PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES

débat à gauche  -  depuis janvier 2024

   mise en ligne le 15 avril 2024

Européennes 2024 :
la gauche débat
par meetings interposés

Cyprien Caddeo, Anthony Cortes, Florent LE DU, Diego Chauvet et Emilio Meslet sur www.humanite.fr

De jeudi soir à dimanche, les quatre principales listes de gauche ont organisé leurs grands raouts militants, avec pour objectif de marquer leur spécificité en vue du scrutin de juin.

Envoyés spéciaux à Montpellier, Nantes, Amiens et Paris

Tous le savent. Au cœur de ces élections européennes se joue une course dans la course. Une place dans la hiérarchie interne du bloc de gauche, qu’esquisseront les résultats au soir du 9 juin, avec pour enjeu le rapport de force en vue de 2027. Ce week-end, du 11 au 14 avril, il fallait donc s’éparpiller façon puzzle, aux quatre points cardinaux du pays (ou presque), pour voir les principaux candidats de gauche débattre par meetings interposés.

Presque un cliché : aux communistes le Nord industrieux, la Somme balafrée par la désindustrialisation ; aux insoumis Montpellier, dans le Midi jeune et universitaire ; aux socialistes Nantes, dans cet Ouest où la rose ne se fane pas ; aux écologistes, enfin, le 20e arrondissement de Paris, symbole de la gauche urbaine.

L’occasion pour chacun de mesurer ses forces militantes. Les socialistes revendiquent la plus forte influence : 3 000 personnes seraient venues soutenir Raphaël Glucksmann samedi, contre 1 500 pour le meeting de Léon Deffontaines (PCF) jeudi soir, 1 000 pour Manon Aubry (FI) et 300 pour Marie Toussaint (Écologistes) dimanche. Mais le scrutin ne se gagnera pas à l’applaudimètre. Aussi les différents candidats ont tout fait pour marquer leurs différences et s’adresser à différents segments de l’électorat.

Quand Léon Deffontaines cherche à mobiliser les « déçus de la gauche », pour passer le cap des 5 % nécessaires pour avoir des élus, à travers un discours axé sur la souveraineté industrielle, Raphaël Glucksmann entend plutôt unir les déçus de la Macronie, à sa droite, et ceux de la Mélenchonie, à sa gauche. Avec pour objectif de remettre la social-démocratie sur les rails du pouvoir.

Une impasse, aux yeux de ses adversaires, dont les insoumis, qui se revendiquent de « la flamme de la Nupes » et renvoient les socialistes à leur implication dans la politique libérale de l’UE. Les écologistes, eux, peinent à retrouver leur dynamique de 2019 et ont joué ce dimanche la carte de la jeunesse. Tour d’horizon d’un week-end très politique.

À Montpellier, Manon Aubry prépare « l’après-Macron »

La France insoumise a la culture de la lutte jusque dans les échanges de slogans. Le meeting de Manon Aubry au Corum de Montpellier, ce dimanche 14 avril, n’a pas encore débuté et les travées se remplissent doucement. Mais déjà, un bras de fer se joue. D’un côté, des « Palestine vivra, Palestine vaincra », scandés notamment par des militants de l’Association France Palestine Solidarité, keffiehs sur la tête ou les épaules. Et de l’autre, quelques « Union populaire », lancés par des bénévoles débordés par la vigueur des premiers.

Pourtant, la capitale de l’Hérault est connue pour être une terre insoumise : en 2022, lors de l’élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon y a recueilli 40,73 % des suffrages exprimés. Mais comme beaucoup ici, Clotilde, 75 ans, ex-employée de la fonction publique et militante syndicale à la CFDT, est venue « pour cette cause avant tout ». « Cette liste est la seule à être claire en défendant un État palestinien, argue-t-elle. L’actualité le nécessite ! »

Ce n’est pas un hasard si, après la cheffe de file insoumise pour les élections européennes, Rima Hassan, candidate en septième position, est l’autre star de la journée. Acclamée, la juriste engagée de longue date pour la Palestine insiste : c’est un véritable « sujet européen » parce que « l’Europe arme le régime génocidaire israélien », comme elle l’a dénoncé en appelant à un cessez-le-feu.

Ponctuant son propos de « nous sommes tous des Palestiniens », la candidate a également dressé des parallèles entre la situation en Ukraine et celle au Proche-Orient pour mieux placer la FI « dans le camp de la paix » : « Des colères peuvent jaillir les plus belles des espérances. Se battre pour les droits de chacun, c’est au fond sauver ce que nous avons en commun : notre humanité. »

Le programme de la Nupes comme point de départ

Si Manon Aubry a tenté de faire la synthèse entre les mots de Rima Hassan et ceux d’un autre candidat présent, Anthony Smith, inspecteur des finances et syndicaliste CGT, un temps à la tribune pour défendre son « idéal porteur de droits et d’émancipation sociale », l’eurodéputée s’est surtout démarquée par sa volonté de préparer « l’après-Macron ».

Non sans clin d’œil à la tête de liste du mouvement Place publique et du Parti socialiste. « J’ai vu hier, à Nantes, Jean-Marc Ayrault, et avant lui François Hollande, souhaiter le succès de Raphaël Glucksmann, a-t-elle décrit, provoquant l’hilarité de la salle. Manifestement, certains rêvent de revenir à l’avant-Macron. »

Un président de la République plusieurs fois chargé par Manuel Bompard, coordinateur national de la France insoumise, quelques minutes auparavant. Pour son « attitude belliqueuse » à l’est de l’Europe, comme pour sa politique fiscale ou son action environnementale : « Quand son gouvernement, après avoir vidé les recettes de l’État en multipliant les cadeaux aux multinationales, dit qu’il faut faire 10 milliards d’euros d’économies, c’est le budget de la transition écologique qui est fauché en premier lieu, c’est le bouc émissaire de toutes les difficultés. »

La solution ? Le programme de feu la Nupes, selon Manon Aubry, qui a brandi le document au pupitre comme un carton rouge pour l’exécutif. Un « point de départ », assume-t-elle, sur la route qui mène à 2027.

À Nantes, Raphaël Glucksmann entre Ukraine et gages de gauche

Réactiver l’image d’une « gauche de gouvernement » sans se faire taxer de nouveau Hollande ou, pire, de Macron bis. Entre la droite macroniste d’un côté et le reste de la gauche de l’autre, Raphaël Glucksmann, le PS et Place publique veulent continuer à tenir ce délicat couloir qui les place, selon les derniers sondages, en troisième position des élections européennes du 9 juin. Derrière Jordan Bardella (RN) et Valérie Hayer (Renaissance), mais loin devant Manon Aubry (FI), Marie Toussaint (les Écologistes) et Léon Deffontaines (PCF), avec 13 % d’intentions de vote.

Devant 3 000 personnes au Zénith de Nantes (Loire-Atlantique), samedi, la tête de liste sociale-démocrate a ainsi insisté sur ces marqueurs de gauche, appuyé par Olivier Faure, premier secrétaire du PS, qui a plaidé pour une « Europe puissante, qui n’est pas le cheval de Troie du néolibéralisme ».

Taxer les super-riches, les superprofits, les dividendes, le kérosène…

Raphaël Glucksmann ne renie pour autant rien sur le volet international, qui lui permet d’appuyer sa différence avec les insoumis et les communistes. À Nantes, l’eurodéputé sortant mobilise d’entrée le thème phare de sa campagne : le soutien à l’Ukraine.

Repensant à ces « jeunes Ukrainiens bravant les balles de snipers, un drapeau étoilé dans les mains » sur la place Maïdan en 2014, il insiste : « Un peuple ne se soulève pas pour une technostructure, pour des normes. Il se soulève pour une vision du monde, une conception de la dignité humaine. Nous devons être dignes de cette vision de l’Europe. »

Mais, côté gauche, Raphaël Glucksmann a dévoilé plusieurs propositions axées sur l’écologie et un « protectionnisme européen ». Il a avancé l’idée d’un « Buy European Act qui réserve en priorité les commandes publiques européennes aux productions européennes dans tous les secteurs de la transition ». Un des axes de la « révolution écologique européenne » que ses colistiers appellent de leur vœu, alors qu’Aurore Lalucq, numéro 4 sur la liste PS-Place publique, renvoie Valérie Hayer à son « greenwashing ».

La tête de liste Renaissance est désormais la cible de Raphaël Glucksmann, qui a pour objectif affiché d’arriver non seulement en tête de la gauche, mais aussi devant la liste présidentielle : « Mme Hayer veut des règles budgétaires, nous, on veut des règles climatiques. On veut obliger les États à investir. Qui paie ? »

Le candidat du PS revendique un « budget fort » et propre à l’Union européenne basé sur la justice fiscale : taxes sur les superprofits, les grandes fortunes, les dividendes, les rachats d’actions mais aussi la spéculation financière, le kérosène… Image savoureuse : à cette proposition, le public se met à scander « taxez les riches », alors qu’au premier rang s’affichent des anciens cadres de la Hollandie, à l’instar de l’ex-premier ministre Jean-Marc Ayrault. Comme un rappel : les discours radicaux des socialistes n’engagent parfois que ceux qui y croient.

À Amiens, Léon Deffontaines, chantre du « productivisme vert »

Une heure avant le « coup d’envoi » de la campagne de Léon Deffontaines, plusieurs centaines de personnes se pressent déjà devant le centre Mégacité d’Amiens (Somme). Si la tête de liste communiste multiplie les réunions publiques et les déplacements depuis plusieurs semaines, ce 11 avril marque le premier grand meeting de la « gauche unie pour le monde du travail », avec le scrutin du 9 juin en ligne de mire. Les 1 500 participants ont afflué de plusieurs départements des Hauts-de-France.

Ils sont militants communistes, syndicalistes, simples curieux… Certains ne votent pas encore, comme Lucas, 16 ans, venu avec son père. « Je viens pour mieux connaître ce monde-là, celui de la politique », explique-t-il. Le paternel vote à gauche, mais il dit « suivre de loin la campagne ». Il y a les convaincus aussi, militants comme Christian Lahaergue, de la section du PCF de Compiègne-Noyon. « Je n’ai pas oublié ce qu’il s’est passé avec Ian Brossat », redoute-t-il en faisant allusion à une bonne campagne qui s’était terminée par un résultat décevant en 2019. « Cette fois, je ne la sens pas trop mal, veut croire Christian. La liste est pas mal, c’est une sorte d’union. Et on a un programme qui tient la route. » Le communiste se dit toutefois inquiet par la multitude de listes présentées pour le 9 juin.

Et justement, pour ce grand meeting dans la Somme, Léon Deffontaines cherche à se démarquer des autres, avec l’appui du secrétaire national Fabien Roussel. « Nous sommes la seule liste qui défend le productivisme vert, lance le dirigeant du PCF. Nous sommes des écolos-cocos. » Les communistes entendent mettre accent sur la relocalisation de l’activité industrielle pour faire baisser à la fois le chômage et la pollution à l’importation, tandis que leurs adversaires à gauche sont renvoyés au « libéralisme » (pour le PS) ou à la « décroissance » (pour les insoumis et les écologistes).

La technocratie Bruxelloise en ligne de mire

Alors que le public scande « Léon à Bruxelles », les candidates et candidats issus du monde du travail enchaînent les prises de parole. La syndicaliste CGT de Vertbaudet Manon Ovion explique s’être engagée sur la liste de la « gauche unie » pour « poursuivre le combat » mené dans son entreprise. « Qui de mieux que des travailleurs pour représenter des travailleurs ? interroge-t-elle. Nous produisons la richesse au travail, il est temps qu’on impose aux patrons de la partager. » Ouvrier retraité de l’industrie automobile, Fabien Gâche veut « mettre fin au règne de la concurrence entre les peuples en harmonisant par le haut le niveau social des travailleurs européens avec de bons salaires indexés sur l’inflation ».

« En 2005, notre victoire a été usurpée, ils nous ont piétinés, ils nous ont méprisés », rappelle aussi le candidat communiste en faisant allusion au traité de Lisbonne, qui avait imposé les termes du TCE (le traité constitutionnel européen), rejeté trois ans plus tôt. « Main dans la main, la droite et les socialistes de Glucksmann ont organisé cette fraude démocratique. »

« Les technocrates bruxellois », qui « éloignent toujours plus les peuples des institutions », en prennent aussi pour leur grade. « La gauche a déçu, constate Léon Deffontaines. Mais une nouvelle ère s’ouvre. Ensemble, nous sommes la gauche unie pour le monde du travail et nous allons reprendre la main en France et en Europe. » Dans la salle, les alliés du PCF sur la liste conduite par Léon Deffontaines applaudissent.

L’eurodéputé sortant Emmanuel Maurel, de la Gauche républicaine et socialiste, fustige à la tribune « l’austérité qui casse les services publics ». L’ex-sénatrice Marie-Noëlle Lienemann est également présente en soutien de la « gauche unie ». À l’issue du meeting, des militants se disent « regonflés ». « Il nous reste à dépasser les 5 % pour avoir des députés », en conclut Dominique, venu de Chaumont, dans l’Oise.

À Paris, Marie Toussaint agite la menace du « grand recul écologique »

Un aveu pour commencer, répété deux fois. « Notre début de campagne n’a pas rencontré d’adhésion populaire », lâche Marie Toussaint, tête de liste écologiste aux européennes, devant un parterre de 300 personnes. La faute au « backlash », alors que la Macronie et l’extrême droite ont désigné les défenseurs de l’environnement comme des « ennemis de l’intérieur », selon Marine Tondelier, secrétaire nationale du parti. Alors, pour sortir la tête de l’eau dans cette « campagne difficile » qui la voit plafonner entre 6 et 7 % dans les sondages, Marie Toussaint a décidé, pour son troisième meeting, d’être plus offensive. Et de marteler les fondamentaux : « Nous allons tenir bon et aller chercher un bon score avec les dents. Parce que le climat ne peut souffrir d’attendre cinq ans de plus. »

Depuis la Bellevilloise, dans le XXe arrondissement de Paris, l’eurodéputée a d’abord voulu s’adresser à sa base militante, réunie par les Jeunes écologistes. Elle a en mémoire la campagne réussie de 2019, menée par Yannick Jadot (13,5 %) et portée par les marches pour le climat réunissant des millions de jeunes à travers l’Europe.

« Bardella ? Deux tiers de vide, un tiers de haine »

Pour espérer remonter d’ici au 9 juin, c’est eux qu’il faut convaincre. Par exemple, en rappelant qu’elle est celle qui a fait condamner l’État français pour inaction climatique grâce à l’« Affaire du siècle » : « Je suis une enfant de l’écologie de combat, celle qui ne se contente pas de pérorer dans les salons, mais qui tous les jours protège le vivant. » Avoir des élus verts change la vie, voilà le message. Car ils ont « fait éclater le Dieselgate », « mis fin à la pêche électrique en Europe » ou « obtenu l’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution ».

« Il faut avoir un contre-discours face à l’extrême droite, qui essaie de séduire les jeunes », estime Annah Bikouloulou, secrétaire des Jeunes Écologistes. Conseil suivi par la cheffe : « Le programme de Bardella : deux tiers de vide, un tiers de haine. Mais ça marche… parce que des années de dépolitisation ont préparé les esprits à se soumettre aux bonimenteurs de bas étage. »

Marie Toussaint a, pour séduire la jeunesse, abattu une nouvelle carte programmatique : un revenu européen de formation. « Une bourse européenne pour tous les jeunes afin qu’ils financent leurs études, en sortant d’une logique familialiste », résume Abdoulaye Diarra, ex-syndicaliste étudiant candidat, en huitième position sur la liste.

Une façon de contrer l’envolée de Raphaël Glucksmann, tête de liste socialiste peu identifiée sur les questions sociales. « Le risque, c’est de s’endormir le 9 juin en ayant voté Raphaël Glucksmann et de se réveiller le 10 juin avec le retour de François Hollande, tacle Marie Toussaint. Avec les écologistes, au moins les choses sont claires. » Aux jeunes, elle dit « gardez espoir » car ils sont « la clé de la réussite de notre bataille » : « Face au grand recul écologique, il faut un grand combat. » Mais avant, provoquer un sursaut dans la campagne.

   mise en ligne le 15 avril 2024

« La répression
contre le cannabis est un échec complet depuis

au moins un demi-siècle »

par Charles Hambourg sur https://basta.media/

Le cannabis récréatif est partiellement légal en Allemagne depuis le 1er avril. Le médecin et paysan Charles Hambourg plaide pour la fin de la politique répressive en France et pour reconnaître le potentiel thérapeutique de la substance.

En France, l’exploitation industrielle du chanvre s’était développée au XVIIe siècle avec, notamment, le développement de corderies destinées à la production de cordages, de câbles, de haubans et de voiles pour les navires. Après un pic à 176 148 hectares en 1841, la superficie des surfaces cultivées redescend aux alentours des 100 000 hectares sous le Second Empire, puis chutera aux alentours des 15 000 hectares avant 1914.

En 1941, le chanvre médicinal est retiré de la pharmacopée des États-Unis (il y était rentré en 1850 comme antalgique, antispasmodique, antiémétique, sédatif). Sous la pression et les menaces de poursuites du Bureau Fédéral des Narcotiques, l’Association Médicale Américaine a baissé les bras.

En 1953, il est retiré de la pharmacopée française. En 1961, puis en 1971, sous la pression des États-Unis, l’OMS classe le cannabis comme stupéfiant et pose les bases internationales de législations qui seront ensuite déclinées dans les pays. C’est ainsi qu’en 1970, avec une loi qui continue de souffler le chaud et le froid sur le cannabis en France, la France pénalise l’usage du cannabis en le punissant d’un an d’emprisonnement et de l’équivalent de 3 750 euros d’amende.

Les usagers pris pour cible

Selon un rapport parlementaire français de juin 2021 cette politique répressive est un échec : « Malgré une réglementation française caractérisée par son caractère prohibitif et la sévérité des sanctions pénales attachées à la détention et la consommation de cannabis, l’échec des politiques publiques en la matière fait aujourd’hui l’objet d’un constat unanime. »

La répression cible quasi exclusivement les usagers et non les trafiquants. « L’année 2020 confirme, une fois de plus, l’importance des interpellations pour usage simple (131 385 personnes), qui représentaient 81 % du total des interpellations pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiants avec plus de 90 % pour cannabis…. Au-delà de l’inefficacité d’une telle politique, c’est la crédibilité de la parole publique qui est, ici, remise en question (avec) une politique répressive qui nourrit des inégalités sociales et territoriales », pointe le rapport.

Enfin, au vue de l’historique de la mise en place de la prohibition nord-américaine visant particulièrement les populations noires et hispaniques, il semble qu’une situation similaire se retrouve en France : « Ces inégalités territoriales dans l’application de la loi pénale se doublent d’inégalités sociales, mais aussi ethniques. »

Une étude citée dans le rapport parlementaire « pourrait nous amener à conclure que l’implémentation de la loi de 1970 est loin de déboucher sur une distribution statistique conforme aux prévalences de l’usage de cannabis retrouvées en population générale non seulement entre consommateurs mais peut-être aussi en fonction de caractéristiques ethniques. Alors que la loi de 1970 s’applique à tous les Français, seules certaines catégories d’individus seraient concernées par son implémentation. Son application pourrait se révéler être inéquitable, injuste, en quelque sorte régressive. »

Discriminations

Ces conclusions semblent aussi celles de la Commission nationale consultative des droits humains (CNDH) qui a publié un avis consacré à « l’usage des drogues et droits de l’homme » qui, souligne les discriminations ethno-raciales qui ont cours à la fois dans le cadre des contrôles de police et dans la sévérité des sanctions pénales prononcées : « Généralement, une décriminalisation de fait (déclin des poursuites ou des condamnations) précède la décriminalisation en droit (abrogation de l’incrimination légale). Un tel processus de décriminalisation de fait est actuellement remarquable en matière d’usage de cannabis pour une masse d’usagers, mais pas tous. Il en résulte une inégalité devant la loi pénale que la CNCDH ne peut accepter. »

En 2016, une enquête menée en France par le Défenseur des droits confirmait ces conclusions. Si 84 % de personnes interrogées déclarent ne jamais avoir subi de contrôle d’identité au cours des cinq dernières années (90 % des femmes et 77 % des hommes), près de 40 % des jeunes (18-24 ans) indiquent avoir été contrôlés sur la même période. Parmi cette population, ce sont 80 % des jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes/maghrébins qui rapportent avoir été contrôlés au moins une fois. La prohibition du cannabis cible donc les consommateurs, mais permet aux cartels, leurs violences et leurs produits modifiés de prospérer grâce à la clandestinité.

En matière de santé comme de sécurité publique ou de justice sociale, la répression contre le cannabis est donc un échec complet depuis au moins un demi-siècle en France. En 1998, le rapport du professeur Bernard Roques, commandé par le ministère de le Santé, fait l’effet d’une bombe.

Il effectue un travail méthodique sur plus de 400 publications scientifiques pour définir la dangerosité des différentes substances. Le résultat est sans appel : alcool et tabac sont les deux produits les plus dangereux juste après l’héroïne alors que le cannabis est le produit le moins dangereux. Moins dangereux que les médicaments de prescription aussi (benzodiazépines).

Données objectives

Ce rapport aurait du servir de base à l’élaboration d’une nouvelle définition des drogues et donc de nouvelles actions. Mais lors de la présentation du travail de Bernard Roques à l’Assemblée Nationale, le rapporteur évoque que l’industrie viticole est déjà aux manœuvres :

« Les milieux viticoles ont dénoncé un amalgame qui selon eux n’aurait aucun sens. (…) je ne traiterai pas, dans le cadre de ce travail, de l’alcool et de ses effets sur la santé, si ce n’est à travers le prisme des mélanges entre la consommation de drogue et celle d’alcool. De même les analyses sur le tabac seront limitées car les dangers principaux du tabac portent sur les cancers et non sur la santé mentale, cette dernière position ne signifie bien sur en aucun cas que votre Rapporteur mésestime le danger du tabagisme », plaide le député Christian Cabal, rapporteur auprès de l’Assemblée nationale, en 2002.

Malgré ces données objectives, le monde médical n’a pas su être à côté des patients qui en avaient besoin. C’est peut être une histoire de normes sur la façon de mener sa vie qui est, inconsciemment, défendue par les professionnels de santé. Alors que l’on n’intervient pas dans le choix personnel de gens qui vont faire du parapente ou de l’escalade, sports pouvant entrainer accidents graves voir mortels, on se permet de censurer une consommation privée de cannabis et lui attribuer une dangerosité bien supérieure à celle que l’on trouve dans les faits.

Il s’agit donc d’une construction sociale qui a pris le pas sur la rigueur d’analyse que l’on attend d’une démarche scientifique. Ce conformisme est lié à un style de vie qui trouve normal de prendre des risques pour des activités de loisir mais n’imagine pas que l’on puisse en prendre en consommant une substance de son choix, pourtant sans effet sur l’entourage, contrairement à l’alcool.

Les professionnels de santé français accusent un retard majeur dans l’acquisition de savoirs et pratiques innovantes en pliant devant des injonctions légales plutôt que des impératifs de santé. Une expérience menée au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) tente timidement depuis deux ans d’évaluer l’efficacité du cannabis dans différentes maladies. Le cannabis peut être vaporisé pour éviter les effets nocifs de la combustion dans un joint ou de l’association au tabac.

On pourrait voir cela comme une opportunité de rattraper ce retard autour de cette plante médicinale. Mais la lourdeur administrative de cette expérience démarrée en pleine pandémie Covid et le nombre d’ inclusions modérées risquent d’empêcher de rattraper l’avance prise par les patients qui utilisent et connaissent le produit depuis bien longtemps.

Comme dans le domaine de la réduction des risques ou de l’accès à l’avortement, ce sont les personnes concernées qui ont ouvert la voie et imaginé des solutions à des questions majeures de santé publique. Une expertise de la base, issue de l’expérience de terrain, qui mériterait d’être au moins aussi reconnue que les expertises théoriques.

Charles Hambourg, médecin, co-fondateur du centre de santé La Case santé à Toulouse et actuellement du projet « Fermacie » en Cévennes.

  mise en ligne le 14 avril 2024

« La social-démocratie
paye très cher sa trahison »

Patrick Piro  sur www.politis.fr

L’eurodéputé belge écologiste Philippe Lamberts porte un regard sans concession sur la gauche, en recul partout dans l’Union européenne, coupable d’avoir abandonné la cause de la justice sociale.

« Pas fatigué, ni aigri », mais il l’avait annoncé : il ne ferait pas carrière dans la politique. Après trois mandats au Parlement européen, où il s’est distingué par sa détermination à lutter contre la finance reine et à défendre la justice sociale, Philippe Lamberts, membre du parti belge Écolo, ne se représente pas aux élections européennes de juin.

Quelle responsabilité porte la gauche dans sa perte d’influence généralisée dans l’Union européenne ?

Philippe Lamberts : Il faut rechercher les racines de la désaffection citoyenne à l’égard des différentes composantes de la gauche dans les années 1980 et 1990, quand la force principale de celle-ci en Europe, à savoir la social-démocratie, renonce graduellement à son agenda de transformation sociale. Pièce par pièce, la plupart des partis qui la composent rejoignent l’agenda néolibéral et sa doctrine du « tout au marché », qui perçoit l’État comme perturbateur de son équilibre général.

La social-démocratie britannique franchit le pas la première, avec Tony Blair. Puis le mouvement se propage en Scandinavie, en Allemagne avec Gerhard Schröder, aux Pays-Bas, en Belgique. Et en France bien sûr, où l’une des mesures les plus emblématiques est le cadeau fait par François Hollande aux détenteurs de capitaux, avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) – 20 milliards d’euros par an sans obligation de création d’emplois à la clé.

On a vu ces partis adopter des réformes fiscales antiredistributives, déréguler le marché du travail, affaiblir les syndicats.

On a vu ces partis adopter des réformes fiscales antiredistributives, déréguler le marché du travail, affaiblir le pouvoir de négociation collective des syndicats. Ce revirement idéologique et politique est une lame de fond, qui va progressivement éloigner l’électorat traditionnel de la gauche de ses principaux représentants. Et on n’en est toujours pas sorti !

Le 23 avril prochain, la majorité des partis sociaux-démocrates s’apprêtent à voter, au Parlement européen, la révision des règles budgétaires européennes dans le sens de la réduction du rôle de l’État dans l’économie – et donc dans la société. Les Italiens, les Espagnols, les Allemands et les Scandinaves vont tous voter comme un seul homme – les Français, les Belges et les Néerlandais n’en sont pas – la remise en vigueur de règles budgétaires d’inspiration parfaitement néolibérale.

Autre exemple, la manie des sociaux-démocrates européens de défendre les grandes banques systémiques et leurs privilèges, envers et contre tout. Je l’ai observé en commission économique et monétaire avec constance depuis quinze ans. Dans la foulée de la grande crise financière de 2007-2008, lorsque l’on discutait de la réforme des règles bancaires, la principale négociatrice socialiste à l’époque, devenue entre-temps commissaire européenne, défendait une garantie illimitée des dépôts bancaires ! Pour le travailleur qui a péniblement économisé 10 000 euros, ce qui est louable, comme pour le nanti qui a laissé traîner 35 millions de cash dans une grande banque cotée en Bourse !

Au nom de quoi, en cas de crise bancaire, le contribuable devrait-il se retrouver in fine garant du dépôt des détenteurs de capitaux ? Cette trahison de l’idéal d’une société plus juste, ça se paye à un moment, et ça se paye cher.

Et la composante verte de la gauche ne se montre-t-elle pas également impuissante à convertir sa croissance en conquête du pouvoir ?

Philippe Lamberts : Aux élections de 2019, nous avons connu notre meilleur résultat historique. Cela dit, il y a des hauts et des bas. Ce qui nous empêche de croître plus encore, c’est ce sentiment persistant que les Verts sont des bobos plus soucieux des arbres et des oiseaux que des êtres humains, et en particulier des fractions les plus défavorisées de la société. Ils ne comprendraient pas ce que les gens ordinaires vivent. Certes, la composition sociologique des troupes ­écologistes, en Europe, ce sont plutôt des gens aisés et d’un haut niveau d’éducation.

Une partie de l’électorat de gauche traditionnel considère que le combat pour la justice sociale n’est pas pris à bras-le-corps par l’écologie politique.

Cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne se préoccupent pas de justice sociale. Mais il subsiste cette perception que l’enjeu de l’injustice sociale n’empêche pas les Verts de dormir. Et vous avez parfois chez certains cette idée qu’il ne faut pas que la transition écologique aggrave le sort des plus défavorisés. Mais l’enjeu de l’injustice sociale se justifie de lui-même, en dehors de l’existence d’un enjeu climatique ! Autrement dit : la lutte contre les injustices doit être consubstantielle de l’écologie politique, de premier ordre et pas conjoncturelle.

D’ailleurs, les victimes du changement climatique et de la destruction environnementale sont souvent les mêmes, du fait d’un système économique qui favorise les détenteurs de capitaux au détriment de tous les autres. Une partie de l’électorat de gauche traditionnel considère donc, à tort ou à raison, que le combat pour la justice sociale n’est pas pris à bras-le-corps par l’écologie politique.

Comment expliquer, pour la social-démocratie, cette adhésion au néolibéralisme qui s’apparente à une trahison ou à du sabotage ?

Philippe Lamberts : Même si ce n’est pas uniforme en Europe, le sentiment de culpabilité d’être perçue comme peu sérieuse sur la question des finances publiques et de l’économie a joué. Pour gagner ses galons de respectabilité, il s’est alors agi de raccrocher le wagon idéologique dominant en matière d’économie. Et puis il y a eu une forme de notabilisation du personnel politique social-démocrate, très largement devenu carriériste, dont le profil sociologique s’est de plus en plus déplacé vers les classes supérieures éduquées.

L’une des dérives de la gauche est d’avoir surcompensé l’abandon du combat pour la justice sociale par la défense des minorités.

Carriérisme et homogénéité sociologique : le risque d’enfermement dans une bulle éloignant du réel est bien plus élevé que si l’on a un parcours de vie plus diversifié. On peut dire cela aussi de certains Verts. De plus, la gauche a accepté une sectorisation de son périmètre : chacun sa niche ; le social, c’est pour les socialistes ; l’environnement, c’est pour les environnementalistes. Finalement, on ne travaille que sur un élément du puzzle, mais pas sur le puzzle complet de la transformation.

D’ailleurs, la gauche n’a-t-elle pas été en retard dans la compréhension des enjeux nouveaux de l’époque – écologie, féminisme, discriminations, etc. ?

Philippe Lamberts : L’une des dérives de la gauche est d’avoir surcompensé l’abandon du combat pour la justice sociale par la défense des minorités. Comme si la justice sociale résultait de l’addition de ces luttes, alors qu’elle est un combat pour l’égale dignité de tous les êtres humains sans exception. Autrement dit, un métallo blanc de 50 ans victime de la délocalisation n’a pas moins de légitimité à être défendu qu’une caissière racisée dans un supermarché. Le combat pour la défense des minorités est justifié en tant que tel, mais il ne saurait être un substitut au combat général pour la justice et l’égalité.

  mise en ligne le 11 avril 2024

« Désengagement », « abandon », « flottement » : le PCF se fracture sur la cause palestinienne

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Malgré son soutien historique au droit à l’autodétermination du peuple palestinien, le Parti communiste français n’est pas en première ligne du mouvement contre le risque de génocide à Gaza. Des militants attribuent cet « abandon » à la politique du « pas de côté » de Fabien Roussel. La direction défend, elle, sa constance sur le sujet.

Un malaise grandit au sein du Parti communiste français (PCF), que même l’exigence de cohésion en pleine campagne pour les européennes du 9 juin ne parvient pas à étouffer complètement. « Les communistes sont disciplinés dans les moments électoraux, mais en réunion la gêne s’exprime », témoigne le maire communiste de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), Patrice Leclerc.

Le 8 mars, sa section a voté « à l’unanimité » une déclaration protestant contre le refus répété du parti de signer les appels à manifester du Collectif national pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI). Cette absence « nuit à notre soutien au peuple palestinien en France », affirment les communistes gennevillois.

Depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, la direction du PCF conditionne sa signature à plusieurs critères, comme le fait que le Hamas soit qualifié d’organisation terroriste et que la solution à deux États soit définie comme seule solution politique au conflit. À défaut, il défile avec ses propres mots d’ordre en queue de manifestation, ce que des militant·es fidèles à la cause vivent comme une ostracisation.

« On ne peut pas être ambigus, argue Christian Picquet, membre du comité exécutif national du PCF et proche du secrétaire national, Fabien Roussel. Ceux qui le sont cautionnent le Hamas, qui menace le peuple et la nation israélienne. Il faut lutter pour le partage de la souveraineté, or nous avons constaté que nos partenaires ne voulaient plus entendre parler de la revendication des deux États. »

Alors que l’armée israélienne a tué plus de 33 000 Palestiniennes et Palestiniens en six mois, l’argumentaire surprend les associations qui conduisent le mouvement de solidarité avec Gaza. Anne Tuaillon, présidente de l’Association France Palestine solidarité (AFPS), longtemps proche du PCF, se dit ainsi « a minima interrogative » : « Alors qu’il y a un génocide en cours, le PCF fait de cette seule solution une condition pour signer les appels communs. On a du mal à le comprendre, l’essentiel étant de marquer notre solidarité avec les Palestiniens. » Et cette incompréhension n’est pas isolée.

À rebours d’une longue tradition historique

Pour la première fois depuis l’élection de Fabien Roussel à la tête du parti en 2018, la contestation interne ne provient pas seulement des rangs de ses habituels opposants favorables à une ligne plus unitaire à gauche. Ainsi Raphaëlle Primet, coprésidente du groupe communiste au conseil de Paris, s’est fendue d’un courriel adressé au secrétaire national fin octobre 2023, comme le rapporte Orient XXI : des camarades « sont en colère contre [leur] manque de prise d’initiatives, de parole et d’actes forts », s’inquiétait-elle.

Depuis, la colère a pris la forme d’un schisme au sein du PCF. La fracture est apparue au grand jour lorsque Fabien Roussel a pris ses distances avec Rima Hassan, juriste et militante franco-palestinienne candidate aux européennes sur la liste de La France insoumise (LFI), le 10 mars sur CNews. 

Le lendemain, la députée communiste Elsa Faucillon se distinguait d’un post sur le réseau social X la montrant aux côtés de Rima Hassan dans une manifestation propalestinienne. « On a très peu de voix palestiniennes visibles dans le débat public et dès qu’il y en a, elles sont largement décriées, voire harcelées, explique l’élue. Accuser l’une d’elles en disant qu’elle ne participe pas à la paix traduit un pas de côté de Fabien Roussel sur un combat qui est pourtant historique du PCF. Cest ce qui m’a heurtée. » Un mois auparavant, plusieurs de ses collègues communistes avaient signé une tribune pour soutenir Rima Hassan contre les tentatives d’intimidation dont elle faisait l’objet.

« Le choix fait par la direction de participer à l’idée qu’il y a deux gauches sur la question palestinienne a créé de fortes divisions dans le parti : j’en ai fait les frais en étant taxé de “soutien des terroristes” par une camarade », relate Hadrien Bortot, secrétaire de la section du PCF du XIXe arrondissement de Paris. « Il y a un changement de ligne sur la Palestine, piloté par Christian Picquet, et ce n’est pas accepté par les communistes, quelle que soit leur sensibilité politique », affirme aussi Patrice Leclerc, le maire de Gennevilliers.

Le parti a accompagné et soutenu le développement du mouvement national palestinien, en s’engageant durablement auprès de Yasser Arafat et de l’OLP.

Si aucun parti de gauche n’a été épargné par les tensions suscitées par le choc du 7 octobre 2023 et par l’anticipation d’un engrenage de la vengeance, le PCF a particulièrement accusé le coup car le sujet touche au cœur de l’identité communiste depuis au moins les années 1970.

Après s’être battu en 1948 pour que la France reconnaisse Israël, le parti a, d’une part, dénoncé de manière cinglante ses visées expansionnistes et les agressions israéliennes depuis la guerre des Six Jours en 1967 ; et, d’autre part, accompagné et soutenu le développement du mouvement national palestinien, en s’engageant durablement auprès de Yasser Arafat et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP, créée en 1964).

« À partir de la fin des années 1970, le PCF est un élément très actif de la mobilisation propalestinienne, d’autant plus que les tendances d’extrême gauche commencent à disparaître. On est dans un climat où les divergences politiques s’effacent, et la base pour la plateforme de solidarité, c’est les deux États », explique le journaliste d’Orient XXI Alain Gresh, responsable du Moyen-Orient et du Maghreb dans la section politique extérieure du PCF entre 1978 et 1983. 

Depuis, l’action du parti s’est traduite par son investissement dans des structures comme l’Association pour le jumelage entre les camps palestiniens et les villes françaises (AJPF) ou le CNPJDPI, des déplacements dans les territoires palestiniens et en Israël (notamment pour soutenir des détenus comme Marwan Barghouti ou Salah Hamouri), ou encore l’interpellation des autorités françaises et européennes par ses parlementaires.

En 2023, le député communiste Jean-Paul Lecoq s’inscrivait dans cette tradition en défendant une résolution dénonçant « l’institutionnalisation » par Israël d’un « régime d’apartheid ». Le suivi du journal L’Humanité – dirigé par le sénateur communiste Fabien Gay – sur les massacres à Gaza témoigne aussi d’une continuité avec cet engagement.

Un enjeu de démarcation de LFI

Mais tous les communistes ne sont pas alignés sur la description de la réalité vécue par le peuple palestinien. Christian Picquet, qui a pourtant coordonné pendant plusieurs années le CNPJDPI, avait ainsi critiqué vivement le texte proposé par Jean-Paul Lecoq. Depuis le 7 octobre, ce clivage est réapparu au premier plan.

Sur son blog – qui reflète la ligne de la direction du parti –, l’ancienne figure du courant minoritaire de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) – qu’il quitta pour participer à la création du Front de gauche en 2009, avant de rejoindre le PCF en 2015 – a condamné dans différents textes (ici et là) le « pogrom à l’intention génocidaire déclenché le 7 octobre » et les « pulsions génocidaires » du Hamas, sans qualifier avec des termes semblables l’hécatombe dont les Palestinien·nes sont depuis victimes.

De même, alors que les Insoumis dénoncent régulièrement l’attitude de « soutien inconditionnel » à Israël de la majorité (en référence au discours de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet), Christian Picquet fustige celles et ceux qui, à gauche, « sous prétexte de soutien inconditionnel aux Palestiniens sous les bombes, se refusent à distinguer la lutte nationale de ce peuple d’un terrorisme qui lui obstrue toute chance de paix et d’émancipation ». Dans son collimateur notamment, la députée LFI Danièle Obono qui, poussée par le journaliste Jean-Jacques Bourdin le 17 octobre, avait fini par affirmer que le Hamas était « un mouvement de résistance qui se définit comme tel »

« Je pense que ce n’est pas nous qui avons changé, mais les autres forces de gauche engagées dans le mouvement de solidarité, et radicalement », défend ainsi Christian Picquet, interrogé par Mediapart. « Par leur refus de qualifier le Hamas de terroriste, les Insoumis affaiblissent la voix des Palestiniens en France », abonde Léon Deffontaines, tête de liste communiste aux européennes, qui accuse LFI de « chercher des parts de marché électorales dans des réseaux communautaires ».

Dans un contexte de criminalisation incessante du mouvement de solidarité avec la Palestine, dont le levier principal est l’amalgame avec le Hamas, la position du PCF est cependant jugée comme un « abandon » selon le maire de Gennevilliers, Patrice Leclerc. « L’apparent désengagement du PCF se note d’autant plus qu’il y a un très grand investissement de LFI, la comparaison saute aux yeux », remarque la présidente de l’AFPS Anne Tuaillon. « De manière générale, le PCF est très mobilisé, mais ce flottement au sommet fait que nationalement il apparaît comme ayant perdu sa boussole », abonde Alain Gresh.

La colère des communistes s’oriente donc vers Fabien Roussel qui, à force de chercher à se démarquer de LFI, a semblé en oublier pendant un temps ses fondamentaux sur la question palestinienne. Signe de la crise interne que traverse le PCF, Jean-Claude Lefort, beau-père de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri (qui a récemment porté plainte pour « tortures » lors de son incarcération en Israël), a annoncé qu’il quittait le PCF après soixante ans de militantisme, dont vingt ans comme député du Val-de-Marne.

« Je pense qu’on a voulu coller au discours médiatique et que six mois après, on essaye de changer de cap tout en ayant cassé le rassemblement nécessaire », estime Hadrien Bortot, qui remarque une inflexion du discours de Fabien Roussel depuis son déplacement à Jérusalem et à Ramallah il y a un mois. « On ne peut pas marquer un mouvement de recul dans une période où il faut avancer sur le cessez-le-feu et sur l’analyse d’un projet colonisateur qui mène une guerre génocidaire : ces mots ont une grande importance, car la qualification des faits, c’est aussi ensuite celle des responsabilités », pointe la députée Elsa Faucillon. 

Pour ces militant·es communistes engagé·es dans la cause palestinienne, ce sont les mots de l’ancienne secrétaire nationale du PCF Marie-George Buffet qui résonnent. Celle-ci avait prévenu, en 2005, dans son hommage à l’ex-ambassadrice de la Palestine en France Leïla Shahid : « Il faut savoir “ramer à contre-courant” lorsque c’est nécessaire, faire face aux vents médiatiques et politiciens qui sont souvent loin d’être favorables. »

Boîte noire

Pour cet article, je me suis appuyé sur la brochure de Jacques Fath, Le PCF et le conflit israélo-palestinien, éditée par l’Association France Palestine solidarité en 2006. 

 

   mise en ligne le 8 avril 2024

Raphaël Glucksmann,
le nouveau candidat du
« en même temps »

Anthony Cortes sur www.humanite.fr

Tête de liste du Parti socialiste et de son mouvement, Place publique, Raphaël Glucksmann se positionne, dans les sondages, en première position des candidatures dites de gauche. Une dynamique qu’il entend prolonger en usant d’un certain opportunisme.

En politique, l’absence de colonne vertébrale n’empêche pas de faire la course en tête. Raphaël Glucksmann, tête de liste du mouvement Place publique et du PS pour les européennes, en est la preuve. La truffe au vent, l’eurodéputé entend se laisser porter par les flots. Espérant profiter opportunément des ralliements d’électeurs de camps que tout oppose pourtant : Macronie et insoumis.

« Il ne faut pas cibler un électorat en particulier, nous précise-t-il. De plus en plus de gens se reconnaîtront en nous parce qu’ils verront dans notre dynamique une possibilité de s’engager sans sacrifier une partie d’eux-mêmes comme ils ont pu le faire lors de précédentes élections ». Et pour l’instant, à en croire les sondages, ça marche : crédité de 13 % des intentions de vote dans la dernière enquête Harris interactive, il est actuellement en tête à gauche et à quatre points seulement de la tête de liste Renaissance, Valérie Hayer.

Tout sur l’Ukraine, rien sur Gaza

Oui mais à partir de quelle ligne ? Depuis le début de la campagne, le candidat a fait de l’international sa thématique prioritaire. Logique pour celui qui avouait, en 2018, se sentir « davantage chez lui culturellement » à New York ou à Berlin plutôt qu’en Picardie. Et qui, ces dernières années, a plus foulé les sols rwandais, géorgiens et ukrainiens, en bon disciple de Bernard-Henri Lévy, que notre chère « diagonale du vide ».

Particulièrement offensif sur la question ukrainienne depuis le début de la campagne, appelant la France et l’Union européenne à entrer en « économie de guerre » face à la Russie, sa stratégie lui a valu quelques tacles de la part du PCF et de la FI, qui jugent ses propos « va-t’en guerre ».

Dans son entourage, cette priorité est assumée et doit même « déterminer la ligne de la gauche ». « La question qui est posée, c’est l’Europe, et il est urgent pour la gauche de la trancher, explique-t-on. Notre candidature propose ce choix. Regardez le programme de la Nupes : ils sont d’accord pour ne pas être d’accord. Mais si la gauche veut accéder au pouvoir plutôt que de rester bloquée en AG, il lui faut assumer dans quel camp elle est, avec quels pays elle voudrait former des alliances ».

Aurore Lalucq, eurodéputée candidate sur la liste de Raphaël Glucksmann, ne veut pas entendre parler de l’après 2024. Mais elle aussi assume le pari de son chef de file : « Sa candidature, c’est celle qui entend être à la hauteur d’enjeux internationaux majeurs. La guerre en Ukraine, l’élection probable de Donald Trump, l’offensive de la Chine qui lamine notre industrie. Les insoumis le renvoient à ce qu’ils peuvent : à ce qu’il est, à des archives… Mais Raphaël a de l’épaisseur ».

Malgré son angle mort sur Gaza ? En refusant d’employer le terme « génocide » pour qualifier le carnage en cours mené par les forces israéliennes, le candidat est apparu isolé sur cette position (qu’il qualifie de « précautionneuse juridiquement »). Jusqu’à brouiller son image de justicier forgée à coups de publications flashy sur les réseaux sociaux en défense de minorités opprimées, comme les Ouïghours, et de donner du crédit à ceux qui voient en lui le digne héritier de son père, le philosophe atlantiste André Glucksmann, disparu en 2015. Étiquette légitimée par certains de ses votes à Bruxelles, notamment contre la résolution du 24 novembre 2022 déplorant la situation des droits de l’Homme au Qatar.

En privé, le candidat s’agace de ce « procès » : « Il n’y a pas d’atlantistes, puisqu’il n’y a plus d’atlantisme ». Pourtant l’OTAN ne s’est jamais aussi bien porté depuis des décennies… Reste que d’après Manuel Bompard, coordinateur national de la France insoumise, « Glucksmann perd 2 000 abonnés par semaine sur Instagram à cause de Gaza ! ». Le bras droit de Jean-Luc Mélenchon le sait, il tient les comptes lui-même.

Vrai libéral et faux converti ?

Difficile pour le néo-socialiste de se faire sa place dans une famille qui le rejette. Pour une grande partie de la gauche, Raphaël Glucksmann reste un libéral. En cause, ses propos tenus en 2007 à l’occasion d’une réunion du parti Alternative Libérale où il indiquait avoir toujours été « séduit par la philosophie libérale ». Ou encore ses années géorgiennes, en tant que conseiller du très libéral président Mikhaïl Saakachvili, artisan de la suppression du salaire minimum et du licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires.

Sans oublier ses éloges de Nicolas Sarkozy, à la même période, qui selon lui « brise les tabous » en se montrant « libre et insolent ». Ou, plus récemment, ses nombreux votes communs avec le bloc centriste au parlement européen, comme rapporté par Valérie Hayer elle-même : « Il devrait être avec nous et il le sait. Il serait beaucoup plus efficace pour porter ses idées et avoir des résultats ! ».

Aujourd’hui, un grand nombre de ses positions le ramène vers cette rive originelle, quand bien même il affirme publiquement sa conversion à la régulation en citant de grandes figures socialistes. Des exemples ? Raphaël Glucskmann est pour l’élargissement de l’UE à l’Ukraine et à la Moldavie, au risque d’élargir le marché européen et d’accroître la concurrence dont pâtissent déjà agriculteurs, industriels, et ouvriers.

Il assure également que l’UE doit assumer un « saut fédéral », qui ne ferait que saper un peu plus la souveraineté des États. Proposition qui fait bondir de nombreux cadres socialistes. « Pour se couper de la base populaire, on ne peut rien faire de mieux, s’agace l’un d’eux. Nous avons pour devoir de nous adresser à la France du non au Traité constitutionnel de 2005, pas de l’insulter ».

« Concevoir la transition écologique comme une révolution industrielle, c’est s’adresser à cette France victime de la globalisation, rétorque la tête de liste. Mais je ne veux pas segmenter mon propos, je suis convaincu que notre discours sur la reprise en main de notre destin, notamment via l’instauration d’un protectionnisme écologique européen, peut parler à tous ». Auprès de son équipe, il le martèle : « Il faut faire comprendre que nous sommes aussi des souverainistes, mais européens. Que l’on ne représente pas « Globalia » ! ». Qui le croira ?

Attirer les derniers macronistes « de gauche » et les effrayés du mélenchonisme

Surtout ne pas se montrer trop clivant. Rester consensuel, lisse, et assez mou, pour attirer les déçus du macronisme, longtemps assez naïfs pour croire à la jambe gauche de l’exécutif, et les effrayés du « bruit et de la fureur » mélenchoniens. Certains espèrent le voir faire le meilleur score le 9 juin prochain pour initier la reconstruction d’une social-démocratie française en délicatesse depuis le mandat de François Hollande.

Ce dernier a récemment envoyé à Raphaël Glucksmann un exemplaire dédicacé de son livre sur l’Europe, tandis que d’anciens ténors de la Hollandie, comme Stéphane Le Foll, se réjouissent publiquement de sa dynamique « loin de la Nupes et de Mélenchon ».

« Aujourd’hui, sa voix nous permet de retrouver de la voix, se satisfait Sébastien Vincini, secrétaire national du PS. Il montre qu’il existe une gauche qui assume son rôle dans la construction européenne sans transiger sur ses valeurs, il aura donc certainement un rôle à jouer à l’avenir ». Mais cela l’intéresse-t-il vraiment, un destin national, lui l’Européen sans frontière, le citoyen du monde ? Là encore, le cap n’est pas clair. L’aventure, éternel luxe bourgeois.

 

   mise en ligne le 30 mars 2024

Avenir de la gauche : les promesses fumeuses de Glucksmann et Mélenchon

Astrid Jurmand | sur www.regards.fr

La gauche continue de se diviser à l’approche du scrutin européen. Après s’être inscrit sur la liste de son mouvement aux élections européennes, afin de « pousser et donner de la force à cette liste », Jean-Luc Mélenchon a tenu à réaffirmer son intention d’unir la gauche.

« S’ils votent pour nous, il aura une union. S’ils ne votent pas pour nous, il n’y aura pas d’union. » Toujours aussi lapidaire, Mélenchon, entre promesse et chantage, cherche à susciter des réactions autant que des soutiens parmi les électeurs. « Si vous vous abstenez, vous votez Macron et Le Pen. » Et de rappeler, sommateur : « J’exige que vous vous engagiez ». Parce que, pour le fondateur de LFI, ces élections européennes « préparent l’élection présidentielle de 2027 ».

Pour le politologue Frédéric Sawicki, « au sens littéral, on peut y voir une sorte de quitte ou double : votez pour nous pour préparer la suite et, si tel n’est pas le cas, LFI considérera peut-être cela comme un désaveu et la preuve qu’il faudra changer le leadership à gauche ou au moins de stratégie ».

Une union épineuse mais attendue

La responsable des relations unitaires de Génération.s, Marie Luchi, estime quant à elle que « toutes ces déclarations sont un petit peu intéressées et ne traduisent pas la réalité de la situation de la gauche aujourd’hui » – une sorte de chantage au vote pour obtenir l’union en 2027. Pis, elle ne pense pas que cela soit susceptible de beaucoup faire avancer la machine de la gauche.

Pourtant cette union continue de représenter un espoir chez beaucoup, voire une nécessité, y compris pour que les électeurs aient envie de se dépasser : s’imaginer en position de gagner une élection est un formidable moteur d’engagement et de dynamique. Mais, nécessairement, il faut que cela s’appuie sur quelque chose de plus collectif que ce qui a pu être fait par le passé, « même si, évidemment, note Marie Luchi, il faut quelqu’un pour l’incarner. Je pense que la France insoumise a des qualités qui permettront à la gauche réunie de gagner, mais pas seule ».

Du côté de chez les Verts, on est sur la même longueur d’onde. Comme nous le rappelle la députée LFI Raquel Garrido : « Les écolos ont déjà adopté une résolution envisageant une candidature d’union en 2027 qui pourrait ne pas être issue de leurs rangs – et ce, indépendamment du score de chaque liste de gauche aux européennes ».

Déjà des divergences

« En 2027, je suis pour que la gauche se rassemble, mais elle ne se rassemblera pas sur la ligne de Jean-Luc Mélenchon », a asséné Raphaël Glucksmann ce week-end sur BFMTV.

Si tous à gauche disent vouloir unifier leur famille politique au sens large, ils assument aussi le « gouffre qui les sépare » (une expression assumée par le fondateur de Place Publique). « Cette campagne va permettre de trancher les lignes (sic) à gauche sur la question de la géopolitique de l’Europe, du rapport aux dictatures, du rapport aux droits humains, du rapport à la violence ». Ce gouffre, ce sont notamment les prises de positions des uns et des autres sur la situation à Gaza. « Raphaël Glucksmann déshumanise les Palestiniens. Il ne veut pas reprendre le mot ‘génocide’ pour parler de la situation à Gaza », souligne ainsi Jean-Luc Mélenchon. 

Mais Frédéric Sawicki continue d’y croire : « Je ne pense pas que ce soit irréversible… Ça affaiblit et décrédibilise l’union mais après les élections, il faudra passer à autre chose et, si les clivages risquent de perdurer, je pense que ça ne sera pas suffisant pour empêcher de renouer ». Mais aujourd’hui, force est de constater la violence des échanges entre les différentes formations : Raquel Garrido déplore des « attaques très dures » entre communistes et insoumis, qui semblent oublier que ces deux sensibilités siègent exactement dans le même groupe au Parlement européen : « Si Léon Deffontaines était député européen, il aurait Manon Aubry comme présidente ».

Et après, ça donnerait quoi ?

S’il n’y a pas très rapidement une discussion pour se mettre d’accord sur les modalités de l’élaboration d’un programme commun et d’une candidature commune pour 2027, il va se reproduire ce qu’il s’est passé en 2017 et 2022, « c’est-à-dire un risque d’élimination au premier tour et une non-présence de la gauche au second », craint Frédéric Sawicki. Las, la concurrence actuelle entre les différentes listes de gauche pendant la campagne des européennes contraint à mettre l’accent sur les différentes appréciations par rapport notamment aux enjeux internationaux.

L’attente principale de nombreux acteurs comme de militants ou de sympathisants demeure aujourd’hui une recomposition de ce qu’a été la NUPES – ou tout du moins un rééquilibrage. « On a encore le temps de construire quelque chose de bien pour 2027. Mais pour ça, il faut avoir le souhait de construire », alerte Marie Luchi. « Continuer à mettre en scène des gauches irréconciliables, ça ne répond pas aux attentes de la société française qui pourrait voter à gauche. » Et, surtout, est donnée à voir une perte de crédibilité non pas technique, mais humaine. À gauche, souvent, il y a une crainte permanente de la trahison sociale – seulement, si la gauche ne reprend jamais le pouvoir, elle auront beau être restée la plus pure de chez pur, elle n’aura fait avancer ni le débat, ni le combat.

   mise en ligne le 26 mars 2024

Européennes : Ruffin engage la gauche sur le « front de la Somme »

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Mobilisés en soutien aux salariés de l’usine Metex à Amiens, Manon Aubry, Léon Deffontaines et Marie Toussaint ont dénoncé d’une même voix, autour de François Ruffin, le laisser-faire de l’Europe face au dumping chinois. À l’initiative, le député picard veut mettre la question sociale au centre des européennes.

Amiens (Somme).– C’est encore une fois par la Picardie que la question sociale s’invite dans la séquence électorale – et par une usine menacée de fermeture, donc. Ce 25 mars, l’Insoumise Manon Aubry, le communiste Léon Deffontaines et l’écologiste Marie Toussaint, têtes de liste de leurs partis respectifs aux élections européennes du 9 juin, ainsi que la socialiste Chloé Ridel, candidate sur la liste Parti socialiste-Place publique, se sont retrouvé·es sur le parking de l’usine Metex, dans la zone industrielle d’Amiens-Nord (Somme).

Cette fabrique de lysine (un acide aminé essentiel pour l’alimentation animale et la production pharmaceutique) est placée en redressement judiciaire. Près de 300 emplois sont menacés. « À défaut d’avoir réussi à mettre tout le monde sur la même liste, on a mis tout le monde sur le même parking », commente Guillaume Ancelet, président du microparti Picardie debout, qui voit dans cette lutte « un cas d’école pour forcer le gouvernement à mettre ses paroles sur la réindustrialisation en actes ».

Au micro, le député de La France insoumise (LFI) François Ruffin distribue la parole devant quelques centaines de salarié·es aux gilets fluo de leurs syndicats. Habitué à couvrir la série noire des délocalisations dont son département est victime depuis des décennies (il l’a rebaptisé le « front de la Somme »), l’ancien journaliste de Fakir a préparé les esprits aux interventions politiques, qui ne sont pas toujours les bienvenues.

Depuis près d’un an, il alerte le gouvernement et pousse discrètement le dossier, en vain. « C’est notre dixième rencontre [avec les salarié·es], nous avons fait preuve d’une grande patience. Maintenant, 300 foyers se demandent comment demain ils vont remplir leur frigos : c’est de l’angoisse qui monte ! », lance-t-il. Les éventuels repreneurs ont jusqu’au 6 mai pour déposer leurs offres – deux groupes, l’un français, l’autre sud-coréen, seraient intéressés.

Le temps de la médiatisation est donc venu, selon une mécanique bien huilée dans la geste ruffiniste. François Ruffin a une longue expérience des batailles désespérées contre les fermetures d’usines, en particulier sur son territoire, les plus emblématiques étant celles de Goodyear (fermée en 2014) et de Whirlpool (fermée en 2018).

Les élections européennes peuvent offrir à la lutte des Metex une fenêtre d’opportunité. « Les oreilles des ministres, celles des partis, s’ouvrent un peu. Il faut mettre la production au cœur de cette campagne des européennes. Je ne peux pas promettre qu’on va gagner, mais je peux promettre que cette fermeture ne passera pas comme une lettre à la poste », s’engage-t-il, généreusement applaudi par des salarié·es aux mines déterminées.

La gauche unie pour défendre le travail

Sur les banderoles qui entourent l’imposante usine biotechnologique, les causes du marasme s’étalent en un slogan lapidaire : « La Chine nous tue. L’Europe cautionne ». Metex, dernière usine d’Europe à produire de la lysine, pourrait fermer à cause de l’ouverture de l’Europe au marché chinois, où le produit est deux fois moins cher, mais cinq fois plus polluant.

« On nous parle d’écologie, mais quand on vient aux actes, l’Europe laisse les produits chinois inonder notre marché, quitte à sacrifier nos emplois, déplore ainsi Samir Benyahya, délégué syndical CFDT (majoritaire dans l’usine amiénoise). Nous sommes les oubliés d’un système européen très bureaucratique. » Il fait référence aux mesures antidumping au niveau européen, qui traînent en longueur alors que la trésorerie de l’usine est à sec.

Le communiste Léon Deffontaines, Amiénois lui aussi, peut en témoigner : « C’est un département qui vit au rythme des directives européennes. Amiens a d’ailleurs souvent été le point névralgique de luttes pour l’emploi au niveau national. C’est concrètement une des grandes questions posées par ces élections européennes : la défense du tissu industriel. Cette affaire est symptomatique de l’Europe qui mène droit dans le mur en mettant les travailleurs en concurrence déloyale. »

Si l’Union européenne est aussi particulièrement pointée du doigt, c’est qu’elle a supprimé ses quotas sucriers depuis 2017 (la lysine est fabriquée à base de sucre), ce qui fait varier fortement ses cours. Questionné par François Ruffin sur les droits de douane sur la lysine, le ministre de l’industrie a répondu : « La lysine fait aujourd’hui l’objet d’un droit de douane de 6,3 % à l’importation. […] Sur demande de plusieurs États-membres, un contingent tarifaire s’est ouvert sur la lysine depuis 2020. À ce jour, ce contingent permet d’importer 300 000 tonnes de lysine par an en exemption de droits de douane. »

Face à cette machine infernale du dumping européen et extra-européen, la gauche fait front commun sous le mot de « protection », voire de « protectionnisme ». Au micro devant les salarié·es, Manon Aubry prend ainsi Emmanuel Macron aux mots : « Macron a dit que déléguer à d’autres notre capacité à produire était une folie. Oui, dépendre de la concurrence chinoise, c’est une folie environnementale, c’est une folie du point de vue industriel, et c’est une folie pour 300 salariés qu’on laisse sur le carreau. Et cette folie, ils la continuent en signant à tour de bras des accords de libre-échange ! »

En aparté, l’écologiste Marie Toussaint impute aussi la situation à « l’absence de protection de notre économie » : « Ce qui distingue la gauche et les écologistes, c’est qu’on ne veut pas se laisser dicter l’avenir par le modèle juridique du capital mondialisé. »

Le retour du protectionnisme

Que la gauche et les écologistes s’alignent globalement sur cette question – même si des divergences demeurent sur le degré de confiance dans les institutions européennes pour changer la donne – est pris comme un signe de progrès par François Ruffin. Celui-ci avait publié en 2011 un « journal intime de [s]es pulsions protectionnistes » : « C’était alors très mal vu de parler de protectionnisme. Maintenant tout le monde en convient : si on veut avoir une politique industrielle dans le pays, il faut une politique commerciale cohérente. »

En filigrane, François Ruffin instruit le procès du Parti socialiste (PS) qui, lorsqu’il gouvernait, n’a fait qu’accompagner ces effets de la mondialisation. « Mon camp s’est coupé de sa branche ouvrière. Jacques Delors a fait l’élargissement de l’Union européenne, et François Lamy l’OMC. On a eu des campagnes entières de gauche socialiste dans lesquelles on ne prononçait pas le mot “ouvrier” parce qu’il puait. Les mots ont changé, heureusement », résume le député-reporter, qui s’est imposé en 2017 sur une terre où l’extrême droite ne cesse de progresser depuis 2012, sur les ferments de la désolation laissée par la désindustrialisation.

L’inquiétude sur les bénéfices électoraux que le Rassemblement national (RN) pourrait tirer de la situation, une nouvelle fois, aux européennes du 9 juin, hante la gauche, et François Ruffin en particulier. Dans son dernier livre, Mal-travail. Le Choix des élites, François Ruffin écrit : « Le mépris du travailleur engendre la défiance du citoyen. […] Et surtout via des bulletins pour le RN. Avec une gauche qui n’incarne plus naturellement, spontanément, le “parti du travail”. »

Léon Deffontaines, qui avait fait campagne pour lui en 2017 (Ruffin avait réussi à rallier toute la gauche, hors PS, derrière lui), abonde : « La montée de l’extrême droite ici s’explique par un sentiment de déclassement, mais aussi par une déception de la gauche. Avant, la colère des ouvriers s’exprimait par un vote de gauche. Mais beaucoup de ses promesses sont restées lettre morte, et aujourd’hui beaucoup de gens pensent que c’est le RN qui défend le travail. »

Au début du rassemblement, ce 25 mars, le suppléant du député RN Jean-Philippe Tanguy (de la circonscription voisine), Philippe Théveniaud, était présent, avec la candidate du RN qui avait affronté François Ruffin, Nathalie Ribeiro-Billet.

S’ils ont été rapidement refoulés par les syndicalistes, leur présence en dit long. « On le sent : quand on sort d’Amiens, la montée de l’extrême droite est puissante, tout comme le rejet dont la gauche fait l’objet », commente Arthur Lalan, secrétaire fédéral du Parti communiste français (PCF) de la Somme. « À la campagne, les gens n’ont pas le même rapport aux institutions que dans les villes, conclut-il. François a le discours qu’ont eu les communistes pendant des années, et qui n’a pas bougé. Espérons que cela suffise. »

  mise en ligne le 15 mars 2024

Sophie Binet : « Nous avons besoin d’une rupture
aussi forte que celle posée par le CNR »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Pour les 80 ans du programme du Conseil national de la Résistance, Sophie Binet signe une préface de la réédition des Jours heureux. La secrétaire générale de la CGT alerte sur le glissement d’un patronat qui refuse de répondre aux défis sociaux et environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses.

Quatre-vingts ans d’espoirs, toujours intacts. Le 15 mars 1944, était adopté le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), les Jours heureux. Au péril de leur vie, les représentants de l’ensemble de la Résistance voulaient instaurer une véritable démocratie économique et sociale, impliquant « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ».

Depuis, sous le poids du patronat et des néolibéraux, le legs du CNR est de plus en plus attaqué. Dans une préface de la réédition des Jours Heureux, « Il est minuit moins le quart » (Grasset, 9 euros), la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, présente une relecture personnelle des Jours heureux, dont les postulats sont toujours d’actualité.

En quoi les Jours heureux sont-ils une source d’inspiration ?

Sophie Binet : Ce programme a donné lieu au plus grand cycle de réformes économiques et sociales depuis la Révolution française. Si on ne m’avait pas sollicitée, je n’aurais jamais osé écrire la préface des Jours heureux, ne me sentant pas légitime face à un texte d’une telle force. J’ai accepté en considérant que cela permettait la reconnaissance de la place et du rôle du syndicalisme, singulièrement celle de la CGT, dans la Résistance et dans la reconstruction de la France.

Le dernier président du CNR, Louis Saillant, était un dirigeant de la CGT. Près du tiers de ses membres étaient des syndicalistes. L’entrée de Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon est une reconnaissance du rôle du mouvement ouvrier dans la Résistance. L’objectif des Jours heureux n’était pas seulement la libération nationale, mais bien d’analyser et de rompre avec ce qui a conduit la France à collaborer. D’où ce programme, en rupture complète avec le régime de Vichy et les forces de l’argent.

Ses auteurs se sont interrogés sur la corruption des élites. Des Jours heureux, je retiens deux fils rouges : l’humanisme radical, ciment de ce rassemblement de différentes forces de Résistance, mais aussi, la volonté de reprendre le pouvoir sur l’économie.

Ces deux postulats sont-ils valables de nos jours ?

Sophie Binet : Oui. Cependant, ne tombons pas dans la nostalgie d’un passé mythifié. Les Jours heureux ont des lacunes, notamment sur la place des femmes et la question coloniale. Les massacres de Sétif interviennent dès le 8 mai 1945. Les Algériens voulaient bénéficier des principes portés par les résistants. Le monde a changé et de nouvelles questions se posent aujourd’hui, concernant notamment le défi environnemental et la globalisation de l’économie.

La force de la Résistance était sa jeunesse. On ne mobilise pas les jeunes sur de la nostalgie. Le programme du CNR comporte deux parties, une sur l’intensification de la lutte armée, et la deuxième sur le programme de réformes. Ces deux parties permettent de donner un contenu offensif à la notion de résistance : se battre et se défendre, mais, en même temps, porter un projet de conquête. Il ne s’agit donc pas de faire un copier-coller du programme du CNR, mais bien de s’inspirer de ses principes.

Pourquoi écrire que « pour le néolibéralisme, la démocratie est désormais un problème » ?

Sophie Binet : Nous faisons face à un grand hold-up démocratique. Les multinationales ont accaparé le pouvoir, au point d’être plus puissantes que des États. L’exécutif n’a qu’une seule obsession : que la France soit bien classée par les agences de notation. D’où les annonces sur les tours de vis austéritaires de Bercy.

Dans le même temps, les populations et les travailleurs prennent conscience de l’impasse sociale et environnementale du néolibéralisme. La question posée est démocratique : comment allons-nous reprendre la main ? Nous avons besoin d’une rupture aussi forte que celle posée par le CNR.

En détricotant méthodiquement son héritage, les néolibéraux ne sont-ils pas la cause de la résurgence de l’extrême droite ?

Sophie Binet : Dès la Libération, le capital a déclaré la guerre au programme du CNR. Mais la dynamique populaire autour des Jours heureux a donné la force nécessaire pour son application, dans les grandes lignes. Il a fallu attendre le mandat de Nicolas Sarkozy pour que l’offensive soit clairement assumée par l’assureur Denis Kessler. L’ancien numéro 2 du Medef appelait à « défaire méthodiquement » le programme du CNR.

En 2007, nous étions à un moment de bascule. Les résistants s’éteignaient à petit feu, et la droite rompait avec son héritage gaulliste. C’est une rupture sociale et morale, ayant pour conséquence la remise en cause du barrage républicain. Cette frontière étanche était une particularité française, issue de la Résistance. L’extrême droite prospère sur les cendres laissées par les politiques néolibérales.

Nous assistons actuellement à la tombée des digues entre l’extrême droite et les partis républicains. La loi immigration en est le symbole. Comble du cynisme, Emmanuel Macron récupère le sigle du CNR, en lançant un Conseil national de la refondation, tout en détricotant son héritage. Mais cela démontre que, quatre-vingts ans après, le CNR est encore très parlant.

Par quels aspects ?

Sophie Binet : D’abord, la notion même de résistance. Il revient à nos organisations d’entretenir la mémoire avec les résistants et d’opérer une forme de passation. Les Français sont largement attachés à la Sécurité sociale. Lors de sa création, le patronat n’était pas en mesure de s’y opposer.

Le mouvement social de 2023 démontre que les Français sont fortement liés au système de retraite par répartition. C’est d’ailleurs pour cela qu’aucun gouvernement n’a osé privatiser frontalement les retraites. À défaut, les gouvernements ont baissé progressivement les niveaux de droits et de garanties pour laisser un espace à la capitalisation.

Diriez-vous que, pour maintenir la captation des richesses au détriment du travail, le capital financiarisé a tout intérêt à s’appuyer sur les forces réactionnaires ?

Sophie Binet : Oui. Une partie du capital bascule à l’extrême droite. Le tournant se fonde sur des alliances entre la droite et l’extrême droite, sous le patronage d’une partie du capital. Le Brexit a été financé par un courant de la City qui y avait intérêt pour faire de la Grande-Bretagne un paradis fiscal. L’extrême droite tire profit de l’intégrisme religieux.

En France, Vincent Bolloré finance les catholiques intégristes qui combattent l’IVG ou l’homoparentalité. Le courant wahhabite est subventionné par les pétromonarchies. En Israël, les ultrareligieux participent à une coalition gouvernementale. Les intégrismes, d’ailleurs, s’auto-alimentent : Netanyahou est le meilleur allié du Hamas et inversement.

D’où le titre de votre préface, « Il est minuit moins le quart » ?

Sophie Binet : Exactement. Partout, l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir développe des logiques guerrières. Nous replongeons dans des situations semblables à celles d’avant le programme du CNR et le grand sursaut collectif d’après la Seconde Guerre mondiale.

Vous expliquez que l’extrême droite pourrait tirer profit de la crise climatique. Comment ?

Les crises se nourrissent entre elles. Les migrations climatiques vont se multiplier. Les forces de l’argent, cupides, refusent de répondre aux défis environnementaux pour ne pas remettre en cause l’inégale répartition des richesses. De fait, les travailleurs sont la seule variable d’ajustement. Un exemple : le diesel va être taxé mais pas le kérosène, utilisé par les jets privés.

L’extrême droite peut ainsi dérouler un discours climatosceptique. C’est un signal d’alarme pour la gauche et le syndicalisme sur l’impérieuse nécessité de dépasser les contradictions entre le social et l’environnemental. C’est pour cela que la CGT est en train de bâtir un plan d’action syndical pour l’environnement : quelle croissance soutenable dans un monde où les limites environnementales sont claires ?

Un des atouts du CNR n’est-il pas l’introduction de la notion de la planification de l’économie ?

Même des économistes libéraux l’admettent. Dans son rapport sur les incidences économiques de l’action pour le climat, Jean Pisani-Ferry, un proche d’Emmanuel Macron, pointe trois leviers : la planification, l’investissement, la taxation des plus riches.

En 1944, les questions environnementales n’existaient pas, l’enjeu était la reconstruction d’une France ruinée. La CGT était partie prenante de la bataille de la production. Aujourd’hui, la planification est indispensable pour répondre aux défis sociaux et environnementaux.

Le programme du CNR ne tire-t-il pas aussi sa force de son acceptation par un large spectre de forces sociales et politiques ?

Sophie Binet : Ce compromis est fort, parce qu’il s’est fait sur la base des intérêts du monde du travail. Le capital, collaborationniste, était en dehors du CNR. Les Jours heureux sont un compromis politique, pas économique. À la Libération, nous avons obtenu de nombreuses avancées : les comités d’entreprise, le statut de délégué du personnel ou encore, bien sûr, les nationalisations… Il a fallu l’ordonnance de février 1945 et la loi de mai 1946 pour imposer, avec des compromis, les comités d’entreprise au patronat farouchement opposé.

Aujourd’hui, comme il y a quatre-vingts ans, l’enjeu est bien la place des travailleurs dans la prise de décisions stratégiques des entreprises. Les patrons considèrent toujours qu’il est de leur ressort de définir les grandes orientations de l’économie. C’est une question centrale dans l’affrontement de classe avec le capital. Dégager toujours plus d’argent pour les actionnaires est une impasse sociale et environnementale.

Une des leçons que vous tirez du CNR est celle d’une « construction par le bas ». Que voulez-vous dire ?

Sophie Binet : Nous sommes dans un temps autoritaire. C’est vrai dans l’usage du pouvoir par Emmanuel Macron, mais aussi dans l’entreprise, avec un management toujours plus dur et une ligne directrice : décider d’en haut ce qui est bien pour les gens. A contrario, le programme des Jours heureux a été voté à l’unanimité de ses membres, en pleine clandestinité.

Cette dernière n’a pas été un prétexte pour couper court au débat, qui a duré près de neuf mois, donnant lieu à trois versions du programme, largement amendées. Je veux retenir cette pratique démocratique poussée. L’essentiel du programme a été mis en œuvre, sous l’impulsion de Louis Saillant, autour d’une grande dynamique populaire. Le général de Gaulle avait besoin du CNR pour peser sur les Anglo-Américains, mais refusait de se voir imposer son programme.

La Libération a donné lieu à un bras de fer avec le gouvernement provisoire. Louis Saillant a pris de nombreuses initiatives, comme celle du grand rassemblement au Vél’d’Hiv, le 7 octobre 1944, ou les états généraux de la renaissance française, permettant la victoire des partis du CNR, en 1946, et l’application des Jours heureux.

Vous appelez à « reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique (…) ni courroie de transmission ni organisation corporatiste ». Quelle place la CGT doit-elle prendre ?

Sophie Binet : Marcel Paul et Ambroise Croizat, deux cégétistes, sont entrés au gouvernement et ont joué un rôle central pour mettre en place les grandes conquêtes ouvrières. Louis Saillant a, lui, refusé, pour jouer son rôle de contre-pouvoir. Bien qu’ayant plusieurs ministres et députés, la CGT est restée dans son rôle de contre-pouvoir et la bataille menée par Louis Saillant avec le CNR a permis de renforcer les marges de manœuvre de Marcel Paul et d’Ambroise Croizat.

La CGT est un syndicat qui a vocation à intervenir sur le terrain politique, non pas comme un parti, mais pour défendre les travailleurs. Le syndicalisme a une capacité unitaire, nous l’avons démontré lors de la mobilisation de 2023. En 1934, la réunification de la CGT est déterminante pour la dynamique du Front populaire. En 1943, les accords du Perreux (reconstitution de la CGT – NDLR) aident à la constitution du CNR.

Vous avez été à l’initiative d’une large mobilisation politique, associative, syndicale, contre la loi immigration, le 21 janvier. Ce mode de rassemblement doit-il revoir le jour ?

Sophie Binet : Oui. L’appel du 21 janvier rassemblait des gens très différents, autour d’un humanisme radical. La loi immigration fait partie des moments de clarification, de refus de céder sur des valeurs essentielles. Nous avons rassemblé des acteurs syndicaux et associatifs qui, par habitude, ne signent jamais d’appel avec les politiques.

J’ai moi-même sollicité des responsables religieux, ce qui n’est pas dans les habitudes d’une secrétaire générale de la CGT. Nous avons rassemblé des gens de gauche et de droite. La gravité du moment l’exigeait. Nous avons semé des graines. La rose et le réséda.

  mise en ligne le 18 évrier 2024

Sanctions contre Israël :
les gauches convergent sur le principe

Fabien Escalona, Pauline Graulle et Ilyes Ramdani sur www.mediapart.fr

Initialement portée par les seuls Insoumis, la revendication de sanctions diplomatiques et économiques contre l’État hébreu réunit de plus en plus les gauches françaises. L’embargo contre les armes fait consensus, de même qu’un durcissement des mesures contre la politique de colonisation.

Tardivement, le ton des diplomaties occidentales se durcit à l’égard de Benyamin Nétanyahou. Alors que le bilan humain de l’intervention militaire de l’État hébreu dans la bande de Gaza approche des 30 000 morts, le premier ministre israélien menace d’une opération d’ampleur la ville de Rafah où se sont réfugiées plus d’un million de personnes dans des conditions effroyables.

Jeudi soir, le président des États-Unis Joe Biden a tenté de dissuader Benyamin Nétanyahou. En France aussi, Emmanuel Macron a haussé le ton cette semaine, signifiant mercredi au chef du gouvernement israélien « l’opposition ferme de la France à une offensive israélienne à Rafah ». « Le bilan et la situation humaine sont intolérables et les opérations israéliennes doivent cesser », a dit Emmanuel Macron, avant de menacer deux jours plus tard de reconnaître l’État palestinien, ce qu’il s’est toujours refusé à faire jusque-là.

Les deux pays ont par ailleurs pris des mesures de rétorsion à l’égard de « colons violents » en Cisjordanie, mais aucune en lien avec les crimes et destructions commises à Gaza. Longtemps évitée par les chancelleries, mais aussi largement absente du débat public, la question des moyens concrets d’arrêter la tragédie en cours finit par devenir incontournable. 

En France, Jean-Luc Mélenchon a été le premier responsable politique de premier plan à demander clairement, le 14 décembre dernier, des « sanctions économiques contre le gouvernement de l’État d’Israël ». En Belgique, le président du Parti socialiste (PS) belge Paul Magnette a défendu la même chose. Mercredi, sans prononcer le mot, les premiers ministres d’Espagne et d’Irlande ont évoqué les « mesures adéquates » à prendre par la Commission européenne en cas de non-respect par Israël des droits humains. 

Mais qu’en pensent les gauches françaises dans leur diversité ? Ces dernières semaines, en dehors donc de l’expression de La France insoumise (LFI), il était difficile d’y voir clair dans le positionnement public des uns et des autres. La dénonciation de l’action du gouvernement israélien, souvent vigoureuse, s’achevait volontiers sur des propos plus évasifs à propos des pressions à exercer à son égard. 

Mediapart a donc sollicité par écrit les quatre partis disposant d’un groupe à l’Assemblée nationale – La France insoumise (LFI), le Parti socialiste (PS), Les Écologistes et le Parti communiste (PCF). Des questions similaires ont été adressées aux chef·fes de groupe et à des député·es identifié·es pour leur travail sur le sujet. Raphaël Glucksmann, tête de liste des socialistes aux prochaines européennes mais leader de Place publique, a également été interrogé. 

Sanctions contre les exactions de colons : un consensus pour aller plus loin

Tous les parlementaires interrogés approuvent les mesures prises par la France le 13 février « à l’encontre de colons israéliens violents » en Cisjordanie, que Paris souhaiterait également voir adoptées au niveau européen. À ce jour, 28 personnes sont concernées par une interdiction administrative du territoire français. 

« C’est un premier pas qui va dans le bon sens », concède la députée PCF Elsa Faucillon, tout en regrettant qu’« il aura fallu attendre que les États-Unis prennent des sanctions pour que le gouvernement français se décide à prendre une mesure similaire ». À son image, tous les élus pointent le caractère insuffisant de ces dispositions. Olivier Faure et Boris Vallaud, respectivement premier secrétaire du PS et président de son groupe à l’Assemblée, mentionnent ainsi qu’il pourrait y être ajouté « le gel des avoirs » des personnes déjà visées, en France et si possible en Europe. 

Dénonçant comme ces derniers le problème structurel posé par la colonisation illégale, qui mine toute perspective de paix entre Israéliens et Palestiniens, les autres parlementaires vont plus loin en déduisant un élargissement nécessaire des sanctions à édicter. 

Ce qu’il faut sanctionner, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite. Cyrielle Chatelain, députée écologiste.

Selon Mathilde Panot, présidente du groupe LFI, « il ne faudrait pas que [le] changement de vocabulaire calqué sur les États-Unis vienne à faire oublier que ce n’est pas les seuls colons dit “extrémistes” qui sont le problème au regard du droit international, mais la colonisation elle-même. » « Il n’y a pas les colons “violents” et “les autres”, abonde l’écologiste Sabrina Sebaihi. La colonisation est une violence à part entière, que l’on prenne les terres qui ne nous appartiennent pas par les armes ou à la faveur d’une absence. » 

Pour Éric Coquerel (LFI), « les sanctions devraient concerner tous les colons qui sont tous en situation illégale par rapport au droit international ». D’autres affirment que les dirigeants israéliens eux-mêmes devraient être visés, comme ce que suggère l’avocate Sarah Sameur, qui vient de déposer une requête en ce sens à Josep Borell, le haut représentant de la diplomatie européenne. 

C’est le cas d’Elsa Faucillon (PCF), qui trouverait plus courageux de « prendre des sanctions contre le gouvernement israélien », dans la mesure où les exactions sont commises à l’intérieur d’un « système colonial ». « Ce qu’il faut sanctionner, affirme également l’écologiste Cyrielle Chatelain, c’est la politique d’un gouvernement d’extrême droite qui encourage ces comportements criminels et qui persiste dans sa politique de colonisation. »

Sanctions économiques contre Israël : une convergence, mais pas au même rythme

Si les mesures prises par la France sont insuffisantes, indiquent tous les parlementaires contactés, c’est aussi qu’elles ne concernent pas les pertes humaines et les destructions qui s’accumulent dans la bande de Gaza. À cet égard, les choses ont bougé depuis le mois de novembre, lorsque le socialiste Jérôme Guedj, déjà interrogé sur d’éventuelles sanctions par Mediapart, répondait « qu’après le 7 octobre ce serait un renversement de responsabilités terrible et injuste »

Les Insoumis, interrogés sur les sanctions précises qu’ils envisagent depuis décembre, se refusent à « une liste à la Prévert » mais répondent, sous la plume de Mathilde Panot, qu’« en toute hypothèse il faudrait arrêter les missions économiques et déclarer un embargo sur les produits liés aux colonies. Par ailleurs, Manon Aubry [eurodéputée LFI – ndlr] a demandé au Parlement européen la suspension des accords UE-Israël. Et il faut évidemment arrêter immédiatement toute coopération sécuritaire et militaire de la France avec Israël. » 

Mathilde Panot a interpellé à ce sujet le ministre des affaires étrangères Stéphane Séjourné, en demandant « un embargo sur la fourniture d’armes et de composants militaires à Israël » et « la liste de ceux déjà livrés par la France à Israël ». « Le ministre n’a pas répondu à la demande d’embargo mais s’est engagé à communiquer cette liste », indique l’Insoumise.  

Les communistes vont dans le même sens que LFI. « Les sanctions réputationnelles ne suffisent plus, constate Elsa Faucillon. Il faut engager un rapport de force. » Selon son président de groupe André Chassaigne, « il existe deux leviers efficaces pour sanctionner Israël : les armes et le commerce. L’UE pourrait tout à fait édicter des sanctions diplomatiques et économiques à l’égard d’Israël, ne serait-ce que pour sortir du cercle infernal du “deux poids, deux mesures”, qui affaiblit considérablement la crédibilité de la France et surtout le droit international. »

L’écologiste Sabrina Sebaihi fait valoir que l’UE a su prendre des sanctions contre l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, et qu’elle devrait désormais en prendre contre Israël, à commencer par un embargo sur les armes et les produits issus des colonies. Sa présidente de groupe, Cyrielle Chatelain, répond également que face à « des violations du droit international humanitaire », l’UE et la France ont le devoir d’adopter des sanctions « comme elle le ferait à l’égard de n’importe quel autre pays qui commettrait de tels actes ».

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche.

Du côté du PS et de Place publique, le principe de sanctions est accepté, mais en prenant soin de rappeler la condamnation sans faille des attaques du 7 octobre menées par le Hamas – « le pire crime antisémite de ce siècle » selon Boris Vallaud ; « le pire pogrom depuis la fin de la Seconde guerre mondiale » d’après Raphaël Glucksmann. 

« Rien ne saurait justifier les attaques terroristes du 7 octobre 2023 ; rien n’autorise en retour le massacre aveugle des Palestiniens de Gaza au mépris du droit international », résume Olivier Faure, en rappelant la triple revendication de libération des otages, de cessez-le-feu et d’enquête internationale de l’ONU. « Raser le Nord, déplacer les civils à Rafah et maintenant bombarder leur dernier refuge, ce n’est pas lutter contre le terrorisme », abonde Raphaël Glucksmann. 

Les sanctions envisagées par le PS semblent moins larges que celles envisagées dans le reste de la gauche. Ses responsables citent surtout un « embargo sur les armes et les munitions utilisées par les parties belligérantes à Gaza », même si la porte n’est pas fermée à des mesures supplémentaires. Boris Vallaud évoque ainsi « des mesures ciblées, économiques et diplomatiques », pour obtenir un cessez-le-feu et une véritable aide humanitaire. Le PS soutient par ailleurs la demande des premiers ministres espagnol et irlandais d’examiner le respect de l’accord d’association UE-Israël. 

La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. Mathilde Panot, députée LFI.

Raphaël Glucksmann le dit plus clairement encore : « L’UE devrait agir et envoyer un signal clair : déclencher par exemple la procédure de suspension de l’accord d’association UE-Israël sur la base de l’article 2 portant sur les droits humains. » Avec une mise en conformité des États membres par rapport aux règles européennes d’exportations d’armes,  il y aurait là l’occasion d’une « fermeté » que l’eurodéputé juge difficile à atteindre dans un système où l’unanimité est requise. « L’Europe est trop divisée sur la question », constate-t-il, jusque dans sa propre famille politique. 

La France devrait-elle agir de manière unilatérale ? « La Cour de justice internationale (CIJ) a demandé des mesures conservatoires pour mettre fin à un risque de génocide à Gaza, répond Mathilde Panot (LFI). Dans un tel contexte, il n’est pas acceptable de ne rien faire sous prétexte que certains pays européens restent sur la ligne du soutien inconditionnel au gouvernement de Nétanyahou. La France a le devoir d’agir, et par ailleurs elle ne serait pas isolée en Europe si elle le décidait. »

Saisir la Cour pénale internationale ? 

Les sanctions sont des mesures décidées par des autorités politiques pour contraindre un acteur extérieur. La voie de la justice internationale, nécessairement plus longue, est aussi explorée par les partis de gauche. À cet égard, trois groupes parlementaires ont récemment pris une initiative supplémentaire. 

Déposée le 18 janvier, une proposition de résolution de Sabrina Sebaihi et Elsa Faucillon vise à inciter le gouvernement à saisir la Cour pénale internationale (CPI) sur la situation à Gaza. Cosignée par des parlementaires écologistes, communistes et insoumis, la résolution ne devrait toutefois pas être inscrite à l’agenda par la majorité.

Dans l’esprit de ses initiatrices, la saisine de la CPI aurait pour objet la qualification des crimes commis à Gaza (« y compris celui de génocide »), l’enquête sur les crimes de guerre et les éventuels crimes contre l’humanité et la demande de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de Benyamin Nétanyahou et d’autres dirigeants israéliens. 

« Il ne suffit pas de rappeler mollement à Israël qu’il doit se conformer au droit, souligne Elsa Faucillon. Il faut agir et lui imposer de le faire. Face à ce qui se passe à Gaza, les mots ne suffisent pas. » À l’unisson, Sabrina Sebaihi défend l’utilité de l’initiative en dépit de son caractère symbolique : « Cette saisie permet de continuer à mettre la pression au gouvernement français, qui a d’ores et déjà modifié son discours suite à la mobilisation citoyenne et politique. » 

La CPI, c’est le temps long. Si nous voulons aider les civils […] pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. Raphaël Glucksmann, eurodéputé Place publique.

Les socialistes, eux, n’ont pas signé la proposition de résolution. Ils en « partage[nt] l’intention », assure Boris Vallaud, mais « la saisine de la CPI trouvera malheureusement assez vite ses limites et ne sauvera dans le délai aucune vie », souligne Olivier Faure, rappelant que les États-Unis et Israël ne sont pas membres de la juridiction de La Haye. 

Le PS demande, plutôt qu’une enquête de la CPI, une « enquête internationale sous l’égide de l’ONU », qu’il estime plus efficace, et martèle la nécessité de « durcir la pression diplomatique », dixit Boris Vallaud. « Toute démarche permettant à la justice internationale d’établir les faits et les responsabilités est positive et reçoit mon soutien », indique de manière plus positive Raphaël Glucksmann, qui souligne néanmoins que « la CPI, c’est le temps long ». « Si nous voulons aider les civils bombardés et pris au piège à Rafah, il faut une action politique coordonnée et immédiate. »  

« Parfois, l’action politique ne parvient pas à se concrétiser mais son symbole reste fondamental, répond à distance André Chassaigne (PCF). Des parlementaires de plusieurs groupes réaffirment l’absolue nécessité du respect de la justice pénale internationale. C’est d’autant plus indispensable suites aux déclarations du Procureur de la CPI, Karim Khan, annonçant que son bureau pourrait prendre des mesures à l’encontre d’Israël. »

« Cette saisine seule ne peut changer la donne à court terme, [mais] elle s’inscrit dans une indispensable stratégie globale, défend Mathilde Panot (LFI). Et son impact n’est pas négligeable. S’il l’était, comment expliquer que le  gouvernement israélien soit vent debout contre ce type d’initiative ? »

Si des différences continuent à exister entre les gauches, dans la façon de parler du conflit et dans la radicalité des mesures à défendre par la France, les positions se sont rapprochées sur la nécessité de pressions concrètes pour inciter le gouvernement israélien à modifier son comportement. Sur un sujet qui avait contribué à faire exploser la Nupes, le constat n’est pas anodin. 

Boîte noire

Tous les parlementaires cités ont répondu par écrit aux questions de Mediapart, envoyées mercredi 13 février dans l’après-midi.

mise en ligne le 18 février 2024

« La gauche doit porter
l’exigence d’utilité sociale du travail »,
juge le chercheur
Paul Magnette

Eugénie Barbezat sur www.humanite.fr

Dans son livre l’Autre Moitié du monde, l’universitaire et dirigeant socialiste belge plaide pour une réappropriation de la valeur travail. Avec l’ambition de permettre à chacun d’accéder à un emploi épanouissant, suffisamment rémunérateur et socialement utile.

Professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles, Paul Magnette a été ministre de l’Énergie et du Climat au sein du gouvernement fédéral belge et ministre-président de la Wallonie. Il est actuellement bourgmestre de Charleroi et président du Parti socialiste belge. Après avoir développé l’idée de faire de la justice climatique une lutte sociale dans la Vie large. Manifeste écosocialiste (la Découverte, 2022), l’universitaire et homme politique décortique les origines et les ressorts de la valeur travail dans son essai l’Autre Moitié du monde (La découverte, 2024).

Il appelle les partis de gauche à résister à l’appropriation de la valeur travail par la droite conservatrice et à remettre du sens et du contenu qualitatif dans ce qui, pour lui, constitue la colonne vertébrale de nos vies et de nos sociétés.

Comment la notion de « valeur travail » a-t-elle évolué à travers les âges ?

Il faut rappeler la modernité du concept de valeur travail. Jusqu’au début du néolithique, dans les sociétés non sédentarisées, le travail n’est pas distingué des autres activités humaines. Puis dans les sociétés antiques il est identifié comme étant une activité propre mais très dévalorisée et réservée aux esclaves, alors que les citoyens doivent se consacrer à la philosophie, à la politique, au sport ou à la musique.

Dans le christianisme subsiste cette idée que le travail est une pénitence qui nous protège de l’oisiveté ou, pire encore, de la volupté ou de la luxure. C’est seulement à l’époque des Lumières que Diderot, dans l’Encyclopédie, valorise le travail en reconnaissant à la fois son caractère pénible et sa valeur émancipatrice. Émerge alors l’idée qu’à travers le travail l’homme épanouit ses facultés non seulement manuelles mais intellectuelles et construit du lien social. La gauche est vraiment la première héritière de cet idéal du travail.

Diderot n’idéalise-t-il pas un travail artisanal, que la révolution industrielle va dénaturer ?

Oui, au moment même où le travail commence à être valorisé en termes moraux au sens où il devient une valeur publique, un idéal politique, il est plus dégradé que jamais avec la division sociale du travail et l’aliénation. L’industrialisation produit du travail contraint, morcelé, réalisé en situation de quasi-esclavage.

D’ailleurs, chez Fourier, Proudhon ou Owen, il y a une première critique du dévoiement de la valeur travail avec l’apparition d’ouvriers aliénés privés de la substance émancipatrice de leur travail. C’est ce qui fonde la critique socialiste du travail, que Marx va conceptualiser de manière beaucoup plus puissante.

Ce morcellement du travail en tâches répétitives est consubstantiel au salariat…

Au départ le salariat est un contrat tout à fait asymétrique, un instrument du patronat qui utilise les concepts du droit, du contrat, pour en réalité imposer sa règle et établir une forme de domination juridique sur le travailleur. Puis, comme l’a montré le sociologue Robert Castel, le mouvement ouvrier va utiliser ce statut pour y ancrer des droits et donc pour rétablir une forme de symétrie dans le rapport contractuel entre le salarié et son employeur.

En suivant Bernard Friot, on peut affirmer que le travail est directement générateur de citoyenneté sociale quand les prestations de sécurité sociale sont financées par les cotisations des employés et des employeurs, donc directement prélevées sur le salaire. C’est ce qui permet d’échapper à la logique de marchandisation.

C’est déjà une forme de système communiste via des réformes qui ont été faites au gré de rapports de force et sans une vision d’ensemble, mais qui induisent une conception du travail qui s’efforce de sortir des rapports de domination.

Votre livre évoque une forme de bipolarité dans le rapport au travail, de quoi s’agit-il ?

Le titre l’Autre Moitié du monde vient de la lecture d’enquêtes menées en Belgique comme en France d’ailleurs, qui montrent que la moitié de celles et ceux qui composent la population active sont satisfaits de leur statut et de leur rémunération, et considèrent leur travail comme très important dans leur existence.

Mais aussi qu’une autre moitié d’entre eux, privés d’emploi ou qui survivent de petits boulots précaires, considèrent le travail comme une peine qui abîme leur santé. Pour cette seconde « moitié du monde », le travail ne permet pas de vivre dignement. Je pense que c’est important pour la gauche d’avoir cela en tête.

« Il ne faut pas se libérer du travail, mais il faut libérer le travail des rapports de domination qui le structurent »

*Opposer la gauche du travail à la gauche des allocations est pour le moins contre-productif, car ça revient à opposer une moitié du monde à l’autre. L’idée, c’est de permettre à ceux et celles qui souffrent d’accéder au niveau de satisfaction et de bonheur dont bénéficie déjà une première moitié du monde.

Quel pourrait être le rôle de l‘État pour garantir un droit au travail ?

Je suis contre l’allocation universelle parce que je pense que c’est une réponse individualiste à la question du manque de travail, je lui préfère la garantie d’emploi, qui est une réponse collective. À chaque fois qu’on développe des services publics accessibles de manière universelle, comme l’école, les crèches, les transports publics, etc., on démarchandise une partie des rapports sociaux et on finance dans le même temps des emplois qui sortent d’une logique de marché.

Je plaide pour qu’on reconnaisse de plus en plus la protection sociale contre le chômage comme devant relever de la responsabilité de l’État. Si quelqu’un peine à trouver un travail, c’est la faute de la collectivité, qui n’a pas été capable de produire des postes qui correspondent à ses facultés. On pourrait donc proposer aux personnes privées d’emploi, comme l’expérimente le programme « Territoires zéro chômeur de longue durée » en France, de réaliser dans le cadre d’un emploi durable des tâches utiles à la collectivité mais pas assez rentables pour le secteur privé.

En partant de cette notion de protection sociale, on peut créer une nouvelle forme d’emplois qui ne sont ni marchands ni publics, mais d’un troisième type, relevant d’un service public universel du travail.

Pourquoi les personnes qui font des métiers dits « essentiels » ressentent en moyenne une satisfaction supérieure à d’autres qui exercent des métiers, pourtant mieux payés, dans le secteur de la finance par exemple ?

Dans les conversations livrées spontanément, la première chose dont les gens parlent à propos de leur travail, c’est de son utilité. C’est vraiment la première chose qui permet à beaucoup personnes qui travaillent dans des conditions difficiles, dans le secteur de la construction, dans les voiries et les travaux publics, l’entretien d’espaces publics, le traitement des déchets, etc., de tenir. Ils disent « je fais un travail utile, qui permet aux gens de se loger, d’éviter des accidents de la route, que l’espace public soit propre, etc. ».

Au contraire, ceux qui exercent des emplois que l’anthropologue américain David Graeber qualifiait de « bullshit jobs » ont beaucoup moins de satisfaction, même si leur travail est parfois très rémunérateur. Des gens qui ont des boulots vraiment peu intéressants ou destructeurs tiennent le coup parce qu’ils gagnent 5 000 euros ou plus et qu’ils ont toute une série d’avantages complémentaires. Ils compensent leur mal-être par des vacances au soleil et une surconsommation. Ils auraient intérêt à gagner moins pour travailler mieux.

Une part de la jeunesse refuse, même pour un salaire important, de travailler dans certaines entreprises pour des raisons éthiques…

Avoir une prise sur son travail et ne pas se trouver en situation de conflit éthique sont des éléments de plus en plus importants pour les millennials. Mais on est loin de « la grande démission » ou de « l’épidémie de paresse » mises en avant par la droite pour réformer l’assurance-chômage dans un sens défavorable aux salariés.

En réalité, le rapport de force est en train de s’inverser en faveur des salariés. le travail est fondamental dans nos existences, sur le plan personnel autant que sur le plan collectif, où il crée de la cohésion sociale. Mais, sur le marché du travail, les femmes ne sont pas égales aux hommes, les personnes d’origine étrangère sont discriminées, les demandeurs d’emploi sont stigmatisés, etc.

Il ne faut pas se libérer du travail, mais il faut libérer le travail des rapports de domination qui le structurent. C’est vraiment un combat très important dont la gauche doit se saisir.

La tentation des titulaires d’emplois pénibles est pourtant de négocier des primes plutôt que de meilleures conditions de travail…

Oui, on a observé que la pénibilité s’est longtemps monnayée au travers des primes, non seulement pour les travaux physiques mais aussi pour les horaires décalés ou de nuit, pour le travail le week-end, etc. Parfois, ces compensations financières empêchent les employeurs de réfléchir à des horaires mieux adaptés ou à des solutions plus ergonomiques pour exercer certaines tâches.

Or l’argent ne compense pas la perte de la santé. Néanmoins, quand les salaires sont bas et permettent à peine de vivre, il est cependant normal d’être tenté de travailler plus pour payer ses factures. C’est pourquoi j’appelle à une juste rémunération des travaux utiles, non conditionnée à une prise de risque ou à des horaires impossibles.

Je plaide aussi pour que la gauche européenne s’appuie sur l’exemple belge pour porter le combat de l’indexation automatique des salaires sur les prix afin de maintenir le pouvoir d’achat des salariés.

Quid de la réduction du temps de travail ?

Je serais plutôt pour un volume d’heures global à répartir sur la vie active du salarié en fonction des contraintes et des aspirations qui jalonneront son parcours. On peut imaginer des périodes où il veut plus de temps pour s’occuper de ses enfants ou petits-enfants, pour avoir une autre activité, s’engager dans une association en tant que bénévole, etc. Ces éléments peuvent varier au fil du temps.

Aujourd’hui en Belgique on travaille en moyenne 70 000 heures avant d’accéder à la retraite, l’objectif de la Confédération européenne des syndicats c’est d’arriver à 50 000. On peut continuer à réduire. Mais l’aspect qualitatif du travail reste primordial. En France, les gens qui sont les plus épanouis dans leur travail sont aussi ceux qui sont les plus impliqués dans la vie civique. En revanche, des gens qui peut-être travaillent moins, ou bien qui sont au chômage, qui sont privés de travail sont aussi ceux qui sont les plus retirés de la vie publique.

En France l’actuel gouvernement a un discours qui vise à obliger les plus pauvres à travailler tandis que les classes moyennes sont incitées à investir pour tirer des revenus de leur capital, notamment immobilier. Qu’en pensez-vous ?

Il y a une différence entre être propriétaire du logement dans lequel on habite, qui est une forme de sécurité, et l’encouragement à devenir rentier, qui est très dangereux. En Belgique, 10 % de la population détient presque les deux tiers du patrimoine, 50 % détient l’autre tiers, tandis que 40 % ne possède aucun bien immobilier. Donc il y a une très forte inégalité dans la distribution du patrimoine. Mais elle est peu liée au travail, mais plutôt à la reproduction de génération en génération via l’héritage.

C’est pourquoi le débat sur la juste rémunération des retraites reste absolument fondamental. Si vous êtes propriétaire de votre logement et si vous avez une retraite décente, pas besoin d’aller la compléter avec des revenus du patrimoine. Dans le même esprit, je défends les services publics universels.

Car si vous vivez dans une société où les soins de santé sont gratuits, où l’éducation est gratuite, où les enfants sont nourris gratuitement dans les cantines scolaires, où il y a un accès aux bibliothèques, à des activités culturelles, où il y a des parcs, des espaces naturels accessibles à tous et où les transports en commun locaux sont gratuits, les besoins restant à votre charge ne sont plus énormes.

Donc vous pouvez vivre avec un revenu monétaire relativement bas. Une grande partie de la richesse a alors été socialisée et vous ne devez plus courir derrière de hauts salaires, ce qui vous permet alors de vous dire que vous allez peut-être davantage prendre du temps pour vous épanouir. C’est le grand idéal socialiste.

mise en ligne le 9 février 2024

François Ruffin :
« Le rôle de la gauche, c’est de porter
la fierté du cariste
ou de l’auxiliaire de vie »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

Face à l'« épidémie d’inaptitudes » et de souffrances mentales et physiques dans le monde salarié, François Ruffin veut s’attaquer aux conditions de travail. Pour le député insoumis, la priorité est de redonner la parole aux travailleurs dans l’entreprise.

François Ruffin : L’organisation et les conditions de travail au cœur du combat de la gauche ? Voilà l’appel de François Ruffin. Dans son nouveau livre, Mal-travail. Le choix des élites (Les liens qui libèrent), paru ce mercredi 7 février, le député insoumis de la Somme fustige un engrenage libéral responsable de l’explosion des contrats précaires, de l’accélération des cadences et du développement d’un management qui broie les corps et les têtes.

Des choix politiques aboutissant au mal-être, aux maladies professionnelles, voire aux déclarations d’incapacité des salariés. Il s’agit alors, pour les forces progressistes, d’en tirer les conséquences, avec pour objectif principal que « la démocratie franchisse le seuil de l’entreprise ». Entretien.

Qu’appelez-vous le « mal-travail », qui est le titre de votre livre ?

François Ruffin : C’est considérer le travail comme un coût et non comme un atout. À partir de ce postulat, les pouvoirs publics et les dirigeants économiques ont mis en place des politiques plutôt cohérentes pour diminuer le salaire réel mais aussi agir sur le contenu du travail.

Il s’agit des délocalisations pour aller chercher moins cher ailleurs ou de la sous-traitance, avec l’externalisation des vigiles, de l’entretien, de la logistique, donc moins de protection du salarié, souvent payé à l’heure et avec des cadences qui s’accélèrent. Un autre facteur, c’est la hausse de la précarité. Des métiers qui assuraient statuts et revenus sont désormais réduits à des bouts de boulot : l’intérim – qui a triplé – ou l’autoentrepreneuriat.

Enfin, les cadences se sont accélérées par la conjugaison de la pression managériale et de l’introduction de technologies. Ces dernières ne soulagent pas les travailleurs, au contraire. C’est le casque qui donne les ordres dans les oreilles du cariste, qui lui fait traiter 350 colis par jour au lieu de 100.

Pour les auxiliaires de vie, c’est le portable qu’on bipe à l’entrée pour calculer le temps passé et supprimer le lien social, considéré comme du temps perdu. L’enjeu commun à ces quatre points – délocalisation, sous-traitance, contrats précaires, cadences – est de ne plus payer que le temps hyperproductif. Le travail devrait être une brasse coulée : on fait une tâche, on respire, on fait une tâche, on respire. C’est devenu de l’apnée, les tâches s’enchaînent. Donc les salariés se noient.

Quelles sont les conséquences de cette réorganisation du travail ?

François Ruffin : D’une part, elle donne le sentiment aux gens de mal faire leur travail, comme lorsqu’on oblige à une infirmière, un facteur de supprimer tout le lien social. Pendant le conflit sur les retraites, de ronds-points en manifs, partout, on m’a presque moins parlé des deux ans de plus à cotiser que du mal-être au travail.

Que ce soit des hospitaliers, des caristes, des ouvriers, des cadres, ces phrases reviennent : « On aime bien notre travail mais on n’aime pas comment on nous le fait faire » et « on ne respire plus ».

Vous parlez d’ailleurs d’une « épidémie d’inaptitudes », c’est-à-dire ?

François Ruffin : Les salariés déclarés inaptes dans leur travail sont des gens broyés, physiquement et psychiquement, par le marché du travail, mais on n’a pas de données. Il a fallu que je fasse une enquête parlementaire pour que le ministère du Travail finisse par me donner un chiffre : plus de 100 000 personnes licenciées pour inaptitude tous les ans. 100 000 ! C’est de la folie. Le plus gigantesque des plans sociaux se fait dans le silence et l’indifférence.

Des poussières d’humains qu’on met sous le tapis. Dans sa réponse, le ministère me dit qu’il n’y a pas de hausse. Or, en dix ans, on passe de 50 000 à 100 000. Cette réponse témoigne de la complicité de nos dirigeants politiques avec le mal-travail. Ce mal-travail au coût élevé, tant humain que financier, pour la Sécurité sociale rapporte beaucoup à quelques-uns. Le triplement de la part des dividendes dans la valeur ajoutée en est le fruit.

La suppression de l’allocation de solidarité spécifique (ASS), annoncée par Gabriel Attal, au prétexte de « combattre les trappes de l’inactivité » entre-t-elle dans ce système du mal-travail ?

François Ruffin : C’est la suite de ce qu’ils produisent. Leur bouche dit « valeur travail », leurs mains l’étranglent. Est-ce en mettant la pression sur l’assurance-chômage qu’on va résoudre les pénuries dans certains secteurs ? Ou est-ce en prenant soin des salariés, en leur assurant statut, revenus, stabilité, sécurité ? La suppression de l’ASS concerne beaucoup des 100 000 personnes limogées pour inaptitude chaque année.

Ceux-là, dézingués pour le marché du travail, se retrouvent à Pôle emploi, bénéficient le plus souvent du chômage, puis de l’ASS, et enfin du RSA. Les mesures du gouvernement ne valorisent en rien le travail. Un projet valorisant le travail devrait commencer par se demander comment stopper l’hémorragie des inaptes et mettre en place une vraie analyse sur ce qu’ils pourraient faire dans d’autres métiers, d’autres entreprises.

Vous écrivez que « la participation des salariés, c’est la clé » pour en finir avec le mal-travail. Que proposez-vous ?

François Ruffin : Pour mieux organiser le travail, il ne faut pas laisser les décisions aux seules mains des patrons. C’est le grand saut que nous avons à faire. Je propose d’abord la démocratie par le haut : un tiers des conseils d’administration de chaque entreprise doit être réservé aux salariés. Ils représenteraient ainsi une force pour peser sur les orientations. Mais il faut aussi une démocratie par le bas.

Je plaide pour qu’une demi-journée par mois soit consacrée à un groupe de parole, compris dans le temps de travail payé, où les salariés discutent de comment ils travaillent et des difficultés qu’ils rencontrent… Il faudra aussi former des médiateurs pour faire parler les salariés et ne pas le faire à leur place. La reprise de la parole est déjà une prise de pouvoir, et c’est une première étape pour revoir les conditions de travail, les adapter au réel et, en définitive, retrouver de la fierté.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils, par ailleurs, agir sur d’autres étapes de ce mal-travail, comme les arrêts maladie, la santé mentale, etc. ?

François Ruffin : La loi sur la Sécurité sociale de 1945 disait que la priorité était de prévenir plutôt que guérir. Aujourd’hui, où est la prévention au travail ? Où est la prévention des inaptitudes ? Il faut embaucher des préventeurs, ces personnes qui vont dans les entreprises pour proposer des aménagements de poste, prévenir les risques physiques pour les salariés.

Il nous faut également plus de médecins du travail, d’inspecteurs du travail mais aussi un retour des CHSCT, qui servaient de garde-fous. Sans oublier la reconnaissance des troubles psychiques comme maladie professionnelle, car c’est l’amiante d’aujourd’hui.

Les conditions de travail doivent-elles être au cœur du projet politique de la gauche, au même titre que la bataille pour les salaires ?

François Ruffin : Le cœur de la gauche, pour moi, c’est que tous les habitants de ce pays doivent bien vivre de leur travail. Pas survivre, vivre. Conditions de travail et salaires doivent être liés, y compris pour faire face au grand défi du choc climatique et les transformations qu’il implique, pour le logement, les déplacements, l’énergie, l’industrie. On n’y arrivera pas avec un travail humilié, méprisé. On y arrivera que si les Français ont le cœur à l’ouvrage, s’ils retrouvent la fierté de leur travail et la reconnaissance.

La vie au travail a-t-elle été délaissée par la gauche ?

François Ruffin : Les sociologues ayant travaillé sur la question expliquent que la gauche a évacué la problématique de l’organisation du travail, la laissant entre les mains du patronat pour chercher des compensations sur les salaires et sur le travailler moins, avec les congés payés, la retraite et les 35 heures.

Mais il faut maintenant se bagarrer sur le cœur du travail. Le Rassemblement national s’est imposé grâce aux délocalisations, au travail méprisé, par l’angoisse de le perdre… Si on veut stabiliser notre démocratie contre l’extrême droite, il faut d’abord stabiliser le travail. Le rôle de la gauche, c’est de porter ce projet, de porter la fierté du cariste, de l’auxiliaire de vie… Qu’ils sachent que si la gauche arrive au pouvoir, c’est pour améliorer leurs salaires et leur existence, y compris dans leur vie au travail.

La colère des agriculteurs fait-elle écho à votre constat sur le mal-travail ?

François Ruffin : Oui, d’abord sur un point évident qui est la revendication de bien vivre de son travail. Le mal-être des agriculteurs, sur lequel j’ai pu travailler depuis 2017, vient d’abord de la question des prix. Il faut de la régulation, de l’État, des prix planchers, des revenus garantis.

Ensuite, de la même manière qu’on a délocalisé notre industrie, veut-on laisser partir notre agriculture vers les fermes-usines du Brésil ou d’Ukraine ? Il faut arrêter avec l’impératif permanent de la compétitivité et se demander ce qu’on veut produire. La ministre Agnès Pannier-Runacher nous a parlé d’une « invasion de pneus asiatiques ».

Si on veut maintenir une industrie du pneumatique en France, avec des salariés respectés, il faut tempérer cette concurrence internationale. C’est poser des normes, des barrières douanières, des protections. De la même façon, pour les agriculteurs, si on veut du bien-être animal, de l’agriculture familiale, du progrès environnemental, il faut tempérer la concurrence internationale.

Ces dernières semaines, des idées défendues par la gauche comme les prix planchers pour les agriculteurs, la remise en cause des accords de libre-échange ont eu un écho important, sans pour autant lui permettre d’être véritablement audible. C’est son plus grand problème ?

François Ruffin : D’une manière générale, je pense que leur système craque. Au moins depuis le référendum de 2005, leurs mantras – compétitivité, croissance, mondialisation – ne font plus envie mais angoissent. Il y a dans la société un profond désir d’autre chose.

Idéologiquement, sur les questions économiques et sociales, il y a une demande de stabilité et de sécurité de gauche. Mais, c’est vrai, nous avons encore une gauche émiettée, inaudible, qui ne répond pas à l’aspiration de changement des Français.

Le RN ne dit rien du mal-travail, de l’intérim, des autoentrepreneurs, de l’indexation des salaires… Mais sa force est aussi pour beaucoup notre faiblesse. Nos propositions de fond doivent être incarnées, avec le ton qui convient et une force commune au service de ce projet. Ce que je dis, c’est que nous sommes les garants de l’ordre. La gauche doit incarner cet ordre qui repose sur la justice pour garantir stabilité et sécurité aux Français.

  mise en ligne le 8 février 2024

L'exception agricole française :
de gauche à droite...
qui propose quoi ?

Anthony Cortes et Florent LE DU sur www.humanite.fr

La mobilisation paysanne et ses racines très profondes ont consacré l’idée d’engager une « exception agricole » pour sauver notre agriculture. Sauf qu’en fonction de la formation politique, les définitions de ce concept sont, en réalité, très différentes.

Les barrages sont levés, mais tout n’est pas réglé. À quelques mois des élections européennes, la crise agricole a propulsé au premier plan de l’actualité politique une proposition-slogan, « l’exception agriculturelle ». Référence directe au principe d’« exception culturelle » qui encourage la diversité des productions cinématographiques françaises par un système de subventions plutôt que de l’abandonner aux lois du marché, elle revêt en revanche plusieurs définitions selon qui l’exprime, de la gauche à l’extrême droite.

La gauche d’opposition au marché

Du côté de la première, pendant cette crise agricole, François Ruffin, député insoumis de la Somme, a été le premier à dégainer cette cartouche. Dans les colonnes de « Libération », le Picard proclame : « On a sorti la culture des accords de libre-échange : sans cela, il n’y aurait plus de cinéma français, pas de Justine Triet aux Oscars. Il faut faire de même pour l’agriculture : sortir la terre, ses fruits, nos assiettes de la mondialisation ! » Oui, mais comment ? « C’est une crise du marché, une crise du libre-échange, qui réclame une réponse “de gauche“, poursuit-il. Réguler le libre-échange, réguler le marché. La politique agricole commune (PAC) l’a longtemps fait : quotas d’importation, quotas de production, prix minimums, coefficients multiplicateurs… Mais, à Bruxelles comme à Paris, nous avons des ayatollahs de la concurrence. »

Une position qui n’est pas nouvelle dans son camp. En 2022, Jean-Luc Mélenchon (FI) plaidait déjà en faveur d’un refus des accords de libre-échange et de partenariat économique en cours de négociation et la sortie de « ceux déjà négociés par l’UE », mais aussi des prix planchers français « fixés chaque année par le ministère de la Production alimentaire à l’issue d’une conférence sur les prix rassemblant producteurs, fournisseurs et distributeurs ».

Bien avant cette campagne, en 2019, le Parti communiste français portait déjà la possibilité de prendre cette voie, évoquant avant l’heure la nécessité d’une « exception agricole ». À l’époque, Ian Brossat, alors tête de liste du PCF pour les élections européennes, s’engageait pour « la mise en place d’une assurance publique agricole permettant de couvrir les risques climatiques, sanitaires et environnementaux, gérée par les acteurs de l’agriculture et l’État, et non pas par des actionnaires qui ne pensent qu’au profit ». Un volontarisme que l’on retrouve dans le programme présidentiel de Fabien Roussel, trois ans plus tard : « Il faut sortir ce secteur des logiques marchandes et instaurer une exception agricole : les biens et services qui visent à assurer nos besoins alimentaires doivent être soustraits du jeu du marché libéral. »

Des intentions que Jonathan Dubrulle, ingénieur agronome et animateur de la commission agriculture du PCF, décrypte : « Cette volonté très ferme d’agir sur les prix et la répartition de la valeur, c’est aussi vouloir renverser les rapports sociaux d’ordre capitaliste, c’est certainement ce qui nous démarque du reste des formations politiques. » Dans le détail, en plus de refuser les accords de libre-échange parce que « les biens agricoles ne peuvent être troqués, en acceptant par exemple l’importation de viande bovine sud-américaine dans l’espoir d’obtenir des marchés publics sur le BTP et les Télécom chez eux », les communistes entendent déterminer les prix à l’échelle nationale à l’occasion de « conférences permanentes territoriales » pour « tendre par une négociation équilibrée, sans rapport de force commercial avec des centrales d’achat en position de force, vers un partage de la valeur ajoutée agro-alimentaire ».

La social-démocratie de la « régulation »

Chez les socialistes, difficile de déterminer une position claire et constante sur la question. Alors qu’en 2020, par une tribune parue dans « Libération », certains de ses caciques, tel son premier secrétaire, Olivier Faure, ou le sénateur Patrick Kanner, demandaient que « notre pays (défende) auprès des Nations unies la reconnaissance d’une exception agricole et alimentaire », ce n’était plus le cas deux ans plus tard, où cette possibilité était totalement absente du programme de la candidate Anne Hidalgo comme des éléments de langage de ses secrétaires nationaux.

Pour autant, même en 2020, cette « exception » socialiste n’a rien à voir avec celle des communistes ou des insoumis… « Une nouvelle régulation des marchés agricoles, basée sur le ”juste échange”, peut se substituer au dogme du libre-échange, écrivent-ils. Car, comme l’avait souligné Edgard Pisani (ancien ministre de l’Agriculture du général de Gaulle – NDLR), ”le monde aura besoin de toutes les agricultures du monde pour nourrir le monde“. Nous devons inventer une nouvelle génération de traités fondés sur des règles équitables et qui s’inscrivent dans un nouveau multilatéralisme. »

Comment expliquer ces circonvolutions ? « On le dit peut-être parfois autrement, mais on en parle toujours, c’est une constante, évacue Dominique Potier, député du Parti socialiste. Notre position, ce n’est pas de renoncer aux échanges internationaux, mais d’échanger juste ce qu’il faut et de façon équitable. Mais je préfère parler d’exception agriculturelle plutôt qu’agricole, notre proposition n’a pas vocation à être démagogique et souverainiste. »

Une position qui se rapproche de celle des écologistes, qui entendent davantage travailler sur une exception européenne plus que nationale. « Je n’ai pas de problème avec le fait de parler d’exception agricole, mais favoriser une production locale ne doit pas nous faire perdre de vue notre idéal européen, développe Marie Pochon, députée verte de la Drôme. On n’est pas là pour nous mettre en concurrence les uns les autres ou rétablir des frontières. Une exception européenne, c’est travailler à l’harmonisation des normes pour garantir un marché équitable à l’intérieur des frontières de l’UE. »

La droite libérale avance masquée

« Je le dis ici solennellement : il y a et il doit y avoir une exception agricole française. » Depuis l’Assemblée nationale, à l’occasion de sa déclaration de politique générale mardi 30 janvier, le premier ministre Gabriel Attal s’est essayé aux grandes annonces, bien que sans contenu, pour le monde agricole. Cette agriculture qui « constitue l’un des fondements de notre identité, de nos traditions », a-t-il assuré, soucieux de brosser dans le sens du poil des paysans qui n’entendent pas revenir au calme. Deux jours plus tard, le premier ministre est revenu à la charge, sans donner davantage de substance à ce concept. « L’exception agricole française, c’est hisser au plus haut (notre) souveraineté, a-t-il déclaré. C’est une question de fierté et d’identité de notre pays. »

Ce n’est pas la première fois que la Macronie s’empare de la formule. En 2020, Emmanuel Macron affirme : « La France a une exception agricole qui est forte et qu’il faut défendre. Celle d’une agriculture de terroir avec des exploitations qui sont à taille humaine et avec une production d’alimentation de qualité. » Sauf que, entre le soutien aux méga-bassines, symbole d’une agriculture intensive, les renoncements multiples sur la question des pesticides, et les traités de libre-échange… toute l’action du gouvernement va à rebours de ces paroles creuses. Si les mouvements de blocage ont poussé Emmanuel Macron à engager un bras de fer avec l’Union européenne sur la question du Mercosur, qu’il avait jusqu’ici soutenu, celui-ci a fermé les yeux sur le Ceta, l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada, ratifié en 2019 par l’Assemblée nationale.

Légèrement à sa droite, « Les Républicains » (LR) n’ont pour leur part jamais utilisé l’expression. Et pour cause. Qui imagine la droite française contester la direction donnée par le Parti populaire européen (PPE) – dont elle est membre – à l’Union européenne ? Avec, pour conséquence, l’écrasement de notre agriculture par la concurrence internationale… D’autant que sur son site, encore aujourd’hui, le PPE n’amorce aucune remise en question : « Le groupe PPE estime que le libre-échange et la mondialisation ont sensiblement amélioré le niveau de vie de la population et réduit la pauvreté au sein de l’UE et à travers le monde. »

L’extrême droite et ses contradictions

Au même titre qu’ils cherchent à récupérer le mouvement des agriculteurs, le Rassemblement national et son président Jordan Bardella tentent de s’approprier depuis deux semaines l’expression d’« exception agriculturelle ». En l’adossant à leurs mots usuels, du « patriotisme économique » à la « défense de cette part inestimable de notre identité française ». Mais le RN est bourré de contradictions. Marine Le Pen et son parti veulent par exemple « un moratoire sur les accords de libre-échange », ce qui n’empêche pas leurs partenaires européens du groupe Identité et Démocratie d’avoir majoritairement voté pour les traités avec la Nouvelle-Zélande, le Chili ou encore le Ceta. Surtout, son « exception agriculturelle » passerait par une « nationalisation de la politique agricole commune ». Qui peut avoir deux issues.

Première option : sortir de la PAC, comme le proposait Marine Le Pen en 2017 et l’a suggéré Jordan Bardella le 20 janvier avant de se rétracter. « Ce serait priver les agriculteurs français des aides de l’Union européenne, je ne sais pas comment ils feraient sans », avait alors réagi le secrétaire national du PCF, Fabien Roussel. Deuxième option : « Prendre la main sur les aides de la PAC pour mieux les redistribuer », détaille le programme du RN.

Une grande hypocrisie, quand on sait que tous ses eurodéputés ont voté contre le plafonnement des aides qui auraient permis une meilleure répartition, avant de voter pour le texte de la PAC 2023-2027. « Jordan Bardella et les autres ont validé ce système qui fait que 80 % des subventions vont aux plus gros exploitants, sans par ailleurs de prix garantis pour les paysans et sans encadrement des marges de la grande distribution », détaille l’eurodéputée FI Manon Aubry.

Là où le Rassemblement national est constant, en revanche, c’est sur son attaque démagogique de « l’idéologie de l’écologie punitive » et de la « tyrannie des ONG », que Jordan Bardella tient pour « responsables » de la situation des paysans français. En clair, l’extrême droite ne veut pas de mesures écologiques tout court, votant contre l’interdiction du glyphosate, la réduction des pesticides, et soutenant sans condition le modèle agricole productiviste.

mis en ligne le 1° février 2024

La crise agricole pose
la question de la transformation
de la société

Par Patrick Le Hyaric sur www.humanite.fr

Abaisser la part du budget des ménages consacré à l’alimentation pour ne pas relever les salaires ouvriers est une vieille stratégie du capitalisme. Pour cela, la rémunération du travail paysan est sans cesse écrasée, tandis que les salaires et les retraites sont pressurés. Cela tisse un lien ténu entre travailleurs-paysans et salariés.

Le pillage du travail paysan se fait par les deux bouts. D’un côté, les industries d’amont, fournisseuses de l’agriculture, de plus en plus concentrées (machines, engrais, phytosanitaires), vendent leurs produits de plus en plus cher. De l’autre, les secteurs d’aval de la production (industries de la collecte, de la transformation et la grande distribution) achètent au prix le plus bas possible, dès lors qu’à leur demande, tous les mécanismes de régulation des prix à la production ont été démantelés.

Puis, les banques prélèvent leur dîme grâce à l’endettement des paysans. En ce sens, toutes les dérégulations libérales ont tenu leurs sordides promesses. Les réformes successives de la politique agricole commune, de la création de l’organisation du commerce et les 40 traités dits de libre-échange signés par l’Union européenne ont fait de la matière première agricole une marchandise comme une autre, alors qu’il s’agit d’un bien commun ouvrant la possibilité au droit fondamental à l’alimentation pour toutes et tous.

Au nom de l’intérêt général et de la nature

L’insertion de la production agricole dans le capitalisme mondialisé conduit à compenser les pertes de revenu par des augmentations de production au prix de l’épuisement des travailleurs-paysans et de la nature. Nous atteignons aujourd’hui les limites de cette course à la productivité. C’est ce qui conduit le capital à chercher des technologies permettant de se passer du travail paysan et de la terre, en inventant des viandes de synthèse, du lait artificiel et la culture industrielle d’insectes, sous la baguette des grandes firmes nord-américaines et israéliennes.

Il ne suffira pas de quelques sparadraps pour « calmer la colère ». Tout le système doit être transformé au nom de l’intérêt général et de la nature. L’heure est à inventer un nouveau projet de développement agricole et alimentaire pour les êtres humains et la nature. Cela nécessite un grand débat démocratique associant paysans-travailleurs, citoyens-consommateurs, chercheurs et scientifiques, élus locaux, associations et coopératives, travailleurs des industries agroalimentaires.

Un projet mariant rémunération correcte du travail, préservation de l’environnement et droit à l’alimentation. Le savoir-faire paysan, combiné à l’utilisation de la photosynthèse, à la rotation des cultures, à la valorisation des diversités variétale et animale, peut permettre d’utiliser moins d’engrais et de produits phytosanitaires et d’améliorer ainsi la fertilité des sols et les rendements.

Un statut du travailleur-paysan

Le travail peut être rémunéré grâce à des prix de base intra-européens, pour une quantité donnée de production négociée avec les organisations professionnelles. Des offices nationaux et européen par production permettraient de mettre en place de nouveaux mécanismes de régulation pour des prix stables. Un statut du travailleur-paysan viserait à intégrer dans la rémunération l’ensemble des fonctions du travail agricole pour la préservation de la biodiversité, la qualité alimentaire ou la santé. C’est l’intérêt des agriculteurs, eux-mêmes victimes des pertes de biodiversité et des modifications climatiques.

La « clause de sauvegarde sanitaire » de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) doit être activée, dès lors que des importations de produits alimentaires ne respectent pas les « normes » environnementales en vigueur dans l’Union européenne et en France. Celle-ci permet de suspendre durant au moins quatre ans des produits agricoles importés traités avec des substances interdites sur notre sol. Une exception agricole dans les négociations internationales doit être instituée.

La grande industrie phytosanitaire ou vétérinaire doit être impliquée dans la recherche de méthodes de soins aux cultures et aux animaux compatibles avec le progrès écologique en donnant aux travailleurs de ces industries la souveraineté sur la production en lien avec la recherche publique. On ne peut accompagner un grand plan d’installation de jeunes agriculteurs sur des fermes à taille humaine et organiser une bifurcation écologique associant tous les intéressés sans annuler la dette des petits et moyens paysans et sans utiliser la création monétaire de la Banque centrale européenne pour un grand projet alimentaire et de santé d’intérêt général.

Droit à l’alimentation et rémunération du travail agricole dans le cadre d’un nouveau projet agroécologique jusqu’à une sécurité sociale de l’alimentation appellent à ouvrir les chemins communs pour un processus communiste du vivant.


 


 

Mouvement des agriculteurs :
comment sortir des contradictions ?

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

À bien des égards, le mouvement de révolte lancé par les agriculteurs mi-janvier est inédit et complexe. Comment comprendre sa dynamique et ses contradictions ? Que pourrait-il en sortir de bon, et de moins bon ? Entretien avec l’Atelier paysan.

 

Coopérative d’autoconstruction fondée en 2009, l’Atelier paysan milite pour un changement radical de modèle agricole et alimentaire. Fin observateur du monde agricole, ses thèses sont consignées dans son ouvrage collectif Reprendre la terre aux machines. Hugo Persillet est animateur et formateur à l’Atelier paysan. Il a accepté de répondre aux questions de Rapports de force.

Depuis le 16 janvier, un mouvement de contestation très fort est né dans le monde agricole. Il semble différent des mobilisations habituellement encadrées par le premier syndicat d’exploitants, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). Quel regard poses-tu sur ce mouvement ?

Hugo Persillet : Je dirais que c’est logique qu’un mouvement de protestation arrive maintenant, mais que sa forme est aussi une surprise. Logique parce qu’il y avait déjà de nombreux signes qui montraient qu’on allait atteindre un point d’exaspération maximal dans le monde agricole. Et parce qu’à cela s’ajoute un calendrier politique où se croisent à la fois les élections européennes de 2024, les élections dans les chambres de l’agriculture (février 2025) et le salon de l’agriculture, qui est dans un mois. En plus, nous sommes en période hivernale, c’est plus commode pour mobiliser les agriculteurs. On pouvait donc s’attendre à ce qu’il y ait une montée en force des organisations syndicales sur leurs sujets.

Mais il y a aussi une surprise face à l’ampleur et la vitesse du mouvement. Elle nous pousse à le regarder de plus près et on constate déjà des signes de débordement des appareils syndicaux, notamment de la FNSEA. Ce qui nous fait dire qu’on est face à un moment historique, qu’on n’avait pas vu depuis très longtemps.

Tu parles d’une exaspération du monde agricole, est-ce que tu pourrais détailler ?

Hugo Persillet : Les injonctions contradictoires qui sont faites au monde agricole ne cessent de s’aggraver. On lui demande de prendre en compte une demande sociale environnementale de plus en plus grande… tout en continuant à le contraindre à être dans un projet de sur-industrialisation et de sur-capitalisation des fermes. Les agriculteurs se retrouvent complètement compressés. Enfin, on a une crispation et un sentiment d’être menacé face à la montée de l’écologie politique, ça donne un cocktail explosif.

Tu dis que la mobilisation est inédite. Mais en quoi ?

Hugo Persillet : Le mouvement est historique par son ampleur. Pour voir des occupations, des blocages et autant de tracteurs sur les routes, il faut remonter au moins au début des années 90, voire avant. J’habite à Grenoble. Une occupation de plusieurs jours, sur plusieurs autoroutes en même temps, je n’avais jamais vu ça en 20 ans.

Autre fait qui est passé un peu sous les radars, c’est ce qui se passe dans les Corbières, le Minervois, ou plus généralement dans l’Aude. Là-bas, il y a une colère viticole complètement incontrôlable par les appareils syndicaux, en tous cas nationaux, qui a démarré dès la mi-novembre. C’est aussi un des points de départ au mouvement actuel, même s’il reste régional, spécifique à la question viticole et à la tradition de lutte du comité d’action viticole. Pour que le lecteur comprenne bien : les comités d’action viticole (CAV) apparaissent dès les années 1920 avec une grande culture de l’action directe. Dans les années 1970, il a été impliqué dans des affrontements où il y a eu des morts, avec des situations quasi insurrectionnelles [ndlr : voir affrontement de Montredon en 1976]. Il y a de ça actuellement dans l’Aude. En ce mois de janvier, il y a eu une attaque à la bombe de la Dreal à Carcassonne, ou encore l’incendie de la MSA à Narbonne. Dans le coin on a aussi des barrages filtrants qui arrêtent les camions venant d’Espagne, ouvrent les camions et brûlent les fruits et les légumes étrangers. On est sur un très haut niveau de radicalité, qui n’est absolument pas assumable par les centrales syndicales.

On a aussi eu un « effet gilets jaunes » avec ce qui s’est passé en Haute-Garonne au mois de janvier. Là, il y a eu une dynamique de débordement de la FNSEA et des JA (Jeunes agriculteurs) avec une blocage illimité de l’autoroute A64. Ce blocage, et ceux qui ont suivi, ont déjà réussi à obtenir la baisse du prix du GNR (gazole non routier). Le mouvement a été tellement fort que Gabriel Attal s’est senti obligé d’aller annoncer ses mesures sur place et non pas à Paris devant les centrales syndicales. On voit bien que le gouvernement est précautionneux face à cette mobilisation, il y a une incertitude sur la manière dont les choses vont se passer.

Autre élément qui varie par rapport aux mobilisations habituelles menées par la FNSEA, c’est le rôle important joué par le deuxième syndicat d’exploitants agricoles, la CR (Coordination rurale).

Hugo Persillet : Oui. Rappelons qu’il y a trois grands syndicats qui se partagent les chambres d’agriculture. La Confédération paysanne, issue de la gauche paysanne [ndlr : 20% des voix chez les exploitants agricoles lors des élections des chambres d’agriculture en 2019] est minoritaire. La FNSEA, qui fait alliance avec les JA [ndlr : 55% aux dernières élections à elles deux], a remporté presque toutes les chambres. Mais il y a aussi la CR, [ndlr : 21,54%] née des grands mouvements sociaux agricoles du début des années 1990 et issue d’une scission de la FNSEA. Elle a remporté 3 chambres en 2019. C’est un syndicat assez dur à situer puisqu’il regroupe un spectre assez large de tendances, qui peuvent varier selon les départements. La CR est assez centriste à certains endroits et clairement affichée comme d’extrême droite à d’autres.

Mais il ne faut pas mettre un signe égal entre la FNSEA et la CR, même si ces syndicats peuvent se rejoindre sur certaines revendications. Quand la Coordination Rurale est aux manettes dans une chambre d’agriculture, elle défend et applique une volonté de maintenir un nombre de paysans important sur le département. Ce n’est pas le projet de la FNSEA. De ce fait, nous ne pouvons pas considérer que la CR appartient au complexe agro-industriel.

Qu’est-ce que le complexe agro-industriel ? Et que signifie de ne pas y appartenir ?

Hugo Persillet : C’est un objet conceptuel que l’on définit dans notre ouvrage Reprendre la terre aux machines. Le complexe agro-industriel est constitué d’une part, par les multinationales qui interviennent en aval de la production, à savoir celles de l’agro alimentaire et de la grande distribution. D’autre part par les multinationales dites « de l’amont » : celles qui produisent des semences, des machines et des produits phytosanitaires. Mais le complexe agro-industriel, c’est aussi l’État, dans la manière dont il a développé l’agriculture depuis 70 ans, la recherche appliquée et la FNSEA comme appareil syndical national – et qui n’est pas l’électeur ou l’encarté FNSEA de base.

Le complexe agro-industriel a œuvré à la diminution du nombre de paysans en demandant aux agriculteurs une productivité toujours plus élevée et en les poussant à remplacer le travail vivant par le travail mort – les machines. Dans les années 1980, il y avait encore un million de fermes, et on avait déjà perdu 80% de la population agricole présente après-guerre. Aujourd’hui, on est à moins de 380 000 fermes. Or le projet officiel du ministère, partagé par la direction de la FNSEA et tout le complexe agro-industriel, c’est de ne pas remplacer les paysans qui vont partir à la retraite et donc de descendre à court moyen terme à 250 000 fermes. Avec toujours plus de mécanisation et de chimie. En tant que militant pour une agroécologie paysanne, nous pensons que c’est lui l’adversaire. Or la CR ne peut pas être strictement rangée dans ce complexe. C’est un objet un peu non identifié mais qui s’est construit sur la colère paysanne, notamment vis-à-vis de certaines pratiques de la FNSEA.

Tu veux dire que la CR serait une alliée de l’agroécologie ?

Hugo Persillet : Non, je n’irai pas jusqu’à la classer comme une alliée, car sur énormément de points on est en désaccord. Je dis juste qu’on ne peut pas mettre un signe égal entre elle et la FNSEA simplement parce qu’elle est d’accord sur la réduction des normes environnementales. Elle ne s’est pas constituée de la même manière et elle signifie autre chose. Ce qu’elle exprime en ce moment, c’est vraiment l’expression de la colère, un peu désordonnée, un peu brute.S Son renforcement était un signe avant-coureur que peut-être la structure historique de maintien de l’ordre qu’est la FNSEA allait se faire bousculer.

Il va falloir être attentif à la manière dont les choses vont se dérouler dans les prochains jours. Rien qu’aujourd’hui [ndlr : mardi 30 janvier], il y a deux actions qui sont menées en parallèle. D’un côté le siège de Paris, opéré par la FNSEA. De l’autre, la montée de colonnes de tracteurs depuis le sud-ouest, en passant par l’Ouest, qui souhaite s’attaquer à Rungis. On voit d’entrée de jeu que la réponse du ministère de l’Intérieur n’est pas la même en fonction des actions. La première ne subit pas de répression. Par contre face à ceux qui veulent « attaquer Rungis », il a déjà annoncé qu’il y aurait une concentration de policiers.

Puisque la FNSEA est en partie à la manœuvre dans ce mouvement, n’y a-t-il pas un risque que celui-ci aboutisse simplement à une réduction des normes environnementales ?

Hugo Persillet : Oui, c’est un risque. Mais il faut préciser que la baisse des normes environnementales n’est pas simplement un projet de la FNSEA mais du complexe agro-industriel tout entier. Sur ce point, l’État joue d’ailleurs un double jeu. Il est bien content qu’il y ait un rapport de force qui émerge publiquement pour pouvoir renoncer aux promesses environnementales qu’il avait faites d’autre part.

À l’Atelier paysan, on dit souvent que la politique agricole de l’État est une non politique. Parce qu’il fait toujours ce geste de développer l’industrialisation et la capitalisation des fermes, tout en essayant d’augmenter les contraintes environnementales. C’est par exemple ce qui avait été fait avec la fin de l’exonération du GNR (exonération qui date de 1956), adoptée en 2015, avec les accords de Paris. Selon ces accords, l’État ne peut plus proposer de politique publique qui favorise la production de CO2. Face à la mobilisation des agriculteurs, le gouvernement a mis un coup de braquet dans l’autre sens, cela va lui poser quelques problèmes juridiques mais c’est loin d’être un gros renoncement politique.

Mais on peut craindre autre chose du mouvement. Une partie du monde agricole se sent acculé par cette injonction contradictoire – produire mieux mais à plus bas coût. Si bien qu’il finit par s’identifier à ce qui le détruit. Il finit par s’identifier au productivisme et aux pesticides. Ainsi, toute critique de ces derniers est prise comme une critique de lui-même. On peut donc craindre que le complexe agro industriel réussisse son coup et dirige la colère du monde agricole contre les militants écolos.

N’y a-t-il rien à attendre de positif de ce mouvement ?

Hugo Persillet : Si, ce mouvement permet de se parler. Ce que libère un mouvement comme ça, c’est du temps. C’est la possibilité de se retrouver en dehors des fermes et de passer des soirées et des journées à discuter. Et l’extrêmement bonne nouvelle, qui n’était pas gagnée d’avance, c’est que tout le monde est bienvenu sur les rassemblements des agriculteurs.

Qu’on viennent de l’agroécologie militante, du monde conventionnel, on a beaucoup de choses en commun. Et quand tu fais un peu parler les gens sur les blocages, les premiers mots ça va être « productivisme » et « pesticides » mais en allant plus loin les agriculteurs parlent du risque de disparaître, de revenu et de catastrophe climatique.

Face au projet du complexe agro-industriel, la multiplication des pratiques agroécologiques est-elle la solution ?

Hugo Persillet : Aujourd’hui, une ferme qui s’engage dans une démarche agroécologique est aussi obligée de s’engager commercialement vers un public de niche, en allant chercher le segment le plus privilégié de la demande. Or ce segment plafonne à moins de 10% de la demande depuis plus de 20 ans – avec une compétition au sein même de cette niche.

En 2022, la demande en bio s’est effondrée. C’est aussi une des causes de la colère paysanne actuelle. Le marché a signé la fin de la récrée, la fin de l’illusion selon laquelle toutes les fermes allaient pouvoir tranquillement transitionner vers de l’agroécologie une fois qu’on aurait bien convaincu chaque paysan qu’il était un pollueur. En fait, ce n’est pas possible, il y aura toujours une énorme partie de la population qui n’aura pas accès, par manque de moyen, à cette alimentation plus coûteuse et donc plus chère.

C’est pour cela que pour l’Atelier paysan, la solution c’est une sécurité sociale de l’alimentation ?

Hugo Persillet : On pense que c’est une des solutions possibles, mais ce n’est pas la seule. Effectivement, au vu de tout ce que je viens d’expliquer, nous pensons qu’il n’est pas possible de se contenter de réclamer plus d’agroécologie. Encore moins en essayant de tordre le bras à chaque paysan sur sa ferme et en l’obligeant à adopter telle ou telle pratique. C’est voué à l’échec puisqu’il n’y a actuellement pas de modèle économique permettant que tout le monde face sa transition.

Donc, pour généraliser une agroécologie, nous pensons qu’il ne faut pas seulement amener une offre alternative, mais également modifier la demande. Pour cela, une des propositions pourrait être de créer une nouvelle branche de la sécurité sociale, dédiée à l’alimentation. L’idée serait de lever une cotisation sur l’ensemble des revenus. Les plus riches paieraient beaucoup plus que les plus pauvres, pour les classes moyennes ça serait une espèce d’opération blanche et les plus pauvres d’entre nous cotiseront beaucoup moins que ce qu’ils recevront. Ainsi, chacun recevrait une somme d’une monnaie marquée (équivalente à 150€ par exemple) qui ne pourrait être utilisée que dans les magasins dont la production serait homologuées démocratiquement, grâce à des caisses de sécurité sociale alimentaire les plus locales possibles.

Ainsi, on créerait une demande nouvelle, constituée d’un public qui aurait les moyens de choisir des productions issues de l’agroécologie. Evidemment, pour produire toujours en quantité en enlevant de la chimie et des machines, il faudrait bien évidemment augmenter drastiquement le nombre de travailleurs a

  publié le 18 janvier 2024

Face à la
xénophobie ambiante,
quel sursaut ?

sur www.humanite.fr

Le vote de la loi sur l’asile et l’immigration a reçu le soutien du Rassemblement national. Cela se produit dans un contexte où, chaque jour, le matraquage idéologique en faveur du repli identitaire est incessant sur les réseaux sociaux, dans les médias, etc. Comment réagir ? 4 personnalités prennent position.


 

La parole raciste s’est libérée. La mobilisation de celles et ceux qui refusent la haine de l’autre sous toutes ses formes est urgente

par Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH)

Le vote, le 19 décembre 2023, d’une loi sur l’asile et l’immigration, xénophobe et raciste, la plus dure jamais adoptée en France depuis quarante ans, semble avoir agi comme un électrochoc. Il faut s’en féliciter. Mais cette loi n’est qu’un révélateur exemplaire du poison qui s’est infiltré dans notre société au moins depuis 2002. Nicolas Sarkozy comme ministre de l’Intérieur, puis comme président de la République a sans hésiter repris le vocabulaire et une partie des propositions du FN. En 2007, il créa un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale et, en 2010, rattacha, pour la première fois dans l’histoire de la République, l’immigration au ministère de l’Intérieur.

Autrement dit, l’immigration est devenue une question de sécurité et non plus d’intégration rattachée au ministère des Affaires sociales. Les mêmes politiques ont été poursuivies sous la présidence de François Hollande. Peu à peu, ces tentatives de récupération des voix se portant sur l’extrême droite n’ont fait que banaliser ses idées, et le RN a vu ses scores exploser (Marine Le Pen récoltant plus de 13 millions de voix au second tour en 2017). Le tout sans surprise puisque les électeurs·trices préféreront toujours l’originale à la copie. Et ainsi, le 19 décembre 2023, Marine Le Pen a pu, tranquillement, revendiquer une victoire idéologique.

La parole raciste s’est totalement libérée. Tout est la faute de l’étranger, de l’autre, du différent, de celui ou celle qui n’a pas la bonne couleur de peau ou la bonne religion. Les passages à l’acte sont de plus en plus nombreux et des groupuscules d’ultra-droite s’affichent sans hésiter pour manifester dans les rues.

Tout cela rappelle tristement les années 1930. Alimenter la haine de l’autre est la solution la plus facile pour celles et ceux qui refusent de combattre ou de prendre à bras-le-corps les inégalités et les discriminations de toute nature qui fracturent la société française.

Oui, un sursaut est nécessaire. Il passe par la mobilisation de toutes celles et tous ceux qui refusent ce retour de la haine de l’autre, dont les formes se corrèlent les unes aux autres. Le raciste est le plus souvent tout aussi antisémite qu’islamophobe et sexiste, homophobe ou transphobe… Quand on regarde l’indice de tolérance produit chaque année par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), on est en droit d’être optimiste : il est actuellement de 64 %, contre 58 % en 2013, et la CNCDH souligne que son évolution polarise de façon croissante les écarts en fonction de l’âge et de l’appartenance politique.

C’est de cohésion et d’égalité dont notre société a besoin. Il est temps de comprendre que l’égalité, l’égalité réelle de l’accès à tous les droits, pour toutes et pour tous, doit se construire « en même temps » dans tous les champs de la société et qu’il est contre-productif d’opposer les combats les uns aux autres. Ce défi est devant nous. C’est un enjeu majeur pour construire un nouveau projet de société apte à reconquérir celles et ceux qui boudent les urnes.


 

L’extrême droite se présente aujourd’hui comme une alternative. La contre-offensive doit donc être menée projet contre projet

par Roger Martelli, historien

C’est un environnement global qui décide si le racisme et la xénophobie sont en activité ou en sommeil. Le nôtre est déterminé par cette évolution longue qui a vu se succéder et s’imbriquer la crise du soviétisme, les reculs de l’État social et les déstructurations produites par la longue hégémonie de l’ultralibéralisme. Dès lors, l’incertitude et l’inquiétude se conjuguent, alors même que s’étiole la conviction qu’est possible une société différente de celle qui nous enserre et qui nous contraint.

L’image de la gauche reste associée à l’époque du soviétisme et de l’État-providence, tandis que le macronisme et la droite sont confondus avec la mondialisation et ses effets, déstabilisateurs pour les plus fragiles. Écartée longuement du pouvoir par l’opprobre des fascismes européens, l’extrême droite se présente ainsi comme une alternative à des forces jugées révolues. Elle le peut d’autant plus qu’elle a su imposer au fil des années sa thématique de l’identité au détriment de celle de l’égalité et qu’elle a pu cultiver les obsessions de la guerre des civilisations. Plus récemment, elle a enfin travaillé à investir le champ des demandes sociales les plus urgentes et les plus immédiates.

La force de l’extrême droite tient toutefois avant tout à la cohérence de son projet. Dans un monde instable et dangereux, elle promeut le rêve de la protection absolue par l’hermétisme des frontières et par la défense des identités acquises. Elle relie ces objectifs à celui de la lutte contre l’assistanat : au sein d’un modèle concurrentiel assumé et dans un monde aux ressources limitées, elle joue sur le sentiment que le plus réaliste est de réduire le nombre de ceux qui se partagent la richesse disponible. Se replier sur le cocon de l’État-nation, écarter les parasites au profit de ceux qui travaillent, tenir à distance l’étranger et valoriser la proximité de la préférence nationale : tel serait l’horizon unique du possible et du souhaitable.

Toute contre-offensive suppose bien sûr, comme un préalable, de déconstruire pièce par pièce le discours des droites extrêmes, de ne leur faire aucune concession, de se débarrasser de cette fausse évidence selon laquelle elles poseraient de bonnes questions mais donneraient de mauvaises réponses. Mais cet effort de détricotage rationnel ne produira ses effets que si l’on peut l’adosser à un projet de société humaniste et rassurant, qui redonne confiance dans l’avenir, qui associe la colère à l’espérance, et qui permette ainsi aux catégories populaires dispersées de devenir un peuple politique maître de son destin.

La droite nous propose de conjuguer la confiance, le marché et l’ordre ; l’extrême droite suggère l’inquiétude, la protection et le mur. Si elle veut s’imposer face à ces projets, la gauche doit valoriser une société rassemblée par l’égalité, la citoyenneté, la solidarité et la sobriété. Et elle doit légitimer ce projet par le réalisme du rassemblement politique et social à gauche qu’elle promeut en même temps que lui.


 

Au-delà des fantasmes sur la question migratoire, la lutte contre l’extrême droite nécessite un engagement politique et social sur le terrain.

par Assan Lakehoul, secrétaire général du Mouvement des jeunes communistes de France (MJCF)

La loi immigration votée par les macronistes, LR et le RN nous indigne. En faisant le pari, dont on connaît déjà l’inefficacité, de dégrader l’accueil pour dissuader les personnes migrantes de venir en France, le texte va enfoncer des êtres humains dans l’extrême pauvreté et dans une précarité administrative aux conséquences désastreuses. Pourtant, les données statistiques et démographiques sur l’immigration sont loin des fantasmes alimentés par l’extrême droite, repris en chœur par la droite et le gouvernement.

Au-delà de la seule question migratoire, le vote de cette loi marque un tournant important. Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, les idées de l’extrême droite arrivent au pouvoir. Pire, elles le font par la voix de celui qui a été élu pour s’y opposer. Cela témoigne d’une extrême droitisation de la vie politique, y compris de la droite dite républicaine, qui fait de l’accession au pouvoir du RN une issue désormais probable.

Face à la montée des idées d’extrême droite, notamment dans la jeunesse, l’appel à la morale ne suffira pas. Se contenter de clamer haut et fort que les idées de l’extrême droite sont nauséabondes ne suffit plus. Pendant ce temps-là, tout une partie des jeunes, des travailleuses, des travailleurs voient dans le RN la seule solution contre le « système ».

C’est en faisant la démonstration que l’engagement politique autour d’un projet de transformation sociale est efficace que nous les ferons reculer. C’est en organisant les jeunes, en se battant pour des victoires concrètes que nous prouverons qu’il existe une alternative crédible au repli nationaliste comme au capitalisme déshumanisant.

C’est sur un contenu clair, et dans les actes, que nous ferons reculer l’extrême droite. Cela fait maintenant vingt ans que se succèdent tribunes et appels aux « valeurs humanistes », sans que l’extrême droite recule, bien au contraire. Ce n’est pas en restant entre nous, gens de gauche aux valeurs « supérieures » que nous convaincrons. Disons cela non pas par cynisme, mais avec lucidité, avec l’espoir de faire changer les choses et faire reculer pour de bon l’extrême droite.

Nous appelons l’ensemble des organisations de jeunesse progressistes à nous rejoindre dans des batailles utiles répondant aux besoins et aspirations de la jeunesse. Organisons des fronts larges contre Parcoursup et pour un système éducatif émancipateur. Unissons-nous pour lutter contre la réforme du lycée professionnel pour permettre à chaque jeune d’avoir un avenir, quelle que soit sa filière. Battons-nous ensemble pour la dignité au travail pour permettre à notre génération d’appartenir à un projet commun.

Unissons nos voix pour parler de paix et de solidarité entre les peuples. Cette action, c’est une action de terrain, un travail de fourmi, pour parler à tous les jeunes, sans aucune exclusive. Allons convaincre un par un chaque jeune qu’une alternative est possible, et que celle-ci ne réside pas dans le rejet ou l’exclusion. C’est une tâche de longue haleine qui peut être ingrate, sûrement peu médiatique, mais elle est nécessaire. Il est encore temps.


 

Comme dans les années 1930, l’autre est dépeint comme une menace. Menons le combat de résistance à l’instar des anciens qui ont libéré notre pays.

Par Carine Picard-Niles, présidente de l’Amicale Châteaubriant-Voves-Rouillé-Aincourt

L’étranger, source de tous nos maux, ou quand l’histoire se répète ! À partir de 1930, une série de lois et de décrets se sont succédé afin de rendre responsables « ces immigrés qui prennent le travail des Français » dans un pays qui vient de subir la grande crise mondiale de 1929. L’hospitalité de la France est rendue contraignante pour les étrangers, « qui menacent la sécurité nationale ». Le langage guerrier de l’époque n’est pas sans rappeler celui du président Macron dans ses vœux aux Français le 31 décembre 2023. Tout comme cette loi immigration vient faire écho à l’activisme législatif d’avant 1936.

En 1936, tous ces immigrés, qui avaient fui le fascisme en Espagne, en Italie, au Portugal, vont entrer en résistance et s’unir aux partis de gauche et aux grands syndicats pour créer le Front populaire, permettant aux ouvriers d’hier d’arracher de grandes avancées sociales. Ces conquis sociaux, toujours en vigueur, nous protègent mais continuent d’aiguiser l’appétit des ultralibéraux malgré la réponse unitaire de nos syndicats et partis politiques.

En 2024, toutes et tous, nous avons dans nos veines du sang d’immigré, sang espagnol, portugais, polonais, italien, puis tunisien, algérien, marocain, africain, indien, avec des ancêtres ayant fui une guerre ou un risque climatique. La Seconde Guerre mondiale a été une période d’extermination d’êtres humains par d’autres êtres humains, autoproclamés « supérieurs ».

1934-1944-2024. En août prochain, nous célébrerons le 80e anniversaire de la fin de cette période inhumaine et dévastatrice sur notre sol qu’a été la guerre. Presque tous les survivants de cette période ont disparu ou leurs voix s’éteignent. Allons-nous être condamnés à revivre ce pan de l’histoire ? Le travail a toujours attiré les immigrés, avec l’assentiment des patrons dans tous les pays. Mais, à chaque fois, les gouvernements rendent responsable des crises sociales ou économiques l’étranger, celui qui est différent, le jeune, la femme…

Face à une xénophobie ambiante et aux conflits mondiaux, il faut se rappeler l’histoire et accompagner celui qui arrive afin que cet étranger ne le reste pas. C’est le rôle d’un État fort pourvu de services publics protecteurs, autonomes, justes, de proximité, avec des moyens financiers et humains pour évaluer, contrôler et agir en sanctionnant justement, si besoin, le profiteur.

Et qui profite le plus ? Celui qui perçoit un peu plus d’allocations qu’il ne le devrait ou bien celui qui détourne des millions d’euros et que personne ne croise dans son HLM ? Faisons taire ces « supercheries » d’un État qui stigmatise une catégorie et crée des clivages. La misère, cette misère décrite dans les Misérables de Victor Hugo et qui revient à l’assaut de notre pays « riche » est le terreau fertile de la haine, de la xénophobie, du racisme, de l’antisémitisme. Elle est voulue et entretenue par les plus riches qui voient en elle un moyen de pression sur les plus pauvres, lesquels sont prêts à se battre pour un téléphone, une télévision…

Il est de notre devoir de renverser cette régression humaine sociale et économique pour que chacun trouve sa place et que nos anciens, nos parents, grands-parents, résistants, ne soient pas morts pour rien. Soyons dignes d’eux pour notre jeunesse, pour un avenir sans guerre.

  publié le 16 janvier 2024

Le gouvernement Attal,
une chance pour la gauche

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche.

Les libéraux parleraient d’une étude de marché. Mais c’est un fait : le déplacement de la « Macronie » vers la droite libère potentiellement un vaste espace à gauche. Hélas, le mot important est « potentiellement ». Car encore faudrait-il que l’offre existe, qu’elle soit crédible et attractive, c’est-à-dire unitaire et démocratique. Et ce n’est pas gagné ! Mais la place est à prendre. Le remaniement souligne spectaculairement cette évidence. Au fond, rien de neuf. Juste un aveu. Le gouvernement Attal n’est pas plus à droite que celui d’Élisabeth Borne, mais il déniaise les naïfs. Tous ceux qui faisaient illusion dans l’équipe précédente mais qui ont eu des états d’âme à propos de la loi « immigration » ont été virés ou relégués. La ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, a été débarquée pour avoir osé contredire Emmanuel Macron dans l’affaire Depardieu.

Les dossiers qui touchent au plus près la vie des gens, la santé, le logement n’ont plus de ministères de plein exercice ou sont confiés aux plus droitiers, comme la sarkozyste Catherine Vautrin. L’Éducation nationale échoit à une ancienne directrice générale de la Fédération française de tennis. Laquelle s’est illustrée, au premier jour, par un dénigrement de l’école publique, au prix d’un gros mensonge. Bref, c’est le gouvernement du mépris de classe. Les Français font de la figuration dans cette architecture où n’existent que les jeux de pouvoir. L’arrivée de Rachida Dati à la Culture en est évidemment le symbole le plus grossier. Le pouvoir, le vrai, est grosso modo entre les mains de trois hommes : Emmanuel Macron, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin. On hésite à mettre Gabriel Attal dans cette catégorie, lui dont le discours de politique générale est déjà spolié par l’envahissante conférence de presse d’Emmanuel Macron. Une grand-messe imposée aux télés à l’heure de plus grande écoute. Même De Gaulle n’avait pas osé !

C’est le gouvernement du mépris de classe.

Le pire est qu’il n’est pas sûr que ces jeux, somme toute assez vulgaires, soient gagnants. Le débauchage de Dati risque plus d’hypothéquer le soutien de la droite que de garantir au gouvernement les voix des amis d’Éric Ciotti à l’Assemblée. Quant à Gabriel Attal, il se présente comme le VRP du président. À son agenda quotidien, on mesure ce qu’est devenue la politique. Il lui faut chaque soir, à l’heure du journal télévisé, être vu à la rencontre des Français en souffrance ou en colère. Empreinte carbone et démagogie !

Et la gauche dans tout ça ? Eh bien, elle n’a plus qu’à exister ! Mais ça risque de mal commencer avec les européennes. On nous promet au moins quatre listes. Il est vrai qu’une liste unique aurait eu de la gueule. Mais on comprend les arguments des écologistes et des socialistes. Un argument officiel d’abord : la somme des listes (31 %) serait supérieure au score espéré d’une liste unique. Mais Clémentine Autain, qui a milité pour une liste commune, a raison de souligner que la dynamique unitaire vaut mieux qu’une simple addition. En vérité, les partisans du « chacun pour soi » ont un autre argument, moins avouable. Écologistes et socialistes ne seraient pas mécontents de devancer significativement La France insoumise. Histoire de bousculer une hiérarchie héritée de la présidentielle, et dont Mélenchon a fait un usage immodéré et autoritaire.

Les européennes peuvent-elles rebattre les cartes ? Glucksmann va-t-il imposer son discours œcuménique ? Cela passe par une difficile revalorisation de l’enjeu européen dans l’opinion, alors que nous avons affaire à deux guerres, que l’ombre inquiétante de Trump se profile de nouveau, et que le dossier immigration n’a pas de solution « nationale ». Un double défi. Les sondages placent aujourd’hui Glucksmann en tête de la gauche (11 % contre 7,5 % à LFI). Mais, quoi qu’il en soit, on est loin du compte en regard du score attribué à une liste Bardela (28,5 %) (1).

Tout se passe comme si deux compétitions se menaient en parallèle. En première division, la course-poursuite éperdue des macronistes pour réduire l’écart qui les sépare du Rassemblement national. En division inférieure, la gauche et les écologistes. Macron se débat in extremis pour ne pas être le président qui aura donné notre pays à l’extrême droite, alors qu’il a fait jusqu’ici tout le contraire, et la gauche pour surmonter sa maladie chronique, la division. Mais cette fracture n’est pas fatale. La politique de classe assumée par Macron a au moins l’avantage de créer les conditions objectives d’un retour de la gauche. Celle-ci a son destin en main.

Note :

1 Les autres résultats du sondage Cluster 17 pour Le Point, du 15 janvier : PCF : 3 %, EELV : 8 %, Renaissance : 18 %, LR : 7%, Reconquête : 7 %.

Version imprimable | Plan du site
© pcf cellule st Georges d'Orques