairement en tête l’idée selon laquelle une rupture définitive avec l’Ouest serait synonyme de catastrophe, de menaces inédites pour la Russie. Avant la guerre, chacun spéculait sur l’après-Poutine en 2024 : comment assurer la continuité du régime ? Tout le monde entrevoyait une crise, à l’image de celle qu’a traversé la Biélorussie voilà deux ans : Moscou 2024 ressemblerait à Minsk 2020. C’est ici que l’Ukraine entre en jeu. Imaginons que dans une telle situation d’instabilité interne, l’Ukraine ait attaqué le Donbass… De façon plus générale, l’Ukraine est source de divisions permanentes au cœur même de la classe dirigeante.

Les officiers des services secrets entourant Poutine se fichent complètement des gens, du peuple — à la différence des dirigeants civils obligés de recourir à la propagande, à la manipulation pour imposer leurs choix. Tous ces bureaucrates évaluent, discutent les opportunités qui se présentent à eux : « Ne devrait-on pas revenir à un dirigeant plus libéral, ouvert à l’Ouest ? » Poutine a essayé pendant huit ans de les unir à travers un compromis commercial avec l’Ouest. Si l’Ouest isole la Russie, il faut une « responsabilité mutuelle » entre le régime et les oligarques. Toutes les élites politiques, administratives, militaires et économiques russes ont donné leur imprimatur à une décision qui ne pourra jamais être excusée par l’Ouest. Ils n’ont plus qu’une alternative : soutenir Poutine ou prendre le risque de finir devant la Cour pénale internationale. Poutine, de son côté, obéit à une rationalité autocratique : l’invasion de l’Ukraine lui permet de garder le pouvoir en Russie.

Parlez-nous de la répression qui frappe les manifestants anti-guerre en Russie.

« Le régime russe évoluait depuis longtemps vers une dictature. Aujourd’hui il a fait un grand bond dans cette direction. La police a carte blanche. »

Le régime russe évoluait depuis longtemps vers une dictature. Aujourd’hui il a fait un grand bond dans cette direction. La guerre signifie toujours, en interne, la prison, la destruction des libertés. À ce jour, le but principal de la répression et de la rhétorique publique qui l’entoure est de rendre l’atmosphère effrayante, et ils réussissent très bien à le faire. L’appareil répressif manque d’effectifs, mais ils entendent semer l’effroi, c’est pourquoi la police a carte blanche. Il y a deux jours, dans une manifestation, une femme a été arrêtée pour avoir filmé l’événement. Un policier l’a frappée en lui disant : « Poutine nous laisse faire ce que l’on veut de vous, nation de traîtres, on vous frappera, on vous torturera, on vous violera. » C’est exactement ce qu’ils veulent : nous choquer, nous faire ressentir la peur.

Votre opposition publique vous place dans une situation dangereuse. Dans quel état d’esprit êtes-vous, à l’heure où nous parlons ?

Je suis comme tout le monde : j’ai peur. Je n’ai pas de visa et, de toute façon, quitter la Russie est quasiment impossible — ou tout au moins très difficile. Je ne veux pas laisser ici mes camarades, mes amis, mon pays, ma famille. Mais c’est vrai, je ne me sens pas très bien. J’ai parlé à visage découvert ; j’ai, dès les premiers jours, écrit un texte anti-guerre ; j’ai pris la parole dans quelques manifestations ; j’ai écrit tant que c’était encore possible dans les médias, puis sur les réseaux sociaux. J’ai donné des entretiens à des médias occidentaux ; j’ai parlé lors d’un meeting de La France insoumise. Assez pour écoper d’une lourde peine de prison. Ce que je ne souhaite évidemment pas.

Quel est le sentiment dominant, selon vous, dans l’opinion russe ?

La situation générale est que la majorité ne supporte pas la guerre. La moitié de la population a dans un premier temps tout fait pour s’accrocher à l’illusion que ce n’était pas une guerre, que c’était une opération de libération de l’Ukraine, que nous aidions nos amis, que ça allait finir très vite, demain. Mais l’humeur change très rapidement et le camp de l’opposition à la guerre est loin de se résumer à une minorité pro-occidentale appartenant aux classes moyennes. Le but des autorités est de nous bâillonner. C’est pour ça qu’elles ont interdit tous les médias d’opposition (y compris les médias d’opposition libéraux que je critique depuis des années). J’ai toujours pensé que deux points de vue, même mauvais, c’est toujours mieux qu’un seul.… Tout le monde, et je m’y inclus, vit dans la peur. Nous essayons de continuer à nous exprimer à travers Telegram, qui est plus ou moins la dernière plateforme disponible pour parler à tous ceux auxquels on peut parler. Et, au-delà des arguments sur le caractère injuste et sanglants de cette guerre, nous alertons sur la catastrophe économique et sociale qui s’esquisse déjà. McDonald’s vient d’annoncer la fermeture de ses 850 restaurants en Russie. À la chute de l’Union soviétique, son implantation avait été célébrée comme le signe d’une époque nouvelle : elle est bel et bien révolue. 62 000 salariés se retrouvent sur le carreau. L’économie russe est prise dans les mailles des échanges mondiaux. Une grande menace plane sur des dizaines de grandes usines qui vont être mises à l’arrêt — c’est déjà le cas pour certaines d’entre elles. Le rouble a perdu la moitié de sa valeur ; des millions de personnes vont devoir affronter des situations tragiques, comparables à celles qui prévalaient au début des années 1990, au moment de la « thérapie de choc ». À l’époque, un modèle économique s’est imposé avec la promesse de garantir, en contrepartie, la paix et la stabilité. Désormais nous avons la guerre et les années 1990 reviennent.

Quelles sont justement les conséquences des sanctions étasuniennes et européennes sur les citoyens russes ordinaires ?

Ça fait seulement deux semaines : les problèmes les plus graves sont devant nous… Mais les effets se font déjà ressentir et, bien sûr, le peuple est affecté. Les médias n’évoquent pas la guerre mais ils parlent de l’augmentation des prix. Celui des couches pour bébé a doublé. Les gens doivent se ruiner pour en acheter. Les services funéraires sont devenus inabordables. Même mourir est devenu trop cher… Mais vivre coûte très cher également. Les prix des denrées alimentaires ont grimpé de 40, 50, voire 70 %. Le sucre a disparu de la plupart des étals. Certaines chaînes de magasins interdisent d’acheter plus de deux pains. Je n’ai cessé d’entendre ces trente dernières années que les pénuries étaient le symptôme du communisme, que c’était le résultat de l’économie communiste centralisée et planifiée. Et voilà que nous avons des pénuries énormes. Les magasins sont à moitié vides.

Il y a quelques jours, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a averti qu’« une Troisième Guerre mondiale », si elle devait avoir lieu, serait « une guerre nucléaire dévastatrice ». L’entendez-vous comme une menace ?

« Au début d’une guerre, c’est toujours difficile : l’hystérie nationaliste l’emporte dans tous les camps. Elle se manifeste en Russie comme en Europe. »

Ça sonne comme une menace. Le 18 octobre 2018, à Sotchi, Vladimir Poutine avait déjà prévenu que la Russie n’hésiterait pas à recourir à l’arme nucléaire. « Nous ne riposterons que lorsque nous serons certains que nous sommes attaqués. Ce sera une catastrophe, mais nous n’en aurons pas été les initiateurs. Les agresseurs doit savoir que nous, en tant que martyrs, irons au paradis, tandis qu’ils mourront simplement sans avoir le temps de se repentir », avait-il affirmé. J’espère que nous n’en sommes aujourd’hui qu’au stade de la menace. Pour l’instant, ils affirment qu’ils ne veulent pas appuyer sur le bouton rouge. Mais ils ont ce bouton rouge à disposition. Et il y a de moins en moins de solutions dans ce monde mourant de l’hypocrisie néolibérale. Oui, nous vivons dans la menace grandissante de l’apocalypse. Mais l’essentiel pour les militants de gauche et les consciences attachées à la justice, c’est d’apprendre de ces menaces terribles : ce n’est pas une bonne idée de croire qu’on pourrait faire plier la Russie de Poutine avec des chars et des missiles. La victoire sur Poutine viendra de l’intérieur. Cette guerre n’est pas une guerre entre l’Est et l’Ouest, entre la Russie et l’OTAN, entre les civilisations orthodoxe et catholique — comme le pensent les idiots conservateurs. C’est une guerre que la dictature de Poutine livre au peuple ukrainien et au peuple russe. C’est pourquoi nous avons l’obligation de trouver un chemin vers la paix.

Voyez-vous une possibilité de construire un mouvement international émancipateur pour s’opposer à la fois à l’expédition meurtrière de Poutine et à l’hégémonie occidentale capitaliste ?

Oui et non. Au début ce sera très compliqué. Les fauteurs de guerre à l’Ouest voient se réaliser tous leurs projets : ils ont maintenant toutes les raisons d’obtenir plus de crédits militaires, de renforcer les armées, de faire tourner à plein régime les industries d’armement… Tout ça contribuera à rendre le monde plus dangereux. Quand je vivais en Suède, il y avait toujours des discussions dans lesquelles la Russie était dépeinte comme un terrible pays barbare, sous-développé. Toujours, je répondais : « Non les gars, la Russie n’est pas le passé de l’Europe. La Russie est votre futur. Regardez ce qui se passe en Russie et vous verrez ce qui arrivera à vos propres sociétés. » Tout se passe ici en accéléré. Voilà deux semaines, nous devions nous résoudre à des compromis compliqués, avec de petits progrès de temps à autre. Maintenant les choses sont simples, claires. Le chemin vers la paix, c’est la transformation totale de la Russie. La paix est incompatible avec le présent système politique, avec les conditions sociales qui ont rendu Poutine possible. Poutine est bien entendu responsable personnellement de cette guerre. Mais il est aussi le résultat de ces trente dernières années d’inégalités et d’exploitation pendant lesquelles les récits nationalistes ont été légitimés, tandis que la perte de voix des plus pauvres ouvrait la voie aux dérives dictatoriales. La guerre est le fruit de ces penchants libéraux et nationalistes. Si nous ne sommes pas emportés par la famine ou éradiqués par une catastrophe nucléaire d’ici quelques mois, un grand espace s’ouvrira aux gens comme nous, pour nos valeurs, nos propositions. Les libéraux se sont discrédités dans les années 1990. Les nationalistes et les conservateurs qui leur ont succédé sont en train de creuser leur tombe. Au début d’une guerre, c’est toujours difficile : l’hystérie nationaliste l’emporte dans tous les camps. Elle se manifeste en Russie comme en Europe. L’union sacrée se fait autour des classes dirigeantes, de l’armée. Mais au fil du temps, quand tous se sentiront au milieu de la catastrophe, le camp de la paix et de la vie regagnera du terrain, partout dans le monde. Vous savez, en russe, nous avons un seul et même mot pour désigner la paix et le monde : « мир ». Pour faire la paix, nous n’avons pas d’autre choix que de changer ce monde.


 

  1. D’importantes mobilisations ont alors eu lieu en Russie contre, notamment, la réforme des retraites, la répression politique et la fraude électorale.↑

  2. Au printemps 2014, des manifestations se sont succédé dans de nombreuses villes de l’est et du sud de l’Ukraine, en opposition au mouvement Euromaïdan. Ces mobilisations se sont ensuite muées dans le Donbass en une insurrection armée séparatiste.

REBONDS

☰ Lire notre traduction « Libertaires et pacifistes en Ukraine : le choix des armes ? », Mike Ludwig, mars 2022

☰ Lire notre traduction « Ukraine : le regard de Noam Chomsky », mars 2022

☰ Lire notre traduction « Manifeste : socialistes et communistes russes contre la guerre », mars 2022

Publié le 11 mars 2022 dans International par Ballast

publié le 10 mars 2022

Les fondements économiques
de la guerre en Ukraine

Romaric Godin sur www.mediapart.fr

L’évolution économique de la Russie depuis 1991 permet de comprendre la fuite en avant militaire du régime. Plus qu’un conflit entre deux modèles de capitalisme concurrents, la guerre livrée à l’Ukraine répond au besoin de nouvelles ressources, de nouveaux marchés.

Certes, le retour d’une guerre de haute intensité en Europe, portée par une puissance militaire majeure, n’est pas le fruit direct d’une tension économique. Les causes immédiates sont sans doute à chercher dans la renaissance de l’impérialisme russe et dans la montée de l’autocratie à Moscou. Mais ces sources elles-mêmes ne sont certainement pas indépendantes des conditions économiques. Une guerre de grande ampleur contre un pays de 44 millions d’habitants ne s’engage pas sans qu’une lecture du contexte économique ne soit prise en compte.

Aussi doit-on s’efforcer de saisir le conflit dans le cadre de l’évolution du système capitaliste avant son déclenchement. Le premier élément de réponse réside dans la situation russe elle-même.

Les origines du modèle économique russe

La Russie est un pays traumatisé par la « thérapie de choc » des années 1990, qui était censée apporter la prospérité et assurer son maintien parmi les grandes puissances économiques du monde. Cette stratégie a été un désastre absolu. Le PIB russe s’est effondré et avec lui a disparu l’essentiel de la capacité industrielle du pays. Selon la Banque mondiale, en PIB par habitant et en parité de pouvoir d’achat, la Russie n’a retrouvé son niveau de 1990 qu’en 2006.

Ces seize années de stagnation n’ont cependant pas été suivies d’une forte accélération de la croissance. Certes, entre 2006 et 2013, la croissance annuelle moyenne du PIB par habitant a été tirée par la hausse du prix des matières premières et le PIB a augmenté de 2,5 % par an, ce qui n’est pas très élevé pour une économie en rattrapage. Une fois cet effet prix disparu, et les premières sanctions après l’occupation de la Crimée mises en place, l’économie russe est entrée en phase de stagnation : entre 2013 et 2019, le PIB par habitant a progressé de 0,6 % en moyenne cha

Ce cadre général ne rend pas compte de la modification de l’économie politique de la Russie. Du chaos de la thérapie de choc à la crise financière de 1998, a émergé un système économique dominé par des « oligarques », ceux-là mêmes qui avaient profité des privatisations massives dans une ambiance de corruption dans les années 1990, mais « arbitré » par un pouvoir politique fort incarné par Vladimir Poutine. Dans les années 2000, l’État se fait ainsi « respecter » par les oligarques alors que, jusqu’ici, il était le terrain de jeu de ces derniers.

L’arrestation fin 2003 de Mikhaïl Khodorkovski agit comme le tournant de cette évolution. Désormais, l’État autoritaire récupère une partie de la valeur et l’utilise dans le maintien de son pouvoir. Et ceux qui ne jouent pas le jeu de la collaboration avec le pouvoir sont implacablement réprimés.

La kleptocratie qui a émergé de la thérapie de choc n’a pas été supprimée, elle a été réorganisée par l’État dans l’intérêt de la classe dirigeante. Un tel régime n’est donc pas un régime redistributif. La confiscation des fortunes des oligarques récalcitrants se fait au bénéfice de proches du pouvoir, avec comme fonction le renforcement de ce dernier.

Dans cette structure, la Russie poutinienne tolère donc en grande partie l’évasion de valeur menée par les oligarques vers les paradis fiscaux et leurs lieux de résidence à Londres ou dans les pays méditerranéens. Mais une partie de cette valeur est récupérée par l’État pour assurer l’enrichissement personnel des dirigeants, une partie des investissements non réalisés par le secteur privé et le renforcement de l’appareil sécuritaire. Les oligarques continuent de s’enrichir, les dirigeants assurent leur maintien au pouvoir.

Les perdants, c’est la masse des Russes qui ne touchent que les miettes d’une telle politique. Les inégalités dans le pays sont massives. Selon les données de la World Inequality Database (WID), les inégalités de revenus, qui se sont un peu réduites depuis 20 ans, restent à un niveau très élevé, que ce soit historiquement ou en comparaison.

Les 1 % les plus riches captaient ainsi en Russie en 2020 pas moins de 21,4 % du revenu total, contre 17 % pour les 50 % les moins riches. Certes, en 2000, les 1 % captaient 26,6 % du revenu contre 13,1 % pour les 50 %, mais on est loin des chiffres de la fin de l’époque soviétique, où les 1 % captaient 5 % du revenu total, tandis que les 50 % obtenaient 28 %. À titre de comparaison, en France, les 1 % les plus riches captaient en 2019 9,9 % du total, les 50 % obtenant 22,7 %.

Mais l’essentiel réside dans les inégalités de patrimoine, vrai indicateur de l’accumulation de capital et donc du régime économique. En 2020, 47,7 % du patrimoine total était détenu par 1 % de la population, contre 3,1 % pour la moitié la moins fortunée de la population. De ce point de vue, les inégalités se sont même creusées depuis 20 ans puisqu’en 2000 les 1 % détenaient 39,2 % du patrimoine total. La situation est donc encore loin de celle de la France, où les 1 % détiennent 26,1 % du patrimoine total, et même des États-Unis, où cette part est de 34,5 %.

Globalement, le développement russe post-soviétique est un échec. La Russie n’est pas redevenue la grande puissance économique qu’était l’URSS. Son PIB nominal est resté inférieur à celui de l’Italie et son PIB par habitant a été dépassé par celui de la Pologne et est désormais talonné par la Chine, deux pays jadis très loin des niveaux de richesse de l’ancienne URSS.

Dangereuses contradictions

Elle est clairement dans le camp des perdants de l’évolution économique mondiale des 30 dernières années. C’est un pays centré sur l’extraction de ressources et qui, pour reprendre les termes des penseurs de l’impérialisme, est voué à être une périphérie fournisseuse de matières premières du centre.

Un tel système est intrinsèquement parcouru de contradictions dangereuses. Le maintien du pouvoir repose à la fois sur l’idée d’une amélioration de la situation des masses au regard des années 1990, mais aussi sur le maintien d’une accumulation ultra-concentrée.

La résolution de cette contradiction est complexe. Elle implique évidemment la répression, mais aussi une politique nationaliste. C’est un ressort habituel de ce type de régime pour maintenir l’ordre. Dans le cas russe, cela s’appuie sur un sentiment de revanche et de sursaut faisant suite aux reculs de la zone d’influence russe depuis la fin des années 1990.

Mais ce ressort vient ouvrir une autre contradiction : l’héritier de la puissance militaire soviétique dispose effectivement d’un arsenal militaire de grande puissance tout en étant une puissance économique secondaire. Face à ces contradictions, la tentation de la fuite en avant pour un régime autoritaire semble logique. Incapable de développer le pays économiquement, le pouvoir russe ne pouvait, pour assurer sa stabilité, qu’investir massivement dans la seule force dont il disposait : la force militaire.

L’impérialisme régional russe devient alors la conséquence logique de ces contradictions. Le discours « chauviniste grand-russe », pour reprendre les termes de Lénine, permet de dissimuler derrière la persistance de la puissance militaire et de la revendication d’une aire d’influence la faiblesse intrinsèque de l’économie nationale et l’incapacité du régime d’améliorer le bien-être global de la population. Il permet aussi d’avoir accès à de nouvelles ressources, ce qui explique notamment le développement de l’influence russe au Sahel, par exemple.

L’impérialisme russe et sa logique

Ce développement de l’impérialisme russe a conduit naturellement à des frictions avec d’autres zones d’influence, notamment celle des pays occidentaux, et le cœur de cette friction est devenu l’Ukraine à partir de 2014. Il est alors important de se souvenir que le capitalisme est d’abord une extension, y compris spatiale.

Lorsque l’extraction de valeur est de plus en plus difficile à réaliser, comme c’est le cas depuis les années 1970 et encore plus depuis 2008, l’expansion géographique pour ouvrir des marchés, trouver des ressources et de la main-d’œuvre bon marché est incontournable. Le retrait soviétique en Europe centrale et orientale s’est ainsi conjugué avec l’expansion économique allemande et son corollaire militaire états-unien. Dans ce cadre, entre deux capitalismes en recherche d’expansion, le choc était inévitable.

La crise de 2014 a alors plongé le régime russe dans une fuite en avant dangereuse. Les sanctions qui ont suivi l’invasion de la Crimée et le soutien aux séparatistes de Louhansk et Donetsk ont conduit Moscou à construire la « forteresse Russie », une économie jugée moins dépendante de l’extérieur et plus autonome. Cette politique a cependant encore aggravé les contradictions internes au régime.

Certes, la Banque centrale russe a réduit la dépendance au dollar et s’est appuyée sur l’excédent commercial du pays pour construire d’impressionnantes réserves en devises et en or. De son côté, pour ne plus faire appel au financement étranger, le gouvernement russe a réduit son déficit budgétaire pour dégager un excédent à partir de 2018.

Cette politique « autarcique » est aussi classique pour un pays qui se considère comme « isolé » économiquement tout en ayant des ambitions impériales. C’est celle menée par l’Italie fasciste, par exemple. Dans le cas russe, cependant, cette politique a conduit à deux points de contradiction.

D’abord, cette « forteresse » s’est construite sur la répression de la demande intérieure. Tout excédent commercial est le signe d’une sous-consommation. L’excédent budgétaire et la politique de taux élevés de la banque centrale sont des outils pour assurer cette sous-consommation. La Banque centrale de Russie a augmenté ses taux de 9,5 % à 20 % après l’invasion de l’Ukraine, ce qui risque de tuer l’activité du pays. Mais il est important de noter que, déjà, à 9,5 %, le taux d’escompte russe était élevé au regard des grands pays avancés, y compris en termes réels (0,75 % en janvier 2022, contre − 5 % en zone euro, par exemple).

En 2018, le projet de réforme des retraites avait provoqué une rare poussée de mécontentement social dans le pays qui, fait encore plus rare, avait contraint Vladimir Poutine à reculer en partie. Il avait renoncé à relever l’âge de départ des femmes de 55 à 63 ans pour le fixer à 60 ans, relevant celui des hommes de 60 à 65 ans.

Ce recul partiel avait permis de prendre conscience du prix de la « forteresse Russie » pour la population et de révéler, derrière le rideau du régime, l’état réel de la tension sociale. Globalement depuis 2014, les revenus du travail sont d’ailleurs sous pression, avec un ralentissement continuel de la croissance du salaire réel en tendance. En février 2021, le FMI lui-même soulignait que « le revenu par tête progresse faiblement et ne converge pas vers les niveaux des économies avancées ». Ce qui n’empêchait pas le Fonds de saluer les mesures de « ciblage » des politiques sociales annoncées par le gouvernement Poutine.

Au total, l'économie russe, aussi résistante soit-elle, s'appuie sur un sous-jacent faible. En décembre 2021, la Banque Mondiale confirmait la faiblesse globale de la croissance potentielle russe au regard de sa situation de pays émergent, faute de dynamisme de la productivité, d'industrie et de forte croissance de la demande. Le maintien de la paix sociale devenait d’autant plus complexe que la crise sanitaire est venue creuser le budget russe. Pour la population, l’amélioration globale de son sort devenait de plus en plus lointaine. D'ailleurs, en Russie comme dans le reste du monde, la reprise post-Covid commençait à s’épuiser et l’inflation accélérait malgré un resserrement des taux. Au troisième trimestre 2021, le PIB russe a reculé de 1,2 % sur un trimestre.

Une telle situation ne pouvait donc qu’inciter le régime à relancer la logique impérialiste. D’autant que le succès apparent de la « forteresse Russie » donnait une forme d’assurance dans sa capacité à résister à de nouvelles sanctions. Les conditions d’un basculement du régime dans l’agression de l’Ukraine étaient ainsi largement posées : un contrôle du voisin permettrait dans cette logique de ressouder la population (éventuellement de lui faire accepter de nouveaux sacrifices) autour du prestige militaire, mais aussi de disposer de nouvelles ressources, notamment agricoles. Pour un pays construit autour de l’extraction de ressources, la proie pouvait être tentante. Et il pouvait s’agir de résoudre les contradictions propres au capitalisme russe.

Dans ce cadre, l’agression russe dispose aussi d’une logique économique qui prend ses racines dans le désastre qu’a été la transition des années 1990. Ironiquement, la thérapie de choc s’inscrivait dans un contexte où l’établissement général d’un régime néolibéral marquait la « fin de l’histoire ». Or c’est aussi sur les ruines de ce mythe économique que rebondit aujourd’hui l’histoire.

Un conflit entre deux capitalismes ?

Reste une question. Ce conflit russo-ukrainien, qui s’est déjà étendu indirectement, et notamment sur le plan économique, au reste du monde, est-il un conflit entre deux « modèles » ? En 2019, l’économiste serbo-états-unien Branko Milanović émettait dans son livre Le Capitalisme, sans rival (La Découverte, 2019, discuté ici) l’hypothèse que le capitalisme contemporain, désormais unique mode de production mondial, serait divisé en deux variantes : le capitalisme « libéral méritocratique » de l’Occident et le capitalisme « politique » issu notamment d’une accumulation primitive réalisée par l’expérience du « socialisme réel ».

Les caractéristiques de ce dernier reposent sur l’existence d’un État fort contrôlant directement ou indirectement le secteur privé par l’absence d’État de droit et la corruption. Dans la préface à l’édition française, Pascal Combemale résume la différence entre les deux systèmes : dans le système libéral, « le pouvoir économique donne accès au pouvoir politique » et dans le capitalisme politique, « c’est l’inverse ». Et d’ajouter : « Dans les deux cas, la concentration des pouvoirs bénéficie à une élite qui tend de plus en plus à se reproduire. »

Branko Milanović insiste beaucoup sur le cas chinois comme étant l’idéal-type du capitalisme politique et n’évoque qu’en passant le cas russe. Mais ce dernier pourrait répondre plutôt bien à cette définition. Les événements actuels pourraient laisser croire que c’est cette division entre ces deux types de capitalisme qui est en jeu dans le conflit ukrainien. La guerre en Ukraine serait finalement le premier acte du conflit central entre Russie et États-Unis que chacun prévoyait à plus ou moins long terme.

Certains éléments pourraient même aller dans ce sens. La volonté des Occidentaux de frapper « l’oligarchie » russe confirmerait le caractère politique du pouvoir économique. Par ailleurs, les votes aux Nations unies semblent dessiner deux camps qui recoupent en partie cette division entre les deux types de capitalisme. D’un côté, l’Union européenne, les États-Unis, le Japon et l’Asie du Sud-Est « libérale », et de l’autre la Chine, la Russie, l’Inde, le Vietnam, l’Amérique latine « socialiste » et certains pays d’Afrique désormais fortement liés à la Chine et à la Russie.

Mais cette division apparente ne doit pas tromper. En réalité, cette division semble très discutable dans le contexte actuel. D’abord, la pandémie a fait évoluer le capitalisme vers un modèle plus unifié où l’État agit comme une sorte de garant en dernier ressort du secteur privé, ce qui tend partout à concentrer pouvoirs économique et politique et à politiser de plus en plus les choix économiques. Dans ce contexte, les définitions des deux ensembles semblent s’effacer ou, du moins, s’amenuiser.

Les sanctions contre la Russie font ainsi bon marché de certains fondements de l’État de droit tel qu’il est conçu dans le droit occidental, comme le respect de la propriété privée. Ce n’est pas étonnant et cela arrive régulièrement en temps de conflit, mais c’est aussi le signe de la politisation de l’économie dans le capitalisme dit « libéral » de Milanović. Ce dernier avait déjà, d’ailleurs, dans son livre, émis l’hypothèse d’une fusion entre les deux modèles. Et cette vision a été confirmée dans un texte écrit après l’invasion où il confirme le caractère politique du capitalisme contemporain.

Au reste, même si le cas russe est extrême, on sait que les liens entre puissance économique et puissance politique existent dans les économies occidentales. Depuis un demi-siècle, ces économies ont même pris, avec la pseudo-théorie du ruissellement et ses variantes (« les baisses d’impôts pour favoriser les investissements »), un chemin où l’État ménage la puissance économique et favorise le creusement des inégalités.

En réalité, la Russie a été dans les années 1990 le laboratoire des idées néolibérales pro-riches. Et que le modèle économique russe est le fruit de cette expérience. C'est donc une sorte de forme poussée à bout des lubies néolibérales. Mais alors, la différence entre les deux modèles de capitalisme devient principalement une différence d’intensité et non de nature.

L’autre élément est que, quand bien même la division entre les deux capitalismes existerait et perdurerait, les lignes sont assez floues. Des pays de l’UE comme la Pologne et la Hongrie auraient trouvé leur place dans le capitalisme politique, mais sont alignés sur les positions occidentales.

Les États-Unis tentent, pour assurer leur approvisionnement en pétrole, de se rapprocher du Venezuela, qui a voté contre la condamnation de l’agression russe à l’ONU. Plus fondamentalement, l’Ukraine elle-même ne peut apparaître comme un membre du capitalisme libéral occidental, même si, sous la pression du FMI, elle tente de s’en rapprocher. L’élément de modèle économique ne semble pas ici jouer un rôle majeur. C’est bien plutôt la nature de l’influence dominante qui est déterminante.

Quant à la Chine, si elle n’est pas solidaire de la Russie, elle est, comme l’Inde ou d’autres, dans une position opportuniste où elle tente de sauvegarder les importations russes, tout en ménageant ses accès aux marchés occidentaux, qui restent vitaux pour elle.

Rien ne laisse présager ces jours-ci un « bloc idéologique » russo-chinois fondé sur un modèle économique commun. Au reste, il n’y a là rien d’étonnant : le modèle économique chinois est assez différent de celui de la Russie, ne serait-ce que parce que la thérapie de choc n’a pas été appliquée en Chine.

Certes, la République populaire traverse aussi une forme de crise et n’hésite pas elle-même à avoir recours à l’impérialisme. Mais, précisément pour cette raison, elle est aussi concurrente de la Russie : c’est le cas en Afrique, mais aussi, on l’a vu plus récemment, au Kazakhstan et en Asie centrale.

Dans son ambition de construire une croissance plus équilibrée, Pékin agit prudemment et ne peut se passer de son accès aux marchés occidentaux. Tout alignement sur la Russie mettrait ces débouchés en danger, mais en ne coupant pas les ponts avec Moscou, la Chine entend aussi pouvoir profiter des besoins de ce pays désormais affaibli. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la possibilité de rachat de parts dans les grandes entreprises d’État russes par Pékin annoncée le 8 mars. En réalité, la Chine continue de prendre en compte les interdépendances que les États-Unis et la Russie tentent d’effacer.

Les événements actuels viennent confirmer ce que l’on savait depuis 1914 : la domination mondiale du capitalisme n’est pas la garantie de la paix, y compris lorsqu’elle s’appuie sur des interdépendances commerciales. Dans un capitalisme structurellement en crise où il est de plus en plus difficile de dégager de la croissance, les logiques géopolitiques peuvent prendre le dessus pour s’approprier de nouvelles ressources, de nouveaux marchés ou apaiser des tensions sociales internes.

Lorsque, comme dans le cas russe, la contradiction entre la faiblesse de l’économie et la puissance militaire s’accroît, le conflit apparaît comme une possibilité sérieuse. Et les interdépendances commerciales sont mise à mal, soit parce qu’on les croit plus solides qu’elles ne sont, soit parce qu’on juge que les gains potentiels de leur rupture sont plus élevés. Les turbulences économiques issues des années 1990 et des crises successives qui ont eu lieu depuis 2008 ont donc rendu le monde plus dangereux. Dès lors, la guerre en Ukraine est moins un choc entre deux types de capitalisme qu’un nouveau symptôme d’un capitalisme en crise.

publié le 8 mars 2022

Les partisans
de la non-violence et
du désarmement inquiets
d’une re-militarisation des sociétés

par Rachel Knaebel sur https://basta.media/

Face à la guerre en Ukraine, les mouvements non violents prônent des actions de désobéissance civile, proposent d’accorder l’asile aux déserteurs de l’armée russe et appellent à s’engager en faveur des traités d’interdiction de l’arme nucléaire.

L’ombre de la menace nucléaire est de retour en Europe. Le 22 février, Vladimir Poutine menaçait ceux qui tenteraient « de se mettre en travers » du chemin de la Russie : les « conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire ». Une référence à peine masquée à l’arme atomique. Le 24 février, l’armée russe se lançait à l’assaut de l’Ukraine. En réponse à l’attaque et aux bombardements, qui ont tué des civils, l’Union européenne a pris de nouvelles sanctions contre la Russie, promis plusieurs centaines de millions d’euros pour aider l’Ukraine, notamment à s’équiper militairement. Plusieurs pays européens, dont la France, l’Allemagne, la Belgique, ont commencé des livraisons de matériel militaires, principalement des missiles antichars et anti-aériens, aux forces ukrainiennes.

Le 28 février, Poutine a de nouveau agité la menace nucléaire, déclarant que les forces de dissuasion nucléaires russes avaient été placées en « régime spécial d’alerte ». La veille en Biélorussie, d’où est partie l’offensive russe vers Kiev, un référendum sur la constitution a donné encore plus de pouvoir à l’autocrate Loukachenko. Et entériné la possibilité de stationnement d’armes nucléaires russes sur le territoire de ce pays voisin de la Pologne. « Le 19 février dernier, la Russie a réalisé des exercices de démonstration de sa capacité nucléaire sur différentes bases russes, ajoute Jean-Marie Collin, porte-parole de la branche française de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN, lauréate du prix Nobel de la paix 2017). Ce sont des exercices classiques, réalisés avant l’invasion, mais déjà dans un contexte de tension extrême. En quinze jours, Poutine a accéléré ce qu’on appelle la grammaire nucléaire. »

Face au risque d’aggravation et d’extension du conflit, des voix tentent d’appeler à la désescalade. « Nous nous inquiétons d’une militarisation accrue, qui renforcerait le risque d’un conflit long », dit Serge Perrin, porte-parole du Mouvement pour une alternative non violente (MAN). Dans une démarche non violente, la priorité, pour nous, c’est la société. Toute guerre est destructrice pour la société civile, et c’est la population la première victime. » Le MAN se positionne contre les livraisons d’armes à l’Ukraine, tout en préconisant davantage de sanctions financières et économiques contre les dirigeants et milliardaires russes, et une « une véritable politique d’accueil des réfugiés ».

« Rare qu’à la sortie d’un conflit violent, on ait plus de démocratie »

L’organisation demande aussi que l’Union européenne reconnaisse la désertion comme motif d’asile politique, pour les soldats russes et ukrainiens. Mais que répondre, alors, aux Ukrainiens – et à sa société civile – qui demandent un soutien militaire ? « Culturellement, nous sommes imprégnés de culture militaire. Tant qu’on ne développe pas plus en amont les stratégies de résistances, quand on pense à un conflit, on va parler d’avions, de chars de canons, d’armes antichar. Mais pour nous, la non-violence est une méthode de résolution des conflits. Si nous n’arrivons pas à résoudre les conflits en dehors de l’élimination de l’autre, nous restons dans un cycle de violences perpétuelles », défend Serge Perrin.

Pour illustrer ces possibles actions de résistance civile, l’organisation prend les exemples de blocage économique ou les nombreuses scènes d’interpellation et d’entraves par la population ukrainienne des soldats russes et de leurs convois. « Presque tout conflit violent aboutit à une renforcement de l’autoritarisme. C’est extrêmement rare qu’à la sortie d’un conflit violent, on ait plus de démocratie, insiste le porte-parole du mouvement. L’Europe, l’Allemagne et même la France risquent de sortir de ce conflit, quelle qu’en soit l’issue, plus militarisées », déplore-t-il aussi.

Le 27 février, le nouveau chancelier allemand Olaf Scholz (social-démocrate) a surpris son pays en annonçant un renforcement exceptionnel du budget allemand de la Défense : un fonds spécial de 100 milliards d’euros et une augmentation du budget annuel de la défense à 2 % du PIB. « Je crois que personne dans mon pays ne s’attendait à cette annonce, nous dit Alexander Lurz, chargé des question de désarmement à Greenpeace Allemagne. L’ONG environnementale s’oppose à ces projets du gouvernement allemand d’augmenter considérablement les moyens de l’armée. « Nous sommes contre ce fonds de 100 milliards. La phase dans laquelle nous sommes, au début d’une guerre, n’est pas le moment approprié pour prendre une décision d’une telle portée. Cela a été décidé dans la précipitation, sans analyse, sans garder la tête froide », dit le responsable de Greenpeace.

« Le principe de non-prolifération se fragilise de partout »

« Nous comprenons les raisons morales du gouvernement pour livrer des armement, compte tenu de la situation en Ukraine, précise Alexander Lurz. Mais nous pensons aussi que le potentiel des mesures stratégiques n’a pas été épuisé, par exemple l’arrêt d’importation de gaz et pétrole russe », ajoute l’expert en désarmement. Le ministre vert de l’Économie et du Climat a rejeté le 3 mars l’interdiction des importations de gaz russe.

« On se retrouve avec une volonté de course aux armements, alors que dans le même temps, deux événements extrêmement importants arrivent sur les questions de désarmement nucléaire », rappelle Jean-Marie Collin. D’ici juillet doit se tenir la première réunion des États membres du Traité sur l’interdiction des armes nucléaire, entré en vigueur l’an dernier. La France, comme les autres États détenteurs de l’arme nucléaire, ne l’a pas signé. « Nous appelons les États qui refusent de se joindre à ce traité, comme la France, à venir y participer en tant qu’État d’observateur. C’est la moindre des choses qu’un pays comme la France aille au moins écouter ce qu’ont à dire les autres États sur ce traité. » (voir cet appel)

La prochaine conférence du Traité de non prolifération des armes nucléaires doit également avoir lieu cet été. « Alors que le principe de non-prolifération se fragilise de partout, notamment par le fait que les cinq puissances nucléaires continuent de moderniser et renouveller massivement leur arsenaux, pointe Jean-Marie Collin. La France a même des plans pour conserver des systèmes d’armes nucléaires jusqu’en 2090, c’est l’une des rares politiques publiques qui va aussi loin », dit-il. « Le seul moyen d’éliminer tous les risques nucléaires est d’éliminer toutes les armes nucléaires », a encore souligné le secrétaire général des Nations unies en janvier dernier. « On comprend bien que le désarmement ne peut pas se faire en quelques semaines, mais il y a des pas qui peuvent être réalisés », insiste Jean-Marie Collin.

publié le 7 mars 2022

En Espagne,
les femmes peuvent trouver justice

Kareen Janselme sur www.humanite.fr

Droits Il y a dix-huit ans, le pays a adopté une loi spécifique contre les violences de genre et mis en place des tribunaux spéciaux. Résultat : les féminicides ont baissé de 24 %. Et si la France s’en inspirait enfin ?

Barcelone (Espagne), envoyée spéciale.

Trois jeunes femmes, pimpantes, légères, déambulent dans les rues de Barcelone. On les retrouve le soir draguant un groupe de copains et accepter de les suivre chez eux. Soudain, la soirée dérape : l’une attache un jeune homme excité à son lit. La deuxième sort une aiguille de tatouage et grave sur son torse : « violeur ». Elles s’enfuient, elles ont vengé leur sœur. Fond noir. Lumière dans la salle sous les encouragements d’une trentaine de féministes. Deux têtes grises mêlées à une majorité de filles et de garçons de 20 ans sont réunis ce soir-là au siège de l’association culturelle Lluïsos de Gracia, un quartier de la capitale catalane. Dans une petite pièce aveugle aux murs dénudés, le comité de grève pour le 8 mars (Comitè de vaga pel 8M) a décidé de projeter une série de courts métrages engagés pour préparer la Journée internationale des droits des femmes. En écho aux applaudissements, la réalisatrice Gala Diaz s’explique sur son scénario : « J’étais en master de réalisation cinéma quand la sentence de la Manada est tombée. Mon film de fin d’études a été ma réponse, l’expression de mon sentiment de rage. »

Tous les Espagnols se souviennent de ce procès qui provoqua d’importantes manifestations spontanées dans tout le pays dénonçant une justice patriarcale et machiste. En 2016, cinq hommes se surnommant « la meute » (la manada en espagnol), dont un gendarme de la Guardia Civil et un militaire, avaient violé une jeune femme de 18 ans lors des fêtes de Pampelune. Les agresseurs avaient filmé et diffusé la scène sur WhatsApp, puis abandonné leur victime dans un hall d’immeuble à moitié nue. Deux ans plus tard, en contradiction avec les réquisitions implacables du procureur, les juges n’avaient pas retenu le viol en réunion. Les cinq hommes furent condamnés à une peine réduite à neuf ans d’emprisonnement pour « abus sexuels ». La colère s’exprima partout en Espagne. Fière de sa loi avant-gardiste contre les violences de genre votée en 2004, la société se retrouvait groggy et se levait tout entière pour demander à la justice de rendre des comptes.

le procès de « la meute », un tournant historique

« Pour la première fois, le pouvoir judiciaire a dû s’expliquer, se souvient l’avocate pénaliste Laia Serra. On a brisé l’opacité de cette juridiction spéciale. Personne ne savait vraiment pourquoi un acte était qualifié d’abus sexuel et un autre d’agression sexuelle. Ni quelles indemnisations pouvaient être versées aux victimes, comment celles-ci étaient interrogées par les procureurs. La Manada a tout pété ! La société et le mouvement féministe ont commencé à tout questionner. Ça a été un point d’infle xion historique. »

Depuis 2004, la loi d’État contre les violences conjugales a mis en place un système de droits et d’aides sociales particulières pour les femmes victimes. Le texte a modifié le Code pénal, créé des crimes spécifiques et établi une juridiction spécialisée. 107 des 3 500 tribunaux du pays se consacrent exclusivement aux violences commises par un époux ou un ex-compagnon. Et la loi-cadre évolue sans cesse : en 2015, l’Espagne a ainsi transcrit dans son droit la convention d’Istanbul, premier traité international contraignant pour lutter contre la violence à l’égard des femmes. En 2017, un « pacte d’État » la renforce, garantissant un fonds d’un milliard d’euros sur cinq ans. Une somme que revendiquent en vain dans leur pays les associations féministes françaises. En 2019, le Tribunal suprême revient sur la décision du procès de la Manada et condamne ses auteurs à quinze ans de prison ferme. La plus haute instance judiciaire espagnole devient féministe.

« En droit espagnol, on parle d’abus quand quelqu’un profite d’une situation et d’agression sexuelle quand il y a violence ou intimidation, décode Me Serra. Jusqu’à cette résolution, l’absence de perspective de genre faisait interpréter des situations d’agression en abus. Cette faille structurelle du système juridique espagnol a été comblée avec la décision du Tribunal suprême. Maintenant que le haut de la pyramide de notre système judiciaire a opéré un changement radical pour protéger les droits des femmes, c’est au tour des audiences provinciales et des juridictions de base de guérir de leur myopie juridique. Car c’est en bas de la pyramide que se joue le combat. Seules 0,3 % des affaires atteignent le sommet et le Tribunal suprême. »

Carlos Pascual est l’un de ces juges de proximité. Au quatrième étage de la Cité de la justice à Barcelone, il instruit les dossiers, auditionne les témoins, met en place les ordonnances de protection pour éloigner les agresseurs de leur victime. Plus de 25 000 ont été délivrées en 2020, contre 3 000 en France sur la même période. En décembre de la même année, l’Hexagone s’est inspiré de l’Espagne pour mettre en place la surveillance électronique : quelques centaines de bracelets antirapprochement étaient distribués en 2021, contre cent fois plus de l’autre côté des Pyrénées. Les résultats sont là : depuis 2004, le nombre de féminicides a chuté de 24 %. « En 2005-2007, les juges ne recevaient pas de formation spécifique sur les violences de genre, explique Carlos Pascual. C’est à partir de 2009 qu’on a demandé aux juges de suivre une semaine de cours théorique en ligne, puis une semaine auprès d’associations de prise en charge des victimes et de tribunaux spéciaux. Ensuite, chaque année, les juges se retrouvent pour discuter des problèmes particuliers auxquels ils sont confrontés. Des rencontres sont aussi organisées avec le tribunal supérieur pour se mettre d’acco rd sur des positions nationales. »

Cinq juges d’instruction partagent l’étage dédié exclusivement aux violences conjugales. Les salles modernes, aux parois vert tendre, sont adaptées pour recueillir la parole des victimes, prendre leur plainte comme au commissariat, dans une ambiance plus feutrée. Le bureau des archives côtoie la salle d’accueil. Une table basse, des jouets pour faire patienter la marmaille : tout est prévu pour rassurer les plaignants. Une unité d’évaluation médico-légale permet aussi de constater les blessures. « Ces délits sont distincts d’un vol, tient à préciser Carlos Pascual, ou d’un trafic de drogue. Ils répondent à des caractéristiques distinctes : c’est une violence exercée par l’homme sur la femme. Pour corriger ce machisme présent dans la société et en analyser les causes, nous avons besoin d’un traitement spécifique. Si tu as mal à l’œil, tu vas voir un ophtalmo, pas un oto-rhino. »

Bientôt une loi pour inverser la charge de la preuve

Quand le Tribunal suprême a validé moralement et juridiquement l’inclusion de la perspective de genre, le regard des juges a changé. Formés, ils ont su reconnaître les situations d’emprise, la sidération en cas d’agression. Et aller chercher les preuves un peu plus loin. « Si tu ne sais pas ce que tu cherches, détaille Laia Serra, ni analyser la crédibilité de la déclaration de la femme, tu passes à côté. Je m’occupe d’une jeune fille qui n’a pas porté plainte sur le moment après s’être fait agresser sexuellement. Mais, après cette date, elle a commencé à publier plein d’articles sur les violences sexuelles sur les réseaux sociaux. Et rien avant. La preuve est là. Pour savoir voir l’empreinte, l’impact des violences, il fa ut une formation, une vision. »

Subordonnées à cette loi-cadre, les régions et communautés autonomes ont aussi créé des lois administratives régissant uniquement leur territoire. En décembre 2020, la féministe Laia Serra a rédigé la réforme de la loi catalane, qui a été approuvée à l’unanimité de son Parlement : « En 2018 déjà, la loi catalane considérait les femmes victimes, même si elles ne portaient pas plainte. En 2020, en accord avec la convention d’Istanbul, la loi catalane a essayé d’élargir le concept de violence dans le couple à toutes les violences faites aux femmes. Pour la première fois en Espagne, nous avons aussi pris en compte les violences numériq ues. Enfin, la loi pose la violence d’État, la violence institutionnelle, comme une des formes possibles de violence envers les femmes. Une première en Europe ! »

Par leur rédaction, ces lois régionales essaient de faire évoluer la loi-cadre de 2004. Depuis l’été 2021, le gouvernement travaille sur un tout nouveau concept qui pourrait faire basculer le Code pénal : un projet de loi baptisé « Solo sí es sí » (seul un oui est un oui). L’idée est d’inverser la charge de la preuve. Il reviendra au présumé agresseur de prouver qu’il y a eu consentement s’il veut être acquitté. Et non plus à la victime de prouver qu’elle a refusé l’acte sexuel. Une révolution en droit regardée avec envie par toutes les féministes européennes. Mais le texte est encore très combattu au sein même du pouvoir judiciaire et par les partis de droite et d’extrême droite, notamment Vox, devenu la troisième force politique du pays. Le projet de loi veut aussi étendre le cadre des violences de genre aux situations de harcèlement de rue, au travail, aux prostituées, aux femmes trans. Et ne plus se cantonner aux violences conjugales.

« les violences sont le symptôme, mais la maladie vient de la société »

« Ces lois sont très importantes pour sensibiliser », reconnaît Magda Bandera, directrice de la Marea. Créé en 2012, ce journal monté en coopérative, progressiste et féministe, enquête depuis trois ans sur les 55 féminicides survenus en 2014. Pour aller au-delà du fait divers, comprendre les causes et montrer les conséquences. « On ne parle plus désormais de crime passionnel pour un féminicide, insiste la journaliste. Mais la loi n’arrêtera pas un homme qui veut tuer sa femme. C’est quelque chose de plus global, qui implique toute la société. On pourra le stopper en l’empêchant d’approcher sa victime. Si on aide celle-ci à obtenir son indépendance économique. Et si on éduque les jeunes. En septembre  2021, le baromètre annuel du centro Reina Sofia a révélé que pour un jeune Espagnol sur cinq, la violence de genr e n’existe pas, c’est une invention idéologique. C’est terrible… » Une réalité confirmée par le magistrat Carlos Pascual, qui s’inquiète de l’augmentation actuelle de ces violences chez les 18-20 ans.

« Les violences envers les femmes sont le symptôme. Mais la maladie vient de la société, de ses préjugés et du système capitaliste, estime Me Serra. Comment peut-on aider une victime qui a fui son mari et vit dans la rue ? Aujourd’hui, le système capitaliste est poussé à l’extrême. On a une situation sociale toujours plus précarisée, une extrême droite qui banalise les violences : le contexte social ne peut que favoriser les violences envers les femmes. La meilleure formule pour lutter contre elles, c’est une politique sociale globale. Ensuite , on pourra parler de stratégie envers les violences conjugales. »

publié le 7 mars 2022

Pourquoi TotalEnergies s'accroche à ses activités en Russie

Marion d'Allard sur www.humanite.fr

Alors que la guerre en Ukraine fait rage, la multinationale française refuse toujours de lâcher ses activités en Russie. Ses intérêts économiques et stratégiques y sont colossaux. Explications

Les bonnes intentions et les coups de menton de Bruno Le Maire n’y changeront rien. Alors que la liste des pétroliers internationaux qui retirent leurs actifs de Russie s’allonge, le français TotalEnergies, lui, ne semble pas enclin à reprendre ses billes. C’est même « le moins que l’on puisse dire », ironise-t-on, en interne.

15 milliards d’euros d’actifs sur place

Après avoir tenté de minimiser la part de ses activités en Russie, les réduisant à une fourchette de « 3 à 5 % de (ses) revenus globaux », Patrick Pouyanné (PDG du groupe pétrolier et gazier français), qui « condamne l’agression militaire de la Russie envers l’Ukraine », s’en tient pourtant à affirmer qu’il n’engagera plus de capitaux « dans de nouveaux projets ». La firme conservera donc ses quelque 15 milliards d’euros d’actifs sur place.

« En capital investi, c’est énorme, bien plus qu’en Birmanie, où Total a fini par jeter l’éponge », note Éric Sellini, coordinateur CGT du groupe. Un désengagement du bout des doigts, qui intervient alors que, depuis près de dix jours, ses concurrents désertent le terrain russe. La compagnie anglo-néerlandaise Shell, la britannique BP, l’italienne ENI, la norvégienne Equinor et même l’américaine Exxon ont ainsi toutes renoncé à leurs opérations sur place et rompu leurs partenariats avec les entreprises locales.

Le gaz russe, une priorité

Déshonorante autant qu’immorale, la position de TotalEnergies traduit en réalité l’importance colossale de la Russie dans la stratégie du groupe. Celle-ci vise à « faire de l’extraction et de la distribution de gaz la clef de voûte du développement et des investissements actuels et futurs de l’entreprise », détaille une note publiée en fin de semaine dernière par le T-Lab, corédigée par l’économiste Maxime Combes, la chercheuse Amélie Canonne et l’auteur Nicolas Haeringer.

Engagée depuis 1995 sur les champs pétroliers en Russie, la firme française, en s’offrant près de 30 % des parts du site gazier de Yamal en 2011, et plus de 21 % de celui d’Arctic LNG 2 en 2018, a résolument pris le parti de faire du gaz russe l’une de ses priorités.

Le gaz russe représente près de 30 % de la production mondiale de TotalEnergies.

Son partenaire sur place ? L’entreprise privée Novatek, dont le président, Leonid Mikhelson, « est un proche de Poutine », tandis que son deuxième actionnaire, Guennadi Timtchenko, « est visé par les sanctions américaines depuis 2014 et désormais sous sanction de l’UE », précise la note.

Alors que le gaz russe représente près de 30 % de la production mondiale de TotalEnergies – et plus de 60 % de sa production en Europe et en Asie centrale –, les réserves dont dispose le pays représentent, à elles seules, la moitié des perspectives de développement du groupe.

Un robinet toujours ouvert

En somme, résume Thierry Defresne, de la CGT Total, la direction « veut coûte que coûte continuer à faire du business ». Mais, à l’autre bout de la chaîne, les salariés du pétrolier n’entendent pas donner quitus à Patrick Pouyanné. « À Donges, les camarades ont refusé de décharger un tanker en provenance de Russie, cinq autres bateaux attendent au Havre et un à Fos-sur-Mer », explique le syndicaliste.

Reste que, pour lui, exclure l’énergie du paquet des sanctions contre la Russie provoque ce genre d’imbroglio. « Quand on parle de l’approvisionnement russe, il s’agit de contrats à long terme, souvent associés à des conditions de paiement. On n’achète pas du gaz comme on achète une baguette de pain », abonde Éric Sellini.

D’ailleurs, fait valoir le syndicaliste, « à l’annonce du paquet de sanctions, Moscou n’a pas fermé les robinets, y compris lorsque la Russie se retrouve exclue de la plateforme interbancaire Swift ». L’arrêt de l’approvisionnement en gaz russe aurait, poursuit-il, des conséquences préoccupantes en Europe. « L’Autriche ne saurait plus fournir d’énergie à ses citoyens alors que l’Allemagne dépend de la Russie pour un tiers de sa consommation. »

Le coup de pouce d'Emmanuel Macron

Sous le feu des projecteurs, les géants mondiaux du pétrole et du gaz ne sont cependant pas les seuls responsables de notre dépendance aux fossiles russes. Dans l’ombre de leurs business plans, les États, bien souvent, ont joué en sous-main.

Pour ce qui est de la France, la note du T-Lab rappelle qu’« à l’occasion d’un déplacement d’Emmanuel Macron à Moscou en 2018, TotalEnergies a obtenu une participation directe entre 10 % et 15 % dans tous les futurs projets GNL (gaz naturel liquéfié – NDLR) de Novatek situés sur les péninsules de Yamal et Gydan ». Une promotion directe des intérêts de la firme française auprès de Vladimir Poutine, qui fait de l’Élysée et de Bercy les « coresponsables du refus de TotalEnergies de quitter la Russie ».

publié le 5 mars 2022

Mobilisations. Dans la manifestation, à Paris,
l’escalade militaire n’est pas écartée

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Le président ukrainien réclame depuis plusieurs jours la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. Une demande à laquelle l’Otan refuse de répondre à ce stade.

Plusieurs milliers de manifestants contre la guerre en Ukraine se sont rassemblés, ce samedi après-midi, dans les rues de Paris. Une partie d’entre eux se sont retrouvés sur la place Denfert-Rochereau à l’appel du Mouvement de la Paix, des organisations syndicales (CGT, FSU et Solidaires), du PCF et du NPA notamment. Mais le plus grand nombre a défilé entre la place de la République et celle de la Bastille. Dans ce cortège, bien plus dense que les précédents organisés ces derniers jours, mais encore loin d’atteindre le niveau des rassemblements à Berlin, à Prague ou même Zürich, le slogan « Poutine, assassin » fait l’unanimité. Il a été scandé d’un bout à l’autre par les membres de la diaspora ukrainienne, avec leurs couleurs nationales, le bleu et le jaune, peinturlurées sur les joues ou sur les pancartes, mais aussi par quelques Russes dénonçant la guerre menée par leur pays et, bien sûr, par des Parisiens de toutes origines descendus spontanément dans la rue.

Dans la foule, avant que l’hymne national ukrainien ne résonne à la Bastille en présence de l’ambassadeur et des dirigeants du PS, EELV, LaREM et LR - dont Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Rachida Dati -, beaucoup réclament la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. « Otan, fermez le ciel », intime une jeune femme. « Mettez en place une zone d’exclusion aérienne ou commencez à vous demander quel sera le prochain pays sur la liste de Poutine », lance un autre.

Appel à « manifester en masse »

Réclamée depuis quelques jours par Volodymyr Zelensky qui, comme il le fait depuis le début de l’offensive russe, avait lancé un appel à « manifester en masse » à destination des opinions publiques occidentales, la zone d’exclusion aérienne servirait, à ses yeux, à rééquilibrer les forces en présence. « Il y a eu un sommet de l’Otan, un sommet faiblard, un sommet confus, un sommet où tout le monde n’a pas l’air de bien comprendre que la bataille pour la liberté de l’Europe doit être l’objectif numéro un, a accusé le président ukrainien dans la nuit de vendredi à samedi. Tous les gens qui vont mourir à partir d’aujourd’hui vont mourir aussi à cause de vous. À cause de votre faiblesse, de vos divisions… Aujourd’hui, l’état-major de l’Otan a donné le feu vert à de nouveaux bombardements à cause de son refus de mettre en place une zone d’exclusion aérienne. » Ce samedi, Oleksii Reznikov, le ministre de la Défense ukrainien, a tenté une autre approche. « Si le bombardement des femmes et des enfants ne constitue pas un argument pour vous, alors souvenez-vous de Tchernobyl en 1986, lance-t-il. Le nuage nucléaire était allé jusqu’à l’est des États-Unis… À Zaporizhzhia, il y a six réacteurs, donc la question, c’est : le monde est-il prêt à une catastrophe six fois plus importante ? On nous dit par ailleurs qu’en cas de mise en place d’une zone d’exclusion aérienne, cela déclencherait une guerre nucléaire, mais pour nous, il est évident que cette guerre est là, déjà… Les Russes viennent de la déclencher en attaquant la centrale. »

Après avoir commencé des livraisons d’armes à l’Ukraine - sans doute plus symboliques qu’autre chose, à ce stade -, les Occidentaux refusent de faire le pas supplémentaire dans l’escalade. Samedi après-midi, après l’Otan et la Maison-Blanche la veille, c’est le général Mark Milley, chef d’état-major américain, qui a écarté la demande pressante des autorités ukrainiennes. « Si une zone d’exclusion aérienne était déclarée, quelqu’un devrait la faire respecter, rappelle-t-il.  Il faudrait alors qu’on y aille et qu’on combatte activement les forces aériennes russes. Ce n’est pas une chose que le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg ni aucun haut responsable politique des États membres ont dit vouloir faire. »

Le mouvement pacifiste italien se réveille

De son côté, Vladimir Poutine a, lui, menacé une fois de plus : la Russie considérerait comme cobelligérant tout pays tentant d’imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. Le chef du Kremlin en rajoute, avertissant qu’à ses yeux, les Occidentaux sont déjà entrés dans la guerre contre la Russie en imposant leurs sanctions économiques.

Au bout de cette nouvelle journée de vertiges face à l’escalade belliciste, c’est de Rome que parviennent quelques signes moins mortifères. Dans la capitale italienne, le mouvement pacifiste italien, si puissant contre la guerre en Irak, est en train de se réveiller. Une manifestation à l’appel des ONG et des syndicats a rassemblé des dizaines de milliers de personnes ce samedi. « On n’arrête pas la guerre avec d’autres guerres et en envoyant d’autres armes au peuple ukrainien, lance Maurizio Landini, le secrétaire général de la CGIL, la plus puissante confédération syndicale italienne. On arrête la guerre en envoyant en Ukraine l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui est née après la Seconde Guerre mondiale pour empêcher le déclenchement des autres guerres. C’est le moment de faire des tractations diplomatiques, c’est le moment, au contraire, de désarmer ! »


 


 

La femme du jour.
Elena Osipova

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Elle est née au milieu de l’enfer et elle a survécu à l’un des pires épisodes guerriers du XXe siècle : le siège de Leningrad par l’armée nazie. À soixante-dix-sept ans, Elena Osipova, qui fut bercée par les souvenirs de désolation et de mort racontés par ses parents, n’a pas hésité. Elle est venue, avec d’autres courageux habitants de Saint-Pétersbourg, manifester contre la guerre de Poutine en Ukraine. Deux pancartes à la main, elle clame sur la première : « Soldat, jette ton arme et tu seras un vrai héros. » Elle dénonce sur la seconde l’apocalypse que constituerait le déclenchement d’une guerre nucléaire.

Elena a été rapidement cernée par huit gaillards de la police dite antiémeute et arrêtée. On dénombrait en ce 3 mars près de 8 000 citoyens embarqués de la même façon, partout sur le territoire russe où des citoyens continuent de défendre la paix.

Elena Osipova est l’une des dernières survivantes du siège de Leningrad. Encerclés par les troupes nazies, les civils et l’armée soviétique sont restés retranchés dans la ville pendant 872 jours entre septembre 1941 et janvier 1944. L’« étau », tel que les troupes allemandes qualifièrent cette stratégie, a fini par interdire les moindres approvisionnements des assiégés. Et la famine a emporté, à elle seule, plus de 600 000 personnes sur le million de morts déplorés au total.

Les images de l’arrestation d’Elena Osipova, filmées par un autre pacifiste russe, sont devenues virales sur Twitter. Pour la meilleure cause, celle d’une vieille dame indigne aux yeux du régime belliciste de Moscou. Une vieille dame si intransigeante et intrépide pour la Russie et l’humanité.

 publié le 4 mars 2022

Mobilisation.
La paix, voie de la raison

sur www.humanite.fr

L’Humanité ouvre ses colonnes à dix personnalités engagées en faveur d’une issue pacifique en Ukraine. Ces voix en appellent à l’intelligence, aux consciences et à la solidarité, seules armes qui vaillent pour arrêter la guerre et éviter que le pire ne se produise au cœur de l’Europe.

Dix noms, dix voix pour que la raison l’emporte. Ces personnalités qui s’expriment aujourd’hui dans nos colonnes, ainsi que les tribunes que nous publierons dans les jours à venir, clament leur désir de paix. Sans aucune naïveté. Si elles condamnent, à juste titre et avec autant de fermeté, l’intervention militaire de la Russie en Ukraine, c’est parce qu’elles sont conscientes de la dangereuse escalade guerrière qui se joue aux portes de l’Europe. Ces femmes et ces hommes, représentants de formations politiques, du mouvement associatif et du monde culturel, en appellent à la solidarité avec les populations civiles, qui sont toujours les premières et les principales victimes des conflits.

Elles plaident également pour que l’intelligence l’emporte face aux risques d’une déflagration totale. Elles refusent la spirale du pire, convaincues qu’on ne combat pas une guerre en attisant les haines, en ajoutant des armes aux armes. À leurs yeux, le fracas des bombes ne peut être une solution viable à même de stopper les affrontements. Elles rejoignent ainsi l’élan de dizaines de milliers de pacifistes qui, à travers le monde, fustigent les desseins de Moscou et autres bellicistes sans frontières. Leur champ de bataille est la diplomatie, le dialogue, la négociation. C’est aussi le nôtre.

Lettre à Constantin et ses amis

Ariane Ascaride comédienne

Ce petit courrier à toi, tout petit jeune homme qui découvre le monde, à qui l’on apprend à respecter les autres. Et voilà qu’un homme qui pourrait paraître très proche d’une caricature de bande dessinée, si son comportement n’était terriblement dangereux pour le futur de notre monde, cet homme donc décide que l’armée et les chars de son pays vont détruire les barrières des jardins d’habitants d’un pays qui veulent juste vivre selon leur culture. Ce sont les jardins, les maisons, les rues des villes d’Ukraine qui se mettent à sentir la poudre en ce début, tout début de printemps qui devrait être le temps des lilas.

Constantin, tu portes le prénom d’un personnage d’une pièce d’un grand auteur russe, Anton Tchekhov, qui passait souvent ses vacances au bord de la mer en Crimée. Je ne crois pas qu’il aurait pu imaginer que la folie d’un homme puisse détruire l’image de son pays, la Russie, et de son peuple. Il les transforme en monstres à force de propagande et de mensonges. Sache seulement que beaucoup d’artistes russes s’élèvent contre cette folie au risque de perdre leur liberté. Je te demande pardon de t’offrir ce monde violent, à toi, petit jeune homme, certains enfants de ton âge en Ukraine vivent depuis quelque temps dans la peur, et je souffre d’être si impuissante, et je redoute leurs pleurs effrayés.

C’est pourquoi pour toi, pour eux, il faut se battre pour la paix, pour que cesse le bruit terrifiant des armes. Il faut faire entendre nos voix fortes et puissantes, qu’elles résonnent aux oreilles de tous, qu’elles clament haut et fort que la violence, l’ingérence ne mènent qu’à la souffrance et à la honte ! Il faut tout faire pour raison garder, pour que les Ukrainiens recommencent à entendre le chant des oiseaux. Et que les enfants d’Ukraine, mais aussi du monde, puissent cheminer et apprendre la vie dans un monde où la différence est une richesse. Personne, absolument personne, n’a le droit de détruire ton, votre innocence.

Une opposition à toute forme d’escalade de la violence

Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires

L’union syndicale Solidaires, membre du Réseau syndical international de solidarité et de luttes, fait partie des organisations œuvrant pour la paix et la solidarité internationale. Nous avons exprimé notre soutien au peuple ukrainien et à toutes celles et tous ceux qui résistent à l’oppression et la guerre, en particulier en Ukraine et en Russie. Face à la répression, leur courage est exemplaire. Nous sommes signataires de l’appel interorganisations national qui dit non à la guerre en Ukraine et qui plaide pour une solution politique négociée.

Dire non à la guerre n’est pas une position naïve ou lâche. Il est important, pour Solidaires, d’exprimer notre opposition à toute forme d’escalade de la violence qui pourrait s’étendre d’une manière totalement incontrôlée. Nous condamnons l’attaque de Poutine, qui joue la menace nucléaire et dont on ne sait pas jusqu’où ira la soif de pouvoir. Le système capitaliste porte en lui et engendre la violence, les oppressions et les guerres.

Concrètement, notre solidarité internationale nous amène à agir en participant aux mobilisations unitaires contre la guerre, en prônant la voie diplomatique, y compris par des pressions économiques, en défendant le droit à l’auto- détermination des peuples d’Ukraine libérés de la volonté de contrôle de la Russie mais aussi de l’Otan.

Mais aussi par exemple en exigeant avec la fédération SUD rail, membre de Solidaires, du gouvernement d’assurer la gratuité des déplacements pour tous les Ukrainien·nes et l’ensemble des réfugié·es fuyant la guerre (ce qui a été accordé). Nos revendications pour l’accueil et le traitement digne des réfugié·es et la liberté de circulation et d’installation sont aussi en parfaite adéquation avec notre position contre la guerre, aujourd’hui.

Organiser l’accueil des réfugiés est une priorité absolue

Renée Le Mignot, présidente honoraire du Mrap

L’intervention militaire en Ukraine, ordonnée par Poutine, a déjà fait des centaines de victimes parmi la population civile, des femmes, des enfants. Le Mrap condamne fermement cette agression d’un État souverain et apporte sa solidarité au peuple ukrainien. Quels que soient les problèmes qui peuvent se poser dans la région, la guerre ne peut être la solution. En apportant son cortège de destructions, de morts, de souffrances, elle ne fait que rendre plus difficile une solution politique. Des centaines de milliers de personnes fuient les bombardements ; aider à organiser leur accueil est une priorité absolue. Les sanctions économiques constituent une arme à l’encontre de la Russie ; pourront-elles faire reculer Poutine ? Nous espérons qu’elles le conduiront à la table des négociations, car c’est la seule voie possible.

Un élément essentiel pour retrouver la paix est le respect du droit international, incarné depuis 1945 par l’ONU et sa charte dont nous avons trop tendance à oublier le préambule : « Nous, peuples des Nations unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre… » Le principe pour éviter la multiplication des conflits à travers le monde est le respect des États dans des frontières reconnues internationalement. Aujourd’hui, Poutine brandit la menace nucléaire, c’est l’avenir de l’humanité qui est en jeu ; souvenons-nous d’Albert Einstein : « Je ne sais pas de quoi sera faite la troisième guerre mondiale, mais ce que je sais, c’est que la quatrième sera faite de pierres et de bâtons. » N’attendons pas d’être revenu à l’âge de pierre pour interdire l’arme nucléaire ! La lutte pour le désarmement est plus que jamais d’actualité, mobilisons-nous pour que tous les États, dont la France, signent le traité sur l’interdiction de l’arme nucléaire (Tian). 67 % des Français y sont favorables.

Une des raisons qui ont poussé Poutine à cette agression est la crainte de voir l’Ukraine intégrer l’Otan ; c’est en effet le souhait des États-Unis. Ils ont abordé cette question depuis 2008 à Bucarest (la France, l’Allemagne, avec raison, avaient dit non). L’histoire de ces vingt dernières années l’a prouvé, l’Otan est une menace pour la paix, le Mrap demande sa dissolution et, en attendant, le retrait de la France. Enfin, nous devons affirmer notre solidarité avec les pacifistes russes qui manifestent avec courage contre la guerre, plusieurs milliers d’entre eux ont été arrêtés, notamment à Moscou et Saint-Pétersbourg ; ils sont en danger.

La France a un rôle important à jouer pour la paix

Fabien Roussel secrétaire national du PCF

Je tiens à exprimer toute notre solidarité au peuple ukrainien. C’est d’abord à toutes ces femmes, ces hommes, ces enfants exposés aux bombes, à ces familles contraintes à l’exil, que je pense. Je leur dis que la France est à leurs côtés. Organisons-nous pour accueillir dans chacune de nos communes des réfugiés. Et que chaque pays de l’UE prenne sa part. Je condamne fermement le choix des armes et du sang par le président russe. Vladimir Poutine, l’irresponsable, le va-t-en-guerre, met en péril l’avenir de l’humanité avec cette froideur et ce cynisme qui caractérisent les régimes autoritaires. Si la volonté d’implanter des bases de l’Otan aux portes de la Russie doit être condamnée, elle ne peut en rien excuser l’action du président russe. Et la course aux armements engagée au cours de ces dernières années par les grandes puissances fait peser sur le monde la menace d’une destruction à grande échelle.

La France a un rôle important à jouer pour la paix ! Le Parlement doit se prononcer à chaque étape sur les décisions à prendre. Notre pays doit prendre des sanctions politiques, diplomatiques et économiques fortes afin de contraindre le président russe au cessez-le-feu et à s’asseoir à la table des négociations. Et nous serons d’autant plus unis que nous agirons pour faire respecter le droit international partout, pour tous les peuples. Quand la France refuse les logiques de blocs, quand elle affirme sa pleine indépendance pour dire la justice et le besoin de paix, elle est entendue des peuples du monde.

La France doit dire haut et fort que sa priorité est le cessez-le-feu, le retrait des troupes russes d’Ukraine et une solution diplomatique, politique durable. Ouvrons tous les espaces de dialogues possibles et proposons que les Nations unies relancent le processus réunissant l’ensemble des États européens avec l’Ukraine et la Russie. Enfin, nous avons besoin de la mobilisation populaire ! Notre peuple doit se lever, uni dans sa grande diversité, soutenir le peuple ukrainien, tendre la main aux pacifistes russes, et faire entendre cette voix forte et symbolique des travailleurs, des jeunes, des familles, unis pour la paix.

Cette guerre n’est  pas celle des peuples  russe et ukrainien

Yvan Ricordeau, secrétaire national de la CFDT

La CFDT condamne fermement l’attaque militaire menée par la Russie contre l’Ukraine. Cette attaque sans précédent constitue une agression totalement injustifiée qui foule aux pieds le droit international et menace gravement la sécurité en Europe. Cette guerre doit cesser et immédiatement. Les Ukrainiens doivent pouvoir vivre en paix dans un État démocratique et souverain. La CFDT réaffirme toute sa solidarité à l’égard des Ukrainiens et du mouvement syndical ukrainien.

Afin de résister à l’envahisseur, la population ukrainienne s’organise et affronte avec un courage incommensurable les horreurs qu’engendre la guerre. Il est aussi bon de mentionner le courage des milliers de manifestants russes qui se rassemblent pour dénoncer la guerre en dépit de la répression des autorités russes. Cette guerre n’est ni celle du peuple russe, ni celle du peuple ukrainien. C’est la guerre de Vladimir Poutine. L’invasion de l’Ukraine nous fait entrer dans une nouvelle ère, qui exige plus que jamais l’unité des Européens. Les premières réponses européennes pour venir en aide aux Ukrainiens et les sanctions imposées à la Russie vont dans le bon sens.

Ce sursaut européen face à la menace du président Poutine est inédit. Il est impératif que les États membres consolident cette posture en restant unis. Avec la Confédération européenne des syndicats (CES), la CFDT appelle au maintien des pressions financières et économiques sur la Russie et à l’accentuation des sanctions visant les soutiens du régime de Poutine. La CFDT continuera de participer aux différentes initiatives de soutien au peuple ukrainien, notamment de celles et ceux qui ont fui la guerre. Un fonds de solidarité a été mis en place par la Confédération syndicale internationale (CSI) pour soutenir la population ukrainienne, la CFDT y a contribué et invite les travailleurs en France à le faire. Solidarité avec les Ukrainiennes et les Ukrainiens.

L’appel à la solidarité populaire, citoyenne et universelle

Corinne Makowski secrétaire nationale du Secours populaire

Le Secours populaire français (SPF), fidèle à ses valeurs, celles de la déclaration universelle des droits de l’homme, soutient au plan matériel, sanitaire, moral et juridique les personnes et leurs familles victimes de l’arbitraire, de l’injustice sociale, des calamités naturelles, de la misère, de la faim, du sous-développement, des conflits armés. Les populations civiles sont et seront les premières victimes de la guerre. Des personnes et familles, dont des personnes âgées, des enfants, fuient en Ukraine la peur et les bombes pour se retrouver hébergées par des proches, dans des abris de fortune ou hors de leur pays.

D’autres populations en Europe et au-delà vont subir les conséquences de ce conflit et vivre ou survivre difficilement. Les sentiments de haine engendrés nourrissent le rejet de l’autre et la xénophobie, que ce soit en Ukraine, en Russie, en Europe comme sur la planète. Depuis de nombreuses années, le SPF, avec son mouvement d’enfants Copain du monde, prend sa part dans une démarche porteuse d’une culture de la paix en agissant en France et main dans la main avec des acteurs locaux partenaires du SPF dans plus de 80 pays.

Nous appelons à ce que la solidarité populaire, citoyenne et universelle s’exprime et trouve un large écho auprès de toutes celles et tous ceux qui veulent agir. Être solidaire des populations civiles et des enfants en particulier est et sera un message porteur du sens que l’on donne à l’humanité et pour que tous les enfants et les jeunes puissent garder espoir dans leur avenir.

L’objectif, c’est un cessez-le-feu immédiat

Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’homme (LDH)

Le droit international a été violé de manière particulièrement scandaleuse par la Russie. Il n’y a même pas eu de déclaration de guerre, mais directement une invasion militaire, visant à éliminer un régime démocratique aux frontières de l’Union européenne. Ce drame est aujourd’hui l’occasion de réveiller ces outils du droit international qui permettent de sanctionner ces dictateurs qui décident de défier l’humanité et son idéal de paix. Cette guerre nous rappelle aussi à nos devoirs vis-à-vis des opposants à ces dictateurs.

Quand les libertés sont bafouées et que rien ne se passe, à chaque fois, ces chefs d’État tyranniques vont plus loin dans la violence. Et aujourd’hui dans l’agression militaire. Cela doit amener une prise de conscience collective sur l’urgence à soutenir le peuple ukrainien, mais aussi les défenseurs des droits en Russie, ceux qui ont le courage de manifester leur opposition à cet acte individuel d’un gouvernement totalitaire.

Cela vaut pour la Russie aujourd’hui, mais aussi pour d’autres puissances demain qui pourraient être tentées d’agrandir leur territoire, ou de mater leurs opposants, par la force. Il faut que la communauté internationale, unie, mette un coup d’arrêt très clair à ces pratiques et refuse la guerre. L’objectif, c’est un cessez-le-feu immédiat, le retrait des troupes russes d’occupation et des négociations pour une paix durable. Avec les sanctions et l’engagement des opinions publiques, on a les moyens de faire céder Poutine.

Pour une insurrection des peuples et des consciences

Roland Nivet, porte-parole national du Mouvement de la paix

Les peuples en Europe et partout dans le monde doivent s’unir pour apporter leur soutien au peuple ukrainien et empêcher que ne se déclenche le pire des scénarios, à savoir l’éclatement d’une guerre totale au cœur de l’Europe. Ils doivent se lever dans l’action unie et sur la base de leur aspiration commune à vivre ensemble dans la solidarité, la justice, la fraternité et la paix pour dire que la guerre est toujours un échec, elle ne conduit qu’au chaos et enfante toujours des monstruosités dont sont victimes les populations civiles.

Il est encore temps d’arrêter l’engrenage militaire, à condition que les peuples, conscients de leur force, fassent prévaloir le respect de la charte des Nations unies à travers des mobilisations énormes. C’est une véritable insurrection des consciences et une levée en masse qui sont nécessaires en condamnant l’agression de la Russie, en exigeant un cessez-le-feu, en demandant le retrait des troupes russes, mais aussi en exigeant que les dirigeants du monde, dans le cadre de l’ONU, trouvent des solutions pour une reprise immédiate des négociations et une issue diplomatique.

L’humanité  n’a d’autre chemin que le développement de l’amitié entre les peuples.

Si le monde est à un tournant historique, comme le dit le président de la République, ce tournant doit être celui qui, dans l’intérêt des Ukrainiens et des Russes mais aussi de tous les peuples du monde, en finira définitivement avec les politiques d’insécurité basées sur des logiques de puissance, de militarisation, de domination financière, d’exacerbation des logiques et de la culture de la guerre et du militarisme en violation de la charte des Nations unies. Lorsque la force prévaut sur le droit, la guerre se développe et sème la désolation. Les peuples de Yougoslavie, d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie, de Libye, etc., peuvent témoigner à travers des centaines de milliers de morts que les politiques de force ne conduisent qu’à la destruction de pays entiers.

Les peuples, par leurs mobilisations, doivent contraindre les forces politiques mais aussi économiques et financières qui sous-tendent ces politiques de domination, tant à travers les lobbies militaro-industriels, le contrôle de trop de médias, la violation systématique du droit international, à prendre une autre direction.

Nous avons le pouvoir d’empêcher le pire mais également d’ouvrir la porte vers des alternatives immédiates pour que cesse l’agression russe en Ukraine, et aussi à plus long terme. En effet, pour son avenir, l’humanité n’a d’autre chemin que la paix, que des politiques de coopération aux plans économique, scientifique, culturel et politique. Elle n’a d’autre chemin que le développement de l’amitié entre les peuples en revalorisant le rôle d’institutions de l’ONU comme l’Unesco, en obtenant l’élimination totale des armes nucléaires, en contribuant à mettre fin à des organisations militaires comme l’Otan, dont l’existence est illégale au regard de l’esprit de la charte des Nations unies, et en renouant avec l’esprit de l’acte final d’Helsinki pour une sécurité mutuelle en Europe.

Les travailleurs  n’ont rien à gagner à une nouvelle guerre

Philippe Martinez secrétaire général de la CGT

Le droit à la paix, à la sécurité et à la liberté de circulation de tout être humain doit constituer une obligation fondamentale des États et des institutions internationales. La paix n’est pas seulement l’absence de guerre mais c’est aussi le principe sur lequel doivent se fonder les rapports humains. En ce sens, le progrès social, l’obtention de droits sociaux pour l’ensemble des populations favorisent une paix durable.

Pour la CGT, les travailleuses et les travailleurs, quelles que soient leurs origines, sont les premières victimes des guerres. La misère, le désespoir, la croissance des inégalités sociales, le chômage alimentent les conflits sur la planète. Les combattre pour les éradiquer est une des conditions pour gagner une paix durable sur l’ensemble de la planète. La prévention durable des conflits nécessite d’investir dans les cultures de la paix et de disposer d’institutions dédiées à la résolution non violente des conflits. Cela suppose de redonner tout son sens à l’ONU et à son rôle essentiel dans la prévention des conflits. La France doit contribuer aux côtés de pays progressistes à faire triompher, à l’ONU notamment, la recherche de la paix par la voie politique et le multilatéralisme.

Depuis le 24 février, la vie de millions d’Ukrainiens et de Russes est bouleversée par le conflit armé opposant les deux États. Face à une guerre qui, une fois de plus, se traduira par des morts, des destructions et des reculs sociaux, la CGT est aux côtés des travailleuses et travailleurs des pays concernés mais aussi des pays limitrophes de l’Ukraine.

Tous les peuples sans exception n’ont rien à gagner à une nouvelle guerre. Les urgences pour les populations et toute l’humanité sont la paix, la préservation de l’environnement, la justice sociale, le respect des droits humains et le désarmement. La CGT n’aura de cesse de revendiquer haut et fort le droit à la paix, à la sécurité, le droit effectif à la non-discrimination de tout être humain et de l’ensemble des populations.

Des sanctions  ciblées pour pousser la Russie à négocier

Mathilde Panot, présidente du groupe FI à l’Assemblée nationale

La guerre menée par la Russie en Ukraine est inacceptable et bafoue toutes les règles du droit international. Nos pensées et notre solidarité vont d’abord au peuple ukrainien. L’accueil des réfugiés et toute l’aide humanitaire nécessaire doivent être organisés. Sauf à aller à la guerre totale entre puissances nucléaires, la solution ne peut être que diplomatique. Il faut donc créer les conditions d’une désescalade, qui passe par un cessez-le-feu, un retrait des troupes russes du territoire ukrainien et la sécurisation des seize sites nucléaires dont Tchernobyl. Construire la paix suppose de tout mettre en œuvre pour ramener Vladimir Poutine à la table des négociations.

La priorité du dispositif de sanctions doit aller au gel des avoirs du président et des oligarques russes. Cela implique de s’émanciper des liens entre oligarchies russe et européenne, et de lutter effectivement contre les blanchisseurs d’argent. Les sanctions d’ordre commercial, elles, affecteraient tous les peuples d’Europe. En matière énergétique, elles favoriseraient franchement les intérêts états-uniens. Ce sont donc des sanctions ciblées mais vigoureuses qui, portant sur les oligarques russes et Poutine, doivent pousser la Russie à négocier. Que l’Ukraine rejoigne l’Union européenne ou que l’Otan s’élargisse, comme le propose la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est hasardeux et nourrirait une escalade.

La France, par son histoire et son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, est l’une des seules puissances à pouvoir faire œuvre de diplomatie. C’est le sens de notre proposition d’une conférence sur les frontières dans le cadre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La France s’inscrirait ainsi dans sa tradition diplomatique d’indépendance et de non-alignement. C’est d’ailleurs une position largement exprimée ces jours derniers : Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin et Jean-Luc Mélenchon ont tous fait valoir les intérêts de la paix et le rôle singulier que la France avait à jouer pour qu’elle advienne.

 publié le 3 mars 2022

Ukraine, Vite La paix !

Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Halte au feu ! Arrêtez la guerre ! Ces cris angoissés montent depuis la foule des rassemblements pour la paix de par le monde. Le mouvement de  la culture et du sport – avec un courage inouï dans plusieurs villes de Russie - renforce la détermination à faire cesser le fracas des missiles, le cliquetis des fusils et le martèlement sourd des chenilles des chars russes. Par Patrick Le Hyaric.

Nous sommes de tout cœur avec les citoyens et travailleurs Russes qui agissent pour la paix. Et, nous réclamons leur liberté de s’exprimer et de manifester. Là-bas comme ici, à l’unisson nous crions : démocratie et désarmement. Ces mots pour la paix sortent de nos cœurs serrés à la vue des images qui nous parviennent de ces familles séparées quand les hommes partent assurer la défense civile, des mères protégeant de leur bras leurs enfants pour courir vers les sous terrains glacés du métro.

Des centaines de milliers de familles fuient le fer et le feu par la route pour se réfugier en Roumanie, en Pologne, en Moldavie ou ailleurs. Nos pays d'Europe doivent les accueillir et les protéger.

La rage et les larmes nous envahissent devant l’insupportable brutalité du petit Tsar de Moscou, ordonnant, avec un cynisme glacial, à l'armée russe de détruire rues, places et habitations, de tuer sans ménagement des civils.

La cour pénale internationale jugera ces crimes de guerre. Le cœur du maître du Kremlin doit être fait du même marbre que la longue table à laquelle il reçoit ses invités.

Oui, l’urgence est de tout faire pour que la raison l’emporte. Tout faire pour retrouver le chemin des discussions, reprendre les voies de la diplomatie. Non pas, à partir des fantasques projets de reconstruire le Grand empire russe de l’hôte du Kremlin, mais à partir de l’intérêt des peuples, du respect mutuel et de celui de tous les engagements pris.

Ceux du Parlement ukrainien en 1991 de rester un pays adhérent ni d'un camp ni d'un autre. Ceux des Russes qui ont signé un traité reconnaissant l’Ukraine comme un État souverain. Et enfin, la promesse de ne pas élargir l’OTAN aux frontières de La Russie. C’est le seul chemin pour éviter le pire. Le chemin de la paix humaine et de l’harmonie entre les peuples.

Et, négocier ne signifie en aucun cas accepter les bombes. Un cessez-le-feu est absolument nécessaire.  Rien ne sera possible sans retrait des troupes russe d’Ukraine.

Ne pas faire cet effort patient, porte le risque d’une autre menace, qu’il ne faut en aucun cas négliger, banaliser ou relativiser : celle d'une guerre généralisée dès lors que l’autocrate russe a brandi à plusieurs reprises l’utilisation de l‘arme nucléaire.

Le capitalo-nationalisme poutinien peut conduire au pire. Les citoyennes et citoyens de tous les pays européens en sont à juste titre inquiets. Rejeter le néant, c’est aussi éviter d’allumer la petite mèche qui embraserait toute l’Europe. Cela nécessite donc de ne pas rompre les contacts avec Moscou, comme le fait à juste raison La France. De discuter avec les dirigeants chinois et indien qui au conseil de sécurité de L’ONU n’ont pas ouvertement soutenu Poutine puisqu’ils se sont abstenu. Les contradictions d’intérêts des pays peuvent être exploitées pour stopper cette tragédie.  Il peut y avoir là une base de l’élargissement de l’isolement du pouvoir russe. D’autre part, il conviendrait de  mettre à l'ordre du jour des discussions à l’ONU et à l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), la proposition de l’organisation d’une conférence pan-européenne visant à garantir la sécurité de chaque nation de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural. Une telle conférence devrait discuter notamment de la réduction des missiles de moyenne portée et de faire revenir dans les débats mondiaux l’enjeu de la dénucléarisation du monde. Dans un tel contexte, toute provocation ne fait qu’ajouter de la tension aux tensions. 

Parler « de guerre économique totale » contre la Russie c’est devenir belligérant et prendre le contrepied de l’indispensable désescalade. La position de la présidente de la Commission européenne disant vouloir accueillir l’Ukraine au sein de L’Union européenne libérale est plus que stupéfiante.

D’abord on ne rentre pas en quelques heures dans l’Union européenne. Pour y être intégré, Il faut répondre à un certain nombre de conditions -examinées sur plusieurs années- que l’Ukraine ne remplit pas aujourd’hui. Ensuite, il n’y a rien de tel pour donner un prétexte à M. Poutine de ne pas s'asseoir à la table des négociations. 

En effet derrière cette proposition il y a évidemment autre chose : En effet l’idée de certains est de créer les conditions de l’élargissement de la guerre puisque selon l’article 42 alinéa 7 du traité européen une clause de défense mutuelle conduit Les pays de L’Union européenne à venir en aide a un pays attaqué.  Dans ce cas précis les forces militaires notamment Française avec l’Otan deviendraient directement partie prenante. Ce serait l’embrasement.

Enfin, une telle intégration dans l’Europe capitaliste ne serait pas à l’avantage des travailleurs et du peuple Ukrainien. Par contre le grand capital international s’y implanterait plus fortement encore pour accentuer la concurrence entre les travailleurs européens.

Mieux vaut conforter l’accord d’association entre l’Union Européennes et l’Ukraine en vigueur depuis le 1 septembre 2017 en le réorientant sur des bases de progrès social et de développement humain commun.  Cela pose d’ailleurs la question de la nature de la construction européenne et milite pour une association de peuples et de nations souveraines, libres et associés pour un projet progressiste au service des hommes et de la nature. De même, l’envoi d’armes lourdes à l’Ukraine est porteur de risques. Il ne faut pas exclure que l’armée Russe tente de frapper ces convois générant des tensions aux frontières avec l’OTAN. Il n’y a pas non plus à se réjouir du « réarmement » de L’Allemagne.

La voie de la paix n’est ni dans un militarisme chauvin, ni dans les tentatives nationalistes qui déchirent le monde dans un combat intra-capitaliste de domination sans partage. L’avenir est à la créativité et à l’action résolue pour la coopération entre les pays et les peuples pour construire un monde commun, capable d’affronter les défis pour la santé, le recul de la pauvreté et les lourds défis climatiques dont le GIEC vient de nous rappeler cette semaine l’extrême urgence. La question de l’invention de nouvelles instances internationales est aussi posée. Celles qui existent se montrent incapables de résoudre pacifiquement les multiples conflits qui surgissent dans un monde bien différent de celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’enjeu aujourd’hui est de porter un projet global de sécurité humaine et de paix. Le projet relancé depuis quelques jours de construire une armée européenne, comme pilier de L’Otan ne s’inscrit pas dans un tel objectif.  D’ailleurs avec qui construire cette armée puisque les deux seuls pays détenteur de l’arme nucléaire sont la France et le Royaume Uni. Or, ce dernier vient de quitter l’Union Européenne.

C’est au contraire des initiatives de désarmement graduel, contrôlé et commun à toutes les nations qui ouvrirait de nouvelles possibilités pour que l’humanité puisse affronter les défis auxquels elle est confrontée.  Par exemple, cette guerre risque de relancer les énergies carbonées à rebours des décisions des conférences sur le climat et d'aggraver sensiblement le sort des travailleurs et des populations du monde entier avec la flambée des prix attisée par la spéculation des grands consortiums mondiaux. Il n’y a d’avenir pour la paix et l’harmonie du monde, ni dans les projets « euro-atlantique » ni ceux de « l’Eurasie » dans le cadre d’une bataille intra capitaliste et nationaliste. Priorité absolue doit être donnée aux œuvres de vie, pas à la multiplication de forces de guerre. C’est ce qui résonne dans les mouvements pour la paix dans les capitales européennes et au-delà. Solidarité entre les peuples ! Vite la paix !

publié le 2 mars 2022

Total(e)

Le billet de Maurice Ulrich sur www.humanite.fr

La guerre lui monte à la tête, à lui aussi, avec une sorte d’ivresse. « Nous allons provoquer l’effondrement économique de la Russie. Nous allons mener une guerre économique et financière totale. » Ça fait un peu totalitaire. Bruno Le Maire voit loin. Il ne s’agit plus de sanctions ciblées visant le pouvoir russe, ses soutiens et des secteurs stratégiques. 150 millions d’habitants acculés à la pénurie, ça risque de compliquer un peu l’avenir du continent. Les oligarques s’en sortiront toujours. La preuve par Total. Le groupe français, solidement appuyé sur ses 180 milliards de chiffre d’affaires, en hausse de 44 %, a indiqué qu’il n’apporterait plus de capital à de nouveaux projets en Russie. Pour le reste, les affaires continuent. Total possède à peu près 20 % des sites gaziers Yamal, Arctic et de la firme Novatek, 49 % du site gazier de Termokarstovoye, 20 % du champ pétrolier de Kharyaga. Le ministre français de l’Économie ne l’ignore pas. C’est, si l’on ose dire, « de bonne guerre » de jouer les matamores mais il ne faut pas confondre guerre totale et Total.

ublié le 1° mars 2022

Guerre en Ukraine.
Le rôle de Paris en débat dans l’Hémicycle

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Assemblée Lors de la session spéciale consacrée au rôle de la France à la suite de l’agression russe en Ukraine, la majorité des députés ont appelé à défendre la paix. Place de l’Otan, livraisons d’armes, conférence de l’ONU… les moyens divisent.

Dans les tribunes de l’Assemblée nationale, deux drapeaux bleu et jaune entourent Vadym Omelchenko. L’ambassadeur d’Ukraine en France, invité à assister aux débats, est longuement applaudi par les députés français. Les uns après les autres, les orateurs qui se succèdent apportent de façon unanime leur soutien au peuple ukrainien, en plus de condamner sans réserve l’agression militaire massive lancée par la Russie sur son voisin. Ruban bleu et jaune sur le cœur, le député communiste Fabien Roussel prend la parole, lors du premier débat parlementaire consacré à cette guerre qui frappe le sol européen. « Nous devons organiser dans chaque commune de France l’accueil des réfugiés ukrainiens, et faire vivre pleinement le droit d’asile », lance d’emblée le secrétaire national du PCF, qui appelle à un cessez-le-feu immédiat. « La France et tous les pays doivent prendre des sanctions politiques, diplomatiques et économiques afin de contraindre Vladimir Poutine à s’asseoir à la table des négociations », ajoute l’élu. Hors de ce chemin, point de salut, affirme-t-il. « Il est impossible de prévoir l’issue d’un conflit armé, seule la destruction est sûre, gardons-nous des va-t-en-guerre. La solution à ce drame ne sera pas militaire. Nous devons tout mettre en œuvre pour éviter une escalade incontrôlable, pour éviter que l’Otan ne participe à cette guerre, car là est le risque d’embrasement », développe-t-il. Pour le candidat du PCF à la présidentielle, le danger est que cette guerre devienne « mondiale et nucléaire ». La solution ? Que l’ONU relance le processus réunissant les États européens, l’Ukraine et la Russie, en usant de sanctions à même de montrer que seuls la paix et le dialogue sont profitables à tous.

Jean Castex pour « un bouclier tarifaire »

Avec du bleu et du jaune également accrochés à sa veste, Jean-Luc Mélenchon prône lui aussi la désescalade. « Aucune participation à la guerre ne pourrait rester limitée. La destruction nucléaire générale serait l’issue prévisible », prévient le député FI. « Ou bien la diplomatie, ou bien la guerre totale. Tout doit aller à la diplomatie, rien à la guerre », ajoute-t-il. Ce qui l’amène à regretter que l’Union européenne ait pour la première fois de son histoire livré des armes. « Un engrenage s’enclenche », craint-il, au risque de « faire de nous des cobelligérants ». Exclure de nombreuses banques russes de la plateforme mondiale Swift, « n’est-ce pas enclencher une escalade générale ? Quel avantage pour la paix ? » interroge-t-il également, à rebours de toutes les voix s’exprimant pour des sanctions à même de faire s’asseoir les Russes à la table des négociations. Il serait possible de faire autrement assure l’insoumis, en ouvrant « une session extraordinaire pour la sécurité en Europe », ainsi qu’une « conférence européenne des frontières », en plus de proclamer « la neutralité de l’Ukraine ». Son président, Volodymyr Zelensky, s’est déjà dit prêt à le faire. Jean-Luc Mélenchon affirme en outre que « la dénucléarisation du monde doit redevenir un objectif concret », et que la France doit sortir de l’Otan.

Si elle estime elle aussi qu’il faut « éviter que cette guerre ne s’étende à d’autres pays d’Europe », Valérie Rabault considère que « la garantie (pour y parvenir), c’est l’Otan », et le développement d’une défense européenne. La présidente du groupe socialiste, comme la plupart des députés, assure qu’il faut « dissuader Poutine de poursuivre cette guerre, en lui coupant sa capacité d’action par tous les moyens financiers ». Elle appelle enfin les pays européens à retrouver leur souveraineté. « Les gourous du low-cost les ont conduits à la brader. Nous devons la reconstruire. » À tout point de vue : alimentaire, industriel et énergétique. « Quand une centrale nucléaire ferme, un gazoduc russe s’ouvre », insiste à ce sujet Damien Abad. Le président du groupe LR appelle lui aussi à « accueillir des réfugiés ukrainiens au nom du droit d’asile » et à ne viser que la paix, en « offrant une porte de sortie honorable à tous ». « Nous devons apporter toute l’aide compatible avec la non-extension de la guerre », abonde Jean-Louis Bourlanges, quand Jean-Christophe Lagarde affirme qu’une entrée dans l’Otan aurait pu protéger l’Ukraine et que, « tant que la Russie ne sera pas une démocratie, elle représentera un danger ». Le premier ministre, Jean Castex, a pour sa part présenté la stratégie du gouvernement : « assécher la capacité de financement extérieur de l’économie russe », développer un « bouclier tarifaire » sur les hausses de prix en France liées à cette guerre, livrer « carburant et matériel militaire » à l’Ukraine, et, sans cesse, « maintenir le dialogue avec la Russie », pour trouver une issue.


 


 

Ukraine :
le tri racial des réfugiés

par Nadia Sweeny sur www.politis.fr

Plusieurs vidéos et témoignages démontrent un traitement discriminant et raciste des réfugiés Africains qui tentent de fuir l’Ukraine. L'Ukraine et la Pologne démentent, les pays africains réagissent.

De nombreuses vidéos diffusées ces derniers jours sur les réseaux sociaux montrent une discrimination raciste manifeste des réfugiés qui tentent de fuir l’Ukraine, triant, à différents points de passage, ces derniers en fonction de leur couleur de peau. À Zaporija dans l'est du pays et alors que les russes étaient à cinquante kilomètres, les autorités ukrainiennes ont empêché des réfugiés noirs de monter dans les trains en direction de Lviv, ville située à 70km de la Pologne. À la frontière, ce sont les douanes qui pointent leurs armes sur les réfugiés d’origine africaine, obligés de lever les mains au ciel et de crier « nous sommes étudiants, nous ne sommes pas armés » ou, comme ci-dessous un douanier qui repousse violemment un réfugié.

Sur une autre vidéo, une femme, avec un bébé de quelques mois, attend avec une foule d’Africains, devant un poste frontière dans la nuit gelée.

La Pologne a démenti l’existence d’un tri raciste des réfugiés aux frontières prétextant que déjà plus de 200 000 personnes avaient été accueillis en Pologne « quelle que soit leur nationalité », plaide l’ambassade de Pologne en France.

« C’est faux, nous les avons rencontrés ces Africains », affirme Tahar Rani, journaliste de France 24 présent sur Lviv et qui a recueilli la parole de nombreux étudiants africains et maghrébins. Mustapha, un jeune guinéen de 25 ans, étudiant en médecine lui a raconté son parcours. Fuyant Karkiv où les combats sont particulièrement violents, Mustapha et son frère ont été bloqués pendant quatre jours dans la gare de Lviv après avoir été refoulés de la frontière polonaise. « Les Polonais nous ont dit que les noirs ne rentraient pas, qu’il n’y avait plus de place pour les migrants parce qu’ils en ont accueillis beaucoup. Au même moment, des réfugiés blancs passaient. » D’après lui, une délégation guinéenne avait fait le trajet côté polonais jusqu’à la frontière avec l’Ukraine mais n’a pas réussi à négocier leur passage. Les Polonais auraient exigé la venue d’un bus juste pour eux.

Ils avaient mis les noirs d’un côté et les blancs de l’autre.

Mustapha a donc dû rebrousser chemin et repartir vers la grande ville de Lviv en attendant de se présenter à une autre frontière plus clémente avec les Africains. Lorsque nous avons pu le joindre, il était en passe d’entrer en Slovaquie. Soulagé mais épuisé par ce périple. Un membre de sa famille, installé en Belgique doit venir le chercher.

Plusieurs diplomaties africaines tentent de venir en aide à leurs ressortissants bloqués aux frontières. Les autorités d’Afrique du Sud – dont 250 ressortissant vivaient en Ukraine - ont vivement réagi aux vidéos montrant des discriminations racistes aux frontières et ont envoyé l’ambassadrice sud-africaine en Pologne, Mme Mngomezulu, à la frontière.

Le président nigérian s’est de son côté outré du traitement réservé par les autorités ukrainiennes et polonaises à ses ressortissants, dont 4 000 étudiants résidaient en Ukraine avant la guerre. Dans un communiqué de presse, il condamne les « rapports malheureux de la police ukrainienne et du personnel de sécurité refusant d'autoriser les Nigérians à monter à bord des bus et des trains en direction de la frontière entre l'Ukraine et la Pologne », indiquant qu’« un groupe d'étudiants nigérians s'étant vu refuser à plusieurs reprises l'entrée en Pologne a conclu qu'il n'avait d'autre choix que de voyager à nouveau à travers l'Ukraine et de tenter de quitter le pays par la frontière avec la Hongrie ».

Lundi 28 février, dans un communiqué de presse, l’Union Africaine s’est aussi déclarée « particulièrement préoccupée par les informations rapportées selon lesquelles les citoyens africains, se trouvant du côté Ukrainien de la frontière, se verraient refuser le droit de traverser la frontière pour se mettre en sécurité », elle exhorte « tous les pays à respecter le droit international et à faire preuve de la même empathie et du même soutien envers toutes les personnes qui fuient la guerre, nonobstant leur identité raciale ».

Du côté marocain, une équipe consulaire a aussi été dépêchée à la frontière ukrainienne. Le royaume chérifien compte le plus grand nombre de ressortissants africains en Ukraine avec 12 000 personnes dont 8 000 étudiants. À Rabat, des familles de marocains résidant en Ukraine ont manifesté, vendredi, inquiètes pour leurs enfants bloqués en Ukraine. Dans un communiqué, le Maroc a incité ses ressortissants qui veulent fuir à se rendre aux points de passage avec la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie. « Il n’y a aucun blocage au niveau de la Pologne », explique pourtant Abderrahim Atmoun, ambassadeur du Maroc en Pologne, qui justifie les problèmes de passage par l’afflux des réfugiés. D’après lui, 60 marocains auraient traversé la frontière. Une fois en Pologne, les ressortissants étrangers obtiennent un laisser-passer de quinze jours.

publié le 28 février 2022

Yannick Quéau :
« L’enlisement militaire
revêt un risque nucléaire »

Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), Yannick Quéau s’inquiète du risque d’escalade et de perte de contrôle du conflit.


 

Quelle est la situation sur le terrain ? L’armée russe rencontre-t-elle plus de difficultés que prévu ?

Il n’est pas toujours aisé d’obtenir des informations fiables. Cela dit, il est clair que l’armée russe rencontre des difficultés dans sa progression. Cela tient à la résistance que lui opposent les Ukrainiens, sans doute sous-estimée au départ. La communication entre les services de renseignement américains et les forces ukrainiennes est efficace sur le plan tactique. Les Russes ont dû engager plus rapidement que prévu les forces de deuxième vague. Ils ont aussi décidé d’opérer avec une certaine retenue. L’opération militaire, qui vise d’abord le gouvernement ukrainien et les capacités militaires du pays, doit éviter de s’aliéner la population ukrainienne. Il y a donc une certaine précaution dans l’utilisation de la puissance de feu. Plus le conflit durera, plus il faut craindre que les forces et les moyens employés soient de plus en plus létaux.

C’est-à-dire ?

La volonté du gouvernement ukrainien d’offrir une résistance bec et ongles en armant les civils et encourageant la production de cocktails Molotov conduit à ce que la distinction entre forces combattantes et civils devienne assez difficile pour tout le monde. Les règles d’engagement risquent de devenir plus floues et de conduire à des exactions.

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il ordonné la mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire ?

Sur un plan conventionnel, les forces russes ne peuvent pas rivaliser avec l’Otan. L’Otan n’est pas engagée mais son appui en armes et les difficultés rencontrées par la Russie engendrent un risque accru de nucléarisation du conflit. La mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire est un message de fermeté. Il s’agit d’avertir le monde entier, et l’Otan en particulier, que la Russie est prête à l’escalade. Elle ramène l’arme nucléaire au centre des préoccupations.

Comment l’Union européenne et plusieurs pays membres, dont l’Allemagne, comptent-ils fournir des armes à l’Ukraine ?

La décision de fournir des armes a été prise rapidement. Le spectre des armes évoquées est assez large. Il va d’équipements comme des casques, des lunettes de visée ou de vision nocturne jusqu’à des mitrailleuses, des armes antichars et même des avions de fabrication russe. Ce qui est assez étonnant. Si cette décision d’armer l’Ukraine a été prise, c’est qu’à l’heure actuelle les canaux de communication avec les forces ukrainiennes permettent les livraisons. Le problème est que les Russes vont sans aucun doute vouloir les empêcher en frappant les convois. Il y a un risque de frictions aux frontières avec l’Otan.

À moyen terme, il existe un risque que ces armes soient acheminées là où on ne le souhaite pas. Si le conflit dure et vire à la guérilla, comme y appelle le pouvoir ukrainien, on ne peut pas écarter la possibilité qu’elles tombent entre les mains de groupes paramilitaires et conduisent à une perte de contrôle. À long terme, ces armes peuvent se retrouver sur d’autres terrains d’opération. Le choix de crédibiliser la guérilla ukrainienne a été fait par les Occidentaux et les Européens. Il faudra en assumer les conséquences.

Peut-on dire que les Occidentaux jouent la carte de l’enlisement ?

Les Occidentaux ont décidé de faire durer ce conflit. Ils espèrent que cette guerre va devenir ingagnable pour la Russie. Quand Emmanuel Macron déclare que « cette guerre va durer », c’est une déclaration d’intention. L’Union européenne a opté pour la fermeté car elle joue sa crédibilité. Fermeté dans les sanctions économiques, qui sont efficaces quoi qu’en disent certains. Fermeté sur le plan militaire en fournissant des armes.

Que devrions nous faire ?

Il faut essayer dans un premier temps de figer les positions afin de rouvrir des négociations. La difficulté est de savoir ce qui pourrait être acceptable pour Vladimir Poutine afin qu’il fasse ce choix. Je suis un peu stupéfait de la déclaration d’Ursula von der Leyen défendant l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Ce n’est pas de nature à le faire revenir à la table des négociations. On doit être ferme, mais aussi mesuré et ménager son adversaire. Il importe d’ouvrir un canal de négociation pour éviter l’escalade nucléaire. Il faut prendre au sérieux les Russes. Ils peuvent s’autoriser à utiliser l’arme nucléaire en premier, notamment pour un usage tactique, pour démontrer leur détermination. Il convient aussi d’éviter de se donner pour objectif de changer de régime en Russie. L’enlisement russe et ses frustrations rendraient la question du recours à l’arme nucléaire plus prégnante


 


 

Comment l’Europe est devenue actrice du conflit

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Guerre en Ukraine En décidant de livrer des armes à Kiev, l’Union européenne change la donne de cette guerre. Moscou l’interprétera comme la validation de sa thèse sur une confrontation directe avec l’Occident.

Le temps défile à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est déroulé que sept jours depuis le discours-fleuve de Vladimir Poutine dans lequel il estimait que l’Ukraine fait partie de l’espace russe. Cinq jours ont passé seulement depuis le déclenchement de l’opération militaire. Et, désormais, l’Europe, considérée comme un géant économique mais un nain politique, a décidé de s’ériger en puissance diplomatico-militaire.

1. Le tournant de l’UE est-il historique ?

Il n’a donc fallu que quelques heures et déclarations pour que l’Union européenne devienne une actrice de la guerre en Ukraine. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, et les États membres ont pris des décisions qui sonnent comme autant de précédents entre livraison d’armes à l’Ukraine et interdiction de médias russes. Moscou ne pourra les analyser autrement qu’à travers les propres mots du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui y voit la formation d’une « coalition anti-guerre ». Alors que la question de l’Otan se trouvait au centre de la conflictualité russo-ukrainienne, l’organisation atlantiste joue, pour l’instant, les seconds rôles, laissant l’Union européenne en première ligne, un fait inédit dans l’histoire de l’institution. Même Joe Biden, qui prononcera ce mardi soir le traditionnel discours sur l’état de l’Union, s’inscrit en retrait – certes léger. Le président américain voit forcément d’un œil favorable l’implication des Européens, permettant à Washington de demeurer à la manœuvre sans apparaître comme le chef d’orchestre. L’agression russe a redonné vie à l’Otan, subitement sortie de sa « mort cérébrale » (pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron), tandis que le Vieux Continent consent à assumer une part grandissante du fardeau financier. Décision impensable, il y a quelques semaines : le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé un budget de 100 milliards d’euros pour moderniser l’armée allemande et une augmentation du budget de la défense à plus de 2 % du PIB,soit au-delà de la quote-part exigée par Donald Trump lorsqu’il était président. Volodymyr Zelensky a saisi la portée de ce tournant et abattu, lundi matin, une nouvelle carte : « Nous nous adressons à l’UE en ce qui concerne une intégration sans délai de l’Ukraine via une nouvelle procédure spéciale. Je suis sûr que c’est juste. Je suis sûr que c’est possible. » La veille, Ursula von der Leyen avait ouvert une brèche, si ce n’est une boîte de Pandore : « À long terme, ils sont avec nous, en fait. Ils sont des nôtres et nous les voulons avec nous. » S’il y a une subtilité temporelle (« à long terme »), la référence à une appartenance de fait (« ils sont des nôtres »), le message adressé à Moscou est clair.

Mais, même lointaine, cette perspective divise. Il y a «différentes opinions et sensibilités », a reconnu Charles Michel, le président du Conseil européen, dans un langage fort diplomatique pour dire que certains des États membres y sont opposés. Ursula von der Leyen aurait-elle parlé trop vite ? Ou a-t-elle tenté de placer les États membres, dont l’unanimité est requise, devant le fait accompli ? Son porte-parole a tenté, lundi, de clarifier les propos de la présidente, sans tout à fait y réussir, soulignant qu’elle avait « exprimé son point de vue en tant que présidente de la Commission », tout en reconnaissant que « ce n’est pas elle seule qui décide ». Si la question de l’adhésion divise encore, celle de la livraison d’armes apparaît en revanche consensuelle.

Il s’agit en la matière d’un « tournant historique », revendiqué comme tel par la présidente de la Commission européenne. L’UE financera la livraison à l’Ukraine de matériel militaire, mais aussi de carburant, d’équipements de protection et de fournitures médicales. Bruxelles a d’ores et déjà annoncé le déblocage de 450 millions d’euros. Ici aussi, les questions viennent en rafale : à qui l’UE achètera-t-elle ces armes et équipements ? Et surtout : comment les livrera-t-elle ? Par une sorte de « pont aérien », mettant dès lors les avions à proximité directe de l’aviation militaire russe, dont la domination du ciel ukrainien ne semble pas contestée ? Par voie terrestre, en traversant des frontières de pays membres de l’UE (Pologne et Roumanie) et de l’Ukraine ?

Dans la confrontation désormais assumée avec la Russie, l’UE a également franchi un cran en annonçant l’interdiction des médias pro-Russes Russia Today (RT) et Sputnik au sein de l’UE afin de lutter contre « la désinformation orchestrée par Moscou. » « Poutine ne veut pas seulement conquérir le terrain, il veut aussi conquérir les esprits, a justifié le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell. En coupant Russia Today et Sputnik dans l’UE, nous coupons la tête du serpent.  » Cette décision soulève un certain nombre de questions légales.

L’autorisation de diffusion de Russia Today fait l’objet d’une convention signée (comme pour toutes les autres chaînes) entre la chaîne et l’autorité de régulation (Arcom, ex-CSA). Dans le cahier des charges, et selon l’article Ier de la loi de 1986 sur la liberté de la communication, elle doit respecter « le caractère pluraliste des courants de pensée et d’opinion », mais aussi – et c’est peut-être une « porte d’entrée » juridique qui jouera en sa défaveur – assurer « la sauvegarde de l’ordre public » et « les besoins de la défense nationale ».

2. Les sanctions sont- elles efficaces ?

Avant le virage stratégique de l’UE, les sanctions constituaient l’arme unique de représailles. Rapidement décidées par les Occidentaux après le déclenchement de l’intervention militaire en Ukraine, elles s’avèrent déjà « lourdes » et « problématiques », comme l’a reconnu un porte-parole du Kremlin, même s’il a assuré que la Russie avait « les capacités nécessaires pour compenser les dégâts ». Et pourtant… Lundi, la Banque de Russie a dû relever très fortement son taux directeur, de 10,5 points, à 20 %, alors que l’inflation flambait déjà avant les sanctions. Le rouble s’est aussi effondré face au dollar et à l’euro à l’ouverture des marchés, atteignant des records de faiblesse. À l’issue d’un conseil de défense, la France a d’ailleurs décidé, hier, de renforcer les sanctions : retrait des Russes de Swift et gel des avoirs de la Banque centrale russe.

Sur un plan plus symbolique, mais pas forcément secondaire tant il est vecteur de soft power, l’isolement de la Russie sur la scène internationale sportive devient presque total. Le « prix » à payer par Moscou finira-t-il par peser dans les choix politiques du Kremlin ?

3. Que peut-on attendre de ces pourparlers ?

Une réponse lapidaire tiendrait en quelques mots (peu de chose), voire un seul (rien). Les délégations des deux pays se sont retrouvées, hier matin, dans un lieu tenu secret en Biélorussie, alors que les combats se poursuivaient à la fois autour de Kiev, de Marioupol et dans le Donbass. L’Ukraine exige justement un cessez-le-feu « immédiat », ainsi que le retrait des troupes russes de son territoire.

La Russie refuse de dévoiler ses positions, mais on voit mal comment elles ne pourraient pas être en ligne avec les objectifs de Vladimir Poutine de « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine, alors que Kiev est accusé par Moscou d’orchestrer un « génocide » de russophones dans la partie orientale du pays. La partie russe reste évasive sur le « mode opératoire » de cette démilitarisation : partition du pays, installation d’un régime fantoche, « traité » bilatéral ?

Cette première prise de contact intervient au Bélarus, au lendemain d’un référendum qui élimine l’obligation pour cette ex-République soviétique de rester une « zone sans nucléaire », créant une situation que Josep Borrell a qualifiée de « très dangereuse ».

Allié de Moscou, Minsk peut désormais décider d’accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Le président russe Vladimir Poutine a mis dès dimanche les forces nucléaires de son pays en alerte, quelques jours après que Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, eut lui-même rappelé que l’Otan est une « alliance nucléaire ». Jamais, sans doute, depuis la crise des missiles à Cuba en 1962, l’arme ultime n’avait été aussi centrale dans un conflit diplomatique qui se trouve, en l’occurrence, être également un conflit militaire.


 


 

En Moldavie, l’un des pays les plus pauvres d’Europe,
les réfugiés ukrainiens affluent
par dizaines de milliers

Laurent Geslin sur www.mediapart.fr

Le Haut-Commissariat des nations unies aux réfugiés estime qu’à ce jour, plus de 500 000 Ukrainiens ont fui leurs terres envahies par la Russie de Vladimir Poutine. Parmi les pays de destination, la Moldavie voisine a fait preuve d’une rapidité exemplaire pour les accueillir.

Palanca (Moldavie).– Au bout de la dernière route de l’extrême sud-est de la Moldavie, une fois passé le village de Palanca qui menace ruine, apparaît enfin le poste-frontière homonyme. Une grosse centaine de personnes sont venues ce 26 février pour accueillir les réfugié·es ukrainien·nes qui remontent depuis le grand port d’Odessa. On trouve des étudiant·es qui veulent donner un coup de main, des moines orthodoxes, des prédicateurs évangélistes, des mères de familles qui viennent apporter quelques couches ou des couvertures.

Accompagné·es par les douaniers moldaves, des vieillards, des femmes et des enfants traînent leurs lourds baluchons, avant de s’affaler sur le bas côté, soulagé·es et épuisé·es. Le poste-frontière de Palanca est planté dans une terre noire qui annonce la grande plaine ukrainienne, à une dizaine de kilomètres au sud de l’entité séparatiste de Transnistrie, une bande de terre de 400 kilomètres située à l’est du Dniestr, où stationnent depuis l’éclatement de l’URSS quelques milliers de soldats russes.

Personne ne sait si les fumées noires qui remontent de la côte proviennent d’un bombardement. Les rumeurs vont bon train et le gouvernement moldave a été obligé ces derniers jours de démentir le tir de missiles par les autorités de Tiraspol.

« J’attends mon père, souffle Nick, un ingénieur en informatique au look de hipster, chaudement protégé du vent par une doudoune jaune canard. Il a 58 ans mais il est handicapé, donc j’espère que les soldats le laisseront passer. » Depuis le 24 février au soir, la mobilisation générale a été décrétée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, et les hommes de 18 à 60 ans ne peuvent plus quitter le pays. « Je suis parti dès les premiers bombardements, le matin du 24 février. J’ai arrêté de réfléchir, je voulais juste survivre », continue Nick.

Selon les statistiques des autorités moldaves, quelque 80 000 personnes étaient arrivées dans le pays lundi matin et 40 000 auraient déjà continué leur chemin vers la Roumanie. « Nos frontières sont ouvertes pour les citoyens ukrainiens qui souhaitent rester en Moldavie ou y transiter », déclarait la présidente moldave Maia Sandu dès les premières heures de l’invasion russe, alors qu’un état d’urgence a été voté pour une durée de 60 jours, autorisant les autorités à expulser du pays toute « personne indésirable ».

Pour accueillir les premiers groupes de réfugié·es, les autorités de Chișinău ont fait preuve d’une rapidité exemplaire. En quelques heures, un camp a été monté à proximité de Palanca, que des ouvriers achevaient de connecter samedi au réseau électrique, et un autre au nord du pays, à Ocnița. Un centre d’accueil de 500 lits a aussi été organisé dans le parc des expositions de la capitale (Moldexpo), en lieu et place de l’hôpital de fortune qui accueillait les malades du Covid-19 durant la pandémie.

Des voitures chargées de nourriture, de vêtements chauds, de jouets pour les enfants arrivent continuellement, sous l’œil de Nicoleta, 19 ans, qui coordonne une trentaine d’étudiant·es chargé·es de trier les dons. « C’est un peu la panique, nous n’avons pas assez d’espace pour tout stocker, concède-t-elle. Mais cette mobilisation spontanée fait chaud au cœur. »

Des bénévoles se relaient jour et nuit pour proposer des boissons chaudes et des gâteaux le long des routes menant vers la capitale moldave. Au poste-frontière de Palanca, et à celui tout proche de Vama Tudora, de longues tables chargées de victuailles permettent aux réfugié·es de se restaurer, après avoir longuement attendu pour sortir d’Ukraine. Samedi, une file de véhicules s’étendait sur 20 kilomètres du côté ukrainien et il fallait en moyenne patienter 24 heures en voiture pour franchir la frontière, contre six heures à pied.

« J’ai marché 20 kilomètres avec mes deux enfants, raconte Yaroslava, qui a trouvé refuge dans le parc des expositions de Chișinău. Le 24 au matin, nous avons entendu de terribles explosions, les Russes cherchaient à détruire un entrepôt de munitions situé à côté de la ville de Vinnytsia. Nous avons mis deux jours pour traverser le pays et nous avons fini par prendre un taxi. Mais il nous a déposés au mauvais endroit et nous avons fini le voyage à pied. Je suis si reconnaissante au peuple moldave pour l’aide qu’il nous apporte ! Je n’aurais jamais cru que tant de générosité était possible. »

Yaroslava est accompagné de Simon, son mari allemand, et la famille attendait samedi de prendre un bus pour Bucarest, puis l’avion pour rejoindre Stuttgart. Toutes et tous n’ont pas cette chance et les hôtels de Chișinău ont été pris d’assaut, alors que nombre de Moldaves proposent spontanément des chambres ou des appartements pour accueillir les réfugié·es.

Des numéros de téléphone pour trouver un hébergement sont affichés sur un tableau du centre d’accueil du parc des expositions, et les bonnes adresses s’échangent sur les réseaux sociaux. Le gouvernement moldave a également ouvert un groupe Facebook pour coordonner l’action des volontaires et quatre centres de collecte d’aide humanitaire devraient ouvrir dans le pays ces prochains jours.

Une économie très dépendante de l’Ukraine

Combien de temps cet élan de solidarité pourra-t-il durer ? La Moldavie a activé jeudi soir le Mécanisme de protection civile de l’Union européenne, une procédure permettant de faire appel à la solidarité à l’échelle européenne.

Reste pourtant que ce petit pays de 2,6 millions d’habitant·es saigné par l’émigration de sa population active vers l’Europe occidentale est l’un des plus pauvres du continent, son PIB par habitant·e s’élevant à 4 550 dollars, soit un tiers de celui de la Roumanie, et que l’économie du pays, très dépendante de ses échanges avec son voisin oriental, devrait rapidement souffrir du conflit.

Selon les estimations des Nations unies, si les combats se poursuivent, plus de cinq millions de personnes pourraient arriver dans les pays riverains de l’Ukraine ces prochains jours, soit la plus importante crise migratoire qu’ait connue l’Europe depuis la Seconde Guerre mondiale.

La soleil a disparu au poste-frontière de Palanca, derrière la statue d’un Christ sur sa croix et derrière les champs qui s’étendent à perte de vue, mais le flot de véhicules ne semble jamais devoir se tarir. Maram, Nour et Ahmet, trois étudiant·es tunisien·nes de la faculté de médecine d’Odessa, qui viennent de passer la frontière, prennent un thé pour se réchauffer.

« Les Ukrainiens sont habitués aux bombardements, mais quand nous avons vu la panique dans leurs yeux, nous avons su que quelque chose de vraiment sérieux se préparait », explique Nour. « Nous avons passé des heures dans des caves, nous n’avons pas dormi depuis trois jours et nous ne savons pas où nous allons passer la nuit, mais l’essentiel est d’être maintenant en sécurité », souffle-t-elle, avant d’être prise en charge par des bénévoles pour rejoindre Chișinău.

Dima a quant à lui quitté Odessa dès le 24 février, quand un missile a explosé près de son immeuble, et il vient chaque jour chercher des amis pour les aider à fuir. « Je suis chrétien et opposé à toute violence, donc j’assume de ne pas participer aux combats, mais je fais de mon mieux pour aider tous ceux que je peux, assure-t-il. Avec l’avancée du front, j’ai peur que la situation ne dégénère très vite, car il y a des habitants d’Odessa qui attendent l’arrivée des Russes avec impatience. » La majorité des réfugié·es ukrainien·nes souhaitent poursuivre au plus vite leur route vers l’Ouest et nombreuses et nombreux sont les Moldaves à préparer leurs passeports.

publié le 27 février 2022

Moscou souffle le chaud, le froid et l’atomique

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Tandis que les pays européens promettent des armes à Kiev, Vladimir Poutine agite le spectre de la dissuasion nucléaire.

Plus les jours passent depuis le début, jeudi matin, de l’offensive militaire russe contre l’Ukraine, plus les vertiges de la mort saisissent le monde entier. Dimanche après-midi, Vladimir Poutine a franchi un nouveau palier dans l’escalade : au cours d’un entretien retransmis à la télévision avec son ministre de la Défense et ses chefs d’état-major, le président russe leur a ordonné de « mettre les forces de dissuasion de l’armée russe en régime spécial d’alerte au combat ». Un statut qui, insistent les dirigeants russes dans la foulée, renvoie à une possible « utilisation d’armes nucléaires ». Le Kremlin justifie cette décision par les « déclarations belliqueuses de l’Otan », mais également par les sanctions « illégitimes » prises à l’encontre de la Russie (lire en page 2).

À Washington, la réaction n’a pas tardé. « Il s’agit d’un schéma répété que nous avons observé de la part du président Poutine durant ce conflit, qui est de fabriquer des menaces qui n’existent pas afin de justifier la poursuite d’une agression, estime Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche. À aucun moment, la Russie n’a été menacée par l’Otan ou l’Ukraine. Nous allons résister à cela. Nous avons la capacité de nous défendre. » Pour Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, la déclaration de Vladimir Poutine est « dangereuse et irresponsable ».

Ces nouvelles menaces éclipsent le ballet diplomatique rouvert dimanche après-midi – sans grand espoir de succès, cependant – avec une première rencontre programmée entre des délégations russe et ukrainienne à la frontière avec la Biélorussie. Elles font également passer au second plan la valse des annonces par les pays européens – dont la France – de livraisons d’armes « de défense » à l’Ukraine. Derrière leurs effets probablement symboliques avant tout, ces opérations soulèvent de multiples questions quant à leur timing, leurs destinataires et la nature réelle de l’aide apportée…

Une internationalisation du conflit

Mais ces promesses d’armes mettent aussi de l’huile dans un engrenage dangereux que ne manquent pas d’utiliser les autorités à Kiev. Tout à sa diplomatie via les réseaux sociaux, Volodymyr Zelensky, le président ukrainien qui, depuis quelques jours, interpelle, félicite ou remercie directement ses homologues occidentaux via Twitter notamment, veut y voir la manifestation d’une forme d’internationalisation du conflit. « Nous recevons des armes, des médicaments, de la nourriture, du carburant, de l’argent, se réjouit-il. Une coalition internationale forte s’est formée pour soutenir l’Ukraine, une coalition antiguerre. »

Dans ce contexte, l’Allemagne retient l’attention plus que les autres en Europe. « Le monde est entré dans une nouvelle ère », a martelé le chancelier social-démocrate Olaf Scholz, à l’occasion d’un débat, dimanche matin, devant le Parlement. De quoi faire sauter, selon son gouvernement au pouvoir depuis trois mois, les derniers tabous existants outre-Rhin sur l’armée : l’Allemagne décide de doubler son budget militaire – il sera porté à 100 milliards d’euros dès cette année – et de livrer directement des armes à un pays tiers. Comme quoi, si l’issue de la guerre en Ukraine demeure incertaine, elle bouleverse déjà le paysage…


 


 

Les sanctions peuvent-elles faire plier Poutine ?

Bruno Odent sur www.humanite.fr

UKRAINE Face à la criminelle offensive du Kremlin, les grandes puissances occidentales entendent déployer une rétorsion maximale en bloquant les échanges commerciaux avec la Russie. Les plus démunis, côté russe comme européen, sont assurés d’en faire les frais.

La guerre déclenchée par Vladimir Poutine continue d’étendre ses ravages en Ukraine et son lot de morts, de désolation pour les populations civiles avec des combats entre les commandos d’invasion russe et l’armée ukrainienne jusque dans les rues des deux principales villes du pays, Kiev et Kharkiv. Face à cette offensive aussi folle que criminelle du Kremlin qui paraissait encore impensable il y a quelques jours aux yeux de nombre d’observateurs, plusieurs capitales ont décidé de répondre en durcissant les sanctions afin d’isoler comme jamais le régime et son économie.

Depuis ce 27 février, l’espace aérien européen est interdit à toute compagnie russe. De son côté, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé des mesures destinées à restreindre l’accès de la banque centrale moscovite au marché des capitaux. Elle les présente comme un moyen d’empêcher le Kremlin de financer son invasion de l’Ukraine. Avec cependant, il faut le souligner, un effet forcément décalé dans le temps.

Swift ou l’arme du blocage des transactions commerciales

Dans cet arsenal de mesures coercitives, c’est la décision prise le 26 février par le G7, regroupant les sept plus grandes puissances occidentales, qui fait le plus sensation et promet d’avoir les effets les plus lourds et les plus immédiats sur l’économie russe. Olaf Scholz, le chancelier allemand, qui assure en ce moment la présidence tournante du G7, a annoncé l’exclusion d’un « grand nombre (soit entre 70 et 80 % – NDLR) de banques russes » du système international Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication, société chargée des communications internationales financières interbancaires), un outil qui leur permettait jusqu’alors de réaliser toutes leurs transactions à l’international.

La décision constitue une arme économique redoutable puisqu’elle aura pour conséquence de bloquer les exportations et les importations, en privant les acteurs russes de moyens reconnus pour accéder à leurs transactions commerciales. L’arme, présentée souvent comme une sorte de bombe atomique financière, devrait être dégainée « dans les jours qui viennent », assure-t-on à la Maison-Blanche. Le système Swift regroupe plus de 11 000 organismes bancaires ou financiers dans plus de 200 pays et territoires. Il permet d’assurer des échanges sécurisés entre établissements bancaires à l’aide d’une communication rapide et confidentielle. Or la Russie est aujourd’hui, après les États-Unis, le pays qui compte le plus d’organismes participant au réseau Swift.

Un capitalisme russe en crise touché de plein fouet

Le contrecoup pourrait se faire sentir très rapidement sur la Fédération de Russie, dont l’économie est très dépendante de ses exportations de matières premières, essentiellement des hydrocarbures. Même si Moscou affirme posséder une alternative à Swift, sa mise en place pourrait prendre beaucoup de temps. Un blocage des activités commerciales pourrait avoir des effets dévastateurs sur les équilibres internes d’un capitalisme russe en crise. Sachant que ce sont les travailleurs russes qui devraient en subir les plus terribles conséquences. Eux qui souffrent déjà du haut niveau de l’inflation à plus de 8 % et d’orientations monétaires très restrictives (taux d’intérêt à 7,5 %), contrepoints de politiques austéritaires pur jus. Ce qui alimente un profond malaise dans le pays, pas étranger à cette fuite en avant guerrière choisie par le Kremlin, si étonnante à première vue mais si classiquement commode pour détourner l’attention de populations exsangues.

Un effet boomerang quasi garanti sur l’Europe

Cependant, le débranchement de Swift pourrait, au-­delà d’éventuels coups portés au régime, et surtout donc aux travailleurs russes, avoir un effet boomerang sur l’Europe. Le blocage des transactions commerciales avec la Russie risque en effet de se traduire par des difficultés d’approvisionnement en gaz naturel dont la Russie est son premier fournisseur. Le dilemme vaut particulièrement pour l’Allemagne, dont 55 % des importations de gaz naturel viennent de Russie. Ce qui permet de saisir les fortes hésitations de Berlin et sa volonté de négocier une exemption pour quelques banques russes triées sur le volet, avant de se rallier ce 26 février, poussé par Washington, à la manœuvre du débranchement russe de Swift.

La première sanction adoptée par Berlin sur ce terrain, visant à geler la procédure de mise en service du gazoduc Nord Stream 2, avait déjà propulsé vers de nouveaux sommets les prix du gaz en Allemagne comme en Europe. Et, par ricochet, ceux de l’électricité, compte tenu de l’organisation du système électrique européen en marché « libre », aligné sur le modèle ordolibéral allemand qui dépend si fort de l’évolution du prix du gaz naturel. Si la Russie en vient à couper définitivement le gaz à l’Allemagne, les effets promettent d’être désastreux sur les prix de l’énergie : ils subissent déjà une hausse de plus de 50 % en moyenne en Europe. De quoi nourrir un emballement des prix toujours plus important. Leur augmentation se situe déjà officiellement au-dessus du seuil de 5 % dans la zone euro, par répercussion au moins partielle d’une inflation financière nourrie par l’envolée des cours des actions et autres titres boursiers sur les marchés financiers.

Les classes populaires dans la ligne de mire

Les travailleurs européens verraient ainsi leur pouvoir d’achat toujours plus fortement amputé. D’autant que la Banque centrale européenne ne voit, elle aussi, d’autre solution au traitement de l’inflation qu’un resserrement monétaire assorti de choix austéritaires. Et cela, sans compter sur l’effet que pourrait avoir cette perspective de hausse des taux d’intérêt sur des marchés financiers déjà aux abois et frappés, avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine, de trous d’air de plus en plus spectaculaires et fréquents.

Quand le président français, Emmanuel Macron, invoque « le courage » dont il faudrait savoir faire preuve pour justifier ce mode de sanctions, il s’adresse d’évidence à ses compatriotes les plus défavorisés. Tant il sait combien ils seront appelés à payer au prix fort le contrecoup de l’arme économique déployée par les grandes puissances atlantistes pour mettre Poutine à genoux. De multiples exemples dans l’histoire montrent que les plus impitoyables sanctions n’ont que très rarement débouché sur une capitulation de leurs cibles. Pour une raison simple : elles sont restées prisonnières de logiques oligarchiques, excluant les intérêts des populations qui ont fait le plus souvent, elles, les frais de l’opération.


 

 

Un consensus ébréché
en Russie

Thomas Lemahieu et Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Encore symboliques, des mobilisations contre la guerre décidée par Poutine éclosent. À Moscou ou ailleurs, les protestataires sont arrêtés en nombre. Mais la colère s’étend dans différents secteurs.

Adressé aux médias par Roskomnadzor, l’autorité de régulation en Russie, l’avertissement ne fait pas dans la dentelle : toute mention d’une « invasion », d’une « offensive » ou d’une « guerre » en Ukraine, ou l’évocation de tirs sur des villes ukrainiennes ou de civils tués par les militaires russes, sera passible de sanctions lourdes allant de fortes amendes à des « restrictions d’accès ». Dans ces conditions, les seules informations tolérées par le Kremlin à propos de ce qu’il convient de désigner comme « une opération spéciale connectée à la situation dans les républiques populaires de Lougansk (LPR) et de Donetsk (DPR) » seront celles « recueillies auprès des sources officielles russes ».

Parmi les cibles du Roskomnadzor figure au premier rang le journal Novaïa Gazeta qui, vendredi, a sorti une édition spéciale en russe et en ukrainien. Pour Dmitry Muratov, son rédacteur en chef, « seul le mouvement antiguerre des Russes peut sauver la vie sur cette planète ». Joint par l’Humanité, celui qui est aussi colauréat du prix Nobel de la paix en 2021 ajoute : « Je peux vous dire que la propagande sauvage n’a pas pu influencer tout le peuple. Comme avant, plus de 70 % sont contre la guerre. Une guerre qui a été déclenchée par une seule personne : Poutine. »

« Manque de professionnalisme »

En réalité, la protestation va au-delà d’un média considéré de longue date comme « agent de l’étranger » par le pouvoir russe. Depuis le déclenchement de l’attaque sur tous les fronts contre l’Ukraine, jeudi matin, un certain nombre de journalistes font défection. En moins de vingt-quatre heures, plus de 300 d’entre eux, dont quelques-uns travaillant pour des médias publics, ont signé la lettre ouverte rédigée au départ par Elena Chernenko, spécialiste des questions diplomatiques au quotidien Kommersant et très critique, par ailleurs, de la politique ukrainienne dans le Donbass. Dans cette tribune, les journalistes russes condamnent l’attaque : « La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une méthode de résolution des conflits, et rien ne la justifie. »

En représailles, la journaliste reconnue a été immédiatement écartée du pool de journalistes au ministère russe des Affaires étrangères, dont elle faisait partie depuis onze ans. « Manque de professionnalisme », édictent les autorités russes. Sur le réseau Telegram, elle dénonce cette décision : « Je ne crois pas que la violence et l’injustice à un endroit justifient la violence et l’injustice dans un autre. »

Dans une tribune encore plus cinglante, rendue publique en Russie dès jeudi soir, plus de 2 000 chercheurs et universitaires russes expriment leur « protestation énergique contre les actes de guerre lancés par les forces armées de notre pays sur le territoire de l’Ukraine ». « Nombreux sont ceux, parmi nous, qui y ont des parents, des amis et des collègues chercheurs, témoignent-ils . Nos pères, grands-pères et arrière-grands-pères ont combattu ensemble le nazisme. Déclencher une guerre pour satisfaire les ambitions géopolitiques des dirigeants de la Fédération de Russie, mus par des considérations historiques fantaisistes et douteuses, ce n’est rien d’autre que trahir leur mémoire. »

Au-delà de ces mouvements sectoriels, plusieurs signaux indiquent l’élan d’indignation naissant en Russie. Côté politique, l’unanimisme n’est plus total. « Je pense que la guerre doit être arrêtée immédiatement, avance, par exemple, Mikhail Matveev, député communiste de la région de Samara à la Douma. En votant pour la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, j’ai voté pour la paix, pas pour la guerre ! Pour que la Russie devienne un bouclier, pour que le Donbass ne soit pas bombardé, et non pour que Kiev soit bombardée ! » Des artistes et des sportifs russes expriment, à titre individuel, leur opposition. L’écrivaine Ludmila Oulitskaïa accuse sans fard : « Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme et de ses complices dévoués. La douleur, la peur, la honte sont les sentiments que l’on éprouve aujourd’hui. »

Le retour des mères des soldats

Sans être aussi frontale, la colère gagne également, via le Comité des mères de soldats, l’ONG devenue célèbre lors des conflits meurtriers en Afghanistan et en Tchétchénie. Dans ses locaux, les activistes préparent des recours devant les tribunaux militaires contre l’engagement forcé de jeunes en service militaire. « Nous avons une vague d’appels de toute la Russie, affirme Andrei Kurochkin, vice-président du comité sur le site indépendant Takie Dela. Les parents pleurent, ils ne savent pas si leurs enfants sont vivants ou en bonne santé. S’il y a une guerre, elle devrait être faite par des professionnels, pas par des bleus qui ne sont pas formés. Le fait que cela se produise sous la contrainte ajoute au désastre complet. »

Enfin, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de quelques autres villes russes, les manifestations se multiplient. L’ONG OVD-Info estime à plus de 3 000 le nombre de protestataires d’ores et déjà arrêtés par les forces de police russes. Malgré le danger et le black-out médiatique, les rangs s’étoffent de jour en jour. Mais, alors que Dmitri Medvedev, ex-président et chef du Conseil de sécurité russe, lance un ballon d’essai sur la peine de mort – il dit envisager de la rétablir à la faveur de la suspension de son pays du Conseil de l’Europe –, le Kremlin paraît prêt à accentuer sa brutalité. Aussi sur le front interne, donc…

publié le 26 février 2022

Malgré une répression féroce, des mobilisations anti-guerre éclosent en Russie

Thomas LemahieuVadim Kamenka sur www.humanite.fr

Devant le contrôle étroit de l’information, mais aussi de l’expression démocratique, journalistes, chercheurs, universitaires ou encore artistes se lèvent pour dénoncer l’offensive tous azimuts contre la Russie décidée par Vladimir Poutine. Selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, plus de 3 000 manifestants ont déjà été arrêtés ces derniers jours dans les principales villes du pays.

C’est un avertissement au ton comminatoire que Roskomnadzor, l’organe russe de régulation des médias, a adressé ce samedi matin aux entreprises de presse dans le pays. Toute mention d’une « invasion », d’une « offensive » ou d’une « guerre » en Ukraine, l’évocation de tirs sur des villes ukrainiennes ou de civils tués par les militaires russes, seront passibles de sanctions lourdes, allant de fortes amendes à des « restrictions d’accès ». Dans ces conditions, les seules informations tolérées par le Kremlin à propos de ce qu’il convient de désigner comme « une opération spéciale connectée à la situation dans les républiques populaires de Lougansk (LPR) et de Donetsk (DPR) » seront celles « recueillies auprès des sources officielles russes ».

70 % de Russes contre la guerre, selon Dmitri Mouratov

Parmi les cibles du Roskomnadzor, figure au premier rang le journal  Novaya Gazeta qui, vendredi, a sorti une édition spéciale en russe et en ukrainien. À sa une, un titre claque, explicite : « La Russie bombarde l’Ukraine ». Pour Dmitri Mouratov, son rédacteur en chef, « seul le mouvement anti-guerre des Russes peut sauver la vie sur cette planète ». Joint par l’Humanité, celui qui est aussi co-lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2021 ajoute : « Je peux vous dire que la propagande sauvage n’a pas pu influencer tout le peuple. Comme avant, plus de 70 % sont contre la guerre. Une guerre qui a été déclenchée par une seule personne : Poutine ».

Mais la mobilisation va, semble-t-il, bien au-delà d’un média considéré de longue date comme « agent de l’étranger » par le pouvoir russe. Depuis le déclenchement de l’attaque sur tous les fronts contre l’Ukraine, jeudi matin, un certain nombre de journalistes font défection. En moins de 24 heures, plus de 300 d’entre eux, dont quelques-uns travaillant pour des médias publics, ont signé une lettre ouverte rédigée au départ par une figure respectée de la profession à Moscou, Elena Chernenko, spécialiste des questions diplomatiques au quotidien Kommersant et très critique, par ailleurs, de la politique ukrainienne dans le Donbass. Dans cette tribune, les journalistes russes revendiquent leur expertise pour mieux condamner l’attaque : « Nous, correspondants des médias russes et experts qui écrivons notamment sur la politique étrangère de la Russie, condamnons l’opération militaire lancée par la fédération de Russie en Ukraine. La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une méthode de résolution des conflits, et rien ne la justifie ».

Deux mille chercheurs et universitaires signent une tribune

Pour Elena Chernenko, initiatrice de la pétition, c’était une « réaction spontanée ». « Mon pays a commencé une opération militaire contre un autre, confie-t-elle. Mais nous sommes pour la diplomatie, nous sommes pour la Charte des Nations Unies, pour des valeurs morales, pour la fraternité des nations et tout ça. Et j’avais le sentiment que c’était la mauvaise voie. » En guise de représailles, elle a été immédiatement écartée du pool de journalistes au ministère russe des Affaires étrangères, dont elle faisait partie depuis onze ans. « Manque de professionnalisme », édictent les autorités russes. Sur le réseau Telegram, elle dénonce encore cette décision : « Je ne crois pas que la violence et l’injustice à un endroit, dans le Donbass, justifient la violence et l’injustice dans un autre, écrit-elle. En même temps, dans mes articles, j’ai toujours essayé de refléter tous les points de vue et je continuerai à m’efforcer d’y parvenir ».

Dans une tribune encore plus cinglante, publiée dès jeudi soir par un site scientifique basé à Moscou, plus de 2 000 chercheurs et universitaires russes expriment leur « protestation énergique contre les actes de guerre lancés par les forces armées de notre pays sur le territoire de l’Ukraine ». « Cette décision fatale causera la mort d’un très grand nombre de gens, craignent-ils. Cette guerre n’a aucune justification rationnelle. Les tentatives de manipuler la situation dans le Donbass et de s’en servir comme prétexte pour déclencher les opérations militaires ne dupent absolument personne. Il est évident que l’Ukraine ne représente aucune menace pour notre pays. La guerre contre elle est injuste et absurde. L’Ukraine était et reste un pays dont nous sommes très proches. Nombreux sont ceux, parmi nous, qui y ont des parents, des amis et des collègues chercheurs. Nos pères, grands-pères et arrière-grands-pères ont combattu ensemble le nazisme. Déclencher une guerre pour satisfaire les ambitions géopolitiques des dirigeants de la Fédération de Russie, mus par des considérations historiques fantaisistes et douteuses, ce n’est rien d’autre que trahir leur mémoire. »

Les universitaires anti-guerre russes disent encore se désoler de voir Vladimir Poutine « condamner » leur pays « à l’isolement international » et au destin d’un « État paria ». « Cela signifie que nous, scientifiques, ne serons plus en mesure de faire notre travail normalement. Mener des recherches scientifiques est impensable sans une coopération totale avec des collègues d’autres pays. L’isolement de la Russie du monde signifie une nouvelle dégradation culturelle et technologique de notre pays en l’absence totale de perspectives positives. La guerre avec l’Ukraine est un pas vers le néant. »

Des artistes et des sportifs s’indignent

Au-delà de ces mouvements sectoriels, plusieurs signaux indiquent l’émergence, encore fragile et modeste, d’un élan d’indignation en Russie. Côté politique, l’unanimisme n’est pas total. « Je pense que la guerre doit être arrêtée immédiatement, avance, par exemple, Mikhail Matveev, député communiste de la région de Samara à la Douma. En votant pour la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, j’ai voté pour la paix, pas pour la guerre ! Pour que la Russie devienne un bouclier, pour que le Donbass ne soit pas bombardé, et non pour que Kiev soit bombardée ! » Des artistes et des sportifs russes expriment, à titre individuel, leur opposition à l’offensive en Ukraine. Rappeur très populaire dans son pays, Oxxxymiron lance ainsi dans un clip incandescent qu’il est « contre ce crime et cette guerre que la Russie déclenche contre l’Ukraine  ». L’écrivaine Ludmilla Oulitskaïa accuse sans fard : « Le destin du pays est dirigé par la folie d’un seul homme et de ses complices dévoués. La douleur, la peur, la honte sont les sentiments que l’on éprouve aujourd’hui. Une catastrophe pour l’humanité ».

Sans être aussi frontale, la colère gagne également via le Comité des mères de soldats, l’ONG qui s’est notamment fait connaître lors du long conflit meurtrier en Tchétchénie. Dans ses locaux, les permanents préparent des recours devant les tribunaux militaires contre l’engagement en Ukraine de jeunes en service militaire transformés à la hâte pour la cause en militaires professionnels. « Nous avons une vague d’appels de toute la Russie, affirme Andreï Kurochkin, vice-président du comité sur le site indépendant Takie Dela. Les parents pleurent, ils ne savent pas si leurs enfants sont vivants ou en bonne santé. S’il y a une guerre, elle devrait être faite par des professionnels, pas par des bleus qui ne sont pas formés. Nous l’avons déjà fait sur l’exemple de l’Afghanistan et de la Tchétchénie. Le fait que cela se produise sous la contrainte ajoute au désastre complet. »

Enfin, dans les rues de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de quelques autres villes russes, les manifestations se multiplient depuis deux jours. On estime à plus de 3 000 le nombre de protestataires d’ores et déjà arrêtés par les forces de police russes. Pour l’heure, malgré le black-out médiatique, les rangs s’étoffent de jour en jour. Mais alors que Dmitri Medvedev, ex-président russe et chef du Conseil de sécurité russe, lance un ballon d’essai sur la peine de mort - il dit envisager de la rétablir à la faveur de la suspension de son pays du Conseil de l’Europe -, le Kremlin paraît prêt à accentuer encore sa brutalité. Aussi, sur le front interne, donc…


 


 

 

 

Montpellier : les ressortissants ukrainiens s’organisent face à la guerre

Sur https://lepoing.net

Comme jeudi dernier, environ 200 personnes se sont rassemblées à Montpellier devant l’office du tourisme, pour protester contre l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe et afficher son soutien au peuple ukrainien.

Le rassemblement était appelé par les mêmes organisations politiques et syndicales que celui du jeudi 24 février. À savoir l’Union syndicale Solidaires, la CGT, la FSU, le PS, Europe-Écologie-Les-Verts, Les Radicaux, Place Publique, Générations, la France Insoumise, le Parti communiste, le NPA, sa récente scission Révolution Permanente, l’Union Communiste Libertaire, Greenpeace ou bien encore la Ligue des Droits de l’Homme.

Les prises de paroles ont donné la part belle au ressenti et revendications des ressortissants ukrainiens. Une longue intervention est revenue sur la nécessité d’organiser dès maintenant la solidarité matérielle avec la population du pays envahi, notamment via l’achat des médicaments en pharmacie « à laisser » au comptoir – en précisant au pharmacien que le collectif des Ukrainiens de Montpellier viendra les chercher.

Beaucoup de ressortissants ont demandé au micro une intervention militaire européenne, en plus des sanctions économiques en discussion. Sur le volet aérien tout spécialement, afin de laisser les mains libres au régime ukrainien sur le plan de la défense terrestre. L’ambiance aura pu paraître martiale chez certains Ukrainiens : le slogan « mort à l’ennemi » a été scandé. Une ukrainienne a lancé un appel à l’unité politique le plus large autour du président Zelensky, europhile libéral convaincu qui souhaitait engager son pays vers une adhésion à l’OTAN – point de crispation majeur du conflit.

Le cartel d’organisation semble se poser avant tout en soutien au peuple ukrainien et affiche pour le moment une simple volonté de paix, avec l’idée de participer activement à la campagne naissante de solidarité matérielle avec la population. Sans prendre position donc sur une potentielle intervention militaire de ce que l’on pourrait appeler le bloc occidental – réactualisant de facto des logiques d’alliances propres à un conflit qui semblait jusqu’ici appartenir aux livres d’histoire. Il faut dire que ses différentes composantes sont divisées sur la question. La candidate du PS aux présidentielles, Anne Hidalgo, milite par exemple pour que la France livre plus d’armes aux Ukrainiens. Comme Yannick Jadot, candidat des Verts. Les syndicats, le PCF, la France Insoumise, le NPA ou encore l’UCL se positionnent de leur côté contre toute escalade militaire, estimant que l’aggravation du conflit au nom des intérêts des différents impérialismes serait néfaste aux peuples. Le cartel de solidarité avec l’Ukraine se positionne donc, par souci de compromis, principalement comme un acteur de la solidarité matérielle avec la population.

Cette solidarité est appuyée par de nombreux acteurs institutionnels, comme le maire PS de Montpellier Michaël Delafosse qui promet de transformer dès ce lundi 28 février la maison des relations internationales en consulat provisoire, où des collectes seront organisées. Même son de cloche au niveau de la région Occitanie, dirigée par Carole Delga (PS), qui contribuera aux collectes.

C’est une évidence qu’il faut malheureusement rappeler : la paix ne peut pas être défendu par ces politiciens, guidés par de sombres intérêts capitalistes à mille lieux des aspirations des peuples. Espérons que l’organisation de la solidarité concrète avec le peuple ukrainien soit l’occasion de contribuer à l’émergence d’un réel mouvement anti-guerre qui nous permettrait enfin de rompre avec ce sentiment tragique d’impuissance.

publié le 26 février 2022

Sahara occidental.
Délicate mission onusienne

sur www.humanite.fr

Staffan Da Mistura, envoyé spécial de l’ONU, achevait, il y a un mois, une première tournée dans la région.

Son prédécesseur, l’ex-président allemand Horst Köhler, avait déclaré forfait voilà bientôt deux ans. Officiellement pour raisons de santé. Plus sûrement parce que sa volonté de relancer les pourparlers de paix au Sahara occidental s’était fracassée sur l’intransigeance de la monarchie marocaine, force occupante de la dernière colonie d’Afrique. Nommé le 6 octobre 2021, le nouvel envoyé spécial des Nations unies au Sahara occidental, Staffan Da Mistura, a commencé le 12 janvier à Rabat une tournée dans la région qui l’a conduit dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf, puis en Mauritanie, et devait s’achever mardi, à Alger. Mission compliquée, dans un contexte de blocage, alors que le cessez-le-feu de 1991 a volé en éclats.

Le régime de Mohammed VI, conforté par le deal de l’ex-président des États-Unis Donald Trump (reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, en contrepartie de la normalisation des relations diplomatiques entre Rabat et Tel-Aviv), campe sur son « plan d’autonomie ». Tout en plaidant pour une reprise des pourparlers, suspendus depuis 2019, sous le format des tables rondes incluant le Maroc, les indépendantistes du Front Polisario, la Mauritanie et l’Algérie. Or Alger, qui entretient des relations plus exécrables que jamais avec Rabat depuis le rapprochement israélo-marocain, rejette cette formule qui a déjà conduit à l’impasse, et plaide pour des négociations impliquant d’abord les deux parties en conflit. Dans les camps, l’émissaire onusien a été reçu par le président de la République arabe sahraouie démocratique, Brahim Ghali, qui a appelé à « garantir au peuple sahraoui son droit à l’autodétermination ».

En coulisses, c’est surtout le jeu des grandes puissances qui fait entrave à une reprise sérieuse des négociations de paix, entre l’appui sans faille de Paris à la monarchie marocaine, les calculs russes et les atermoiements américains. À Washington, sans renier publiquement les marchandages de Trump pour ne pas froisser Israël, le département d’État est prêt à « appuyer fermement » les efforts de l’envoyé spécial pour permettre « la rep rise d’un processus politique crédible dirigé par l’ONU » et « faire avancer une solution durable » pour cette ex-colonie espagnole annexée en 1975 par le Maroc. Prudent, l’émissaire onusien souhaite « entendre les points de vue de toutes les parties concernées ». Un autre de ses prédécesseurs, l’Américain Christopher Ross, à qui fut confiée cette mission pendant huit ans, jusqu’à sa démission en 2017, regrettait, amer, il y a quelques semaines, l’impossibilité, « au Maroc, d’avoir une discussion raisonnée sur le Sahara occidental ».


 


 

Éditorial. Indifférence

Laurent Mouloud sur www.humanite.fr

« Nous aspirons à la paix, mais nous sommes contraints à la guerre. » Les mots de ce combattant du Front Polisario, recueillis par notre envoyée spéciale au Sahara occidental, résonnent bien au-delà du désert. Ils doivent interpeller la communauté internationale. Jouer un rôle d’électrochoc sur le sort inacceptable fait au peuple sahraoui, dont les terres sont grignotées et occupées illégalement par la monarchie marocaine depuis quarante-six ans. Et sur la poudrière que pourrait devenir cette zone alors que le cessez-le-feu historique de 1991 a volé en éclats.

Le Sahara occidental a vu reconnaître son droit à l’autodédermination depuis le départ du colon espagnol en 1975. Mais le référendum n’a jamais vu le jour.

Cet interminable conflit de décolonisation – le dernier en Afrique – doit beaucoup à l’inertie des Nations unies et au jeu de dupes des grandes puissances. Inscrit sur la liste des territoires non autonomes par l’ONU, le Sahara occidental a vu reconnaître son droit à l’autodétermination depuis le départ du colon espagnol en 1975. Mais le référendum n’a jamais vu le jour. Des décennies de renoncements et de vaines missions onusiennes. Ce 27 octobre, le Conseil de sécurité de l’ONU doit renouveler une nouvelle fois le mandat des casques bleus. Mais avec quelle intention ? Jusqu’ici, le Maroc a pu étendre son emprise sans contrainte. Le royaume chérifien contrôle et administre aujourd’hui 80 % de cette vaste région côtière, riche en ressources naturelles. Il ne cesse d’y implanter infrastructures et habitations, de surarmer son « mur des sables ». Une stratégie à l’israélienne, jamais sanctionnée, qui relègue dans des camps la population autochtone et envenime les relations avec le voisin algérien, soutien des Sahraouis. Inadmissible.

Face à cette situation, nombre de pays – et la France en tête – ont fait leur choix : privilégier les relations diplomatiques et économiques avec le pouvoir marocain plutôt que le respect des droits légitimes d’un peuple autochtone à choisir son destin. L’Union européenne elle-même vient d’être épinglée par sa propre Cour de justice, qui a dû annuler deux accords de partenariat commercial avec le Maroc car ils concernaient le Sahara occidental… Un coup d’arrêt judiciaire au cynisme des États. Et à l’indifférence au colonialisme qui étouffe les Sahraouis.


 


 


 

Reportage dans les camps de réfugiés : sous le calme apparent de la jeunesse sahraouie…

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Près de Tindouf, en plein désert algérien, une génération éduquée mais privée de futur applaudit à la reprise des armes par le Front Polisario. Comme ses aînés, elle aspire à l’indépendance du Sahara occidental, prête à tout pour faire valoir son droit à l’autodétermination, consacré par les résolutions de l’ONU et piétiné par l’occupant marocain.

Aux heures brûlantes, quand la lumière se fait tranchante et l’ombre rare, le temps reste comme suspendu : pas un souffle d’air ne s’engouffre dans la khaïma (tente). Sous les pans de laine sombre et rêche tendus dans les sables, les nattes d’alfa tissé invitent à une halte : renoncer à toute marche, ralentir ses gestes, étirer les conversations. Des gamins de passage se régalent d’une bouillie d’orge raclée dans une écuelle de terre ; au fond de la tente, une vieille femme somnole, les yeux cernés de khôl, le corps et les cheveux couverts d’une melhfa noire.

« Maintenant, je suis bloquée ici »

Fatima Mohammed Salma traîne là son ennui. À 20 ans, cette jeune femme du camp de réfugiés sahraouis de Boujdour, à une trentaine de kilomètres de Tindouf, dans le Sud-Ouest algérien, aurait dû s’inscrire à la faculté de lettres de Mostaganem, après avoir achevé sa scolarité au lycée Simon-­Bolivar, dans le camp de Smara. La pandémie, puis les ennuis de santé de sa mère sont venus bouleverser ses projets. Des enseignants cubains lui ont bien suggéré de poursuivre des études de médecine à La Havane, mais… « trop loin, trop compliqué pour une jeune fille » : sa famille s’y est opposée. « Maintenant, je suis bloquée ici. Je préférerais partir en Espagne, travailler. Je pourrais accepter n’importe quel emploi pour aider les miens. Je ne vais pas rester ici éternellement, à ne rien faire, soupire-t-elle. Se marier, c’est se condamner à ne plus rien faire, à rester à la maison, à s’occuper des enfants. Tout est trop difficile ici. Je veux vivre, profiter de la vie, étudier ou travailler. »

Le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui

Fatima appartient à la deuxième génération de réfugiés nés dans les camps que gère, en Algérie, le Front Polisario, ce mouvement de libération nationale revendiquant l’indépendance du ­Sahara occidental. Depuis 1975 et la Marche verte du tyran Hassan II, le Maroc occupe 80 % du territoire de cette ex-­colonie espagnole, au mépris de toutes les résolutions internationales consacrant le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. La jeune femme a vu le jour une décennie après le cessez-le-feu de 1991 et les accords prévoyant, sous l’égide de l’ONU, la tenue d’un référendum par lequel les Sahraouis des territoires occupés comme ceux des camps étaient censés décider de leur destin. Las, après trente années d’un statu quo émaillé de multiples violations, la consultation, dont la monarchie marocaine n’a jamais voulu, a sombré dans les limbes. Quant au cessez-le-feu, il a fini par voler en éclats le 13 novembre 2020 à Guerguerat, dans cette zone tampon placée sous la responsabilité des casques bleus de la Minurso (mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental), quand Rabat a déployé son armée contre des civils. Ces protestataires bloquaient une route illégalement construite pour acheminer vers la Mauritanie voisine les ressources exploitées ici par l’occupant marocain.

« Le Maroc nous vole notre terre »

Une étole de coton bleu jetée sur les épaules, sur son voile incarnat, Fatima, loin du Front, se réjouit de la reprise de la guerre : « Nous espérions ça depuis longtemps. Nous ne sommes pas sur notre terre. Nous le ressentons comme une injustice. Le Maroc nous vole notre terre, ne nous laisse pas y revenir en hommes et femmes libres. Nous voulons qu’ils partent et ils ne partiront pas d’eux-mêmes sans que nous ne fassions rien. »

Dehors, des chèvres décharnées, accablées par la chaleur, errent en quête d’une improbable pitance, ruminant quelques déchets en plastique. Au pied d’un talus, la course folle de gamins gonflés de fierté sur leurs bicyclettes bringuebalantes finit par s’enliser dans les sables. Penchée sur une citerne souple, une aïeule sans âge en colmate les tuyaux avec de vieilles loques de tissu. L’eau, distribuée tous les quinze jours, est strictement rationnée : pour chaque réfugié, 15 litres par jour. Il en faudrait 20, au minimum, pour ne pas se déshydrater, assurer l’hygiène quotidienne. Les Algériens en consomment 180 litres par jour ; les Européens, 200.

Des centaines de réfugiés sans abri

À quatre heures de route de Boujdour, Dakhla garde les cicatrices des violentes inondations qui ont dévasté le camp, en 2015. Sous les pluies torrentielles, les bicoques de pisé se sont alors effondrées, laissant sans abri des centaines de réfugiés. Des ruines éventrées témoignent encore de la catastrophe. Au pied d’une dune éclairée par un croissant de lune, une veillée se prépare : un écran a été tendu ; des musiciens psalmodient une complainte ; la maquette d’un campement a été dressée. Des projecteurs aveuglants ne semblent là que pour conjurer les ténèbres d’antan : le camp a été relié à l’électricité il y a une quinzaine d’années tout au plus.

On commémore le violent démantèlement du camp de protestation de Gdeim Izik, le 8 novembre 2010, dans les territoires occupés. Ce jour-là, les forces marocaines ont déchaîné leur fureur répressive sur les 20 000 participants rassemblés en plein désert, à une douzaine de kilomètres de Laâyoune, pour faire entendre leurs revendications et donner un nouvel élan à la lutte. Onze agents des forces auxiliaires marocaines ont alors trouvé la mort dans les affrontements, puis des « coupables » désignés d’avance ont été appréhendés : certains n’étaient même pas présents au moment des faits…

Condamnés, au terme d’une parodie de justice

Ce soir, à Dakhla, des voix se succèdent pour exiger la libération des prisonniers qui sont, comme Naâma Asfari, des figures du combat pacifique, détenus depuis lors dans les geôles de Mohammed VI. Après l’épreuve de la torture, ils ont été condamnés, au terme d’une parodie de justice, à des peines iniques allant jusqu’à trente ans de prison. Le récit prend fin dans une flambée : on incendie les tentes figurant celles de Gdeim Izik, dans un geste de mémoire qui laisse les plus jeunes stupéfaits.

 llongé dans le sable, Ahmedna MBarek, 22 ans, suit avec attention la mise en scène. Voilà une douzaine d’années qu’il vit dans l’est de la France, où il est parti rejoindre son père, installé là depuis trente-cinq ans. Originaire du camp de Laâyoune, il n’avait plus revu les siens, dont sa mère, enseignante, depuis bientôt trois ans : la pandémie de Covid-19, avec la fermeture des frontières algériennes, a isolé les réfugiés, les coupant du monde. Le jeune homme étudie le droit : il entend devenir avocat, jongle entre les cours et son petit boulot de serveur. « Je ne m’imagine pas revenir vivre ici. Je veux un avenir, et ici il n’y en a pas, c’est dur mais c’est la vérité. Vivre à l’étranger m’a permis d’entrevoir un futur que je n’aurais pas eu dans les camps, confie-t-il, les traits assombris par une moue de gravité. Ici, malheureusement, même ceux qui ont étudié ne travaillent pas. Certains ont un diplôme d’ingénieur en poche, mais ils ne font rien. Ils ont les yeux rivés vers l’Europe : leur rêve, c’est partir, travailler, envoyer de l’argent à leur famille dans le besoin. »

« Les gens ne veulent plus dépendre de l’aide humanitaire »

Ceux qui restent se débrouillent malgré tout, s’associent pour donner corps à des projets collectifs. Les moins déshérités, destinataires des subsides envoyés par des parents en exil, montent souvent l’un de ces petits commerces qui ont fleuri depuis l’introduction, au tournant des années 2000, d’une économie monétaire qui a entraîné de profondes mutations sociales en creusant des inégalités propres à érailler le projet égalitaire du Front Polisario.

« Les gens ne veulent plus dépendre de l’aide humanitaire, qui, de toute façon, ne fait que s’amenuiser. Le peuple sahraoui place l’éducation, le savoir au-dessus de tout. Il y a donc parmi les réfugiés un haut niveau d’éducation et de politisation, une grande maturité chez les plus jeunes, qui, très tôt, se sentent dépositaires de notre combat de libération nationale », explique Ahmedna. Lui-même appartient à un réseau baptisé Jeunesse active sahraouie, qui a pour objectif de constituer des « communautés d’engagement » dans les camps, dans les territoires occupés comme dans la diaspora, pour sensibiliser aux enjeux du conflit, dénoncer le pillage des ressources naturelles, exiger la libération des prisonniers politiques.

« Je préfère la paix, mais… »

Entre les bicoques de parpaing qui ont remplacé le pisé détruit, quelques tentes, impeccablement dressées, font de la résistance. Aux aurores, sur le seuil d’une maison, un bambin fait vaciller dans le sable ses premiers pas, puis chute, aussitôt relevé dans un éclat de rire par une sœur à peine plus haute que lui. Dans l’ocre sèche de ce précaire village, d’habiles mains vertes ont donné vie à un miraculeux jardinet, par la grâce d’un puits d’eau saumâtre : un figuier, quelques pieds de tomates, des tiges d’oignons, un plant de courgette parti à l’assaut d’un grillage rouillé.

Dans l’unique allée du « marché » – une brève enfilade d’étroites boutiques –, des adolescents tuent le temps comme ils le peuvent ; un homme décharge d’une camionnette quelques cageots de légumes.

Natu Saïd est ravi d’échanger quelques mots de français, appris en 2014 lors d’un séjour dans un centre de vacances du Secours populaire à Gravelines (Nord). Sa famille est originaire de Jdiriya, en zone occupée ; ses parents sont nés dans les camps. À 19 ans, il tient la boutique de téléphonie appartenant à un oncle, le temps des vacances. Il étudie les sciences politiques à l’université de Skikda, dans l’Est algérien, à plus de 2 000 kilomètres d’ici. Depuis l’âge de 16 ans, il ne revient au camp qu’une seule fois par an. « Si je trouve l’occasion de travailler ici avec mon diplôme, ce sera bien. Sinon, je partirai. Je connais une famille en Espagne qui m’accueillait chaque été, enfant, pour les vacances. J’ai aussi des contacts en France », sourit-il. Mais le retour d’un conflit ouvert contrarie ses projets d’exil. « La solution pour nous doit être politique. Nous ne voulons pas la guerre mais une solution politique conforme aux résolutions des Nations unies, qui permette à notre peuple de vivre comme il l’entend. Mais, puisque ça n’aboutit pas, alors il faut la guerre : c’est la seule façon d’exercer une pression suffisante en faveur d’une solution politique », expose-t-il, en passant de l’espagnol au hassania, une variante de la langue arabe parlée par les ­Sahraouis. Lui-même est prêt, assure-t-il, à se porter volontaire pour rejoindre le Front : « Je préfère la paix mais, si les conditions l’exigent et que nous n’avons pas le choix, je suis prêt à prendre les armes pour défendre mon peuple. »

« Travailler, c’est la liberté »

Retour à Boujdour. À la tombée du jour, le travail ne fait que commencer pour Fatma Najem. Cette jeune femme volubile, au caractère bien trempé, a fondé voilà trois ans une coopérative de femmes. Dans la petite concession du quartier de Lemsid attenante aux locaux de l’Union des femmes sahraouies, un salon de beauté et même un hammam ont ouvert. Alors qu’elle allume le gaz qui chauffera l’eau du bain turc, sa fille de 3 ans lui file entre les jambes, avant de s’en aller sautiller sur le matelas d’eau de la citerne. Une réprimande, des pleurs, puis une étreinte. Sous la tonnelle, les premières arrivées plaisantent, étrillent les maris, commentent les dernières nouvelles du Front. Dedans, la vapeur, déjà, dénoue les corps. La melhfa relevée, à la lueur d’une faible lampe, Azza Ali lisse soigneusement les cheveux des femmes sorties du bain. À sa portée, quelques rouleaux, des huiles, une paire de ciseaux. Sur une étagère, un désordre de rouges à lèvres, de teintures, de vernis et de mascara. « Nous pouvons faire vivre nos familles avec ce que nous gagnons ici, fait remarquer Fatma. Travailler, c’est la liberté. »

À quelques sentes de là, Lamira Bachir Mohammed gagne sa vie, elle aussi, à la nuit tombée : elle orne les mains et les pieds des femmes de motifs ancestraux, qu’elle trace avec adresse au henné sous une cabane au toit de tôle ondulée. Ce n’était pourtant pas la vie qu’elle entendait mener. En préparant sa mixture végétale, la jeune femme se remémore, sourcils froncés, son chaotique chemin. Elle se trouvait à Misrata, lorsque les premiers grondements du chaos libyen l’ont surprise. Elle commençait à peine ses études de droit, sûre de devenir un jour avocate. « Quand le soulèvement, puis la guerre ont éclaté, je suis restée tout un mois recluse, avant de trouver un avion pour Alger. Je suis partie sans rien, j’ai laissé là-bas toutes mes affaires, je n’ai pris qu’un sac à main », soupire-t-elle. Revenue au camp, Lamira a épousé un émigré, un ouvrier agricole qui passe les saisons de récolte dans la région de Malaga. Ils ont un garçon de 7 ans et une fille de 2 ans, née en Espagne. « Avec la fin du cessez-le-feu, nous sommes revenus, pour être auprès de nos familles. Cette guerre, c’est très grave, cela nous inquiète, mais, en même temps, c’est une bonne chose : cela fait trop longtemps que nous, les Sahraouis, restons la bouche fermée. Seule une guerre peut faire bouger les choses », souffle-t-elle.

« Manifeste du Parti communiste » et « l’Art de la guerre »

Loin de là, à quelques encablures de la muraille de sable que l’armée marocaine a érigée sur 2 700 kilomètres pour se prémunir des intrusions du Front Polisario en territoire occupé, Omar Deidih, 23 ans, le visage dissimulé par un chèche vert kaki, prend des accents de stratège et de vieux sage pour conter la lutte de libération nationale de son peuple. Il a étudié en Algérie et à Cuba, se prépare à partir à Moscou pour une formation militaire. Il est féru de cybersécurité et d’histoire de la Révolution française, cite le « Manifeste du Parti communiste » et « l’Art de la guerre », de Sun Tzu.

« La guerre n’est pas un frein à l’éducation, on peut étudier tout en faisant la guerre. Je peux finir mes études tout en accomplissant ma mission militaire », dit-il dans un anglais sûr. C’est le plus jeune élément d’une unité opérant dans le secteur de Mahbès, sur une étroite bande frontalière aux confins de l’Algérie, du Maroc, du Sahara occidental et de la Mauritanie. Sans dévoiler son grade, il admet être officier, peint à grands traits la stratégie de guérilla dans laquelle il est engagé : harceler les forces marocaines, déserter le pas de tir aussitôt les roquettes lancées, puis guetter les répliques ; échapper aux drones de fabrication turque ou israélienne déployés par l’ennemi pour traquer les combattants du Front Polisario, dormir au milieu de nulle part, camper un jour ici, le lendemain ailleurs, être toujours imprévisible, insaisissable. Omar n’a jamais rencontré la plupart des membres de sa famille, pris au piège de l’occupation, de l’autre côté du mur ; il rêve de retrouvailles en chair et en os. « La révolution n’est pas une option, c’est une responsabilité, tranche-t-il. Les Sahraouis sont prêts au sacrifice. Le sang versé, c’est terriblement triste, mais il n’y a pas de liberté sans coût, tranche-t-il. Nous préférons mourir dans la dignité plutôt que plier. La guerre est pour nous la seule façon d’imposer le référendum d’autodétermination. Notre peuple ne veut plus subir la privation des camps, ni le joug marocain, la répression dans les territoires occupés. Il veut vivre libre. » Dans les limbes d’un désert convoité, il est le visage d’un peuple oublié, porté par un irrépressible élan d’indépendance et de liberté.

publié le 25 février 2022

A Montpellier, le réflexe pacifiste face à l’invasion de l’Ukraine

sur https://lepoing.net

Collectifs militants, partis de gauche, organisations syndicales et de défense des droits humains, ressortissants ukrainiens et russes : près de 200 personnes ont manifesté ce jeudi 24 février devant la préfecture de Montpellier, contre l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Le mouvement pacifiste, discret en France ces vingt dernières années, est-il en passe de renaître ?

Dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 février les armées russes ont lancé une offensive d’ampleur sur l’Ukraine. L’appel à se rassembler devant la préfecture de l’Hérault jeudi soir a donc été lancé au tout dernier moment, par tout un panel d’organisations politiques et syndicales de gauche, d’associations de défense des droits humains, rejoints par des montpelliérains d’origine russe ou ukrainienne.

Ont répondus présents l’Union syndicale Solidaires, avec des drapeaux tout spécialement siglés “antifascistes” (une bonne part de l’extrême-droite européenne est pro-Poutine, ou l’était jusqu’aux récents évènements), la CGT, la FSU, le PS, Europe Ecologie Les Verts, LRDG, l’Union Populaire et la France Insoumise, le Parti Communiste, le NPA, sa récente scission Révolution Permanente, l’Union Communiste Libertaire, des collectifs militant sur le thème du changement climatique, la Ligue des Droits de l’Homme.

C’est que le conflit concerne très directement tous les européens. Sans même parler du risque d’escalade militaire selon les décisions des différents états majors, les conséquences économiques de cette poussée des armées russes sur le territoire ukrainien sont et seront importantes. L’Union Europénne importe 40% de son gaz depuis la Russie. Si la France ne fait pas partie des pays les plus dépendants aux décisions du Kremlin à ce niveau, l’impact pourrait malgré tout être énorme. En Angleterre le prix du gaz a déjà fait un bond de 30%. Chez nous le bouclier tarifaire mis en place par le gouvernement sur l’énergie jusqu’au 30 juin 2022 vise à différer les effets de la hausse des prix à après les élections présidentielles. Le secteur agricole, et tout particulièrement l’élevage qui consomme énormément de gaz, se prépare au choc, avec également la montée des prix du blé dont l’Ukraine est un des principaux producteurs mondiaux. Côté russe, la Bourse de Moscou était en chute de près de 14% jeudi 24.

Les différents intervenants se sont aussi insurgés devant la préfecture de Montpellier de l’entorse à l’auto-détermination du peuple ukrainien que représente l’invasion russe. Les russes ont l’ingérence facile ces dernières années dans les pays frontaliers de l’ancien bloc soviétique, comme en témoignent les interventions pour sauver la peau des oligarques Loukachenko en Biélorussie et TokaÏev et Nazarbaïev au Kazakhstan, confrontés à de puissants mouvements de contestation populaire.

Des ressortissants ukrainiens et russes se sont exprimés, pour signifier un fort sentiment d’appartenance commune entre les deux peuples, condamner les visées de Poutine. “Il ne s’arrêtera pas à l’Ukraine, demain ce sera la Pologne ou les pays Baltes.”, s’inquiète l’un d’eux au micro. Si le déclencheur de l’invasion est l’inquiétude russe face à l’éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’alliance militaire de l’OTAN, la propagande du régime justifie à l’interieur de ses frontières l’invasion par la nécessité de défendre les républiques de Lougansk et de Donetsk dans l’Est ukrainien, tout juste reconnues par le gouvernement Poutine. Et par celle de défendre l’importante minorité russe de persécutions fantasmées. Les pays baltes ont aussi d’importantes minorités russes, envoyées à l’époque soviétique pour soutenir le développement industriel, qui vivent à l’écart du “miracle” néo-libéral, bien souvent dans des conditions de précarité économique très marquées. Une attaque de la Pologne ou des pays Baltes, tous membres de l’OTAN, signifierait automatiquement par le jeu des alliances l’entrée en guerre de l’ensemble de pays européens et des Etats-Unis. Un sommet exceptionnel de l’OTAN à lieu ce vendredi 25 février, pour décider des mesures à mettre en oeuvre pour la protection des frontières orientales du territoire de l’alliance, alors que les états-unis ont déjà annoncé l’envoi de 7 000 militaires, et qu’Emmanuel Macron annonce accélérer l’envoi de troupes en Roumanie. L’Europe est sous tension.

La majorité des personnes présentes semblent se revendiquer d’un réflexe pacifiste, être hostiles à une intervention directe des pays occidentaux en Ukraine par crainte d’une escalade guerrière, et privilégier des sanctions économiques pour stopper Poutine. Reste qu’en discutant, on se rend vite compte que l’unanimité n’est pas là : certains se rangent résolument du côté de l’impérialisme européen et états-unien, avec les représentants du PS ou de EELV.

Les récents conflits n’ont pas provoqués de grands sursauts pacifistes en France comme le monde a pu en connaître en 2003, au début de l’invasion de l’Irak. Un mouvement d’ampleur pourra-t-il émerger malgré les divergences évoquées ? Si oui, saura-t-il ne pas se laisser instrumentaliser par les intérêts de l’impérialisme et de l’OTAN, en restant sur le terrain d’un refus populaire de s’impliquer dans des guerres qui concernent principalement les conflits d’intérêts entre les bourgeoisies du Vieux Continent ? Quoiqu’il en soit, le cartel d’organisations à l’origine du rassemblement de ce jeudi soir ne compte pas en rester là, et d’autres initiatives sont à venir dans les prochains jours.

La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui toujours se connaissent, mais ne se massacrent pas.” Paul Valéry

publié le 25 février 2022

Ukraine.
Pour Francis Wurtz,
« La priorité des priorités est de rompre l’engrenage militaire »

Latifa Madani sur www.humanite.fr

Alors que les blindés russes encerclent Kiev et que l’Union européenne répond par des sanctions, il faut tout faire pour ouvrir une brèche à un règlement pacifique. Les explications de Francis Wurtz


 

En quoi la décision de Vladimir Poutine est-elle dangereuse et crée-t-elle un précédent du point de vue du droit international ?

Le droit international, c’est le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque pays, c’est le non-recours à la force, la reconnaissance de l’inviolabilité des frontières, l’égalité des droits des peuples et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le pouvoir russe commet - et banalise - une violation flagrante de toutes ces règles, qui sont à la base d’une communauté internationale civilisée. C’est en cela que cette agression est stupéfiante et irresponsable !

Cela fait des années que la Russie demande que ses frontières soient garanties…

Soyons clairs, rien ne peut justifier cette aventure de la part des dirigeants russes - ou du moins, de la part de Poutine - car je ne suis pas sûr que cette attaque aux conséquences incalculables fasse l’unanimité au sommet de l’appareil d’État russe.

Ce qui est vrai, c’est qu’il faut que le monde se pose la question : comment a-t-on pu en arriver là ? Il faut effectivement s’interroger sur toutes les décisions prises depuis la fin de l’Union soviétique qui ont contribué à ce que certains appellent aujourd’hui la « paranoïa » de Poutine. Je rappelle que dès l’an 2000, un homme comme George Kennan, jadis théoricien américain de la guerre froide, pronostiqua que « l’élargissement de l’OTAN vers l’Est peut devenir la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la guerre ».

En avril 2008, au lendemain du Sommet de l’OTAN à Bucarest, y compris un journal comme  Le Monde avertissait : « Plus que jamais, la Russie s’inquiète de l’élargissement de l’Alliance atlantique, perçue comme une tentative d’encerclement : «  l’apparition à nos frontières d’un bloc militaire puissant dont les actions sont régies par l’article 5 du traité de Washington (l’aide à un État membre en situation de légitime défense) est vécue comme une menace à notre sécurité » a rappelé Vladimir Poutine. »

Le mois dernier encore, George Beebe, ex-directeur d’analyse de la Russie à la CIA qualifiait, dans Le Figaro, la stratégie des États-Unis vis-à-vis de la Russie, d’« erreur d’analyse fondamentale » et invitait à prendre en considération, au sujet de la Russie, « l’obsession de sa sécurité » héritée de son histoire. Ce n’était donc un secret pour aucun dirigeant occidental.

C’est la raison pour laquelle, vous demandez, depuis des années, que se tienne une Conférence paneuropéenne sur la sécurité du continent. En quoi, celle-ci pourrait-elle être bénéfique tant aux Russes qu’aux Européens ?

Je milite effectivement depuis longtemps pour le lancement d’un processus de négociations ouvert à tous les États du continent européen, une sorte de nouvelle « Conférence d’Helsinki » de 1975, en vue d’aboutir à un « traité paneuropéen de sécurité » dont le principe fondamental serait qu’aucun pays signataire ne prenne, pour sa propre sécurité, une mesure affectant la sécurité d’un autre pays signataire de ce traité. L’OTAN n’a jamais voulu entendre parler d’un tel projet, précisément parce qu’elle serait bridée dans sa stratégie de domination militaire en Europe, particulièrement à l’Est.

Une telle Conférence est-elle toujours envisageable ?

Difficile d’imaginer aujourd’hui les États européens et l’Ukraine se réunir avec Poutine pour parler « droit international » et « coopération ». Même si on en a, plus que jamais, besoin. Dans un communiqué du 24 février le PCF demande à la France de porter fermement l’offre d’une telle conférence européenne de coopération et de sécurité collective pour un règlement politique du conflit. Il appelle à « une initiative paneuropéenne extraordinaire, en toute indépendance de l’OTAN et des États-Unis, pour remettre toutes les parties autour de la table de négociations ».

Emmanuel Macron est l’un des principaux promoteurs d’une « Europe de la défense ». Celle-ci est-elle à même de répondre aux questions que pose l’intervention russe ?

Bien sûr que non. D’une façon générale, la priorité des priorités, aujourd’hui, est de rompre l’engrenage militaire : les ripostes militaires suivies de ripostes aux ripostes, etc. Quand on entend le chef de la diplomatie française, Le Drian, souligner à l’adresse de Moscou que « l’OTAN est une alliance nucléaire », cela fait froid dans le dos. Le risque d’un engrenage de la folie meurtrière : voilà l’immense menace à conjurer. « Cessez-le-feu, retrait des troupes, retour à la diplomatie ! », voilà l’urgence, et non pas rajouter des armes aux armes, au risque de la provocation ou de la contre-provocation de trop.

L’OTAN sort-elle affaiblie de cette séquence ?

Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Ne faisons rien qui risque de nourrir des sursauts d’orgueil dans ces blocs militaires chauffés à blanc, quels qu’ils soient.

(1) Francis Wurtz, membre du PCF est également Président de l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8


 


 


 


 

Roland Nivet : « La paix est une construction »

sur www.regards.fr

Le Mouvement de la Paix condamne fermement les actes de guerre de la Russie et appelle partout à l’action pour dire non à la guerre. Nous avons rencontré Roland Nivet, le porte-parole du mouvement.


 

Regards. Que peuvent les mouvements pacifistes en temps de guerre ?

Roland Nivet. Nous avons déjà l’expérience de deux guerres mondiales qui sont la preuve que la guerre n’est jamais la solution. Le mouvement pacifiste est passé d’une opposition à la guerre à la formulation de propositions concrètes. La paix est une construction. Ça commence par réduire les dépenses d’armement. Il y a aussi d’autres initiatives que nous appelons de nos vœux : créer un observatoire des situations conflictuelles, augmenter les recrutements de diplomates, éduquer les jeunes générations à la paix. Enfin, pour créer les conditions d’une paix durable, nous devons repenser nos modes de coopérations entre pay. Ça passe par des échanges universitaires par exemple ou par la culture. Ce qui se joue en ce moment avec le conflit russo-ukrainien, c’est la question du monde dans lequel nous voulons vivre.

Moins de 24 heures après le début d’une nouvelle guerre en Europe, Macron a parlé de « tournant de l’histoire de l’Europe ». L’évolution en Ukraine évolue chaque minute mais les dernières nouvelles ne laissent pas penser que la paix est proche. Au contraire…

Je salue d’abord les initiatives diplomatiques d’Emmanuel Macron qui a cherché par tous les moyens à maintenir le dialogue avec la Russie qu’il faut cesser de diaboliser. Après une guerre, on peut compter les morts et on peut évaluer les destructions. Dans une situation de crise, on peut toujours retirer les blindés et discuter mais une fois que la guerre est engagée, c’est irrémédiable et on ne sait pas quand ça peut s’arrêter. Le puissant lobby militaro-industriel n’arrange rien. Les citoyens et les associations doivent maintenir la pression. L’histoire le montre : toutes les guerres se terminent par des négociations. Je pense que c’est encore possible. Mais il faut que les peuples se mobilisent. Et nous devons maintenir le dialogue avec la Russie.

Peut-on raisonnablement plaider pour le désarmement quand Poutine menace l’occident de sanction sans précédent si on devait « interférer » dans cette crise ? Il a parlé de « conséquences » qu’on « n’a encore jamais connues »…

Contrairement à ce que dit Emmanuel Macron, nous sommes à un tournant qui peut nous faire aller jusqu’à une crise nucléaire. Il faut que nous nous posions la question de l’élimination des armes nucléaires. En janvier 2017, la France a fait une conférence de presse commune avec les Etats-Unis pour dire qu’il ne fallait pas aller à l’ONU discuter du traité d’interdiction des armes nucléaires. Une autre contradiction, c’est le traité constitutif de l’Union européenne où il est écrit noir sur blanc que la sécurité européenne ne peut se concevoir que dans un lien étroit avec l’OTAN. La solution d’une paix durable ne peut passer que par le désarmement de nos sociétés et le renforcement de nos diplomaties.

Bertrand Badie explique souvent qu’aujourd’hui, le médiateur suprême ne passerait plus par une sorte de géopolitique orchestrée par les diplomaties nationales mais par les peuples et les sociétés civiles. Vous partagez son analyse ?

Le problème, c’est que les peuples n’ont pas encore pris pleinement conscience qu’ils représentaient la force dont parle Bertrand Badie. Même sur le désarmement nucléaire, on a fait un sondage avec le journal La Croix il y a 4 ans et qui révélait que 75% des Français voulaient le désarmement nucléaire et que 68% souhaitaient que l’on ratifie le traité d’interdiction des armes nucléaires. Si tous ces gens se mobilisaient, il est certain que l’Etat bougerait. Il faut que l’on arrive à une sorte de journée mondiale contre la guerre comme il y a en a eu au moment de la guerre en Irak.

 publié le 24 février 2022

 

Pour la paix et une solution

négociée en Ukraine

communiqué de presse de la CGT

Le président Vladimir Poutine a pris cette nuit la lourde responsabilité d’ordonner le bombardement de dizaines de sites militaires à travers toute l’Ukraine et aux troupes de l’armée de terre russe de franchir la frontière en plusieurs points du territoire ukrainien.

Ces bombardements supposément ciblés ont déjà touché des quartiers d’habitation et ont causé des pertes civiles. La vie de millions d’Ukrainiens est bouleversée.

Cette décision peut provoquer un embrasement dramatique de la région et conduit déjà les populations civiles de plusieurs grandes villes, en particulier de Kiev, à fuir vers l’ouest, abandonnant en catastrophe leurs logements.

La CGT alerte sur les risques de généralisation du conflit et appelle l’ensemble des dirigeants des parties concernées à ne jouer en aucun cas la carte de l’escalade.

Les armes doivent se taire immédiatement et laisser la place à une solution diplomatique plaçant au cœur l’aspiration des populations à vivre libres et en paix !

La CGT condamne, comme elle l’a toujours fait, les menées impérialistes des grandes puissances, l’irresponsabilité des dirigeants qui font le choix des armes plutôt que du dialogue, les cadres d’alliance militaire dont l’OTAN qui représentent une menace permanente pour la paix.

A l’instar de nombreuses voix en France et dans le monde, la CGT exhorte tous les responsables politiques à arrêter de suivre la logique militaire et à faire prévaloir l’aspiration des peuples à la paix.

Face à une guerre qui une fois encore se traduira par des morts, des destructions et des reculs sociaux, la CGT est aux côtes des travailleuses et travailleurs d’Ukraine, de leurs organisations syndicales. Elle est aussi aux côtés des travailleuses et travailleurs, des organisations syndicales, des pays qui seront rapidement impactés par cette guerre, notamment ceux de Russie et des pays limitrophes de l’Ukraine.

Tous les peuples sans exception – qui sont confrontés à une crise globale (climatique, sanitaire, sociale...) frappant d’abord les plus pauvres, les plus fragiles – n’ont rien à gagner à une nouvelle guerre !

Les priorités pour les peuples et l’avenir de l’humanité se nomment : paix, préservation de l’environnement, justice sociale, réalisation des droits humains, désarmement !

Nous revendiquons :

1. Un cessez-le-feu en Ukraine et la mise en œuvre des accords existants

2. L’arrêt des menaces et des livraisons d’armes à toutes les parties

3. Que les Nations-Unies soient le cadre privilégié d’élaboration des solutions politiques et diplomatiques pour régler la question ukrainienne.

Avec les organisations du Collectif national des marches pour la paix, la CGT appelle aux initiatives de mobilisation pour la paix et une solution négociée en Ukraine.

Montreuil, le 24 février 2022


 


 

STOP à la guerre en Ukraine !

Communiqué de l’Union Syndicales Solidaires :

L’Union syndicale Solidaires condamne l’agression de la Russie contre l’Ukraine et apporte toute sa solidarité à la population qui subit ces attaques.

La guerre ne profite jamais qu’aux puissants, aux marchands d’armes et aux capitalistes. Les travailleuses et les travailleurs, les populations, vont subir les morts, les privations de libertés, les viols et pillages, les destructions. Les conséquences militaires et économiques dépassent le territoire de l’Ukraine et vont concerner pleinement la population française.

Les impérialismes russes et occidentaux, avec l’OTAN, s’affrontent sur un nouveau terrain. Ce sont les droits des peuples et les libertés qui sont en danger. Le bruit des bottes se fait de plus en plus fort derrière les discours martiaux.

L’Union syndicale Solidaires appelle à participer à l’ensemble des rassemblements et mobilisations des jours à venir contre la guerre.

Nous exigeons la paix, immédiatement !

Union Syndicales Solidaires – 24 février 2022

 publié le 24 février 2022

Guerre en Ukraine :
le Kremlin défie le monde

Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Europe Vladimir Poutine a ordonné une intervention militaire d’ampleur, jeudi matin, afin de gagner par la force ce qu’il avait échoué à obtenir par la diplomatie : la garantie que Kiev ne rejoindra pas l’Otan. Jusqu’où ira sa volonté de restaurer la puissance russe sur la scène internationale ?

La guerre est de retour sur le sol européen. Sera-ce une guerre éclair et ponctuelle ou une « grande guerre », comme l’annonce le président ukrainien, Volodymyr Zelensky ? En tout état de cause, Vladimir Poutine a déclenché, au petit matin, jeudi, une « opération militaire » en Ukraine. La première invasion d’un État souverain par un autre État souverain sur le Vieux Continent depuis quatre-vingts ans. Le chef de l’État russe a prétexté d’un « génocide » des russophones dans l’est de l’Ukraine pour lancer une offensive aérienne et terrestre. Il a assuré ne pas vouloir d’une « occupation » de l’Ukraine mais sa « démilitarisation », ainsi que sa « dénazification ». Le Kremlin affirmait dès la veille que les responsables des « Républiques » séparatistes pro-Russes autoproclamées dans l’est de l’Ukraine avaient demandé l’ « aide » du président russe, Vladimir Poutine, pour « repousser l’agression » de l’armée ukrainienne. Depuis la reconnaissance par Poutine de ces républiques, lundi dernier, la « ficelle » était assez visible.

Pourquoi Poutine a-t-il choisi la guerre en Ukraine ?

Faute d’obtenir satisfaction par les voies diplomatiques, Moscou a choisi l’escalade, en recourant à l’option militaire. Son objectif officiel est connu tant il a été répété, et encore jeudi matin, lors de l’allocution télévisée de Vladimir Poutine : mettre fin à « l’expansion orientale de l’Otan, qui avance son infrastructure militaire toujours plus près de la frontière russe ». En décembre, Moscou formulait de nouveau la demande de ne pas inclure l’Ukraine dans cette dernière et de mettre fin aux coopérations militaires entre l’organisation atlantiste et Kiev. Aucun projet ficelé d’intégration de l’Ukraine n’existe, en fait. Mais la diplomatie russe s’appuie sur des précédents : la Pologne et les États Baltes ont intégré d’un même mouvement l’Union européenne et l’Otan, en contravention d’un engagement pris par les Occidentaux à la fin de la guerre froide.

Un « débat » a opposé les deux camps sur la réalité de cette promesse. Il a été tranché en début de semaine par les révélations du magazine allemand Der Spiegel, qui a publié un document retrouvé par un historien dans les Archives nationales britanniques. Il s’agit d’un procès-verbal d’une réunion des directeurs politiques des ministères des Affaires étrangères des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne, tenue à Bonn le 6 mars 1991. Il y est écrit noir sur blanc que les Occidentaux ont fait savoir aux Soviétiques que l’Otan n’irait pas au-delà de l’Elbe. La puissance russe peut donc légitimement se sentir trahie…

Ce qui s’est déroulé, hier, jeudi 24 février 2022, a donc sans doute commencé dans la poussière de la fin de la guerre froide. Vladimir Poutine a d’ailleurs placé le déclenchement de l’intervention militaire sous le sceau d’une volonté de rebattre les cartes distribuées. Le président russe a ainsi mis en cause « le système intégral des relations internationales » favorable à « ceux qui se sont déclarés vainqueurs de la guerre froide » et dénoncé un «  état d’euphorie créé par un sentiment de supériorité absolue, une espèce d’absolutisme moderne couplé avec des normes culturelles faibles et l’arrogance ». « La Russie n’arrive pas à analyser autrement la situation que sous le prisme d’un grand projet occidental destiné à miner son influence dans l’espace ex-soviétique », analysait la chercheuse Isabelle Facon dans nos colonnes.

À l’argument de la « trahison » des Occidentaux, Vladimir Poutine en a ajouté un, depuis l’été dernier : la « virtualité » historique de l’Ukraine. Lors d’un discours-fleuve, lundi dernier, il a refait l’Histoire en affirmant que « l’Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément par la Russie bolchevique et communiste ». Une phrase annonçait le coup suivant, préparé par le joueur d’échecs Poutine : « L’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel. » Une vision qui inscrit Poutine dans le « courant grand-russien », comme l’explique le géographe Jean Radvanyi (lire page 6).

L’invasion de l’Ukraine ne peut donc être vue comme une réaction presque intempestive au refus des Occidentaux d’accéder à la demande russe de non-adhésion de l’Ukraine à l’Otan. Elle s’inscrit dans une stratégie de long terme et survient à un moment manifestement choisi. Les signaux de division des Occidentaux se sont multipliés depuis un an : le retrait des troupes américaines de Kaboul sans concertation avec les alliés ; l’affaire Aukus et la bisbille entre la France, d’un côté, et la triplette États-Unis, Grande-Bretagne et Australie, de l’autre, sur la vente de sous-marins à cette dernière ; les déclarations d’Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale » de l’Otan.

Quelles sont les réactions des Occidentaux ?

De Paris à Washington, en passant par l’ONU, la condamnation a été unanime. Et après ? De quels moyens de pression disposent les États-Unis, les pays européens et l’Otan face à l’agression caractérisée dont s’est rendu coupable Vladimir Poutine ? Des sanctions ? Dès mardi, les États membre de l’Union européenne (UE) ont lancé une première salve : avoirs gelés pour une poignée d’oligarques et limitations, pour les banques impliquées dans le financement des séparatistes pro-Russes, qui ne pourront plus émettre ou échanger des obligations sur les marchés européens. Du côté de Washington, on tape aussi au porte-monnaie : Moscou a interdiction de lever des fonds, tandis que ses nouvelles émissions de dettes ne peuvent plus être négociées sur les marchés financiers américains ou européens. La décision la plus symbolique a été prise par Berlin, avec la suspension de l’autorisation de Nord Stream 2, un projet de gazoduc géant entre la Russie et l’Allemagne. Emmanuel Macron (lire page 7) a promis une réaction « sans faiblesse », à la fois « sur le plan militaire, économique, autant que dans le domaine de l’énergie », sans communiquer aucune décision concrète.

Ces sanctions peuvent-elles, comme l’annonce Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, « supprimer la croissance économique, accroître le coût des emprunts, augmenter l’inflation, intensifier la fuite des capitaux et éroder graduellement sa base industrielle »? En (infime) partie, peut-être. Sont-elles de nature à faire dévier la trajectoire belliqueuse du pouvoir poutinien ? Le plus grand doute est permis.

Quoi d’autre alors ? Si les mots des communiqués diplomatiques sont tranchants, ils s’arrêtent à la porte d’une riposte militaire. Aucune puissance ne se hasarde à évoquer cette éventualité. Sur le réseau social LinkedIn, le lieutenant général Alfons Mais, chef de l’armée de terre allemande, résume ainsi cette forme d’impuissance : «Les options que nous pouvons proposer aux politiques pour soutenir l’Alliance sont extrêmement limitées. Nous l’avons tous vu venir et nous n’avons pas été en mesure de faire valoir nos arguments, de tirer les conclusions de l’annexion de la Crimée et de les mettre en œuvre. » C’est sans doute l’asymétrie centrale de ce conflit naissant. Vladimir Poutine est prêt à mettre en jeu ce qu’aucun autre dirigeant au monde ne veut envisager, à savoir envoyer des soldats mourir pour Kiev.

Quels scénarios possibles ?

Bien malin qui peut prétendre connaître ou deviner la suite. Cette dernière dépend évidemment de la situation militaire : l’armée ukrainienne voire la population du pays, comme l’y invite Volodymyr Zelinsky, vont-ils offrir une résistance à l’armée russe ? Ou celle-ci va-t-elle se rendre maîtresse des nœuds stratégiques, voire de l’ensemble du territoire ukrainien ? Que fera Vladimir Poutine d’une victoire militaire acquise à peu de frais ? Qu’implique son objectif de « démilitariser » l’Ukraine ? Une occupation permanente ? Une partition de fait du pays ? L’installation d’un pouvoir fantoche ? À chaque étape, Vladimir Poutine a disposé d’un coup d’avance et a donné le tempo. Depuis le début de cette crise, le maître du Kremlin est aussi celui des horloges. Et depuis jeudi, celui de la guerre.

Manifestations « stoppez cette folie », crie la rue

L’armée russe est entrée en Ukraine sur tous les fronts et par tous les moyens possibles. Cité par l’AFP, un officiel anonyme du Pentagone disait jeudi n’avoir « jamais vu une manœuvre de ce genre, d’État-nation à État-nation, depuis la Seconde Guerre mondiale, certainement rien de cette ampleur, portée et échelle ». De quoi craindre le pire pour les civils. « Cette nouvelle phase des combats en Ukraine me fait froid dans le dos, lance, par exemple, Peter Maurer, le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). L’intensification et l’extension du conflit risquent de provoquer des morts et des destructions d’une ampleur qu’il est effrayant d’envisager, compte tenu des immenses capacités militaires en jeu. » Dans toute l’Europe, des manifestations sont organisées depuis jeudi : « Stoppez cette folie ! » En Russie, en revanche, le Kremlin a choisi de réprimer par avance les potentielles mobilisations anti-guerre sur son sol. Jeudi, plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées à Moscou et à Saint-Pétersbourg.


 


 

 

 

Éditorial. La paix comme projet politique pour les peuples

Par Fabien Gay sur www.humanite.fr

Après plusieurs semaines de tensions, ce que nous redoutions est arrivé. L’armée russe est entrée en territoire ukrainien sous des raisons fallacieuses et illégitimes. Les armes ont donc parlé et, avec elles, la guerre. La guerre qui détruit les vies et ouvre des plaies qui ne se referment jamais. La guerre est là, en Europe, près de chez nous, encore plus présente et visible dans notre société de l’information en continu. On peut évidemment déplorer une escalade progressive des tensions, trouver une filiation historique à un ensemble de promesses non tenues et des accords de Minsk non appliqués, qui ont alimenté rancœurs, méfiances, haines et coups de force.

Néanmoins, Vladimir Poutine et son gouvernement sont les uniques responsables car ils ont décidé de porter leur pays dans une œuvre criminelle et destructrice. C’est le peuple ukrainien qui va en payer le plus lourd tribut dans l’immédiat. D’ailleurs, l’Ukraine se relèvera-t-elle de ces dépeçages territoriaux successifs et de cette agression insupportable et dangereuse qui fait peser de graves menaces sur toute une région ?

Cette invasion est le symptôme de notre monde : celui d’un désordre international violent et destructeur. Dans un capitalisme débridé et de concurrence sauvage, c’est l’issue belliqueuse et nationaliste qui prévaut sur tout. C’est d’ailleurs tout l’argumentaire cynique du dirigeant russe.

L’ONU devait se réunir jeudi soir, mais le G7 et l’Otan, organisation belliciste et obsolète, avaient déjà pris un train de sanctions contre Moscou, pourtant inefficaces depuis 2014. Pire, elles renforcent l’ultranationalisme de Poutine. Dans l’immédiat, c’est l’urgence humanitaire qui doit prévaloir. À ces milliers, peut-être ces millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes qui fuiront les bombardements, nous devons assistance. C’est là la première action européenne à porter.

Il faut ensuite retrouver immédiatement les voies du cessez-le-feu et du dialogue. La France doit porter cela au sein de l’ONU, en mettant tous les acteurs autour de la table. Un mouvement populaire doit se lever pour refuser la guerre totale et imposer la paix. Non pas comme un simple mot, mais comme un projet politique qui demande des efforts considérables de toutes parts pour en créer, par l’action politique et diplomatique, les conditions réelles. C’est à ce prix que nous arrêterons au plus vite cette guerre.

 publié le 22 février 2022

Ukraine. Le chemin de la paix de plus en plus étroit

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Vladimir Poutine a reconnu lundi 21 février l'indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk. Pourtant, le matin, l'Élysée avait annoncé un futur sommet entre les présidents russe et états-unien. Si la médiation française a permis de rétablir la discussion, la reconnaissance de l'indépendance des républiques autoproclamées rend la tenue de ce sommet un peu plus incertaine. Joe Biden, président des États-Unis avait prévenu que sa participation était soumise au fait que la Russie n'envahisse pas l'Ukraine.

Emmanuel Macron a d'ailleurs convoqué un Conseil de défense à l'Élysée. Le chef de l'État français multiplie les contacts avec les présidents russe Vladimir Poutine et ukrainien Volodymyr Zelensky, avec le chancelier allemand Olaf Scholz et les responsables européens Charles Michel et Ursula Von der Leyen. Pour cette dernière « la reconnaissance des deux territoires séparatistes constitue une violation flagrante de la loi internationale, de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et des accords de Minsk ». Mardi, le président ukrainien a demandé «l'introduction immédiate de sanctions pour un nouvel acte d'agression».

Ce conflit met en exergue des intérêts divergents qui doivent être pris en compte pour éviter le pire.


 

Comment en est-on arrivé là ?

Le froid et le chaud soufflent toujours sur l’Europe orientale. Dimanche, le chef d’État français, Emmanuel Macron, s’est entretenu par téléphone pendant une heure quarante-cinq avec son homologue russe, Vladimir Poutine. Au menu des discussions, la crise en Ukraine, à la frontière de laquelle Moscou a massé, selon Washington, pas moins de 150 000 soldats.

Le conflit larvé a déjà fait, depuis 2014, près de 14 000 victimes. Le Kremlin et l’Élysée se sont entendus sur divers points qui permettent de rouvrir un canal diplomatique.

Cela permet de faire un pas avant la rencontre, déjà prévue, entre les chefs des diplomaties états-unienne, Antony Blinken, et russe, Sergueï Lavrov, jeudi. Ce dernier pourrait être vendredi à Paris. Dans la nuit de dimanche à lundi, l’Élysée a même précisé que tant Vladimir Poutine que Joe Biden avaient « accepté le principe » d’un sommet entre eux qui sera ensuite élargi à « toutes les parties prenantes » à la crise en Ukraine.

La tenue de ce sommet est toutefois devenue très incertaine après l'annonce lundi soir à la télévision russe par Vladimir Poutine de la reconnaissance de l'indépendance des deux territoires séparatistes de l'Est de l'Ukraine. Il a également ordonné à l’armée russe d'y « maintenir la paix »

La situation est tendue, mais la médiation française a permis aux canaux de discussion d’être à nouveau ouverts. Aboutir à une paix nécessite de répondre aux préoccupations des différents acteurs. Lesquelles ?

Les exigences de sécurité de Moscou

Le 17 décembre, Moscou a présenté deux projets de traité aux États-Unis et à l’Otan. Le premier demandait que l’Alliance atlantique n’accepte pas de nouveaux adhérents à l’Est et ne positionne pas de troupes ou de matériel dans les pays qui ont rejoint l’Otan après 1997. Depuis 2004 et l’adhésion des pays Baltes, Moscou partage 10 % de sa frontière avec des pays de l’Alliance, alors que, à la fin de la guerre froide, il avait été promis aux dirigeants soviétiques puis russes que cela n’adviendrait jamais (voir l’article paru hier 21 avril sur notre site 100paroles). Depuis 2008, l’Ukraine et la Géorgie figurent sur la liste des pays candidats à l’adhésion, avec l’approbation de Washington.

L’été suivant, le président d’alors, Dmitri Medvedev, avait fait une proposition de « pacte de sécurité paneuropéen », pour donner des assurances de sécurité réciproques aux deux camps. Les Occidentaux n’ont pas donné suite. C’est ce même type de compromis que les Russes souhaitent voir discuté. Le deuxième traité sur la table vise à interdire le déploiement de missiles de moyenne portée dans des zones qui pourraient toucher le territoire adverse, une proposition déjà énoncée en 2019.

Les États-Unis n’ont répondu que partiellement aux demandes russes : niet sur l’extension de l’Otan, et des concessions mineures en matière balistique, avec des propositions de contrôles réciproques. Parallèlement, l’Otan a envoyé des renforts dans les pays concernés par la proposition de traité russe, telle la Roumanie, et renforcé sa coopération avec l’Ukraine.

Le communiqué de l’Élysée permet une réouverture des discussions. Il annonce que, « si les conditions sont remplies », il y aura « une rencontre au plus haut niveau en vue de définir un nouvel ordre de paix et de sécurité en Europe ». C’est un progrès. Depuis des années, le Parti communiste français revendique, comme il le rappelait dans un communiqué, « une conférence européenne large, incluant la Russie, de paix et de sécurité collective, afin de négocier chacun des points de tension et parvenir à un règlement global. La sécurité en Europe ne peut être assurée sans la sécurité de la Russie ». Une telle initiative permettrait de répondre aux besoins de la Russie, mais pas seulement. Moscou aussi doit répondre à certaines exigences.

La question de l’ingérence russe

Une telle rencontre est inspirée de la conférence d’Helsinki de 1975. Cette dernière avait permis une détente en Europe et stipulait le respect de l’intégrité territoriale des États et un refus des ingérences étrangères – dont ne sont avares ni Moscou ni Washington. Les pays occidentaux reprochent à Moscou de vouloir « recréer (une) sphère d’influence », selon les termes employés samedi par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan.

L’accusation n’est pas totalement dénuée de fondement. La Russie est déjà intervenue chez ses voisins qui se détournaient d’elle. Début 2008, la Géorgie commence la procédure d’adhésion à l’Otan et se sent pousser des ailes. Pendant l’été, le gouvernement de Mikheil Saakachvili lance contre deux régions indépendantes de facto depuis la fin de l’URSS, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, une offensive militaire. Prenant ce prétexte, Moscou intervient militairement et repousse celle-ci, s’assurant un contrôle sur les zones séparatistes.

Depuis la fin de la guerre froide, plusieurs conflits sont gelés. Moscou entretient deux provinces séparatistes en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et la Transnistrie en Moldavie. Très régulièrement, l’aviation russe franchit la frontière dans les pays Baltes. Et Moscou a été accusé de plusieurs cyberattaques contre les États voisins ces dernières années, voire de tenter d’influencer des campagnes électorales. Seul le choix du dialogue permet d’adresser toutes ces questions au Kremlin.

La restauration d’un État ukrainien démocratique et souverain

L’Ukraine se trouve au cœur du cyclone. Depuis la fin de la guerre froide, elle a été tiraillée entre partisans d’une intégration euro-atlantique et partisans de bons liens avec la Russie. En 2014, avec le soutien des États-Unis, des manifestations pour l’accord d’association avec l’Union européenne, place Maidan, entraînent le départ du président Viktor Ianoukovitch et l’installation d’un pouvoir dont les premières mesures sont hostiles aux droits des russophones. Moscou s’empare alors de la Crimée, où la majorité de la population est russe et où se trouvait l’une de ses principales bases à l’étranger, Sébastopol. Dans l’est du pays, des insurgés russophones se sont emparés du Donbass, créant les républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk.

Pour faire cesser les hostilités, des accords ont été signés à Minsk, en septembre 2014, prévoyant un cessez-le-feu, mais également une autonomie du Donbass au sein de l’État ukrainien. Cette question est à l’arrêt, Kiev arguant que celui-ci est occupé par la Russie. S’appuyant sur les accords de Minsk, Kiev exige un départ des forces russes de ces régions avant de changer la Constitution. Son négociateur, Dmitri Kozak, a récemment déclaré que, les négociations « étant au point mort depuis 2019 », Kiev ne mettra jamais en œuvre les accords.

De son côté, le Parlement russe a invité le Kremlin à reconnaître l’indépendance de ces régions ukrainiennes. Vladimir Poutine y aura donc répondu favorablement dès lundi soir. Par ailleurs, il a déclaré lundi que les accords de Minsk n’avaient « aucune perspective ». La voie du dialogue est plus que jamais nécessaire, sinon, comme en Transnistrie, en Géorgie ou ailleurs, le conflit ukrainien, gelé par moments, brûlant à d’autres, continuera de menacer la paix en Europe des années encore.


 


 


 

Moscou s’isole en reconnaissant les Républiques du Donbass

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Vladimir Poutine a déclaré l’indépendance des régions séparatistes de l’est de l’Ukraine. Une décision qui fait suite à la fin de non-recevoir de l’Otan aux demandes de garantie de sécurité de la part de la Russie.

Le fragile statu quo qui maintenait l’Ukraine dans une relative paix ne tient plus dans l’est du pays. Lundi soir, Vladimir Poutine a annoncé, lors d’une allocution télévisée aux accents très nationalistes, qu’il reconnaît l’indépendance des Républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk dans le Donbass. « Je tiens à souligner une fois de plus que l’Ukraine n’est pas pour nous un simple pays voisin. Elle fait partie intégrante de notre propre histoire, de notre culture et de notre espace spirituel », a-t-il déclaré. « L’Ukraine a été créée par la Russie, ou, pour être précis, par les bolcheviques. (…) Lénine et ses associés l’ont fait d’une façon très dure pour la Russie, en séparant ce qui était la terre russe historique. (…) Laissez-moi répéter que ces territoires ont été transférés avec la population qui était historiquement la Russie », a-t-il ainsi justifié. Concernant l’actualité, il a accusé Kiev d’orchestrer un « génocide qui touche 4 millions de personnes ».

Cette décision du Kremlin fait peut-être suite au refus des États-Unis de mettre fin à l’extension à l’est de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) et à la non-application par l’Ukraine des accords de Minsk, à l’origine du cessez-le-feu de 2014 prévoyant une autonomie du Donbass. Elle crée une situation inflammable. Dans la foulée, deux décrets présidentiels ont été signés pour que « les forces armées de la Russie (assument) les fonctions de maintien de la paix sur le territoire (des) Républiques populaires ». Moscou promet n’avoir pas l’intention « pour l’instant » d’envoyer des forces dans l’est de l’Ukraine. L’agence Reuters a pourtant pu observer des tanks sans insigne dans la ville de Donetsk, ce mardi matin. Deux accords « d’entraide » ont été ratifiés par le Parlement russe, mardi.

Zelensky Prévient qu’il ne cédera pas « une parcelle » du pays

Si la population du Donbass peut se sentir protégée d’une offensive de Kiev, le risque est désormais qu’armées ukrainienne et russe se retrouvent face à face, et qu’une provocation, de part ou d’autre, n’entraîne un conflit généralisé. Plus d’un millier de violations du cessez-le-feu, de la part des deux camps, ont été enregistrées depuis jeudi par l’OSCE. Volodymyr Zelensky, président ukrainien, a prévenu qu’il ne céderait pas « une parcelle » du pays et invité ses alliés à lui apporter un soutien « clair ». Il a envisagé une rupture des relations diplomatiques avec Moscou. Les alliés de l’Ukraine n’ont pas tardé à réagir. Plusieurs États ont pris des sanctions économiques. La plus notable est prise par l’Allemagne : l’entrée en fonction du gazoduc Nord Stream 2 a été suspendue (voir encadré). Londres a sanctionné trois milliardaires et cinq banques russes proches du Kremlin. Les représentants des vingt-sept pays de l’Union européenne (UE) ont annoncé des sanctions contre les responsables des décisions prises par Moscou, ainsi que contre les banques qui financent l’armée russe. L’État russe se voit par ailleurs privé d’accès aux marchés européens de capitaux. La réponse est aussi militaire. Berlin se dit prêt à déployer des soldats en Lituanie, pays frontalier de la Russie et de son allié biélorusse. Le vice-ministre lituanien de la Défense, Margiris Abukevicius, a annoncé que plusieurs pays de l’UE mobiliseraient leur équipe de « cyberdéfense » pour venir en aide à l’Ukraine en cas d’attaque informatique. Les États-Unis devaient également annoncer des sanctions, hier.

Le chef du kremlin dément vouloir « reconstituer un empire »

Sur le plan diplomatique, Moscou s’est isolé. Lors d’une réunion du Conseil de sécurité, lundi, plusieurs pays du Sud ont critiqué son attitude. « Nous pensons que tous les pays doivent résoudre les différends internationaux par des moyens pacifiques, conformément aux buts et principes de la charte des Nations unies », a déclaré l’ambassadeur chinois Zhang Jun, qui n’a pas soutenu Moscou, et invité toutes les parties à la « retenue ».

La Russie suscite aussi une inquiétude dans son « étranger proche ». Lors d’une rencontre avec son homologue azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, Vladimir Poutine a dû démentir vouloir « reconstituer un empire ». Il explique que le sort réservé à l’Ukraine est différent de celui de l’Azerbaïdjan ou du Kazakhstan car « le territoire de ce pays est utilisé par des pays tiers pour créer de menaces à l’égard de la Russie ». La Russie se sent fragilisée depuis des années, et, de n’en avoir pas tenu compte en poussant l’Otan toujours plus loin à ses frontières, les Occidentaux partagent désormais le même sentiment. Le dialogue doit reprendre d’urgence. Le conflit a déjà fait 14 000 victimes depuis 2014.


 


 


 

Au Donbass,
les habitants espèrent enfin la paix

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

UKRAINE Dans l’est du pays, la population a accueilli favorablement la décision du président russe de reconnaître l’indépendance des deux Républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk. Tous sont persuadés que cela amènera l’apaisement attendu depuis huit ans.

Donetsk, Gorlovka (Donbass), envoyé spécial.

Un épais brouillard a recouvert Donetsk, ce mardi matin. Ni l’annonce intervenue lundi soir, par Vladimir Poutine, de reconnaître l’indépendance des deux Républiques autoproclamées de Donetsk (DNR) et Lougansk (LNR), ni le conflit qui se poursuit sur la ligne de front ne semblent perturber la vie quotidienne des habitants. Certains cherchent des distributeurs pour retirer de l’argent qui fonctionnent, d’autres des stations avec de l’essence, la plupart n’ayant plus que du gaz, mais la majorité se rend au travail. « Depuis huit ans, nous nous sommes habitués à ce type de pénuries, aux combats. Mais j’espère que les choses vont désormais s’améliorer avec l’annonce de Vladimir Vladimirovitch », nous confie Lena.

Malgré le couvre-feu, quelques instants après le discours du président russe, une trentaine de personnes se sont rassemblées sur la place centrale, juste à côté de la statue de Lénine, pour célébrer l’événement. « C’est historique. Personne ne s’y attendait», confirme l’un d’eux, drapeau russe à la main et regardant les feux d’artifice. On est loin de l’ampleur et la ferveur de 2014 après le référendum en Crimée, comme si personne n’y croyait réellement.

À une vingtaine de kilomètres du centre-ville, se dresse le quartier Kirovskii avec ses maisons en bois. L’atmosphère y est beaucoup moins festive. Alors qu’une grande partie des résidents se préparaient à écouter le discours du président russe, Vladimir Poutine, des bombardements ont éclaté aux alentours de 21 heures. Sur la rue Dmitra-Donskovo, Irina nous accueille emmitouflée dans son manteau rose. Institutrice, la cinquantaine, elle nous dévoile l’impact de l’explosion sur sa maison pendant que des bénévoles et des pompiers l’aident à déblayer et à remettre l’électricité. Dans le jardin, un immense trou provoqué par le tir d’une roquette a brisé le sol carrelé, faisant exploser les fenêtres et une partie de la cuisine. « Quand on a entendu les premiers sifflements et les tirs, on a décidé de sortir se mettre à l’abri. À peine dix minutes plus tard, notre maison était touchée. Heureusement, sinon je ne serais pas en train de vous parler », raconte-t-elle. Émue, Irina poursuit : « Je n’en veux pas à Zelensky (le président ukrainien – NDLR). Il aurait juste dû rester un acteur. Il était vraiment bon. La politique ne lui réussit pas. Maintenant, on attend la suite et que cette guerre s’arrête définitivement pour que, des deux côté s, on puisse revivre en paix. » Depuis 2014, près de 14 000 personnes sont décédées.

Les évacuations apparaissaient moins importantes, ces dernières heures

Dans ce quartier, assez éloigné de Donetsk, et davantage populaire, peu de gens ont fui vers la Russie. Dans la rue Ivana-Susanina, une femme aurait péri dans les bombardements. Le toit de sa maison a été en partie arraché. Une voisine témoigne. « On a entendu plusieurs coups de feu se rapprocher et, d’un coup, un grand boum. On s’est cachés avec les enfants. Nous ne sommes pas partis. On l’aurait fait en 2014 au début du conflit. On a fait le choix de rester, car on a toute notre vie ici, notre famille. Le plus difficile, c’est de s’apercevoir désormais que les enfants arrivent à reconnaître au seul bruit de quel type d’arme, de bombardements il s’agit. »

Les évacuations apparaissaient moins importantes, ces dernières heures. Au moins, 60 000 personnes auraient rejoint la Russie. Pourtant à Staromykhailivka, en périphérie de Donetsk, les échanges de coup de feu sont quotidiens. « Depuis 2014, et le début du conflit, la plupart des gens qui sont restés dans le Donbass ne partiront plus. Ils ont fait ce choix il y a huit ans, quand la situation était véritablement inquiétante. Bien évidemment les tensions sont les plus fortes de ces dernières années. Mais, cela demeure supportable pour l’instant et les gens n’ont pas forcément tous les moyens de partir », estime Ania (1). Dans son école, rue Daguestanaya, où il enseigne, les enfants ne font plus attention mais restent marqués. «  Qui ne le serait pas ? La décision de Poutine était nécessaire. On aurait pu encore vivre en Ukraine jusqu’en 2017. Mais, aujourd’hui, la haine et les rancœurs sont trop importantes. J’espère juste que cela nous apportera la paix et non davantage de guerre. »

À l’une des entrées est de Donetsk, les gardes surveillent attentivement les allées et venues. L’angoisse de nouveaux affrontements subsiste. Dans les divers commissariats au sein de la République autoproclamée de Donetsk, la conscription se poursuit. Depuis le décret du 19 février, pris par le dirigeant Denis Pouchiline, les hommes de 18 à 55 ans sont mobilisés. Seule nouveauté, les plus de 55 ans peuvent se porter volontaires depuis mardi. Une décision qui est intervenue au moment où les « accords d’entraide » entre les entités DNR, LNR et la Russie ont été signés. La Douma russe a voté à l’unanimité le texte qui ouvre la voie à la coopération avec Moscou dans les domaines de la défense et du secteur économique et financier durant une décennie. Ces textes prévoient que les parties vont assurer leur défense, partager des bases militaires et une protection commune de leurs frontières et créent un « fondement juridique » à la présence russe dans ces territoires. Cela ne s’arrête pas là, puisqu’un amendement a été immédiatement déposé en deuxième lecture, qui valide leur entrée en vigueur dès le 22 février. « C’est le seul moyen de protéger les gens, d’arrêter la guerre fratricide, d’empêcher une catastrophe humanitaire, d’apporter la paix », se justifie le président de la Chambre basse (Douma), Viatcheslav Volodine.

Si le vice-ministre des Affaires étrangères, Andreï Roudenko, a affirmé lundi que la Russie n’avait pas « pour l’instant » l’intention de déployer des forces, mais le fera en cas de « menace », plusieurs témoins dans le Donbass confirmaient la présence de bataillons russes sur place. Et, dès le lendemain, le président russe a réclamé à la Chambre haute du Parlement d’autoriser l’envoi de militaires russes. Une demande que le vice-ministre de la Défense, Nikolaï Pankov, a justifiée devant l’assemblée arguant qu’ « aux frontières des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk, une armée (ukrainienne) de 60 000 hommes et de blindés lourds » se regroupe .

Sur la ligne de front, comme à Gorlovka, la nouvelle a été accueillie avec soulagement. Les soldats espèrent que cette coopération facilite la fin des combats. Mais ne craignent-ils pas l’inverse et que le conflit ne s’amplifie ? « Le soutien de la Russie transforme totalement le rapport de forces. J’y crois. Ou alors il faudra avancer », ose l’un d’eux. La plupart des habitants (4 à 5 millions au total) souhaitent essentiellement sortir de ces huit années de guerre. Une véritable lassitude des problèmes quotidiens qu’implique cette situation apparaît. « Cela nous a rendus plus solidaire », observe Nikolaï Nesterov un médecin qui s’occupe d’un centre de don du sang. L’établissement vétuste a été remis à neuf avec du matériel ultramoderne. On y trouve des jeunes comme Kolia qui viennent chaque semaine. « Si cela permet de sauver des vies », glisse-t-il timidement. Pour Nikolaï Nesterov, il n’était pas question de s’en aller. « Je pouvais être utile. Et quitter ma ville alors que d’autres n’ont pas les moyens de partir… Des quartiers entiers sont coincés, comme à Petrov ou Kievskiï. Et puis il s’agit d’une guerre aux enjeux qui nous dépassent entre la Russie, les États-Unis et l’Union européenne. Mais il y a une seule chose que je ne comprends pas du gouvernement ukrainien. Pourquoi nous attaquer tout en affirmant qu’i l s’agit de leur territoire ? » interroge-t-il. En attendant, les drapeaux russes accrochés aux voitures n’ont cessé d’être sortis. Dans le centre de Donetsk, les immenses affiches pour un « Donbass russe fort » prennent encore davantage de sens. Et Denis Pouchiline, le dirigeant du DNR, l’a clairement signifié, la décision de la Russie est plus « qu’un simple soutien ».

(1) Le prénom a été changé.

publié le 21 février 2022

Crise en Ukraine. La preuve qu'Américains et Européens s'étaient engagés à ne pas étendre l'Otan vers l'Est

Bruno Odent sur www.humanite.fr

Un document émanant des archives britanniques, révélé par le magazine allemand Der Spiegel, souligne que des accords écrits ont bien été passés avec Moscou pour ne pas étendre la sphère d’influence et d’action de l’Alliance atlantique «au delà de l’Elbe».

Ce texte, longtemps classé secret défense, a été remonté des profondeurs des archives nationales britanniques par le chercheur états-unien Joshua Shifrinson, professeur à l’université de Boston.


 

L’Essentiel. A la fin de cet article, retrouvez les infos clé pour comprendre la situation en Ukraine.

Un document émanant des archives nationales britanniques corrobore la thèse avancée par Moscou de l’existence d’un engagement de Washington et des puissances occidentales à ne pas étendre l’Alliance atlantique vers l’Est. Le magazine allemand Der Spiegel en révèle l’existence.

Ce texte, longtemps classé secret défense, a été remonté des profondeurs des archives par le chercheur états-unien Joshua Shifrinson, professeur à l’université de Boston. Il y est question du procès verbal d’une réunion des directeurs politiques des ministères des affaires étrangères des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne, tenue à Bonn le 6 mars 1991. Le thème était la sécurité en Europe centrale et orientale.

Une telle expansion serait «inacceptable»

Le document fait part sans la moindre ambiguïté d’un engagement de Washington, Londres, Paris et Bonn à ne pas étendre l’Alliance atlantique vers l’Est. Une telle expansion serait « inacceptable », est-il dit explicitement.

« Nous avons clairement indiqué lors des pourparlers 2 plus 4 (sur l’unification allemande, avec la participation de la RFA et de la RDA, ainsi que des États-Unis, de l’URSS, du Royaume-Uni et de la France) que nous n’étendons pas l’OTAN au-delà de l’Elbe, » explique Jürgen Hrobog, le représentant de la RFA, avançant une position bien entendu convenu avec le chancelier de l’époque, Helmut Kohl. Et d’expliciter, cité par le journal : « Par conséquent, nous ne pouvons pas proposer à la Pologne et aux autres pays d’adhérer à l’OTAN.»

« De manière formelle ou informelle »

Selon ces mêmes archives le représentant états-unien, Raymond Seitz, était d’accord : « Nous avons clairement fait savoir à l’Union soviétique – dans les pourparlers 2 plus 4 et aussi dans d’autres négociations – que nous n’avions pas l’intention de profiter du retrait des troupes soviétiques d’Europe de l’Est… ». Et d’avaliser même la non expansion de l’OTAN vers l’Est « que ce soit de manière formelle ou informelle. »

II fut alors également convenu de renforcer la stabilité et la sécurité en Europe centrale et orientale par des accords bilatéraux et dans le cadre de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).

La responsabilité des dirigeants américains

Ces révélations soulignent les responsabilités plus que partagés du président états-unien, Joe Biden, de son secrétaire d’Etat, Anthony Blinken et du secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, dans la montée actuelle des périls. Ils n’ont cessé en effet de mentir sur ce point affirmant que l’Occident n’aurait offert à Moscou aucune garantie sur le futur périmètre de l’Alliance atlantique. Et ils ont martelé en toute occasion sur « le droit international inaliénable » de l’Ukraine à rallier le pacte militaire de son choix. Les représentants de l’impérailisme états-unien trustent ainsi une fois encore des poles positions dans la course à la guerre comme en matière de manipulation des textes qui ont fait l’histoire la plus récente.

L’essentiel pour comprendre la situation en Ukraine

  • L’Ukraine, qui nourrit un projet d’adhésion à l’Otan, est au centre des tensions entre les États-Unis, l’Europe et la Russie. Cette dernière dénonce le rapprochement des bases militaires de l’Otan de ses frontières, malgré les engagements pris par les Occidentaux il y a 20 ans.

  • Depuis avril 2021, les Russes ont déployé environ 100 000 militaires à proximité de la frontière ukrainienne.

  • Depuis l’automne 2021, des responsables américains alertent sur une opération militaire russe imminente.

  • Lundi 21 février, les dirigeants des deux territoires séparatistes de l'Est de l'Ukraine (Lougansk et Donetsk) ont appelé Vladimir Poutine à reconnaître leur indépendance et à mettre en place une « coopération en matière de défense ».

  • Pour Moscou, le respect par l’Ukraine des accords de Minsk de 2015 était jusque-là un préalable incontournable à un règlement global de la situation avec les Occidentaux.

Le point le plus sensible de ces accords conclus entre les dirigeants allemand, français, russe et ukrainien est celui qui prévoit la tenue d’élections locales libres dans les républiques séparatistes du Donbass (dans l’Est de l’Ukraine) et l’application d’un statut d’auto-administration de ces deux zones, qu’ont refusé à ce jour les autorités ukrainiennes.

  • Le conflit qui a éclaté dans le Donbass en 2014, dans la foulée du mouvement Maïdan en Ukraine et de l’annexion de la Crimée par la Russie, a déjà fait au moins 13 000 morts et plus de deux millions de déplacés.

  • Malgré le cessez-le-feu prévu par les accords de Minsk, des accrochages ont eu régulièrement lieu entre les séparatistes russes et l’armée ukrainienne. Depuis l’automne 2021, la zone connaît un fort regain de tensions.

publié le 20 février 2022

Ukraine. « J’ai l’impression de revivre le même cauchemar qu’en 2014 »

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Donetsk (Donbass), envoyé spécial. La fuite des habitants des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk vers la Russie se poursuit. Sur place, personne ne sait si les affrontements avec l’armée ukrainienne vont s’accélérer.

La route vallonnée qui mène de Rostov-sur-le-Don à Donetsk apparaît presque trop calme. La neige a disparu dans cette ­région du Donbass à cheval entre la Russie et l’Ukraine. Ce dimanche, assez peu de ­véhicules militaires circulent sur la voie qui mène à la République populaire autoproclamée de Donetsk (DNR) en passant par Matveev. Sur la centaine de kilomètres qui séparent la ville du sud-ouest de la Russie (1,2 million d’habitants) de la frontière, un soleil quasi printanier ferait presque ­oublier les énormes tensions quotidiennes. Seules les nombreuses voitures de police et du ministère des Situations ­d’urgence laissent deviner la reprise des affrontements, qui ont éclaté­ depuis mercredi.

« arriver à Rostov pour fuir les combats »

Au poste-frontière, tout en briques et en tôles, des impacts de balles sur le bâtiment datant des premières années du conflit en 2014 sont encore visibles. Après avoir quitté la Fédération de Russie, une trentaine de gardes dans leurs treillis kaki et chaussures noires s’affairent pour la DNR. La plupart ont moins de 30 ans. L’armée, les services de renseignements et de sécurité sont tous présents. La tension y est palpable et les temps d’attente plus importants. « C’est normal, confie l’un d’eux. On ne peut pas se ­permettre de laisser passer n’importe qui. »

La file pour se rendre en Russie s’avère saturée. Une longue queue de dizaines de camions, bus, voitures, taxi, attend pour passer. Dans l’autre sens, c’est le calme. Aux guichets de contrôle, un petit garçon de 5 ans, qui ne comprend pas ce qui se passe, serre son ours en ­peluche. Les habitants, qui s’en vont par dizaines, sont principalement des femmes, des familles et des enfants. Les forces du ministère des Situations d’urgence les aident à porter leurs sacs ou bien les accueillent dans des tentes pour recevoir des soins, de l’eau, à manger.

En contrebas de ces guérites, sur le territoire de la République autoproclamée de Donetsk, des tentes ont été installées pour accueillir les réfugiés. Depuis vendredi, leur flux ne se tarit pas. Les chiffres restent difficilement ­vérifiables, mais 30 000 personnes auraient rejoint la Russie ces derniers jours. Dans un bus blanc qui attend de passer la frontière, une vingtaine de mères patientent avec leurs enfants. Pour Tatiana, la trentaine, qui a quitté le Donbass avec son gamin de 3 ans, « le but est d’arriver à Rostov pour fuir les combats. Ensuite, on verra si on est installés dans un camp, si on doit rester longtemps, si on doit revenir. Mes parents et mon frère sont restés. Ils sont mobilisés ». À côté, Kirill, à peine 10 ans, patiente et attend aussi les autorisations avec son frère. « On se rend à Rostov. On a pris des vêtements pour tenir au moins plusieurs jours. J’espère que Zelensky arrêtera ce conflit et qu’une solution va être trouvée », veut se rassurer la mère.

des infrastructures électriques visées

À peine la frontière passée, un immense ruban, aux rayures orange et noire, celui de saint Georges, est sculpté en bord de route. Ce symbole de la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie est devenu une marque, un soutien aux républiques du Donbass. Ici, peu de doute sur la nature industrielle de la région. De nombreux terrils se dressent au fur et à mesure qu’on se rapproche de Donetsk. Terre de mineurs, le Donbass continue d’extraire d’importantes quantités de charbon, où l’on compterait plus de 700 terrils en activité au sein de la DNR. Mais dans des situations particulièrement précaires, où les accidents et les salaires en retard sont fréquents.

En arrivant sur Donetsk, des contrôles ont été installés pour ceux qui partent vers la Russie. Les policiers y surveillent les autorisations. « Difficile pour les hommes de quitter la région avec l’oukaz des deux dirigeants de Lougansk et de Donetsk », nous explique Viktoria. Depuis samedi, les autorités des deux Républiques autoproclamées – LNR, DNR – ont ordonné l’évacuation des femmes, des enfants et des personnes âgées. Mais elles ont décrété la « mobilisation générale » des hommes de 18 à 55 ans. Denis Pouchiline, le dirigeant de la région de Donetsk, détaille en cinq points le décret (« oukaz »), signé le 19 février, appelant les hommes en état de se battre « à se lever pour la défense de leur famille ».

Dans la capitale de la DNR, le calme règne. Dans cette ville d’un million d’habitants, chacun s’affaire en ce dimanche à ses activités : balade, courses, café. « Il y a moins de monde que d’habitude, mais les gens continuent de vivre. La ligne de front est assez éloignée et la situation n’apparaît pour l’instant pas aussi dramatique qu’en 2014, au début du conflit », estime Ivan, qui dirige une ONG des droits humains, Défense juste.

À quelques kilomètres, le long de la ligne de front, entre les Républiques autoproclamées de Lougansk (LNR) et de Donetsk (DNR) et l’Ukraine, les violations du cessez-le-feu se multiplient depuis jeudi. Un pic a été même franchi vendredi et samedi, avec plusieurs attaques visant notamment des infrastructures électriques à Gorlovka ou sur une portion du ­gazoduc vers Lougansk. La zone autour de l’aéroport de Donetsk a également subi des tirs. Selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), il s’agit des plus graves incidents depuis deux ans et la signature du dernier accord pour renforcer le cessez-le-feu en juillet 2020. Pour les services secrets ukrainiens, les dégâts auraient pourtant été causés par des actes de sabotage de militants du LDR ou du DNR, ou de paramilitaires russes. Dans cette guerre de désinformation, cette affirmation rejoint exactement les propos tenus par l’administration américaine. Washington accuse la Russie de « créer des fausses justifications », relayant des images qui ne seraient pas vraies. Le but : accuser les autorités à Kiev et ainsi agir militairement. « C’est reparti, se désole Olia, la quarantaine . J’ai décidé de rester à Donetsk pour l’instant. J’ai l’impression de revivre le même cauchemar qu’en 2014. Je ne comprends pas. L’armée ukrainienne et son président pensent-ils sincèrement qu’avec encore plus de morts et de vies détruites, on voudra revivre avec eux ?  »


 


 

 

 

Éditorial. Précipice

Par Christophe Deroubaix sur www.humanite.fr

Ce n’est pas encore une guerre mais cela commence à y ressembler de plus en plus : des premiers morts, des premiers réfugiés. Depuis ce week-end, nous n’en sommes plus tout à fait aux manœuvres militaires, bras de fer de l’affrontement psychologique et objectifs stratégiques. Nous n’en sommes pas encore au conflit total que Joe Biden accuse Vladimir Poutine de préparer. Est-ce réellement le cas ? Quand bien même mènerait-il une partie de poker, il n’en est pas moins vrai que le maître du Kremlin a choisi le bord du précipice pour y jouer. De l’autre côté, mais toujours en surplomb de l’abîme, Joe Biden hystérise le débat à coups de plans secrets dévoilés et de sanctions déjà ficelées.

Alors que, de Moscou à Washington, on laisse s’enchaîner les dents crantées de cet engrenage, Emmanuel Macron – plus ou moins en osmose avec le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz – joue les bons offices pour à tout le moins tenter de stopper la machine. Le couple franco-allemand se montrera peut-être attentif au temps long. Dans cette perspective, on peut voir la présidence de Poutine comme le nom d’un moment de l’Histoire où la puissance russe, ravalée au rang de province durant les années Eltsine, tente de restaurer une forme d’autorité sur la scène mondiale et dans ce qu’elle estime être sa sphère d’influence naturelle. N’oublions pas une autre guerre de Crimée, perdue d’ailleurs par l’Empire tsariste face à une coalition ottomano-franco-anglaise. C’était entre 1853 et 1856.

On ne peut également oublier la promesse non tenue des « vainqueurs » de la guerre froide à Mikhaïl Gorbatchev de ne pas étendre l’Otan jusqu’aux frontières de la Russie. Que Poutine utilise ce mensonge originel comme un prétexte pour asseoir son pouvoir autocratique, nationaliste et au service des oligarques ne change rien à l’équation. La négociation en cours doit faire place à celles des inquiétudes russes qui apparaissent légitimes, sans céder sur des principes de droit international, comme la souveraineté des nations. Faut-il le rappeler, la diplomatie n’est pas une affaire d’arbitrage d’élégances.

publié le 20 février 2022

Mali. Opération Barkhane :
les raisons d'un échec

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Emmanuel Macron a officialisé vendredi le retrait des troupes françaises, qui doivent être redéployées dans les pays voisins. Après neuf ans de guerre, les groupes djihadistes continuent à pulluler en Afrique de l’Ouest.

Engagée militairement au Mali depuis 2013 (opération « Serval »), la France vient d’annoncer son retrait de ce pays. 2 400 militaires français y sont stationnés. De même que 15 000 soldats de l’ONU au sein de la Minusma, dont l’avenir est désormais en suspens puisqu’elle comptait sur un large soutien de l’opération française.

Après la déstabilisation de toute la région sahélo-saharienne à la suite de la guerre déclenchée en 2011 par la France en Libye, Paris était officiellement intervenu pour enrayer la progression des groupes islamistes radicaux menaçant Bamako. Elle a ensuite mis sur pied une vaste opération régionale, « Barkhane », déployant des milliers de soldats pour lutter contre les franchises locales d’al-Qaida et du groupe « État islamique ».

Mais, selon le ministère des Armées, « le volet militaire n’est qu’une partie de la réponse qui doit d’abord s’appuyer sur des progrès politiques, sociaux, culturels et économiques ». Malgré des victoires tactiques et l’élimination de chefs djihadistes, le terrain n’a jamais été véritablement repris par l’État malien et ses forces armées.

1. Comment en est-on arrivé là ?

« Nous ne pouvons pas rester engagés militairement aux côtés d’autorités de fait dont nous ne partageons ni la stratégie ni les objectifs cachés » et qui ont recours à « des mercenaires de la société (russe) Wagner » aux « ambitions prédatrices », a fait valoir Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse aux côtés des présidents sénégalais, ghanéen et du Conseil européen. En réalité, la crise couvait depuis plusieurs mois. Un premier coup d’État qui a renversé Ibrahim Boubacar Keïta avait déjà échaudé la France. Mais c’est sans doute la décision prise par l’homme fort de la junte en place, le colonel Assimi Goïta, en mai de l’année dernière d’empêcher un remaniement gouvernemental en faisant arrêter le président et le premier ministre de la transition, puis le report des élections prévues en février 2022 qui ont scellé la rupture entre Paris et Bamako. « Un coup d’État dans le coup d’État inacceptable », déplorait le chef de l’État français. Dans la foulée, la France dénonçait un accord que les autorités maliennes auraient passé avec la société Wagner, ce qui a toujours été démenti. Emmanuel Macron avait déjà menacé de retirer ses troupes du Mali. Une divergence de fond était apparue. Les militaires maliens au pouvoir avaient décidé de changer de stratégie et de tenter de négocier directement avec les chefs des groupes djihadistes, ce qui pour Paris s’apparentait à un casus belli.

Le pouvoir malien n’est pourtant pas si isolé. Emmanuel Macron ne peut ignorer le sentiment antifrançais qui s’est développé ces derniers mois au Mali, mais pas seulement. « L’ancienne puissance coloniale (…) a beaucoup perdu en influence, explique Marc-Antoine Pérouse de Montclos, expert de la zone pour l’Institut de recherche pour le développement (IRD), à l’AFP. Après s’être vantée d’avoir restauré une démocratie parlementaire au Mali en 2013, elle n’a pas réussi à empêcher des coups d’État à répétition, tout en continuant d’être accusée par les Sahéliens de faire et défaire les gouvernements de la région. »

2. Que va-t-il se passer ?

Le Canada et les États européens, qui opéraient jusque-là aux côtés des Français avec des forces spéciales au sein de la task force « Takuba », « estiment que les conditions ne sont plus réunies pour poursuivre efficacement leur engagement militaire actuel (…) au Mali et ont donc décidé d’entamer le retrait coordonné du territoire malien de leurs moyens militaires respectifs dédiés à ces opérations ». Paris et ses partenaires souhaitent toutefois « rester engagés dans la région » sahélienne et « étendre leur soutien aux pays voisins du golfe de Guinée et d’Afrique de l’Ouest » pour contenir la menace djihadiste. « Le cœur de cette opération militaire ne sera plus au Mali mais au Niger », a fait savoir Emmanuel Macron. « Nous comprenons cette décision, a expliqué le président sénégalais, Macky Sall, dans une conférence de presse commune avec le président français. La lutte contre le terrorisme au Sahel ne saurait être la seule affaire des pays africains. (…). Nous sommes heureux que l’engagement ait été renouvelé de rester dans la région et de réarticuler le dispositif. »

Au Sénégal, l’armée française compte 350 hommes et dispose d’une escale aérienne. À Abidjan, la base française de Côte d’Ivoire compte 900 soldats et constitue une plateforme stratégique, « opérationnelle et logistique majeure », selon le ministère de la Défense. 350 soldats sont logés au Gabon. Mais surtout, entre 350 et 400 militaires des forces spéciales sont stationnés près de Ouagadougou, au Burkina Faso. Concrètement, la fermeture des dernières bases françaises au Mali (Gao, Ménaka et Gossi) prendra de « quatre à six mois », selon Macron. « Pendant ce temps, (…) nous allons continuer d’assurer les missions de sécurisation de la Minusma (la mission de l’ONU au Mali, forte de plus de 13 000 casques bleus – NDLR) », qui continuera de bénéficier d’un soutien aérien et médical français sur place, avant le transfert ultérieur de ces moyens, a-t-il assuré. « Nous prendrons les dispositions nécessaires pour nous adapter au nouveau contexte en vue de pouvoir poursuivre la mise en œuvre de notre mandat », a fait savoir Olivier Salgado, porte-parole de la Minusma. Le président ghanéen, Nana Akufo-Addo, s’est déjà prononcé pour le maintien d’une force de la paix de l’ONU au Mali.

3. Un revers de la France ?

Évidemment, Emmanuel Macron « récuse complètement » cette idée d’échec. Pourtant, force est de constater que le retrait annoncé ressemble fort à une débandade. Car après neuf ans de guerre, les objectifs affichés n’ont pas été atteints. Les groupes djihadistes continuent à pulluler au Sahel et se répandent maintenant dans le golfe de Guinée. La raison en est simple : tout ce qui fait le terreau de Daech ou d’al-Qaida, à savoir le manque de développement économique, la pauvreté grandissante, le manque d’avenir, reste la réalité quotidienne des Maliens. Les coups d’État successifs au Mali, au Tchad et au Burkina Faso – tous ex-colonies françaises – ont affaibli les alliances ouest-africaines de la France et montré que les accords existants servent plus Paris que Bamako, N’Djamena ou Ouagadougou. Les économies de ces pays ne perçoivent aucun dividende de l’ouverture de leurs richesses minières aux grandes compagnies internationales. En témoignent les milliers de jeunes Africains de l’Ouest qui risquent leur vie dans des voyages migratoires à haut risque. C’est dire si le « volet militaire » ne s’est pas appuyé « sur des progrès politiques, sociaux, culturels et économiques », annoncés pourtant comme complémentaires par le ministère des Armées. Au contraire. Or, c’est bien ce qui est en jeu aujourd’hui. Malgré cela, Emmanuel Macron reste scotché à sa stratégie. « Il s’agit de nous recentrer sur les demandes de nos partenaires là où notre contribution est attendue. (…) Cet appui pourra inclure de l’aide en matière de formation et d’entraînement, de la fourniture d’équipements, voire un appui à leurs opérations contre le terrorisme », a-t-il soutenu. Et donc, très certainement, des ventes d’armes à la clé. Comme si le continent africain avait besoin de ça.

4. Quel avenir pour le Mali ?

Le pays est en grande difficulté et la décision française risque de le déstabiliser davantage. Le sentiment antifrançais va très certainement s’amplifier, d’autant que neuf ans de guerre n’ont rien réglé et l’insécurité se poursuit. Et que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) imposent des sanctions économiques au Mali pour le punir de ne pas organiser des élections. Des sanctions soutenues par la France et l’Union européenne. Les mêmes sont pourtant moins sourcilleux s’agissant de manipulations constitutionnelles en Côte d’Ivoire et en Guinée pour obtenir un troisième mandat présidentiel. Or, ce sont les Maliens qui en subissent les conséquences. Ils ont d’ailleurs dénoncé cette punition en manifestant en nombre dans les rues de Bamako. Ils entendent avoir voix au chapitre. Une revendication que la France ferait bien d’entendre.

 


 

La faillite

Patrick Apel-Muller sur www.humanite.fr

Le mot fait peur à Emmanuel Macron. Sa déclaration de candidature se profile et le retrait des troupes françaises du Mali ­appose une tache de plus sur son bilan. Pourtant, il s’agit bien d’un échec, plus grave qu’un revers diplomatique. Il pourrait signer le déclin inexorable de la Françafrique, du pré carré de l’ancienne puissance coloniale sur le continent, des pressions de toutes sortes qui faisaient et défaisaient les gouvernements, des mallettes de billets qui achetaient les complaisances.

L’armée française a certes em­pêché une colonne de djihadistes de prendre Bamako, mais ces derniers ont étendu leur influence dans le Sahel, franchissant les frontières et s’ancrant dans des territoires toujours plus vastes. Pire, cet engagement est devenu majoritairement impopulaire dans la population, permettant à un quarteron de colonels putschistes de se maintenir au pouvoir, d’en appeler aux mercenaires russes de la force Wagner et de repousser à cinq ans des élections démocratiques.

L’intervention de nos troupes n’a pas failli pour des raisons de tactiques militaires mais sur ses fondements politiques. De gros intérêts, notamment pour les matières premières, pouvant aller jusqu’à la partition du pays, pèsent sur les décisions. L’impasse sur une véritable coopération, comprenant l’émancipation de l’Afrique francophone du carcan du franc CFA, la faiblesse de l’aide au développement, la protection d’élites avides ont conduit l’État malien à la faillite. Ni la poursuite du modèle néocolonial ni le repli sur l’Hexagone, pas plus que les bonnes intentions affichées sans suites réelles, ne répondent à ce qui demeure une responsa­bilité de la France. En ne rompant pas avec les schémas hérités des gaullistes et des socialistes, en imposant des systèmes libéraux à l’Afrique, Emmanuel Macron sape les fondements d’une relation riche avec le Mali et ses voisins.

Dans les jours qui viennent, nos soldats seront massivement disposés aux côtés du satrape Ouattara en Côte d’Ivoire. Belle image… Et un nouvel échec à venir.

 publié le 5 février 2022

Le naufrage de Macron
au Sahel

Thibault Jouan   sur https://lvsl.fr

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la clim », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré son impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahel : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaire aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité de s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.

ublié le 4 février 2022

L’apartheid d’Israël contre la population palestinienne : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité

sur le site www.amnesty.org

Les autorités israéliennes doivent rendre des comptes pour le crime d’apartheid commis contre la population palestinienne, a déclaré Amnesty International mardi 1er février dans un nouveau rapport accablant. L’enquête présente en détail le système d’oppression et de domination qu’Israël inflige au peuple palestinien partout où ce pays contrôle ses droits. Sont concernés les Palestiniens et Palestiniennes qui vivent en Israël et dans les territoires palestiniens occupés (TPO), ainsi que les réfugié·e·s déplacés dans d’autres pays.

Ce rapport complet et détaillé, intitulé L’apartheid d’Israël contre la population palestinienne : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité, montre que les saisies massives de biens fonciers et immobiliers palestiniens, les homicides illégaux, les transferts forcés, les restrictions draconiennes des déplacements, ainsi que le refus de nationalité et de citoyenneté opposé aux Palestinien·ne·s, sont autant de facteurs constitutifs d’un système qui peut être qualifié d’apartheid en vertu du droit international. Ce système est perpétué par des violations qui, d’après les conclusions d’Amnesty International, constituent le crime contre l’humanité d’apartheid tel qu’il est défini dans le Statut de Rome et la Convention sur l’apartheid.

Amnesty International appelle la Cour pénale internationale (CPI) à considérer la qualification de crime d’apartheid dans le cadre de son enquête actuelle dans les TPO et appelle tous les États à exercer la compétence universelle afin de traduire en justice les personnes responsables de crimes d’apartheid.

Notre rapport révèle la véritable ampleur du régime d’apartheid d’Israël. Que ce soit dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est, à Hébron ou en Israël, la population palestinienne est traitée comme un groupe racial inférieur et elle est systématiquement privée de ses droits. Nous avons conclu que les politiques cruelles de ségrégation, de dépossession et d’exclusion mises en œuvre par Israël dans tous les territoires sous son contrôle constituent clairement un apartheid. La communauté internationale a le devoir d’agir.
Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International

« Absolument rien ne justifie un système reposant sur l’oppression raciste institutionnalisée et prolongée de millions de personnes. L’apartheid n’a pas sa place dans notre monde et les États qui choisissent d’être complaisants avec Israël se trouveront du mauvais côté de l’Histoire. Les gouvernements qui continuent à livrer des armes à Israël et à lui éviter l’obligation de rendre des comptes à l’ONU soutiennent un système d’apartheid, sapent la législation internationale et exacerbent les souffrances du peuple palestinien. La communauté internationale doit reconnaître la réalité de l’apartheid imposé par Israël et étudier les nombreuses pistes judiciaires qui restent honteusement inexplorées. »

Les conclusions d’Amnesty International s’appuient sur les travaux de plus en plus fournis d’ONG palestiniennes, israéliennes et internationales, qui analysent de plus en plus souvent la situation en Israël et/ou dans les TPO sous l’angle de la qualification d’apartheid.

Identification de l’apartheid

Un système d’apartheid est un régime institutionnalisé d’oppression et de domination mis en œuvre par un groupe racial sur un autre. C’est une grave atteinte aux droits humains qui est interdite dans le droit public international. Les recherches et l’analyse juridique approfondies menées par Amnesty International, en concertation avec des experts externes, démontrent qu’Israël impose un tel système à la population palestinienne au moyen de lois, politiques et pratiques qui perpétuent leur traitement discriminatoire cruel et prolongé.

Dans le droit pénal international, des actes illicites précis, commis dans le cadre d’un système d’oppression et de domination avec l’intention de l’entretenir, sont constitutifs du crime contre l’humanité d’apartheid. Ces actes sont détaillés dans la Convention sur l’apartheid et le Statut de Rome, et il s’agit notamment des homicides illégaux, de la torture, des transferts forcés et de la privation de droits et libertés fondamentaux.

Amnesty International a fait état d’actes interdits par la Convention sur l’apartheid et le Statut de Rome dans tous les territoires sous le contrôle d’Israël, quoiqu’ils soient plus fréquents et violents dans les TPO qu’en Israël. Les autorités israéliennes imposent de nombreuses mesures qui privent délibérément la population palestinienne de ses droits et libertés fondamentaux : notamment des restrictions draconiennes des déplacements dans les TPO, un sous-investissement discriminatoire chronique dans les communautés palestiniennes d’Israël, et une entrave au droit de retour des réfugié·e·s. Le rapport fait aussi état de transferts forcés, de détentions administratives, d’actes de torture et d’homicides illégaux, à la fois en Israël et dans les TPO.

Amnesty International a conclu que ces actes s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque systématique et généralisée contre la population palestinienne, et qu’ils étaient commis avec l’intention d’entretenir un système d’oppression et de domination. Par conséquent, ils constituent le crime contre l’humanité d’apartheid.

L’homicide illégal de manifestant·e·s palestiniens est sans doute l’exemple le plus flagrant du recours des autorités israéliennes à des actes illicites pour maintenir le statu quo. En 2018, des Palestinien·ne·s de la bande de Gaza ont commencé à organiser des manifestations hebdomadaires le long de la frontière avec Israël, pour revendiquer le droit au retour des réfugié·e·s et exiger la fin du blocus. Avant même le début des manifestations, des hauts responsables israéliens ont averti que tout Palestinien s’approchant du mur serait visé par des tirs. À la fin de l’année 2019, les forces israéliennes avaient tué 214 civils, dont 46 enfants.

Compte tenu des homicides illégaux systématiques de Palestinien·ne·s dont fait état son rapport, Amnesty International appelle aussi le Conseil de sécurité de l’ONU à imposer à Israël un embargo strict sur l’armement. Cette mesure doit englober toutes les armes et munitions, ainsi que les équipements de maintien de l’ordre, au vu des milliers de civils palestiniens tués illégalement par les forces israéliennes. Le Conseil de sécurité doit par ailleurs imposer des sanctions ciblées, comme le gel d’actifs, aux responsables israéliens les plus impliqués dans le crime d’apartheid.

La population palestinienne est considérée comme une menace démographique

Depuis sa création en 1948, Israël mène une politique visant à instituer et à entretenir une hégémonie démographique juive et à optimiser son contrôle sur le territoire au bénéfice des juifs et juives israéliens. En 1967, Israël a étendu cette politique à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Actuellement, tous les territoires sous le contrôle d’Israël restent administrés dans le but de favoriser les juifs et juives israéliens aux dépens de la population palestinienne, tandis que les réfugié·e·s palestiniens continuent d’être exclus.

Amnesty International reconnaît que les personnes juives, tout comme les personnes palestiniennes, font valoir un droit à l’autodétermination et l’organisation ne conteste pas la volonté d’Israël d’être une terre d’accueil pour les juifs. De la même manière, l’organisation n’estime pas que la qualification d’« État juif » employée par Israël indique l’intention d’opprimer et de dominer.

Toutefois, le rapport d’Amnesty International montre que les gouvernements israéliens successifs ont assimilé la population palestinienne à une menace démographique et imposé des mesures pour contrôler et réduire leur présence et leur accès aux terres en Israël et dans les TPO. Ces objectifs démographiques sont visibles dans les plans officiels de « judaïsation » de certaines zones en Israël et en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, des plans qui exposent des milliers de Palestinien·ne·s au risque de transfert forcé.

Oppression sans frontière

Les guerres de 1947-1949 et 1967, le régime militaire actuel d’Israël dans les TPO, et la création de régimes juridiques et administratifs distincts au sein du territoire ont isolé les communautés palestiniennes et les ont séparées de la population juive israélienne. La population palestinienne a été fragmentée géographiquement et politiquement, et elle vit divers degrés de discrimination selon son statut et son lieu de résidence.

Les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël ont actuellement plus de droits et libertés que leurs homologues des TPO, et le quotidien des Palestinien·ne·s est par ailleurs très différent s’ils vivent dans la bande de Gaza ou en Cisjordanie. Les recherches d’Amnesty International montrent néanmoins que l’ensemble de la population palestinienne est soumise à un seul et même système. Le traitement des Palestinien·ne·s par Israël dans tous les territoires répond au même objectif : privilégier les juifs et juives israéliens dans la répartition des terres et ressources, et minimiser la présence de la population palestinienne et son accès aux terres.

Amnesty International démontre que les autorités israéliennes traitent les Palestinien·ne·s comme un groupe racial inférieur défini par son statut arabe non-juif. Cette discrimination raciale est ancrée dans des lois qui affectent les Palestinien·ne·s partout en Israël et dans les TPO.

Par exemple, les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël sont privés de nationalité, ce qui crée une différenciation juridique entre eux et la population juive israélienne. En Cisjordanie et dans la bande de Gaza, où Israël contrôle les services de l’état civil depuis 1967, les Palestinien·ne·s n’ont aucune citoyenneté et la majorité d’entre eux est considérée apatride, et doit par conséquent solliciter des papiers d’identité auprès de l’armée israélienne pour vivre et travailler dans les territoires.

Les réfugié·e·s palestiniens et leurs descendant·e·s, qui ont été déplacés lors des conflits de 1947-1949 et 1967, restent privés du droit de revenir dans leur ancien lieu de résidence. Cette exclusion des réfugié·e·s imposée par Israël est une violation flagrante du droit international et elle abandonne des millions de personnes à une incertitude permanente liée à leur déplacement forcé.

À Jérusalem-Est, annexée par Israël, la population palestinienne a la résidence permanente et non la citoyenneté, et ce statut n’a de permanent que son nom. Depuis 1967, la résidence permanente de plus de 14 000 Palestinien·ne·s a été révoquée à la discrétion du ministère de l’Intérieur, ce qui entraîne leur transfert forcé en dehors de la ville.

Citoyens de seconde zone

Les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël, qui représentent environ 19 % de la population, sont confrontés à de nombreuses formes de discrimination institutionnalisée. En 2018, la discrimination contre la population palestinienne a été inscrite dans une loi constitutionnelle qui, pour la première fois, définissait Israël comme étant exclusivement « l’État-nation du peuple juif ». Cette loi encourage également la construction de colonies juives et retire à l’arabe son statut de langue officielle.

Le rapport montre que la population palestinienne est concrètement dans l’impossibilité de signer des baux sur 80 % des terres publiques israéliennes, en raison de saisies foncières racistes et d’un éventail de lois discriminatoires en matière de répartition des terrains, de planification et de découpage du territoire.

La situation dans le Néguev/Naqab, dans le sud d’Israël, illustre parfaitement la façon dont les politiques israéliennes relatives à l’aménagement du territoire et à la construction excluent délibérément la population palestinienne. Depuis 1948, les autorités israéliennes ont adopté plusieurs lignes de conduite visant à « judaïser » le Néguev/Naqab, notamment en créant de grandes réserves naturelles et zones militaires de tir, et en fixant l’objectif d’y développer la population juive. Ces politiques ont eu des conséquences dramatiques pour les dizaines de milliers de Bédouins palestiniens qui vivent dans la région.

Trente-cinq villages bédouins, où vivent environ 68 000 personnes, sont actuellement « non-reconnus » par Israël, c’est-à-dire qu’ils sont coupés des réseaux d’eau et d’électricité nationaux, et ils subissent régulièrement des démolitions. Comme ces villages n’ont aucune existence officielle, leurs habitants subissent aussi des restrictions en matière de participation politique et ils n’ont pas accès aux soins et à la scolarisation. Ces conditions ont contraint nombre de ces personnes à quitter leur logement et leur village, ce qui constitue un transfert forcé.

Après des décennies de traitement délibérément inégal, les citoyen·ne·s palestiniens d’Israël se trouvent systématiquement désavantagés sur le plan économique par rapport à la population juive israélienne. Cet état de fait est exacerbé par la répartition manifestement discriminatoire des ressources publiques : par exemple, seul 1,7 % du plan de relance de l’État adopté à la suite du COVID-19 a été affecté aux autorités locales palestiniennes.

Dépossession

Cette dépossession et le déplacement des Palestinien·ne·s hors de chez eux constituent un pilier central du système d’apartheid israélien. Depuis sa création, l’État israélien a mis en œuvre à grande échelle des saisies foncières cruelles contre la population palestinienne, et continue d’imposer un grand nombre de lois et politiques pour l’enfermer dans de petites enclaves. Depuis 1948, Israël a démoli des centaines de milliers de logements et de bâtiments palestiniens dans toutes les zones relevant de sa juridiction et de son contrôle effectif.

Comme dans le Néguev/Naqab, la population palestinienne de Jérusalem-Est et de la Zone C dans les TPO vit sous le contrôle total d’Israël. Les autorités refusent d’accorder des permis de construire aux Palestinien·ne·s dans ces territoires, ce qui les force à bâtir des structures illégales qui sont démolies à maintes reprises.

Dans les TPO, l’expansion permanente des colonies israéliennes illégales exacerbe la situation. La construction de ces colonies dans les TPO est une politique publique depuis 1967. Actuellement, des colonies sont implantées sur 10 % de la Cisjordanie et environ 38 % des terres palestiniennes à Jérusalem-Est ont été expropriées entre 1967 et 2017.

Les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est sont fréquemment la cible d’organisations de colons qui, avec le soutien total du gouvernement israélien, s’emploient à déplacer des familles palestiniennes et à attribuer leur logement à des colons. L’un de ces quartiers, Cheikh Jarrah, est le siège de manifestations fréquentes depuis mai 2021, car des familles luttent pour protéger leur habitation contre la menace d’un procès intenté par des colons.

Restriction draconienne des déplacements

Depuis le milieu des années 1990, les autorités israéliennes ont imposé des limites de plus en strictes aux déplacements de la population palestinienne dans les TPO. Un réseau de postes de contrôle militaires, de barrages routiers, de clôtures et d’autres structures contrôle la circulation des Palestinien·ne·s dans les TPO, et limite leurs allées et venues en Israël ou à l’étranger.

Une clôture de 700 km, qu’Israël continue de prolonger, a isolé les communautés palestiniennes à l’intérieur de « zones militaires », et les Palestinien·ne·s doivent obtenir plusieurs autorisations spéciales à chaque fois qu’ils veulent entrer ou sortir de chez eux. Dans la bande de Gaza, plus de deux millions de Palestinien·ne·s subissent un blocus d’Israël qui a provoqué une crise humanitaire. Il est quasi impossible pour les habitants de la bande de Gaza de se rendre à l’étranger ou ailleurs dans les TPO, et ils sont de fait isolés du reste du monde.

Pour les Palestinien·ne·s, les difficultés liées aux déplacements dans les TPO, mais aussi aux entrées et sorties de ces territoires, leur rappellent constamment leur impuissance. Chacun de leur déplacement est soumis à la validation de l’armée israélienne, et les tâches quotidiennes les plus anodines nécessitent de braver un éventail de violentes mesures de contrôle
Agnès Callamard

« Le système des permis dans les TPO est emblématique de la discrimination éhontée d’Israël contre la population palestinienne. Les Palestinien·ne·s sont prisonniers d’un blocus, coincés pendant des heures aux postes de contrôle ou dans l’attente d’une énième autorisation, mais les citoyens et colons israéliens sont libres de circuler à leur guise. »

Amnesty International a examiné chacune des justifications relatives à la sécurité qu’Israël fait valoir pour infliger ce traitement à la population palestinienne. Ce rapport montre que, si certaines politiques d’Israël ont été conçues pour répondre à des préoccupations légitimes en matière de sécurité, elles ont été mises en œuvre de manière extrêmement disproportionnée et discriminatoire, ce qui est contraire au droit international. D’autres politiques n’ont absolument aucun fondement raisonnable en matière de sécurité et découlent clairement de la volonté d’opprimer et de dominer.

Pour aller de l’avant

Amnesty International liste des recommandations nombreuses et précises sur la manière, pour les autorités israéliennes, de démanteler le système d’apartheid et la discrimination, la ségrégation et l’oppression qui l’entretiennent.

L’organisation demande qu’il soit tout d’abord mis fin à la pratique brutale des démolitions de logements et des expulsions forcées. Israël doit accorder l’égalité des droits à l’ensemble des Palestinien·ne·s en Israël et dans les TPO, conformément aux principes du droit international relatif aux droits humains et du droit international humanitaire. Le pays doit reconnaître le droit des réfugié·e·s palestiniens et de leurs descendants à rentrer sur les lieux où eux ou leurs familles vivaient autrefois, et doit accorder des réparations complètes aux victimes d’atteintes aux droits humains et de crimes contre l’humanité.

L’ampleur et la gravité des violations recensées dans le rapport d’Amnesty International exigent un changement drastique de la position de la communauté internationale vis-à-vis de la crise des droits humains qui se déroule en Israël et dans les TPO.

Tous les États peuvent exercer la compétence universelle quand des personnes sont raisonnablement soupçonnées de commettre le crime d’apartheid tel qu’il est défini dans le droit international, et les États signataires de la Convention sur l’apartheid ont l’obligation de le faire.

La réaction internationale face à l’apartheid ne doit plus se cantonner à des condamnations génériques et à des faux-fuyants. Il faut nous en prendre aux racines du système, sans quoi les populations palestiniennes et israéliennes resteront piégées dans le cycle sans fin des violences qui a anéanti tant de vies.
Agnès Callamard

« Israël doit démanteler le système d’apartheid et traiter les Palestinien·ne·s comme des êtres humains, en leur accordant l’égalité des droits et la dignité. Tant que ce ne sera pas le cas, la paix et la sécurité resteront hors de portée des populations israéliennes et palestiniennes. »


 


 


 

Dénoncer l’apartheid israélien n’est pas de l’antisémitisme

René Backmann sur www.mediapart.fr

Accusés par un rapport d’Amnesty international de pratiquer une politique d’apartheid à l’égard des Palestiniens, les dirigeants israéliens ont réagi en accusant l’ONG d’antisémitisme. Quand comprendront-ils que cet argument est épuisé et que, s’ils ne veulent plus être accusés de ségrégation raciale, le meilleur moyen est de changer de politique ?

Amnesty International a publié mardi un rapport qui accuse Israël de commettre le crime d’apartheid à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie, de la bande de Gaza et d’Israël. Rédigé au terme de cinq mois d’enquêtes de terrain, de recherches, d’investigations, d’interviews, et après la consultation de plusieurs dizaines d’experts, chercheurs, acteurs et témoins divers, israéliens, palestiniens et étrangers, ce document de 280 pages, qui s’appuie aussi sur l’étude de 34 situations précises jugées « emblématiques », est sans appel. Oui, Israël pratique une politique d’apartheid.

Les auteurs du rapport, qui dénoncent « l’inaction de la communauté internationale » et « l’impunité dont bénéficie Israël depuis plus de sept décennies », constatent que « les autorités israéliennes traitent les Palestiniens comme un groupe racial inférieur, défini par son non-judaïsme », notamment depuis l’adoption de la loi de 2018 définissant Israël comme « l’État-nation du peuple juif ».

Depuis la fragilité du statut de résident à Jérusalem jusqu’à la pratique de la torture par le Shin Bet (service de sécurité intérieure israélienne), en passant par les arrestations et détentions sans mandat ou les consignes de tir pour tuer ou provoquer des blessures graves, les manifestations de cette discrimination sont innombrables et permanentes, affirme le document.


 

Pour Amnesty, la quasi-totalité des administrations civiles et des autorités militaires israéliennes, ainsi que les institutions gouvernementales sont impliquées dans l’imposition du système d’apartheid aux Palestiniens. Et cela quelle que soit la définition que l’on choisisse du crime d’apartheid.

Rigoureusement documentée et adossée à une analyse juridique implacable, cette accusation est encombrante pour les dirigeants israéliens d’aujourd’hui qui cherchent à faire oublier le climat de tension des années Netanyahou. Mais ce n’est pas une nouveauté, encore moins une surprise.

Série de rapports

Depuis deux ans, quatre autres études au moins, tout aussi rigoureuses que celle d’Amnesty, ont affirmé et démontré que le crime d’apartheid est commis par Israël. En juin 2020, l’ONG israélienne Yesh Din (« Il y a une justice ») a publié sous le titre « L’occupation israélienne de la Cisjordanie et le crime d’apartheid : avis juridique » l’étude d’un groupe d’experts – avocats, magistrats (dont un ancien procureur de l’État), politologues – chargés d’établir si, au regard du droit, Israël pouvait être accusé de perpétrer le crime d’apartheid.

Composante majeure, à leurs yeux, de la situation d’apartheid, la présence, dans le même espace géographique, de deux groupes nationaux, dont l’un a un statut inférieur, l’autre dominant, est évidente en Cisjordanie où coexistent des Juifs israéliens et des Palestiniens. Les seconds constituant 86 % de la population totale.

Mais à « la domination et l’oppression » de l’occupation militaire, s’ajoute, relevaient-ils, la présence d’une importante population de colons. Ce qui, indiscutablement, constitue « un élément du crime d’apartheid ».

« C’est une constatation difficile à faire, avouait le rédacteur du rapport, l’avocat Michael Sfard, mais la conclusion de cet avis est que le crime contre l’humanité d’apartheid est perpétré en Cisjordanie. Les auteurs du crime sont israéliens et les victimes sont les Palestiniens. L’annexion rampante qui se poursuit, sans parler de l’annexion officielle d’une partie de la Cisjordanie, par une législation qui y appliquerait la loi et l’administration d’Israël, est un amalgame des deux régimes. Ce qui pourrait renforcer l’accusation, déjà entendue, selon laquelle le crime d’apartheid n’est pas commis seulement en Cisjordanie. Et que le régime israélien dans sa totalité est un régime d’apartheid. Qu’Israël est un État d’apartheid. C’est lamentable et honteux. Et même si tous les Israéliens ne sont pas coupables de ce crime, nous en sommes tous responsables. C’est le devoir de tous et de chacun d’agir résolument pour mettre un terme à la perpétration de ce crime. »

Sept mois plus tard, en janvier 2021, B’Tselem, le centre israélien d’information sur les droits humains dans les territoires occupés, confirmait le constat dans un document dont le titre était éloquent : « Un régime de suprématie juive du Jourdain à la Méditerranée : c’est l’apartheid ». Diviser, séparer, régner : ainsi pouvait se résumer, selon B’Tselem, la stratégie conçue et appliquée par Israël pour imposer son autorité sur la totalité de son « espace géographique ».

Ici, constataient les auteurs de l’étude, « les citoyens juifs vivent comme si la région entière était un espace unique (à l’exception de la bande de Gaza). La Ligne verte ne signifie à peu près rien pour eux : qu’ils vivent à l’ouest, à l’intérieur du territoire souverain d’Israël, ou à l’est, dans des colonies qui ne sont pas formellement annexées à Israël, cela n’a pas d’importance pour leurs droits ou leur statut.

L’endroit où les Palestiniens vivent, en revanche, est crucial. Le régime israélien a divisé la zone en plusieurs unités qu’il définit et gouverne différemment, accordant aux Palestiniens des droits différents dans chacune. La division n’est pertinente que pour les Palestiniens. L’espace géographique, qui est d’un seul tenant pour les Juifs, est une mosaïque fragmentée pour les Palestiniens ». Et à cette séparation territoriale s’ajoute donc, aggravant encore la discrimination infligée aux Palestiniens, un système complexe de lois, de règles, d’ordres, de consignes, d’usages, qui fait d’eux des citoyens de seconde classe.

Mécanisme de la colonisation

C’est B’Tselem encore, associé à une autre ONG israélienne, Kerem Navot, spécialiste de l’étude du développement de la colonisation dans les territoires occupés, qui a publié, trois mois après le document précédent, un rapport démontant le mécanisme de la colonisation, instrument majeur de la stratégie d’apartheid adoptée par Israël. Après avoir identifié et analysé les multiples incitations fiscales et financières offertes aux Israéliens pour les inviter à s’installer dans les colonies des territoires occupés et les entraves, tout aussi nombreuses, imposées aux Palestiniens pour les dissuader d’y rester, le document estime que « la politique de colonisation est une expression claire du régime israélien d’apartheid qui recourt à de multiples moyens pour promouvoir et perpétuer la suprématie d’un groupe – les Juifs – sur un autre groupe – les Palestiniens – dans toute la région qui s’étend du Jourdain à la Méditerranée ».

« Un seuil franchi : les autorités israéliennes et les crimes d’apartheid et de persécution ». C’est sous ce titre, enfin, qu’une autre ONG internationale, Human Rights Watch, a publié en avril 2021 un long rapport de 220 pages qui étudie en détail les conditions de vie, le statut juridique et civique des Palestiniens, ainsi que la stratégie utilisée par Israël pour maintenir sa domination. Il concluait « que le gouvernement israélien a démontré son intention de maintenir la domination des Israéliens juifs sur les Palestiniens à travers Israël et le territoire palestinien occupé ». « En Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est, cette intention s’est accompagnée d’une oppression systématique des Palestiniens et d’actes inhumains commis à leur encontre. Lorsque ces trois éléments sont présents simultanément, ils constituent le crime d’apartheid. »

Qu’aujourd’hui un rapport de plus dénonce Israël comme un État pratiquant l’apartheid, voire comme un État d’apartheid, n’a donc rien d’étonnant. C’est désormais un fait admis par les familiers impartiaux du dossier. Ce qui est étonnant, c’est la réaction du gouvernement israélien. Car, comme l’écrit le quotidien Haaretz, Israël a apporté une « réponse hystérique », digne des pires heures de la paranoïa nationaliste de Netanyahou, à la publication du document d’Amnesty.

D’abord en déclenchant, avant même que le rapport soit rendu public, un contre-feu de communication qui a abouti à l’effet inverse de celui qui était recherché. Car l’offensive diplomatique et médiatique massive, ordonnée par le premier ministre israélien Naftali Bennett et son ministre des affaires étrangères – et futur successeur – Yaïr Lapid, a attiré l’attention sur un document qui, sans cela, aurait connu le sort infiniment plus discret de ses prédécesseurs.

D’autre part, en ressortant de la boîte à outils de « Bibi » un vieil argument désormais très émoussé : l’accusation d’antisémitisme. Qui peut encore croire – mis à part chez les partisans aveugles de la droite nationaliste israélienne –, que les dirigeants israéliens de Yesh Din, de B’Tselem, ou de Kerem Navot sont des antisémites ? Qu’un homme comme Avraham Burg, ancien président de la Knesset, de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste mondiale, qui dénonce le « statut inférieur » assigné désormais aux Palestiniens, est un antisémite ? Que les responsables et militants d’Amnesty international ou de Human Rights Watch sont des antisémites ?

Combien de temps, combien de rapports d’ONG faudra-t-il aux dirigeants israéliens pour comprendre que, s’ils ne veulent plus être accusés de pratiquer une politique de ségrégation raciale, le meilleur moyen n’est pas de dénoncer l’antisémitisme de leurs procureurs, mais de changer de politique ?

publié le 1° février 2022

Les socialistes l’emportent haut la main au Portugal

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

législatives Antonio Costa a joué et gagné. Face à la menace d’un retour de la droite, il a siphonné l’électorat des partis de gauche. De l’autre côté de l’échiquier, c’est Chega, le parti ultralibéral et raciste, qui devient la troisième force du Parlement.

Pour le social, le Portugal, qui, après les années d’austérité, reste plus que jamais enlisé dans la crise conjuguée des bas salaires, de l’explosion de l’immobilier et de la pauvreté des services publics, devra ­repasser sans doute. Dimanche, les électeurs ont choisi d’accorder à Antonio Costa, le premier ministre socialiste sortant, la majorité absolue qui lui manquait depuis 2015. Ce qui l’obligeait à composer – au sein d’un attelage brocardé sous un nom à connotation péjorative, la geringonça ­(bidule) – avec le Bloc de gauche (BE) et la Coalition démocratique unitaire rassemblant les communistes du PCP et les Verts, et à prendre quelques mesures décisives, comme l’augmentation du salaire minimum (lire notre édition du 28 janvier). Mais, cette fois, c’en est fini. Les socialistes auront, lors de la prochaine législature, les mains libres pour décider seuls de leurs priorités, avec les fonds accordés par le programme de relance et de résilience post-Covid de l’Union européenne.

Démentant les derniers sondages qui le donnaient au coude-à-coude avec ses adversaires de droite, camouflés sous le nom de Parti social-démocrate (PSD), le PS les a, avec près de 42 % des voix et 117 députés (contre 28 % et 71 sièges), très largement ­distancés au bout du compte. Dans les faits, les ­socialistes ont manifestement siphonné ­l’électorat à leur gauche : alors que additionnés, ils oscillaient autour de 15-18 % au milieu des années 2010, le BE, avec 4,6 % (5 députés), et l’alliance entre le PCP et les Verts, avec 4,5 % (6 députés), réalisent dans ces législatives leurs plus mauvais scores depuis au moins une vingtaine d’années.

Le ps a profité d’une « bipolarisation extrême »

Coordinatrice du Bloc de gauche, Catarina Martins accuse le PS d’avoir fabriqué une « bipolarisation trompeuse » et créé une « crise artificielle » lors de l’examen du budget 2022 que les partis de gauche n’avaient pas voulu avaliser à l’automne 2021. Secrétaire général du PCP, Jeronimo de Sousa fait un peu la même analyse : le PS a profité de « la promotion de la bipolarisation extrême », tout en réussissant à « fuir sur les réponses indispensables pour le pays ». Tandis que le PS a bénéficié à plein du « vote utile » en sa faveur, la droite s’est, elle, plutôt éparpillée façon puzzle. Derrière le PSD, deux formations créées récemment sur les cendres d’un vieil appareil en état de déliquescence – le Centre démocratique social, qui pouvait, il y a encore quelques années, réaliser 10-15 % des voix – se renforcent et s’installent résolument dans le paysage.

À droite, et même à l’extrême droite toute. Comme redouté, Chega, le parti d’André Ventura à la ligne ouvertement raciste, misogyne, homophobe et ultralibérale, devient, avec 7,15 % et 12 députés – contre un seul, précédemment –, la troisième force au Parlement portugais (lire notre édition du 26 janvier), à l’approche, en 2024, du 50e anniversaire de la révolution qui renversa Salazar. Avec 5 % et 8 députés, Initiative libérale, un autre parti de droite ultra, dépasse également les partis de gauche, avec un projet qui porte en son cœur la privatisation des services publics et la destruction du salaire minimum national. Tout un programme.


 


 

Paula Gil, colère noire
contre les « reçus verts »

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Cofondatrice, en 2011, du mouvement Geraçao A Rasca (Génération fauchée), la jeune femme continue le combat contre la précarité. Et elle sait ce que c’est : son travail pour la mairie de Lisbonne, facturé en « reçus verts », s’apparente à de l’entrepreunariat.

Lisbonne (Portugal), envoyé spécial.

Aussi loin qu’elle se souvienne, en une quinzaine d’années, Paula Gil a signé en tout et pour tout deux contrats de travail. Temporaires, évidemment. Le premier dans un théâtre à Bradford (Royaume-Uni) où elle suivait des cours de politique internationale, avec une spécialisation en études de genre, et le second, un peu plus tard, au plus fort de la tempête austéritaire au Portugal, en tant qu’intérimaire dans un centre d’appels à Lisbonne. Pour le reste, elle a toujours été employée comme « indépendante ». Libre de n’avoir ni patron, ni lien de subordination. Libre de payer, quand elle peut, ses cotisations d’assurance-maladie et de protection sociale. Libre de ne pas avoir de droits garantis au chômage. Libre d’être virée du jour au lendemain. Libre dans les vents mauvais de la précarité à durée, elle, indéterminée. En vogue, la galère.

Un système mis en place dès la fin des années 1970

Quoi qu’elle fasse dans sa vie professionnelle – à présent, elle travaille à la mairie de Lisbonne –, Paula Gil facture son boulot à son employeur avec des « recibos verdes » (reçus verts). Le système a été mis en place dès la fin des années 1970 par le gouvernement socialiste de Mario Soares. Sur le papier, il ne concernait que les professions libérales, mais, en réalité, il s’agissait déjà de limiter la puissance du mouvement syndical capable de s’opposer aux licenciements, au lendemain de la révolution des œillets. « C’est une idée qui venait de France à l’époque », assure, catégorique, Paula. Puis, devant la surprise qu’elle suscite, la femme de 37 ans s’enquiert auprès d’un ami. « Autoentrepreneur », confirme-t-il, illico, par texto.

Peu importe, au fond, la généalogie discutable de cette mesure de flexibilisation qui transforme l’emploi salarié en prestation de services, ce régime renvoie à la préhistoire de l’ubérisation, et sa portée est incontestable au Portugal. « Je suis mon propre patron, je paie toutes les cotisations et les taxes, témoigne Paula. C’est une façon de détruire le Code du travail et de démanteler le salariat. Selon les statistiques officielles, il y a 20 % des travailleurs assignés aux reçus verts, ce qui est énorme déjà, mais quand je regarde autour de moi, dans le privé mais aussi dans la fonction publique, c’est quasi tout le monde, personne n’y échappe… »

« Étudier pour être esclave »

Sur ces questions, Paula Gil a l’œil aiguisé, et elle maîtrise le sens de l’histoire. Début 2011, avec trois amis rencontrés sur les bancs de la fac à Coimbra, puis retrouvés dans la capitale portugaise, un soir, ils dissèquent Que Parva Que Eu Sou (Stupide que je suis), un hymne néofado du groupe Deolinda. Le refrain dit si bien ce qu’ils endurent alors : « Comme ce monde est idiot où, pour être esclave, il faut étudier. » Les quatre jeunes gens rédigent un texte qui, immédiatement plébiscité sur les réseaux sociaux, deviendra le manifeste d’un groupe resté dans les mémoires sous le nom de Geraçao A Rasca (Génération fauchée).

Entre l’explosion des printemps arabes en Tunisie, puis en Égypte, et l’occupation, ensuite, des places comme celle de la Puerta del Sol à Madrid, le mouvement portugais initié par Paula et ses copains représente la première manifestation du soulèvement, à l’époque, en Europe : le 12 mars 2011, près de 300 000 personnes envahissent Lisbonne pour réclamer… quoi ? Rien qu’un futur. « Nous étions, et nous sommes toujours aujourd’hui une génération condamnée à la précarité, raconte-t-elle. Les parents doivent entretenir leurs enfants très longtemps. Moi, je suis née bien après la dictature. Nos grands-parents, qui, pour beaucoup, n’avaient guère pu s’instruire sous le joug de Salazar, nous encourageaient : “Fais des études, travaille bien et apprends longtemps, tu trouveras un bon travail, une bonne situation.” Mais la promesse a été trahie. Jamais les jeunes n’ont été aussi qualifiés au Portugal, et jamais ils n’ont eu aussi peu de possibilités dans la vie. »

« Ici, le salaire de base, c’est 650-700 euros »

Aujourd’hui, alors que, sur fond d’effacement de la gauche et de percée de l’extrême droite, le Parti socialiste a, dimanche 31 janvier, remporté haut la main les législatives, Paula Gil constate amèrement : « Les socialistes n’ont pas du tout enrayé la destruction du tissu social. Ici, le salaire de base, c’est 650-700 euros, soit le loyer minimum d’un deux-pièces dans un quartier éloigné du centre à Lisbonne. Comment on fait ? C’est impossible ! » La jeune femme se souvient encore : « Au début de la pandémie, le premier ministre Antonio Costa a découvert que les précaires, avec leurs reçus verts, n’avaient aucune couverture sociale, et que la précarité, c’était un vrai problème au Portugal. Cela faisait dix ans qu’on le disait, et aujourd’hui, il l’a de nouveau oublié. »

 publié le 24 janvier 2022

Macron, l’Europe et Poutine

par Denis Sieffert sur wwwpolitis.fr

La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Otan. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde.

Sommes-nous au bord d’une extension de la guerre en Ukraine ? Ce sera l’une des questions majeures, la plus dramatique avec le traitement des immigrés, auxquelles sera confronté Emmanuel Macron pour la présidence française de l’Union européenne jusqu’en juin prochain. Non pour espérer résoudre la crise actuelle, mais tout juste pour tenter d’exister entre des protagonistes qui ne lui accorderont pas un regard. Sur le fond, gardons-nous des prophéties de malheur. Le monde a l’expérience de ces situations extrêmes qui se dénouent d’un coup, quand on comprend de part et d’autre que l’on a plus à perdre qu’à gagner. Mais le risque néanmoins est réel. Russes et Américains se sont employés à pousser l’autre dos au mur. C’est la caractéristique d’un conflit qui paraît sans issue, sauf à infliger une humiliation à celui qui renoncera. En massant cent mille hommes à la frontière ukrainienne, Vladimir Poutine, engagé depuis sept ans dans une politique de harcèlement qui a déjà fait 13 000 morts, a rendu difficile un retour dans les casernes. Pour un homme qui a fait de la force le principal ressort de son pouvoir, et qui l’exerce toujours monstrueusement en Syrie, ce serait une défaite majeure. De l’autre côté, les États-Unis et l’Otan – leur avatar – ont repoussé avec une telle vigueur les revendications de Moscou qu’on ne les imagine pas faisant volte-face. Ce serait, après l’Afghanistan, un désastre, et une nouvelle perte de crédibilité dont la Chine ne manquerait pas de tirer profit aux dépens de Taïwan. Nous en sommes donc là.

Rappelons les termes d’une négociation dont l’unique résultat positif est pour l’instant de n’avoir pas été rompue. Moscou exige de ses interlocuteurs occidentaux qu’ils prennent l’engagement formel que l’Ukraine n’adhérera pas à l’Otan, pas plus qu’à l’Union européenne.

Exprimée ainsi, l’exigence est difficilement recevable. À commencer par l’Ukraine, qui se soumettrait ainsi à un droit de regard sur son propre destin accordé à un voisin qui a déjà mis la main en 2014 sur la presqu’île stratégique de Crimée. À l’époque, les Occidentaux avaient décidé de sanctions financières qui n’ont eu pour effet ni de ramener la Crimée à l’Ukraine, ni de décourager un engagement de plus en plus voyant de la Russie dans la région russophone du Donbass. Ce souvenir agit pour Vladimir Poutine comme une invitation à la surenchère. D’autant qu’il y a pour lui un enjeu caché : la hantise d’une contagion démocratique aux marches de l’ex-empire. Cette obsession qui l’a conduit à envoyer ses chars pour réprimer le soulèvement au Kazakhstan. Faute de vouloir ou de pouvoir reculer, Washington s’est au moins employé à élargir la négociation à des thèmes plus généraux de désarmement. Les mauvaises langues diront qu’on a surtout tenté de « noyer le poisson ». Mais Poutine ne bouge pas. Au contraire, il a donné ces derniers jours des signes de raidissement. Des forces supplémentaires ont été déployées de l’autre côté de la frontière. Et des officines, sans aucun doute liées à ses services, se sont livrées à une cyberattaque massive contre les sites gouvernementaux ukrainiens. Une entreprise visant clairement à déstabiliser Kiev. Si bien que la probabilité d’une offensive « militaro-technique », pour reprendre l’euphémisme d’un ministre russe, est sérieusement envisagée. Les limiers du Pentagone ont même imaginé un scénario (plausible) qui commencerait par une provocation contre des intérêts russes sur le sol ukrainien servant de prétexte à une intervention. Difficile de voir clair dans ce concours de désinformations.

Que se passerait-il alors ? Des sanctions financières aggravées, sans nul doute, seraient infligées à Moscou. Mais elles seraient moins faciles à mettre en œuvre qu’il y paraît. Et c’est ici que l’Union européenne implose, et se condamne à la figuration. Plusieurs pays européens, à commencer par l’Allemagne, suspendue à l’entrée en fonction du gazoduc russe Nord Stream 2, auraient à redouter un effet boomerang. Le marché européen du gaz, que se disputent Moscou et Washington, est en effet l’une des clés du conflit. Faute d’être un acteur décisif, l’Europe est un enjeu. Que valent dans ce contexte les coups de menton ? Ainsi Jean-Yves Le Drian qui affirme avoir la volonté « de faire entendre l’Union européenne ». En attendant, l’UE, récusée par la Russie, et mollement défendue par les États-Unis, n’est même pas admise aux négociations. Pathétique mais logique. Poutine ne veut d’interlocuteurs que ceux qui disposent d’un réel pouvoir. C’est, en creux, une assez bonne définition de l’Union européenne. Emmanuel Macron pourra mesurer le contraste entre un discours bravache sur l’Europe politique et la réalité. L’Europe paye cher ses défauts de fabrication. Nous avons voulu un grand marché, une Europe-espace. Mais rien de plus. La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Alliance atlantique. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde. Elle renforce Poutine dans ses convoitises ; et elle justifie l’existence de l’Otan, qui aurait dû disparaître avec la chute de l’URSS. Mais il est vrai que pour Macron l’essentiel est ailleurs. Sa présidence européenne lui conférera un statut privilégié dans la campagne électorale. Il ne manquera pas d’exercer un ministère de la parole. Sans trop de risques puisque le bilan sera pour plus tard.

publié le 23 janvier 2022

C’est quoi cette abstention des députés insoumis sur le génocide ouïghour ?

Par Pablo Pillaud-Vivien | sur www.regards.fr

Jeudi 20 janvier 2022, sur proposition des députés socialistes, une résolution dénonçant le génocide ouïghour a été votée à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale. Seuls les députés insoumis et un député communiste se sont abstenus.

À la tribune de l’Assemblée, Clémentine Autain a expliqué l’abstention de son groupe. Surprise et déception parmi les défenseurs de la cause ouïghoure : la députée LFI de Seine-Saint-Denis a continûment agi en faveur des Ouïghours, relayant même des mots d’ordre dénonçant le génocide contre ce peuple musulman, aux confins de la Chine. Aussi rappelait-elle dans son intervention le caractère « glaçant » (tortures, viols, travail forcé, détentions de masse, fœtus arrachés…) des témoignages qui nous proviennent de Chine, et parlait de « dynamique génocidaire » en cours.

Surenchère verbale... et dans les actes ?

Comment expliquer cette abstention ? Plusieurs arguments sont avancés par la députée pour justifier ce choix. Le premier porte sur la précision des mots dans l’hémicycle et sur l’usage, dans un texte voté par des députés, du terme de génocide. Cet argument aurait sûrement pu avoir davantage de poids si son collègue François Ruffin n’avait parlé la même semaine de « la banalité du mal » à propos de la gestion de la crise sanitaire. Il reprenait ainsi, pour fustiger la politique menée par le gouvernement et l’Élysée, un concept que la philosophe Hannah Arendt, théoricienne du « totalitarisme », utilisait pour caractériser la somme des gestes qui ont conduit au génocide juif. La politique du clash, dont l’usage est destiné théoriquement à heurter le bourgeois et le petit bourgeois, peut se retourner contre son utilisateur. Si la politique sanitaire du pouvoir est rabattue du côté du nazisme, comment ne pas assimiler la distance avec le terme de « génocide » avec de la complaisance vis-à-vis des crimes de masse du pouvoir chinois ?

Distante avec cette surenchère verbale, Clémentine Autain insiste. S’appuyant sur les arguments de l’ONU ou de chercheurs spécialistes, elle conteste, en l’état des connaissances, l’usage du terme de génocide, rappelant qu’il n’est réservé qu’à trois génocides, le génocide arménien, le génocide juif et le génocide tutsi. La politique de Pékin est assurément répressive, attentatoire aux droits humains. Vise-t-elle à l’extermination du peuple ouïghour ? Des spécialistes avancent que le terme de génocide ne rend pas compte de la réalité des actes et des objectifs du pouvoir chinois. À ce stade, Clémentine Autain préfère parler de crime contre l’humanité, même si l’opinion publique tend à confondre les deux. Au fond, elle ne fait que s’inscrire dans la lignée d’Amnesty International qui estime n’avoir pas encore assez de preuves pour parler de génocide. Mais la prudence n’est pas l’indulgence.

Deux poids, deux mesures

Les détracteurs de Clémentine Autain lui opposent que ce type de résolution ne vise pas à figer dans le marbre des vérités : il sert des objectifs politiques, en l’occurrence la reconnaissance internationale et officielle de ce qui se passe dans le Xinjiang. L’abstention du groupe LFI est-elle, dans ce cas, utile au peuple ouïghour et à cette lutte ? La députée de la Seine-Saint-Denis dit ne pas vouloir s’en tenir à cette abstention et annonce qu’elle votera la motion portée par le groupe Territoire et liberté prévue en novembre qui parle de « risque génocidaire » et propose des actions concrètes. « La Chine trouvera davantage d’alliés pour récuser l’accusation de génocide que celle, irréfutable, de crime contre l’humanité » avance-t-elle. Elle entend exiger que l’ONU enquête pour définir la nature exacte de ce qu’il se passe.

Le second argument avancé au nom de la France insoumise est celui de la pratique du double langage. Argument souvent entendu auprès des organisations en faveur des droits de l’homme qui reprochent aux autorités officielles le deux poids, deux mesures. Et il est vrai que le Parlement français est peu mobilisé au côté des Palestiniens ou des Égyptiens… voire pas mobilisé du tout. Sur Mediapart, Clémentine Autain assène que « l’inflation des mots ne peut pas camoufler la faiblesse des actes de ceux qui sont au pouvoir ». Elle relève l’absence significative du ministre des Affaires étrangères au moment du vote et rappelle que Paris s’apprête à envoyer en Chine une délégation pour les Jeux olympiques et ne rechigne pas à rencontrer dirigeants et acteurs économiques chinois. On peut s’étonner de la déclaration du président du groupe LREM, Christophe Castaner, qui reprend le terme de génocide, mais ajoute qu’il ne s’agit pas de « montrer du doigt un État ». Voilà que l’on fustige le crime mais que l’on en dédouane le responsable…

Un parfum de guerre froide

Troisième argument, celui du parfum de guerre froide qui flotte à l’encontre de la Chine. Il est vrai que la lutte pour conserver la suprématie occidentale en matière économique et politique s’intensifie. Joe Biden n’est-il pas venu en Europe chercher le soutien et l’unité des Européens autour de cet axe stratégique majeur ? La France Insoumise et Jean-Luc Mélenchon ne manquent pas de le souligner et de s’y opposer. Il faut sûrement voir dans la récente abstention du groupe parlementaire un refus de participer à une mécanique politique qui nous ramène aux dangereuses expériences du passé. L’alternative à la volonté de puissance occidentale est-elle pour autant trouvée ? On peut en douter. L’argumentaire actuel de LFI trouverait plus de poids s’il n’entrait pas en conflit avec d’autres réflexes de guerre froide, comme de dénoncer systématiquement tout ce qui vient de Washington. Valoriser les vaccins russes, chinois ou cubains face aux vaccins occidentaux ne suffit pas à faire de vous un non-aligné.

Comme nous le confiait un chercheur en politique internationale, sur ce sujet, « l’ambiguïté est un virus politique trop souvent utilisé comme une ressource ». De toutes parts. Parmi les votants d’hier, rares sont ceux qui osent tenir tête à la Chine, car, en fait, on ne croit plus guère aux vertus du multilatéralisme. Celui-ci nécessite patience et longueur de temps. Et, surtout, il exige de conserver les objectifs de défense de « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables, fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Si les relations internationales devraient se fonder sur le respect intransigeant des principes et des valeurs, on ne peut se contenter de les proclamer aux tribunes des assemblées, sans les assortir des actes qui les font vivre.

publié le 18 janvier 2022

Politique européenne. Si la présidence française de l’UE était de gauche…

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Parlementaires, chercheuse pour une ONG, militant pacifiste… ils critiquent le projet européen d’Emmanuel Macron et font valoir d’autres priorités.

Le chef d’État français, Emmanuel Macron, s’exprimera mercredi devant les députés européens. L’occasion de présenter le programme de la présidence française de l’Union européenne (Pfue). Il n’est pas président de l’Europe, celle-ci étant déjà dotée en la matière : le Belge Charles Michel préside le Conseil européen ; l’Allemande Ursula von der Leyen, la Commission ; l’Espagnol Josep Borrell pilote la politique extérieure et l’Irlandais Paschal Donohoe l’Eurogroupe. La marge de manœuvre d’Emmanuel Macron résidera dans le fait de faire avancer des dossiers déjà sur la table dans les différents Conseils des ministres de l’UE (Agriculture, Transports, Affaires sociales, etc.) et d’avoir un magistère de la parole à l’occasion de sommets ou de rencontres informelles. La Pfue s’inscrit dans le programme d’Emmanuel Macron de maintien d’une modération salariale et d’affirmation d’une Europe puissante au service des grands groupes financiers. Pourtant, d’autres choix auraient pu être faits.

1 - S’émanciper des multinationales

Tout est question de philosophie : une présidence progressiste aurait pu permettre de tordre le bras aux multinationales. Or, il n’en est rien. L’Observatoire des multinationales européennes (Corporate Europe Observatory) a publié un rapport, en décembre 2021, qui montre combien les lobbies et les multinationales se sont activés pour peser sur le programme de la présidence française. Pis, ils la sponsorisent, à l’instar des constructeurs automobiles Renault et Stellantis ou d’Électricité de France, qui n’est plus à proprement parler un service public. C’est une pratique préexistante, avec laquelle Paris a choisi de ne pas rompre. Pourtant, même les vingt-trois députés européens En marche avaient demandé, dès mai 2021, d’être « attentif à la perception publique » et de ne pas recourir au sponsoring privé.

Lora Verheecke, chercheuse à l’Observatoire des multinationales, aurait préféré « une présidence politique et non une présidence technique ». Aujourd’hui, « les débats se tiennent entre technocrates et non devant les citoyens », déplore-t-elle. Ainsi, deux dossiers numériques sont sur la table : l’Acte des marchés digitaux et l’Acte des services digitaux. « Ce sont deux gros textes qui vont définir le marché européen, mais qui ne seront jamais discutés, même s’ils vont être adoptés sous la présidence française. Cela reste un sujet technique, décrit-elle. Au contraire, il aurait fallu un débat politique autour de questions telles que : quel rôle donner aux Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft)  ? Comment protéger les données des citoyens ? Tous ces sujets qui affectent notre vie quotidienne n’ont pas été politisés. »

Cette conception tient de la ligne politique. « La représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne », qui discute les textes avec ses partenaires, « a embauché des personnes qui viennent du Medef (l’organisation représentative du patronat) ou des entreprises », dénonce Lora Verheecke.

2 - Un salaire minimum contre le dumping

Tenez-vous ! L’une des priorités de la présidence française d’Emmanuel Macron sera l’instauration d’un salaire minimum en Europe. Étonnant de la part d’un libéral qui n’a donné aucun coup de pouce au Smic dans son pays en cinq ans et qui œuvra, sous la présidence de François Hollande, à la modération salariale… En réalité, il n’est pas initiateur du texte, qui a été le fruit d’un parcours législatif entamé déjà l’an dernier. En décembre 2021, le Conseil des ministres de l’Emploi avait lancé les négociations avec le Parlement européen pour aboutir à un compromis, qui pourrait advenir sous la présidence Macron.

Toute la question est donc : dans les négociations, que défendra la France ? Or, selon Leïa Chaibi, députée européenne française du groupe La Gauche, « Emmanuel Macron défend une position minimale qui lui permettra de se faire une image sociale sur du vent » ! En effet, dans la position de la France, « on n’a pas de seuil pour ce salaire minimum », rappelle la parlementaire, qui, avec ses collègues français du groupe La Gauche, vient de lancer une campagne pour un salaire minimum en Europe. Il faudrait, selon elle, qu’il soit établi à hauteur de « 75 % du salaire médian », afin d’être au-dessus du seuil de pauvreté et que le travail « permette d’avoir une vie digne ». Par ailleurs, la proposition de la Commission n’exige de chaque pays que 70 % de salariés couverts par une convention collective, laissant les autres pratiquement sans droits.

Un salaire minimum dans chaque pays est une urgence. Car, outre le fait que l’on compte de nombreux travailleurs pauvres sur le Vieux Continent, il y a besoin de lutter contre le dumping social : il n’est que de 332 euros mensuels en Bulgarie, contre 2 202 euros au Luxembourg. Faire réellement avancer le dossier signifierait, pour la France, de porter un seuil de salaire minimum dans chaque pays qui permette de vivre dignement et qui soit à même de lutter contre le dumping social.

3 - Évasion fiscale : la volonté manque

Depuis le début de son quinquennat, Emmanuel Macron a fait mine – au G8 et ailleurs – de vouloir lutter contre l’évasion fiscale. Qu’en sera-t-il à l’occasion de la présidence française ? Il y a fort à parier qu’il s’inscrira dans les pas de l’accord trouvé entre les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et qu’il n’ira pas plus loin. C’est dommageable : 136 pays se sont accordés pour établir un taux minimal d’impôt sur les sociétés multinationales de 15 %. Insuffisant, pour le sénateur communiste du Nord Éric Bocquet, spécialiste des questions de fiscalité. « À l’origine, le président des États-Unis, Joe Biden, avait annoncé un accord qui irait à 21 % d’imposition ; on n’est arrivé qu’à 15 %. De plus, on a affaire à une base amoindrie : cela ne concernerait que les bénéfices au-delà d’un taux de rentabilité de 10 %. Or, on voit qu’un groupe comme Amazon, grand gagnant de cette pandémie, n’atteint pas ce taux grâce à des montages fiscaux », décrypte le sénateur.

Progressiste, une présidence française remettrait l’ouvrage sur le métier, pour, comme le dit Éric Bocquet, « combler les trous dans la raquette ». Tout d’abord, « si Fabien Roussel était élu président, il ferait revoir les critères pour établir la liste des paradis fiscaux », à savoir un taux faible ou nul, l’opacité, et le niveau de coopération entre États, explique-t-il. Cela permettrait de considérer certains pays comme des paradis fiscaux, comme l’Irlande, le Luxembourg, Malte, Chypre, les Pays-Bas, car, « si on ne désigne pas l’adversaire, on aura du mal à remporter la bataille ». Par ailleurs, il faudrait avancer sur « la fin de la règle de l’unanimité en matière fiscale », afin que « chaque État n’ait pas un droit de veto sur ces sujets ».

4 - pour une Europe de la paix

Le moment le plus important de la présidence française sera le sommet sur l’Europe de la défense. Ursula von der Leyen a pris soin de le programmer au premier semestre 2022 pour qu’il soit porté, politiquement, par Emmanuel Macron. Et la « première réunion organisée par la Pfue est celle des ministres de la Défense et des Affaires étrangères, en présence du secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) », à Brest, les 13 et 14 janvier, déplore Roland Nivet, porte-parole du Mouvement de la paix. Cette rencontre visait à doter l’UE d’une boussole stratégique – à savoir, officiellement, déterminer quelles sont les menaces auxquelles le Vieux Continent fait face ; la manière d’y répondre ; l’orientation de l’industrie de l’armement. En réalité, il s’est agi d’un travail sur « la militarisation accrue de l’UE, l’augmentation des budgets nationaux de défense, de l’emploi du fonds de défense européenne (sur la recherche en matière d’armement), de la présence européenne dans la zone indo-pacifique » pour rivaliser avec la Chine, traduit Roland Nivet, qui relève la mesure phare : « Une nouvelle force de projection européenne de 5 000 hommes pour aller sur des terrains d’intervention » en Afrique ou au Moyen-Orient, et un « renforcement de Frontex », la police extérieure antimigrants de l’UE. Le pacte sur l’immigration et l’asile sera également discuté sous la présidence française. « On a des réponses militaires aux problèmes du monde d’aujourd’hui », constate le dirigeant pacifiste, pour qui « la France aurait pu jouer un rôle important en apportant quelque chose de nouveau, en s’appuyant sur les Nations unies ».

Pour cela, l’UE «  devrait prendre des initiatives marquantes : la sortie du carcan de l’ultralibéralisme – la plus grande partie de l’industrie de l’armement est dans les mains du privé – et la sortie du carcan de l’Otan », et proposer que « les dépenses d’armement soient allouées à répondre aux inégalités de développement et à répondre aux crises sanitaires et climatiques », en lien avec les objectifs de développement durable des Nations unies. Par ailleurs, la « France pourrait dire que l’UE doit mettre à son agenda une conférence de type d’Helsinki en 1975, qui comprenne tous les pays européens, y compris la Russie, pour discuter de la sécurité en Europe ».

5 - budget, vaccins : des débats à engager

La présidence française devra faire avancer le débat sur plusieurs dossiers. Le premier est celui de la levée des brevets sur les vaccins et traitements contre le Covid, que l’Union européenne bloque à l’Organisation mondiale du commerce. Les ONG ont plusieurs fois invité Paris à changer de position. Mais, pour l’heure, la France s’en tient au dispositif Covax de dons de doses aux pays du Sud. C’est insuffisant : une grande partie de l’Afrique n’étant pas vaccinée. Or, une levée des brevets permettrait à 120 sites industriels dans le monde de produire un vaccin, a recensé, mi-décembre, l’étude Accessibsa.

Le deuxième débat porte sur les règles de discipline budgétaire, suspendues depuis le début de la pandémie. Un retour à la normale – une interdiction de dépasser les 3 % de déficit budgétaire – est fixé à 2023. D’autres pistes sont sur la table : le Conseil d’analyse économique, lié aux services du premier ministre, a présenté un projet de révision des règles budgétaires qui s’émancipe un peu de la règle des 3 %. C’est un maigre progrès, mais cette question n’a pas été fort mise en avant lors du discours d’Emmanuel Macron sur ses priorités, le mois dernier. De plus, le dogme du financement de la dette par les marchés financiers n’est pas remis en question, alors que les besoins d’investissement dans la transition énergétique et les services publics apparaissent immenses. Paris ne porte pas la question de prêts directs aux États – et à très bas taux d’intérêt – par la Banque centrale européenne. Il faut dire que l’amie de Macron, c’est la finance.

publié le 15 janvier 2022

Palestine. Omar, 80 ans, mort sous les coups de l’occupation

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Le vieil homme rentrait chez lui. Interpellé et battu par les soldats israéliens, il a été retrouvé sans vie et menotté. À l’université de Beir-Zeit, quatre syndicalistes étudiants ont été arrêtés. Depuis un an, 86 enfants palestiniens ont été tués.

Omar Abdalmajeed As’ad rentrait chez lui dans la nuit de mardi à mercredi. À 80 ans, ce Palestinien toujours alerte venait de rendre visite à des proches lorsqu’il s’est retrouvé bloqué par un escadron de l’armée israélienne. Trente à quarante soldats qui tenaient une embuscade dans cette Cisjordanie occupée. Un Palestinien, sur ses propres terres, qui se déplace à une heure aussi tardive ne peut être qu’un « terroriste » à leurs yeux. Les militaires bloquent sa voiture et le tabassent alors qu’il est menotté. Puis, ils l’abandonnent dans un bâtiment en construction, dans le froid hivernal, dans l’agglomération de Jiljiliia, au nord de la ville palestinienne de Ramallah. Il a été retrouvé mort quelques heures plus tard. « Ils ont arrêté les voitures au milieu du village puis les passagers qui étaient à l’intérieur et les ont menottés », a dénoncé Fouad Moutee, le chef du village. Le ministère palestinien de la Santé a confirmé ce récit, précisant que le vieil homme était mort d’une « crise cardiaque ».

L’armée israélienne se dit « la plus morale au monde »...

L’armée israélienne a avancé dans un communiqué qu’une « opération antiterroriste avait été menée » dans ce village. « Une enquête initiale montre qu’un Palestinien qui avait résisté aux soldats a été arrêté puis relâché plus tard dans la nuit »... « Quand ce Palestinien a été libéré par les troupes, il était vivant », conclut l’armée. Rien que de très normal, donc, à en croire cette déclaration de l’armée israélienne, qui s’autoproclame par ailleurs « la plus morale au monde ». La preuve par son porte-parole, le lieutenant-colonel Amnon Shefler, qui a indiqué que l’armée « enquêtera sur cet événement de manière approfondie et professionnelle, en agissant conformément à (nos) valeurs et à (nos) protocoles ». Quand on sait que pratiquement aucune des enquêtes de ce genre n’a abouti à une quelconque inculpation et encore moins à un jugement, ce type de déclaration ne vise qu’à calmer l’émotion qui a suivi la mort de ce vieil homme. Même si le cas de ce dernier, possédant la nationalité américaine, a poussé Washington à exhorter Tel-Aviv à mener une enquête « minutieuse ».

Lundi, cette même armée israélienne a mené un raid sur le campus de l’université de Beir-Zeit, près de Ramallah, dirigé par un groupe d’agents israéliens, déguisés en Palestiniens, connu sous le nom de Mustarebeen. À l’intérieur des locaux, ils ont tiré à balles réelles sur les étudiants, blessant deux jeunes, selon l’administration de l’université, qui a appelé les groupes internationaux et de défense des droits de l’homme à protéger les établissements d’enseignement supérieur palestiniens. Quatre étudiants syndicalistes ont été arrêtés. Le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) a qualifié l’attaque d’ « incursion israélienne barbare » et a appelé à « la protection des étudiants et des institutions universitaires ».

2021, l’année la plus meurtrière pour les enfants palestiniens

Des journées malheureusement banales pour les Palestiniens. Les forces israéliennes procèdent régulièrement à des arrestations dans les localités palestiniennes de Cisjordanie, territoire occupé depuis 1967 où vivent aujourd’hui 2,9 millions de Palestiniens et 475 000 Israéliens dans des colonies illégales au regard du droit international. Dans un récent rapport, l’ONG Defense for Children International-Palestine notait que 86 enfants palestiniens avaient été tués depuis janvier de l’année dernière, faisant de 2021 l’année la plus meurtrière jamais enregistrée pour les enfants palestiniens depuis 2014. Selon la même organisation, 500 à 700 enfants palestiniens sont détenus chaque année par Israël. Selon la chaîne de télévision officielle KAN 11, le ministre de la Défense Benny Gantz et le chef d’état-major de l’armée viennent de publier des instructions stipulant que l’armée autorise désormais ses soldats à tirer sur des Palestiniens qui lancent des pierres et des cocktails Molotov. Pour le premier ministre israélien Naftali Bennett, ces nouvelles instructions « permettront aux soldats de se défendre ».

« Les États-Unis, l’Union européenne et la France doivent arrêter le bras des bourreaux, sous peine que leur lâcheté ne se transforme en complicité avérée », dénonce l’Association France Palestine Solidarité.

publié le 9 janvier 2022

Guadeloupe. Le « Kollectif » attend l’Etat à la table des négociations

par Pierre-Henri Lab sur www.humanite.fr

Le refus de discuter opposé par le gouvernement a envenimé la situation sur l’archipel, provoquant plusieurs incidents. Le Collectif des organisations en lutte relance meetings et manifestations pour convaincre les élus à reprendre le dialogue.

Le « Kollectif », à l’origine du mouvement social qui secoue la Guadeloupe depuis mai 2021, veut relancer la mobilisation. Cette semaine, il organise plusieurs initiatives. Mardi 11 et jeudi 13 janvier se tiendront deux meetings, à Sainte-Rose et au Gosier. Il appelle également à manifester le samedi 15 à Pointe-à-Pitre.

L’UGTG, la CGTG, la FSU et le LKP, ainsi que l’ensemble des associations qui composent le Collectif des organisations en lutte, espèrent ainsi obtenir la reprise des négociations. Malgré un accord de méthode intervenu début décembre entre le « ­Kollectif » et les élus locaux, celles-ci sont au point mort en raison du refus de l’État d’y participer. L’accord prévoyait de les organiser en deux temps. La première discussion devait porter sur «les revendications urgentes» concernant la suspension des professionnels de santé ayant refusé l’obligation vaccinale. La seconde devait aborder les autres revendications au cœur de la mobilisation, comme le lancement d’un «plan massif d’embauche et de formation» des jeunes durement frappés par le chômage (60 % des 15-25 ans sont sans emploi) et d’un plan d’aide à la population, dont la pauvreté s’est aggravée avec le confinement (33 % de la population de l’archipel vit en dessous du seuil de pauvreté).

Une « logique de pourrissement »

Le refus du gouvernement de négocier, au prétexte que les organisateurs du conflit ont refusé de condamner les violences commises en marge de certaines manifestations en 2021, a stoppé le processus. «Sous couvert qu’ils ne sont pas compétents sur la vaccination, les élus ont profité du retrait de l’État pour suspendre leur participation. C’est une manœuvre pour ne rien négocier alors que le département et la région ont des compétences sur l’emploi, l’économie ou encore l’éducation», accuse Eddy Ségur, secrétaire général de la FSU.

Bloquée, la situation s’envenime. Plusieurs incidents ont ainsi eu lieu depuis fin décembre. Le 30 décembre, le porte-parole du LKP, Élie Domota, a été interpellé alors qu’il participait à une manifestation. Il est convoqué le 7 avril devant le tribunal pour « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Lui-même a déposé plainte à son tour, le 7 janvier, pour « violence en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique ». Le « Kollectif » a dénoncé «une provocation» et Élie Domota a reçu le soutien de plusieurs candidats à l’élection présidentielle, dont Fabien Roussel et Jean-Luc Mélenchon.

Le 4 janvier, le directeur général du CHU de Pointe-à-Pitre, Gérard Cotellon, et son adjoint ont été blessés lors de l’intervention de la police visant à les exfiltrer des locaux de l’établissement, dont les issues étaient bloquées par des manifestants. Le directeur affirme avoir reçu «un coup violent à la tête», tandis que son adjoint a eu ses «vêtements déchirés». Alors que l’UGTG est mise en cause par certains élus locaux, sa secrétaire générale, Maïté Hubert M’Toumo, réfute toute violence de la part de son organisation et de ses militants. «Nous n’avons ni séquestré, ni molesté, ni frappé qui que ce soit», assure-t-elle. La syndicaliste renvoie la responsabilité des «débordements» sur l’État. «Les Guadeloupéens manifestent depuis des mois et le gouvernement refuse toujours de négocier. Il crée ainsi de l’exaspération», explique-t-elle. Elle dénonce également les propos d’Emmanuel Macron : «Quand il dit qu’il veut emmerder les non-vaccinés, il ajoute de l’huile sur le feu. C’est irresponsable!»

Professeur de science politique à l’université des Antilles, Fred Reno estime que le conflit est entré dans «une logique de pourrissement». «L’État refuse de négocier, au motif des violences commises et du refus du “Kollectif” de les condamner. Cela renforce le sentiment d’exaspération de certains manifestants, et donc le risque de voir de nouveaux incidents se produire.» Le chercheur pense que seul un changement du rapport de forces en faveur des manifestants pourrait conduire à la réouverture des négociations. C’est l’objectif que poursuit le collectif en renouant avec meetings et manifestations, après un début d’année marqué par des actions coups de poing comme l’occupation du siège de la région ou des opérations escargot.

publié le 7 janvier 2022

Asie centrale. Au Kazakhstan, le pouvoir lance sa contre-révolution

Vadim Kamenka sur www.humanite.fr

Malgré l’état d’urgence, le déploiement de l’armée et l’arrivée de forces régionales, la contestation se poursuit dans le pays. La population veut désormais renverser le régime.

Dans l’ancienne capitale Almaty, une opération dite antiterroriste a été lancée dès l’aube sur ordre du président du Kazakhstan, Kassym-­Jomart Tokaïev. Des échanges de coups de feu ont continué toute la journée de jeudi. Mais rien ne semble faire plier le mouvement populaire qui s’est étendu à l’ensemble du pays en quelques jours. « Rien ne nous fera reculer, promet Nazgul, qui habite Almaty . De plus en plus de personnes sortent désormais dans la rue, sans aucune peur, pour mettre un terme à la corruption et à ce régime. La journée du 5 janvier a été décisive car les gens ont pris conscience d’un élan populaire. Ni la répression ni les arrestations ne les inquiètent. Il s’agit d’un mouvement pacifique déterminé à renverser ce système qui les étouffe. »

Le chef de l’État, en poste depuis 2019, a fait le choix de la répression. Face à cette révolte déjà historique et sans précédent depuis l’indépendance du pays, son intervention télévisée dans la nuit de mercredi à jeudi s’est révélée intransigeante. Dans cette adresse à la nation, Kassym-Jomart Tokaïev a imposé l’état d’urgence et réclamé l’aide militaire de Moscou et de ses alliés, qualifiant les manifestants de gangs « terroristes » ayant reçu « un entraînement approfondi à l’étranger ». « J’ai appelé les chefs des États de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) à aider le Kazakhstan à vaincre la menace terroriste », affirme-t-il en décrivant les manifestants. Les premiers soldats arméniens, biélorusses et russes sont arrivés au Kazakhstan.

L’exécutif craint le ralliement de soldats au mouvement populaire

Sur place, les habitants craignent des débordements comme les scènes de pillage à Almaty dans la nuit de mercredi et des provocations qui pourraient casser cette révolte tandis que les moyens de communication et d’information restaient bloqués. « Cette stratégie du président n’est pas anodine. Kassym-Jomart Tokaïev n’a tout simplement plus confiance en son armée et appelle des forces extérieures pour sauver le régime. Il craint des désertions et que les soldats rejoignent le mouvement. Cela s’est déjà produit mercredi un peu partout au Kazakhstan au sein des forces de sécurité », affirme une journaliste sur place.

Le ministère de l’Intérieur a confirmé jeudi l’arrestation d’environ 2 000 personnes dans les rues d’Almaty ces dernières heures et une vingtaine de morts parmi les forces de sécurité, qui dénombrent également 750 blessés. Du côté des manifestants, près de 30 personnes seraient décédées et un millier se trouveraient à l’hôpital, dont 62 en soins intensifs. « Le profil des protestataires est extrêmement large puisque le mouvement a lieu dans l’ensemble du pays, analyse Aïnour Kourmanov, qui dirige le mouvement socialiste au Kazakhstan . Les premières revendications étaient essentiellement sociales. Face à la hausse des prix et du gaz, les salariés, mineurs, camionneurs réclamaient une augmentation des salaires et de meilleures conditions de travail. Face au refus du gouvernement et des administrations locales, la contestation est devenue politique, notamment dans les grandes villes à NurSultan et Almaty. On y trouve des jeune s, des femmes, des retraités qui désormais réclament un changement de régime, des élections et une nouvelle constitution. »

La mosaïque ethnique instrumentalisée

La contestation ne faiblissait toujours pas ce jeudi à Aktioubé, Zhanaozen, Aktaou, Aralsk, Taraz… Mais le principal danger pour cette révolte populaire, c’est l’instrumentalisation de la mosaïque ethnique qui compose le Kazakhstan. Parmi les pays d’Asie centrale, il demeure le plus diversifié avec 20 % de Russes, 3 % d’Ouzbeks, 1,5 % d’Ukrainiens, des Ouïghours, des Tatars, des Arméniens, des Biélorusses, des Azéris, des Kurdes, des Polonais, des Lituaniens, des Allemands… « L’intervention d’une force étrangère comme celle de l’OTSC, même au nom d’une opération de maintien de la paix, pourrait dégénérer puisqu’elle comprend des soldats de ces diverses nationalités. Sachant que, dans la Constitution russe, il est prévu que le pays défende la vie et la dignité des citoyens russes où qu’ils se trouvent », craint Nazgul, qui travaille comme traductrice à Almaty.

Un premier convoi de l’OTSC est arrivé au Kazakhstan, une première depuis sa création en 2002, afin de contrebalancer l’élargissement de l’Otan. Sa mission sera de « protéger les installations étatiques et militaires » et d’ « aider les forces de l’ordre kazakhes à stabiliser la situation et rétablir l’État de droit », explique l’alliance de sécurité régionale et militaire. Cette version eurasiatique de l’Alliance atlantique rassemble autour de la Russie plusieurs anciennes républiques soviétiques : Biélorussie, Arménie, Tadjikistan, Kirghizstan. D’autres pays y coopèrent comme l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan ou le Turkménistan. Ces forces de maintien de la paix resteront « pour une période de temps limitée dans le but de stabiliser et de normaliser la situation », a tenu à préciser le premier ministre arménien, Nikol Pachinyan, mercredi soir. La contre-révolution est déjà en route au Kazakhstan

 

publié le 2 janvier 2022

L’homme du jour.
Élie Domota,
une garde à vue arbitraire

Cécile Rousseau sur www.humanite.fr

Plus que jamais dans le viseur du gouvernement. Jeudi, en marge d’une manifestation contre l’obligation vaccinale et le passe sanitaire en Guadeloupe, Élie Domota, leader du collectif LKP, a été placé en garde à vue avant d’être remis en liberté.

Le syndicaliste, fer de lance du mouvement social qui agite l’île depuis novembre, sera convoqué devant le tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre le 7 avril 2022 pour «violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique et refus de se soumettre aux prélèvements obligatoires ». Selon la chaîne Guadeloupe 1 re, les manifestants auraient tenté de passer au travers des barrières installées par la police quand la situation a dégénéré avec des tirs de lacrymogène et des jets de pierre. Pour son avocate, M e Sarah Aristide, cette garde à vue est une « provocation » et un «  procès politique ». Elle a également provoqué un tollé politique.

Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, a exprimé son soutien sur Twitter : « Élie libéré ! Au lieu de mobiliser des moyens pour organiser l’arrestation violente d’Élie Domota et des militants du LKP, l’État doit ouvrir ses oreilles et apporter des réponses à la crise sanitaire et sociale. » Pour le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon : « La Guadeloupe sait se faire respecter ! Bonne année Élie ! Dechoukons la profitation !!! » Alors qu’Olivier Véran envisage de décaler la mise en place du passe vaccinal dans les territoires ultramarins, qui devait entrer en vigueur le 15 janvier, Élie Domota a appelé à encore amplifier la mobilisation.

publié le 1° janvier 2022

Les 21 bonnes nouvelles
qui ont marqué 2021

Sur ww.humanite.fr

Des batailles remportées, des victoires arrachées et parfois inattendues, des avancées, des exploits... Si l’année fut difficile, elle a aussi réservé son lot de bonnes surprises et de réussites qui n’en sont que plus belles ! La rédaction vous  propose ces 21 bonnes nouvelles qui ont marqué 2021... et en profite pour vous souhaiter une année 2022 pleine de solidarité, de luttes et bien sûr d'Humanité(s).

1. La belle victoire des guerrières de l'Ibis Batignolles

Le 25 mai 2021, après vingt-deux mois de lutte, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles ont pu crier victoire. Outre des revalorisations de qualifications et l’instauration de primes, leur mobilisation a mis fin à la pratique des heures supplémentaires non payées. Une pointeuse a été installée pour s’assurer du temps de travail réellement effectué. Au total, les salaires nets ont augmenté en moyenne de 40 % ! La lutte a aussi permis d’améliorer les conditions de travail en abaissant la cadence horaire de 3,5 à 3 chambres. ©

2. La remontada de la gauche en Amérique du Sud

Après un cycle marqué par le retour des droites en Amérique latine et les tentatives de dé- stabilisation institutionnelle et insurrectionnelle, l’Amérique latine renoue avec la gauche. Dans le sillage du Bolivien Luis Arce en 2020, c’était au tour du Pérou avec le défenseur des peuples autochtones, Pedro Castillo, du Honduras avec la première femme présidente, Xiomara Castro, du Venezuela avec la victoire des chavistes, de donner le ton avant la victoire de Gabriel Boric au Chili, le 19 décembre, face à l’extrême droite. Bientôt le Brésil ? En effet, en mars, toutes les condamnations pour corruption qui pesaient contre l’ex-président Lula ont été levées, le rétablissant dans ses droits politiques… 

3. Perpignan-Rungis, le retour du train des primeurs 

Le dernier coup de sifflet avait retenti à Perpignan en 2019, mais le train des primeurs a débuté un nouveau chapitre de son histoire le 22 octobre. Après deux années d’arrêt, la ligne reliant Perpignan à Rungis a repris du service, acheminant des milliers de tonnes de fruits et légumes de la Méditerranée au grand marché francilien. Une victoire pour les cheminots, qui n’ont eu de cesse de défendre le fret ferroviaire. La remise en marche des dizaines de wagons frigorifiques, exploités par une filiale de la SNCF, permet d’éviter le convoi de 21 350 camions par an. 

4. Sida, une deuxième guérison naturelle 

L’information a été révélée le 16 novembre, par une revue scientifique américaine des plus sérieuses : une trentenaire originaire d’Argentine, infectée par le VIH en 2013, a réussi à éliminer naturellement le virus de son organisme, sans aucun traitement. Un seul précédent avait jusqu’ici été répertorié, en 2020, en la personne d’une Californienne de 67 ans. Ces cas ouvrent de nouveaux axes de recherche contre le Sida, alors qu’il n’existe toujours aucun vaccin contre la maladie, quarante ans après son apparition. 

5. L’assassin de George Floyd condamné

Une fois n’est pas coutume, la justice américaine portait bien son nom en ce 20 avril 2021. Ce jour-là, un jury populaire a reconnu Derek Chauvin coupable de trois chefs d’accusation : meurtre, homicide involontaire et violences volontaires à l’encontre de George Floyd, décédé le 25 mai 2020, sous le genou du policier blanc. Le juge le condamnera à 22,5 années de prison. Un procès « exemplaire », selon Black Lives Matter.

6. « Le meilleur maire au monde » est français ET communiste

C’est une distinction qui couronne un combat acharné pour l’égalité et la solidarité. L’édile communiste de Grigny (91), Philippe Rio, s’est vu remettre en septembre le titre de… « meilleur maire au monde ». L’élu a remporté le prix, décerné par la City Mayors Foundation, en compagnie de son homologue de Rotterdam (Pays-Bas), Ahmed Aboutaleb. La distinction récompensait cette année leur gestion de la pandémie auprès « des sections les plus vulnérables de la société civile », mais aussi les élus « qui ont servi leurs concitoyens avec intégrité, courage et diligence ». 

7. Venise sauvée des monstres marins

Depuis le 1er août 2021, c’en est fini des monstres de croisière mouillant à quelques dizaines de mètres de la place Saint-Marc. À la mi-juillet, le Conseil des ministres italien a approuvé un décret interdisant l’entrée de la lagune aux paquebots gigantesques. C’est une grande victoire pour les habitants qui, à travers le collectif No Grandi Navi (Non aux grands bateaux), luttaient depuis des années afin de rendre sa sérénité à la Sérénissime et surtout sauver un patrimoine mondial de l’humanité directement menacé par l’hyper-industrie touristique. 

8. Les énergéticiens ont eu la peau d’Hercule

Deux années de patiente campagne de convictions menée par des syndicats d’EDF unis ont eu raison du colossal « projet Hercule » de découpe du groupe énergéticien. Emmanuel Macron et Bercy étaient pourtant proches de passer un marché avec la Commission européenne : dégager de nouveaux moyens nécessaires à EDF, via le nucléaire, contre une privatisation partielle des activités distribution et renouvelables, très rentables. CGT en tête, les représentants des salariés sont parvenus à édifier un mur sur lequel s’est fracassé cet été ce projet de vente à la découpe. 

9. En Europe, la pêche électrique enfin interdite

Depuis le 1er juillet 2021, la pêche électrique n'a plus cours en Europe. La Cour de justice européenne a ainsi débouté les Pays-Bas qui depuis 2019 tentaient d'empêcher la prohibition de cette pratique destructrice pour la biodiversité marine et pour les pêches artisanales. Ils ont eu beau tout faire pour l’empêcher, la pression environnementale et syndicale a été la plus forte.

10. En Inde, les paysans font plier Narendra Modi

Au terme d’un an d’une lutte admirable et malgré la répression meurtrière, les paysans indiens ont obtenu l’abrogation de la loi agricole ultralibérale portée par le premier ministre Narendra Modi. Majoritairement venues du Nord, les familles se sont relayées pour tenir le siège de New Delhi, assurer les récoltes et obtenir la fin des prix minimaux sur les marchés régionaux. Dans un pays où 70 % de la population dépend du travail paysan, les agriculteurs demandent désormais des prix rémunérateurs. La lutte continue. 

11. La Réunion repasse à gauche

À l’issue du second tour de juin, peu de régions ont échappé au statut quo. Mais c’est le cas de La Réunion, avec une victoire arrachée par la gauche. Avec un score de 51,85 %, Huguette Bello, ex du Parti communiste réunionnais et fondatrice du parti Pour La Réunion (PLR), l’emporte à la tête d’une liste d’union sur le président LR sortant, Didier Robert. « Un moment historique », souligne celle que la députée Marie-George Buffet (PCF), avec qui elle a siégé au sein du groupe GDR, décrit comme une « combattante ». 

12.  Condamné pour inaction climatique, l’État français sommé d'agir

Ce 3 février, ce que tout le monde pensait tout bas est devenu officiel. En matière de réduction de gaz à effet de serre, le gouvernement n’en fait pas assez. Dans l’Affaire du siècle, le tribunal administratif de Paris a jugé la France coupable de « carence fautive à mettre en oeuvre des politiques publiques lui permettant d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de GES qu’elle s’est fixés ». En juillet, rebelote, cette fois dans l’affaire de Grande-Synthe : le Conseil d’État donne neuf mois au gouvernement pour agir, soit jusqu’au 31 mars
2022… il doit « prendre toutes mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions ». 

13. Coup de frein à l’ubérisation  en Europe

Les livreurs à vélo seront-ils bientôt des salariés comme les autres ? C’est dans ce sens qu’est allée, début décembre, la Commission européenne, inscrivant dans une directive encore en parcours législatif la présomption de salariat. Cela veut dire que, par défaut, les coursiers comme les chauffeurs VTC seront salariés, avec la protection sociale, le droit au chômage et tutti quanti. Les plateformes, de leur côté, devront enfin s’acquitter de cotisations patronales. Charge à elles, si elles contestent le statut, d’apporter les preuves.

14. Les bancs de thons reprennent leurs migrations

En 1991, les espèces de thon les plus pêchées étaient au bord de l’extinction, classées « en danger » sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature, sorte de baromètre du vivant. Trente ans plus tard, elles vont beaucoup mieux, a annoncé l’UICN en septembre dernier. Les bancs de thons rouges de l’Atlantique, de thons blancs et de thons albacores peuvent reprendre leurs routes à travers les océans grâce à « une politique de quotas de pêche durable et de lutte contre la pêche illégale ». 

15. Bye-bye ! Trump est débarqué de la Maison-Blanche

Dans le chaos et la fureur. Mais il est parti. Largement battu en novembre 2020 au vote populaire (7 millions de voix de retard sur Joe Biden), mais moins nettement au collège électoral (42 000 voix auraient suffi à faire pencher la balance dans le sens inverse), Donald Trump a dû se conformer aux institutions, non sans avoir lâché une partie de ses troupes sur le Capitole. Une enquête en cours déterminera s’il s’agissait d’une tentative de coup d’État préparée. 

16. Les handballeuses françaises impériales à Tokyo

Les sports « co » made in France nous ont régalés à Tokyo cet été. Enfin presque tous, on oubliera nos footballeurs ! Filles et garçons, que ce soit en hand, en basket, en volley ou en rugby à 7, nous ont offert de belles émotions et de grandes joies. Doublé en or pour les filles et les garçons du handball. Argent content pour les basketteurs et bronze massif pour les filles. En rugby à 7, ces dames ne se sont inclinées qu’en finale, l’argent en poche. Enfin les volleyeurs tricolores déchaînés ont filé vers un or bien mérité. pour les agricultrices

Après la loi Chassaigne 1 revalorisant les pensions de retraite des agriculteurs en 2020, la saison 2 a un goût de victoire pour leurs compagnes, qui, actuellement sous le statut de « conjoint collaborateur », ont en moyenne 570 euros de pension. Adoptée à l’unanimité en lecture définitive au Sénat en décembre, la nouvelle proposition de loi du député communiste du Puy-de-Dôme permettra à 214 000 d’entre elles de voir leur pension augmenter de près de 100 euros dès le 1er janvier. 

18. La France rend les oeuvres au Bénin

Des portes sculptées en bois polychrome, le trône du roi Béhanzin, des statues de personnages mi-hommes mi-animaux… Au total, 26 pièces pillées, en 1892, par l’armée coloniale française dans les trésors royaux d’Abomey (Bénin). Le 10 novembre, ces précieuses œuvres ont quitté le musée Branly pour retourner au Bénin. Intervenant à l’issue d’une patiente mobilisation et d’une procédure de plus de trois ans, ce premier geste de restitution en appelle d’autres, en France et dans toute l’Europe.

19. Tian, la torpille anti-armes nucléaires

En janvier, le traité sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian), discuté et validé au sein des Nations unies, est entré en vigueur. Complétant les engagements du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), c’est le premier texte juridiquement contraignant qui interdit la possession, la fabrication, l’usage, la menace d’utilisation, le commerce, le financement des armes nucléaires. Sous la conduite notamment de l’Ican France, la branche nationale de la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2017, le combat continue pour que notre pays cesse son obstruction et y adhère. 

20. Joséphine Baker au Panthéon

Sur 81 personnes, Joséphine Baker est la toute première femme noire, et aussi la toute première artiste de scène, à entrer au Panthéon. La résistante est la sixième femme à recevoir cet honneur, après Marie Curie, Sophie Berthelot, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Simone Veil. Il s’agit de plus de l’une des rares personnes nées à l’étranger à y être transférée, et la troisième personnalité noire, après Félix Éboué et Alexandre Dumas. Aimé Césaire, enterré en Martinique, dispose pour sa part d’une plaque scellée dans la crypte du Panthéon.

21. Le Groeland met fin à l'exploration d'hydrocarbure

Longtemps, le pétrole a été la poule aux œufs d’or du Groenland : convoité, mais introuvable. En juillet, Nuuk a cessé de le chercher. L’exécutif local du territoire autonome danois a mis fin à l’exploration future d’hydrocarbures. Une décision prise dans l’intérêt du climat, de la nature et de la pêche, a-t-il fait valoir. Celle-ci a beau être symbolique – l’exploration pétrolière fait chou blanc au Groenland depuis des années –, elle n’en souligne pas moins la résolution du jeune gouvernement de gauche écologiste de chercher son futur ailleurs que dans le brut.

Tribune. Pour une Europe et un monde de paix et de coopération

Appel du Mouvement de la paix repris sur www.humanite.fr.

Face à la montée des tensions en Europe, l’Union européenne doit agir résolument pour la paix face à la préparation de nouvelles guerres et aux campagnes irresponsables et dangereuses initiées par l’Otan, les États-Unis et leurs alliés contre la Russie et la Chine.

Le mois de décembre 2021 a montré une aggravation des tensions entre l’Otan et les États-Unis, d’une part, et la Russie, d’autre part. L’encerclement de la Russie par les missiles de l’Otan, dès 2010, à travers une véritable architecture globale de défense antimissile balistique en Europe (BMDE) couvrant tous les territoires des pays européens de l’Otan (1), n’est pas une solution pour la paix. Elle conduit à une augmentation des dépenses militaires de la Russie mais aussi des États membres de l’Otan. Il en est de même de la campagne visant à faire de la Chine un pays menaçant alors même que les États-Unis et l’Otan disposent dans le Pacifique de 21 sous-marins d’attaque et 8 SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins dont chacun peut être porteur d’une cinquantaine d’armes nucléaires – NDLR) basés essentiellement à Pearl Harbor, selon l’US Navy. Ils ont basé 5 de leurs 11 porte-avions en mer de Chine (2) , conduisant la Chine à construire son troisième porte-avions.

Face à cette situation, il y a urgence à élaborer des propositions pour construire un espace européen de paix et de sécurité commune dont tous les peuples vivant en Europe ont besoin, et donc à exiger que l’Union européenne et le président de la République française, qui prend la présidence de l’UE le 1 er janvier 2022 pour six mois, agissent vraiment pour la paix, la sécurité et le désarmement, en particulier nucléaire.


 

Le Mouvement de la paix a défini, parmi ses objectifs prioritaires, l’élimination totale des armes nucléaires, la sortie de la France de l’Otan et la lutte pour une Europe de paix débarrassée de la tutelle de l’Otan et se construisant sur l’ensemble de l’espace géographique européen, y compris la Russie et l’Europe orientale, en référence à l’esprit de l’acte final d’Helsinki de 1975 (3). Il a, dans ce cadre, envisagé l’organisation de séminaires à dimension européenne pour affiner des propositions en s’appuyant sur les logiques de coopération et de compréhension mutuelle qui avaient prévalu lors des accords précités de 1975, en les adaptant à la situation internationale actuelle .

Au vu du contexte géopolitique, le Mouvement de la paix estime nécessaire d’accélérer le processus d’élaboration de propositions utiles pour construire cette Europe de paix et de coopération en s’appuyant sur les réalisations déjà existantes ou ayant existé entre les sociétés civiles mais aussi entre les États de l’espace européen. Ces propositions doivent respecter la souveraineté des peuples et des nations, s’appuyer sur la Charte des Nations unies, les résolutions des Nations unies sur la culture de la paix, les objectifs de développement durable, le climat. Elles doivent accroître les solidarités et les coopérations entre les peuples et débloquer des moyens à travers une diminution conséquente des dépenses militaires.

Le Mouvement de la paix se réjouit que, au plan international (ONU, appel international de prix Nobel, appel de personnalités au plan mondial comme le pape, etc.), se développe une dynamique de plus en plus globale et mondiale en faveur de la paix, de la diminution des dépenses d’armement et pour la ratification du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (Tian).

Il appelle dans ce contexte à multiplier les actions de pression et de plaidoyer auprès du président de la République, des parlementaires, des élus locaux, de tous les centres de décisions en France et au plan international, et plus particulièrement lors de :

La journée internationale d’action et du rassemblement de Brest, le 9 janvier 2022, à l’occasion de la réunion de 54 ministres de l’Union européenne (Défense et Affaires étrangères)

Les journées nationales et internationales d’action, autour du 22 janvier, pour la ratification du Tian par tous les États, dont la France (4), à l’occasion du premier anniversaire de l’entrée en vigueur de ce traité.

La conférence d’examen du TNP (traité de non-prolifération nucléaire), qui se tiendra à New York du 4 au 28 janvier 2022, pour que les États signataires, dont la France, respectent leurs engagements au titre de l’article 6 de ce traité.

Les actions précédant la première réunion des États parties au Tian qui se tiendra du 22 au 24 mars 2022 à l’Office des Nations unies à Vienne, avec pour objectif que tous les États qui ne l’ont pas encore fait, dont la France, signent le Tian, le ratifient ou y adhèrent dès que possible et pour le moins assistent à cette réunion en tant qu’observateurs.

L’enjeu est de mobiliser les citoyens, les opinions publiques, pour que le maximum d’États et en particulier les États membres de l’UE, et l’Union européenne en tant que telle, agissent vraiment « pour la paix, le climat, le désarmement nucléaire, et les droits humains qui sont constitutifs des droits de “l’Homme” à la paix ».

À quelques jours du Nouvel An, le Mouvement de la paix rappelle avec force que les défis posés par le réchauffement climatique et la crise sanitaire montrent que l’humanité n’a d’autres chemins pour son avenir que la paix et la construction d’un monde plus juste et plus solidaire.

Déclaration du Mouvement de la paix, le 29 décembre 2021

(1) Cercle de réflexion interarmées 2021.

(2) AFP, 16 septembre 2021.

(3) Ce texte est aussi l’un des premiers accords internationaux mettant dans ses objectifs l’urgence de la question de l’environnement. L’OSCE, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui en est issue, est devenue une vassale de l’Otan en 1999 (« document d’Istanbul » adopté lors du sommet de l’OSCE, novembre 1999).

(4) Signer la pétition sur www.mvtpaix.org

publié le 31 décembre 2021

Droits des femmes : un tour du monde des victoires de 2021

Kareen Janselme sur www.humanite.fr

Malgré les attaques et le renforcement des inégalités durant la pandémie, femmes et minorités de genre relèvent la tête et conquièrent de nouveaux droits.

Continuer à se battre malgré la régression des droits en Pologne ou en Hongrie, manifester en Syrie contre les crimes d’honneur, oser suspendre ses jupes et ses dessous en Birmanie contre la répression de la junte militaire, défiler dans l’espace public à Kaboul pour pouvoir continuer à travailler et étudier en Afghanistan, marcher pour dénoncer le viol comme arme de guerre en République démocratique du Congo, descendre dans la rue au Malawi pour défendre son homosexualité interdite…

Malgré les conflits, les crises humanitaires et les dictatures qui impactent au premier plan les femmes et les minorités de genre, celles-ci n’ont pas baissé la tête en 2021. Partout, les inégalités ont été renforcées par la pandémie. Mais le droit peut aussi progresser.

L’Amérique latine souffle le renouveau

En Argentine, alors que l’avortement n’était autorisé qu’à la suite d’un viol ou si la santé de la mère était engagée, une nouvelle loi était promulguée le 14 janvier. Avec ces 45 millions d’habitants, le pays devenait le plus grand État d’Amérique latine à autoriser sans condition l’interruption volontaire de grossesse. En juin, il imposait par la loi un quota de 1 % de personnes transgenres dans les services publics.

Au Pérou, un procès aura bien lieu contre l’ex-président Alberto Fujimori pour avoir stérilisé de force 300 000 femmes dans les années 1990. C’est la décision prise le 11 décembre par un juge qui a retenu les dossiers de plus de 1 300 plaignants et plaignantes. En avril, le rapport des Nations unies « Mon corps est le mien » constatait que, dans 57 pays, près de 50 % des femmes étaient privées des libertés liées à leur corps : violées, stérilisées sans consentement, mutilées.

Au Chili, l’élection à la présidence de la République de Gabriel Boric est de bon augure pour les droits des femmes. Le jeune candidat du Frente Amplio (« front ample »), allié au Parti communiste et soutenu par la gauche traditionnelle, a largement devancé le candidat d’extrême droite José Antonio Kast, défenseur historique de la dictature et du néolibéralisme, ouvertement hostile au droit à l’avortement (même en cas de viol), qui proposait avant le premier tour de supprimer le ministère de la Femme ou de donner des aides sociales aux femmes mariées plutôt qu’aux célibataires.

« Seul un oui est un oui »

En Islande, même si les femmes parlementaires n’ont pas obtenu la parité absolue, leur score est un record. 47,6 % des députées ont été élues en septembre, soit un taux un peu plus important qu’en Suède (47 %). Mais aucun pays d’Europe ne peut encore se targuer d’avoir franchi la barre symbolique des 50 % de représentantes. En Suisse, le mariage pour toutes et tous remportait 64,1 % des suffrages le 26 septembre.

Enfin, en Espagne, arrivait ce 14 octobre au Parlement un projet de loi contre les violences sexistes très attendu : « Seul un oui est un oui » (« Solo si es si »). Si ce texte est définitivement adopté, les victimes de viol n’auront plus à démontrer qu’elles ont résisté ou non à l’agression. Ce projet de loi établit l’obligation d’un consentement explicite pour que l’acte sexuel ne soit pas qualifié de viol. Une révolution dans la conception du droit en Europe.

publié le 28 décembre 2021

Occupation. Aggravation de la colonisation sur le Golan

Pierre Barbancey sur www.humanite.fr

Israël a annoncé le doublement du nombre de colons dans ce territoire syrien occupé depuis 1967 et dont l’annexion est reconnue par Washington.

Le premier ministre israélien, Naftali Bennett, aime bien les symboles. Dimanche, il a réuni les membres de son gouvernement sur le plateau du Golan pour y dévoiler rien moins qu’un plan visant à doubler le nombre de colons dans cette zone stratégique prise à la Syrie en 1967 et annexée il y a quarante ans.

Un territoire éminemment stratégique

Riche en eau, ce territoire surplombe la Galilée et le lac de Tibériade du côté contrôlé par Israël, et commande la route vers Damas du côté syrien. Ce qui en fait un territoire éminemment stratégique. Le coût du plan élaboré par le gouvernement israélien est estimé à un milliard de shekels (environ 280 millions d’euros).

Environ 25 000 colons israéliens vivent aujourd’hui sur le plateau du Golan aux côtés de quelque 23 000 Druzes qui, bien qu’ayant le statut de résidents en Israël, se considèrent toujours comme Syriens. Selon le plan, 7 300 unités de logement seront construites dans les cinq ans à venir dans les colonies existantes, ainsi que deux nouvelles colonies, Assif et Matar, accueillant 6 000 maisons. Cela devrait permettre d’ajouter au total 23 000 habitants juifs israéliens à la population actuelle du Golan, diminuant d’autant la population originelle essentiellement druze. Une judaïsation de ce territoire syrien, à l’instar de ce qui se déroule à Jérusalem-Est, territoire palestinien.

Rappeler les engagements de ­Washington

« Il va sans dire que le plateau du Golan est israélien », a d’ailleurs tenu à réaffirmer Naftali Bennett, moins pour se rassurer que pour rappeler les engagements de ­Washington. En mars 2019, l’ancien président américain Donald Trump a signé le décret reconnaissant officiellement la souveraineté d’Israël sur le plateau du Golan, une décision en rupture avec la position des États-Unis depuis des décennies. Et le chef du gouvernement israélien s’est fait un plaisir de rappeler que « l’administration de Joe Biden a clarifié qu’il n’y avait pas de changement de cette politique ». En février dernier, le nouveau secrétaire d’État états-unien, Antony Blinken, a bien déclaré que le Golan était « très important pour la sécurité d’Israël », mais que « les questions de légalité (étaient) d’un autre ordre ». Ce qui ne signifie pas que les États-Unis vont émettre la moindre protestation, la question sécuritaire prenant le dessus sur toutes les autres. D’autant que les « grandes oreilles » installées sur le Golan, c’est-à-dire toutes les infrastructures d’écoute des communications syriennes et libanaises, sont également précieuses pour les services de renseignement américains.

« Un large consensus israélien»

Le premier ministre israélien fait d’une pierre deux coups en faisant avaler cette couleuvre à l’ensemble de sa coalition. « Notre objectif est de doubler la colonisation sur les hauteurs du Golan. La nécessité de renforcer, de nourrir et de réconcilier l’endroit est commune à nous tous, a-t-il insisté. Le fait que des ministres du gouvernement de gauche et de droite soient assis ensemble est émouvant. Notre gouvernement permet la redécouverte d’un large consensus israélien. » Les ministres du Meretz (gauche sioniste) et du Parti travailliste n’ont pas bronché, pas plus que ­Mansour Abbas, le représentant des islamistes palestiniens, le parti Ra’am (qui participe à la coalition sans maroquin). «  Le Golan est un territoire syrien occupé. Tous les éléments de la coalition sont responsables des décisions prises lors de ces réunions du cabinet ainsi que de l’aggravation de la colonisation et de la violence des colons », a dénoncé Ahmad Tibi, député de la Liste unie.

publié le 20 décembre 2021

Éditorial. Chile presente !

Cathy Dos Santos sur www.humanite.fr

Le dernier discours de Salvador Allende prononcé le 11 septembre 1973, alors que les condors d’acier pilonnaient le palais présidentiel de la Moneda, résonne avec force : « L’histoire nous appartient, ce sont les peuples qui la font ! » Après deux décennies de dictature sanglante, trente années de démocratie atrophiée par l’héritage pinochétiste, l’espoir a vaincu la peur. La victoire de Gabriel Boric est chargée de symboles : les mille jours de l’unité ­populaire, cette expérience inédite de socialisme assassinée par les ­généraux et la CIA, les figures de Neruda et Jara, les torturés, les disparus, les exilés… Le succès de la gauche consacre aussi l’irruption sur la scène politique d’une nouvelle génération désireuse d’enterrer définitivement le legs de Pinochet.

La main des Chiliens n’a pas tremblé, malgré une campagne anticommuniste putride, surannée. Ils étaient face à un choix : corriger le cours de l’histoire ou sombrer dans un abîme fasciste. Les électeurs – mobilisés comme rarement – ont infligé un camouflet à l’extrême droite et à José Antonio Kast, ­admirateur assumé des années de plomb. « Le Chili n’aura plus un président qui déclare la guerre à (son) propre peuple », a affirmé Gabriel Boric. C’est ce qu’exige la rue depuis l’extraordinaire soulèvement social et populaire de 2019 qui a mis au ban les ravages du néolibéralisme. L’ancien leader étudiant a d’ailleurs juré que ce modèle, dont le Chili fut le berceau, sera aussi sa tombe.

La gauche, qui n’a pas les coudées franches, ne jouit d’aucun chèque en blanc. Les marges de manœuvre seront très étroites, alors que le président et son futur exécutif sont face à l’immense défi de corriger des inégalités béantes, et d’asseoir les bases d’un pays où les libertés et la justice sociale ne font qu’une. L’extrême droite et les forces conservatrices n’ont pas dit leur dernier mot. Le Chili reste le terrain de dispute d’antagonismes politiques bien marqués. La parole est dans le camp du progrès, à lui de ne pas décevoir.

publié le 19 déc 2021

Vaccins anti-Covid : l’Europe à la botte de Big Pharma

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

Malgré l’inégalité d’accès – seuls 3 % des doses mondiales ont été administrées en Afrique –, malgré l’échec du programme Covax, malgré l’émergence du variant Omicron... l’UE, désormais quasi seule, s’oppose obstinément à une levée temporaire des brevets. Pendant ce temps-là, Pfizer-BioNTech et consorts se gavent. Et la pandémie court toujours.

D’après les indiscrétions parues dans la presse spécialisée, l’acteur américain Danny DeVito vient d’achever un script dans lequel le Pingouin, son personnage de vilain qui, face à Batman, cherche d’ordinaire à mettre la main sur les bijoux les plus précieux de la ville, tomberait amoureux de Catwoman et, avec elle, partirait plutôt dérober les stocks de vaccins retenus par les multinationales pharmaceutiques en vue d’une spéculation effrénée et cynique. Coup de théâtre : le couple, déjà improbable, ferait en réalité tout ça pour distribuer les doses aux plus pauvres et sauver le monde entier du Covid-19… Loin de Gotham City, l’Union européenne, c’est un peu le contraire : un bon petit gars, visage avenant, ton affable, à qui on donnerait le bon dieu sans confession dans le prégénérique, mais qui deviendrait un terrible méchant avant la fin du film.

Au début de la pandémie, Bruxelles tenait, en quelque sorte, le discours du bon sens : face au nouveau coronavirus, observait-on sur place, il allait falloir une solidarité mondiale, car personne ne s’en sortirait tant que tout le monde n’en sortait pas… Alors que Donald Trump tentait, lui, une OPA très inamicale sur le labo allemand CureVac – à l’époque, bien coté sur le segment – et surtout se lançait, à coups de milliards de dollars, dans la course à l’achat des premières doses de vaccins, la Commission européenne prenait, elle, en charge les commandes collectives pour le continent afin d’éviter une concurrence destructrice entre les États membres, occupés alors, pour certains, à se chaparder les stocks de masques sur le tarmac des aéroports.

Les bonnes paroles se sont envolées

Puis, début mai 2020, dans la posture des grandes consciences mondiales, plusieurs dirigeants européens, comme Angela Merkel, Charles Michel, Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron, prenaient, en promettant de contribuer financièrement à un mécanisme de mutualisation entre le Nord et le Sud, un engagement solennel : « Si nous pouvons développer un vaccin qui serait produit par le monde et pour la planète entière, ce sera un bien public mondial unique pour le XXIe siècle, ont-ils juré la bouche en cœur. Ensemble, avec nos partenaires, nous nous engageons à le rendre disponible, accessible et à un prix modique pour tous. »

Pour rappel, l’élaboration des vaccins doit beaucoup aux laboratoires publics de recherche et a été en bonne partie subventionné par les États du début à la fin.

Puis en Europe, les bonnes paroles se sont envolées, et les actes ont plus ressemblé à ceux de la brute et du truand à la fois. Ainsi, depuis plus d’un an, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Union européenne bloque la proposition, émanant au départ de l’Afrique du Sud et de l’Inde, et désormais soutenue par une centaine de pays, d’une dérogation temporaire sur les droits de propriété intellectuelle pour les vaccins, les médicaments et toutes les technologies contre le Covid-19. Le but de cette disposition limitée est de décupler la production de vaccins dans le monde entier, en permettant aux producteurs de génériques notamment de participer directement.

Pis ! Depuis mai dernier, après le changement de pied de l’administration Biden à l’OMC, qui a fini par appuyer le principe d’une levée provisoire des brevets limitée aux seuls vaccins, la Commission se trouve quasi seule, avec le Royaume-Uni et la Suisse, pour défendre la tranchée des profits des multinationales.

À chaque occasion, Bruxelles répète comme un perroquet l’argument soufflé par les géants pharmaceutiques : les brevets rémunèrent l’innovation et, sans eux, plus de recherche et développement ! Un peu gros dans la mesure où les vaccins contre le Covid-19 doivent beaucoup aux laboratoires publics de recherche et, qui plus est, ils ont été largement subventionnés par les États du début à la fin, des essais cliniques à la chaîne de production. Prise dans son aporie, l’Union européenne avance, alors, que le vrai défi, c’est d’améliorer les capacités de production dans les pays les plus riches afin d’espérer, à terme, livrer les doses promises aux pays du Sud.

La propagande Covax

Juste avant l’annulation pure et simple, fin novembre, sur fond d’émergence du variant Omicron, d’une conférence ministérielle de l’OMC qui s’annonçait cruciale pour la levée temporaire des brevets (lire page 38), la Commission européenne, acculée par la mobilisation citoyenne grandissante à l’échelle de la planète, a fait mine de glisser une ouverture inédite, mais assez dérisoire : le Letton Valdis Dombrovskis, son vice-président chargé du commerce, a ainsi promis d’octroyer aux pays en voie de développement le droit de fabriquer des vaccins, mais sans donner de détails sur le mécanisme qui, du coup, renvoie toujours aux licences commerciales ou obligatoires, insuffisantes dans le contexte de pénurie mondiale.

 La Commission réécrit l’histoire. Elle n’aura pas livré les 250 millions de doses promises, mais peine plus de 100 millions. Cette filouterie est honteuse. Dimitri Eynikel, Médecins sans frontières

Derrière cette énième annonce sans portée réelle, Bruxelles a relancé sa machine à propagande. Le 7 décembre, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, s’est gargarisée de la charité orchestrée par les Européens à travers le système Covax : « À ce jour, l’Union européenne est le plus gros donateur de vaccins contre le Covid-19 dans le monde, lance-t-elle. Nous avons déSamedi 18 Décembre 2021jà partagé 350 millions de doses, et nous travaillons dur avec Covax pour accélérer la livraison partout. » Une affirmation péremptoire et contredite par ses propres comptes : il n’y a que 118 millions de doses venues de l’Union européenne qui ont été réellement livrées aux pays du Sud.

« La Commission réécrit l’histoire en présentant des doses annoncées comme si elles avaient été livrées au bout du compte, dénonce Dimitri Eynikel, l’un des animateurs de la campagne pour l’accès universel de Médecins sans frontières (MSF) à Bruxelles. Cette filouterie est honteuse compte tenu des inégalités planétaires. L’Europe a échoué car, avant la fin de l’année, elle n’aura pas livré les 250 millions de doses promises, mais seulement à peine plus de 100 millions… »

En juin, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a, avec des partenaires locaux, installé une plateforme de transfert des technologies pour fabriquer des vaccins à ARN messager en Afrique du Sud. Mais Pfizer-BioNTech et Moderna refusent de partager leurs brevets. Avec 7,2 % de la population africaine qui a reçu une dose de vaccin, la maison brûle, et l’Europe continue de regarder ailleurs : plus précisément, elle contemple les cours de Bourse des multinationales occidentales qui, avec l’émergence d’Omicron, crèvent de nouveau les plafonds : pour Big Pharma, les variants sont moins une menace qu’une nouvelle opportunité commerciale. 

Brevets sur les vaccins, l’OMC bloque toujours. Alors que l’Organisation mondiale de la santé a alerté sur la dangerosité du nouveau variant, nommé Omicron, à l’Organisation mondiale du commerce, aucune avancée n’a été enregistrée sur une levée des brevets sur les vaccins anti-Covid. « En juin, le président Emmanuel Macron s’était engagé devant nous à soutenir la demande de levée temporaire des barrières de propriété intellectuelle portée par l’Inde, l’Afrique du Sud et une centaine de pays au sein de l’OMC, affirme Sandra Lhote-Fernandes, d’Oxfam France. Depuis, la France s’est ralliée à la Commission européenne, qui bloque les négociations depuis des mois. En continuant à favoriser les profits faramineux des laboratoires, les pays riches, dont la France, privent le reste du monde d’accès aux vaccins et nous empêchent de vaincre la pandémie. » Clothide Mathieu


 


 

N'en déplaise à Big Pharma, les vaccins à ARN messager peuvent être produits partout dans le monde

Thomas Lemahieu sur www.humanite.fr

D’après une expertise relayée par Human Rights Watch, des fabricants de vaccins en Inde, en Chine, en Afrique ou en Amérique du Sud pourraient être illico mis à contribution. Une fois les brevets levés et les technologies partagées.

C’est l’une des légendes les mieux entretenues de la pandémie actuelle : les vaccins à ARN messager, qui ont désormais supplanté les autres types dans les pays du Nord, seraient excessivement difficiles à fabriquer. Raison pour laquelle il convient de laisser les laboratoires occidentaux, comme Pfizer et Moderna (États-Unis) ou BioNTech (Allemagne), en contrôler étroitement la production grâce à leur mainmise sur les brevets, avant d’en tirer tous les profits dans la foulée…

L’ennui pour Big Pharma, c’est que c’est faux. Experts dans le domaine pharmaceutique, Achal Prabhala, coordinateur d’un projet tricontinental sur les médicaments en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud (Accessibsa), et Alain Alsalhani, spécialiste des vaccins pour la campagne d’accès aux médicaments essentiels de Médecins sans frontières (MSF), viennent, dans une étude publiée ces derniers jours, d’établir une liste de 120 sites de production potentiels pour les vaccins à ARN messager : 55 sont en Inde, 34 en Chine, 9 en Corée du Sud, 3 au Vietnam, en Égypte ou au Brésil, 2 en Tunisie et en Malaisie, 1 en Afrique du Sud, au Maroc, au Sénégal, à Cuba, en Argentine, au Chili, en Thaïlande, au Bangladesh ou en Indonésie…

Si Nestlé peut le faire, d’autres peuvent aussi le faire

Selon cet inventaire, relayé par Human Rights Watch (HRW) et une centaine d’ONG, la preuve qu’il serait possible de démultiplier la fabrication de vaccins à l’échelle mondiale provient des multinationales elles-mêmes et, en particulier, de Moderna. La start-up américaine qui ne disposait d’aucune usine propre et n’avait jamais rien commercialisé jusque-là s’est appuyée sur des façonniers et des sous-traitants, comme le suisse Lonza et l’espagnol Rovi, pour mettre sur pied toute sa chaîne de production en quelques mois. À l’époque, quand Lonza était allé chercher la main-d’œuvre manquante chez ses voisins de Nestlé, un militant américain pour la levée des brevets avait ironisé : « En somme, l’industrie pharmaceutique estime que la technologie pour les vaccins à ARN messager est trop complexe pour pouvoir être partagée avec les producteurs des pays en voie de développement, m ais qu’elle peut, en revanche, la partager avec les gars qui font le Nesquik, c’est ça ? » Dans leur étude, les deux experts insistent aujourd’hui : « Si une entreprise espagnole comme Rovi, qui, spécialisée dans les préparations injectables stériles, n’avait pas d’expérience dans la fabrication de médicaments biologiques ou de vaccins, peut produire le Moderna, il n’y a aucune raison pour que des entreprises avec un profil similaire au Maroc, en Afrique du Sud, au Brésil ou en Inde ne puissent pas faire la même chose, si elles bénéficient d’ un transfert total de technologies de Moderna, comme Rovi en a bénéficié. »

Dans ces conditions, pour les experts et le mouvement planétaire en faveur de l’accès universel aux vaccins ou aux traitements contre le Covid, le temps presse désormais. Car le variant Omicron, d’après l’Organisation mondiale de la santé, se propage « à un rythme que nous n’avons jamais vu avec aucun autre variant ». Or, comme les vaccins à ARN messager, plus biochimiques que biologiques, sont plus simples à fabriquer et à partager, Achal Prabhala et Alain Alsalhani estiment que le meilleur moyen de s’en sortir tient « à la diversification et à l’expansion de la production de vaccins à ARN messager ». « Si les capacités étaient réparties entre les différents pays et si elles couvraient tous les continents, cela donnerait une sécurité, une stabilité et une indépendance à de très nombreuses régions du monde », ajoutent-ils.

Pour HRW, c’est désormais aux gouvernements américain et allemand d’agir en contraignant leurs multinationales à partager leurs brevets et leurs secrets de fabrication. « Les prévisions de production mondiale de vaccins laissant entendre qu’il y aura bientôt assez de vaccins contre le Covid pour toute la population du monde sont trompeuses, dénonce Aruna Kashyap, directrice adjointe de la division entreprises et droits humains de l’ONG. Tandis que le virus mute, les États-Unis et l’Allemagne ne devraient pas laisser les laboratoires dicter où et comment des vaccins doivent être acheminés dans la majeure pa rtie du monde. »

publié le 7 décembre 2021

Chili. L’extrême droite veut achever la privatisation du cuivre

Le programme de José Antonio Kast prévoit le démantèlement de la Codelco, l’entreprise publique créée par Salvador Allende, qui représente encore 40 % de la production de cuivre.

par Pierre Cappanera  sur www.humanite.fr

Les travailleurs du cuivre ont été les premiers à réagir à l’annonce des résultats du premier tour de l’élection présidentielle au Chili, qui a vu le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, arriver en tête avec 26 % des voix. Le président de la FTC (Fédération des travailleurs du cuivre), Patricio Elgueta, n’a pas mâché ses mots. Il a aussitôt appelé à voter Gabriel Boric, le candidat de la gauche antilibérale : « Ou nous nous engageons avec lui ou nous rentrons à la maison comme des lâches et des traîtres. »

Le cuivre ! On n’en a pas beaucoup parlé durant cette campagne, et pourtant… Ce métal reste la principale richesse du Chili. C’est son trésor : le pays concentre 28 % de la production mondiale ; il est le premier producteur mondial devant le Pérou, la Chine, le Congo et les États-Unis.

Le cuivre représente suivant les années entre 10 et 15 % du PIB et 60 % des exportations. Alors son cours, qui se décide à la Bourse de Londres des matières premières, est crucial pour le Chili. C’est un secteur où la productivité est très forte : le secteur minier représente peu d’emplois (5 à 6 %) au regard de son importance dans l’économie chilienne.

L’explosion du cours du cuivre, une opportunité pour le pays

En moins de deux ans, de mars 2020 à novembre 2021, le prix du cuivre a plus que doublé : il s’est envolé de 4 600 dollars la tonne à presque 10 000 dollars. Et dans la décennie prochaine, son cours devrait se maintenir à un très haut niveau, soutenu par une forte demande internationale : la banque suisse UBS prévoit 12 000 dollars la tonne peut-être dès la fin décembre. Les stocks mondiaux étant au plus bas, il pourrait même y avoir des ruptures de disponibilité. Pour le Chili, c’est le jackpot : davantage d’exportations, à des prix record. Si Gabriel Boric est élu, ce serait une ressource précieuse pour déployer le programme social de la gauche.

Si les travailleurs du cuivre ont été les premiers à se déclarer en état d’alerte contre le candidat d’extrême droite, c’est que José Antonio Kast n’y va pas par quatre chemins : son programme prévoit la privatisation de la Codelco, la grande entreprise nationale du cuivre. Cette entreprise d’État représente environ 40 % de la production chilienne de cuivre (12 % de la production mondiale à elle seule).

Avec le gouvernement d’Unité populaire, le 11 juillet 1971, sous la présidence de Salvador Allende, le cuivre avait été entièrement nationalisé et Codelco avait été créée. Cette revendication était si populaire au Chili que la nationalisation du cuivre avait été votée à l’unanimité des députés. La droite n’avait même pas osé voter contre ou s’abstenir. À la tribune de l’ONU, Salvador Allende justifiait alors en ces termes cette décision stratégique : « La nécessité de mettre au service des énormes besoins du peuple la totalité de nos ressources économiques allait de pair avec la récupération pour le Chili de sa dignité. »

Le Chili allait payer très cher ce choix combattu par Washington et l’expropriation des entreprises nord-américaines. Dès 1970, Nixon et Kissinger avaient décidé d’éliminer « le gouvernement marxiste » de Salvador Allende : organisation du chaos économique et de la pénurie, blocage du pays par les camionneurs… jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973, prélude à dix-sept ans d’une dictature cruelle.

Pinochet reviendra en arrière mais n’ira pas jusqu’à privatiser au profit de multinationales étrangères tout le cuivre chilien. Codelco continuera à exister. C’est cette grande entreprise publique que Kast veut démanteler aujourd’hui. Achever ce que Pinochet n’a pas terminé. Tout un symbole.

Si les militaires, après le coup d’État, n’ont pas tout privatisé, ils se sont servis au passage avec la Ley reservada del cobre, la loi du cuivre. Cette loi spéciale sur le cuivre était une loi secrète jusqu’à ce qu’un journal de gauche la publie en 2016 ! Elle prévoyait que 10 % des ventes de Codelco étaient réservées à l’armée. Cette loi a finalement été modifiée en 2019, sans abolition immédiate de ce privilège militaire, réduit progressivement : c’est seulement en 2031 que Codelco ne financera plus les forces armées.

De sérieuses menaces pour les hommes et l’environnement

Autre réforme : la loi Royalty minero, votée en mai dernier par les députés pour imposer de plus fortes taxes à l’industrie minière. Mais cette loi restera lettre morte tant que les sénateurs ne l’auront pas ratifiée. La droite, qui est à une voix de la majorité dans le nouveau Sénat, espère bien bloquer le processus. Actuellement, le cuivre représente 8 % des rentrées fiscales de l’État chilien. Avec les autres minéraux, en particulier les minéraux rares dont l’exploitation commence seulement au Chili, l’État chilien pourrait percevoir bien plus : les revenus tirés du lithium pourraient dépasser ceux du cuivre d’ici quelques années.

Mais si le cuivre et les autres minéraux sont une source de richesse, ils peuvent aussi devenir une source de dépendance. D’où l’importance pour le Chili d’utiliser une partie de la richesse issue du cuivre pour développer d’autres industries et sortir de la dépendance aux matières premières et diversifier son économie.

D’autant que l’industrie minière pose de sérieux défis écologiques. Elle est d’abord gourmande en eau : 3 % de l’eau potable lui est consacrée. Dans un pays où le changement climatique a installé une sécheresse quasi permanente, 3 %, c’est beaucoup. Et puis l’exploitation des minéraux peut faire peser de sérieuses menaces sur la biodiversité dans certaines zones. C’est tout le problème du scandale des Panama Papers qui éclabousse l’actuel président Sebastian Piñera. Il a donné le feu vert au développement d’un projet minier dans un archipel du Pacifique, au large des côtes chiliennes, qui représente un patrimoine de la biodiversité universelle. Les Chiliens ne sont plus prêts à acquiescer à n’importe quel projet d’extraction minière n’importe où, à n’importe quelle condition, sans prise en compte des risques environnementaux.

Le second tour de l’élection présidentielle aura lieu le 19 décembre. Si Kast était élu, cela menacerait les travaux de la Convention constitutionnelle élue au mois de mai dans la foulée du oui de 80 % des Chiliens à une nouvelle Constitution appelée à remplacer le texte fondamental légué par Augusto Pinochet. Or, cette assemblée a ouvert le débat sur des enjeux fondamentaux : à qui appartiendront le cuivre et les minéraux ? À qui appartiendra l’eau ? Des constituants défendent aussi le rétablissement des conventions collectives interdites au Chili depuis la dictature militaire – dans le secteur minier, les salaires peuvent varier du simple au triple suivant les entreprises, les conditions de travail peuvent être réglementées ou non…

Le cuivre peut être une chance pour le Chili si les Chiliens reprennent la main sur son exploitation. Dans ces conditions, l’existence et le développement de Codelco, la grande entreprise publique, représentent un enjeu majeur de la bataille sociale et écologique.


 


 

Au Chili, la fièvre de l’or blanc

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

Au mois d’octobre, le ministère chilien des Mines annonçait le lancement d’un appel d’offres pour l’exploitation de 400 000 tonnes de lithium.

Dans le branle-bas de la « transition énergétique » vers une « économie décarbonée », c’est l’un des nerfs de la guerre, l’or blanc du futur, un minerai qui aiguise toutes les convoitises. Deuxième producteur mondial de lithium derrière l’Australie, le Chili met au clou ses gisements stratégiques. Le 13 octobre, le ministère des Mines annonçait le lancement d’un appel d’offres international pour l’exploitation de 400 000 tonnes de ce matériau indispensable à la fabrication de batteries électriques. Les permis d’exploration seront accordés pour une période de sept ans, renouvelables pour deux autres années, et les permis de production seront de vingt ans. Une façon de contourner la réglementation en vigueur, qui exclut l’attribution de concessions en raison du caractère « stratégique » de ce minerai.

En réalité, le lithium est déjà exploité dans le salar d’Atacama, au nord du pays, par des acteurs privés : le géant états-unien Albemarle et le chilien SQM, dont la firme chinoise Tianqi a racheté 24 % voilà trois ans. Le contrat conclu entre ces deux sociétés et l’agence étatique Corfo prévoit un paiement de redevances pouvant atteindre 40 % des ventes, des contributions à la recherche et au développement d’environ 12 millions de dollars par an, une compensation économique aux communautés locales, ainsi que des mesures d’inspection et de surveillance du salar, où l’extraction du lithium, très gourmande en eau comme en énergie, cause aux marais salants, fragiles écosystèmes, de sérieux dommages environnementaux.

Entrave à la Convention constitutionnelle

Les contreparties de la privatisation en cours restent, elles, obscures et le gouvernement de Sebastian Piñera, le président sortant empêtré dans un scandale de malversations minières, entérine le choix de brader une matière première dont le pays ne tire en l’état que des ressources dérisoires : en 2019, les exportations de lithium ont rapporté au pays 900 millions de dollars, moitié moins que le vin et 35 fois moins que le cuivre.

« Le vendre comme matière première est une grave erreur. La seule façon dont le lithium pourrait être économiquement et socialement rentable serait de monter dans la chaîne de valeur : fabriquer des cellules de batterie, des cathodes, des anodes, des pâtes et, pourquoi pas, aussi des batteries. Il ne s’agit pas d’une chimère, mais d’une entreprise que l’État chilien peut et doit développer », remarque Gonzalo Gutiérrez, professeur de physique à la faculté des sciences de l’université du Chili. Le même voit dans ce subit appel d’offres, à la veille d’échéances électorales cruciales, une entrave au travail de la Convention constitutionnelle, qui veut mettre en débat le modèle de développement et le statut juridique des richesses minières du pays. Le Chili dispose de l’une des plus grandes réserves de lithium au monde : 57 entreprises ont déjà manifesté leur intérêt.

publié le 5 décembre 2021

Le Conseil de l’Europe condamne la violation de la Charte des droits sociaux par la France.

Jean-Jacques Régibierb sur www.humanite.fr

Attaqué devant le Comité européen des droits sociaux par la CGT et la CFE-CGC, la dernière version du forfait jour contenue dans la loi El Khomery viole à 5 reprises la charte européenne des droits sociaux dont la France est signataire.

Régulièrement condamné depuis sa première version en janvier 2 000 dans la loi « Aubry 2 », le régime du forfait jour vient à nouveau de subir les foudres du Comité européen des droits sociaux, l’institution du Conseil de l’Europe chargée de la mise en œuvre de la Charte sociale européenne. Cette spécialité française qu’aucun autre pays européen n’a adoptée dans son droit du travail, contrevient en effet à trois articles fondamentaux de la Charte, ce qu’aucun des différents gouvernements qui ont trituré la loi depuis 20 ans n’ignore, puisque la France est régulièrement condamnée par les instances européennes ou par l’OTI (Organisation internationale du travail) pour non respect des normes fondamentales en matière de code du travail. « Ce qui est scandaleux, c’est que le gouvernement dit aux salariés que pour faire respecter leurs droits, il faut qu’ils aillent individuellement devant la justice. Donc il laisse dans le code du travail un dispositif en sachant très bien que le recours des salariés pour le paiement d’heures supplémentaires est faible, et qu’ils ne le font que quand ils sont en contentieux global avec leur employeur et qu’il y a déjà rupture de leur contrat de travail », explique Sophie Binet, la co-secrétaire générale de l’Union CGT des cadres. Si le salarié en forfait jour doit en effet travailler un certain nombre de jours dans l’année (au maximum 218), il n’est pas soumis au respect des durées maximales quotidiennes et hebdomadaires de travail.

Or ce régime du forfait jours sans décompte horaire est contradictoire avec la réglementation en matière de temps de travail, puisqu’il n’y a plus de garantie de respect des durées maximum de repos et travail, ni de garantie que la rémunération soit liée au temps de travail. La réglementation européenne prévoit en effet des durées maximales de travail hebdomadaire et des durées minimales de repos. Elle prévoit également que la rémunération est liée au temps de travail et que les astreintes ne peuvent pas être assimilées à du temps de repos,autre principedont le Comité juge qu’il n’est pas respecté dans la loi El Khomery de 2016. « C’est une victoire qui confirme ce que nous disons depuis des années, à savoir que ce régime de forfait jour ne peut pas subsister tel quel, et qu’il faut garantir à tous les salariés quel que soit leur niveau de responsabilité le respect des durées maximum de travail et de durée minimum de repos, qui est un droit à la déconnection. Il faut donc mettre en place un décompte horaire pour l’ensemble des salariés  a priori ou a postériori », commente Sophie Binet.

La décision du Comité européen des droits sociaux est particulièrement importante pour les cadres dont 50%, soit environ 2 millions de salariés, travaillent actuellement sous le régime du forfait jour. A la CGT, on rappelle que la Cour de Cassation et différentes juridictions, comme l’a noté le Comité européen dans sa décision, ne cessent d’annuler des accords de branche ou des accords d’entreprise, entrainant un grand nombre d’actions devant les prud’hommes pour faire annuler des conventions de forfait jour et obtenir des rappels d’heures supplémentaires. En 2018, la cour d’appel de Toulouse avait ainsi condamné Altran à verser un total de 10 millions d’euros à 300 ingénieurs pour non paiement sur 3 ans d’heures supplémentaires liées au régime du forfait jour. Pour la CGT, la décision du Conseil de l’Europe va aider les juridictions à prendre des décisions dans le même sens, et aussi, insiste Sophie Binet « à rappeler que le forfait jour tel qu’il est prévu dans le droit français, est toujours totalement contradictoire avec la réglementation européenne en matière de droit du travail ».

publié le 5 décembre 2021

En Andalousie, la colère intacte des « travailleurs du métal »

Ludovic Lamant sur www.mediapart.fr

Après neuf jours d’une grève générale qui a embrasé la baie de Cadix, le retour au calme semble fragile. Nombre d’ouvriers des chantiers navals ou de l’automobile n’en peuvent plus de la flambée des prix comme de la précarité du secteur. Ils se sentent abandonnés par le gouvernement – de gauche – à Madrid.

Cadix (Espagne).– Dans la nuit de Cadix, des masses géométriques se dessinent. Au loin, d’immenses pilotis en construction, qui serviront à porter une plateforme éolienne en pleine mer. À côté, la carcasse d’un bateau en réparation, couvert d’échafaudages. Plus près, des spots éclairent un module jaune fluo d’une dizaine d’étages : le générateur d’électricité d’une future plateforme éolienne, qui doit être installée à l’été 2022 au large des côtes allemandes. 

Il est bientôt sept heures du matin. Les ouvriers de Dragados Offshore se dépêchent de signaler un à un leur présence dans un préfabriqué à l’entrée du site. Mais une centaine d’entre eux ont choisi, ce 29 novembre, de rester à l’extérieur. Ils viennent de se lancer dans une grève indéfinie. « Tout ce que l’on demande, c’est de travailler dans des conditions dignes, martèle Joaquín Sanches, 52 ans, un bonnet noir enfoncé sur la tête, se frottant les mains gantées pour se réchauffer. On sait que ça va être dur, parce qu’ils sont durs en face. »

Ces électriciens sont employés par le sous-traitant CYMI, filiale du groupe de Florentino Pérez, l’un des patrons les plus riches d’Espagne, propriétaire du club de football du Real Madrid. Environ 11 % du produit intérieur brut (PIB) de l’Andalousie provient de l’industrie – contre une moyenne nationale à 16 %. Et beaucoup de ces 11 % sont générés ici, dans la baie de Cadix, couverte de marais salants mais surtout de chantiers navals, d’usines de construction et de la métallurgie. C’est ici qu’avait été fabriquée, sous le franquisme finissant, la série des pétroliers Amoco, dont le tristement célèbre Amoco Cadiz.


 

La sirène de sept heures retentit. Le collectif siffle l’entrée de deux collègues, des contremaîtres qui ne sont pas solidaires de la grève. Les mieux payés – ceux qui connectent les câbles électriques – disent gagner 4,99 euros de l’heure. Les mines sont fermées, dans l’attente du début des négociations avec l’entreprise. Ces ouvriers savent leur pari compliqué, alors que le « secteur du métal » de Cadix sort lessivé de neuf jours de grève, et qu’un accord a été conclu entre les syndicats majoritaires et le patronat.

« Nous avons fait grève comme les autres. Mais notre grille salariale n’est pas liée aux accords de la province, elle dépend directement de l’entreprise à Madrid », regrette Joaquín Sanches. Pour eux, rien n’a changé, à l’instar de beaucoup de sous-traitants de la baie. Lui déplore un manque à gagner d’au moins 300 euros par mois.

Est-ce la queue de comète d’une mobilisation emblématique, qui a marqué les esprits, bien au-delà de l’Espagne ? Ou la preuve que l’accord conclu la semaine dernière entre syndicats et patronat n’a en rien apaisé la colère qui gronde sur les chantiers ? 

Nous avons dû mettre le feu à Cadix pour que Madrid s’intéresse à nous

Du 16 au 25 novembre, Cadix s’est embrasé. Au cœur de la contestation : la négociation d’un accord sectoriel, qui touche plus de 20 000 « travailleurs du métal » de la province, sur les trois ans à venir. Face au refus du patronat d’indexer les salaires sur l’inflation (+ 5,4 % attendus sur l’année), des ouvriers sont sortis dans les rues des villes de la baie. Manifestations massives, barricades, charges policières… Au plus fort du conflit, le ministère de l’intérieur a même dépêché une « tanqueta », un petit char, pour prêter main-forte aux forces de l’ordre, au risque de choquer nombre de manifestants.

Des grévistes croisés à Cadiz parlent en rigolant d’un « 15-M du métal », en référence au mouvement indigné de 2011 surgi un 15 mai sur les places des grandes villes du pays. Pendant quelques jours, l’Espagne s’est souvenue que Cadix n’était pas qu’une destination touristique, langue de terre baignée d’eaux chaudes, succession de plages de sable fin à la pointe sud du pays. Depuis ces journées d’insurrection, la question ouvrière s’est imposée, de nouveau, dans l’agenda politique national. Elle tend la coalition au pouvoir, entre socialistes (PSOE) et tenants d’une gauche plus critique (Unidas Podemos).

Antonio Beiro a donné rendez-vous dans le dos de la cathédrale de Cadix, sur le front de mer. Ce quinquagénaire revient d’une séance de sport dominicale : il essaie de retrouver des forces après les négociations marathon auxquelles il a participé, à Séville, avec les patrons du secteur. Membre de l’un des deux syndicats majoritaires, les Commissions ouvrières (CCOO), il défend l’accord conclu, qui prévoit une hausse annuelle de 2 % des salaires sur trois ans (et un ajustement en 2024, en fonction de l’inflation d’ici-là).

« Cela n’a pas été facile, vu l’état d’esprit des dirigeants. Mais ils étaient obligés de faire un geste, parce que la grève a dépassé les syndicats : c’est devenu un phénomène social », explique-t-il.

Beiro, aussi connu à Cadix pour présider l’une des principales associations de carnaval de la ville, insiste : « Ici, la société a rejoint la classe ouvrière. » Témoin de cette solidarité, Antonio Vergara est un médecin retraité, associé aux premières années de la gestion de l’épidémie du Sida. Il est aussi une figure de la « marée blanche » à Cadix, ce mouvement de défense de l’hôpital public contre les vagues de privatisation enclenchées par le Parti populaire (PP, droite).

« Nous défendons le bien public, explique-t-il à Mediapart. Cela veut dire le droit de tous à la santé, mais aussi à un travail digne et stable. La précarité des travailleurs du métal nous inquiète. C’est logique de descendre dans la rue à leurs côtés. » 

Même le maire de Cadix, José María González, surnommé « Kichi », y est allé de son soutien enthousiaste au mouvement : « Nous avons dû mettre le feu à Cadix pour que Madrid s’intéresse [à nous] », a-t-il lancé au mégaphone pendant une manifestation. La vidéo du maire, tenant de l’aile anticapitaliste du début de Podemos, est devenue virale. Elle a aussi provoqué la consternation de l’éventail des droites espagnoles, jusqu’au parti néofranquiste Vox.

Ancien professeur d’histoire, musicien vedette du carnaval de Cadix, Kichi fut élu à la mairie en 2015, grâce à une « confluence citoyenne » qui puisait ses racines dans le mouvement indigné. Quatre ans plus tard, il a été réélu avec une majorité plus confortable encore – un cas de figure plutôt rare dans le pays, à contre-courant des expériences à Barcelone ou Madrid. Pas étonnant, dès lors, de le retrouver parmi les manifestants, lui qui se définit comme « el alcalde de la libreta », le maire qui descend dans la rue, carnet à la main, écouter les doléances de ses habitant·es. 

« Nous avons rendu visible le fait que la ville de Cadix est aux côtés des ouvriers du métal », insiste la communiste Rocío Sáenz, 35 ans, chargée des dossiers environnementaux pour le maire. En plein conflit social, la municipalité a décidé de renommer la rue Ramón-Franco, du nom du frère cadet du dictateur, « rue du prolétariat du métal ».

À Cadix, les luttes du « métal » s’inscrivent dans le temps long, depuis au moins le retour de la démocratie au début des années 1980. Toutes les personnes que Mediapart a rencontrées ont en mémoire la liste des entreprises qui ont fermé au fil des années dans la baie, comme la preuve d’une désindustrialisation inéluctable : Visteon, Altadis, Airbus, Ford, etc.

Beaucoup renvoient à la gestion de Felipe González, chef du gouvernement de 1982 à 1996, et du Parti socialiste des années 1980, qui ont fait le choix, en même temps d’entrer dans l’Union européenne, de miser davantage sur le tourisme et les services, en tout cas pour l’Andalousie, que sur l’industrie. Tous se souviennent du précédent de 1995, lorsque la ville s’était enflammée pour contrer – avec succès – la fermeture des chantiers navals voulue par les socialistes au pouvoir.

« En 1995, la ville était en feu. Je me souviens qu’ils avaient même essayé de mettre le feu au siège local du PSOE. Ce qui vient de se passer, à côté, c’était un jeu d’enfants », assure Manuel Bernal Andamoyo, 58 ans, un ancien journaliste qui couvrit les événements de 1995 pour la presse conservatrice.

Le PSOE de Pedro Sánchez au pouvoir a-t-il retenu la leçon de 1995 ? Les violences policières, une semaine plus tard, ont en tout cas laissé des traces. Depuis la mairie de Cadix, Rocío Sáenz exige la démission du controversé ministre de l’intérieur, Fernando Grande-Marlaska : « Bien sûr qu’il faut des forces de l’ordre, mais le dispositif était disproportionné, et l’attitude de certains policiers n’a fait qu’empirer la situation, plutôt que de l’apaiser. »

Mais si certains à gauche ont appelé à ce qu’Unidas Podemos quitte le gouvernement après l’utilisation d’un char dans les rues de Cadix face aux manifestants, l’élue municipale ne va pas jusque-là : « C’est le principe d’être en minorité dans un gouvernement. La ministre Yolanda Díaz [communiste – ndlr] a fait ce qu’elle devait faire : exiger le retrait de la “tanqueta” et rappeler que les travailleurs ne sont pas des délinquants, qu’ils revendiquent leurs droits. »

À celles et ceux, enfin, qui regrettent un compromis final trop mou conclu avec le patronat, Rocío Sáenz répond : « Il faut essayer d’abandonner ce discours de la défaite. Ce qui a été obtenu, ce n’est pas rien. Tout cela depuis la rue. » Comme le syndicaliste Antonio Beiro, elle relève la mise en place d’une commission de suivi, qui doit s’assurer du respect de l’accord par les entreprises.

Cet accord, ce sont des miettes

Mais tout le monde n’est pas de cet avis à Cadix. Des syndicats plus contestataires n’ont pas digéré l’accord. « La classe ouvrière sort perdante », a réagi la CGT, syndicat révolutionnaire (sans lien avec la CGT française). Des « miettes », a lancé la Coordination des travailleurs du métal (CTM), un jeune collectif qui rassemble surtout des ouvriers sous-traitants, aux conditions de travail plus dégradées.

C’est aussi la lecture de Diego Rodriguez, 52 ans, qui enchaîne les employeurs et les mini-contrats dans l’électricité sur la baie. « Ce secteur est une jungle. Nous sommes des nouveaux esclaves, avec beaucoup d’heures supplémentaires. Tout marche au chantage des employeurs : si je te sens bien, je t’emploie. Si tu ne me reviens pas, je te vire. Alors, qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de cet accord ? De toute façon, le précédent [sur les cinq dernières années – ndlr] n’a jamais été appliqué pour nous, les sous-traitants. »

Il insiste : « Si la boîte me paie moins, je fais quoi ? J’encaisse quand même ou je la dénonce auprès de l’Inspection du travail, au risque de me faire virer ? À ce jeu-là, ils peuvent m’offrir 5 000 euros par mois sur le papier et ne m’en payer que 1 000 dans les faits… » Comme beaucoup, Diego Rodriguez regrette le manque de moyens de l’Inspection du travail, malgré les promesses de la ministre du travail Yolanda Díaz à Madrid.

Rodriguez, marié à une employée de maison, père de trois enfants dont l’un travaille aussi « dans le métal » (« lui était devant, dans les manifs, quand moi, je me planquais au milieu », s’amuse-t-il), est un natif du Cadix historique, du quartier d’El Pópulo, « Le Peuple », qui est aussi l’une des zones de peuplement les plus anciennes d’Europe. Mais il a dû s’éloigner à regret du centre, chassé par les prix trop élevés de l’immobilier.

Il en veut à cette « aristocratie ouvrière » et aux syndicats majoritaires (CCOO et UGT) qui, d’après lui, n’ont durci qu’en apparence leur discours au cours de la grève, de peur de se faire déborder par une base en ébullition. « L’accord qu’ils ont mis sur la table, il n’y a que leurs délégués qui l’ont validé. Mais moi aussi j’ai fait grève, et personne ne m’a demandé mon avis, pas plus qu’à une majorité des manifestants. »

Les rapports de force entre syndicats « traditionnels », dont certains sont historiquement proches du PSOE au pouvoir, et les formations plus radicales sont difficiles à évaluer dans la baie de Cadix. Mais au-delà des différences d’approche et de stratégie, toutes les personnes avec qui Mediapart a échangé espèrent qu’il y aura un avant et un après novembre 2021 pour Cadix. Et qu’enfin, disent-elles, Madrid se soucie autant d’elles que des Catalans et des Basques. 

Nous sommes le cul du pays

La maire socialiste de la petite ville industrielle de Puerto Real, sur la baie, l’a formulé sans détour : « Nous devons sortir dans la rue, parce que nous sommes le cul du pays. » Si l’expression a fait polémique, elle repose en grand la question d’un « retard » de l’Andalousie, deuxième région la plus pauvre d’Espagne selon le PIB par habitant. Elle affiche aussi un taux de chômage supérieur à 22 %, plus de sept points au-dessus de la moyenne nationale. Cadix est aussi la ville d'Espagne qui a perdu le plus grand nombre d’habitant·es depuis le début du siècle : 23 000 personnes – soit 16 % de sa population. 

Le scandale des « ERE » (l’acronyme pour parler de plans sociaux) n’a rien arrangé à l’image de la classe politique andalouse dans les années 2010 : des dirigeants socialistes avaient été condamnés pour avoir pioché dans les fonds prévus pour les aides sociales en cas de plans sociaux, afin de favoriser des entreprises dirigées par des amis du PSOE.

Au-delà, la configuration politique de 2021 n’aide pas, avec des échelons de pouvoir en concurrence permanente : une mairie « indignée » plutôt indépendante à Cadix, une province étiquetée PSOE, une région (l’Andalousie) tenue par le PP (avec le soutien de Vox au Parlement régional), et enfin un exécutif national, à Madrid, PSOE-Unidas Podemos… Difficile de faire s’entendre tous ces partenaires. 

D’autant que le spectre d’élections régionales anticipées se précise, sans doute courant 2022, et que Vox espère rafler la mise. Si le parti d’extrême droite reste faible dans la ville de Cadix même (moins de 4 % aux municipales de 2019), la formation de Santiago Abascal a cherché, discrètement, à attirer le vote d’ouvriers de la baie. Une dirigeante du parti a ainsi lancé que Julio Anguita serait fier de son parti et que Vox représentait au mieux « l’esprit de lutte » de l’ancien maire de Cordoue, qui fut secrétaire général du PCE et une figure des gauches en Espagne.

Ce type de discours a-t-il des chances de prendre? À Cadix, les électriciens de CYMI avaient en tout cas la tête ailleurs, loin des calculs électoraux des uns et des autres. Ces ouvriers ont reçu de nombreux soutiens, lorsqu’ils ont décidé de prolonger leur grève. Notamment ceux des travailleurs basques de Tubacex, une usine de fabrication de tuyaux de la province d’Alava, qui sont parvenus en septembre, après 232 jours de grève et grâce à d’impressionnants réseaux de solidarité dans tout le pays, à faire annuler le plan de licenciements qui les menaçait. Le combat de CYMI a payé : ils ont obtenu le 2 décembre de solides hausses salariales.

À l’Institut San Severiano de Cadix – où enseigna un temps le maire de la ville –, les étudiants ont suivi de très près l’ébullition des derniers jours. Miguel, Javi et Carlos sont inscrits en deuxième année de soudure et chaudronnerie. L’an prochain, ils espèrent travailler dans une entreprise de la baie. Tous sont allés aux manifestations, même si les violences policières les ont refroidis. 

« À Cadix, le seul truc qu’on a, ce sont les chantiers navals. Bien sûr qu’un habitant de Cadix sait faire autre chose que réparer ou construire des bateaux. Mais tout est fait, depuis qu’on est tout petits, pour qu’on suive ce chemin », raconte Miguel, 22 ans. Javi, 32 ans, travaillait auparavant dans l’hôtellerie, Carlos, 40 ans, dans le BTP. Ils sont persuadés que les chantiers navals leur offriront des statuts moins précaires, et des salaires un peu moins rachitiques. 

Miguel, encore : « À Madrid, ils nous donnent l’image de gars du carnaval, qui se la coulent douce à la plage. Mais en vrai, on est très travailleurs, et on se bagarre pour ce qu’on veut. » Les vagues de désindustrialisation les inquiètent, ils savent qu’ils ont choisi un secteur sinistré, et l’accord conclu avec le patronat leur paraît bien modeste. Ils se doutent que celui-ci devra être renégocié, à partir de 2024, et se préparent déjà à un nouveau bras de fer : « Ce sont des boulots dangereux, avec une grosse charge de travail… Le compte n’y est pas. Ce n’est pas comme ça qu’on nourrira nos familles. Ils nous prennent chaque fois un peu plus et, à un moment, ça va exploser, et ça ne viendra pas que du métal. »

publié le 4 décembre 2021

Moyen-Orient : Emmanuel Macron réhabilite le « prince tueur »


 

René Backmann sur www.mediapart.fr

Commanditaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le prince héritier saoudien « MBS » était jugé infréquentable par les dirigeants occidentaux. En lui rendant visite, le président français brise sa quarantaine diplomatique, et vend au passage 80 Rafale à son homologue émirati et allié dans la guerre du Yémen, « MBZ ».


 

Emmanuel Macron n’est pas un chef d’État comme les autres. Non à cause de ses dons exceptionnels, comme il semble parfois le penser, mais en raison de son aptitude à faire des choix que la raison politique, la décence ou l’éthique incitent à juger discutables. Voire honteux.

Alors que, depuis la sortie de scène de Donald Trump, les dirigeants occidentaux jugeaient le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salman, alias « MBS », infréquentable en raison de sa responsabilité dans l’assassinat du journaliste et opposant saoudien Jamal Khashoggi, le président français a accepté, lors de sa tournée « commerciale » dans le Golfe, de le rencontrer et de partager ce samedi un déjeuner avec lui à Djeddah. Participant ainsi, selon la formule d’Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty international, à la « réhabilitation d’un prince tueur ».

Lorsqu’on sait que, malgré trois quarts de siècle de relations spéciales entre le royaume wahhabite et les États-Unis, le président Joseph Biden a décidé de ne pas adresser la parole au prince, de le déclarer persona non grata sur le sol américain et de tenir son père, le vieux roi Salman, pourtant affaibli et éloigné des leviers du pouvoir, pour seul interlocuteur, on mesure le caractère diplomatiquement choquant et affligeant de cette initiative du président français.

Car depuis l’enquête conduite par Agnès Callamard lorsqu’elle était chargée du rapport du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, et surtout depuis le rapport de la CIA que Donald Trump avait fait classer secret, mais que son successeur a décidé de rendre public en février 2021, aucun doute n’est permis : c’est bien MBS qui a ordonné l’exécution de Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul, le 2 octobre 2018, puis le démembrement de son cadavre au moyen d’une scie de boucher.

La seule réponse de l’ordonnateur de ce crime abject a été de se déclarer sur CBS « responsable mais pas coupable », puis de faire juger par un tribunal aux ordres les membres du commando de tueurs issus de ses forces spéciales.

Cinq d’entre eux ont été condamnés à mort, leurs peines ont ensuite été commuées en peines de prison. Les autres ont été condamnés à des peines de 7 à 20 ans de détention. Après un crime d’une telle sauvagerie, cette indécente parodie de justice qui a épargné deux proches du prince mis en cause dans l’assassinat a contribué à transformer MBS en paria diplomatique assigné en quarantaine par ses pairs.

La France cautionne, par ses fournitures de matériel militaire et son partenariat commercial et diplomatique, deux régimes qui violent quotidiennement les droits humains.

Une poignée de dirigeants étrangers seulement, parmi lesquels Poutine, Trump et Netanyahou, n’ont pas jugé infamant d’être photographiés en compagnie du « prince tueur ». Un héritier du trône jeune, visionnaire et pressé qui proclamait vouloir moderniser et ouvrir son royaume mais ne supportait pas qu’un journaliste décrive la manière dont il avait fait main basse sur tous les pôles du pouvoir, du clergé wahhabite aux services de sécurité en passant par les médias et les leviers de l’économie.

Condamné par l’ostracisme diplomatique et les menaces de plaintes qui le visent à ne plus quitter le royaume, ou presque, il s’est apparemment résolu désormais à mobiliser les moyens financiers colossaux à sa disposition pour mener à bien son projet de changer l’image du royaume : en louant les services d’agences de publicité comme Publicis ou en attirant de grands spectacles sportifs comme un premier grand prix de formule 1, ce week-end, à Djeddah, ou pour la troisième fois, avec l’approbation d’Emmanuel Macron, la nouvelle formule « délocalisée » du rallye automobile « Dakar », en janvier.

Dans ce contexte, la visite d’Emmanuel Macron à MBS, après son escale à Abou Dabi pour signer les contrats de vente de 80 Rafale et 12 hélicoptères de transport Caracal, est un cadeau princier. Ainsi, non seulement la France vend à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis les armes qui leur permettent de poursuivre la sale guerre du Yémen où près de 380 000 personnes ont été tuées depuis sept ans, mais elle cautionne, par ses fournitures de matériel militaire et son partenariat commercial et diplomatique, deux régimes qui violent quotidiennement les droits humains. Et elle contribue à la réhabilitation d’un assassin jugé infréquentable par les autres dirigeants occidentaux.

En ignorant les alertes, en Égypte, des militaires français de l’opération Sirli qui dénoncent depuis 2016 le détournement par la dictature de leur mission de lutte contre le terrorisme pour exécuter des civils, Emmanuel Macron avait déjà indiqué de quel poids dérisoire pesaient ses grandiloquences humanistes à côté de la vente de 30 Rafale supplémentaires au maréchal-président al-Sissi qui en possédait 24.

Il démontre dans le Golfe que, pour entretenir nos relations avec un prince héritier aux mains pleines mais ensanglantées, comme MBS, ou pour cultiver l’alliance conclue avec un autre prince héritier, celui des Émirats, Mohamed Ben Zayed (« MBZ »), modèle du précédent et acheteur de 80 Rafale, il est disposé à fermer les yeux sur le sort des dissidents émiratis emprisonnés. Et sur les liens qu’entretient au Yemen une milice salafiste soutenue par Riyad et Abou Dabi avec Al-Qaida dans la Péninsule arabique et l’organisation État islamique. Cela, bien que la milice en question figure sur la liste noire du Trésor américain qui recense les organisations liées au terrorisme.

Le soutien de la France aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite est d’autant plus choquant que les dirigeants de ces pays ont été incapables d’améliorer leurs bilans désastreux en matière de droits humains.

La lutte contre le terrorisme était pourtant, selon ses conseillers, la « première priorité » d’Emmanuel Macron, devant la stabilité et la sécurité régionale, lors de cette tournée. L’Élysée avait même pris soin de souligner que le coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, Laurent Nuñez, était du voyage.

Mais apparemment, dans le Golfe comme en Égypte, la lutte contre le terrorisme sert surtout de prétexte aux régimes autoritaires pour s’armer, grâce à la France, contre leurs peuples ou pour entretenir leurs ambitions stratégiques régionales.

Quant au besoin, invoqué mardi par l’Élysée, de « renforcer notre coordination avec l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats pour apporter un soutien à la population du Liban et éviter que le pays sombre encore davantage », il laisse sceptique Agnès Callamard.

« C’est la même Arabie saoudite qui a kidnappé en 2017 le premier ministre libanais Saad Hariri, rappelle la secrétaire générale d’Amnesty dans un entretien au Monde. La seule raison valable de rendre visite à MBS, ce serait pour imposer un cessez-le-feu au Yémen et s’assurer que l’Arabie saoudite cesse ses bombardements contre les populations civiles de ce pays. Mais je n’ai pas grand espoir de ce point de vue-là. »

Emmanuel Macron avancerait-il de telles exigences face à une pétro-monarchie qui fut en 2020 le premier client de nos industries d’armement et reste la première importatrice d’armes de la planète ?

« Le soutien de la France aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite est d’autant plus choquant que les dirigeants de ces pays ont été incapables d’améliorer leurs bilans désastreux en matière de droits humains, tout en faisant des efforts considérables pour se présenter sur la scène internationale comme progressistes et tolérants, constate Human Rights Watch. Les ventes d’armes et la protection par la France de partenariats militaires problématiques au nom de la lutte antiterroriste au prix des droits humains resteront une tache sur le bilan diplomatique d’Emmanuel Macron. »

publié le 3 décembre 2021

Élie Domota : « L’État a la volonté manifeste de laisser la Guadeloupe dans un marasme »

Christophe Gueugneau sur www.mediapart.fr

Le porte-parole du LKP (« Collectif contre l’exploitation ») est en première ligne de la mobilisation sociale qui agite l’île depuis deux semaines. Contrairement à ce qu’affirme l’exécutif, il estime que l’État est bien concerné par toutes les demandes du collectif.


 

Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).– Porte-parole du LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon (« Collectif contre l’exploitation »), syndicaliste de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe dont il a été secrétaire général, figure du mouvement de grève de 2009, Élie Domota est encore aujourd’hui au cœur de la mobilisation en Guadeloupe.  

Nous l’avons rencontré mercredi 1er décembre à Pointe-à-Pitre, peu après la visite du ministre des outre-mer, Sébastien Lecornu, et à la veille de l’ouverture de négociations avec les élus de l’île.

Selon Le Figaro, Emmanuel Macron valide le débat sur l’autonomie lancé par son ministre des outre-mer Sébastien Lecornu. Qu’en pensez-vous ?

Élie Domota : C’est très curieux car cela ne fait pas partie de la plateforme de revendications. Au lieu de répondre à nos demandes, on ouvre un nouveau chantier sur l’autonomie. Je crois qu’Emmanuel Macron et son gouvernement sont en train de profiter de l’occasion pour respecter la directive européenne selon laquelle tous les pays de l’UE aient des instances régionalisées, un peu à l’image de l’Allemagne avec les Länder ou bien l’Espagne avec les provinces qui sont autonomes.

Donc Emmanuel Macron est en train d’utiliser le combat de la jeunesse guadeloupéenne pour faire passer ses propres revendications tout en ne répondant pas aux nôtres. Et ça, ce n’est pas normal.

Vous nous dites qu’avoir plus d’autonomie n’est pas une demande ?

Pour l’heure, ce n’est pas la question posée. La question des conventions collectives qui ne sont pas appliquées, la question de l’eau qui n’arrive pas au robinet ou qui est empoisonnée au chlordécone, la question de la jeunesse avec 60 % des moins de 25 ans qui est au chômage : en quoi, aujourd’hui, ouvrir le débat sur l’autonomie peut régler ces problèmes-là ?

Le moment venu on pourra parler de tout ce qu’on veut mais, aujourd’hui, la question cruciale, ce sont les personnes qui sont suspendues – il y en a aujourd’hui près de 3 000 dans une île de 380 000 habitants –, ce sont les 250 cabinets libéraux qui ont été fermés. Cela cause un problème de santé publique. Voilà ce à quoi il faut répondre.

Comment analysez-vous la visite éclair de Sébastien Lecornu ?

Éclair, c’est bien le mot ! Je crois qu’il ne s’est jamais intéressé à l’outre-mer, qu’il ne la connaît pas, et d’ailleurs, je n’oublierai jamais lorsqu’on l’a interviewé sur le taux de vaccination en Guadeloupe, il a répondu qu’il pouvait l’expliquer grosso modo par des croyances culturelles. Ce sont des propos teintés de mépris et de racisme.

Il est venu ici en petit Zorro et comme il n’a jamais voulu négocier quoi que ce soit, il repart sans avoir compris ce qui se passe ici. Et sa seule réponse a été d’envoyer des gendarmes. Or ce n’est pas en cassant le thermomètre qu’on fait baisser la fièvre.

On ne cessera jamais de le répéter : quand vous avez 80 % de la population au 16 juillet qui n’est pas vaccinée, au lieu de les mépriser, au lieu de les forcer à se faire vacciner, au lieu de les vilipender, on s’assoit autour d’une table et on trouve les voies et les moyens pour avancer. Ça n’a jamais été le cas. Paris a décidé, Paris a toujours raison donc nous devons appliquer. Et sur ça viennent se greffer des problèmes liés à l’eau, à l’alimentation, à l’emploi, à la formation, etc. qui ne sont pas réglés depuis des dizaines d’années.

L’autre jour, j’entendais M. Lecornu qui se cache derrière ses 35 ans pour dire qu’il n’était pas là avant. Je suis désolé, la France est ici depuis 1635, s’il ne connait pas l’histoire de France ici, et bien qu’il aille se documenter.

Que s’est-il passé entre la crise de 2009, celle contre la « profitation », et aujourd’hui ? 

Il y a des accords clés qui n’ont jamais été respectés. L’accord pour la création d’un syndicat unique de l’eau pour la production et la distribution n’a jamais été respecté, ni par l’État ni par les élus guadeloupéens. La question de la jeunesse, à travers le plan de formation et d’insertion qui n’a jamais vu le jour alors qu’il a été signé et validé par l’État et les collectivités.

En fin de compte, tous les grands chantiers que nous avions négociés avec l’État, avec les collectivités, qui concernaient l’agriculture, le transport, la santé, l’encadrement des prix de première nécessité, ces grands chantiers n’ont jamais été respectés.

Cela veut dire qu’il y a au plus haut niveau de l’État, avec une complicité de la bourgeoisie guadeloupéenne, la volonté manifeste de laisser la Guadeloupe dans un marasme économique, social et sanitaire aujourd’hui. Une volonté de nous laisser dans cette situation de sous-développement et de dépendance économique, sanitaire, sociale et psychologique pour finir par nous faire croire que rien n’est possible en dehors du carcan colonial français.

Des discussions pourraient s’ouvrir dans les heures à venir avec les élus, quel est votre état d’esprit ?

Pour la première fois en quatre mois, les élus ont pris contact avec nous, ce que l’État n’a jamais fait. Car il faut dire la vérité, on avait donné l’ordre à tous les niveaux de ne pas nous adresser la parole. Aujourd’hui que nous sommes descendus dans la rue, il y a une ouverture.

Nous allons rencontrer les élus mais nous allons leur signifier que, contrairement à ce que dit M. Lecornu, la totalité des points de la plateforme concerne l’État également.

La paix sociale ne peut pas exister dans un pays où vous avez 60 % des moins de 25 ans qui sont au chômage.

Quand on parle d’insertion des jeunes, on ne parle pas uniquement de mesures à appliquer, ni de formation professionnelle sous la compétence de la région, on parle de politique publique, de création de mesures adaptées, des choses qui concernent directement l’État. Quand on parle d’application des conventions collectives et de la négociation collective en branches, cela concerne l’État, cela ne concerne pas simplement les organisations patronales et syndicales.

L’État a sa place et c’est pour cette raison que nous avons répété à plusieurs reprises au président Ary Chalus, du conseil régional, qu’il faut absolument qu’il y ait, en plus des élus locaux, une mission interministérielle capable de débattre et de répondre aux problématiques posées. Et pas des fonctionnaires locaux qui viendraient nous écouter comme s’ils n’étaient pas concernés. Autrement, cela repartira de plus belle. 

Qui tient les rênes aujourd’hui en Guadeloupe ?

Comme toujours ! La Guadeloupe est construite sur une hiérarchie en fonction de la couleur de peau et de la catégorie sociale. Depuis toujours, c’est la classe béké qui tient l’économie, notamment le tertiaire, et qui est largement soutenue par l’État. Il n’y a qu’à écouter la fameuse interview d’Yves Jégo [secrétaire d’État chargé de l’outre-mer (2008-2009) – ndlr] quand il a été viré pour voir comment ça s’est passé. 

Nous sommes toujours dans un système de rente où la France et les békés se mettent d’accord pour que la société guadeloupéenne soit forgée de cette façon-là. C’est bien pour cela qu’il y a de plus en plus de mécontentements. Les gens en ont marre de se faire dépouiller, de se faire mépriser.

La paix sociale ne peut pas exister dans un pays où vous avez 60 % des moins de 25 ans qui sont au chômage. Nulle part ailleurs, ça ne peut exister. Il est normal aujourd’hui que la jeunesse crie, et c’est une chance pour notre pays d’avoir cette jeunesse. Il est intolérable qu’on lui demande de se calmer.

M. Lecornu propose 1 000 emplois aidés. Ce sont quoi ces emplois ? 20 heures par semaine, un temps partiel, payé au Smic. On fait quoi aujourd’hui avec ça, en Guadeloupe ?

Vous avez en Guadeloupe quasiment 50 % de la population qui vit en dessous du seuil de pauvreté quand on applique le seuil de taux de pauvreté de la France, car en France, c’est 1 020 euros alors qu’en Guadeloupe c’est 700 euros… Une différence que j’aimerais bien comprendre…

Contrairement à ce qu’a dit M. Darmanin hier, le problème de l’eau n’est pas non plus réglé. Il y a encore aujourd’hui 70 % de pertes et ce n’est pas avec les 30 millions mis par l’État qu’on va avoir un réseau de distribution fonctionnel.

Sur ce dossier de l’eau, l’État doit s’engager sur un montant au moins à hauteur de 1,5 milliard d’euros, comme il était prévu en 2009 lors des accords LKP. Aujourd’hui, en Guadeloupe, 90 % du système d’assainissement est hors norme, c’est un problème de santé publique. C’est un droit fondamental, l’eau, cela relève bien de l’État.

Donc l’État doit prendre toute sa part dans la négociation, sinon ça débouchera sur rien du tout.

En l’absence de l’État, le conflit est donc parti pour durer...

Je crois que les élus l’ont bien compris.

Je le redis sur l’eau, dès lors que l’on parle de santé publique, de droits humains, on n’est plus dans le champ de compétence des collectivités, on est au niveau de l’État central donc l’État doit l’entendre !

Une colonie n’a pas vocation à se développer pour elle-même, mais pour les intérêts de la métropole

Je prends un autre exemple : les conventions collectives. En Guadeloupe, aujourd’hui, le patronat a pris la manie de ne pas négocier par branches professionnelles, alors que c’est une obligation légale. Conclusion : l’ensemble des conventions collectives disparaissent car lorsqu’elles ne sont pas utilisées pendant plusieurs années, la direction générale du travail peut décider de les effacer.

Nous avons interpellé préfet, ministres, direction générale du travail, on ne nous a pas répondu. Tout le monde laisse faire. On attend donc sur ce dossier que l’État réhabilite toutes les conventions collectives supprimées, et que les entreprises qui refusent la négociation collective ne bénéficient plus de subventions voire ne participent plus aux instances représentatives.

Dans son communiqué en Guadeloupe, Sébastien Lecornu dit que « la loi de la République doit s’appliquer partout en France, y compris dans le département de la Guadeloupe ». Sur les barrages, on m’a fait remarquer qu’il y a beaucoup de lois qui ne s’appliquent pas en Guadeloupe…

La Guadeloupe est une colonie. Or une colonie n’a pas vocation à se développer pour elle-même, mais elle a vocation à se développer pour les intérêts de la métropole. Il ne faut jamais l’oublier. Donc tout ce qui se fait ici n’est pas fait pour nous, mais principalement pour nourrir les intérêts de la France.

Lecornu, il n’en a rien à faire qu’il n’y ait pas d’eau ou qu’il manque des places à l’hôpital, c’est à 8 000 kilomètres de Paris. La seule chose qui l’intéresse, c’est que lorsque les métropolitains ont envie de venir en vacances, les plages soient propres et les hôtels soient prêts. Le reste, il s’en fout.

Il ne faut pas oublier que, grâce à la Guadeloupe et aux autres colonies, la France est la deuxième puissance maritime au monde, avec une zone exclusive extraordinaire. Donc, stratégiquement, on aime la Guadeloupe mais les Guadeloupéens, on s’en fout. C’est la stricte réalité.

publié le 2 décembre 2021

Barkhane, le crépuscule de la force

Rémi Carayol sur www.mediapart.fr

Plusieurs manifestants qui voulaient barrer la route à un convoi de l’opération Barkhane ont été tués, et d’autres blessés, au Burkina Faso et au Niger. L’armée française reconnaît avoir fait usage d’armes létales. Ces incidents interviennent dans un contexte tendu, alors que l’image de la force Barkhane est dégradée au Sahel, et que la politique de la France y est de plus en plus contestée.

Quatre blessés, dont un gravement à Kaya, au Burkina Faso. Trois morts et dix-sept blessés, parmi lesquels des mineurs, à Téra, au Niger. Le passage du convoi militaire français qui, parti d’Abidjan, en Côte d’Ivoire mi-novembre, avait pour destination finale la ville de Gao, où se trouve la principale base de la force Barkhane, au nord-est du Mali, a été sanglant.

Au Burkina comme au Niger, on ne sait pas précisément qui, des militaires français ou des forces de sécurité locales, a ouvert le feu sur les manifestants qui s’opposaient au passage de ce convoi logistique. L’état-major des armées, interrogé par Libération, assure que les soldats français n’ont effectué que des tirs de sommation et n’ont pas tiré vers le sol à Kaya, le 19 novembre. Mais le quotidien a recueilli sur place plusieurs témoignages évoquant « une militaire française rafalant vers le sol ».

Concernant Téra, un communiqué du ministère de l’intérieur nigérien, publié quelques heures après la répression, le 27 novembre, cultive l’ambiguïté : « Le convoi de la force française Barkane (sic), sous escorte de la Gendarmerie Nationale, en route pour le Mali, a été bloqué par des manifestants très violents à Tera […] Dans sa tentative de se dégager, elle a fait usage de la force », indique le texte, sans préciser qui se cache derrière ce « elle » – la force Barkhane ou la gendarmerie nigérienne ?

Plusieurs sources locales jointes sur place affirment que les tirs venaient de l’armée française, et non de la gendarmerie nigérienne. « Il y a d’abord eu des tirs de sommation au petit matin, durant plusieurs heures, indique Niandou Abdou, un habitant de Téra qui affirme avoir assisté à toute la scène. Les manifestants étaient des jeunes pour la plupart qui voulaient exprimer leur désarroi par rapport à l’insécurité dans le pays. La tension est montée d’un cran vers 10 h 30, et, autour de 11 heures, les Français ont tiré. Ça n’a pas duré plus de cinq minutes. »

Ce témoin assure que les gendarmes n’ont pas usé de leurs armes, qu’ils essayaient jusque-là de calmer les manifestants et qu’ils ont évacué les blessés vers l’hôpital. Son récit est corroboré par d’autres habitants de Téra ayant requis l’anonymat. Aucune image ne prouve leurs dires. Les vidéos transmises par plusieurs témoins montrent les blindés français avançant lentement sur le goudron, tandis que de violentes détonations sont régulièrement entendues. Mais impossible de voir qui tire.

Sollicité par Mediapart, l’état-major des armées, qui fait état de cinq militaires et deux conducteurs civils blessés, admet que les soldats français, après avoir eu recours à « de l’armement à létalité réduite » (avertissements par haut-parleurs, grenades lacrymogènes), ont « dû ouvrir le feu » et ont effectué des tirs au sol « face à une foule hostile et menaçante ».

Mais il affirme qu’« aucun tir direct n’a été effectué » (lire l’intégralité de la réponse de l’état-major dans la Boîte noire). L’état-major reconnaît en outre que l’aviation française a été appelée à la rescousse : « Parmi les moyens employés pour dissuader la foule de s’en prendre au convoi, un “show of force” (survol à basse altitude) a été effectué par deux fois. Durant ce survol, des leurres thermiques ont été largués. »

Quelles que soient les responsabilités, ces violences marquent une étape cruciale dans l’histoire de Barkhane. Jamais un convoi militaire français n’avait été pris à partie depuis le déclenchement de l’opération, en août 2014. Certes, les soldats français n’étaient plus accueillis en héros depuis longtemps par les populations sahéliennes, comme ce fut le cas en janvier 2013 lors du déclenchement de l’opération Serval (à laquelle a succédé l’opération Barkhane un an et demi plus tard). Mais jusqu’à présent, les convois, fréquents sur les routes du Niger, du Burkina et de Côte d’Ivoire, ne suscitaient guère plus que de la curiosité à chacun de leurs passages.

Aujourd’hui, Barkhane, dont la réputation a déjà été entachée par plusieurs bavures et par des alliances coupables, apparaît comme une force contestée, voire haïe par une part de plus en plus importante des populations sahéliennes. Les vidéos tournées avec leur téléphone par des manifestants ou des témoins à Kaya et à Téra sont accablantes : elles rappellent celles tournées il y a près de vingt ans en Côte d’Ivoire, lorsque les soldats français avaient pris le contrôle d’une partie des axes routiers de la ville d’Abidjan, après le bombardement du camp de Bouaké en 2004. Des Ivoiriens excédés leur lançaient alors qu’ils n’étaient pas « chez [eux] ici ». Ce sont les mêmes mots que l’on entend désormais au Sahel.

S’il est difficile de mesurer l’ampleur du rejet de la force Barkhane – et si les militaires assurent que, sur le théâtre des opérations, les soldats français sont encore bien accueillis par les populations civiles –, il est évident qu’il gagne du terrain, et pas seulement du fait d’une « guerre informationnelle » qui, à en croire les dirigeants français, serait menée depuis Moscou ou Ankara.

Cet argument, répété à l’envi après la bavure de Bounti en janvier 2021, a une nouvelle fois été convoqué par le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Interrogé le 21 novembre,  il a établi un lien (sans en fournir les preuves) entre les manifestants contre le convoi et la Russie : « Il y a des manipulateurs, par des réseaux sociaux, par des fausses nouvelles, par l’instrumentalisation d’une partie de la presse, qui jouent contre la France. Certains, parfois même inspirés par des réseaux européens. Je pense à la Russie. »

Il est vrai que les fausses informations concernant Barkhane se sont multipliées ces dernières années sur les réseaux sociaux, et qu’une partie d’entre elles ont pu être exploitées, voire suscitées par des réseaux à la solde de Moscou. Ces élucubrations complotistes, dont certaines sont grossières, et qui inondent quasi quotidiennement les smartphones des habitants du Mali, du Burkina et du Niger, jouent un rôle majeur dans l’image ternie de l’armée française.

Quelques jours après une attaque contre le camp de Boulikessi, au Mali en septembre 2019 (au moins 40 soldats maliens avaient été tués par les djihadistes), les thèses impliquant la France foisonnaient sur Facebook et sur WhatsApp. L’une d’elles expliquait que les soldats français avaient séjourné dans ce camp quelques jours auparavant, qu’ils en avaient profité pour enregistrer ses coordonnées GPS et qu’ils l’avaient par la suite bombardé afin d’ouvrir la voie aux djihadistes. « On a tout compris, chers frères et sœurs africains, pouvait-on lire dans un post vu par des milliers d’internautes. Ils allument le feu et ils activent puis ils viennent jouer aux pompiers, on a tout compris. »

L’image du pompier pyromane est particulièrement répandue. Elle sert la théorie suivante : les Français, sous couvert de lutter contre les djihadistes, les aideraient en réalité, en les armant et en les équipant, dans le but de déstabiliser les États sahéliens et d’accaparer les richesses du sous-sol...

La veille des incidents de Téra, le président du Niger, Mohamed Bazoum, fidèle allié de Paris, avait jugé nécessaire de démonter ces idées reçues dans une interview télévisée. Il y assurait notamment que la part de l’uranium nigérien dans la production d’électricité en France est désormais minime, que Paris n’a rien à voir dans l’exploitation du pétrole nigérien, et que la plupart des armes achetées par son pays ces dernières années proviennent d’Europe de l’Est, et non de France.

Mais sa démonstration, limpide, n’a rien changé – au contraire : « Cela a été très mal perçu au pays, affirme l’activiste Ali Idrissa, une des figures du collectif citoyen « Tournons la page ». Au lieu de calmer les gens, ça les a excités. » « Hélas, rien de tout cela n’est audible à l’heure actuelle », admet un conseiller de Bazoum ayant requis l’anonymat.

Ali Idrissa ne croit pas à toutes ces théories. Mais il comprend qu’elles puissent séduire ses compatriotes. « Les gens ne peuvent pas comprendre qu’après tant d’années de lutte antiterroriste menée par une des armées les plus puissantes du monde, les djihadistes continuent à gagner du terrain. Pour eux, c’est inconcevable. Ils en sont arrivés à la conclusion que la force Barkhane n’est pas ici pour les aider. » 

L’activiste constate que les poussées de fièvre anti-Barkhane interviennent souvent après une attaque sanglante contre une position de l’armée. Au Burkina, c’est le massacre de 53 gendarmes et de 4 civils à Inata, dans le nord du pays, le 14 novembre, alors qu’ils manquaient de tout, y compris de nourriture, qui a mis le feu aux poudres. La colère s’est d’abord dirigée contre le président Roch Marc Christian Kaboré, avant de cibler l’armée française.

Spécialiste du Sahel et des questions militaires, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), établit un verdict sans appel : « Force est de reconnaître aujourd’hui que là où l’armée française opère, l’insécurité s’accroît. Pour beaucoup de gens, non seulement elle est incapable de régler les problèmes d’insécurité, mais en plus, elle risque de les aggraver. » 

Ce constat d’échec, illustré par l’augmentation continue des violences contre les civils, est le principal carburant qui alimente les thèses complotistes. 

Pour Niagalé Bagayoko, au-delà des difficultés de l’opération Barkhane, la France paye une série d’erreurs opérationnelles et diplomatiques. Elle cite notamment l’alliance avec les indépendantistes touaregs en 2013 : lors de la reconquête du Nord, le choix de ne pas laisser l’armée malienne reprendre le contrôle de Kidal, le fief des rebelles, alors qu’elle avait pu entrer dans les villes de Tombouctou et de Gao à la suite des soldats français, n’a jamais été digéré à Bamako.

Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le « double jeu » de la France au Mali.

La chercheuse souligne en outre des choix politiques très contestables de Paris, comme le soutien apporté au coup d’État de Mahamat Idriss Déby au Tchad en avril dernier. « La France n’a jamais réussi à concilier la défense de ses intérêts d’un côté, et de ses valeurs de l’autre. Cela aboutit à une ambivalence qui rend sa position intenable au Sahel. Au nom de la stabilité, elle a soutenu le coup d’État au Tchad, mais elle s’oppose aux coups d’État au Mali et en Guinée. »

Pour elle, on assiste à « un véritable tournant » dans la perception de la France en Afrique de l’Ouest : ce n’est pas que la force Barkhane qui soit contestée, mais bien l’ensemble de la politique française en Afrique.

De fait, la contestation de la politique de la France dans cette région du monde prend de l’ampleur, et pas seulement dans les milieux intellectuels. On ne compte plus les drapeaux bleu-blanc-rouge brûlés lors de meetings. Au Mali, les manifestations appelant au départ de la France se sont multipliées ces dernières années. En mars dernier au Sénégal – un pays qui n’est pas concerné par l’opération Barkhane –, des manifestations liées à l’arrestation d’un opposant ont dégénéré : des émeutiers s’en sont pris aux « intérêts » français, et notamment à certaines enseignes emblématiques telles que Total ou Auchan.

Plus récemment, le 27 novembre, une marche a été organisée à Ouagadougou pour réclamer le départ du président burkinabé, jugé incapable de résoudre la crise sécuritaire : des manifestants s’en sont pris au siège du parti au pouvoir, mais ils ont également saccagé une station Total.

Au Mali, les dirigeants de la junte, qui ont besoin d’un soutien populaire fort pour s’éterniser au pouvoir et résister aux pressions internationales, ont très vite compris l’intérêt de surfer sur cette colère : depuis sa nomination en juin dernier, le premier ministre, Choguel Kokalla Maïga, a régulièrement critiqué la France, l’accusant notamment d’avoir « formé et entraîné une organisation terroriste » (le MNLA) et donnant ainsi du grain à moudre aux adeptes des théories du complot.

Plusieurs chercheurs évoquent le lourd passif de la France en Afrique pour expliquer le rejet actuel, fruit d’un sentiment d’humiliation autant que de méfiance. Dans un long texte consacré au « sentiment antifrançais » – une notion contestée par plusieurs intellectuels – qui tournerait « à l’obsession haineuse » au Sahel, Rahmane Idrissa, docteur en sciences politiques originaire du Niger, estime qu’il s’agit là du résultat d’une longue histoire.

Selon lui, l’opération Barkhane n’est pas une force néocoloniale, mais il note que « jusqu’en 2013, la France n’est jamais intervenue militairement en Afrique que dans une optique néocoloniale ». Il est donc « logique », bien que infondé, « de considérer que cette énième intervention s’inscrive dans la même lignée ».

Toutefois, pour lui, les causes de cette crise sont plus profondes. Elles sont liées tout autant à l’« éloignement culturel constant et grandissant entre la France et l’Afrique francophone » (un éloignement « positif » à son sens), qu’à un « effondrement intellectuel » qui guetterait le Sahel.

publié le 30 novembre 2021

À travers le monde, des armes « made in France » répriment et tuent

Rachida El Azzouzi sur www.mediapart.fr

À la veille de la tournée dans le Golfe du président français Emmanuel Macron, du 3 au 4 décembre, les preuves s’accumulent sans émouvoir, au sommet de l’État. Des armes « made in France » participent à la répression politique dans plusieurs pays, au meurtre de civils dans les pires conflits de la planète, au mépris des valeurs et des engagements internationaux de Paris.

« Circulez, il n’y a rien à voir. Tout est sous contrôle. » Tel est, grosso modo, le discours gouvernemental servi – quand il n’est pas réduit à un implacable « secret défense » – dès lors qu’on s’intéresse à l’un des fleurons les plus sensibles de l’économie française mais aussi l’un des points les plus obscurs de notre République : les ventes d’armes, tout particulièrement à des régimes répressifs.

Le ministère des armées en tête défend une politique « dans le respect le plus strict des exigences liées aux exportations d’armement, en pleine conformité avec nos valeurs et nos engagements internationaux ».

Pourtant, depuis des années, portées par des médias, Mediapart notamment, et des ONG, les preuves s’accumulent et démontrent une tout autre réalité : des armes made in France participent à la répression politique dans plusieurs pays, au meurtre de civils dans les pires conflits de la planète, au mépris des valeurs et des engagements internationaux du pays dit des droits de l’homme.

Des compromissions ont donc lieu en toute opacité, la France étant l’un des pays les plus rétifs à la transparence, le seul pays occidental à ne pas avoir de contrôle parlementaire sur les exportations d’armes. Il y a un an, le rapport d’information des députés Jacques Maire (La République en marche) et Michèle Tabarot (Les Républicains), qui plaide pour un contrôle des exportations d’armement français par le Parlement, avait fait espérer un progrès. En vain. Il est resté lettre morte. 

« On a progressé à la marge, déplore Aymeric Elluin, d’Amnesty International France, coauteur de Ventes d’armes, une honte française (éditions Le Passager clandestin, 2021). Il y a un effort de transparence sur le narratif, comment on contrôle, mais on tourne toujours autour du pot. Le système reste conçu pour être opaque. On ignore comment fonctionne la CIEEMG [Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre – ndlr], comment elle évalue le risque à l’exportation. On reste confrontés à une absence d’informations précises sur le matériel exporté, à qui, comment ? Bref, on reste privés de l’essentiel de l’information. » 

À la veille de la tournée dans le Golfe du président français Emmanuel Macron, du 3 au 4 décembre, où un contrat de plusieurs dizaines de Rafale pourrait être signé entre l’industriel français Dassault et les Émirats arabes unis (EAU), et alors que le média d’investigation Disclose met encore en lumière l’implication de la France dans les crimes de la dictature égyptienne (lire ici l’article de René Backmann et regarder là notre émission « À l’air libre »), Mediapart vous propose un inventaire (non exhaustif) des exactions commises à travers le monde avec des armes made in France.

Des armes françaises tuent au Yémen

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) figurent parmi les meilleurs clients de l’armement français, un partenariat qui se chiffre en dizaines de milliards sur la décennie. Le mégacontrat dans les tuyaux entre Dassault et les EAU en offre une nouvelle illustration.

Pourtant, les ventes d’armes dans ces deux pays sont problématiques car ils sont impliqués dans la guerre au Yémen, qui dure depuis plus de sept ans et qui, à la fin de l’année, selon les Nations unies, aura fait plus de 377 000 morts, victimes directes ou indirectes. 

Cette guerre, qui oppose les rebelles houthis, soutenus par l’Iran, aux forces du gouvernement yéménite appuyées par une coalition internationale emmenée par l’Arabie saoudite et où figurent les EAU, est pour l’ONU la plus grande catastrophe humanitaire au monde. « En 2021, un enfant yéménite de moins de cinq ans meurt toutes les neuf minutes en raison du conflit », selon l’organisation. 

Depuis 2015, les rapports, les mises en garde et les enquêtes se multiplient, alertant sur les crimes de guerre commis au Yémen et l’usage d’armes occidentales par les différentes parties prenantes du conflit. Plusieurs États en ont pris conscience, à l’instar des États-Unis, premier pays exportateur d’armes au monde, qui ont annoncé en janvier dernier la suspension des ventes d’armes aux belligérants au Yémen, ou l’Italie, qui a annulé la livraison de plusieurs milliers de bombes et missiles à la coalition. Pas la France, qui poursuit ses transferts d’armements vers les pays incriminés. 

Plusieurs enquêtes journalistiques ont mis au jour la présence d’armes françaises dans la guerre au Yémen, à rebours du discours officiel du gouvernement français assurant que cet arsenal ne sert qu’à des fins défensives.

Citons celle de Disclose qui, en avril 2019, s’appuyait sur des documents classés « confidentiel défense » et révélait que des chars Leclerc, des obus flèches, des Mirage 2000-9, des blindés Aravis et bien d’autres armes made in France encore étaient utilisés par les Saoudiens et les Émiratis au Yémen. La publication de cette enquête vaudra aux deux journalistes Mathias Destal et Geoffroy Livolsi d’être convoqués par la DGSI, le renseignement français.

En septembre dernier, Disclose, Amnesty International France et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR, selon l’acronyme anglais) ont saisi le tribunal administratif de Paris pour que l’administration des douanes communique les documents sur l’exportation de matériels de guerre, y compris de maintenance et de formation, de la France, notamment vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Les services après-vente, le trou noir

Les services après-vente (maintenance, etc.) sont l’un des trous noirs des exportations d’armement et échappent largement aux contrôles. Faute de lois précises, des entreprises françaises continuent ainsi à soutenir indirectement des conflits à travers le monde, au Yémen, en Libye, etc. Depuis 2014, par exemple, l’entreprise publique française Naval Group assure la rénovation de navires de guerre saoudiens, alors que la marine du royaume a établi un blocus autour du Yémen. Malgré les soupçons qui pèsent, la France continue de former l’armée saoudienne.

À lire aussi Guerre au Yémen: la France au chevet de la marine saoudienne Malgré la guerre au Yémen, la France continue de former l’armée saoudienne

En septembre 2019, l’enquête collaborative FrenchArms à laquelle Mediapart a participé, en partenariat avec le média néerlandais Lighthouse Reports et la chaîne de télévision Arte, a prouvé l’ampleur d’une problématique très française. Pour la première fois, des vidéos ont montré que des navires vendus par la France à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis participaient au blocus maritime du Yémen, touché par la plus grave crise humanitaire du monde. 

En Libye, pourtant sous embargo depuis 2011 – il est défendu d’y envoyer des armes et les Libyens n’ont pas le droit d’en importer –, les avions Rafale vendus à l’Égypte, troisième meilleur client de la France après l’Arabie saoudite et l’Inde, ont servi la cause guerrière du « maréchal » Khalifa Haftar.

Candidat à la très incertaine élection présidentielle prévue en décembre, ce dernier a torpillé en avril 2019 des années d’un laborieux processus de paix pour se lancer à l’assaut de Tripoli et tenter de faire chuter le régime de Tripoli reconnu par la communauté internationale.

Des entreprises françaises contribuent indirectement à la violation de l’embargo en Libye. Alors que la Turquie, qui a pris ses quartiers en Libye, est identifiée comme l’un des principaux pays pourvoyeurs d’armes, ce sont des équipes d’Airbus qui sont chargées d’assurer l’entretien des avions de transport militaire turcs. 

Deux mois avant les révélations #FrenchArms, le New York Times révélait que des missiles antichars appartenant à la France avaient été retrouvés à Gharyan, dans une base militaire reprise par l’armée officielle aux forces rebelles du général Haftar. Gharyan, à une soixantaine de kilomètres au sud de Tripoli, a été le principal point d’appui d’Haftar pour mener son offensive sur la capitale libyenne. 

Ce ne sont pas là les seuls conflits où des armes françaises sont en cause. Des hélicoptères français Airbus facilitent la répression indonésienne en Papouasie occidentale, une région annexée et occupée depuis un demi-siècle, où un conflit oublié a fait au moins 100 000 morts depuis 1962. Au Cameroun, une unité d’élite de 5 000 soldats est soupçonnée des pires exactions dans des « chambres de torture secrètes ». Ces forces spéciales sont équipées et formées par la France.

Pour contrôler les riches eaux du Sahara occidental, territoire non autonome selon l’ONU, au cœur d’un interminable conflit entre le mouvement indépendantiste sahraoui et le Maroc, l’armée marocaine utilise des avions de chasse et patrouilleurs livrés par la France. En 2020, le Maroc a importé pour 425,9 millions d’euros d’armements français, principalement des systèmes de défense antiaérienne, des canons Caesar et des véhicules tactiques légers. 

Au Liban, où des manifestations massives ont éclaté à l’automne 2019 et ont été violemment réprimées, l’ONG Amnesty International a identifié du matériel de maintien de l’ordre français, notamment plusieurs types de grenades lacrymogènes fabriquées par les entreprises Nobel Sport Sécurité et SAE Alsetex, ainsi que différents types de lance-grenades produits par cette dernière.

En juin dernier, dix ans après le dépôt d'une plainte de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), quatre marchands français d’armes numériques des entreprises Nexa Technologies et Amesys ont été mis en examen pour « complicité d’actes de torture » pour avoir vendu du matériel de surveillance à deux dictatures, l’Égypte et la Libye. Nexa aurait également vendu illégalement, selon Libération, du matériel de surveillance de pointe au maréchal Haftar, violant ainsi l’embargo de l’ONU.

La France, complice de la terreur en Égypte

En Égypte, des armes françaises répriment et tuent. Un scandale d’État de plus en plus documenté. En témoigne la dernière enquête de Disclose avec Télérama et l’émission « Complément d’enquête », qui montre l’ampleur du détournement par la dictature égyptienne des renseignements antiterroristes fournis par la France pour cibler des civils. 

En 2019, notre enquête #FrenchArms avait montré que des blindés français vendus à l’Égypte équipaient les unités chargées de lutter contre l’insurrection djihadiste dans le Sinaï, où l’armée égyptienne est accusée de graves violations des droits humains.

On sait aussi, grâce là encore au travail de l’ONG Amnesty International, que de 2012 à 2015, du matériel de maintien de l’ordre français a alimenté la terrible répression des manifestations, notamment les massacres des places Rabaa Al-Adawiya et Al-Nahda au Caire en août 2013, où près de 1 000 personnes ont été tuées en une journée. 

Depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, l’Égypte est devenue l’un des plus grands alliés de la France, se hissant sur le podium des meilleurs clients de l’industrie de l’armement française et concentrant à elle seule plus du quart des ventes de Rafale et de navires de guerre. Un bond réalisé sous la présidence Hollande grâce au plus zélé des VRP de l’armement français en la personne de Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la défense, aujourd’hui aux affaires étrangères du gouvernement Macron.

 

publié le 23 novembre 2021

 

Inde. Les paysans ont fait plier Modi, la plus grande grève de l’histoire débouche sur une victoire

Gaël De Santis sur www.humanite.fr

Après plus d’un an de mobilisations des travailleurs, le premier ministre nationaliste indien a annoncé l’abrogation de sa réforme agricole ultralibérale.

Aux « frontières » de Delhi, les entrées dans la capitale indienne, on trouve des campements faits de bâches colorées, d’installations de fortune. Depuis des mois, des familles de paysans envoient à tour de rôle l’un des leurs pour tenir l’occupation et protester tout autour de la mégalopole. Aux « postes frontières » de Tikri, Ghazipur et Singhu, on n’est ni hindou, ni sikh, ni dalit, comme le voudrait Narendra Modi, premier ministre néolibéral indien et chantre de l’identité hindoue. On est juste empêché par la police d’entrer dans la capitale. Ici, on a créé de quoi se restaurer, acheter des produits de toilette. On dort dans des remorques. Et les paysans en lutte y ont même créé des bibliothèques temporaires. Vendredi, dans les faubourgs de la capitale, c’était jour de fête. On y a vu femmes et hommes danser. On y a vu des distributions de bonbons. On y a même vu des yajnas, ces rituels face au feu sacré.

Libéralisation et paupérisation

Car les paysans ont gagné. Le premier ministre Narendra Modi a annoncé que, lors de la session parlementaire d’hiver, les lois agricoles, conspuées depuis une année comme des « lois noires », seraient abrogées. Adoptées en septembre 2020, elles suscitent depuis l’ire du monde agricole indien. On ne parle pas dans le sous-continent de 5 à 6 % de la population qui vivent du travail de la terre et de l’élevage, comme en Europe. En Inde, c’est 70 % de la population qui dépendent du travail paysan. Or, il y a plus d’un an, fidèle aux dogmes libéraux, Narendra Modi a choisi de faire sauter ce qui protégeait la petite agriculture paysanne et qui a été obtenu par la lutte des travailleurs. « Il y a des lois foncières qui protègent les terres. Des lois sur l’eau. Des lois qui interdisent le stockage de céréales. Une loi en faveur d’un prix minimum pour les céréales. Mais toutes ces lois font obstruction aux grands acteurs du secteur privé qui souhaitent piller les zones rurales », décrit Mariam Dhawale, secrétaire générale de la All-India Democratic Women’s Association dans un entretien au journal belge Solidaire, le 2 juillet 2021.

C’est à cet édifice que le gouvernement s’est attaqué. En gros, les paysans ne peuvent plus vendre leur production aux mandis, les marchés de gros gérés par les États, qui garantissaient des prix minimums. Les paysans devraient se retrouver, avec les lois scélérates, à vendre leurs produits à de grandes firmes qui n’ont que faire d’assurer des prix rémunérateurs, au grand bonheur de distributeurs privés. Cette libéralisation, qui s’ajoute à d’autres mesures libérales qui touchent le secteur agricole, promettait les paysans à la paupérisation.

250 millions de grévistes

Aussi, en septembre 2020, les premières mobilisations ont été enregistrées au Pendjab, dans le nord du pays. Des voies de chemin de fer ont été bloquées par les travailleurs de la terre. Puis, le mouvement s’est, petit à petit, étendu. Il a culminé, le 26 novembre 2020 par ce que le magazine marxiste états-unien Jacobin a qualifié de plus grande grève de l’histoire. Pas moins de 250 millions de personnes y ont pris part. Ce jour-là, les agriculteurs n’étaient pas seuls à protester ; les travailleurs du privé protestaient contre les « lois travail » et réformes des retraites à la sauce Modi. Le premier ministre d’extrême droite voulait restreindre le droit de grève, imposant un préavis de 60 jours !

Depuis cette date, la lutte s’est prolongée pour les paysans, notamment sous forme de blocages de routes ou de trains. Par solidarité, les salariés ont organisé d’autres arrêts de travail. Fin 2020, la Cour constitutionnelle a demandé au gouvernement qu’une négociation soit ouverte.

« Défaite de la dictature »

À gauche comme dans le monde paysan, cette victoire a été saluée. On la doit à l’approche de scrutins dans des États phares, notamment le Pendjab que le BJP, le parti nationaliste de Narendra Modi, veut conquérir, mais surtout à la lutte. Une nouvelle grande date de mobilisation était d’ailleurs programmée, le 26 novembre de cette année, un an après la grève historique. Ainsi, joint par l’Humanité, le cosecrétaire de l’Union des paysans de toute l’Inde (Aiks), la principale organisation de paysans du sous-continent, le Dr Vijoo Krishnan, décrit une « victoire historique pour le mouvement unitaire des paysans soutenu activement par la classe ouvrière » et un « saut de géant pour construire la résistance aux politiques économiques néolibérales impulsées par les multinationales ». Même tonalité du côté du secrétaire de l’Aiks dans l’État d’Haryana, Sumit Dalal, qui salue « la défaite de la dictature », mais rappelle son prix : « Plus de 670 frères et sœurs, tués par la répression, sont les martyrs de ce mouvement. »

Pour le militant de gauche Prateheesh Prakash, après des années où « la droite indienne, qui représente la classe dominante, a pu esquiver de répondre à la crise créée par les politiques néolibérales », le mouvement des fermiers a « changé les règles du jeu ». Pour lui, cette victoire « envoie un message puissant à l’élite de la classe dominante ».

La lutte n’est pas terminée pour autant. « Le défi est maintenant de s’assurer qu’il soit répondu aux autres demandes du combat, comme le retour de prix rémunérateurs garantis légalement, la fin du Code du travail anti-travailleurs », prévient le leader paysan Vijoo Krishnan. Des assemblées pour mobiliser les travailleurs devaient se tenir hier autour de Delhi. D’autres objectifs de lutte sont également sur la table : que justice soit faite pour les centaines de personnes tuées par la répression, ou encore le retrait de la libéralisation du secteur de l’électricité, qui promet, là aussi, une augmentation des prix défavorable aux plus humbles.

publié le 22 novembre 2021

Au Burkina Faso, l’armée française face à la colère populaire

Marc de Miramon sur www.humanite.fr

Un important convoi de la force « Barkhane » a été bloqué pendant deux jours à Kaya, principale ville du centre-nord du pays. Plusieurs manifestants ont été blessés par balles.

Le convoi de l’armée française, en provenance de la Côte d’Ivoire pour rejoindre le Niger, a finalement pu reprendre la route dans la nuit de samedi à dimanche. Mais, selon l’Agence France-Presse (AFP) au moins quatre personnes ont été blessées par balles samedi à Kaya, principale ville du centre-nord du Burkina Faso, alors que des tirs de sommation ont été effectués par les soldats tricolores comme par les forces de sécurité nationale déployées pour disperser les manifestants hostiles à la présence de Paris dans la région. Il y a eu « trois blessés suite aux tirs », précise le quotidien d’État Sidwaya, dont un a « reçu une balle dans la joue ».

Des rumeurs de complicités entre Paris et les « terroristes »

« Un groupe de manifestants a tenté de découper le grillage pour rentrer dans l’emprise et les gendarmes burkinabés ont tiré des grenades lacrymogènes pour disperser la foule. Les soldats français ont effectué quelques tirs de sommation au-dessus de la foule », indique une source de l’état-major citée par l’AFP. L’important « convoi d’une soixantaine de camions et d’une centaine de militaires français » ne visait pas à « transporter des armes aux djihadistes, comme on peut le lire sur des réseaux sociaux », précise la même source, à l’heure où la colère populaire ne cesse de grandir au Burkina Faso, au Mali ou au Niger, contre l’inefficacité de l’opération « Barkhane », et où bruissent les rumeurs sur des complicités de Paris avec les groupes « terroristes » que l’ancienne puissance coloniale est censée combattre.

Exacerbation de la crise sécuritaire

Des accusations devenues légion dans l’ensemble du Sahel, et qui s’inscrivent dans un contexte de défiance vis-à-vis des pouvoirs locaux affaiblis par l’exacerbation de la crise sécuritaire. Tandis que des manifestations sporadiques réclament le départ des troupes françaises à Bamako, au Mali, sur fond de négociations entre le gouvernement issu du putsch d’août 2020 et la société militaire privée russe Wagner, la classe politique burkinabée demeure sous le feu des critiques et d’un mécontentement croissant de l’armée, en première ligne face à la violence « djihadiste ». Le 16 novembre dernier, une attaque visant un détachement de gendarmerie à Inata, dans le Soum, avait fait 53 morts, dont 49 soldats. Le président Roch Marc Christian Kaboré, qui peine à restaurer l’autorité de l’État dans un pays où tous les déplacements hors de la capitale, Ouagadougou, sont désormais fortement déconseillés, voire interdits, avait décrété trois jours de deuil national.

publié le 21 novembre 2021

Reportage. Au Chili, un scrutin historique et une fracture sociale béante

Rosa Moussaoui sur www.humanite.fr

 

Deux ans après la révolte populaire de 2019, d’incertaines élections présidentielle, législatives, sénatoriales et régionales se tiendront ce dimanche, dans un pays plus polarisé que jamais.

Santiago du Chili, envoyée spéciale.

Autour de la place d’Italie, rebaptisée place de la Dignité par les révoltés de 2019, les murs débordent de fresques et d’aphorismes, de slogans et de revendications. Dans cette confluence urbaine où se succèdent toujours rassemblements et manifestations, ils témoignent d’une effervescence encore vive, deux ans après cette explosion sociale qui a ébranlé le Chili. Au pied d’une tour, un immense portrait du chanteur et guitariste Victor Jara, mutilé et assassiné par les tortionnaires d’Augusto Pinochet, est souligné d’un constat tout contemporain : « Quand rejaillit le torrent de l’histoire, personne ne peut dire jusqu’où il peut couler. » Une palissade voisine dit « non à une Constitution qui perpétue l’exploitation ».

Voilà six mois, les électeurs faisaient entrer des visages nouveaux, apparus, pour beaucoup d’entre eux, au fil de ces secousses sociales, dans l’enceinte de la Convention constitutionnelle chargée d’enterrer le texte fondamental légué par la dictature. Une brèche rendue possible par ce mouvement populaire porteur d’une mise en cause radicale du modèle néolibéral qu’expérimentèrent ici, main dans la main, la junte militaire et les Chicago Boys formés aux États-Unis par le pape du monétarisme, Milton Friedman.

Une campagne affectée par les restrictions sanitaires

Sur l’Alameda, l’avenue principale de Santiago du Chili, face à l’Université catholique, l’enceinte de cuivre du centre culturel Gabriela Mistral, que Pinochet avait fait fermer au lendemain du coup d’État du 11 septembre 1973 pour en faire son centre d’opération, s’est, elle aussi, couverte de mots d’ordre. Ils appellent à la mobilisation pour faire libérer les jeunes prisonniers politiques de la révolte sociale, à plafonner à 40 heures le temps de travail hebdomadaire, à en finir avec les AFP, les fonds de pension, à faire de la santé et de l’éducation des droits pour tous.

Plus loin derrière le palais de la Moneda, dans les jardins de l’ex-Congrès qui accueille dans de bien précaires conditions les membres de la Convention constitutionnelle, Valentina Miranda, 21 ans, la plus jeune élue du Congrès, foulard vert du mouvement féministe et bannière arc-en-ciel autour du cou, doit parlementer longtemps avec les carabiniers avant de faire entrer des invités. La jeune femme, militante communiste, élue des quartiers populaires du sud-ouest de la capitale, avait ému le Chili par son premier discours retraçant l’histoire de sa famille persécutée par la dictature et témoignant des conditions de vie affreusement précaires des classes populaires auxquelles elle appartient.

« Quels que soient le président et le Parlement qui sortiront de cette élection, les fortes mobilisations sociales de ces cinq dernières années vont se poursuivre. Si la demande de droits sociaux qu’elles expriment reste sans réponse, il y aura de sérieuses conséquences. Les Chiliens se sont longtemps résolus à avancer tête baissée, à taire ce qu’ils avaient sur le cœur, à se conformer. La révolte de 2019 a semé les graines d’un changement culturel profond. Les gens ne sont plus disposés à courber l’échine », veut-elle croire.

Élue au mois de mai dans le même élan, pour le même mandat, la jeune historienne et avocate Manuela Royo croit elle aussi que le pays reste travaillé par « une espérance populaire, une aspiration à des transformations profondes ». Terne, affectée par les restrictions sanitaires dues à la pandémie de Covid-19, la campagne électorale s’est pourtant moins focalisée, ces dernières semaines, sur ces attentes sociales que sur le surgissement du candidat d’extrême droite José Antonio Kast, porté par les sondages et les échos des médias dominants.

José Antonio Kast, un candidat mi-Trump, mi-Bolsonaro

Climatosceptique, opposant féroce au droit à l’IVG libre toujours dénié aux Chiliennes, prêt à creuser des tranchées pour empêcher l’arrivée de migrants, cet ami de Jair Bolsonaro, admirateur de Trump, assurait il y a quelques jours que « les opposants n’ont pas été emprisonnés » sous Pinochet. Manuela Royo lit dans son ascension une tentation du rappel à l’ordre, tout comme le signe d’une fracture politique profonde : « Après la révolte du 18 octobre, la situation s’est polarisée, avec, d’un côté, ces forces sociales entrées à la Convention constitutionnelle qui veulent promouvoir d’autres façons de faire de la politique, qui bousculent un système politique en crise et, de l’autre, cette montée du fascisme, perceptible à l’échelle globale, avec une rhétorique de haine, de racisme, de mépris des droits humains, incarnée au Chili par Kast, dernier rejeton d’un clan nazi. Mais je ne crois pas qu’il puisse l’emporter. »

En fait, Kast pourrait profiter des déboires du candidat de droite, Sebastian Sichel, dauphin de l’impopulaire président sortant Sebastian Piñera, cité dans le scandale de corruption et d’évasion fiscale des Pandora Papers, ce qui lui a valu ces deux dernières semaines une procédure de destitution finalement bloquée par le Senat, lundi.

Les dernières enquêtes d’opinion mettent en scène Kast en tête du premier tour, ou alors au coude-à-coude avec Gabriel Boric, le candidat de la coalition de gauche Apruebo Dignidad, constamment sommé par ses adversaires de droite et d’extrême droite de s’expliquer sur son alliance avec le Parti communiste ou de condamner les gouvernements du Nicaragua, du Venezuela, de Cuba, désignés comme des « dictatures ».

150 000 jeunes ont perdu leur emploi avec la pandémie

À Valparaiso, le gouverneur élu au mois de mai, Rodrigo Mundaca, figure respectée de la défense de l’eau comme bien commun et droit fondamental, suit avec distance, prudence et inquiétude ces controverses. « Le consensus postdictature appelait les gens à rester chez eux, passifs, à déléguer aux élus, aux responsables politiques la résolution des problèmes du pays. Une rupture est intervenue en octobre 2019, lorsque les Chiliens ont exprimé, avec rage et colère, leur rejet des inégalités, du modèle économique, des formes conventionnelles de la politique, analyse-t-il. Cette révolte a déplacé les frontières du possible. Mais cette campagne électorale très disruptive, où beaucoup de promesses ont été lancées, ouvrira, je le redoute, sur un second tour polarisé à l’extrême. Kast est un candidat à la Bolsonaro, à la Trump, faisant peu de cas du réel, méprisant le sens commun qui, au XXIe  siècle, est lié à la liberté, avec la garantie, pour tous, des droits fondamentaux. »

Le réel le plus accablant tient, au Chili, en un chiffre : 150 000 jeunes Chiliens ont perdu leur emploi avec la pandémie de Covid-19, alors que le taux de chômage officiel des 15-25 ans frôlait déjà, en 2019, les 20 %. « Nous sommes les petits-enfants des ouvriers que vous n’avez pas pu tuer », clamait, en 2015, cette génération de naufragés de la transition « démocratique » et du mirage néolibéral, qui avait joué un rôle décisif, en 2020, dans la victoire, à près de 80 %, du oui à une nouvelle Constitution. La plus grande incertitude plane aujourd’hui sur la participation, dimanche, de ces révoltés sans attaches partisanes. De la rue aux urnes, tous ne sont pas décidés à franchir le pas.

 

 

Daniel Jadue : « La révolte sociale de 2019 est loin d’être finie »

Maire communiste de Recoleta, l’une des communes de Santiago, Daniel Jadue, après sa défaite à la primaire de la coalition Apruebo Dignidad, fait activement campagne pour le candidat de gauche Gabriel Boric.  Extrait d’un entretien

Comment percevez-vous le climat politique de cette campagne présidentielle et parlementaire ?

Daniel Jadue La droite excelle dans l’art de semer la peur, d’instaurer un climat de tension, de manier la menace pour faire échec à des transformations en germe. C’est la seule recette qu’ils connaissent. Ce qu’ils ne veulent pas comprendre, c’est que si la pandémie a suspendu la révolte populaire d’octobre 2019, celle-ci est loin d’être terminée. Quand on y regarde de plus près, cette révolte avait deux dimensions : l’une politique, l’autre sociale et économique.

La première a trouvé un chemin de sortie avec la discussion constitutionnelle, qui mobilise un public déjà très politisé. Mais ceux préoccupés par la précarité de leurs conditions de vie n’ont vu venir, jusqu’ici, aucune réponse. Les pensions n’ont pas été revalorisées, il n’y a pas eu la moindre avancée pour garantir le droit à l’éducation, à la santé – des gens jouent encore à la loterie ou vendent des sandwichs dans la rue pour payer des traitements médicaux coûteux ; les services publics locaux sont plus dégradés que jamais. La rage et l’indignation, pour l’instant, sont rentrées.

Mais si des réponses sociales ne commencent pas à être esquissées, il est hautement probable qu’elles ressurgissent avec bien plus de force . Sans parler de l’impunité garantie aux auteurs de violations des droits humains, ni de l’emprisonnement de participants à cette révolte sociale.

publié le 14 octobre 202

Burkina Faso. Assassinat de Thomas Sankara : 34 ans après, un procès pour l'histoire

Marc de Miramon sur www.humanite.fr

Le procès des assassins du « Che africain » s’ouvre ce lundi à Ouagadougou, un épilogue judiciaire attendu depuis près de trente-quatre ans. Si les circonstances de l’exécution du président burkinabé, perpétrée le 15 octobre 1987, sont connues, il reste à faire la lumière sur ses commanditaires.

Ravagé par les conséquences de la « guerre contre le terrorisme », ses tueries de civils commises par des groupes armés se revendiquant pour la plupart du djihad, ses déplacements de population fuyant les zones de combat, le « pays des hommes intègres » retient son souffle. Ce n’est cependant pas l’avenir sombre et la dégradation du climat sécuritaire qui préoccupe ce lundi le peuple burkinabé, mais l’exploration judiciaire d’un « passé qui ne passe pas ». « Le 11 octobre 2021 restera gravé dans les annales de l’histoire du Burkina Faso », promet le quotidien le Pays, alors que s’ouvre le procès public des assassins présumés de Thomas Sankara, exécuté au Conseil de l’entente il y a près de trente-quatre ans déjà.

Perpétré le 15 octobre 1987 par un commando parti du domicile de Blaise Compaoré, le numéro deux de la révolution progressiste installée par un coup d’État le 4 août 1983, le meurtre a fait l’objet d’une véritable omerta. Jusqu’à la chute de ce même Compaoré, à l’automne 2014, renversé par un soulèvement populaire mené au nom des idéaux d’un « sankarisme » plus vivace que jamais. Lors de la campagne présidentielle organisée l’année suivante, tous les candidats, de l’ex-poids lourd du système Compaoré, Roch Marc Christian Kaboré, à l’ultralibéral Zéphirin Diabré, ont revendiqué son héritage, tandis que la justice militaire ouvrait enfin une enquête contre « Blaise » et ses sicaires pour « complicité d’assassinats », « recel de cadavres » et « attentat à la sécurité de l’État ».

Le capitaine bouscule et dérange

L’instruction judiciaire, dont l’Humanité avait révélé en avril dernier des documents inédits impliquant des réseaux français, a confirmé la trame d’un scénario « shakespearien » signé Blaise Compaoré – que Thomas Sankara considérait comme son meilleur ami – et coécrit par des puissances étrangères bien décidées à chasser le leader autant patriote que panafricain. Son contexte et ses grandes lignes restituent l’histoire d’une révolution aux réussites indéniables, emmenée par le charismatique et intègre Sankara, imperméable à toute forme de corruption et peu enclin aux compromis.

Pionnier des combats écologistes, du développement endogène – le Burkina Faso avait réussi à atteindre l’autosuffisance alimentaire – comme des luttes féministes, le capitaine bouscule et dérange les structures traditionnelles et patriarcales. Son immense popularité auprès des jeunesses africaines, ses éloquents discours fustigeant le néocolonialisme, l’impérialisme ou le fardeau d’une dette qu’il refuse de payer donnent des sueurs froides aux dirigeants des pays voisins – Côte d’Ivoire et Togo en tête – mais aussi à Washington et à Paris.

La haine de Jacques Chirac

La CIA surveille comme le lait sur le feu ce militaire altruiste qui garde toujours son pistolet à la ceinture, même pour une audience avec le parrain régional de la Françafrique, l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, et ne quitte son treillis que pour le faso danfani, le tissu traditionnel fabriqué et cousu au pays. Quant aux décideurs français, ils bouillonnent d’une rage de moins en moins contenue. Thomas Sankara a beau exercer sur eux une fascination certaine, en particulier sur Jacques Foccart, inamovible chef d’orchestre des réseaux parallèles que pilote la République pour dompter ses anciennes colonies, son sort paraît scellé avec le début de la première cohabitation, en 1986. Devenu premier ministre, Jacques Chirac ne cache pas sa haine recuite contre le président du Conseil national révolutionnaire du Burkina Faso, qui a eu l’outrecuidance de parrainer une motion en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie aux Nations unies.

Quelques mois avant l’assassinat, le patron d’une droite française qui bénéficie à plein des valises de billets envoyées par Félix Houphouët-Boigny menace explicitement Thomas Sankara, en s’adressant ainsi au journaliste Elio Comarin : «Dites à votre “petit” capitaine qu’il range ses abattis (abats de volaille, pattes et ailes coupées – NDLR), d’ici six mois on se sera occupé de lui. » Reste à déterminer si l’indispensable feu vert de Matignon ou de l’Élysée s’est borné à cautionner le coup d’État perpétré par Blaise Compaoré, ou si la France a validé, voire commandité l’assassinat. Il est hélas peu vraisemblable que le procès public qui s’ouvre ce lundi et qui se déroulera sans la présence du principal accusé puisse répondre à ces brûlantes questions.

En attendant les conclusions des prochaines instructions, la justice militaire va donc s’en tenir à un volet strictement interne, même si de nouvelles révélations peuvent toujours surgir des contre-interrogatoires et des auditions. En 2017, Emmanuel Macron avait promis dans un discours tenu à Ouagadougou la déclassification des documents français concernant l’assassinat de Thomas Sankara. Si trois lots d’archives ont effectivement été remis à la justice burkinabée, la pertinence des masses de papier n’a pas convaincu les avocats des parties civiles, et aucun organisme indépendant n’a pu vérifier si l’engagement du président français relevait du vœu pieux, d’un écran de fumée ou d’une réelle sincérité.

Le trublion de la Françafrique

Le révolutionnaire burkinabé donnait des sueurs froides aux potentats du pré carré français, tout en exerçant sur eux une véritable fascination. Le complot qui a scellé sa chute trouve probablement sa source en Côte d’Ivoire, où le président, Félix Houphouët-Boigny, s’était imposé comme le parrain politique de Blaise Compaoré, mais Thomas Sankara dérangeait bien au-delà de la sphère d’influence française. Son aura agaçait jusqu’à la Libye du colonel Kadhafi, qui se rêvait en « roi d’Afrique » et ne goûtait guère la concurrence du bouillant capitaine. Ce dernier disposait aussi de soutiens parfois inattendus, à l’instar d’Omar Bongo, président du Gabon, qui s’est posé en protecteur de certains de ses proches ou de sa famille après son assassinat.


 

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publié le 8 octobre 2021

 

contre sommet Afrique-France

à Montpellier : 7, 8 et 9 octobre

 

Communiqué de la Marche des Solidarités sur https://solidaires.org/

 

 

Il est fini le temps des colonies, ouvrez les frontières !

Le 8 octobre, Macron organise à Montpellier le premier sommet Afrique-France de son mandat pour lequel il pro-met « le sommet du nouvel imaginaire entre pays » avec un « New Deal » de financement des économies africaines qui se fera « d’égal à égal » et mettra au centre la jeu-nesse africaine.

 

Il n’a pas prévu de parler des milliers de soldats français de l’opération Barkhane. Rien non plus sur les trois coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest en treize mois (au Mali, au Tchad et en Guinée). Aucune solution proposée pour sauver les migrant.e.s de la mort en Méditerranée. Et encore rien pour les droits des centaines de milliers de sans-papiers qui vivent en France, dont la très grande majorité vient de quelques pays africains. Puisque ce n’est pas au programme du sommet, nous les mettons au cœur de notre contre-sommet !

 

Arrachons nos droits !

Alors que l’État français dénonce les violations des droits humains là où ses intérêts le lui permettent, il est bien plus com-plaisant avec les dirigeants des anciennes colonies françaises en Afrique subsaharienne qui réduisent les libertés publiques ou contournent la Constitution pour briguer un nouveau mandat. La France veut défendre son « pré-carré » en Afrique, mais son influence économique ne cesse d’y décliner face aux États-Unis, à la Chine et ou à d’autres européens.

 

Nos frères et sœurs en Afrique subissent toujours l’implantation de multinationales qui accaparent les terres, polluent, détruisent les forêts et spolient les richesses avec la complicité des dirigeants africains. S’ils et elles quittent leur pays, parviennent à survivre à la traversée et enfin arrivent dans les pays d’émigration comme la France, alors l’État les harcèle, les prive de droits et les livre à un patronat sans scrupules.

 

Les sans-papiers ont travaillé en 1re ligne pendant le confine-ment en France, dans les métiers de la livraison, du nettoyage, sur les chantiers ; ou alors ont été licencié.e.s, sans aucune chance d’aide financière et sans droits. Pourtant Macron n’a eu qu’un mot à leur égard : « Vous avez des devoirs avant d’avoir des droits ».

 

La solidarité n’a pas de papier, pas de frontières, pas de nationalité

Face à la politique meurtrière et au silence coupable de nos dirigeants, nous devons lutter pour nos libertés et pour l’égalité ! Ce contre-sommet est l’occasion de rappeler à ces gouvernements que nous refusons d’être la monnaie d’échanges de leur grand marché néocolonial.

 

Les collectifs de sans-papiers et la marche des Solidarités porteront leurs revendications à Montpellier lors d’une manifestation d’ouverture (7 octobre), de forums de rue (8 octobre) et d’une grande manifestation de clôture (9 octobre à 15 h au parking Arceaux) de ce contre-sommet Afrique-France.

 

Des autocars sont prévus au départ de Paris dans la nuit du 6 et du 8 octobre. Si vous souhaitez vous inscrire, veuillez contacter Youssef (07 51 14 35 60) ou Khaled (07 53 91 61 66), membres de la Coordination des Sans-Papiers 75.

 

Rappelons aux gouvernants que la solidarité n’a pas de pa-ier, n’a pas de frontières, et n’a pas de nationalité ! Que la solidarité, c’est la lutte ! Une lutte internationale contre le système injuste des frontières qui brise des communautés, des vies, qui dominent les plus pauvres et les plus précaires !

 

Le 9 octobre, marchons nombreu.x.ses à Montpellier pour exiger :

La liberté de circulation et d’installation ;• La fin des expulsions depuis la France ;• La réciprocité des visas entre la France et les pays africains ;• Régularisation de tou.te.s les sans-papiers ;• Nous marcherons nombreu.x.ses pour notre camarade Boubou Doukara, membre du collectif des sans-papiers de Montreuil qui a été arrêté par la police puis expulsé le 7 septembre vers le Mali.

 

Pour contacter la marche des solidarités :

Facebook : https://www.facebook.com/marchesolidarites

Twitter : https://twitter.com/MSolidarites

Instagram : https://www.instagram.com/marchedessolidarites/

Mail : marche-des-solidarites@riseup.net (nouvelle adresse

 


 

publié le 2 octobre 2021

Ce que révèle l’affaire des sous-marins

par Denis Sieffert sur www.politis.fr

Entre la Chine et les États-Unis, nous assistons à ce qu’il faut bien appeler des préparatifs de guerre. L’enjeu d’un conflit ouvert serait évidemment Taïwan. Mais avec pour enjeu symbolique le titre de première puissance mondiale. Redoutable partie de poker menteur !

C’est une constante dans les affaires de ventes d’armes par la France. On feint d’oublier ce qui devrait être une évidence : les armes sont faites pour la guerre. Or, à Paris, il n’est jamais question que de balance commerciale et d’emplois. Ce n’est certes pas ici que l’on se plaindra que l’emploi soit, cette fois, au cœur des préoccupations de notre gouvernement, mais ce commerce étant un peu particulier il est difficile de se laver les mains de ce qui advient une fois la transaction terminée. Les exemples récents montrent que nous nous rendons, plus souvent qu’à notre tour, coupables de crimes par procuration (1). Dans la triste affaire de ces sous-marins qui ne seront donc jamais australiens, les faux frères de la France, eux, n’ont pas oublié cette évidence. Si l’Australie a choisi de renforcer ses liens avec les États-Unis, c’est que l’on pense à Canberra que l’Empire d’outre-Pacifique est le plus apte à assurer la défense du pays et à mener, le moment venu, une guerre qui n’est plus impensable. De même, pour les États-Unis, la vente des sous-marins n’est pas seulement un succès commercial, mais un pas de plus vers une intégration quasi fusionnelle de la marine australienne dans le système américain, et dans une pensée stratégique obsédée par la menace chinoise. Et c’est ici qu’il nous faut évoquer ce qu’il y a sans doute de pire dans cette affaire.

Pour dire les choses crûment, nous assistons à ce qu’il faut bien appeler des préparatifs de guerre. On peut rêver qu’il ne s’agisse que de dissuasion, mais nous voilà tout de même dans ce que les Chinois eux-mêmes appellent une « zone grise ». Pas vraiment la guerre, mais déjà plus tout à fait la paix. L’enjeu d’un conflit ouvert serait évidemment Taïwan. Pour Pékin, cette île située à 160 kilomètres du continent, qui fut le refuge de l’armée anticommuniste de Tchang Kaï-chek en 1949, n’a jamais cessé d’être la « 23e province ». La reconquérir serait en somme la dernière victoire posthume de Mao. La question revient périodiquement dans le discours intérieur chinois. Elle est un instrument sans cesse réactivé de la propagande nationaliste. Après la mise au pas de Hongkong, le tour de Taïwan semble venu. Les stratèges de Pékin n’en finissent pas de se quereller sur les chances de succès d’une invasion terrestre (improbable), ou d’une occupation des îles voisines qui appartiennent à la souveraineté taïwanaise, ou encore d’un blocus qui asphyxierait la population (2). Parallèlement, le Pentagone se livre aux mêmes conjectures, avec le lourd handicap de l’éloignement. D’où la volonté de renforcer toutes les alliances possibles dans la région indo-pacifique. Effrayante symétrie ! Car, dès 1949, les États-Unis ont fait le serment de ne pas abandonner Taïwan à la Chine dite populaire. Aujourd’hui, ils semblent avoir le beau rôle alors que Taïwan s’est démocratisé à l’occidentale et que le régime chinois ne brille pas par son amour de la démocratie. Mais au cas où on serait tenté de prêter aux États-Unis des vertus qu’ils n’ont pas, il faut rappeler qu’ils soutenaient pareillement Taïwan à la fin des années 1980 quand cette petite Chine dissidente était encore une terrible dictature. De part et d’autre, la tension monte, avec pour enjeu symbolique le titre de première puissance mondiale. Redoutable partie de poker menteur !

Voilà dans quel « océan » de problèmes, Messieurs Macron et Le Drian ont mis leurs pieds candides, en croyant qu’ils ne faisaient que se livrer à un petit commerce pas très recommandable mais habituel. Leur méprise concerne aussi les États-Unis. Le vocabulaire de Joe Biden est châtié alors que celui de Donald Trump était grossier. Mais il y a des constantes à ne jamais oublier. Les États-Unis ne connaissent que leur intérêt. Ils n’ont de cesse de plier leurs partenaires à leurs exigences. Leur impérialisme s’était déjà manifesté en 2018 lorsque Trump a contraint les firmes françaises – Alstom, PSA et Total, entre autres – à quitter l’Iran pour un boycott unilatéralement décidé à Washington. Rien ne dit que Biden aurait agi différemment. Quant à la « débâcle » de Kaboul, elle était peut-être plus un fiasco « technique » qu’une défaite militaire comparable au Vietnam. En quittant brutalement l’Afghanistan, les États-Unis n’ont fait finalement qu’imposer à leurs alliés et au peuple afghan une réorientation stratégique décidée sans états d’âme.

Dans ce tableau, on ose à peine poser la question rituelle : que fait l’Europe ? Que dit-elle de la déconvenue française ? Après une semaine d’hésitations, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et Charles Michel, le président du Conseil européen, se sont fendus de quelques mots de « réconfort ». Mais à Berlin, rien. Chacun chez soi. L’Allemagne a obtenu de Washington le « droit » d’achever son gazoduc géant Nord Stream 2, qui la relie à la Russie. Ce qui suffit à son bonheur. Dans sa peine, la France a fait ce qu’elle pouvait en rappelant ses ambassadeurs à Washington et à Canberra. Pour faire beaucoup plus, il faudrait sortir du commandement intégré de l’Otan. De Gaulle l’avait fait en 1966. Sarkozy était piteusement rentré dans le rang en 2009. Mais la marche est un peu haute pour le gouvernement actuel. D’autant plus que, pour des raisons principalement politiques, l’Europe de la défense reste une fiction, et que les puissances dont il faudrait se rapprocher, Russie et Chine, ne peuvent pas vraiment faire envie à des démocrates. a

(1) Voir la chronique de Sébastien Fontenelle. Et du même auteur (avec Aymeric Elluin), Ventes d’armes, une honte française (Le Passager clandestin).

(2) Lire sur le sujet Demain la Chine : guerre ou paix ?, de Jean-Pierre Cabestan (Gallimard).




 

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