PROCHAINE REUNION DE L'ASSEMBLEE CITOYENNE LE VENDREDI 26 JANVIER 2018 A FABREGUES A 19 HEURES
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débat à gauche   -   année 2023

  publié le 24 décembre 2023

Riposte de la gauche :
les jeunes de la Nupes
appellent leurs aînés à « se ressaisir »

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

En pleine crise politique de la majorité et alors que l’extrême droite revendique une « victoire idéologique », les responsables des organisations de jeunesse des partis de gauche appellent leur camp à faire « front commun » et débattent des conditions de renaissance de l’union.

Elles et ils se connaissent bien, et certain·es ont même travaillé ensemble pour montrer à leurs aîné·es le chemin de l’unité. À la tête des branches jeunesse des quatre partis de gauche représentés à l’Assemblée nationale, Annah Bikouloulou (Jeunes écologistes), Assan Lakehoul (Jeunes communistes), Aurélien Le Coq (Jeunes insoumis·es) et Emma Rafowicz (Jeunes socialistes) ont accepté d’échanger dans les locaux de Mediapart. 

Réagissant à l’adoption cette semaine de la loi immigration et aux menaces qui pèsent singulièrement sur la jeunesse (dérèglement climatique, progression de l’extrême droite…), ils font entendre des petites musiques en phase avec leurs organisations mères, tout en montrant ici et là une plus grande franchise ou davantage d’impatience à bâtir l’union. 


 

Mediapart : Comment doit réagir la gauche face au vote, à l’Assemblée nationale, d’une loi immigration dans laquelle le pouvoir a accepté d’introduire la préférence nationale ? 

Aurélien Le Coq : Face à la contamination du macronisme par les idées de l’extrême droite, l’urgence est absolue. Nous n’avons plus de temps à perdre. La Nupes doit se réunir en urgence pour analyser la situation et reprendre le chemin de l’alternative. Le débat pour une liste commune aux européennes doit être rouvert. Notre responsabilité est de stopper net la progression du fascisme, et de battre l’extrême droite dès les élections européennes.

Emma Rafowicz : Le vote de la loi immigration est une douleur pour nous toutes et tous. Après avoir appelé, sans aucune hésitation, à voter pour Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle en 2022, pour faire barrage à Marine Le Pen, nous sommes trahis. La gauche doit se ressaisir.

Nous devons nous structurer pour garantir une candidature commune de la gauche pour l’élection présidentielle de 2027. Nous devons nous démultiplier sur le terrain au travers de grandes actions militantes, gagner la bataille culturelle que nous semblons perdre peu à peu. La droite s’étant désormais compromise, seul notre camp est en capacité de gagner et de sauver la République sociale, humaniste et universelle.

Annah Bikouloulou : L’événement de mardi entérine une extrême-droitisation de la majorité qui avait déjà commencé sous les « gilets jaunes ». Il faut mettre nos querelles de côté et faire front commun. Ce mouvement doit concerner les partis de gauche et leurs organisations de jeunesse, mais aussi les associations antiracistes, les syndicats et les collectifs de migrant·es… 

La riposte antiraciste qui doit se mettre en place ne doit cependant pas devenir le prétexte à des politiques d’appareil. Cela ne serait pas à la hauteur du moment. On n’a plus le droit de parler de « mort de la Nupes » seulement parce qu’il n’y a pas de liste commune. Il faut montrer que dans notre pluralité, nous avons toujours un horizon commun – celui de 2027, mais aussi celui, plus imminent, de combattre les idées d’extrême droite. Côté jeunes, nous avons d’ores et déjà réfléchi à de futures actions communes, qui s’imposent plus rapidement que prévu.  

Assan Lakehoul : Les Jeunes communistes sont attachés à sécuriser le parcours des personnes migrantes en les accueillant dignement sur notre territoire, en investissant massivement dans la santé, l’hébergement d’urgence et le logement. 

Le vote de la loi immigration nous confirme l’urgence d’inciter des milliers de jeunes éloignés de la politique à s’engager. Nous restons mobilisés pour faire grandir le rapport de force qui permettra de construire une société basée sur la solidarité, le partage des richesses et des savoirs, l’émancipation de toutes et tous. C’est ce que nous appelons le communisme.

Face à l’urgence climatique et sociale, dans la foulée de la création de la Nupes en 2022, vous avez travaillé à un programme commun pour inciter vos partis à rester unis aux élections européennes de 2024. À quoi va-t-il servir, puisque chacun partira finalement sous ses couleurs ? 

Emma Rafowicz : C’est un programme de qualité, et tous nos partis, à l’exception des camarades communistes, se sont engagés à le reprendre dans des axes de campagne. L’objectif était avant tout de trouver des axes de convergence, ce qu’on a fait. On savait que nos partis se distinguent sur des sujets qu’ils pensent essentiels, comme la conception de l’Europe et le fédéralisme, qui sont des sujets quasiment philosophiques. Malgré tout, les convergences l’emportent. 

À la suite de l’écriture de ce programme, on a malheureusement fait le constat d’une division qui n’est pas due au scrutin européen, mais à une panne générale de l’union de la gauche. Nos efforts et notre espace de discussion n’étaient malheureusement pas transposables chez nos aînés. Cela nous appelle à réfléchir à ce que veut dire l’union de la gauche de manière plus pérenne, au-delà d’une élection. 

Marie Toussaint, la tête de liste des Écologistes, a fini par avouer que le but de sa candidature autonome était de rééquilibrer le rapport de forces à gauche après les européennes. Est-ce que c’est un objectif à la hauteur du moment ? 

Annah Bikouloulou : Il y a eu un vote des adhérents écologistes, qui se sont nettement exprimés en faveur de l’autonomie, on respecte ce vote. Mais le travail qu’on a fait a abouti à quelque chose de pertinent. On a marqué une première étape. Simplement, la Nupes ne se décrète pas, elle se travaille au quotidien, sans négliger le facteur humain.

L’erreur qu’on a faite, c’est de penser que le cadre unitaire allait fonctionner seulement parce qu’il existait. Or il y a eu des dysfonctionnements. À la sortie de nos rendez-vous avec les dirigeants de partis, on a demandé la mise en place d’une Agora de la Nupes. Elle a manqué : sur la situation à Gaza, on s’est par exemple tiré dans les pattes alors qu’on voulait tous un cessez-le-feu. Nous devons réfléchir dès maintenant à ce qui va se passer au lendemain des élections européennes. 

Certains responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Aurélien Le Coq, Jeunes insoumis·es

Aurélien Le Coq : Je partage la fierté d’avoir montré qu’il était possible de se mettre d’accord. On était convaincus que ce résultat était possible. Ce qui est dramatique, c’est qu’on se retrouve maintenant dans une situation où on doit dénoncer exactement les mêmes choses que ce qu’on dénonçait au début du processus : l’irresponsabilité d’un certain nombre de responsables politiques qui refusent d’ouvrir le débat. 

Ces responsables sont des enfants gâtés de la Nupes : ils se sont fait élire avec l’étiquette, mais ont abandonné la dynamique unitaire une fois élus. Une partie de nos dirigeants politiques – Marine Tondelier d’emblée, puis Olivier Faure – n’a pas entendu l’appel des jeunes et n’a pas accepté de bouger alors même qu’une voie alternative était possible. Cette élection est la dernière élection nationale avant 2027. Nous lançons donc un appel à tous ceux qui se reconnaissent dans le programme de rupture de la Nupes : ils sont les bienvenus dans la campagne de l’union populaire ! 

Est-ce que vous admettez que l’attitude des chefs de LFI n’a pas suscité la confiance nécessaire chez ses partenaires potentiels ? 

Aurélien Le Coq : Seul le programme compte, car on veut changer la vie des gens. Vouloir rééquilibrer le rapport de forces interne à la gauche au moment des européennes n’est pas à la hauteur. On ne veut pas savoir qui aura dix, huit ou six eurodéputés, mais si on peut gagner sur un programme de rupture. 

Emma Rafowicz : Je n’ai pas renoncé à l’union de la gauche, mais on est dans une séquence très dure, notamment parce que Jean-Luc Mélenchon et son entourage sont dans une posture qui est en train de tuer la Nupes. À plusieurs reprises, ils n’ont pas écouté leurs partenaires et ont mis l’union en danger : la prise de position des Insoumis sur l’affaire Quatennens, la sanction prise contre Raquel Garrido qui est de la même durée que celle contre Adrien Quatennens, le changement de position des députés insoumis sur l’article 7 de la réforme des retraites après un tweet de Jean-Luc Mélenchon, etc.

Pendant nos travaux lors du Forum européen des jeunes de la Nupes, je le disais déjà : à chaque tweet de Jean-Luc Mélenchon qui insulte les partenaires, il met en danger la dynamique unitaire. Refuser de qualifier le Hamas de terroriste après le 7 octobre s’inscrit dans la même logique. Tout cela participe à la grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons. Il faudrait que les Jeunes insoumis soient le poil à gratter de LFI, comme les Jeunes socialistes ont su être pour le PS pendant longtemps. Emancipez-vous de ce chef qui tire une balle dans le pied de l’union de la gauche.

Vous n’êtes donc pas assez poil à gratter envers LFI, Aurélien Le Coq ?

Aurélien Le Coq : Nous n’avons pas besoin, car nous sommes en adéquation avec le message de LFI et avec Jean-Luc Mélenchon, parce qu’on sait que c’est ce qui fonctionne – autrement, il n’aurait pas obtenu 22 % des voix à la présidentielle. 

Le début de ta réponse, Emma, consiste à expliquer que si la Nupes est en difficulté, ce serait notamment à cause de l’expression de Jean-Luc Mélenchon à partir du 7 octobre. Or, cette expression est la même que celle d’Olivier Faure ces derniers jours. Jean-Luc Mélenchon a été le premier à prévenir d’une escalade meurtrière à Gaza, et aujourd’hui on en est à plus de 20 000 morts. De plus, le PS a pris ses distances sur la liste commune aux européennes le 2 octobre, pas le 7. Le fait que la Nupes soit en difficulté vient bien du refus de l’union aux sénatoriales, comme aux européennes, qui n’est pas de notre fait. 

Assan Lakehoul, pourquoi les Jeunes communistes n’ont pas participé à ce travail commun ? Quelle est votre position sur la question de l’union de la gauche ? 

Assan Lakehoul : Aux Jeunes communistes, les moments d’élections ne sont pas ceux qu’on préfère. Nous pensons qu’il y a des jeunesses et qu’il faut s’adresser à elles dans toute leur diversité, pas seulement à la jeunesse déjà politisée. Une énorme majorité de jeunes ne vont pas s’engager en politique sur la base d’un accord entre formations. 

S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. Assan Lakehoul, Jeunes écologistes

Il y a toute une partie de la jeunesse à qui la gauche ne parle pas : les jeunes en bac pro, en CFA, ceux qui sont en dehors des grandes villes, dans les villages. Heureusement que cette jeunesse n’a pas entendu l’échange qu’on vient d’avoir. D’ailleurs, elle n’y comprendrait rien. Pour s’adresser à elle, il faut partir de ce qu’on vit, de ses aspirations. La réforme du bac pro va la toucher. S’adresser aux jeunes en leur parlant d’accords d’appareils, c’est refaire ce qu’ont fait nos aînés et qui n’a pas marché. 

Il y a tout de même un enjeu autour de 2027 : pour mener les réformes que vous souhaitez, il faut gagner. Souhaitez-vous une candidature unique à gauche ? 

Assan Lakehoul : Le cœur du problème n’est pas la division de la gauche mais sa faiblesse. Quand la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle était divisée. Je pense qu’on est face à un risque de marginalisation de la gauche s’il n’y a pas un électrochoc collectif. Avant de réfléchir aux alliances électorales, il faut réfléchir à ce dont on parle. Ce qui fait de nous des irresponsables, ce ne sont pas les divisions, c’est d’occulter les raisons de cette faiblesse. 

Emma Rafowicz : Ce n’est pas contradictoire. Face à une extrême droite qui n’a jamais été aussi forte, avoir le sens des responsabilités, c’est avoir le souci de l’union de la gauche. Cela n’empêche pas d’avoir une réflexion sur sa faiblesse. Je pense personnellement qu’il y a une barrière de la langue, et qu’on n’est pas suffisamment engagés sur certains combats. Mais la conclusion ne peut pas être de mener chacun son combat dans son coin. 

Je lance un appel à toutes les organisations de jeunesse ici : faisons des forums de jeunes de la Nupes sur d’autres sujets que les européennes, y compris des sujets clivants, avec des militants jeunes, des syndicalistes, des associations, pour savoir à quoi ressemble une gauche qui gouverne. On ne peut pas partir du principe qu’il est impossible de mettre autour d’une même table Sandrine Rousseau et Fabien Roussel. 

Aurélien Le Coq : Le programme de la Nupes n’est pas juste un logo sur un accord d’appareils. C’est la retraite à 60 ans, c’est l’augmentation des salaires, c’est le blocage des prix, c’est le rétablissement de l’ISF, c’est plus d’argent dans l’éducation. On a remporté le premier tour des élections législatives et fait plus de 25 %, c'est un premier pas !

De même, l’union aux européennes ne consistait pas juste à proclamer l’union, elle visait à porter plus fort encore qu’on veut une harmonisation sociale européenne, aller vers un Smic européen, la fin de la directive des travailleurs détachés, remettre en cause l’ubérisation... Évidemment le débat est animé, mais on sait qu’on n’a plus le temps. C’est pourquoi on a dit à nos aînés qu’on allait parler du fond, et pas des personnes – même si nous avions quelques idées pour cette liste commune. 

Une partie de la jeunesse se politise aujourd’hui sur la cause palestinienne. Les autorités européennes sont critiquées pour leurs positions faibles concernant les massacres en cours à Gaza. Selon vous, faut-il aller plus loin que les protestations, en édictant des sanctions contre l’État d’Israël ? 

Annah Bikouloulou : Les Écologistes demandent évidemment un cessez-le-feu, un cessez-le-siège, la libération des otages et la fin de la politique de colonisation. Nous voulons aussi que des observateurs internationaux et des journalistes puissent aller sur place car on manque d’informations. La France peine à se faire entendre et quand elle y parvient, sa voix est décevante. En France, la gauche n’a pas été complètement au rendez-vous. Il y a eu malgré tout des actions collectives, mais on n’a pas encore trouvé le moyen pour les massifier. 

En ce qui concerne les sanctions, à partir du moment où des crimes de guerre ont été commis, que l’on fait face à des actes potentiellement génocidaires, la France et l’Union européenne doivent urgemment adopter des sanctions internationales envers Israël. Sans aller directement sur le terrain des sanctions financières, un panel de sanctions politiques peuvent être mises en place par la France et l’UE. Mais déjà nous demandons un embargo sur la livraison de matériel militaire.

Emma Rafowicz : Je suis choquée et désespérée par la situation. Malheureusement c’était prévisible. Dès le 7 octobre, on a demandé à ce que la réponse d’Israël soit proportionnée, et le respect du droit international. Or, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, ce n’est ni proportionné ni respectueux du droit international. La question des sanctions se pose donc, même si je ne saurais pas vous dire lesquelles précisément. 

La diplomatie échoue face à la prégnance de l’extrême droite côté israélien comme côté palestinien avec le Hamas. L’Europe doit être plus présente et interventionniste. Le PS devrait utiliser davantage le Parti socialiste européen et l’Internationale socialiste pour porter l’exigence de paix. Mais rien n’est simple dans cette histoire. Et la gauche n’a malheureusement jamais été aussi faible en Israël. 

Assan Lakehoul : La question de la paix en Israël et en Palestine est une campagne qu’on mène depuis vingt-huit ans chez les Jeunes communistes. Sur les sanctions, on est un peu gênés car on ne veut pas qu’elles pénalisent les peuples, y compris dans les puissances impérialistes, car les peuples détiennent toujours la solution. C’était déjà le problème avec la Russie. Il ne faudrait pas que les sanctions renforcent finalement les dirigeants concernés. 

Depuis longtemps nous sommes engagés dans le boycott des produits fabriqués dans les colonies israéliennes, et pour la libération des prisonniers politiques palestiniens. C’est aussi une des clés pour que la solution d’un État palestinien aux côtés de l’État israélien dans les limites de 1967 soit crédible. On demande enfin à ce que la France reconnaisse l’État palestinien. 

Aurélien Le Coq : Il faut hausser le ton fortement pour un cessez-le-feu dans les plus brefs délais. Il y a des moyens de sanctionner l’État d’Israël de manière efficace, par exemple en gelant les avoirs financiers à l’étranger, ceux des plus riches et des proches soutiens du gouvernement israélien. Il faut en faire un sujet aux européennes. Les Insoumis qui seront élus au Parlement européen demanderont à ce qu’un texte soit voté en faveur de sanctions. 

Il y a un processus de nettoyage ethnique en cours. L’ONU parle de risque génocidaire. Toute la classe politique pourra-t-elle se regarder dans la glace dans quelques années ? Macron a attendu 50 jours avant d’appeler au cessez-le-feu. La polémique sur les propos de Jean-Luc Mélenchon visait à empêcher qu’une autre voix soit audible, là où le gouvernement résumait tout au droit inconditionnel d’Israël à se défendre. 

Nous nous parlons alors que la 28e COP sur le climat s’est achevée sur un accord mitigé, après une année record pour les émissions de CO2. Pour vous, quelle est la priorité stratégique dans la lutte contre le dérèglement climatique ? La bataille électorale, les mobilisations extra-institutionnelles, les négociations internationales ? 

Annah Bikouloulou : Cette lutte doit guider toute notre action politique. Les COP sont des moments importants qui obligent à mettre le sujet climatique à l’agenda, mais on avait dès le départ la sensation qu’on se moquait de nous : non seulement elle avait lieu à Dubaï, mais en plus il y avait plus de 2 450 lobbyistes du pétrole, du charbon et du gaz ! Et quand le président de la COP dit qu’il n’est pas prouvé scientifiquement qu’il faut éliminer les énergies fossiles, on se dit qu’il y a encore du chemin à faire.

Emma Rafowicz : On a l’impression que le problème du climat n’est pas considéré à la hauteur de ce qu’il est, c’est-à-dire un moment de bascule à l’échelle de l’humanité. On a manqué une nouvelle fois une étape importante. Au PS, on parle de plus en plus de socialisme écologique, car l’écologie est imbriquée à l’ensemble de notre vision politique. On ne doit négliger aucun niveau d’action : soutenir les associations qui se mobilisent comme les Soulèvements de la Terre (SLT), mais aussi lutter dans tous les hémicycles. 

Aurélien Le Coq : La place des lobbyistes fait que la COP ressemble plus à un processus d’escroquerie en bande organisée qu’à une démarche politique volontariste. Et comme il n’y a jamais de dispositif contraignant, ça n’avance pas. Pour notre génération, c’est un drame absolu, car on n’a pas le temps d’attendre. La radicalisation des modes d’action notamment dans la jeunesse s’explique d’ailleurs par ce sentiment de lenteur des institutions. C’est pourquoi il y a un enjeu à prendre le pouvoir en France le plus rapidement possible, pour appliquer la planification écologique et revoir notre système économique en profondeur.

S’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Annah Bikouloulou.

Assan Lakehoul : À l’heure de la multiplication des conflits armés, on peut se féliciter que des pays se mettent d’accord sur une déclaration commune sans faire parler les armes. Mais on ne peut que regretter qu’ils se retrouvent sur le plus petit dénominateur commun, en parlant de « transition » plutôt que de sortie des énergies fossiles. 

Mais comment mobiliser une majorité de gens en faveur d’un autre projet que le système capitaliste ? C’est la question qui doit nous animer. Je suis convaincu qu’une majorité de jeunes ne se reconnaît pas dans le capitalisme. Ils n’ont pas envie d’être en concurrence avec les voisins pour une formation, avec les potes pour un boulot, et d’aller bosser juste pour faire de la thune pour soi ou pour son entreprise. 

Mettre du sens dans le travail c’est important, et dans le sens qu’on met au travail, les enjeux écologiques comptent. La jeunesse est une solution pour travailler dans tous les secteurs concernés par la transition écologique. Sur la radicalité, j’émets une réserve : pour entraîner dans la danse la majorité de la population, il faut le mouvement le plus massif possible, et pas forcément le plus radical dans le mode d’action. 

Annah Bikouloulou : J’ajoute que, s’il est vrai qu’il faut repenser le rapport au travail, il faut aussi repenser le rapport au temps libre. Si on veut entrer dans une logique de décroissance, il faut valoriser ce qui contribue à la société en dehors de l’emploi stricto sensu. Cela s’inscrit dans l’écologie populaire que nous défendons. 

Il y a eu une série de victoires récentes de l’extrême droite en Europe et ailleurs, avec son cortège de violences. Ne trouvez-vous pas que vos formations aînées négligent ce combat ? 

Emma Rafowicz : On doit mener la bataille culturelle de manière beaucoup plus forte, car l’extrême droite déroule son discours sans contradiction. Il faut par exemple limiter l’influence de CNews : la question de son droit d’émettre se pose, car elle ne respecte pas son contrat auprès de l’Arcom en matière de diversité d’opinions.

Il faut aussi faire le constat que l’extrême droite est soutenue par une partie grandissante de la droite. Face aux manifestations de l’ultradroite, qui n’est que le bras armé des partis d’extrême droite, après la mort de Thomas à Crépol (Drôme), il y a eu un laisser-faire coupable de la droite et même de Gérald Darmanin. 

Annah Bikouloulou : De notre côté, nous sommes vigilants vis-à-vis de l’écofascisme. Tout un tas de discours mettent en avant un retour à la nature tendancieux. Sous prétexte d’écologie, ils vont parler de surpopulation à contrôler – on sait ce que ça veut dire. En tant qu’organisation de gauche, on doit être intransigeant sur nos valeurs et nos discours. Enfin, il y a un gros travail à faire sur l’abstention, en particulier chez les jeunes : il y a des gens à aller chercher. 

Assan Lakehoul : Il faut aussi se demander pourquoi l’extrême droite est forte. Au-delà de son discours populiste et de sa puissance médiatique, son essor est dû à la crise du capitalisme. Le fascisme a toujours tenté de faire croire qu’il était une alternative à celui-ci alors que c’est “le libéralisme plus le racisme”. Et puis, j’y reviens, sa croissance est aussi un effet de la faiblesse de la gauche – soit parce que la gauche a trahi comme sous le quinquennat de François Hollande, soit parce qu’elle est tombée dans le nombrilisme et l’entre-soi. 

C’est pourquoi les JC cherchent à être l’organisation la plus large possible, qui arrive à parler à tout le monde, dans les petites villes et les villages. C’est là qu’on fait reculer l’extrême droite : en Corrèze, dans le Tarn, le Gers, les Vosges, la Sarthe… Dans ces endroits où les jeunes sont éloignés de la politique et votent plutôt Bardella que nous quatre réunis. Quand on se renforce là, on fait reculer concrètement l’extrême droite.

Aurélien Le Coq : Il faut combattre l’extrême droite partout, sur les plateaux de télévision comme à l’Assemblée nationale, comme dans la rue, comme là où elle s’enracine. À LFI on avait lancé une initiative de groupes de militants – les « développeurs » – qui doivent aller dans des endroits spécifiques, notamment ruraux, où le militantisme n’existe plus et où l’extrême droite progresse électoralement. 

Le message qu’on doit envoyer à tout le monde, à commencer par la gauche au sens large, c’est : “n’ayons pas peur, relevons la tête”. Oui, on veut accueillir dignement les gens, ne pas les laisser crever dans la rue de faim ou de maladie parce qu’ils n’ont pas les bons papiers dans la poche. 

D’autre part, on ne doit pas se vivre comme une citadelle assiégée. Notre objectif reste la victoire. L’extrême droite est utilisée par les plus riches de ce pays pour diviser les classes populaires. Nous devons faire l’exact inverse : l’union populaire. Fédérer le peuple, c’est faire prendre conscience à chacune et chacun que les responsables de leurs problèmes quotidiens, ce sont ceux qui se mettent tout l’argent dans leurs poches sans en redistribuer aucune partie. C’est une stratégie d’éducation populaire. 

Boîte noire

L’entretien a eu lieu dans les locaux de Mediapart lundi 18 décembre. Il a été relu par les intéressé·s. Les réponses à la première question sur l’adoption de la loi immigration ont été envoyées par écrit, le jeudi 21 décembre.

   publié le 23 décembre 2023

Il n’y a pas de fatalité

Ruffin François (député de la Somme) sur https://blogs.mediapart.fr

La pente glisse vers le Rassemblement National ? En effet. Mais il n’y a pas de fatalité. L’histoire reste ce que les hommes et les femmes en font : nous pouvons gagner. Nous le devons.

Depuis deux ans, c’est une vérité qu’il nous faut affronter : Marine Le Pen s’installe tranquillement dans la République. Tous les sondages le disent : son parti gagne des points, elle-même paraît moins « inquiétante ». Dans l’hémicycle, ses députés le répètent à l’envi : « Quand nous gouvernerons en 2027… » et insidieuse, la petite musique finit par rentrer. A la télévision, du matin au soir, une chaîne lui déroule le tapis rouge, clive le pays sur les origines, la confession, construit des plus ou moins Français. Quant au président, élu pour « faire barrage », il lui sert au contraire de marchepied : par les vice-présidences que, à l’Assemblée, il donne au Rassemblement national, désormais respectable, dans l’institution. Par le ressentiment, surtout, la rancœur qu’il enfonce dans les cœurs, humiliant le pays avec la retraite à 64 ans, sans action contre l’inflation, méprisant constamment mouvements populaires et corps intermédiaires. Jusqu’à, enfin, la « victoire » offerte cette semaine au RN : le droit du sol remis en cause, partiellement, la préférence nationale inscrite dans un bout de loi, sous les ovations, les applaudissements des lepénistes. 

Au-delà des principes, ce sont des vies dures qui vont encore être durcies. Surtout, c’est un raisonnement qui est emprunté, validé : en soignant moins les étrangers, est-ce ainsi que l’hôpital sera guéri ? En grattant sur eux des mois d’APL, voilà comme le pouvoir d’achat des Français va augmenter ? En mettant une caution sur les étudiants, la France va-t-elle rayonner ? 

C’est une ambiance qui est posée : « Vous n’êtes pas les bienvenus. Vous êtes de trop. Faites-vous petits. » Et par ricochet, les Français immigrés ou enfants de, en sont heurtés dans leur humanité.

Voilà la pente.

Et du coup, les esprits glissent.

Les esprits ne glissent pas que dans la France d’en bas, « Marine, on ne l’a pas essayé ». Les esprits glissent aussi dans la France diplômée, des ministères, des installés : on se fait à l’idée. On ponctue par des « de toute façon », des « c’est comme ça », des « c’est son tour ». On s’abandonne, par mollesse, par lâcheté.

Non, il n’y a pas de fatalité.

Dans Histoire d’un Allemand, Sebastian Haffner, jeune étudiant à Berlin dans les années trente, décrit la montée du national-socialisme : « À l’instant du défi, quand des peuples se lèvent spontanément comme un seul homme, les Allemands, comme un seul homme, se sont effondrés. Ils ont molli, cédé, capitulé. » Si les nazis ont triomphé, nous dit-il, c’est moins par leur volonté que par la passivité des autres : « Ils ont sombré par millions dans la dépression. » C’est cette dépression, en nous, dans le pays, ce laisser-aller, qui est notre pire adversaire. La résignation, l’abattement qu’il nous faut vaincre.

Il n’y a pas de fatalité.

L’histoire demeure ce que les hommes et les femmes en font. La crise de 1929 a certes abouti sur le nazisme en Allemagne, mais aux Etats-Unis elle a mené au New Deal, au Front populaire en France. Chez nous, la seule fois où l’extrême droite est arrivée au pouvoir, c’est par la défaite, par l’humiliation de 1940, par la collaboration. Jamais par les urnes. Et ce ne fut pas pour écrire une page de gloire dans nos mémoires.

Il n’y a pas de fatalité, non.

Mais il s’agit d’ouvrir une issue au pays. Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il, politiquement, dans la durée ? Le fait marquant, c’est l’effritement du « bloc central-libéral ». Longtemps, il était assez puissant pour avoir le luxe de se diviser entre centre-droit et centre-gauche, offrir une alternance avec des nuances, mais sans alternative. Le référendum de 2005 en a sonné le glas : 55% des Français, mais 80% des ouvriers, 71% des employés, votaient « non » à la « concurrence libre et non faussée », « non » à la « libre circulation des capitaux et des marchandises ». Le bloc au pouvoir a néanmoins poursuivi, poursuit toujours le même projet, de mondialisation, de libre-échange : en « démocratie », mais sans le « démos », voire contre le « démos ». Il lui a fallu, dès lors, pour se maintenir, unir centre-gauche et centre-droit, et ce fut autour de la figure d’Emmanuel Macron. Mais la désagrégation se poursuit, s’accélère même, du « Nuit debout » des centres-villes aux « Gilets jaunes » des périphéries, jusqu’aux puissantes manifestations de ce printemps sur les retraites. Des bouts entiers décrochent du bloc central.

Mais par quoi sont-ils accrochés ? Vers quoi sont-ils attirés ? Par rien. Pour beaucoup, ils demeurent en suspension, dans l’abstention.

Par quoi seront-ils aimantés ?

C’est la course en cours, c’est la bataille entre deux pôles : entre le bloc « national-autoritaire » et le bloc « social-écologiste ». Et disons-le : pour l’instant, nous perdons. Nous perdons largement.

Pourquoi ?

Déjà, parce que nous ne sommes pas un « bloc ». Il ne s’agit pas, seulement, des quatre listes aux élections européennes, mais bien pire : toutes les invectives entre les chefs, tous les étalages de rancœur sur Twitter, toutes les querelles avec les bruits de vaisselle… Franchement : est-ce à la hauteur du danger ? La force va à la force, et nous ne donnons pas le sentiment d’en être une. Ce lamentable spectacle doit cesser.

Ensuite, brandir les Le Pen comme un épouvantail, comme un repoussoir, crier au cauchemar, ne suffira pas : nous ne gagnerons pas avec ça. C’est un travail respecté, par les horaires et les salaires, par les statuts et les revenus, qu’il faut aux classes populaires, c’est l’hôpital pilier de l’Etat social, c’est l’école pilier de la République, c’est l’Egalité pas qu’au fronton des mairies, c’est la souveraineté retrouvée, c’est un impôt où « les gros paient gros et les petits paient petit ». Ce sont des ruptures économiques, démocratiques, écologiques, qu’il faut acter, sans reculer : avec la concurrence, la croissance, la mondialisation, avec le pouvoir concentré à l’Elysée. Sinon, la "gauche" replongera dans ses déboires, ses trahisons, ses faux-semblants du passé.

Enfin, c’est une psychologie, un état d’esprit qu’il faut modifier : en avant, du panache, de l’audace ! Nous ne sommes pas une citadelle assiégée, condamnée à « résister » dans un pays raciste, moisi. Nous sommes la majorité, nous sommes le peuple qui désire autre chose, autre chose que la concurrence des égoïsmes, qui demande justice et égalité : nous voulons gagner. Il nous faut passer de l’esprit de défaite à une force de conquête.

Il n’y a pas de fatalité.

Pourquoi je suis entrée en politique ? Je vous raconte un déclic : à l’automne 2015, je prends le TER entre Paris et Amiens. C’est la campagne des régionales, Marine Le Pen a rassemblé près de 50% dès le premier tour. Dans le train, deux militants s’interpellent d’un bout à l’autre du wagon : « Où tu vas coller où ce soir ? Ça y est, dimanche c’est bon, elle va l’emporter ! » Et nous, les gens ordinaires, ou de gauche, juste les pas-fachos, on regardait nos pompes, silencieux. Il fallait relever la tête, retrouver de la fierté. Nous avons lancé « le réveil des betteraves » pour ça, en fanfare, dans la joie, avec la foi qu’on pouvait retrouver et retourner des gens, renverser la vapeur. Et on l’a fait, par deux fois, aux législatives en 2017 et 2022, retourner les scores du RN entre présidentielles et législatives, ramenez à nous, à la gauche, bien rouge et bien verte, les résignés, les désabusés, les révoltés, dans un bassin ouvrier, désindustrialisé.

Comme l’écrivait l’historien Henri Lefebvre : « Rien de grand dans notre histoire ne s’est fait sans joie, rien de grand ne s’est fait sans désir. On fait la révolution, d’abord parce que c’est une fête ».

A ces conditions, nous pouvons l’emporter. Et nous sommes nombreux, hommes et femmes de gauche, militants, élus, députés, maires, nous sommes nombreux à vouloir ce chemin. Nous le serons encore plus à le porter demain.

Sur ce, bonnes fêtes, pleines de joie : profitez bien !

   publié le 21 décembre 2023

Le collectif à gauche
se reconstruit
sur le dégoût
de la loi immigration

Nejma Brahim et Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Au lendemain du vote de la loi immigration qui avalise la politique du RN, l’inquiétude et la colère dominent à gauche et au-delà. Pour beaucoup de personnalités politiques, mais aussi de membres de la société civile, l’union doit être la priorité pour préparer la « riposte ».

LeLe réveil est, pour beaucoup, difficile en ce mercredi 20 décembre. L’une des pires lois sur l’immigration – le texte le plus répressif depuis quarante ans selon une cinquantaine d’organisations – a été adoptée par les député·es mardi 19 décembre, avec les voix du Rassemblement national (RN), saluant des « victoires idéologiques » jamais égalées.

Interrogée sur France Inter, la première ministre, Élisabeth Borne, a dit ne pas vouloir rentrer « dans le détail », faisant mine d’ignorer les ignominies contenues dans la loi, de la préférence nationale au durcissement du regroupement familial, en passant par la fin du droit du sol ou la déchéance de nationalité.

« Rien ne s’est passé comme prévu sur ce texte », commente Benoît Hamon, directeur de l’organisation Singa. L’ancien candidat socialiste à l’élection présidentielle en 2017 pointe un « fiasco politique » ayant mené à une « crise politique majeure ». Et dénonce un « point de bascule historique » qui donne lieu à un mouvement d’indignation collective inédit : « On découvre un arc d’acteurs opposés à ce texte bien plus ample et plus inattendu que ce qu’on pouvait imaginer. »

Les bailleurs sociaux disent que c’est une catastrophe sur la question du logement, les médecins alertent sur la santé publique, le Medef rappelle l’importance des travailleurs étrangers, les présidents d’université celle des étudiants internationaux, les associations sont toutes unanimes pour dire qu’il s’agit d’une atteinte aux droits fondamentaux des personnes concernées. « Mais ils s’en foutent », résume Benoît Hamon à propos d’Emmanuel Macron et de son gouvernement.

Son organisation a tenu à faire entendre la voix des étrangers, en leur proposant de se rendre à l’Assemblée nationale. Mais ces derniers ont pris de plein fouet toute la violence des débats, découvrant le « degré de décomplexion des parlementaires » sur la question de l’immigration, tout comme le « discours délibérément ignorant et xénophobe de la réalité ».

Les forces de gauche unies contre la loi

Mardi soir, vers 23 heures, peu avant le vote du texte à l’Assemblée nationale, la députée de La France insoumise (LFI) Aurélie Trouvé anticipait déjà, elle aussi, un moment de bascule. Salle des Quatre-Colonnes, l’ancienne présidente d’Attac prenait la mesure de la réponse à apporter : « C’est un moment qui demande un sursaut unitaire, politique et social autour d’un arc de rupture. Il est temps qu’on fasse front commun dans les rues et dans les urnes. L’heure est trop grave pour les jeux d’appareil. » 

Un peu plus tôt, Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, a fait parvenir un courrier aux ex-partenaires de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), déclarée morte à la suite de différends politiques et de méthodes. Il y propose une « réunion d’urgence » au Parti socialiste (PS), aux Écologistes, au Parti communiste français (PCF) et à Génération·s : « Face à la coalition des droites, l’avenir dépend de notre capacité à offrir une alternative au pays. » Alors que ces dernières heures, la majorité présidentielle se fracture, la Nupes semble ré-exister au Palais-Bourbon.

Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire. Christine Poupin, porte-parole du NPA

Pendant la commission mixte paritaire comme sur les bancs de l’hémicycle, la gauche unie a fait front. Un député socialiste qui avait défendu le moratoire du PS sur la Nupes aspire désormais à y mettre un terme. Du PS jusqu’au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui appelle dans un communiqué à ce que « toutes les forces progressistes de [leur] camp social se rencontrent pour construire une vaste riposte massive et populaire », l’urgence est partagée.

« C’est l’épreuve de force et l’heure de vérité. Nous avons vécu un coup de semonce. Ce qui fait la force de l’extrême droite, c’est la faiblesse de la gauche : c’est ce qu’il faut s’atteler à reconstruire », résume la porte-parole du NPA, Christine Poupin. 

Un appel commun très large réunissant associations, syndicats et partis de gauche, publié le 20 décembre au soir avant l’interview d’Emmanuel Macron dans « C à vous », lui enjoignait de renoncer à sa loi. « Avec cette loi, on a franchi un palier extrêmement haut en termes de mise en œuvre d’idées qu’on a combattues depuis des années. On espère que chacun à gauche saura faire des pas par rapport aux problématiques qui ont eu pour conséquence notre désunion », déclare la députée Sophie Taillé-Polian, membre de Génération·s. 

Sa collègue écologiste Cyrielle Chatelain, qui préside le groupe écologiste, se dit « terrifiée » par le glissement à l’extrême droite de l’échiquier politique. Pour elle aussi, face à « une convergence d’idées entre une droite libérale et une droite réactionnaire et xénophobe, il faut restructurer un courant solidaire, fraternel, ferme sur ses valeurs et qui amène un changement dans les pratiques politiques ».

Cette demande de révolution dans les pratiques vise en particulier LFI, accusée d’avoir accentué les divisions par l’interventionnisme de Jean-Luc Mélenchon. Pour elle, l’Assemblée nationale est l’endroit d’où peut repartir la dynamique unitaire : « On se comprend, parfois même on déteint un peu les uns sur les autres, il y a une culture politique commune. »

« Le fait d’avoir suspendu notre participation à l’intergroupe de la Nupes ne veut pas dire qu’on n’a plus de relations avec les autres. Évidemment, sur la question centrale de la question migratoire, sur le rapport à l’extrême droite, il est nécessaire que toute la gauche réagisse d’un même mouvement », abonde le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, qui annonce que le PS s’associera « à toutes les initiatives prises par les syndicats »

Une liste commune est une conséquence, pas un préalable. Olivier Faure, secrétaire général du Parti socialiste

Sonnée par les événements, la porte-parole du PCF Barbara Gomes abonde, car pour elle l’union des partis ne suffira pas à hisser la gauche au niveau d’une alternative crédible : « Ce n’est pas en nous tenant par les bras qu’on réussira à faire barrage tout seuls. Emmanuel Macron a normalisé les pires propositions de l’extrême droite, et a donc normalisé le RN dans un rôle de pouvoir qu’il n’a jamais eu jusqu’à présent », alerte-t-elle, craignant une vague de « votes de colère ». Unir ses forces, donc, mais en s’ouvrant et en sortant des querelles internes. 

Ce besoin d’unité anime aussi le sociologue Razmig Keucheyan, proche de LFI. Pour lui, la gravité de la situation est « l’occasion d’effacer plus d’un an de passif entre les composantes de la Nupes » : « La Nupes a une responsabilité encore plus grande qu’avant de se hisser à la hauteur de ce qu’on a vécu, c’est-à-dire l’hégémonie grandissante de l’extrême droite sur la coalition des droites », affirme-t-il, en voyant « des possibilités d’élargissement nouvelles ».

Sur l’épineuse question secondaire des élections européennes de juin 2024, pour lesquelles la gauche part divisée, il aspire comme d’autres à un revirement en faveur d’une liste commune : « Le quant-à-soi est encore plus nul et non avenu compte tenu de ce qui s’est passé », mais rien n’indique que les partis iront jusque-là. « Une liste commune est une conséquence, pas un préalable », maintient Olivier Faure.

Un spectre très large prêt à « se battre »

La gauche promet dans l’immédiat de tout faire au niveau législatif pour revenir au maximum sur des éléments du texte, et trente-deux départements de gauche ont annoncé refuser d’appliquer la loi. Mais elle dit surtout son intention de participer à toute proposition de démonstration de force de la part du mouvement social à la rentrée. « Les partis politiques ne doivent pas se reconstruire en chambre », résume Sophie Taillé-Polian. 

C’est aussi une demande des acteurs de la société civile, qui promet de se mobiliser et de « ne rien lâcher » jusqu’au retrait de la loi. C’est un « naufrage », une « honte », assène Delphine Rouilleault, directrice générale de l’association France terre d’asile (FTDA), qui n’a pas caché son indignation tout au long de l’examen du texte, d’abord au Sénat, puis en commission des lois et en commission mixte paritaire. « C’est une catastrophe politique et sociale : on entre dans une nouvelle ère où nos parlementaires acceptent de valider une part conséquente du programme du RN », souligne-t-elle, disant s’inquiéter pour la nature du débat politique dans les mois et années à venir.

Quant aux conséquences sociales, la responsable de FTDA se demande si le gouvernement a seulement pensé aux conséquences de telles dispositions, qu’il s’agisse des prestations sociales conditionnées à la durée de présence en France, ou de l’accès à l’hébergement et à la santé des demandeurs et demandeuses d’asile, notamment lorsqu’ils et elles sont débouté·es de leur demande. Il serait indécent, estime-t-elle, de dire que la loi s’inscrit dans l’intérêt et au bénéfice des personnes étrangères, « comme a pu le dire Olivier Véran aujourd’hui ». Et il serait indécent de s’abriter derrière le Conseil constitutionnel pour nettoyer un texte de ses mesures les plus insensées.

Pour Violaine Carrère, du Groupe d’information et de soutien aux immigré·es (Gisti), cette loi ne marque pas seulement un recul, mais une victoire des idées du RN : « C’est une loi d’extrême droite, c’est une grande catastrophe pour toutes les catégories d’étrangers », alerte celle dont le collectif n’a cessé d’informer sur les différentes étapes du projet de loi sur son site internet depuis un an et demi.

À aucun moment, souligne-t-elle, les vraies problématiques rencontrées par les personnes étrangères en France n’ont été abordées, comme l’accès aux préfectures ou les effets de la dématérialisation, qui fabrique des sans-papiers en France. La loi équivaut à une « super-précarisation » des principaux concernés, dont le ton va surtout permettre aux préfets et préfètes d’ajouter des obstacles dans le parcours des personnes étrangères et de faire valoir le soupçon à tout moment. « On est face à un texte qui fait peur. »

Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure. Cybèle David, du syndicat Solidaires

Interrogée par BFMTV mardi soir, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a exprimé une « grande colère », évoquant le « naufrage politique d’Emmanuel Macron, élu pour faire barrage à l’extrême droite et qui aujourd’hui met en œuvre son idéologie ». Elle s’est dite également solidaire de millions de personnes qui vivent en France et se sentent stigmatisées par ces « débats nauséabonds ». « Même si c’était prévisible, le vote de cette loi laisse un goût amer », complète auprès de Mediapart Céline Verzeletti, dirigeante de la CGT, pour qui cette loi est « dangereuse parce qu’elle fracture notre société ».

Si personne ne pouvait imaginer un tel scénario, associations, organisations syndicales et collectifs de sans-papiers « prennent acte » et poursuivent la lutte : « Il faut qu’on se batte, qu’on s’unisse, qu’on montre qu’il n’y a pas seulement les convaincus de la première heure », martèle Cybèle David, du syndicat Solidaires, qui a accompagné dès sa création le collectif Uni·es contre l’immigration jetable (Ucij), qui regroupait de nombreux travailleurs et travailleuses sans papiers. Il y a eu une nuit de bascule ; il y a désormais les rassemblements organisés à chaud un peu partout en France. « Reste à voir comment constituer une riposte plus large, qui s’inscrit dans le temps. »

Une réunion doit avoir lieu ce mercredi soir à la Bourse du travail en présence de nombreuses organisations associatives, de la CGT et de la CFDT. Celle-ci devrait permettre d’« organiser la suite ». Beaucoup de voix s’élèvent depuis hier, poursuit Cybèle David. Celles de la Défenseure des droits ou de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sont des « marqueurs » permettant d’entrevoir la gravité de la loi en termes de droits humains, d’égalité, de constitutionnalité.

La mobilisation va se poursuivre, prévient Benoît Hamon, qui souhaite maintenir la pression sur le chef de l’État et le gouvernement pour que la loi ne soit pas promulguée. « Cette loi est régressive, elle marque une fermeture de notre pays et nous prive de richesses humaines. Nous allons agir pour la dénoncer et empêcher son application », promet Céline Verzeletti, annonçant des rassemblements et manifestations, mais aussi d’autres actions à définir collectivement.

D’autres membres de la société civile, plus inattendus, ont eux aussi tenu à s’exprimer pour dénoncer la loi immigration, à l’instar du patron du Medef, qui a affirmé que l’économie aura « massivement » besoin des travailleurs et travailleuses étrangères dans les prochaines décennies ; ou encore les grandes écoles de commerce, comme l’Essec, l’ESCP ou HEC Paris, qui ont dénoncé dans une tribune des mesures aux « effets pervers ».

De leur côté, les présidents d’université ont aussi fait savoir leur émotion autour des restrictions apportées au titre de séjour « étudiant », dénonçant des mesures « indignes » qui pourraient mettre à mal la stratégie d’attractivité de l’enseignement supérieur (50 % des doctorant·es sont étrangers en France). « L’unité ne se fera pas qu’entre mouvements politiques, il faut compter sur les forces du mouvement social », conclut Éléonore Schmitt, de l’Union étudiante, pour qui la riposte est d’une « importance historique ».


 


 

Loi immigration :
les syndicats condamnent, la CGT appelle
à la « désobéissance civile »

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT a appelé « à la désobéissance civile et à la multiplication d’actions de résistance », contre une loi qui « remet en cause en profondeur tous nos principes républicains ».

Vers un début de rapport de force contre la loi immigration ? Ce jeudi, deux jours après l’adoption du projet de loi durcie par une commission mixte paritaire du parlement, la CFDT, la CGT, FO, la FSU, Solidaires et l’Unsa ont « condamné » le vote de la loi immigration. « La priorité doit être l’égalité des droits en particulier des droits sociaux, la régularisation de l’ensemble des travailleuses et travailleurs sans-papiers et la solidarité avec les migrants », écrivent les syndicats, dans une déclaration commune. Ces centrales demandent au président de la république, « solennellement » de « ne pas promulguer », le texte de loi.

La veille au soir, mercredi 20 décembre, plus de 70 organisations syndicales et associations s’étaient retrouvées à la bourse du travail de Paris. Dans un communiqué ce jeudi, la CGT appelle à la mobilisation et à la désobéissance civile « contre la loi de la honte ». Citant notamment les principes de préférence national sur l’accès aux allocations familiales et logements, « le contenu de ce texte reprend ainsi les principales propositions du Rassemblement National et remet en cause nos principes républicains », note le document.

« Le Titanic avait commencé à couler avec la réforme des retraites »

Jeudi matin, sur RMC, Sophie Binet avait appelé à la « multiplication d’actions de résistance » contre un texte qui « déroule le tapis rouge à l’extrême droite. » « Le Titanic avait commencé à couler avec la réforme des retraites, là on touche le fond avec cette loi qui incarne le monde de l’argent et de l’idéologie rance et xénophobe d’extrême droite », poursuivait la secrétaire générale de la CGT.

En outre, la centrale de Montreuil, qui mobilise plus de 500 travailleurs sans papiers depuis la mi-octobre, réclame leur régularisation.

« Grâce à cette grève, ils ont contraint leurs employeurs à leur donner toutes les preuves de leur travail mais ne sont toujours pas régularisés », tance le communiqué de la CGT. « Contrairement à ce que le gouvernement prétend, cette loi ne facilite en rien les régularisations par le travail », conclut le texte.

publié le 17 décembre 2023

« Pourquoi vous n’êtes pas ensemble ? »
Le syndicalisme « de lutte » a des envies de rapprochement

Dan Israel et Manuel Magrez sur www.mediapart.fr

Une récente initiative locale remet en lumière l’idée d’une alliance de la CGT, de la FSU et de Solidaires. Une idée en débat depuis des années, mais face à la montée rapide de l’extrême droite, la CGT et la FSU annoncent à Mediapart le début d'un « travail en commun ».

Après le café matinal de ce matin de novembre, les dizaines de syndicalistes qui entrent dans la salle municipale de Tomblaine (Meurthe-et-Moselle), près de Nancy, défilent devant trois bannières syndicales fièrement déployées : la blanche de la FSU, la rouge de la CGT et la violette de Solidaires. Car la formation de deux jours aux enjeux de la santé au travail, à laquelle participent des élu·es du personnel de la région, est une formation « unitaire », organisée conjointement par les trois syndicats.

« C’est la deuxième année que l’on organise une rencontre sous ce format-là », explique, fier, Alain Chartier, de Solidaires. « Ce rapprochement, ça a été un travail de longue haleine, on y croit vraiment », souffle Stanislas Bourrel, cosecrétaire départemental de la FSU de Meurthe-et-Moselle, autocollant de son organisation apposé sur le pull.

Dès l’introduction de l’événement, il donne le ton : « Soyons toujours plus unis », lance-t-il aux participants. Et lors des tables rondes, ayant pour but cet après-midi-là d’identifier points forts et points faibles de l’action syndicale, le sujet de l’unité revient immanquablement dans les débats.

« Quand je parle de syndicat à des collègues, je dois prendre dix bonnes minutes pour leur expliquer quelle est la différence entre nous, relate Nicolas Gomez, militant Solidaires à l’Office national des forêts (ONF). Et ils me disent souvent : “Mais vous portez les mêmes revendications, pourquoi vous n’êtes pas ensemble ?” » Même s’il estime que de vraies différences, « utiles », existent entre les centrales, par exemple sur le fonctionnement interne, notoirement plus autogestionnaire chez Solidaires, le militant s’interroge sur l’éparpillement du camp syndical. La France, avec huit organisations distinctes, est la championne d’Europe du genre.

« Le patronat a très bien compris : le Medef parle d’une voix, tandis que les syndicats parlent de plusieurs voix », regrette l’invitée des journées de formation lorraines, la sociologue Danièle Linhart, fine connaisseuse du monde du travail. À ses yeux, ce « morcellement » du camp syndical est un obstacle, et un rapprochement entre les organisations serait le « premier pas dans la transformation du rapport de force ».

La chercheuse est loin d’être la seule à faire ce constat. Cela fait une petite  quinzaine d’années que le débat est régulièrement lancé dans plusieurs syndicats, par diverses voix, de la base au sommet. Et le souvenir de l’intersyndicale montée et maintenue coûte que coûte pour lutter contre la réforme des retraites est resté vivace, renforçant l’impression diffuse qu’ensemble, on peut être plus fort. « C’était un moment un peu béni », glisse Danièle Linhart.

Aller plus loin

Mais dans ce débat serpent de mer, il reste difficile de poser les termes exacts de l’équation. Initiatives communes, travail collectif, rapprochement, voire fusion ? Jusqu’où pourrait aller la discussion ? Quel degré d’union serait-il pertinent de rechercher ?

Pour Théo Roumier, militant de Sud Éducation auteur d’un article enthousiaste sur le sujet dans la revue en ligne Contretemps en juin 2022, « toute la question est de savoir si le syndicalisme est dans la bonne configuration pour mener les luttes nécessaires aujourd’hui ». Il utilise une jolie formule pour décrire la complexité du débat : « La question de l’unification mérite d’être posée. Mais c’est comme une porte blindée à multiples serrures : il faut actionner plusieurs clés en même temps. »

Le syndicaliste rappelle que des initiatives communes existent depuis longtemps : le collectif Visa contre l’extrême droite, l’intersyndicale femmes… « Ce sont des lieux qui permettent de construire un langage et des références communes, qui montrent qu’on peut travailler ensemble dans la durée », salue-t-il.

Les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ».

Est-il possible d’aller plus loin ? Il l’espère. Et il n’hésite pas à envisager à voix haute une organisation commune qui regrouperait la CGT (600 000 adhérent·es), la FSU (150 00 membres, dont 90 % dans l’éducation, où elle est le syndicat dominant) et Sud-Solidaires (110 000 personnes). « Trois structures séparées, ce n’est pas la même chose qu’une organisation massive, approchant le million d’adhérent·es. Une telle structure remettrait le syndicalisme de lutte au premier plan, et permettrait d’attirer davantage de salarié·es, de créer un effet d’entraînement et un rapport de force différent. »

De fait, les discussions se resserrent autour du trio CGT-FSU-Solidaires, qui se revendiquent d’un syndicalisme « de lutte » ou « de transformation sociale ». Et ils ne sont qu’une poignée, celles et ceux qui, comme le chercheur Jean-Marie Pernot (lire notre entretien), envisagent – de façon volontairement provocatrice – une alliance des deux sœurs ennemies du syndicalisme français, la CGT et la CFDT.

« On n’est pas en faveur de l’unité juste pour l’unité, souligne Yann Venier, secrétaire général de l’Union locale CGT de Nancy, co-organisateur de la formation unitaire du mois de novembre. Nos trois organisations ont des revendications et modes d’action en commun. »

« Solidaires, la FSU et la CGT sont les seuls syndicats qui fonctionnent encore sur leurs deux jambes, embraye Jean-Étienne Bégin, militant Solidaires à l’ONF. La première jambe, c’est la défense des travailleurs, et la deuxième, celle du changement de société. Beaucoup de syndicats ne fonctionnent que sur une jambe, rendent service individuellement aux travailleurs, mais sans porter autre chose. »

Table ronde à la fête de L'Humanité

En 2022, plusieurs signaux semblaient être passés au vert et pouvaient laisser croire que le débat allait réellement prendre de l’ampleur au sein des trois syndicats. Le congrès de la FSU à Metz en février, d’abord. Les interventions offensives de Philippe Martinez, alors dirigeant de la CGT, puis de Simon Duteil et de Murielle Guilbert, coresponsables de Solidaires, avaient été accueillies par des applaudissements nourris et par une « Internationale » chantée par toute la salle debout.

« La FSU confirme […] ses mandats précédents de réunir le syndicalisme de transformation sociale en débattant pour cela avec la CGT et Solidaires des étapes allant dans le sens de la construction d’un nouvel outil syndical », indiquaient dans la foulée les documents de sortie du congrès.

Durant l’automne suivant, un Philippe Martinez en fin de mandat confiait à plusieurs médias, dont Mediapart, qu’il était « favorable à une fusion ». « C’est Bernard Thibaut qui disait : “Peut-être y aura-t-il un jour plus de syndicats que de syndiqués…”, avait-il lâché. Avec la FSU et Solidaires, on a les mêmes revendications, on va partout ensemble, on fait les mêmes actions. Il faut réfléchir à aller plus loin. »

Le sujet a même fait l’objet d’une table ronde rassemblant les dirigeant·es des trois syndicats à la Fête de L’Humanité, le 10 septembre 2022. « Nos divisions empêchent de toucher une grande part de salariés, particulièrement cette population en précarité, aux marges du salariat », y avait déclaré Benoît Teste (FSU), appuyé par Simon Duteil (Solidaires), qui estimait que « le moment historique que nous vivons nous impose une recomposition ».

Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. Murielle Guilbert, codirigeante de Solidaires

Mais jusqu’ici, ces déclarations fortes sont restées au stade des belles paroles. À Solidaires pour commencer, l’unification ou même un simple rapprochement ne font pas l’unanimité. Le document issu du dernier congrès, en septembre 2021, affirme certes que « l’unité d’action syndicale est recherchée par Solidaires, que ce soit au niveau local ou national », mais se refuse à « en faire une fin en soi ». La direction n’a pas réussi à imposer une formulation plus ardente.

Et elle a échoué à nouveau en octobre 2022, lors d’un comité national, qui rassemble tous les responsables locaux et de fédérations. La proposition du secrétariat national de monter un groupe de travail sur l’union n’a pas abouti. Et rien ne dit que l’issue sera différente lors du prochain congrès du syndicat, qui se tiendra en avril 2024.

« Cela a été à chaque fois compliqué d’en discuter, reconnaît Murielle Guilbert, sa codirigeante. Nous n’avons pas réussi à enclencher des discussions pour savoir ce qu’on mettait concrètement derrière la recomposition. Il y a beaucoup de réticences, pour ne pas dire d’hostilité, dans certains secteurs. » Et la bataille des retraites a encore fait reculer le thème dans la liste des priorités, puisque nombre de militant·es de Solidaires estiment que sans nouvelle organisation, l’intersyndicale a largement fonctionné.

Philippe Martinez n’a pas mis l’idée en débat 

Quant au débat au sein de la CGT, et contrairement à ce qu’ont pu laisser penser les déclarations de Philippe Martinez, il n’a tout simplement jamais eu lieu officiellement. Aucun débat formel n’a été organisé ces dernières années, à quelque niveau de l’organisation que ce soit. Le dirigeant moustachu a avancé ses pions seul, comme le lui ont régulièrement reproché ses troupes, y compris les plus loyales, durant les derniers mois de son mandat.

Lors du congrès confédéral mouvementé de mars 2023, qui a vu arriver par surprise Sophie Binet à la tête de la CGT, le thème de l’unité syndicale en a fait les frais : toute mention d’un travail de rapprochement à mener avec la FSU et Solidaires a été supprimée par les congressistes dans le document d’orientation donnant la route à suivre pour les trois années suivantes. C’est le même mouvement qui les a vu écarter l’alliance avec les ONG environnementales du collectif « Plus jamais ça » (devenu l’Alliance écologique et sociale).

« Il y a une blague qui dit que si vous mettez deux gauchistes à discuter dans une pièce, au bout d’une heure ils ont créé trois partis », plaisante un professeur de Sud Éducation présent à la formation près de Nancy, pas franchement malheureux à l’idée de conserver son identité propre.

L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement. Théo Roumier, Sud Éducation

Murielle Guilbert voit aussi les réticences chez Solidaires comme la conséquence d’une concurrence vivace qui existe dans certains secteurs professionnels. « À La Poste, il y a toujours eu une guerre entre la CGT et Sud PTT. Ils n’arrivent même pas à faire vivre une intersyndicale », rappelle-t-elle. La situation à la SNCF n’a longtemps été guère plus fraternelle.

« Sortir de cette concurrence, c’est un enjeu absolu, il ne faut pas oublier qu’on est dans une période de crise du syndicalisme, considère pour sa part une militante francilienne active de la CGT, qui conserve l’anonymat en raison du caractère sensible du sujet dans son organisation. À titre personnel, je pense qu’il faut aller vers une forme d’union du syndicalisme de lutte, mais au moment des élections professionnelles, on en arrive à voir un syndicat proche idéologiquement comme un opposant. Il faut dépasser cela. »

D’autant que la montée continue de l’extrême droite pourrait faire office de ciment entre les militant·es, qui partagent toutes et tous une culture de lutte contre le RN et ses affidé·es. « Les syndicats, ce sont les premiers ennemis de l’extrême droite », martèle la cégétiste d’Île-de-France. « L’accélération du désastre ne nous laissera peut-être pas le choix. Posons-nous la question lucidement », enjoint Théo Roumier, de Sud Éducation.

La CGT et la FSU se parlent 

Du côté de la direction de la CGT, ce double constat d’un émiettement syndical dommageable pour le salariat français et du péril RN est partagé. Et il pourrait bien faire évoluer le débat. « La dispersion sans fin du syndicalisme ne profite qu’au patronat et au gouvernement, et notre préoccupation s’accentue avec le danger grandissant de l’extrême droite, arrivée aux portes de l’Élysée en 2022 », déclare Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral de la CGT, qui entoure la secrétaire générale, Sophie Binet.

Comme dans une récente tribune dans L’Humanité, le responsable syndical rappelle la référence à 1936, date clé dans l’histoire du syndicat, qui a vu la réunification entre la CGT et la CGTU (née d’une scission en 1921) et a jeté les bases des statuts actuels du syndicat. Ceux-ci promeuvent notamment « un syndicalisme unifié » et la construction « d’une seule organisation de salariés ».

Des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU. Thomas Vacheron, membre du bureau confédéral CGT

Pour autant, une position partagée à tous les échelons du syndicat veut que les divergences avec Solidaires soient trop profondes pour être dépassées rapidement. En revanche, les affinités sont assumées avec la FSU, née en 1993 d’une scission de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), l’organisation historique du syndicalisme enseignant, elle-même issue à l’origine de la CGT.

« La CGT a une histoire en partie commune avec la FSU. Nous nous considérons comme des organisations sœurs, nous partageons la volonté de nous inscrire dans une démarche de syndicalisme majoritaire et nous avons beaucoup travaillé ensemble dans l’intersyndicale contre la réforme des retraites au premier semestre, détaille Thomas Vacheron. Tous ces éléments expliquent que « des points d’échange, de réflexion et de travail en commun sont en cours entre la CGT et la FSU », indique-t-il.

Mais la prudence reste de mise, et la recherche de consensus est une volonté constamment affichée. Pas question d’imposer des choix par le haut, ni d’avancer sans « que, cette fois-ci, tous les débats nécessaires et légitimes aient lieu dans la CGT ».

Le secrétaire général de la FSU, Benoît Teste, ne cache pas sa satisfaction face à cette dynamique, lui dont le syndicat cherche depuis des années à favoriser un tel processus. « Nous accueillons positivement la position de la CGT, dit-il à Mediapart. Nous ne nous interdisons rien, tout en restant dans la perspective de proposer un processus de rapprochement à tout le champ du syndicalisme de transformation sociale, sans exclusive. Et sans décider en amont de la forme que cela pourrait prendre. Il faut laisser le temps de mûrir les choses. »

Même si les incertitudes restent nombreuses et que l’éventuelle concrétisation d’un rapprochement reste encore lointaine, Benoît Teste salue une bonne nouvelle. « Le syndicalisme n’est pas assez fort aujourd’hui, et ire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation «notre syndicalisme de transformation sociale n’a pas vraiment le vent en poupe, glisse-t-il. Il faut avoir cette ambition de le refonder. »

Y compris en cas de scénario catastrophe à l’élection présidentielle de 2027 : « Si on se retrouve avec une gauche défaite et l’extrême droite au pouvoir, il faudra être capables d’agir vite pour faire face, ensemble. »

Boîte noire

Manuel Magrez s’est rendu à Nancy le 7 novembre pour assister à la première journée de formation « unitiaire ».

publié le 16 déc 2023

La France insoumise cherche
un nouveau souffle
dans un contexte dégradé

Mathieu Dejean et Fabien Escalona sur www.mediapart.fr

Le mouvement de gauche, qui se réunit en assemblée représentative samedi, doit ajuster sa stratégie dans un moment de turbulences. L’explosion de la Nupes, la diabolisation du parti par les droites et des désaccords internes mettent le noyau dur insoumis à rude épreuve. 

C’est l’heure d’un bilan d’étape pour La France insoumise (LFI). Après une période tumultueuse marquée par l’explosion de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), les polémiques sur la qualification de l’attaque du Hamas du 7 octobre et les frictions sur la démocratie interne, le mouvement de gauche se réunit en assemblée représentative samedi 16 décembre à Paris. 

Deux textes ont été soumis aux militant·es de base pour cette réunion : l’un portant sur le bilan des espaces du mouvement ces six derniers mois, et l’autre sur son orientation politique pour le futur. Rapport aux autres partis de gauche, évaluation du danger de l’extrême droite, style d’intervention dans le débat public… Plusieurs sujets nourrissent des visions différentes, dont la confrontation formelle est rendue compliquée par le fameux état « gazeux » de la structure insoumise.  

Pour la première fois, les personnes tirées au sort dans chaque département pour assister à la réunion ont l’occasion de faire remonter des propositions d’enrichissement des textes. Certains Insoumis se félicitent de cette ouverture à davantage de participation. La députée Clémentine Autain, connue pour sa critique de l’absence de « cadres de discussion et de délibération ad hoc au sein de LFI », reconnaît une « petite avancée », dans un texte publié en vue de l’assemblée représentative.

Elle n’en continue pas moins de regretter que « les militants [aient] intériorisé » la défaite sur le front de la démocratie interne. Hendrik Davi estime aussi que sans procédure de vote, « le compte n’y est pas » : « Tant qu’il n’y a pas d’adhésion et de corps électoral, le problème reste entier. » 

L’enjeu de la démocratie interne

Le député Paul Vannier, animateur de l’espace « Batailles électorales » à LFI, assume pour sa part le refus de reproduire les formes et les structures d’un parti classique : « Quand nous disons que nous sommes un mouvement, ce n’est pas un slogan. On ne souhaite pas d’affrontements de courants. » Le même assure que « le texte a été discuté dans l’ensemble de LFI ».

Pas de quoi convaincre les Insoumis ayant récemment publicisé leur défection de LFI. Du côté de quatre élu·es du 8e arrondissement de Lyon qui ont fait ce choix, on souligne qu’« un représentant tiré au sort n’est évidemment pas en mesure de porter la parole des Insoumis à l’échelle d’un département, surtout lorsque la discussion est limitée au seul texte de la direction »

« C’est un processus très descendant, et le tirage au sort est fait sur un coin de table à Paris, pour que les choses se passent toujours bien », glisse Julien Poix, conseiller régional dans les Hauts-de-France, lui aussi parti de LFI. Une élue locale LFI, qui requiert l’anonymat absolu « en ces temps de purges », est encore plus cash : « Je me désintéresse de manière assez radicale de l’assemblée représentative. C’est un événement pour amuser la galerie, qui témoigne d’un certain cynisme quand on sait que les orientations sont prises dans d’autres lieux, ni officiels ni assumés. »

La question de l’unité de la gauche

Les revendications démocratiques ne relèvent pas que de questions de principe ou de fidélité à l’esprit « VIRépublique ». Des divergences internes traversent le mouvement depuis des mois sur l’attitude à adopter dans un contexte de diabolisation de LFI et de tripolarisation de la vie politique. Or, elles sont largement évacuées dans le texte stratégique, qui se concentre sur la prochaine échéance électorale – les élections européennes de juin 2024 – avec la présidentielle de 2027 en ligne de mire. 

L’une de ces divergences porte sur l’unité de la gauche. « Nous nous en tiendrons à un choix positif : comment continuer à travailler à l’union populaire d’une autre manière [que la Nupes – ndlr] ? », affirme le texte, jugeant que la « stratégie d’union populaire » a été contrecarrée par « l’impasse […] de la Nupes », en raison des « blocages des appareils de la gauche d’avant »

N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de [la Nupes], aucune responsabilité dans cet éclatement ? Clémentine Autain, députée LFI

Cette analyse ne fait pas l’unanimité. Certes, tous les Insoumis s’accordent sur le constat que les autres partis de la Nupes ont cherché à s’émanciper de l’alliance ou n’ont pas souhaité l’approfondir, par souci de défendre leur propre identité et de modifier le rapport de force interne en leur faveur. 

Pour autant, plusieurs cadres estiment que cette lecture est simpliste. « Le texte part du principe qu’on n’a rien à se reprocher dans l’explosion de la Nupes », regrette Danielle Simonnet, qui appelle à un débat plus ouvert sur la question. « N’avons-nous, en tant que “fer de lance” de cette coalition, aucune responsabilité dans cet éclatement ? Au lieu de se renvoyer la faute à coups de polémiques, nous ferions mieux d’œuvrer concrètement pour qu’elle ne se fracasse pas définitivement », écrit Clémentine Autain.  

« La réponse proposée à l’explosion de la Nupes est de revenir à l’Union populaire, observe Hendrik Davi. Nous, nous souhaitons que le rassemblement de la gauche sur une ligne de rupture reste un horizon. Comment trancher entre ces deux lignes ? Il est vrai que les partenaires ont quitté le champ de bataille, mais après les européennes, il faudra bien rediscuter. »

Du côté de la direction, on réfute que le choix soit aussi binaire. « Nous continuons à dire que la Nupes est le plus court chemin pour accéder au pouvoir, explique Paul Vannier. Mais nous avons été confrontés aux choix sectaires des écologistes, aux déclarations répétées de Fabien Roussel [le secrétaire national du PCF – ndlr] qui annonce quitter la Nupes tous les quinze jours dans les médias, et enfin au moratoire du PS. » 

La relance d’un parlement de l’Union populaire ? 

« L’union peut se faire sans celles et ceux qui la divisent. C’est notre devoir de l’entreprendre », est-il défendu dans le texte d’orientation. Une tribune récente publiée dans Politis va dans ce sens : onze député·es de trois groupes parlementaires de gauche appellent à « présenter des candidatures communes dès le premier tour à toutes les élections nationales et locales ».

Les signataires évoquent la relance du parlement de l’Union populaire, qui n’a plus fonctionné après la campagne des législatives. Un écho au texte d’orientation de la direction de LFI, qui propose justement de rassembler les personnalités unitaires dans « un nouvel espace, inspiré du parlement de l’Union populaire, pour faire vivre [leur] démarche de rassemblement »

À L’économiste Stefano Palombarini, compagnon de route de LFI et critique des autres formations ayant délaissé l’union, regrette néanmoins que « l’horizon de la Nupes disparaisse ». Quant à une éventuelle relance de « feu » le parlement de l’Union populaire, il trouve la proposition encore « floue » : « Quelle sera la composition de ce parlement ? Sera-t-il responsable de l’évolution du programme ? Peut-on imaginer un processus démocratique pour désigner la personne candidate à l’élection présidentielle ? »

Animatrice de l’espace « Initiatives du mouvement », la députée insoumise Aurélie Trouvé tempère : « Cet espace n’aura pas vocation à décider à la place de LFI et des autres composantes qui y participeront. Mais ce serait déjà inédit qu’il existe un lieu de débat, qui produise de la réflexion, nourrisse un programme unitaire et initie des actions de terrain. Ces derniers temps, on aurait pu l’imaginer sur des sujets comme l’immigration ou le conflit israélo-palestinien. » 

Se disant échaudée par les refus opposés à une relance du parlement par le PCF et les Écologistes, Aurélie Trouvé compte ouvrir les portes à « des figures issues des mouvements sociaux, des mondes artistique et intellectuel, ainsi qu’à des composantes ou des figures politiques », pourvu que celles-ci se retrouvent dans le programme de la Nupes.

La question du « tout-conflictuel »  

Si les différentes sensibilités insoumises affirment donc vouloir l’union, mais avec des nuances, certaines estiment plus fondamentalement qu’un aggiornamento est nécessaire dans la façon d’intervenir dans l’espace public. La députée insoumise Raquel Garrido a ainsi plusieurs fois répété que le nouveau statut de LFI commande une autre attitude que lorsqu’il lui fallait détrôner le PS comme première force de la gauche.  

« Est-on d’accord sur la stratégie qui consiste à cliver pour cliver, ou cherche-t-on à fédérer, y compris en assumant un programme de rupture, mais avec une culture unitaire ? Faut-il forcément un ton et des méthodes brutales pour réveiller les consciences ? Pourquoi ce débat n’est pas posé, alors qu’il nous traverse ? », interpelle aussi Danielle Simonnet. De fait, le sujet est ignoré par le texte de la direction de LFI.

Il faut dire qu’il met en cause Jean-Luc Mélenchon, dont la parole d’ancien candidat à la présidentielle pèse lourd, alors qu’il est officiellement à l’écart du fonctionnement quotidien du mouvement et du groupe parlementaire. Si l’hostilité d’une majorité du spectre politico-médiatique est reconnue, certaines figures pensent que cela exige d’autant plus de maîtrise de soi, sans rien lâcher sur le fond d’un programme de rupture avec l’ordre établi. 

Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage. Une élue locale LFI

Clémentine Autain alerte ainsi sur le fait que « ce n’est pas seulement avec les “gens du système” que [les Insoumis ont] clivé » : « Ce sont nos amis, notre propre électorat, nos partenaires que nous avons braqués. Plusieurs enquêtes d’opinion donnent à voir que, depuis un an, nous perdons en attractivité, que la dynamique de LFI est plutôt descendante. On peut ne pas les regarder, continuer tout droit, dire que les sondages ne nous intéressent que quand ils sont bons. »

La députée de Seine-Saint-Denis cite en exemple le tweet de Jean-Luc Mélenchon suggérant que participer à la manifestation du 12 novembre contre l’antisémitisme revenait à soutenir la politique criminelle de Nétanyahou. Autre exemple brandi par une élue locale LFI : la polémique opposant le leader insoumis et la journaliste Ruth Elkrief. « Manuel Bompard s’était bien défendu au cours d’une interview très problématique. Et tout a été annihilé par un énième tweet débile de Mélenchon. On se crée nous-mêmes nos difficultés. Ces tweets intempestifs, ça ressemble à du sabotage », déclare cette élue locale.

Le spectre de l’extrême droite 

Derrière cet agacement pointe une divergence quant à la magnitude du danger représenté par l’extrême droite. En amont de l’assemblée représentative, estime Danielle Simonnet, « le texte ne prend pas la mesure de la menace. On est pourtant frappé par la progression de l’extrême droite en France et au niveau international »

Les Insoumis les plus critiques pensent que si un socle très solide a été construit par la machine électorale insoumise autour de Jean-Luc Mélenchon, les chances d’emporter de réelles victoires n’ont pas progressé, y compris contre une candidate telle que Marine Le Pen. Aux élections législatives de 2022, en tout cas, les candidats de la Nupes avaient été aussi nombreux à accéder au second tour que les candidats du camp macroniste, mais avaient perdu la majorité de leurs duels, contrairement à ces derniers. 

« Pour l’emporter au second [tour], nous devons éviter de constituer un plafond de béton qui nous laisserait seuls avec un petit tiers de l’électorat et le reste vent debout contre nous », prévient Clémentine Autain. « On pense que l’on est en situation de conquérir et d’exercer le pouvoir. Nous ne sommes pas dans une logique de résistance face à une montée inéluctable de l’extrême droite », rétorque Paul Vannier. 

La piste d’une mobilisation des abstentionnistes, en particulier parmi la jeunesse et les milieux populaires éloignés de la politique mais partageant de forts besoins sociaux, est régulièrement invoquée par la direction du mouvement, peu convaincue par l’importance de policer son expression publique. 

Une soirée autour du livre de Julia Cagé et Thomas Piketty a été l’occasion de confirmer cette approche volontariste. Manuel Bompard y avait avancé l’idée qu’une majorité absolue pour la gauche à l’Assemblée aurait été possible en mobilisant 400 000 électeurs et électrices supplémentaires sur 138 circonscriptions. « Encore faut-il ne pas les dégoûter en adoptant les discours que le centre-gauche prétend nécessaires pour “capter les miettes tombant du bloc du centre et de la droite” », commentait Jean-Luc Mélenchon dans une note de blog. 

De telles capacités de mobilisation ciblées nécessitent cependant, au-delà d’une campagne réussie, des implantations sur le terrain qui font encore trop souvent défaut à la gauche. Une autre question laissée de côté par le texte soumis samedi à l’assemblée représentative, qui ne devrait pas tarder à resurgir. Si des avancées sont notées par certains Insoumis, d’autres décrivent en effet un mouvement dévitalisé sur le plan local. Toute appréciation globale étant difficile à porter sur un parti voulu si peu « classique ».

 

publié le 12 décembre 2023

Darmanin a perdu.
On n’a pas gagné

Marche des Solidarités sur https://blogs.mediapart.fr

D’où que l’on vienne, où que l’on soit né·e, Notre pays s’appelle Solidarité

Attention à l’effet boomerang. La seule chose qu’on a gagné c’est un peu de temps. Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

Darmanin a perdu. On n’a pas gagné.

Un an et demi après le début du processus qui devait conduire rapidement à son adoption, le projet de loi de Darmanin est à nouveau repoussé.

Darmanin a perdu

Darmanin s’est pris les pieds dans le tapis de ses manœuvres politiciennes pour trouver une majorité à l’Assemblée chez les courants les plus racistes de la droite et chez les fascistes. A la course à l’échalote c’est toujours ceux qui sentent le plus mauvais qui gagnent.

Cela rend d’autant plus hypocrite (on pourrait presqu’en rire si les enjeux n’étaient aussi dramatiques) les dénonciations par Darmanin des « politicailleries » entre LR, le RN et la Nupes.

Aussi immonde est son indignation devant le « refus des députés et députées de débattre de l’immigration ». Il ne s’agit pas d’un débat sur l’immigration. Il s’agit d’un débat contre les immigrés et les immigrées, d’un débat dont les postulats de départs sont racistes et inégalitaires. Nous n’en voulons pas.

Et que dire sur, tout à coup, le constat fait par Darmanin que l’Assemblée nationale « ne représente pas les Français » ? Qu’il s’agirait là d’un déni de démocratie. Il y a quelques mois, Gérald Darmanin et Emmanuel Macron n’avaient pas ce type de préventions pour faire passer en force l’attaque sur les retraites malgré l’opposition d’une énorme majorité de la population.

Alors oui Darmanin a perdu. Et avec lui, le gouvernement et Macron. Et c’est à la fois la conséquence et le symptôme d’une crise bien plus profonde du pouvoir, du système de représentation et, au-delà, de toute la société.

Mais nous n’avons pas gagné.

Ne bluffons pas. Nous n’avons pas gagné. Le rejet du projet à l’Assemblée ne s’est pas fait sur la base d’un fort mouvement de la société pour contester les bases mêmes du projet de loi, construisant en même temps l’antidote au racisme et au fascisme et les bases, dans chaque quartier et chaque lieu de travail, pour une autre logique. 

Le rejet est le fruit d’un alliance - de fait - entre la gauche, les courants les plus racistes de la droite et les fascistes. Légitimant un peu plus ceux-ci.

Effet boomerang

Alors nous n’en avons pas fini avec ce projet de loi scélérat. Darmanin l’a répété, et Macron avec lui, les mesures contenues dans ce projet, les plus racistes, les plus sécuritaires, doivent être mises en œuvre. La droite et les fascistes ne lâcheront pas le morceau.

Et attention à l’effet boomerang. Jusqu’ici, en l’absence d’un mouvement suffisamment puissant et visible d’opposition, chaque report du projet de loi s’est traduit par son retour sous une forme encore pire.

Notre seul gain est un peu de temps

Cela fait déjà plus d’un an que nous nous battons pour construire ce mouvement. Cela n’a pas été en vain. Les grèves de sans-papiers ont démontré l’arnaque du versant soi-disant « de gauche » du projet de loi en montrant qu’il n’y avait pas besoin de nouvelle loi pour régulariser les travailleurs et travailleuses sans-papiers. Les collectifs de sans-papiers se sont renforcés, des convergences se sont tissées, les arguments se sont diffusés.

Il n’en reste pas moins que ce potentiel ainsi démontré n’a pas encore permis de faire émerger un mouvement massif et puissant capable de renverser la vapeur devant la saturation des arguments racistes et sécuritaires développés par le pouvoir et les médias, pain béni pour les racistes et les fascistes.

Un nouvel enjeu autour du 18 décembre

C’est ce qui nous avait conduit, à la Marche des Solidarités, avec les collectifs de sans-papiers, à choisir, stratégiquement, de cristalliser la mobilisation, nationale et de rue, autour du 18 décembre à l’occasion de la Journée internationale des migrant·e·s pour se donner toutes les chances de construire une riposte la plus massive possible.

Pari en partie gagnant puisque la dynamique a pris et qu’il y aura le 18 décembre (et parfois le 16) des manifestations dans de nombreuses villes sur tout le territoire. Fait historique, sur cette question, contre le racisme, pour la régularisation des sans-papiers, des syndicats ont déposé des préavis de grève pour le 18 décembre.

A Paris la manifestation sera conduite par un cortège massif des collectifs de sans-papiers, des collectifs de soutien, des organisations et associations de l’immigration et antiracistes. Suivront des pôles féministes, les Soulèvements de la terre, les syndicats.

Mais ce qui aurait pu ressembler en partie à un baroud d’honneur, la construction d’une résistance pour la situation plus difficile créée par la loi Darmanin, change de nature.

Le projet de loi est reporté. Le 18 décembre redevient un point de départ. Mais nous n’avons pas de temps à perdre.

Le 18 décembre doit donner espoir, afficher en plein jour les possibilités de gagner. Car les faiblesses et instabilités du pouvoir peuvent jouer dans tous les sens.

Pour cela il faut mettre les bouchées doubles. Faire grossir la mobilisation pour les manifestations du 18 décembre, augmenter le nombre de lieux de travail où des préavis de grève sont déposés. Que les manifestations du 18 décembre commencent à inverser la donne. Que les antiracistes et les antifascistes reprennent confiance, que le climat politique ne soit plus dominé par la droite raciste et les fascistes. Que le pouvoir comprenne que son plus grand ennemi, c’est nous ! Pour qu’il y ait des lendemains au 18 décembre.

Nous n’avons rien à perdre :
une autre société à construire !

Autour de la journée internationale des migrant·e·s lundi 18 décembre 2023, ce sont déjà 40 manifestations, rassemblements et actions (https://antiracisme-solidarite.org/agenda/ ) qui sont prévues partout sur le territoire.

Il faut renforcer toutes les mobilisations d’ores-et-déjà annoncées et en organiser d’autres ! Car ce n’est pas seulement la loi Darmanin qu’on veut rejeter, c’est tout Darmanin et son monde, c’est leur société raciste, sécuritaire et anti-sociale qu’on veut balayer avec tous les Ciotti, Bardella et Le Pen. C’est maintenant que ça se joue !

D’un rassemblement à Romans-sur-Isère à un autre au col d’Espeguy à la frontière entre la France et l’Espagne. D’une marche aux flambeaux à un blocage de lycée ou une grève (https://blogs.mediapart.fr/marche-des-solidarites/blog/061223/appel-aux-syndicalistes-et-aux-syndicats-pour-la-greve-lundi-18-decembre) ; de Marseille à Brest, en passant par Paris, Lyon , Rennes, Nantes ou Le Havre, partout où c’est possible, par notre nombre et notre détermination, faisons vivre la Solidarité et battons-nous pour l’égalité des droits de toutes et tous !

Aux côtés des immigré·e·s, avec ou sans-papiers, aux côtés de celles et ceux qui subissent le racisme !

Pour dire que les fascistes ne seront jamais nos alliés dans la bataille !

Parce que ce sont les politiques racistes et anti-migratoires qui nous mettent en danger. Pas l’immigration.

Toutes et tous dans la rue lundi 18 décembre !

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À Montpellier

Marche aux flambeaux contre la loi Darmanin

samedi 16 décembre de 17h30 à 20h00

Place de la Comédie, Montpellier

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Fabien Roussel : « L’exécutif doit retirer ce projet de loi immigration »

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

Le secrétaire national Fabien Roussel fustige le climat politique autour du texte sur l’immigration. Il appelle à se mobiliser sur les questions de salaire et de pouvoir d’achat. Face à l’extrême droite, il défend une nouvelle union des forces de gauche.

COP28, factures d’électricité qui explosent, pouvoir d’achat en berne, pauvreté qui augmente, gauche divisée, guerres qui se multiplient sur la planète, loi immigration… Fabien Roussel a répondu aux questions de l’Humanité.

Que pensez-vous du projet de loi sur l’immigration après son rejet par l’Assemblée nationale, et du climat politique qui règne autour ?

Fabien Roussel : Le vote de la motion de rejet est un signal clair au gouvernement. Il n’a pas de majorité pour voter une telle loi, et il doit la retirer définitivement. Ce texte, tel qu’il est rédigé aujourd’hui, fait de l’étranger le nouveau paria, le pestiféré du XXIe siècle, en lui faisant porter tous les maux de la société. On l’associe à la délinquance et au terrorisme. C’est extrêmement grave.

Ce texte de loi ne réglera rien des problèmes qui sont posés. Il durcit les conditions d’accueil des migrants et du droit d’asile. Il va créer encore plus de difficultés, mettre davantage de gens en situation d’être sans papiers, et au final nourrir les mafias et les filières clandestines

Plutôt que de durcir les conditions d’accueil, que devrait faire la France ?

Fabien Roussel : Ceux qui vivent et travaillent dans notre pays payent des cotisations, perçoivent des salaires, mais n’ont toujours pas droit à un titre de séjour. Ils sont sans droit. C’est une anomalie totale dans la République. Nous demandons qu’on leur garantisse un titre de séjour et que les travailleurs sans papiers soient régularisés. Il faut aussi s’attaquer aux causes des migrations. Ceux qui quittent leur pays ne le font jamais par plaisir, c’est à chaque fois un déchirement. Il faut essayer de régler les conflits qui n’ont jamais été aussi nombreux, et remédier aux grandes inégalités entre les pays du Nord et du Sud, où persiste un rapport toujours très colonialiste. Les intérêts liés aux matières premières régissent les rapports de coopération, sans juste retour des richesses produites au bénéfice des populations. Cette pauvreté grandissante, ces guerres à répétition, auxquelles s’ajoutent les catastrophes climatiques, sont autant de causes d’émigration.

Justement, quel regard portez-vous sur la COP28 qui s’achève aujourd’hui ?

Fabien Roussel : Les lobbies des énergies fossiles sont puissants. Les intérêts financiers et les logiques capitalistes continuent de menacer notre planète ; 1 % des plus riches de ce monde produisent autant de gaz à effet de serre que 66 % des plus pauvres, soit 16 % des émissions mondiales. Et ce sont pourtant eux qui dictent les décisions.

L’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050 n’est pas négociable. Notre parti a présenté un plan en ce sens. C’est possible. Nous devons réduire de 40 % notre consommation d’énergie et augmenter la production d’électricité nucléaire et d’énergies renouvelables pour ne plus utiliser de pétrole et de charbon.

Modifier notre système économique, nos modes de transport, notre filière agricole, rénover tous nos logements dans les quinze ans est à notre portée. C’est faisable en créant de la justice sociale, en garantissant à chacun d’avoir droit à une nourriture saine, un logement décent, un travail, un salaire et le droit à la mobilité. C’est créateur d’emploi. Nous voulons des jours heureux sur une planète saine et habitable.

Le progrès social n’ira pas sans la lutte contre le réchauffement climatique. Et nous n’amènerons pas les gens à faire cette révolution écologique s’ils n’y trouvent pas leur intérêt. La folie du capitalisme consiste, par exemple, à rendre les modes de transport les plus doux et les moins carbonés toujours aussi chers. Le gouvernement a annoncé un « gel » des prix : ils vont donc rester élevés. C’est inadmissible.

Il faut subventionner les TGV pour faire baisser les prix de 30 %. Et c’est avec la gratuité des TER et des transports publics que l’on fera préférer le train à la voiture. Nous devons aussi réindustrialiser le pays, parce que 50 % des émissions de gaz à effet de serre de la France sont « importées », et décider d’un investissement massif dans la production d’électricité décarbonée, dans le nucléaire et les énergies renouvelables. La BCE doit enfin prêter à des taux zéro pour tous les investissements finançant la transition écologique et nos services publics.

Vous avez obtenu que les locataires en HLM puissent payer leurs factures d’énergie avec le chèque énergie. Faut-il bloquer les prix ? Sortir du marché européen de l’énergie ?

Fabien Roussel : Le gouvernement doit prendre conscience que la pauvreté s’étend dans notre pays, qui compte 9,5 millions de Français dans cette situation, dont 2 millions de travailleurs pauvres. Plus de 14 % des Français vivent en dessous du seuil de pauvreté. Plus de 3 000 enfants sont dans la rue. Je rencontre des gens qui vivent dans leur garage. Des retraités avec des pensions de 825 euros qui restent dans le noir parce que leurs factures ont explosé. D’autres qui n’allument pas le chauffage.

La question des salaires est centrale, et celle de l’énergie est indissociable. Nous avons en France les capacités productives pour permettre à chacun d’avoir accès à de l’électricité la moins chère d’Europe. En reprenant la maîtrise de notre production et de la tarification, nous pouvons diviser par deux les factures des ménages, des entreprises, des communes, des services publics.

Il faut le faire maintenant. C’est le meilleur atout compétitif de la France pour réindustrialiser le pays. Nous avons un outil incroyable avec nos centrales nucléaires, et ce gouvernement est incapable de l’exploiter.

Quelles suites prévoyez-vous aux mobilisations que vous avez déjà menées sur le pouvoir d’achat ?

Fabien Roussel : Nous continuons à faire signer des pétitions pour la gratuité des transports publics, la baisse des factures d’énergie, la hausse des salaires et des retraites. Nous prévoyons un grand rassemblement en début d’année, probablement en février, à Bercy.

Le chèque énergie pour les locataires HLM, c’est une respiration pour un million de foyers. J’ai aussi obtenu, lors de rencontres avec la première ministre, que les associations puissent être exonérées de la taxe d’habitation à partir de l’année prochaine. Par la mobilisation, on arrive à obtenir des avancées.

Pour les européennes, la gauche part divisée. Vous avez tourné la page de la Nupes. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné selon vous ?

Fabien Roussel : L’élection européenne est une élection à un tour, avec une liste. Chaque électeur peut choisir de voter pour la liste dont il se sent le plus proche et qui correspond à ce qu’il attend d’un député européen français. Sur l’Europe, nous avons des projets très différents entre forces de gauche.

Nous voulons défendre la souveraineté française dans une Europe plus juste, une Europe des nations qui coopèrent entre elles. Notre liste menée par Léon Deffontaines sera très ouverte à d’autres forces politiques, à des personnalités, à des syndicalistes. Ce n’est pas une liste soutenue seulement par le PCF mais aussi par des syndicalistes et d’autres communistes, mais une liste très large qui rassemble des forces de gauche partageant la même priorité : que la France reprenne la main sur ses choix. Nous voulons revenir sur les traités européens. C’est indispensable pour sauver la planète.

La Nupes, de son côté, a été discréditée par les propos tenus par Jean-Luc Mélenchon et ses lieutenants. La crise internationale, la construction de rassemblements très larges pour la paix en Israël et en Palestine auraient nécessité une union des forces de gauche. Malheureusement, ses choix ne l’ont pas permis.

Nous voulons construire une nouvelle union des forces de gauche, écologistes, républicaines. Avec la volonté de gagner les luttes et les élections, de redonner de l’espoir. Nous avons décidé de rencontrer toutes les forces d’ici à la fin de l’année. Nous le faisons en ce moment, et nous avançons sans communication pour pouvoir travailler sereinement, dans une nouvelle méthode respectueuse entre nous, sans hégémonie et sans insultes. C’est fondamental.

Lorsque la menace de l’extrême droite est si forte, que des milices défilent dans nos rues, que des médias sont en croisade contre les musulmans, il y a besoin de forces de gauche unies, capables de parler d’une même voix et de porter l’espoir d’une République démocratique et laïque.

Vous soulignez la menace de l’extrême droite. Ses victoires en Europe pourraient-elles se produire en France ?

Fabien Roussel : L’extrême droite prospère sur la pauvreté qui grandit, les inégalités et un sentiment de colère de plus en plus fort. Mais elle peut aussi reculer, comme c’est le cas en Pologne, ou en Espagne avec la coalition des socialistes et des communistes.

En France, Il ne faut pas non plus sous-estimer la violence dans la société. L’insécurité existe, et ce sont toujours les plus modestes qui en souffrent, dans les quartiers, dans les villages. Je pense aussi aux enseignants, en particulier celui assassiné à Arras. Au couple de policiers de Magnanville. À l’aide-soignant allemand, un modeste touriste, tué à Paris.

Mais la violence, c’est aussi le racisme, l’antisémitisme qui grandissent dans notre pays. Nous ne pouvons pas laisser l’extrême droite se saisir de ces sujets pour diviser encore plus les Français. Nous devons dire haut et fort que nous voulons garantir la sécurité et la protection de tous nos concitoyens.

Le trafic de drogue n’a jamais été aussi important en France. L’Europe est la nouvelle aire de jeu des narcotrafiquants. Il faut des moyens, des politiques publiques au service du peuple. L’extrême droite instaure le chaos pour créer les conditions d’un régime autoritaire. La gauche ne doit pas mettre la poussière sous le tapis. La gauche doit être à la hauteur de ces menaces.

Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, Israël fait payer un prix exorbitant aux Palestiniens. Où sont passées les voix de la paix ?

Fabien Roussel : Les peuples doivent s’en mêler davantage pour que la communauté internationale impose le cessez-le-feu. Il faut remonter loin dans le temps pour retrouver trace d’un siège aussi meurtrier que celui de Gaza. La responsabilité des États-Unis est énorme, qui financent l’armée israélienne. La voix de la paix est aussi portée par des juifs du monde entier, y compris en Israël. Pour sauver les otages. Mais aussi parce qu’ils ont bien compris que cette guerre à outrance n’amènera pas la paix.

J’ai rencontré Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, qui appelle à ce que la communauté internationale impose un cessez-le-feu. L’armée israélienne ne tient que par le soutien militaire de ses alliés. Les rassemblements en France devraient être le plus large possible. Je regrette que, semaine après semaine, ils s’étiolent, sans jamais réussir à trouver les moyens de s’élargir.

J’appelle à un grand rassemblement pour la paix pour le début de l’année 2024. Sans aucun autre mot d’ordre que celui-là, pour qu’il nous permette de tous sortir dans la rue, dans notre grande diversité.

Nous sommes aussi dans un pays où les soutiens à la cause palestinienne sont taxés d’antisémitisme, de Jean-Luc Mélenchon à Dominique de Villepin. Est-ce que ça ne met pas en danger le camp de la paix ?

Fabien Roussel : Le gouvernement Netanyahou a utilisé l’accusation d’antisémitisme contre des dirigeants et des diplomates de pays comme la France qui remettaient en cause sa politique. C’est inadmissible. Il faut s’appuyer sur les forces progressistes, y compris en Israël, qui appellent au cessez-le-feu, dénoncent l’entreprise terroriste du Hamas autant que les crimes du gouvernement Netanyahou.

Je rappelle que l’Organisation de libération de la Palestine, que nous avons toujours soutenue, s’est battue pour une Palestine libre, laïque et démocratique. Elle avait choisi, avec Yitzhak Rabin, la solution à deux États. C’est ce combat que les communistes français portent, et ce n’est pas le projet du Hamas, ni celui de Netanyahou.

  publié le 5 décembre 2023

Immigration : la gauche (ré)unie pour « passer à l’offensive »

Fabien Escalona et Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Alors que la Nupes vient de voler en éclats et que les gauches n’ont pas toujours été au diapason sur l’immigration, la loi Darmanin réussit à faire l’unanimité contre elle. Reste à se faire entendre dans le débat parlementaire « extrême-droitisé » qui démarre la semaine prochaine à l’Assemblée.

Comment peser dans un paysage saturé par les thèses de l’extrême droite et tenter de mobiliser une opinion publique peu passionnée par la technicité du sujet ? Dans un débat marqué par les rodomontades de Gérald Darmanin d’un côté, et la surenchère xénophobe de la droite Les Républicains (LR) et du Rassemblement national (RN) de l’autre, la gauche redoute d’être éclipsée lors de l’examen de la loi « immigration » qui arrive lundi 11 décembre dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale.

Avant un meeting à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), organisé à l’initiative du Parti socialiste (PS) jeudi, le parti Génération·s avait convié, lundi 4 décembre au soir, les collègues communistes, socialistes, écologistes et insoumis à une « soirée de la fraternité » à La Bellevilloise, une salle de l’Est parisien. 

« Si nous ne menons pas la bataille, alors la gauche se perd », a insisté, sur l’estrade, la députée communiste Elsa Faucillon devant 200 personnes, la plupart des militants politiques ou associatifs. « L’arc républicain, c’est nous ! Nous avons besoin d’union contre la droite radicalisée et les macronistes sans boussole », a exhorté son collègue Génération·s Benjamin Lucas. 

Avant la prise de parole des députés qui entendent s’opposer sans nuance au texte, de nombreuses personnalités de la société civile, parfois anciens responsables politiques, ont tenu à démonter les idées reçues et les imaginaires anxiogènes à propos de l’immigration, pour assumer l’impératif d’un accueil digne des exilés. 

« Depuis trente ans, la suspicion domine », a regretté Benoît Hamon, directeur général de l’ONG Singa et fondateur de Génération·s. L’ex-candidat socialiste à la présidentielle de 2017 a souligné que dans les enquêtes d’opinion en Europe, le nombre d’étrangers évalué dans chaque pays est largement supérieur à leur nombre réel. 

« Oui, l’immigration a augmenté partout dans le monde, mais beaucoup moins que la population mondiale et moins vers le Nord qu’entre les pays du Sud », a expliqué Marie-Christine Vergiat, ancienne eurodéputée et vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme (LDH). Au XIXe siècle, a-t-elle rappelé, ce sont les Européens eux-mêmes qui empruntaient en masse les routes de l’exil. Face aux discours sécuritaires de la droite, elle a martelé que « seuls 0,4 % des crimes sont commis par des étrangers »

Dénonciation d’une dérive droitière

Les conséquences des politiques toujours plus restrictives en matière d’asile et d’immigration ont été pointées par tous les intervenants. Aboubacar Dembélé, salarié sans papiers de Chronopost à Alfortville (Val-de-Marne), a relayé la lutte menée avec ses camarades contre des « règles ambiguës » : « Pour avoir des papiers, il faut avoir des feuilles de paie, alors que pour travailler, il faut avoir des papiers. Ces règles servent à créer des esclaves ! »

Ali Rabeh, maire Génération·s de Trappes (Yvelines), a raconté sa « honte » d’avoir vu se multiplier les hôtels dits « sociaux » sur son territoire, appartenant à des personnes privées mais solvabilisés par l’État pour accueillir des familles dans des conditions peu dignes. Le même a mis en avant les actions de solidarité mises en place au niveau communal, en rappelant face aux applaudissements qu’elles ne faisaient que compenser les défaillances de l’État. 

Sans surprise, le texte de loi en discussion a été dénoncé pour toutes les régressions supplémentaires qu’il contient. Delphine Rouilleault, directrice générale de France terre d’asile, a alerté sur le fait qu’elles apparaîtront peut-être minimes au regard du paquet « asile et immigration » discuté au niveau de l’Union européenne (UE). Dénonçant un « décalage de la fenêtre du tolérable », elle met en garde contre la possibilité de voir s’édifier « des camps de 30 000 personnes, pouvant être retenues pendant neuf mois »

Certaines mesures ont été atténuées ou évitées entre le Sénat et le passage en commission à l’Assemblée, comme le fait que les personnes étrangères en situation régulière ne pourraient plus prétendre aux prestations familiales ou à l’aide personnalisée au logement (APL) en dessous de cinq ans de présence en France. Mais « la droite républicaine a fait voter la préférence nationale, historiquement portée par l’extrême droite », s’est indigné Benoît Hamon. 

Tous les députés présents au meeting ont dénoncé la dérive droitière qui a affecté une large partie du champ politique. « Où est la droite sociale ? Où sont les gaullistes ? Messieurs Ciotti et Wauquiez, vous n’êtes pas républicains, vous avez une vision ethnique de la France ! », a interpellé la députée Génération·s Sophie Taillé-Polian, qui a appelé la gauche à « cesser d’être sur la défensive, pour passer à l’offensive »

On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! Benjamin Lucas, député Génération·s

Andy Kerbrat, député La France insoumise (LFI) et chef de file de son groupe sur le sujet, a fait le récit des travaux en commission et raconté « l’islamophobie généralisée » portée par le RN, « la xénophobie souriante des bourgeois » du parti LR, et face à cela « le silence assourdissant de la macronie ». « Oui, le texte a été nettoyé des aspects les plus abjects, mais non, ce n’est pas un texte d’équilibre, a abondé la communiste Elsa Faucillon. Nous avons entendu parler des exilés et des étrangers comme de fraudeurs, de délinquants voire de terroristes. »

Contre ce « grand racisme d’atmosphère », Benjamin Lucas a appelé « la gauche et les humanistes à relever la tête ». En référence à une phrase du socialiste Laurent Fabius, qui avait déclaré en 1984 que le Front national (aujourd’hui RN) posait les bonnes questions sans apporter les bonnes réponses, le député Génération·s a martelé que l’extrême droite ne posait pas les bonnes questions. « On ne va pas s’excuser de revendiquer la fraternité ! »

Tout au long de la soirée, les interventions avaient pour but non seulement de réaffirmer des valeurs humanistes, mais d’insister sur les apports de l’immigration. Benoît Hamon a affirmé que l’accueil contribuait à une augmentation bienvenue de la population active. La présidente du groupe écologiste à l’Assemblée, Cyrielle Chatelain, a invoqué le consensus des économistes sur le fait que « l’emploi n’est pas un gâteau à la taille non variable ». Marie-Christine Vergiat de la LDH a quant à elle déploré que l’accueil d’étudiants africains soit en régression, alors que celui-ci permettrait à la France d’entretenir des liens forts avec les élites d’un continent appelé à prendre une place croissante sur la scène mondiale.  

Racontant le parcours d’un jeune Landais originaire de Guinée, le député socialiste Boris Vallaud a illustré ces « histoires heureuses » dont la droite et l’extrême droite ne parlent jamais, pour se focaliser sur « les chemins les plus sombres ». Renversant le stigmate de l’irresponsabilité, l’élu a déclaré : « Le désordre dans la République, c’est Darmanin, […] ces femmes et ces hommes qui travaillent et n’ont pas de papiers, l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous dans une préfecture, la multiplication sans discernement des obligations de quitter le territoire. »

L’union retrouvée contre « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua »

La gauche à l’unisson pour faire entendre une autre musique que celle déversée dans un champ médiatico-politique qui s’extrême-droitise : c’est peu dire qu’il n’en a pas toujours été ainsi au cours des dernières années. Après le traumatique mandat de François Hollande, marqué par l’affaire Leonarda ou la déchéance de nationalité, et lors duquel le nombre de personnes reconduites aux frontières avait surpassé celui des années Sarkozy, la gauche s’était retrouvée éparpillée « façon puzzle ».

Au moment de la loi Collomb, en 2018, la question migratoire avait même secoué très fort la gauche française. Si LFI, qui formait alors un groupe de 17 députés, avait mené la bataille dans l’Hémicycle, le discours final de Jean-Luc Mélenchon avait décontenancé, y compris dans ses rangs : « Le problème n’est pas celui de la gestion des arrivées mais celui de la gestion des départs. Le problème, c’est non pas de viser immigration zéro, mais émigration zéro ! », avait-il lancé sous les applaudissements de Marine Le Pen.

Quelques semaines plus tard, alors que l’Aquarius se retrouvait bloqué aux portes de l’Europe, la prise de position du leader insoumis, alors en pleine stratégie populiste, s’était fait attendre. Le même été, Jean-Luc Mélenchon, en meeting à Marseille (Bouches-du-Rhône), avait créé l’émoi, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) au Parti socialiste (PS), semblant cantonner l’immigration à un outil de « pression sur les salaires et les acquis sociaux ». Deux ans plus tôt, alors député européen, il avait fustigé « le travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ».

Après le limogeage de son ancien conseiller international, Georges Kuzmanovic, Jean-Luc Mélenchon était peu à peu retourné à un discours plus classique à gauche, se mettant à évoquer les morts en Méditerranée à chaque meeting avant les élections européennes de 2019.

Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, […] mais en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain.
Elsa Faucillon, députée communiste

Quatre ans plus tard, les divergences font figure d’histoire ancienne. En commission des lois à l’Assemblée, les quatre partis de gauche n’ont pas laissé la moindre brèche se former entre eux. Tous ont dénoncé l’extrême-droitisation des débats et la mollesse de l’« aile gauche » macroniste avec qui certains avaient pourtant signé une tribune « transpartisane » pour défendre l’article sur les métiers en tension. Ils ont finalement voté unanimement contre un texte préfigurant « la loi la plus dure depuis la loi Pasqua », selon le député insoumis Andy Kerbrat.

Lundi soir, dans les coulisses de La Bellevilloise, les élus se croisaient là encore en très bonne entente. « Tout le monde disait que la commission serait une négociation entre la majorité et LR, mais on a réussi à remettre la gauche dans les débats, ce que nous referons la semaine prochaine », indiquait Benjamin Lucas qui siège dans le groupe écologiste au Palais-Bourbon. « Pendant des années, on a laissé le sujet de côté, en pensant que c’était trop clivant, mais aujourd’hui, en pleine offensive réactionnaire xénophobe, on ne va pas déserter le terrain », abondait Elsa Faucillon.

Dans la salle du XXe arrondissement de Paris, l’unité retrouvée a en tout cas ravi l’assistance, et les députés eux-mêmes, qui ont juré à plusieurs reprises de « rester unis ». De là à y voir les premiers contours d’une nouvelle « Nupes » ? Ou comment le sujet de l’immigration pourrait être la première pierre d’une gauche en reconstruction et en quête de clarification.

 

publié le 1° décembre 2023

« La guerre économique prépare
la guerre militaire » –
Entretien avec
Peter Mertens (PTB)

William Bouchardon et Amaury Delvaux sur https://lvsl.fr

Érosion de l’hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l’hyperpuissance américaine, est en train de s’effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l’Europe s’aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l’affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l’aide de Laëtitia Riss.


 

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d’analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l’élaboration de ce livre ?

Peter Mertens – J’ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d’autres membres, j’ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c’est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j’en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l’étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d’aujourd’hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde. 

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C’est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j’ai pu écrire ce livre, qui n’est pas juste un projet individuel. Je m’appuie aussi sur le service d’étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m’ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l’OTAN et de l’Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu’à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l’hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s’aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d’une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d’affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l’abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l’invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d’entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l’importance de la souveraineté. 

Toutefois, concernant les sanctions, ils n’ont pas suivi Washington. C’est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n’ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l’eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J’ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j’ai constaté des moments de fractures profonds avec l’Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l’Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c’est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l’argent public et a eu pour conséquence l’austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l’hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s’interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d’autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu’elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C’est à ce moment-là que l’idée des BRICS est réellement née, bien qu’il existe également d’autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C’est pour cela qu’ils ont créé une banque d’investissement dirigée par Dilma Rousseff, l’ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L’usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu’elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l’Argentine, l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Ethiopie, l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C’est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J’en citerai encore deux autres. D’abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l’impact est potentiellement le plus important. L’axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n’importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l’Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l’establishment et des médias vivent encore dans la période d’avant 2003.

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d’une puissance technologique redoutable, qu’ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d’échapper à l’emprise des États-Unis en matière technologique ? 

P. M. – Je pense qu’il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l’époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l’URSS s’est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J’emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l’OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l’invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D’après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l’objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l’exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie. 

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l’Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l’avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d’entre eux. Les États-Unis ne l’ont pas vu venir. C’est pour cela qu’ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l’affirme de manière assez transparente : « C’est fini le globalisme d’avant ; il faut du protectionnisme ; c’est fini avec le néolibéralisme ; c’en est fini avec l’accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l’infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c’était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l’arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d’innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c’est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l’électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l’hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l’Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d’un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C’est une association de pays strictement pragmatique, car c’est comme ça que l’ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l’impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L’Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d’extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l’assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l’histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c’est le despotisme total. Il n’y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n’empêche que l’entrée de l’Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l’Arabie Saoudite d’avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l’Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c’est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l’échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu’elle défie l’unilatéralisme et l’hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991. 

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C’est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l’Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n’est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l’histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d’espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l’économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l’altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d’autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l’exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d’obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu’à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l’Europe. C’est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n’est pas un emprunt socialiste mais au moins c’est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n’est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C’est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l’agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu’il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l’ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l’Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d’interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L’altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L’Union européenne tend à s’aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu’affirment nos dirigeants. S’ils prétendent réguler l’action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l’Union européenne ? 

P. M. – Ce qui s’est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l’économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d’euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l’ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d’administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s’agit d’un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l’Allemagne et la Russie, plutôt que d’agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l’Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l’Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s’est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l’Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d’attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d’importantes subventions et remises d’impôts. La réaction de l’Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n’émerge.

Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C’est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l’Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d’euros de marchandises chaque année ! J’ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l’instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d’accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l’Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j’espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Bien sûr, je n’ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d’austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c’est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l’encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu’il soit possible de réorienter l’Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l’histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d’État-tampon entre l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n’existe pas! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l’échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d’échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l’Europe pour créer une rupture au sein de l’Union Européenne. 

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J’en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l’extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s’inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l’extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l’extrême-droite s’appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n’existe pas et l’immigration va nous détruire.

« Face à l’extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d’appui. Comme la grève des ouvriers de l’automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c’est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n’est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse. 

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d’attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l’on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

  publié le 30 nov 2023

Nupes : y a-t-il une vie
après la mort ?

Emilio Meslet sur www.humanite.fr

Un mois et demi après la rupture liée aux positions des insoumis sur le conflit au Moyen-Orient, le rassemblement des gauches reste en suspens. Une situation flottante qui devrait perdurer au moins jusqu’aux européennes.

Depuis l’été, la connexion est coupée. Des semaines que Marine Tondelier (les Écologistes), Manuel Bompard (FI), Igor Zamichiei (PCF) et Pierre Jouvet (PS) n’ont pas cliqué sur le bouton « rejoindre la réunion ». Le traditionnel rendez-vous zoom du lundi matin, à 10 heures, des représentants des principaux partis de gauche appartient au passé : la Nupes ne se parle plus.

Idem à l’Assemblée nationale, où l’intergroupe ne s’est pas réuni depuis plus d’un mois et un dernier échange des plus tendus à la suite du refus de la France insoumise de qualifier le Hamas d’organisation terroriste. Une prise de position qui a conduit le parti socialiste à dégainer un « moratoire » sur sa « participation aux travaux de la Nupes », cette coalition que Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, juge « enterrée ».

La Nupes est-elle vraiment morte, ou peut-elle se réinventer après la crise ? Une certaine unanimité se dessine : peu de chance de revoir l’alliance sous le même format que entre juin 2022 et octobre 2023. La faute, notamment, aux velléités hégémoniques des insoumis, qui braquent de plus en plus leurs potentiels partenaires.

Des réunions tous les mardis matin comme avant ? Là où Cyrielle Chatelain, présidente du groupe écologiste, se dit « optimiste », son homologue socialiste répond que « ça sera compliqué avec certains interlocuteurs », ciblant, sans le citer, le noyau dur mélenchoniste de la FI. Malgré tout, Mathilde Panot, cheffe de file insoumise, continue à déclarer les siens « toujours disponibles » : « C’est aux autres forces politiques de clarifier ce qu’elles veulent. »

Meeting commun sur la loi immigration

Dans un courrier adressé à ses équivalents dans les groupes de gauche, le président du groupe communiste André Chassaigne a tenté une médiation et tracé une voie de sortie de crise en proposant que les différentes formations « se rencontrent rapidement pour définir ensemble les nouvelles modalités d’un travail commun (…), au service de nos concitoyennes et concitoyens, qui devra respecter les spécificités de chacun ».

Une missive restée lettre morte depuis le 30 octobre. « On a fait un geste, estime le porte-parole Pierre Dharréville (PCF), dont le groupe s’est prononcé en faveur du maintien des liens avec la Nupes. Les désaccords se sont exprimés. Ils sont manifestes. Voyons maintenant comment renouer le fil. »

Mais, dans les faits, la Nupes survit à l’échelle interpersonnelle. « En commission, on travaille comme avant », raconte le communiste Sébastien Jumel. Un an et demi à travailler ensemble, ça laisse des traces. C’est le cas notamment concernant le projet de loi immigration, dont la dureté oblige à l’union. « Tout le monde a conscience que c’est une bataille culturelle et morale qui se joue », résume Benjamin Lucas, chef de file écologiste sur le texte.

Plusieurs réunions se sont tenues sur le sujet et un meeting commun, organisé par Génération.s, est même prévu, le 4 décembre à la Bellevilloise (Paris). De même, les quatre groupes de gauche ont déposé, ensemble, un recours devant le Conseil constitutionnel sur la loi dite plein-emploi. Et, de son côté, l’insoumis Éric Coquerel travaille à réchauffer les relations, en particulier en tentant d’organiser un voyage commun à Rafah, à la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza.

Un Nupes alternative de façon plus ou moins informelle

Côté partis, les liens sont plus distendus. Un poil excessif, Manuel Bompard, coordinateur de la FI, les qualifie d’« inexistants ». « C’est normal : malgré nous, ils ont adopté les codes d’une Ve République qui ne connaît que le rapport de force », estime l’écologiste Sandra Regol.

Malgré quelques noms d’oiseaux échangés par réseaux sociaux interposés, des relations bilatérales subsistent cependant. « Il y a des échanges, notamment à propos des manifestations contre l’antisémitisme ou en soutien aux Gazaouis. On voit bien qu’il y a des tensions fortes entre PCF et FI, comme entre PS et FI, mais notre objectif est de dialoguer avec tous », affirme Olivier Bertrand, chargé des relations extérieures des Écologistes.

« J’espère que, d’ici les européennes, nous pourrons porter des combats communs sur le pouvoir d’achat, le financement de la lutte contre les violences faites aux femmes, le recul sur le glyphosate ou encore le droit aux vacances, plaide Johanna Rolland, première secrétaire adjointe du PS. Les listes séparées ne doivent pas empêcher cela. » L’élection semble suspendre toute recomposition d’ici à juin 2024, où tout le monde est décidé à se compter pour rebattre les cartes.

En attendant, une Nupes alternative semble déjà se mettre en place de façon plus ou moins informelle. On l’a vu lors des récentes manifestations où Fabien Roussel, Marine Tondelier et Olivier Faure ont défilé ensemble. Une union ouverte aux insoumis mais pas à tous. Le secrétaire national du PCF dit, par exemple, n’avoir « aucune difficulté » à travailler avec ceux, à la FI, « qui ne partagent pas les prises de position que Jean-Luc Mélenchon et les leaders insoumis ont eues sur les récents événements internationaux ».

Un « problème Mélenchon » ?

Ceux qu’on appelle les frondeurs : Clémentine Autain, Raquel Garrido, François Ruffin, Alexis Corbière… « En général, les choses se passent bien jusqu’au moment où Jean-Luc Mélenchon twitte, avec une tendance à tout balancer par-dessus le bord », pense Pierre Jouvet, secrétaire général du PS.

Au PCF, au PS, chez les Écologistes et même parfois à la FI, on pointe régulièrement un « problème Mélenchon » qui écraserait les différentes composantes. Sans pouvoir le dire publiquement, beaucoup souhaitent que l’ancien candidat à la présidentielle, prompt à tout conflictualiser, « se taise ».

Malgré les vives tensions, socialistes et écologistes n’abandonnent pas leur projet de candidature unique de l’ensemble de la gauche en 2027. Une hypothèse qui peut séduire les insoumis, à condition que leur champion soit celui du rassemblement.

« Il y a deux options. Soit on rejoue chacun notre partition en solo en voulant plier le match et on reproduira la séquence 2017-2022. Soit on est convaincus qu’on doit travailler ensemble pour éviter que l’extrême droite ne gagne », pose Pierre Jouvet. « La question de fond n’est pas Jean-Luc Mélenchon : la gravité de la période implique de se retrouver pour éviter le pire », plaide Éric Coquerel. Mais pour Fabien Roussel : « 2027 n’est pas dans l’actualité : je suis inquiet de la montée de l’extrême droite aujourd’hui et la situation sociale explosive. »

   publié le 20 septembre 2023

Sophie Binet : « Pour le capital, la démocratie est un problème »

Naïm Sakhi et Sébastien Crépel sur www.humanite.fr

La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, était l’invitée, samedi, de l’Agora de l’Humanité. La dirigeante estime que les syndicats ont « semé des graines », alors que la centrale cégétiste a réalisé 40 000 nouvelles adhésions.

La foule des grands jours pour Sophie Binet. Samedi, en début d’après-midi, la secrétaire générale de la CGT avait carte blanche à l’Agora de l’Humanité. Alors que la rentrée prend à la gorge une majorité de salariés et de familles qui n’arrivent plus à faire face à la cherté de la vie, la dirigeante cégétiste a avancé des propositions alternatives. Avec pour ligne de mire la mobilisation du 13 octobre pour les salaires et contre l’austérité, elle a aussi indiqué de nouveaux enjeux où se cristallise l’affrontement de classe.

Vous avez été élue en mars au congrès de Clermont-Ferrand, votre profil se différencie de ceux de vos prédécesseurs : vous êtes une femme, cadre, qui n’a pas fait ses armes au PCF. Que signifie votre élection à la tête de la CGT ?

Sophie Binet : La CGT est souvent caricaturée, mais les femmes ont toujours été présentes dans nos rangs. Notre congrès fondateur de 1895 a été présidé par une femme, Marie Saderne, une corsetière, à la tête d’une grève de quatre-vingt-dix jours. Le fait d’avoir une femme secrétaire générale n’est pas arrivé naturellement, mais concrétise l’aboutissement des combats féministes pour mettre des femmes à tous les postes de responsabilité dans la CGT.

Nous avons passé une étape importante, mais je ne dois pas être l’arbre qui cache la forêt : amplifions notre développement féministe et la syndicalisation des femmes.

L’année 2023 restera comme celle des grèves et manifestations intersyndicales contre la réforme des retraites. Que retenez-vous de cette lutte ?

Sophie Binet : Nous avons écrit, ensemble, une page de l’histoire sociale. Soyons fiers de ce que nous avons réalisé. Au regard du rapport de force, dans les autres pays européens qui ne sont pas sous le régime de la Ve République nous aurions gagné. Nous sommes à un point de bascule : pour le capital, la démocratie est un problème, alors que les populations sont de plus en plus lucides et refusent les réformes libérales.

Cela va de pair avec l’autoritarisme patronal dans les entreprises. Les banlieues ont été matées à coups de comparution immédiate. Oui, les vols et saccages sont inacceptables, mais ce sont des enfants. C’est une victoire à la Pyrrhus pour Macron.

Il n’a pas de majorité à l’Assemblée. Il ne peut pas inaugurer le Mondial de rugby sans se faire huer par 80 000 supporteurs. Et le match est ouvert au sein même de son gouvernement pour sa succession. Le pouvoir est affaibli par ce passage en force.

Peut-on parler d’un tournant dans l’histoire du mouvement syndical, en dépit de l’application du texte ? La CGT en sort-elle renforcée ?

Sophie Binet : Nous avons semé des graines. Les organisations syndicales sont revenues au centre du jeu. La CGT compte 40 000 nouvelles adhésions. C’est plus de 100 000 pour l’ensemble des centrales syndicales. Nous avons gagné la bataille de l’opinion. Mais cela n’a pas suffi. Nous devons gagner la bataille de la grève.

Elle ne se décrète pas, mais se construit. La CGT a réussi des grèves reconductibles, notamment dans l’énergie, les transports, le traitement des déchets, etc. Dans certains secteurs, la CGT est implantée, forte de ses nombreuses adhésions. Pour inverser le rapport de force, nous devons faire reculer les déserts syndicaux : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicats dans leurs entreprises.

« Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires. »

Le droit de grève y est théorique ; il n’y a pas d’action collective. Comme en 1936, en 1945, en 1968, enclenchons un grand mouvement de syndicalisation. Les conquêtes sociales ont été obtenues lorsque les organisations syndicales, et singulièrement la CGT, étaient au plus fort de leurs effectifs. L’unité syndicale est un grand acquis de ce mouvement, mais elle ne gomme pas les différences.

La CGT et la CFDT sont deux grandes centrales et nous pouvons débattre des jours durant de nos désaccords. Mais l’unité syndicale donne le cap et permet de rassembler largement le monde du travail. En face, la stratégie du capital est d’abord la répression, mais aussi la multiplication des débats identitaires pour empêcher la classe du travail de s’organiser. Avec le 13 octobre, nous donnons ensemble le cap : mobilisons-nous pour les salaires.

De nombreux cégétistes sont inquiétés pour leurs actions de grève. Le secrétaire général de la fédération des mines et énergie CGT, Sébastien Menesplier, a été convoqué par la gendarmerie. Peut-on parler de menaces sur les libertés syndicales en France ?

Sophie Binet : Je tire un signal d’alarme démocratique, non seulement sur les libertés syndicales, mais sur les libertés en général. On croit rêver quand le ministre de l’Intérieur ambitionne de ne plus subventionner la Ligue des droits de l’homme ou qualifie les lanceurs d’alerte environnementaux d’écoterroristes.

Sébastien Menesplier a été convoqué parce qu’il est le secrétaire général de la fédération fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites. Nous sommes dans un ruissellement de la répression : taper sur les directions syndicales pour envoyer un message aux chefs d’entreprise afin d’encourager les licenciements dans les entreprises. Si l’extrême droite arrive au pouvoir, elle aura tous les outils constitutionnels et législatifs pour mettre à bas les conquis sociaux.

Une question de méthode : faut-il discuter avec le gouvernement ?

Sophie Binet : La CGT ne discute pas avec l’exécutif ou les patrons. La CGT négocie, sur la base d’un rapport de force et sur nos revendications. Grâce à l’unité syndicale, cette méthode est retenue par les autres organisations syndicales. Le patronat change un peu de ton. Et le gouvernement a découvert un nouveau mot : les salaires. Pourtant, il ne voulait pas d’une conférence sociale sur les salaires.

Les patrons ne supportent pas que le législatif dicte les hausses de salaire et déplorent même l’existence d’un Smic fixé par l’exécutif. La boucle prix-salaire n’existe pas, contrairement à la boucle prix-profit. La conditionnalité des aides publiques, 200 milliards chaque année, soit le tiers du budget de l’État, est une nécessité. Tout comme l’égalité femmes-hommes. La force du capitalisme est de récupérer des dynamiques dans la société à son avantage.

C’est le cas de l’index inégalité salariale. Il occulte les inégalités entre les femmes et les hommes et, avec des biais grossiers, permet à 95 % des entreprises d’avoir une bonne note. La CGT lie la lutte entre les rapports de domination du capital et celle contre le patriarcat.

Six saisonniers sont morts ces derniers jours durant les vendanges. Le patronat se plaint d’un problème de recrutement. Mais le problème n’est-il pas celui des conditions sociales et des salaires ?

Sophie Binet : D’abord, relativisons le problème du recrutement : 5 millions de personnes sont toujours privées d’emploi. Les métiers concernés sont ceux les moins bien payés avec les conditions sociales les plus difficiles. Dans ces secteurs, pour embaucher, il faut modifier les conditions de travail.

Mais la solution du patronat est de couper dans les allocations-chômage et contraindre les gens à accepter ces métiers difficiles. Dans le dossier de l’assurance-chômage, les organisations syndicales sont pour la première fois unies. Toutes refusent la lettre de cadrage du gouvernement. Le patronat se nie en parlant du non-recours aux droits sociaux, alors que ce phénomène concerne une majorité de chômeurs.

Dans les services publics, les besoins en personnel sont criants. Le discours de l’exécutif sur la réduction de la dette publique est-il audible ?

Sophie Binet : Les services publics se trouvent à un stade critique de paupérisation, alors que le budget de l’armement n’a jamais été aussi élevé. Cet été, parmi les 400 décès supplémentaires en raison des fortes chaleurs, combien sont liés à la fermeture des services d’urgence ? 50 % des établissements scolaires manquent d’au moins un enseignant. Les métiers de la fonction publique ont un problème d’attractivité.

Le recul des services publics s’accompagne d’une explosion du privé lucratif. Nous assistons à une offensive du privé contre la protection sociale. C’est le cas pour les retraites, mais aussi pour le secteur du soin et du lien, nouveau lieu d’affrontement avec le capital. Pas de subventions au privé lucratif ! Si l’on cherche des pistes économiques, elles sont de ce côté-là.

Après un été caniculaire, la question environnementale ne doit-elle pas devenir prioritaire dans les modes de production ?

Sophie Binet : La question environnementale est au cœur de l’affrontement de classe, comme à Sainte-Soline. L’eau est un nouveau lieu d’affrontement avec le capital. La chaleur tue des travailleurs en France, dans l’agriculture, dans le bâtiment, dans les métiers pénibles et d’extérieur. La CGT revendique l’interdiction du travail au-delà d’une certaine température. Nous devons évidemment rétablir les CHSCT.

Pour répondre au défi environnemental, nous ne pouvons pas nous limiter à la culpabilisation des pratiques individuelles. Nous devons transformer en profondeur l’outil productif. Le cas de STMicroelectronics en est l’illustration. Emmanuel Macron a annoncé le doublement de la production des puces électroniques sur le site, comme l’exigeait la CGT. Mais leur fabrication demande énormément d’eau. Et les aides gouvernementales ne sont pas conditionnées à des critères environnementaux.

La CGT formule une proposition : plutôt que d’utiliser de l’eau propre, recyclons la même eau pour éviter de consommer les ressources de la région. Mais cela coûte plus cher. À Thales, les camarades ont monté un projet d’imagerie médicale avec les technologies utilisées pour fabriquer des engins de guerre. Je pourrais multiplier les exemples. Mais, malheureusement, les militants CGT se retrouvent comme des passagers clandestins, sans pouvoir exposer leur projet. C’est pourquoi de nouveaux droits des salariés dans les entreprises sont à conquérir.

  publié le 15 septembre 2023

« Plus qu’un programme, c’est un projet qu’il faut à l’union de la gauche »

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

À la veille de la Fête de l’Humanité, l’historien du communisme Roger Martelli fait l’état des lieux des défis que l’union de la gauche doit relever, sur le fond et sur la forme, pour devenir une alternative solide. 

La Fête de l’Humanité ouvre ses portes le 15 septembre à Brétigny-sur-Orge (Essonne) dans un contexte de fragilisation de l’union de la gauche. Les universités d’été du Parti communiste français (PCF), de La France insoumise (LFI), du Parti socialiste (PS) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), qu’ils ont tenues séparément, ont témoigné d’un refroidissement des relations sur fond de dissensions sur les élections sénatoriales et européennes.

La situation globale n’a, elle, pas changé : droitisation du macronisme, exclusion de la gauche d’un « arc républicain » imaginaire et banalisation de l’extrême droite à l’échelle française et européenne. Face à ces vents contraires, l’historien du communisme Roger Martelli, qui vient de publier Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner (Arcane 17), juge que « tout retour en arrière [de l’union de la gauche] serait calamiteux »

Il s’inquiète pourtant de voir se rejouer le bras de fer entre le PCF et le PS qui avait conduit à la rupture du programme commun en 1978, et appelle à la construction d’une « culture de l’union ». La signature du programme de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), en mai 2022, est loin de suffire à installer celle-ci, et à constituer un projet majoritaire. Il explique pourquoi, et propose un chemin alternatif nourri des expériences victorieuses du passé.

Mediapart : La rentrée politique à gauche est marquée par un moment de stagnation, d’indécision sur la question de l’union. Jean-Luc Mélenchon insiste sur la nécessité de « reconstruire une culture du programme ». Mais est-ce suffisant pour relancer la gauche et la rendre majoritaire ?

Roger Martelli : Pour ma part, j’essaie de réfléchir à partir d’un état des lieux. Entre 2017 et 2022, la droitisation du macronisme n’a profité que marginalement à la gauche, alors que l’effondrement de la droite traditionnelle a largement profité à l’extrême droite. Ce déséquilibre est ancré dans la réalité française, et renvoie à la poussée de l’extrême droite à l’échelle européenne. Dans ce contexte difficile, l’union de la gauche autour de la Nupes a marqué le paysage politique, et tout retour en arrière serait calamiteux. Mais on ne peut pas se contenter de dire qu’il faut maintenir l’unité de la Nupes, car telle qu’elle est, telle qu’elle fonctionne et est perçue, elle ne semble pas dynamiser la totalité de l’espace de la gauche.

Comment la faire évoluer pour qu’elle redonne à la gauche la place qui a pu être la sienne et pour qu’elle regagne les catégories populaires perdues ? Bien sûr, elle a pour cela besoin d’un programme – c’est le b.a.-ba de la concurrence politique. Mais ce qui compte en politique, c’est moins le programme comme ensemble cohérent de propositions que la petite musique qui entoure le programme, et qu’on peut désigner comme le projet. Par exemple, ce n’est pas la qualité de son programme qui a fait autrefois la force et le dynamisme du vote communiste : c’est plutôt son utilité globale perçue, à la fois sociale, politique, symbolique, idéologique.

Il faut éviter de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas.

Jusqu’à ce jour, le Rassemblement national (RN) et le macronisme ont proposé l’un et l’autre une cohérence de projets avec des récits simples : d’un côté un projet libéral, autoritaire, ouvert sur l’Europe et sur le monde, et de l’autre un projet « illibéral », protectionniste et excluant. Faute d’une cohérence analogue perçue par l’opinion, le rassemblement de la gauche risque d’apparaître comme une simple construction partisane, où seule compte la voix du plus fort.

LFI pourrait vous répondre que, au-delà de son programme, elle a une vision du monde « écosocialiste », qui actualise l’héritage de la gauche à la lumière des enjeux écologiques…

« Écosocialisme » est un mot qui a sa force, mais parmi d’autres possibles, car il y a d’autres terrains pour l’émancipation humaine que ceux qui renvoient à l’histoire ancienne du « socialisme » et aux développements plus récents de l’écologie. Mais pour l’instant, le mot me semble parler à un espace restreint, plutôt militant. Travailler ce terme plutôt qu’un autre ? pourquoi pas. Mais si l’enjeu est la mobilisation populaire, l’essentiel est le récit qui donne aux mots leur légitimité, c’est l’image de la société qu’il propose, les valeurs qui sont les siennes, le cheminement démocratique qui peut permettre sa réalisation. Ce qui compte, c’est qu’on voie l’ampleur des ambitions proposées, l’ouverture grand-angle des rassemblements recherchés, le souci d’occuper tous les terrains sur lesquels les dominés peuvent converger contre le désordre social existant.

Les composantes de la Nupes doivent travailler, à la fois séparément et ensemble, sur leurs pratiques et le message qui leur permettra d’être clairement identifiées, attractives et de rendre leur projet désirable. C’est ce qu’il faut apprendre à faire. Inutile donc de mettre la charrue avant les bœufs.

La plupart des controverses au sein de la Nupes portent sur la forme de l’union, ses rapports de force internes, ses divisions aux élections européennes… Cela vous semble-t-il primordial ?

Les débats sur les formes sont bien sûr importants. L’image de la Nupes est pour l’instant celle d’une formation dominée par LFI, et surdéterminée par la personnalité de Jean-Luc Mélenchon, qui attire et repousse dans un même mouvement. Il est donc important de trouver la formule qui permet à chacun de se retrouver dans une dynamique, sans que cela ne s’apparente à la seule juxtaposition de particularités. Ce qu’il faut éviter, en tout cas, c’est de reproduire à l’infini la vieille logique du bras de fer où il s’agit de décider de qui est unitaire et qui ne l’est pas. J’ai vécu la période où, en 1978, il y avait un bras de fer de ce type entre le PCF et le PS. À l’arrivée, le PS a gagné son duel, mais aux législatives du printemps 1978, la gauche a perdu alors qu’elle avait toutes ses chances de gagner.

L’union est un horizon nécessaire, car sans elle il n’y a pas de majorité, et sans majorité il n’y a pas de changement. Mais l’union suppose des constructions projectives fortes et sincèrement partagées, pour en faire autre chose qu’un choix électoral tactique. Pour que l’union fonctionne, il ne suffit pas de signer une déclaration ou de rédiger un programme commun. Il faut que s’installe durablement une culture de l’union. Et une vraie culture de l’union suppose que l’on apprenne à être soi-même et à se développer sans prendre de l’air à ses partenaires, actuels ou à venir. On peut partir bien sûr de l’idée que la gauche est plurielle et que les différences en son sein ne sont pas nécessairement de détail. Et on peut parfaitement considérer qu’il n’est pas secondaire de savoir qui donne le ton, par exemple la logique d’un certain accommodement avec le système ou une logique de rupture avec lui. Mais cela ne doit jamais conduire à oublier que, si la gauche n’est pas rassemblée dans toutes ses sensibilités, elle ne peut pas espérer conquérir la majorité de second tour.

Plusieurs stratégies s’affrontent à ce sujet. Pour franchir la barre du second tour de la présidentielle, les partisans de Jean-Luc Mélenchon se donnent comme priorité de convaincre des abstentionnistes et les « fâchés pas fachos ». Est-ce une bonne piste ?

Il y a un risque à se polariser sur la question du premier tour. L’enjeu pour la gauche, c’est la construction de majorités politiques rendant possibles le changement de société et le dépassement progressif de toutes les logiques de dépossession. L’esprit des institutions actuelles oblige certes à parvenir pour cela à ce qu’on appelle le tour décisif. Il faut alors reconnaître que, dans le cadre de la tripartition actuelle, ce n’est pas un objectif insurmontable pour la gauche, même si elle n’est pas dans sa plus grande forme. Mais encore faut-il, au second tour, aller bien au-delà des forces d’ores et déjà rassemblées. Il ne suffit pas d’être assez attractif au premier tour : il faut être le moins répulsif possible au second. Or, pour l’instant, même si elle est en progrès, la gauche est largement minoritaire. Et pour l’instant, l’extrême droite a plutôt montré qu’elle profitait davantage de l’effondrement de la droite que la gauche ne profite du discrédit du macronisme.

Il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen.

Quant à la question des abstentionnistes, je suis dubitatif sur cette insistance. Depuis les années 1980, chez les communistes puis dans le reste de la gauche, j’entends dire qu’il faut reconquérir les abstentionnistes perdus. Or cela n’a jamais réussi et l’abstention a suivi son petit bonhomme de chemin. En fait, les abstentionnistes ne sont pas une population à part et plusieurs enquêtes suggèrent que, s’ils votaient, ils ne voteraient pas différemment des autres.

De façon plus générale, je doute des vertus des politiques de ciblage, surtout à gauche. Il n’y a pas à faire des choix savants à l’intérieur du champ large des catégories populaires. Il est dangereux de privilégier le « rural » ou « l’urbain », le « social » ou le « sociétal », le stable ou le précaire, les inégalités ou les discriminations. On s’adresse à l’immense palette des dominés, pour les rassembler autour de tout ce qui peut produire de l’émancipation, sans préjuger de ce qui compte ou ne compte pas.

Julia Cagé et Thomas Piketty expliquent dans leur livre qu’en 2017 et 2022, « les écarts de vote entre mondes rural et urbain » ont atteint « des niveaux inédits » depuis la fin du XIXe siècle, et que « la gauche n’a pas de proposition très construite pour attirer ces classes populaires rurales ». Leur analyse va donc sûrement être utilisée à gauche par ceux qui pensent qu’il suffit de combler ce « trou dans la raquette » pour gagner…

Julia Cagé et Thomas Piketty ont mille fois raison de souligner cette dichotomie qui sépare les catégories populaires de l’urbain (les métropoles et leurs banlieues) et du rural (les bourgs et les villages). Et ils ont raison de rappeler que la source de ce clivage est dans le détachement des catégories populaires à l’égard de la gauche politique. Le PCF en a été la première victime, puis le PS au pouvoir. Du coup, si les banlieues populaires s’ancrent ou se réancrent à gauche, le peuple des bourgs et des villages est largement tenté par un vote d’extrême droite.

Il faut poursuivre la réflexion sur ce phénomène, sans préjuger des réponses. Cagé et Piketty insistent par exemple à juste titre sur le fait que le « rural » est un territoire si marqué par la montée des inégalités territoriales qu’il se sent délaissé. Mais pourquoi le sentiment de l’abandon pousse-t-il vers l’extrême droite plutôt que vers la gauche ? La banlieue de l’entre-deux-guerres était aussi un territoire délaissé. Or il a choisi la gauche, et en premier lieu le PCF, et pas le fascisme. Il l’a fait parce que le peuple avait en son centre un groupe ouvrier en expansion, que ces ouvriers se sont constitués en « mouvement ouvrier » doté d’une conscience et qu’ils pouvaient s’appuyer sur une espérance, dans le prolongement de la « République démocratique et sociale ».

Aujourd’hui, après la désindustrialisation et la crise de l’urbain, ce qui caractérise le salariat c’est l’éclatement, et il n’y a plus d’éléments d’identification ni d’espérance sociale pour les espaces délaissés. Or, quand il n’y a plus d’espérance sociale, le ressentiment, la recherche du bouc émissaire et le fantasme de la clôture l’emportent. Il n’y a pas de voie courte pour remonter la pente. Il faut bien sûr s’appuyer sur le socle de la demande sociale. Mais pour contrer le discours « social » du RN, il faut être capable d’insérer la revendication sociale dans une vision globale de la société alternative à celle qui est en filigrane dans les discours de Le Pen. Si on ne fait pas ce raccord de la proposition sociale et d’un authentique projet de société, c’est le RN qui pourrait bien gagner la bataille du « social ».

Le PCF de Fabien Roussel veut s’engager dans une reconquête de ces territoires, mais le fait-il avec une vision juste des classes populaires ?

Incontestablement, Roussel a réintroduit le PC dans les représentations politiques courantes. En termes d’image, il a marqué des points. Pour comprendre le positionnement du PC actuel, il ne faut pas oublier le fond : l’actif communiste s’est persuadé que les déboires électoraux du parti tenaient à son absence des consultations nationales structurantes et à des alliances où il était en position dominée. La direction communiste pense donc que, pour exister, il faut « faire la différence » et se démarquer des autres forces de gauche.

Roussel a joué de cette différence, non sans une certaine efficacité. Il est vrai que, pour y parvenir, il n’hésite pas à flirter avec les limites, par exemple sur les questions de sécurité et d’immigration. Ce n’est pas la première fois qu’il a cette tentation. Les fois précédentes, par exemple à la charnière des années 1970-1980, cela ne lui a pas réussi et a même terni son image. La méthode actuelle remettra-t-elle le Parti communiste dans le jeu électoral ou crée-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Qui vivra verra…

 

   publié le 18 juillet 2023

Le grand retour de
« classe contre classe » ?

Roger Martelli sur www.regards.fr

Jean-Luc Mélenchon ne serait plus admis en République tandis que Marine Le Pen y serait intronisée en grande pompe ? Inacceptable et incroyablement dangereux, dénonce Roger Martelli. Mais l’absurdité du concert qui écarte La France insoumise du prétendu « arc républicain » ne peut pas être la justification du repli sur soi, fût-ce au nom de l’unité populaire.

Jean-Luc Mélenchon vient de publier un billet de blog cinglant, dans lequel il dénonce les manœuvres autour de « l’arc républicain ». Il a mille fois raison de critiquer l’usage de cette notion, qui légitime la banalisation du Rassemblement national, efface la droitisation accélérée des Républicains et fait de l’ordre autoritaire choisi par le pouvoir une base d’unité nationale possible. On peut et on doit s’élever avec lui contre l’amalgame inacceptable qui est fait entre les « extrêmes », ce qui permet de porter les coups contre La France insoumise et de rester discret sur le Rassemblement national, que l’on range de moins en moins du côté de l’extrême droite !

Mais Jean-Luc Mélenchon a tort, au nom de cette exclusion intolérable, de retourner l’opprobre pour englober, dans la dénonciation de l’arc républicain, tout ce qui n’est pas La France insoumise, gauche et droite rassemblées. En fait, il saisit l’occasion pour reprendre la théorie, qualifiée par Chantal Mouffe de « populisme de gauche », qui explique que la scène politique ne relève plus du conflit de la droite et de la gauche, qu’elle se réduit au face-à-face du « eux » et du « nous », du « peuple » et de la « caste ». La France, nous dit-il, est d’ores et déjà du côté des pays qui ont fait le choix de l’extrême droite : la Hongrie, la Pologne, l’Italie. La caste, « gôche » incluse, est rassemblée dans la détestation de LFI ? Le peuple n’a donc plus d’autre pôle de rassemblement que La France insoumise…

Dans les années 1930, le mouvement communiste a été tenté par ce repli qui, au nom de la « fascisation » de la démocratie, en déduisait que la vie politique se réduisait au dilemme « communisme ou fascisme » et que tout ce qui n’était pas le communisme, à droite comme à gauche, n’était que l’expression d’un bloc bourgeois aux abois (les socialistes eux-mêmes étaient alors traités de « social-fascistes »). Heureusement, cette phase d’isolement a été abandonnée en 1934 et le PCF a eu l’intelligence de passer de la ligne désastreuse du « classe contre classe » à celle du « front populaire ».

Rassembler le peuple, rassembler la gauche, promouvoir une gauche bien à gauche ; opposer aux projets de la droite et de l’extrême droite un projet de gauche (pas seulement un programme) et rassembler autour de lui, sans esprit d’exclusion : telles sont les seules manières d’éviter le pire. Toute autre voie peut donner l’impression de la clarté et d’une radicalité salutaire : elle risque de n’être en fait que la légitimation d’un isolement politique redoutable. C’est un trop beau cadeau à Marine Le Pen et à celles et ceux qui ont l’oeil fixé sur elle.

Le texte qui suit est extrait d’un livre à paraître à la fin de l’été. Il évoque les années de la désastreuse stratégie communiste de « classe contre classe », qui faillit coûter cher au communisme et à la démocratie. L’Histoire ne repasse jamais les plats. Mais, si elle ne donne pas de leçons, elle oblige à réfléchir. Peut-être à éviter de refaire inlassablement les mêmes erreurs…

Au temps de « classe contre classe » (début des années 1930)

Au début des années 1930, le jeune PCF est dans une situation à double face. Il s’est installé dans le paysage politique, a un réel dynamisme militant, agit sur le plan syndical avec la CGT dite « unitaire », installe les bases d’un communisme municipal et s’engage avec courage dans le combat pacifiste et anticolonialiste, au moment de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises ou lors de la guerre du Rif, qui voit le chef rebelle marocain Abd el-Krim se dresser contre les occupants français et espagnols.

Toutefois, alors qu’une majorité des socialistes français s’est prononcée pour une adhésion à l’Internationale communiste, créée en 1919 à Moscou, les électeurs ont par la suite donné largement l’avantage aux socialistes maintenus, qui recueillent deux fois plus de suffrages que les frères ennemis communistes. Le PCF est un parti de militants ouvriers combatifs et enracinés dans les périphéries banlieusardes, mais c’est un parti isolé, bientôt soumis à une violente répression policière. « Le communisme, voilà l’ennemi », déclare en avril 1927 le ministre de l’Intérieur radical-socialiste Albert Sarraut.

Il faut convenir que les communistes lui rendent volontiers la politesse. Ils le font d’autant plus que l’Internationale communiste, désormais dominée par Staline, les pousse dans cette direction. Voilà quelques années que l’on ne rêve plus à Moscou de la révolution mondiale attendue après 1917. La Russie soviétique ne croit plus à la grande marée révolutionnaire planétaire et se replie sur elle-même, en attendant des jours meilleurs. Faute de « révolution permanente », on se contentera provisoirement du « socialisme dans un seul pays ».

Autour de 1927-1928, une nouvelle ligne politique s’esquisse à l’intérieur de l’Internationale communiste, qui s’est créée à Moscou en 1919 et qui est désormais entièrement contrôlée par Staline. Le monde capitaliste, expliquent les dirigeants russes, est entré dans une « troisième période » : après la vague révolutionnaire qui suit 1917 et la stabilisation de 1924-1927, est venu le temps des crises, de la « fascisation » du régime et des nouvelles perspectives révolutionnaires. Mais cela implique que les communistes renoncent aux compromis, au légalisme et au parlementarisme : l’heure est aux affrontements directs et décisifs, « classe contre classe ».

Dans ce contexte tendu, où la peur de la guerre prend un tour paroxystique, la question des alliances n’est plus d’actualité. Désormais, ce sont des blocs qui sont face à face : d’un côté la bourgeoisie et son impérialisme, de l’autre le prolétariat adossé à sa « patrie soviétique ». Il n’y a plus de demi-mesure face à un bloc bourgeois où l’on ne distingue plus d’aile droite et d’aile gauche, où le fascisme et le socialisme sont à ce point rapprochés que l’on vilipendera désormais les « social-fascistes » de l’Internationale socialiste. À la limite, ce sont les socialistes qui sont tenus alors pour les plus dangereux, car ils empêchent les ouvriers radicalisés de rejoindre les rangs communistes…

Bon gré mal gré, le PC français s’engage à fond dans cette ligne, qui débouche sur une répression étatique sans précédent. Sous l’impulsion erratique de Moscou, la direction communiste française est resserrée et épurée. Sur le terrain, la grève politique de masse et l’occupation violente de la rue (« pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ») sont les formes préconisées de la mobilisation militante. « Dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, du développement fasciste du gouvernement et des organisations réformistes, du passage à la dictature fasciste ouverte, nous devons poser les solutions prolétariennes, donner au mouvement de masse antifasciste un caractère de classe, et la seule façon de le faire, c’est de propager déjà dans la masse les idées essentielles de la démocratie prolétarienne » (Raymond Barbé, devant le Bureau politique, 13 février 1930).

La nouvelle ligne s’avère décevante. À l’échelle européenne, la réaction prend un peu partout de l’ampleur, des régimes autoritaires s’installent à l’Est, le nazisme l’emporte en Allemagne, le mouvement ouvrier est écrasé en Autriche. En France, la gauche remporte certes largement les élections législatives de 1932. Mais elle est divisée, les radicaux hésitent entre la fidélité au Cartel des gauches et les alliances avec la droite, tandis que les socialistes sont désarçonnés par l’ampleur de la crise économique et politique. Quant au PCF, qui avait bien passé le cap du premier tour des législatives de 1928 (11,3 % des suffrages exprimés), il est à peine au-dessus des 8 % en 1932 (10 députés contre 26 en 1924). Ses tentatives de mobilisations échouent toutes, les unes après les autres, et les échecs accentuent son isolement. Cerise sur le gâteau, le 6 février 1934, la république est à nouveau directement menacée par la pression d’une extrême droite qui puise ses ressources dans la tradition des « ligues » du XIXème siècle, mais qui évoque furieusement les exemples inquiétants et voisins de l’Italie et de l’Allemagne.

Officiellement, l’Internationale communiste ne démord pas de sa ligne « classe contre classe ». Mais Moscou s’inquiète des évolutions européennes. À la tête de l’Internationale, sous l’impulsion du Bulgare Georges Dimitrov, une partie de la direction émet des doutes sur la viabilité de la stratégie en place. À Paris, mal à l’aise avec une ligne de fermeture qu’il accepte, mais qui ne correspond pas à la culture un peu plus ouverte du « front unique », Maurice Thorez suit avec attention ce qui est en train de frémir à Moscou. Au printemps, il se saisit des premiers signaux venus du centre international. En juin, le PC signe un Pacte d’unité d’action avec les « sociaux-fascistes » d’hier. À l’automne, un pas supplémentaire est fait en direction des radicaux. Le « Front populaire » est désormais en marche et devient une ligne officielle en 1935, pour tout le mouvement communiste. Au début des années 1930, le modèle de référence de l’Internationale était le Parti communiste allemand, dont la rudesse toute prolétarienne était volontiers opposée à l’opportunisme latent des Français ; en 1935, c’est le PCF qui fait figure de modèle de substitution.

On sait les effets de ce tournant imprévu. Au début de 1936, le programme du Rassemblement populaire est signé par une centaine d’organisations politiques, sociales ou culturelles. En 1936, l’alliance de gauche remporte les élections législatives. Le PCF, qui a consolidé spectaculairement son communisme municipal en 1935, dépasse les 15 % et multiplie par sept son nombre de députés aux législatives de 1936. La gauche a retrouvé ses couleurs, le rouge a rejoint le tricolore, le Front populaire l’emporte, le socialiste Léon Blum devient chef du gouvernement, les urnes et la grève imposent les grandes mesures sociales, la figure ouvrière est alors au centre du paysage social français. Entre 1934 et 1936, la division des gauches laisse la place à leur rassemblement, sous les auspices de l’antifascisme, mais autour d’un mot d’ordre qui suggère une ambition bien plus large : « Le pain, la paix, la liberté ».

  publié le 14 juillet 2023

Nahel : après les révoltes
quelles réponses politiques ?

Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr/

Quelles réponses politiques apporter aux révoltes qui ont fait suite à la mort de Nahel ? Gouvernement, droite, gauche, tout le monde a son avis. Du côté du mouvement social, on tente aussi d’apporter un soutien et des réponses aux quartiers populaires. Mais les points de rencontre et les surfaces de contact font encore défaut.

 La séquence peut-elle se clore ainsi ? Après la mort du jeune Nahel, 17 ans, tué le 27 juin par un policier à Nanterre. Après 7 nuits de révoltes* consécutives dans plus de 553 communes françaises, les réponses politiques à apporter divergent.

Côté pouvoir, on plaque rapidement sur le réel les solutions qui arrangent. « D’évidence, nous avons un problème d’autorité qui commence par la famille » a déclaré Emmanuel Macron lors d’un déplacement le 6 juillet à Pau. Le président ne devrait toutefois pas annoncer de nouvelles mesures avant la rentrée de septembre. Contrairement à ce qui était attendu, il ne s’exprimera pas ce 14 juillet, journée de fête nationale connue pour être propice aux affrontements urbains. Alors que 130 000 policiers et gendarmes seront mobilisés ce jour-là et que les bus et les tramways s’arrêteront à 22h dans plusieurs grandes agglomérations, l’heure de se fendre d’un discours rassurant n’est pas venue.

La droite, extrême ou même pas, n’a quant à elle pas attendu longtemps pour cibler l’immigration comme la première cause des révoltes. Les pires sorties racistes ont été de mise dont celle, particulièrement outrancière, du patron des Républicains au Sénat, Bruno Retailleau. Des tentatives de constitution de milice ont également eu lieu dans plusieurs villes. À Gauche, La France Insoumise propose une réforme de la police et un plan d’investissement dans les banlieues.

 Racisme systémique dans la police

Côté mouvement social, on a aussi des idées. Lors d’une réunion réunissant le patronat, les syndicats et le gouvernement ce mercredi 12 juillet, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a demandé l’organisation d’un « grand débat citoyen sur le lien police/population », ainsi qu’« une vraie politique en direction de la jeunesse et des quartiers populaires, le renforcement des services publics, la lutte contre les inégalités sociales et la revalorisation du travail ».

Cette volonté dépasse la seule CGT. Dès la mort de Nahel, des organisations syndicales, politiques ou associatives classées à gauche ont souhaité souligner leur compréhension des problématiques qui ont donné lieu à ces révoltes. Sophie Binet a même pointé sur France 2 « un racisme systémique qu’il y a dans la société française et notamment dans la police », s’appuyant sur les propos du défenseur des droits. Une déclaration loin de faire l’unanimité au sein de l’intersyndicale qui s’est battue contre la réforme des retraites, Frédéric Souillot, secrétaire général de Force Ouvrière s’en est d’ailleurs dissocié rapidement.

Le point d’orgue de cette solidarité entre mouvement social et quartiers populaires demeure sans doute l’appel « Notre pays est en deuil et en colère », signée par 122 organisations dont les principaux partis politiques de gauche (PCF et PS exclus), la CGT, Solidaires, la FSU, Attac ainsi que de nombreuses associations et collectifs qui militent dans les quartiers populaires. Il a donné lieu à 42 manifestations (selon notre recensement) le 8 juillet partout en France et appelle à une nouvelle manifestation contre les violences policières ce samedi 15 juillet à 14h place de la République. Depuis, cette manifestation a elle aussi été interdite par Gérald Darmanin.

Un tournant

« C’est un tournant de voir des syndicats comme la CGT et Solidaires, ATTAC et des organisations politiques comme la France Insoumise ou même EELV participer à cette marche du 8 juillet. On peut se féliciter nous les militants de quartiers populaires et antiracistes qui ont fait un travail acharné pour que les forces de gauche prennent en considération la question du racisme systémique et des violences policières dans les quartiers », soutient Youcef Brakni, membre historique du collectif Justice et Vérité pour Adama, dans une interview donnée à Révolution Permanente.

Julien Talpin, sociologue spécialiste des quartiers populaires précise : « C’est vrai que depuis 2005, il y a eu un aggiornamento (ndlr : un mise à jour) de certains partis de gauche sur la question des quartiers populaires. Pour La France Insoumise, ce virage s’est opéré en 2019, avec la participation à la marche contre l’islamophobie. Mais aussi en 2020, lors des manifestations qui ont eu lieu à la mort de Georges Floyd ».

Interrogé dans un précédent article, Théo Roumier, enseignant et auteur de réflexions sur la question de l’antiracisme et du syndicalisme pour les cahiers de Solidaires, estime que le tournant date de 2015 pour ce qui est de son syndicat. « [C’était] l’époque de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité.(…). A ce moment-là, les mouvements contre les violences policières, contre l’islamophobie, ou ceux dits de “l’antiracisme politique“, ont poussé le syndicalisme à se poser des questions », racontait le syndicaliste.

 A la différence des partis politiques de gauche qui disposent d’élus, le mouvement social doit mobiliser massivement pour que ses propositions puissent être portées. Surtout, il ne peut pas se passer de la présence des premières et premiers concerné·es. Or le faible taux de participation des habitants des quartiers populaires aux manifestations du 8 juillet rappelle que ces derniers sont encore loin de se reconnaître dans les organisations signataires de l’appel « Notre pays est en deuil et en colère ».

Des manifs peu fournies

En effet, les manifestations du 8 juillet ont été relativement peu fournies. Quelques milliers de personnes place de la République à Paris, où la manifestation qui remplaçait celle interdite à Beaumont-sur-Oise a également été interdite, puis fortement réprimée. Entre 450 personnes et 1200 à Lyon, alors que la manifestation prenait sa source à Vénissieux, ville de banlieue qui compte de gros quartiers populaires. Quelques centaines, voire dizaines, dans des villes plus petites. Bien souvent la présence d’habitants des quartiers populaires était marginale. « C’est difficile d’expliquer pourquoi il y a eu peu de monde dans les manifestations du 8 juillet. Il y en a eu moins qu’en 2020 lors des manifs George Floyd. Ce qui est sûr c’est que la gauche est dans une incapacité de structurer la colère des quartiers populaires », explique Julien Talpin.

 Mais les manifestations du 8 juillet ne sont pas les seules à avoir eu lieue depuis la mort. D’autres se sont tenues, dont la plus massive : la marche blanche organisée à Nanterre en mémoire du jeune homme le 29 juillet (6200 personnes selon la préfecture). Parfois, elles ont eu lieu directement dans les quartiers populaires, comme au Mirail à Toulouse, mais aussi en centre-ville comme à Lyon, sur la place de l’Hôtel de ville, où à Marseille devant la préfecture. Souvent, elles ont abouti à des confrontations avec la police. De plus, il est probable que certaines de ces manifestations soient passées sous les radars de la presse (Rapports de force compris) faute de relais organisationnels et faute d’une assez bonne connaissance de ces quartiers par les journalistes. « Surtout il ne faut pas oublier que les réactions émeutières sont aussi des modes d’action », souligne Julien Talpin.

Autonomie des quartiers populaires ?

La difficile jonction entre le mouvement social et les quartiers populaires s’explique aussi par la faiblesse des organisations de ces quartiers. Cette dernière est étudiée de longue date par Julien Talpin :

« Les adolescents des quartiers populaires sont très éloignés des organisations qui militent pour eux. D’ailleurs, leurs militants reconnaissent eux-mêmes qu’ils ont été dépassés par les conséquences de la mort de Nahel. Certaines associations, lorsqu’elles ont un caractère hybride, à mi-chemin entre le politique et l’associatif, peuvent avoir une base sociale auprès de la jeunesse, en développant de l’aide aux devoirs ou d’autres activités, par exemple. Mais pour ce qui est des organisations plus strictement militantes, elles ont un ancrage plus limité.

Il y a des facteurs externes qui expliquent cela. En premier lieu : la répression. Le comité Adama en a encore donné un exemple ce 8 juillet avec la mise en garde à vue de Youssouf Traoré et les deux interdictions qui ont visé sa manifestation. Il y a aussi les logiques clientélistes mises en place par les pouvoirs locaux, le manque de locaux et de financements pour s’organiser ou encore la disqualification des militants, notamment en les assimilant tout de suite à des islamistes…tout autant de facteur qui démobilise les quartiers populaires.

Ensuite il y a aussi des facteurs internes. Les modes d’action que proposent ces associations ne collent pas forcément aux attentes des jeunes. Elles pensent que lutter contre le racisme c’est d’abord mener une bataille culturelle et cela passe souvent par des modes d’action intellectualisants : conférences, expositions, débats qui correspondent pas aux formes d’activismes souhaité par ces jeunes. Il y a aussi de la division. Des désaccords stratégiques sur la question du rapport à la gauche, au rapport à l’Etat et à ses financements… Enfin, les guerres d’égo sont souvent mises en avant par les militants que j’interroge. Comme dans toutes les organisations politiques, sans doute, mais dans les quartiers populaires c’est amplifié parce que les ressources disponibles sont maigres et que la précarité peu pousser à des conflits pour s’accaparer certaines d’entre elles. »

voie électorale a aussi été envisagée. Sans grand résultat pour l’heure. Le collectif On s’en mêle, constitué de militants des quartiers populaires, a appelé à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022. Mais il s’est finalement avoué déçu de s’être retrouvé insuffisamment représenté lors des candidatures aux législatives, au profit d’autres candidats de la NUPES. « Après les accords nationaux de la NUPES, on sent bien que la représentativité n’y est pas », estime Abdelkader Lahmar, candidat NUPES dans la 7e circonscription du Rhône.

La lutte contre la répression

Quel sera l’avenir du cadre unitaire liant la gauche sociale et politique aux associations de militants des quartiers populaires ? « Il est probable que l’aggiornamento de la gauche sur la question des quartiers populaires rende plus facile la construction de leur autonomie politique », suggère Julien Talpin. Si personne n’a de boule de cristal, Youcef Brakni, lui, a une boussole.

« Je crois que ce qui se joue pour nous maintenant c’est la question de la répression, car l’État va mettre en place une répression inouïe, ils vont aller chercher des jeunes chez eux, faire des perquisitions… L’État va mettre des moyens considérables pour continuer la répression. Il faut donc que ces forces de gauche se mobilisent contre toutes les lois liberticides qui vont arriver. Car avec ces révoltes ces lois vont passer un cap, on parle déjà d’une attaque répressive sur les réseaux sociaux. L’enjeu aujourd’hui, c’est donc la constitution d’un front large contre la répression en cours et contre celle qui va se poursuivre, contre les militants antiracistes notamment. »

De fait, depuis le 27 juillet, 3915 arrestations (dont 1244 mineurs) ont eu lieu en marge des scènes de révolte et 374 comparutions immédiates. Comme nous le rapportions lors d’un reportage au tribunal, les peines prononcées à l’égard des personnes arrêtées sont souvent lourdes. Et la répression ne s’est pas abattue qu’au tribunal mais aussi sur les corps, parfois de manière mortelle. Ainsi, Mohammed, 27 ans, livreur Uber Eats à Marseille est décédé dans la nuit du 1 au 2 juillet en marge de scènes de casse à Marseille « à la suite d’un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de “type flash-ball” », a indiqué le parquet de Marseille.

 Note : 

* La presse a pris l’habitude de qualifier « d’émeute » les situations de confrontation avec la police, ou de casse, lorsqu’elles sont menées massivement par des personnes issues des quartiers populaires. Nous lui préférons celui de « révolte » , qui n’oublie pas que ces violences ont des causes politiques.

   publié le 5 juillet 2023

Révolte des banlieues :
ceci est bien
un mouvement social

Nicolas Framont sur https://www.frustrationmagazine.fr/

« Partage du temps de travail, partage des richesses ou alors ça va péééteeer – ça va péter !! » : ce slogan de manif, un poil usant, a retenti dans toutes les villes de France durant près de 4 mois pour protester contre la réforme des retraites. Pourtant, moins d’un mois après que le mouvement social ait été défait, de façon violente et humiliante, l’explosion de colère qui a littéralement embrasé ces mêmes villes suite au meurtre d’un jeune homme durant un contrôle de police est délégitimé par les mêmes qui, il y a encore quelques semaines, chantaient ce refrain. Ce seraient seulement des émeutes violentes, aveugles et irrationnelles. La preuve : ces jeunes n’ont aucune revendication et s’en prennent à n’importe quel bâtiment, y compris des services publics qui leur seraient pourtant favorables. Cette colère de jeunes gens qui, selon nos politiques et nos préfets, mériteraient quelques claques, n’aurait pas sa place dans la lutte contre Macron et son monde, combat que la majorité des Français soutiennent ordinairement. En voyant les choses ainsi, on se condamne à la division, on marginalise ces jeunes et, surtout, on se trompe : sans romantiser la réalité crue de cette révolte, il s’agit bien là d’un mouvement social. Retour sur quelques clichés qui nous empêchent de penser et d’agir.

« Ce sont des émeutes irrationnelles, sans revendication »

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents. Et même les bonnes âmes s’en donnent à cœur joie : en 1871, pendant la Commune de Paris, tentative révolutionnaire contre une république monarchiste et bourgeoise, l’écrivain Emile Zola traitait dans ses articles les communards de « misérables fous », « têtes folles », « têtes mal construites », cerveaux « détraqués », « pauvres fous » ou « pauvres hallucinés ». Plus récemment, les gilets jaunes ont subi le même sort, sous la plume de nombre de nos éditorialistes qui les décrivaient au mieux comme des prolos un peu paumés, au pire comme des fous assoiffés de vengeance. Quand un mouvement de lycéen se produit, on entend à chaque fois le cliché selon laquelle la cause défendue serait un prétexte pour “sécher les cours”. Durant le mouvement contre la réforme des retraites, les macronistes ont estimé que les manifestants étaient « jaloux » de Macron et des riches, comme si nous ne pouvions pas nous mobiliser pour des raisons rationnelles et légitimes, autre que nos petites émotions mesquines. Ce sort que les militants connaissent régulièrement, nombreux sont ceux qui l’appliquent avec vigueur envers les jeunes mobilisés suite à la mort de Nahel.

Tous les participants à un mouvement social se voient systématiquement décrits comme irrationnels et impulsifs par les partisans de l’ordre établi. Il en va du mouvement actuel comme de tous les précédents.

Pourtant, il s’agit bien là d’une mobilisation collective visant l’instauration d’un rapport de force afin d’arriver à ses fins : un garçon a été tué durant un contrôle de police. La police a menti dans un premier temps et c’est la diffusion d’une vidéo, puis de la version des passagers, qui a permis, comme à chaque fois, de rétablir les faits. Ce drame n’est pas un fait isolé, un fait divers qui ferait péter un câble à tout le monde. Cet évènement en a rappelé d’autres qui se sont succédé ces dernières années, y compris au cours du mois de juin : à Angoulême, un jeune homme de 19 ans a aussi été tué par balle lors d’un contrôle routier alors qu’il se rendait à son travail. Le policier est mis en examen pour homicide volontaire. Ces deux drames participent d’un fait social, c’est-à-dire une réalité qui traverse l’ensemble de la société et qui s’impose aux gens, qu’ils soient gentils ou méchants : en France, la police traite très différemment la jeunesse des quartiers et elle le fait sur des critères raciaux. Selon une enquête du Défenseur des droits de 2017, les jeunes noirs ou arabes ont 20 fois plus de chances d’être contrôlés par la police que les autres. Accompagnés du tutoiement systématique, de brimades et d’humiliations, ces contrôles représentent un danger grave, voire létal, pour ces jeunes, en particulier depuis la loi votée en février 2017 par le gouvernement socialiste de Bernard Cazeneuve. Cette loi donne plus de latitude aux policiers pour ouvrir le feu sur des conducteurs de véhicules et, selon une étude publiée en 2022 dans la très respectable revue de sciences humaines Esprit, elle a multiplié par cinq les tirs mortels de policiers.

Si les jeunes qui se sont déployés dans toutes les villes de France le lendemain de la mort de Nahel ne portaient pas toujours de pancartes ni de banderoles de manif, s’ils ne marchaient pas à côté de ballon CGT et ne disposaient pas de porte-parole officiel, il est impossible de nier le lien entre les nuits de violence qui se sont succédés et le drame de la mort de Nahel qui s’inscrit lui-même dans une série de meurtres dont on peut dire facilement qu’ils sont le fait d’une institution policière de plus en plus raciste. Les manifestants contre la réforme des retraites mettaient sans cesse en avant le fait tragique suivant : en repoussant l’âge de la retraite, plus nombreux seront celles et ceux qui mourront sans en profiter, c’est une réalité mathématique qui en a décidé plus d’un à se mobiliser. Eh bien pour les jeunes noirs et arabes, l’impunité et le racisme croissant de la police augmente le risque pour eux de ne pas même profiter de leur jeunesse. C’est une réalité mathématique, un impératif vital, qui les a poussés à se mobiliser.

Il n’y a donc rien d’irrationnel dans la démarche de ces jeunes, bien au contraire. Leur revendication ? Vivre en paix et, c’est la vérité tragique, survivre.

« Oui mais la violence ne mène jamais à rien »

Nombreux sont ceux qui estiment que la violence employée par les mobilisés décrédibilise leur mouvement et lui retire tout caractère politique : c’est le cas du chef du fil du Parti Communiste Français aux élections européennes, pour qui “il n’y aucun message politique dans ce qu’ils font”. Il est vrai que ce mouvement social n’utilise pas les modes opératoires pacifistes qui sont les classiques de la mobilisation collective en France : manifestations de masse,  sit-in, signature de pétition, happenings… Au contraire, les nuits de ce mouvement social ont été rythmées par des actions violentes : incendies de poubelles, de bâtiments publics, de véhicules de toutes sortes, pillage de très nombreux magasins… Ces modalités d’actions sont-elles par essence apolitiques ?

Pas du tout. Au cours de notre histoire sociale, les émeutes, avec saccage de tout type de bien, ont été monnaie courantes. Durant la Commune de Paris, précédemment citée, les incendies ont été très nombreux. Plus tôt et plus consensuelle, la Révolution Française a connu des milliers d’actes de vandalisme et de mise à sac de maisons, de châteaux, de bâtiments publics, de prisons etc. Le mouvement des suffragettes au Royaume-Uni a obtenu des résultats significatifs en faisant du bris systématique de toutes les fenêtres et vitrines son principal mode opératoire. Bien entendu, l’histoire retient de cet épisode des beaux tableaux et des gravures d’époques, tandis que la réalité actuelle nous est montrée du point de vue des caméras de BFM TV : c’est moins glamour. Mais il est parfaitement faux de considérer que l’usage de la violence invalide le caractère politique du mouvement social de la jeunesse des banlieues.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement.

Quant à savoir si la violence est efficace ou non, le débat mérite d’être regardé avec honnêteté : notre pays a connu une suite de mobilisation collective d’importance dont la plus massive en nombre de manifestants, cette année, n’a obtenu absolument rien. Précédemment, le mouvement contre la loi travail, lui aussi centré sur la manifestation pacifiste de masse, n’avait absolument pas fait reculer le gouvernement. Seul le mouvement des gilets jaunes, qui a fait trembler la classe dominante suite à la mise à sac de préfectures, de centres-villes, de péages et de quartiers bourgeois a été partiellement victorieux : le retrait du projet de taxe carbone et l’octroi de nouvelles aides sociales, pour plus de dix milliards d’euros, ont été obtenus. C’est la seule fois que Macron et sa clique ont reculé.

En choisissant spontanément la violence, les jeunes de banlieue ont choisi, qu’on le veuille ou non, le seul mode opératoire qui a permis, ces dix dernières années, de créer un rapport de force avec le gouvernement. Face à la violence de la répression policière et judiciaire et la façon dont la quasi-totalité de la classe politique fait front commun pour cracher sur ce mouvement social, le succès n’est pas garanti. Mais dire que le choix de la violence serait complètement irrationnel relève de la mauvaise foi ou d’une bien pauvre analyse.

« Ils pillent et s’en prennent à leurs propres services publics : c’est bien la preuve qu’ils sont débiles »

Il est bien plus confortable pour les dominants de se raconter que ceux qui s’opposent à eux seraient débiles, irrationnels et fous plutôt que dotés d’une réelle envie de changer les choses. C’est aussi très confortable pour celles et ceux qui ont le monopole de l’opposition légitime : les grands syndicats, les partis politiques de gauche ont tout intérêt à considérer ce mouvement social avec dédain et mépris. Il ne faudrait pas non plus qu’une telle explosion de colère ne remette en cause leur relative inefficacité…

Ainsi, l’argument massue des pillages et de l’incendie d’écoles et de bibliothèques fera vaciller n’importe quel militant de gauche ou syndicaliste chevronné. A première vue, on comprend pourquoi : on se casse la tête à “réenchanter la politique” à chaque élection, on se bat contre les réformes destructrices de l’éducation nationale ou, quand on est enseignant, on fait le mieux possible pour les gosses de tout milieu sociaux… et c’est comme ça qu’on nous remercie ? Je comprends le dépit des gens qui travaillent dans ces établissements et qui font tout leur possible pour rendre la lecture accessible à tous, et pour qui c’est un drame de voir une bibliothèque brûler…

Mais je crois sincèrement que la seule chose qui vaut d’être sacralisée, dans notre société, c’est la vie humaine. Par conséquent, la perte d’un bien quelconque, qu’il soit public ou privé, ne doit jamais nous empêcher de déployer nos capacités d’empathie pour les humains qui l’ont engendré. « Oui mais c’est contre leurs propres intérêts qu’ils font ça ! ». En est-on si sûr ? Prenons l’exemple des mairies. Sont-elles vraiment les « maisons du peuple » que l’on se plaît à décrire quand elles prennent feu ? En France, le gouffre entre les élus et le reste de la population est immense, et cela touche même les échelons locaux. Les municipalités et communautés d’agglomération ne sont pas des instituts perçus comme positives par des gens qui dépendent d’elles pour trouver un logement, obtenir des réparations dans le leur, obtenir un service de propreté digne de ce nom… 

Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence.

Oui mais les assos, les écoles, c’est intolérable non ? Il se trouve hélas que même le monde associatif est de plus en plus élitiste et excluant. Parfois, l’aide alimentaire peut tourner au procès de bonnes mœurs, avec un net biais raciste, j’en sais quelque chose pour avoir un temps aidé à la distribution de nourriture dans un quartier difficile de ma ville… Quant à l’école, il faut toujours garder en tête qu’elle n’est pas, pour une grande partie de la population, le lieu de savoir et d’émancipation qu’elle a été pour beaucoup de bons élèves. De plus en plus, l’école est avant tout un lieu de tri social, particulièrement violent, ou le destin social des enfants des classes laborieuses est tranché dès le collège, et parfois avec violence. Aussi dérangeant que cette idée puisse paraître, on peut tout à fait penser que l’incendie de l’école de son quartier soit une forme de vengeance envers une institution maltraitante…

Bien sûr, d’autres cibles peuvent sembler plus appropriées : « pourquoi ne s’en prennent-ils pas aux riches, aux politiques ? ». Ce refrain est ressorti à chaque mouvement social, et la réponse est la même : car en France, et en particulier à Paris, les dominants protègent avec force leurs lieux de vie et ne laissent personne y pénétrer, et surtout pas des jeunes de banlieues qui sont stoppés dès le RER (les transports publics ont été d’ailleurs arrêtés dès la première nuit de mobilisation, afin de bloquer les jeunes dans leurs quartiers).

Que dire alors du pillage des magasins ? N’est-ce pas une façon de transformer une action collective en petit larcin individuel ? Eh oui, la jeunesse racisée et populaire est souvent plus pauvre que le reste de la population. Bombardée comme nous tous d’injonctions à consommer, soumise à une forte précarité financière, nombreux sont ceux qui, parmi elle, se sont jetés sur les hypermarchés pour faire des courses gratuites. Désormais, leurs patrons viennent se plaindre de cette « violence aveugle ». Aveugle, vraiment ? L’inflation que notre pays connaît depuis deux ans, et qui a touché particulièrement les produits alimentaires, a été le fait des industriels et de la grande distribution qui ont spéculé sur le contexte international. Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

« Oui mais cela me fait peur »

Rien ne permet donc de dépolitiser, comme le font notre classe politique et beaucoup de gens autour de nous, ce qui est en train de se passer. Qu’on le veuille ou non, nous assistons bel et bien à un mouvement social visant à combattre la violence raciste et policière dont la jeunesse de banlieue est la première victime et qui ne se déroule pas selon les modalités habituelles des mobilisations collectives. Ceci étant dit, il est logique que son caractère spectaculaire et les dégâts qu’il produise fasse peur à une partie de la population. Même dans les quartiers d’où partent les émeutes, les habitants ont peur : que leur voiture brûle, que leur immeuble prenne feu, qu’ils soient victimes d’une agression… Cette peur ne doit pas être méprisée ou niée. Un mouvement social, c’est moche, bruyant et, oui, dangereux. Et celui-ci l’est particulièrement en raison de son important niveau de désorganisation.

Mais cette peur ne doit pas nous aveugler : bien sûr qu’un groupe social qui se bat pour sa survie et dont l’adolescence s’est déroulée dans la violence, la précarité et le mépris des institutions ne le fait pas avec des pincettes. On peut évidemment espérer et chercher des façons d’agir qui exposent moins ces jeunes, car ils sont victimes d’une répression violente et qui font moins de mal aux habitants des banlieues qui vivent près des lieux où “ça pète”. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on en fait, nous autres qui regardons, inquiets, ce spectacle de révolte ?

Que des jeunes gens pensent à piller de la nourriture, dans la France de 2023, devrait collectivement nous foutre la honte sur la façon dont nous avons laissé la pauvreté s’installer en France, du fait de l’appétit toujours plus vorace de ceux qui en détiennent la production et la distribution.

On peut se désolidariser, comme en appellent la plupart des partis politiques. On peut aussi estimer que ce mouvement social menace nos intérêts de blancs – quand on l’est – et se rallier plutôt à celles et ceux qui prônent son écrasement dans le sang. C’est la proposition du RN et de Reconquête. Ils ne l’assument pas encore totalement mais quand on réclame le droit pour la police de tirer sans être inquiétée, comme le fait la Youtubeuse pro-RN Tatiana Ventôse, ou réclamant l’usage personnelle des armes pour défendre son domicile, comme le fait Marion Maréchal-Le Pen, on prône une extermination du groupe mobilisé. 

On peut aussi vouloir criminaliser les parents, leur retirer des prestations sociales pour les punir de n’avoir pas su tenir leurs enfants – et ainsi dénier à ces derniers tout libre-arbitre. D’un côté on aura nié la dignité d’une jeunesse toute entière et de l’autre on continuera à paupériser ses parents. Pour espérer quoi ? Que les habitants des banlieues, toujours plus pauvres, crèvent en silence ? C’est la proposition de Macron et de ses ministres. 

Ou bien on peut chipoter, dire que l’on adhérerait bien, si les médiathèques et les voitures d’habitants du coin n’étaient pas prises pour cible : qu’on soit clair, dire cela ne sert à rien, à part à soulager sa propre conscience.

Comme tout mouvement social, celui de la jeunesse des banlieues de 2023 contre le racisme policier gagnerait à recevoir de nombreux soutiens. Car c’est sa marginalisation politique qui permet au gouvernement de réprimer comme il le fait. A l’heure où j’écris ses lignes, des centaines de jeunes passent la nuit en prison pour avoir ramassé un jean ou volé un t-shirt, ou simplement parce qu’ils se trouvaient là. Un gouvernement envisage de faire payer aux parents l’engagement de leurs enfants et n’a eu pour l’instant aucun geste pour changer un tant soi peu l’attitude raciste de sa police. On peut mettre de côté ses réserves, dépasser sa peur réelle et légitime et penser stratégiquement que notre soutien collectif est nécessaire pour que le calme advienne : celui de la justice et des revendications obtenues, à commencer par la fin des contrôles policiers systématiques, la suppression de la loi de 2017 et la fin de l’utilisation des armes policières qui terrorisent jeunes de banlieues comme manifestants, et dont on apprenait hier qu’elles avaient fait un mort durant la répression à Marseille… En attendant une reprise en main totale de notre police en roue libre.

  publié le 3 juillet 2023

Après la mort de Nahel :
« La République est face à
un immense défi »

Florent LE DU sur www.humanite.fr

La fracture entre les institutions et une partie de la population est consommée, juge Gilles Leproust, qui réclame des réponses de l’État en termes de moyens et de réforme de la police. Gilles Leproust est Maire PCF d’Allonnes (Sarthe) et président de l’association Ville & Banlieue


 

En tant que maire d’Allonnes, où des violences urbaines ont éclaté depuis la mort de Nahel, le 27 juin, parvenez-vous à faire entendre votre voix pour tenter d’apaiser la situation ?

Gilles Leproust : En tant que maires, nous sommes des médiateurs. C’est dans notre fonction d’aller à la rencontre des gens, en plus de rassurer la population et, chaque matin, de remettre en état de marche nos services publics.

J’essaye donc de discuter avec les jeunes, d’entendre leur colère vis-à-vis de la mort de Nahel, un gamin de leur âge, de tenter de leur expliquer qu’elle doit s’exprimer autrement. Mais c’est dur. Cela fait des années qu’on interpelle sur le fait qu’il y a de plus en plus de gens qui se sentent abandonnés, qui ne se sentent plus appartenir à la République parce que la République ne les respecte pas.

La crise de la politique fait que certains renvoient dos à dos le gouvernement, le maire, les services publics. C’est pour cette raison que nous demandons que l’accès au droit, à l’égalité, aux services publics soit réel. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de jeunes de nos quartiers.

On est dans une crise profonde de la République, plus encore qu’en 2005 avec, en outre, une droite et une extrême droite qui attisent les tensions. Il y a un enjeu démocratique : remettre au cœur des constructions l’ensemble des populations, quelles qu’elles soient, particulièrement dans les banlieues populaires.

Président de l’association Ville & banlieue, vous avez participé, vendredi, au comité interministériel des villes, prévu de longue date. Quel discours avez-vous porté devant la première ministre Élisabeth Borne ?

Gilles Leproust :D’un commun accord, ce comité s’est transformé en un temps d’échange sur la situation et un autre sera organisé début septembre pour mettre au point des propositions concrètes.

Mais, pour sortir de la crise, nous avons fait entendre les justes demandes des habitants. Comme l’exigence de sortir de ce divorce, de plus en plus fort, entre la population des quartiers populaires et la police.

Le drame de Nanterre a malheureusement rappelé à tous que la doctrine développée au plus haut niveau de la hiérarchie sur le rapport entre la police et les jeunes n’est pas acceptable et doit changer. Cela pose la question de la formation, de l’impunité qui existe, de la justice. L’exigence aussi de remettre du lien, notamment en recréant la police de proximité. Les policiers ne doivent plus être vus comme des adversaires, mais des partenaires pour produire du vivre-ensemble sur le territoire.

Aujourd’hui, le ressenti de la population – pas seulement de la jeunesse – des quartiers populaires vis-à-vis de la police est très inquiétant. Il y a un sentiment de crainte alors que la police doit être protectrice.

Pour faire République, il faut impliquer toute la population et créer de la confiance mutuelle ; si celle-ci n’existe pas, il y a déjà un problème. Le chantier est sur la table, reste à voir si le gouvernement va y répondre dans les prochains jours.

Au-delà de la question de la police, quelles propositions mettez-vous en avant pour retisser un lien de confiance entre les populations des quartiers populaires et les institutions publiques ?

Gilles Leproust :Ce dont souffrent les quartiers, c’est de la question sociale. La fin de mois, pour beaucoup d’habitants d’Allonnes, c’est le 15.

Si on n’agit pas sur ces inégalités, on ne pourra pas sortir de cette crise profonde. Il y a par ailleurs de nombreux chantiers sur lesquels on réclame des moyens depuis des années : la rénovation urbaine, le sport, la culture, qui sont des éléments importants pour la vie des quartiers.

La question fondamentale est celle du droit commun. La politique de la ville doit être là pour faire plus que le droit commun dans des territoires où les discriminations et les inégalités sont très fortes, pour que les services de l’État soient particulièrement fléchés sur les banlieues.

On se félicite de la création, depuis 2019, des cités éducatives qui regroupent des professionnels de l’enseignement, des associations et des collectivités. D’accord, mais quels moyens sont mis dans cette belle idée ? Dans le même temps, l’éducation nationale supprime des postes d’enseignants…

C’est pareil pour la police, la justice. Les finances des collectivités s’assèchent également. Le compte n’y est pas, et on voit bien que cela conduit à des conséquences dramatiques. Il est urgent qu’une véritable politique de la ville, réfléchie collectivement, soit mise en place. Nous sommes face à un défi pour la République et cela passe y compris par des politiques de l’État qui soient au niveau.

 

  publié le 2 juillet 2023

Mort de Nahel : les propositions des syndicats pour sortir de la crise

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Les syndicats, réagissant aux évènements qui secouent le pays, proposent des pistes pour répondre à l'urgence comme aux problèmes plus structurels. La CGT appelle notamment à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale ».

En responsabilité, les syndicats jouent la carte de l’apaisement. Dans un communiqué, publié ce samedi 1 er juillet, la CGT a condamné « les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour. » Si la centrale de Montreuil assure qu’après la mort de Nahël « l’irruption la colère » était « légitime », elle dénonce la dégradation « de nombreux lieux de travail, parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. »

En outre, la confédération « appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnels exposés et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports. » Une position que partage également la CFDT, pour qui « personne ne devrait connaître la peur sur son lieu de travail et se sentir menacé. »

La veille, la CGT, la FSU et Solidaires, aux côtés d’associations comme le Mrap et Attac, ont lancé un « appel pour la jeunesse populaire. » Selon lequel, « la mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien ».

Les organisations rappellent notamment «   que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. » Et, ajoutent « que les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subventions. »

Réformer la police et renforcer les services publics

Parmi les pistes communes avancées, figure celle du remplacement de l’IGPN par un organisme indépendant ainsi que la création d’une plateforme en ligne « permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières ». Les signataires revendiquent aussi « l’embauche massive d’éducateurs de prévention diplômés et formés »

De son côté, la CGT appelle également à une refonte de la « police républicaine et son lien à la population », ainsi qu’à un « plan de renforcement des services publics dans une perspective de justice et de mixité sociale » et à une « revalorisation du travail et une lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement. »


 


 

Communiqué unitaire:
Appel pour la jeunesse populaire

CGT, FSU, Soidares, ATTAC, MRAP, Fondation Copernic sur https://solidaires.org/

La mort dramatique de Nahel à Nanterre a mis en lumière les tensions toujours très fortes dans les quartiers populaires de France qui dépassent le seul cadre des violences policières et sont liées aux injustices et discriminations subies au quotidien. Elles nécessitent une réponse politique de court et de long terme.

Nous, signataires de cette tribune, sommes convaincu-es que l’avenir de la société se joue dans la place qu’elle parvient à faire, notamment à toutes les jeunesses. Nous exigeons un plan ambitieux qui permette de sortir par le haut d’une situation que les gouvernements actuel et passés ont contribué à créer et ont laissé dégénérer.

Une grande partie de la jeunesse subit le racisme au quotidien, victime de préjugés, de discriminations, et de violences. Un climat idéologique d'ensemble stigmatise en particulier les musulman.es ou celles et ceux qui sont perçu.es comme tel.les et notamment les jeunes. C’est cette situation-là qui ne peut plus durer.

Dans les quartiers populaires notamment, les rapports entre la police et la population, particulièrement les jeunes, sont conflictuels et discriminants. Il est prouvé, par exemple, que les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs ont 20 fois plus de probabilité d’être contrôlés par la police que les autres. Nous demandons l’abrogation de la loi de 2017 sur l’assouplissement des règles en matière d’usage des armes à feu par la police. Nous demandons la fin de la seule réponse répressive par la police dans les quartiers. Nous nous prononçons également pour la création d'un service dédié aux discriminations touchant la jeunesse au sein de l'autorité administrative présidée par le Défenseur des droits. Nous revendiquons la création d’un organisme indépendant de contrôle, en remplacement de l'IGPN, et nous sommes favorables à la création et la promotion d'une plateforme en ligne permettant de déposer images et vidéos de potentielles violences policières. Nous demandons le retour des services de prévention spécialisés avec l'embauche massive d'éducateurs et d'éducatrices de prévention (dit « de rue ») diplomé-es et formé-es pour prévenir les conflits entre jeunes, entre les jeunes et le reste de la population, et faire de l’accompagnement éducatif.

La relégation sociale de la jeunesse populaire est le résultat de politiques qui ont trop souvent oublié la jeunesse et participé à sa marginalisation. Les services publics, en premier lieu, l’Ecole, ont subi des années de suppressions d’emplois qui ont aussi touché les établissements les plus défavorisés. Derrière les discours prétendument volontaristes, l’Education prioritaire a été démantelée dans les lycées. En collège, elle a été diluée dans une série de mesures dans des politiques territoriales académiques qui ont mis à mal l’ambition initiale de l’Education prioritaire. La crise économique n’a cessé de creuser les inégalités sociales dans le pays, multipliant le nombre d’établissements qui pourraient relever des critères sociaux de l’éducation prioritaire. Et pourtant, le chantier de la révision et l’élargissement de la carte de l’Education prioritaire n’a même pas été entamé ! Les autres services publics ont aussi disparu des quartiers populaires alimentant un sentiment légitime d’abandon : comment croire à l’égalité quand des quartiers se retrouvent sans services publics ? Quand les quartiers restent enclavés faute de transports accessibles, sans médecins, sans hôpital de proximité ? Quand le logement est profondément dégradé dans ces quartiers, accentuant le sentiment de relégation ? Quand l’accès à l’emploi est plus difficile pour les jeunes de ces quartiers, comme l’ont démontré de multiples études ? Cette jeunesse se retrouve assignée à résidence sociale et géographique : c’est un renoncement mortifère pour la démocratie ! Comment ne pas voir qu’en assignant des jeunes à leur origine sociale, en enfermant cette jeunesse populaire dans des destins tout tracés, s’opère alors une rupture amère et pleine de rancoeurs avec les promesses du modèle républicain ?

Les quartiers populaires ont eux aussi besoin de services publics qui permettent de créer du lien social, de la solidarité, de la proximité, de l’égalité. Ils font du commun dans une société et, plus particulièrement dans des quartiers qui n’en ont plus. L’espoir d’un avenir meilleur pour la jeunesse populaire passe par un grand plan d’investissement pour l’Ecole, les transports, le logement, l’emploi.

Les associations de proximité ont subi toutes ces dernières années les coupures de subvention, et un contrôle de plus en plus renforcé sous prétexte du respect des principes républicains.

Les moyens nécessaires doivent être attribués aux programmes de prévention et de lutte contre les discriminations dans les établissements scolaires, où des agent-es formé-es doivent servir de personnes ressources missionnées en tant que telles pour accompagner et orienter les élèves qui en sont victimes. Par ailleurs, une évaluation et une réflexion autour des programmes scolaires est nécessaire pour aboutir à une prise en compte satisfaisante de l’histoire, des études et des notions liées à l’esclavage, à la colonisation, au racisme, à l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et aux combats divers pour l’égalité qui s’y rapportent. Une école qui promeut l’égale dignité de tous et toutes les élèves, futur-es citoyen-nes, à la préoccupation constante de garantir que ses contenus d’enseignement ne comportent ni oublis ni angles morts sur ces questions et transmettent des savoirs utiles à la compréhension des origines et des mécanismes de discriminations pour contribuer efficacement à leur disparition à plus long terme.

Le 30 juin 2023


 


 

Mort de Nahel : le gouvernement doit créer les conditions de l’apaisement

Communiqué de la CGT sur www.cgt.fr

Après la mort de Nahel et l’irruption de colère légitime y faisant suite, la CGT condamne les violences, les surenchères sécuritaires et les appels factieux qui se font jour.

Des personnes sont mortes en Guyane, en Seine-Maritime, ou ont été gravement blessées. De nombreux lieux de travail ont été dégradés ou détruits et parmi eux des services publics essentiels à la vie en commun. Des salarié·es et agent·es ont été victimes de violences dans l’exercice de leurs missions.

La CGT appelle les employeurs à mettre en place les dispositions nécessaires pour protéger les personnel·les exposé·es et adapter les horaires de travail aux restrictions de circulation des transports.

Face à cette situation explosive, les orientations politiques données par les ministères de l’Intérieur et de la Justice ne concourent pas à l’apaisement et la désescalade nécessaires. Au contraire, ils font le terreau de l’extrême-droite qui instrumentalise la violence pour banaliser ses idées et menacer notre démocratie.

Pour sortir de la spirale destructrice de la violence, la CGT demande, en premier lieu – et c’est une condition incontournable – que la justice soit faite pour Nahel. Il faut abroger la loi de 2017 qui autorise la police à tirer en cas de refus d’obtempérer et créer une autorité de contrôle de la police réellement indépendante. Nous demandons, aussi, que les services de police et de gendarmerie mettent immédiatement en œuvre des actions de désescalade et que les préfectures garantissent les libertés de réunion, de manifestation et de circulation.

Au-delà, des chantiers de fond doivent être ouverts immédiatement pour :

* refonder notre police républicaine et son lien à la population, avec l’engagement d’un travail de fond en matière de formation, de management et de directive de maintien de l’ordre ;

* mener une politique active et ferme de lutte contre le racisme et contre toute forme de discrimination dans les services publics et dans la société ;

* créer d’urgence un plan de renforcement et de financement des services publics à hauteur des besoins sur tout le territoire, dans une perspective de justice et de mixité sociale ;

* donner à l’école les moyens matériels et humains de permettre à chaque enfant, où qu’il ou elle grandisse en France, de devenir un·e adulte libre et responsable pour se réaliser pleinement en tant que personne, sur son lieu de vie comme au travail ;

* résoudre la crise sociale et politique qui s’exprime en France sous diverses formes depuis plusieurs années maintenant, avec des actes de solidarité, de revalorisation du travail et de lutte contre la précarité à rebours des politiques menées par le gouvernement.

Montreuil, le 1 er juillet 2023

   publié le 1° juillet 2023

François Ruffin -
« Nahel : l'apaisement,
mais comment ? »

par Ruffin François, Député de la Somme sur www.mediapart.fr

Depuis trois jours et la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier, le pays s'est embrasé. L'apaisement attend une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes et des colères, qui n'émet pas de promesses en l'air, mais qui sait entendre et s'amender.

Mardi, le jeune Nahel, 17 ans, est mort, tué par un policier. Qui prétend à la légitime défense. Mais la scène est filmée, contredit la version de ce dernier.

Le pays est saisi d’une indignation, légitime. Comment un contrôle routier, sans mise en danger des policiers, peut-il se terminer par la mort d’un adolescent, fût-ce après un refus d’obtempérer ?

Depuis, le pays connait une situation de tension supérieure à celle de 2005. Trois nuits d’affilée, les quartiers populaires se sont révoltés, se sont embrasés. Avec, dans mon coin à Amiens, une mairie vandalisée, une médiathèque et une école brûlées, une asso de réinsertion dévastée. Ailleurs, des tirs de mortier, des commissariats attaqués, des commerces pillés. J’y reviendrai. Dans certaines villes, les transports en commun sont arrêtés en soirée et des maires décrètent des couvre-feux.

Devant cette vague, devant la vidéo qui circule sur les réseaux, le pouvoir a choisi l’apaisement plutôt que l’affrontement. Emmanuel Macron a qualifié d’« inexplicable », d’« injustifiable » le tir du policier, ajoutant « rien, rien ne justifie la mort d’un jeune ». Gérald Darmanin a parlé d’« images extrêmement choquantes, apparemment pas conformes à ce que nous souhaitons dans la police » et s’est engagé à dissoudre le syndicat, en réalité, l’association, « France Police » coupable d’avoir applaudi le meurtre. La porte-parole du ministère de l’Intérieur, Camille Chaize, a balayé les remarques sur le passé judiciaire du jeune homme : « Peu importe s’il était connu des services de police, ce n’est pas le débat ».

Hier, quelques heures avant la marche blanche, une enquête pour homicide volontaire a été ouverte, et le policier auteur du tir mortel placé en détention provisoire. « Le parquet considère que les conditions légales d’usage de l’arme ne sont pas réunies », a expliqué le procureur de Nanterre.

La violence judiciaire

Et pourtant, et pourtant, une colère a jailli et ne rentre pas. Visible par la casse, mais dans les cœurs aussi : « On a perdu notre enfant parce que ça aurait pu être l’enfant de n’importe qui », lance Najet, 49 ans, mère de quatre enfants. Et chez les jeunes, ce refrain : « Ça aurait pu être nous ». Chacun y va de son expérience, humiliante ou violente, avec des policiers. De nom propre, Nahel devient nom commun : une défiance entre police et population. D’une confiance plus que rompue, d’une hostilité réciproque, alimentant un cercle vicieux de violence dont tout le monde sort perdant. Alors, voilà, voilà pourquoi cette colère explose et ne rentre pas : elle s’inscrit dans une histoire, une longue histoire pas seulement de violences policières, mais aussi de violences judiciaires. Des dénis de justice plus que fréquents, devenus habituels.

Le média d’information en ligne indépendant – Bastamag – relève que sur 213 affaires d’interventions létales (de janvier 1977 à juin 2020), les deux-tiers n’ont eu aucun prolongement (classée sans suite ou non-lieu). Au-delà des chiffres, ces « affaires » ont des noms, qui restent dans la mémoire collective.

Zyed Benna et Bouna Traoré, morts électrocutés dans un transformateur EDF en tentant de se soustraire à un énième contrôle d’identité. Les policiers sont mis en examen pour « non-assistance à personne en danger ». Mais obtiennent une relaxe définitive après dix ans de procédures. Le juge a conclu qu’aucun deux n’avait eu « une conscience claire d’un péril grave et imminent », alors qu’ils avaient dit sur les ondes : « s’ils entrent ici, je ne donne pas cher de leur peau ».

Adama Traoré, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral. La procédure est encore en cours mais on ne compte plus les entraves policières et judiciaires, les expertises et contre-expertises médicales, les mensonges et maquillages de la première heure jusqu’à aujourd’hui. La Défenseure des droits vient de demander un renvoi en correctionnel des policiers.

Gaye Camara, tué par 8 tirs d’un policier de la BAC. Un non-lieu prononcé, avec refus répétés des demandes de reconstitution par l’avocat de la famille.

Zineb Redhouane, tuée par le tir d’un gaz lacrymogène à la fenêtre de son appartement. L’IGPN a bien identifié l’auteur du tir mais ne l’a pas sanctionné, l’enquête judiciaire est au point mort.

Cédric Chouviat, mort par asphyxie à la suite d’un plaquage ventral, après avoir répété à plusieurs reprises qu’il ne pouvait plus respirer. Une procédure est en cours mais le ministère de l’Intérieur a refusé à plusieurs reprises de suspendre les fonctionnaires de police impliqués, malgré un nouvel enregistrement vidéo et sonore accablant.

La liste serait trop longue.

Voilà les marques qui restent. Ils endeuillent des familles et la nation toute entière. Parce qu’il y a cette conscience, désormais, qu’après la mort, viennent les entraves, nombreuses, à la vérité : au sein de la police, à l’IGPN, au parquet. Que la justice n’est pas un long fleuve tranquille, mais un combat qui dure, deux, trois, quatre, cinq, dix ans.

Alors, on y est. Ça sort, ça brûle, ça pète. L’apaisement ? Bien sûr, je suis pour, tout le monde est pour. Qui peut se satisfaire de voitures brûlées, de bâtiments publics calcinés, de forces de l’ordre attaquées ? L’appel au calme ? Évidemment. Je peux l’écrire ici, le dire, sans difficulté : « j’appelle au calme ». Si c’était si simple, si ça produisait un quelconque effet. Comme pendant la crise des gilets jaunes : quand la colère, la rage, la tension s’emparent d’une partie du corps social, les appels incantatoires « d’en haut » font joli sur les plateaux, mais sont autant de coups d’épée dans l’eau. La colère prend du temps à redescendre. Le temps de l’écoute, de la reconnaissance, et de l’espoir d’une réparation effective, dont on saisit désormais qu’elle n’arrivera pas du seul fait de la mise en examen du policier.

Mais lorsque l’Etat envoie les blindés, la BRI, le GIGN, le RAID, l’armée, qu’il montre les muscles pour, au final ne pas s’en servir – car les professionnels du maintien de l’ordre le savent, ça serait pire – le Président Macron révèle qu’il n’a pas encore entendu. Et en refusant d’écouter, ce sont aussi les policiers qu’il met en danger.

Un brigadier-chef à Nanterre témoignait : « On sait qu’on va retourner se faire tirer dessus, avec des mortiers, des cocktails Molotov, des grenades… En espérant que ce soit plus calme que la veille, et que justice se fasse. » Ça vient du terrain, des agents avec de l’expérience : ils serviront de digue mais la réponse ne sera pas policière, elle doit être judiciaire – et surtout politique.

Nos propositions

L’apaisement attend donc une réponse politique, qui ne met pas la poussière sous le tapis des amertumes, qui n’émet pas des promesses en l’air, mais qui sait entendre et s’amender. Ces pistes, je les proposais déjà en 2020, dans mon rapport parlementaire « Pour une police de la confiance ».

Le dépaysement de l’enquête. Dès qu’un policier est mis en cause, ou lorsqu’il porte plainte lui-même, sortir l’affaire de sa juridiction, l’éloigner, la porter vers un lieu plus neutre. Tant c’est évident : localement, des liens, et des liens forts, existent entre le parquet et le commissariat, qui interdisent toute confiance en la justice. Et au-delà, surtout : je réclamerais une chambre spécialisée dans les relations « police – population ».

L’abrogation de la loi Cazeneuve de 2017 sur les conditions d’usage des armes par les policiers lors des refus d’obtempérer.

Un contrôle externe de la police. Comme la Belgique, comme l’Angleterre. Que la police n’auto-enquête pas sur elle-même avec l’IGPN. Mais surtout, que sur le rôle de la police, que sur son modèle d’autorité, que sur la formation des agents, la police ne s’auto-gère pas en vase clos avec le ministre de l’Intérieur. Que le Parlement, que les maires, que des associations y participent. Que soit donné au Défenseur des Droits le pouvoir d’enquêter comme de sanctionner.

L’instauration d’un récépissé pour les contrôles d’identité. Comparés aux pays voisins, la police française recourt bien plus aux contrôles d’identité, sur les minorités, sur les Noirs et les Arabes. Ces interventions, banales, sans délit préalable constaté, sont vécues comme humiliantes.

Et à plus long terme, bien sûr, une formation repensée, augmentée à deux ans (et pas seulement neuf mois) et le retour d’une police de proximité, démantelée par Nicolas Sarkozy.

Auto-sabotage

Maintenant, les violences, les dégradations.

Disons-le : s’attaquer aux services publics est illégal, condamnable. Mais surtout, c’est une catastrophe. La mairie, l’école, la médiathèque, la maison de quartier, la salle de boxe, le bus… Détruire les équipements qui mettent du commun, pour faire-ensemble. Non, ce n’est pas acceptable. Pour nos banlieues déjà souvent désertées par les services publics, c’est la double peine. Un auto-sabotage. Un gâchis. Les habitants qui font la vigie devant les bâtiments, pour empêcher la casse, le savent mieux que personne. Luc Bronner, dans Le Monde, raconte comment les parents d’élèves, les collectifs de mères, les médiateurs, les élus et les personnels municipaux s’interposent : « On espère, par notre présence, réussir à apaiser un peu les choses. Brûler les écoles, ce serait le pire », expliquait Eric Solas, 47 ans. Ils font le tour des quartiers, écoutent, dialoguent, raisonnent, prennent la température. Nous partageons le cri de désespoir, l’émotion de cette enseignante, qui court vers des jeunes dégradant une école maternelle : « Non, pas l’école, s’il vous plaît, pas l’école, ne touchez pas à l’école ! » Qui pâtira, au réveil, de l’école saccagée, du bus incendié, de la voiture brûlée : les gens du commun, les petites gens, les papas, les mamans, les habitants des mêmes quartiers, ceux qui tiennent le pays debout. Patrick Jarry, le maire de Nanterre n’a exprimé autre chose lorsqu’il pointe la « tristesse et la désolation des habitants face aux violences ».

Pour une « réconciliation nationale »

Le risque d’escalade est réel. Tous les ingrédients sont présents : des jeunes avec une volonté d’en découdre, de revanche, qui n’écoutent plus rien ni personne (ni même leur famille). Des syndicats policiers – et non des moindres – qui se disent « en guerre » contre des « hordes sauvages », en appellent à mots ouverts à la sédition, à la « résistance », et menacent le Gouvernement. Un homme tué par une « balle perdue » en Guyane. Des policiers sur le terrain, à bout physiquement et psychologiquement, après des nuits de peur. Quelle réponse ? Emmanuel Macron dit : responsabilité des parents, des réseaux sociaux, des jeux vidéos. C'est un peu court, au regard de l’urgence, quand on est le chef de l’Etat.

Et Marine Le Pen dans tout ça ? Sans parler de son nervis Eric Zemmour qui tourne en boucle en parlant d’enclaves d’étrangers ? Eux veulent cet affrontement de la France avec elle-même, que les Français se confrontent. Que la République se délite. Ils soufflent sur les braises de la sédition, et qu’advienne dans les cendres leur projet de société : un Etat policier.

Alors, dans cette période trouble, quelle est notre boussole politique ? Comme souvent, il faut écouter ceux qui ont des nerfs plantés dans le pays. Des élus locaux, des maires, en premières lignes, qui méritent tout notre soutien, toute notre attention.

Philippe Rio par exemple, maire de Grigny : « Il aurait pu y avoir du mouvement, par exemple avec le plan Borloo pour les banlieues, en 2018. On était 200 maires à avoir travaillé dessus, et Emmanuel Macron a dit « poubelle ». Je ne sais pas ce qu’il en serait aujourd’hui, si on aurait évité ce qui se passe, mais ce plan s’appelait « Pour une réconciliation nationale », et je trouve que ce mot de réconciliation résonne particulièrement aujourd’hui. »

« Une poudrière », voilà comment Philippe Rio décrit la situation en banlieue. Une poudrière sur laquelle, on a décidé de fermer les yeux plutôt que d’agir, depuis trop longtemps. Le plan Borloo, un plan réfléchi et pensé par les acteurs de terrain, à cinquante milliards, jeté à la poubelle, rayé d’un trait de plume par un homme seul, là-haut.

Ali Rabeh, maire de Trappes, dit la même chose : « Ils sont rattrapés par le réel, les naïfs, ce sont eux ». Le réel, c’est le déni de la relation, toujours plus dégradée entre police et population, c’est une République qui ne tient pas ses promesses d’égalité. Un cocktail explosif.

Au-delà, même, des banlieues : durant la crise Covid, les jeunes se sont enfermés pour protéger les plus âgés. Ce sont eux, souvent précaires, qui ont payé le prix d’une économie au ralenti, avec les queues pour des colis alimentaires. Leur taux de pauvreté est quatre fois plus élevé que chez les plus de 60 ans. Leur taux de dépression a doublé. Pour eux, ou une partie du moins, c’est la désespérance qui s’installe. Et face à cela, quels plan, quelles propositions a portées le président Macron ? Le néant.

On n’en sortira ni par le déni, ni par la violence aveugle. On s’en sortira par le haut : par la vérité, par la justice, par l’égalité. Par une réconciliation nationale qui ne sera possible que si le Président et le gouvernement remettent tout sur la table. « Sans tabou ». Reconnaissant leurs erreurs, qu’ils se replongent dans les travaux qu’ils ont fait produire aux acteurs et actrices de terrain, avant de les balayer d’un revers de la main, et s’engagent sur des solutions qui réparent les maux. Les transformations de l’institution police, on l’a dit. Mais aussi le reste : la ségrégation urbaine, les discriminations à l’embauche, le trafic de drogue et les réseaux mafieux, les moyens pour les élus locaux, les associations, la revalorisation des métiers des premiers et premières de corvée, le soutien aux mères célibataires qui tiennent tout le foyer sur leur dos, etc.

Nous, nous voulons la paix. Pas la guerre civile.

La « réconciliation nationale », il la faut.

  publié le 30 juin 2023

La gauche face aux
« émeutes de banlieue » :
histoire d’un ressaisissement

Mathieu Dejean et Christophe Gueugneau sur www.mediapart.fr

En 2005, les émeutiers s’étaient retrouvés dans une solitude politique absolue. Près de vingt ans plus tard, la gauche n’a pas hésité à se solidariser, malgré des différences d’approche de l’embrasement. Analyse d’un basculement. 

Encore essoufflé par la marche blanche en hommage à Nahel, à Nanterre (Hauts-de-Seine), le 29 juin, le député de La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Éric Coquerel est formel : « Cette marche était historique : enfin les milieux militants de gauche étaient là ! Quelque chose, progressivement, s’est passé. » Pour ce pilier historique de LFI, soutien infatigable des luttes sociales et des quartiers populaires, l’attitude de la gauche partisane à l’égard des émeutes qui ont éclaté en 2023 n’a rien à voir avec celle de 2005. 

À l’époque, l’embrasement des banlieues après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, qui fuyaient la police, avait laissé la classe politique au mieux de marbre, au pire totalement dépassée. Alors que le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, attisait la haine des jeunes en parlant de « nettoyage au Kärcher », de « racailles » ou encore de « tolérance zéro », le Parti socialiste (PS) s’alignait sur les positions du gouvernement : priorité à l’union républicaine (il s’est seulement abstenu lors du vote de l’état d’urgence).

Même l’extrême gauche s’était sentie « peu concernée par ces incendies de voiture », rapporte le sociologue Michel Kokoreff, professeur à Paris VIII et auteur de La Diagonale de la rage (2021), par ailleurs interviewé ici par Mediapart. Dans un article paru en 2007, la sociologue Véronique Le Goaziou écrivait que l’extrême gauche avait « brillé par son absence durant une bonne partie des émeutes ». Elle notait le « silence des formations d’extrême gauche » mais aussi « l’embarras, voire la cacophonie de la gauche de gouvernement (PS et PCF) », qui avaient eu « pour conséquence une profonde solitude politique des émeutiers »

En 2005, le silence assourdissant de la gauche

« En 2005, le journal télévisé de France 2 parlait d’abord du scandale des voitures brûlées, puis venait la mort des enfants, et les réactions politiques étaient toutes alignées sur cette hiérarchie de l’information. Il y a eu un consensus dans l’appel au calme, qui a laissé ces enfants absolument seuls », se souvient l’anthropologue Alain Bertho, spécialiste du phénomène émeutier. « L’idée qui dominait, c’était “classes laborieuses, classes dangereuses” : on avait un regard si extérieur qu’on ne comprenait pas », abonde Éric Coquerel. 

Près de vingt ans plus tard, quelque chose pourrait bien avoir changé. Si les partis de gauche demeurent pris de vertige face à l’expression de la colère populaire durant ces trois dernières nuits, la sidération le partage désormais avec la compréhension.

S’ils ne le disent pas de la même manière, Jean-Luc Mélenchon, Marine Tondelier (patronne d’Europe Écologie-Les Verts) et Olivier Faure (premier secrétaire du PS) appellent à entendre la colère. « Les sujets sont multiples, le lien police-population est trop dégradé, la situation économique et sociale est très particulière : tout cela est devenu explosif, et c’est ce qui s’exprime aujourd’hui. Je ne vois pas de message à envoyer qui soit de nature à calmer les choses », considère Olivier Faure. 

Malgré l’avalanche d’accusations de haine « antiflics » venues de la droite et de l’extrême droite, et les coups de menton de Gérald Darmanin appelant « les professionnels du désordre » à « rentrer chez eux », leur condamnation des violences policières est unanime, et ils mettent enfin des mots sur les causes de la colère qui s’exprime.

Quand Manuel Valls – toujours présenté comme une personnalité de gauche – reproche à LFI de « souffler sur les braises » dans un objectif de « récupération politique », le député LFI Alexis Corbière répond, interrogé par Mediapart : « Si vous pensez que les gens vont brûler un commissariat parce qu’ils ont lu un tweet, c’est une vision complotiste des choses, qui ignore les raisons sociales des conditions de vie. Des gens ont perdu la vie, la manière dont ça a été traité n’a pas permis aux familles d’avoir confiance. Il faut refonder la police, et son instance de contrôle ne peut dépendre d’elle-même. »

Au PS, qui refusait encore en 2022 « l’utilisation de la terminologie “violences policières” », les lignes bougent, et on ne cède pas un pouce à ce procès en alimenteurs de braises. Emma Rafowicz, porte-parole du parti et présidente des Jeunes Socialistes, revendique d’utiliser ces mots. « Ce sont les réactions de la droite et de l’extrême droite, qui ne font que condamner les émeutes et jugent qu’il est trop tôt pour se prononcer sur la mort de Nahel, qui alimentent une énorme vague de colère. Nous, nous comprenons cette colère, qui est politique. On est extrêmement loin de la paix et du calme. Il faut trouver les solutions de l’apaisement, mais ces réactions sont à l’opposé », déclare-t-elle à Mediapart. 

Une lente conscientisation

Même si, à gauche, des différences s’expriment sur la nécessité d’appeler au calme ou non (« Mes amis de LFI ont tort de ne pas appeler au calme, ils ont une réaction de gens qui n’habitent pas dans les quartiers populaires », estime par exemple le président socialiste de Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel), l’anthropologue Alain Bertho juge que l’attitude de ce camp politique témoigne d’un « véritable basculement » par rapport à 2005. 

Les causes de cette évolution sont multiples. Elles puisent d’abord dans l’expérience de la répression policière vécue largement par les mouvements sociaux et les militant·es politiques ces dernières années. 

« La mobilisation contre la réforme des retraites et, avant elle, les “gilets jaunes” ont fait prendre conscience à cette génération militante de la violence impunie de la police, que les quartiers subissent depuis des années. L’intensification considérable de la répression policière a démarginalisé cette jeunesse et ces quartiers, et changé le regard qu’on porte aujourd’hui sur eux », détaille Alain Bertho. Le député insoumis Éric Coquerel abonde : « Ce que subissent les quartiers populaires depuis des années, d’autres le subissent aujourd’hui, même si ce n’est pas avec la même gravité. Chacun comprend donc que c’est le même ordre social qui est en cause. » 

En outre, depuis plusieurs années, des liens sont tissés entre organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et mouvements des quartiers populaires : le Comité Adama avait ainsi pris la tête de la « marée populaire », à Paris, le 26 mai 2018. 

Pour le sociologue Michel Kokoreff, cette conscientisation de la gauche vient donc aussi du travail de politisation de collectifs d’habitant·es des quartiers populaires et de lutte contre les violences policières, qui ont sensibilisé les partis : « Il y a une prise de conscience, en vingt ans, qui est sans doute liée au développement de mouvements de pensée décoloniaux, postcoloniaux, de Black Lives Matter, dont s’est inspirée par exemple Assa Traoré, explique-t-il. Le logiciel de la gauche s’est modifié, et l’axiome de base de la sociologie américaine des émeutes, selon lequel elles ont toujours une explication politique, a été adopté. Le sous-texte aujourd’hui, c’est : qui nous protège de la police ? »

Un lien renoué

Pendant les émeutes de 2005, le dirigeant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) Alain Krivine, habitant à Saint-Denis, reconnaissait une situation insaisissable, « où le dialogue est, pour le moment, aléatoire et où nous n’avons pas les moyens de mener une autre politique ». Près de vingt ans plus tard, son héritier politique, Olivier Besancenot, porte-parole du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), revendique une proximité plus grande avec les forces vives du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et du Comité Adama : « La révolte est là. Maintenant, soit on part dans le déni, c’est-à-dire dans une réponse sécuritaire, soit on part des réponses qui viennent des mouvements présents sur place. Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques. Les partis de gauche doivent revendiquer leur solidarité, en sortant du paternalisme », affirme Olivier Besancenot. 

La récente campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a aussi témoigné, de ce point de vue, d’une évolution dans la prise en compte des habitant·es des quartiers populaires et de leur réalité vécue dans les programmes de gauche. L’ancienne porte-parole des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, a ainsi salué une « France insoumise travaillée par les luttes », attestant d’un paysage politique qui a changé depuis 2005. 

Dans l’histoire politique de l’ancien sénateur socialiste, ce tournant est intervenu en 2019, lors de sa participation à la marche contre l’islamophobie : « Il y a eu un virage chez lui sur ce sujet, il a fait un peu le ménage dans son appareil et, pendant la campagne de 2022, il a pointé du doigt la question des violences policières, de l’impunité policière et de la nécessaire indépendance de la police des polices », note Michel Kokoreff. 

« La campagne de Jean-Luc Mélenchon, sa tonalité vis-à-vis des banlieues et de l’islamophobie, qui est une dimension de ce qui est souffert par celles-ci, a jeté des ponts », confirme Alain Bertho. Jean-Luc Mélenchon avait d’ailleurs réalisé une percée spectaculaire dans les centres urbains et leur périphérie proche en 2022. 

Le gouffre qui sépare la gauche des cités est cependant toujours béant, et il ne faut pas s’illusionner sur les capacités de celle-ci d’avoir un quelconque poids sur le cours des événements. La responsabilité de l’ancien ministre de l’intérieur socialiste Bernard Cazeneuve dans la loi permettant un usage facilité des armes à feu pour les forces de l’ordre n’est pas oubliée. Pas plus que la participation encore récente du PS et d’EELV à la manifestation des syndicalistes policiers le 19 mai 2021, devant l’Assemblée nationale. À gauche, seule LFI ne s’y était pas rendue. 

Aujourd’hui, même s’il est étouffé sous l’effet du choc provoqué par la vidéo de la mort de Nahel, ce clivage demeure en arrière-plan, dans les critiques adressées aux Insoumis qui refusent d’appeler au calme. Éric Coquerel veut pourtant positiver : « Maintenant, il y a une compréhension large à gauche que, quelle que soit la forme que la colère prend, elle porte des choses légitimes, notamment l’utilisation de la police comme outil de contrôle social et discriminatoire des populations des quartiers. »

   publié le 21 juin 2023

Et maintenant,
quelle politique migratoire ?

 Latifa Madani , Pierre-Henri Lab et Pierre Chaillan sur www.humanite.fr

Le projet de loi immigration présenté par Gérald Darmanin est au centre des tractations politiciennes. Chercheurs et militants des droits humains attirent, eux, l’attention sur les véritables enjeux.

Ayons le courage de mettre en place la liberté de circulation avec un titre de séjour durable et des politiques d’accueil et de séjour inclusives.

Stéphane Maugendre - Avocat, président honoraire du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti)

Il y a comme une continuité entre gouvernements de droite et de gauche à mener une politique migratoire restrictive et plus ou moins répressive. Mais, il y a eu des mesures novatrices intéressantes comme la carte de résidence de dix ans sous François Mitterrand. Ce fut assez révolutionnaire comme outil réel d’intégration et de participation à la vie de la cité. Aujourd’hui, au lieu de rogner encore et toujours sur la carte de résident de dix ans, ayons le courage, comme le font d’autres pays (Espagne, Italie, Portugal par exemple), de mettre en place la carte de séjour illimité. Un titre de séjour durable favoriserait l’inclusion.

Au Groupe d’information et de soutien des immigrés, nous continuons à défendre la liberté de circulation. Jamais aucun gouvernement ni groupe ­politique de gauche n’a ouvert une ­réflexion sur la liberté de circulation. Rappelons que la première et grande expérience d’ouverture des frontières qui a marché et qui fonctionne, c’est l’Europe. De cinq pays, nous sommes arrivés à 27. Qui se souvient des discours tenus à l’époque à chaque fois que l’Europe s’ouvrait : « On va être envahis par les Grecs, par les Portugais », « le plombier polonais va prendre le travail des Français », etc. Cette liberté de circulation n’a pas provoqué d’invasion ou d’envahissement de la « vieille Europe » par « des hordes de Polonais ou de Grecs ».

La tendance actuelle est celle de la précarisation du statut des étrangers. On crée ainsi une masse d’individus corvéables à merci qui tombent dans la misère sociale. »

La liberté de circulation doit s’accompagner de politiques d’accueil et de séjour inclusives. Or, la tendance actuelle est celle de la précarisation du statut des étrangers. Cela veut dire retirer le droit au séjour à des personnes qui sont déjà sur le territoire dans la vie sociale. On crée ainsi ce que l’on appelle les « ni-ni » (pas éloignables et sans titres de séjour), et donc une masse d’individus corvéables à merci qui tombent dans la misère sociale.

Loin d’une vision utilitariste de la migration du travail, nous sommes pour la régularisation de tous les sans-papiers. Des pans entiers de l’économie ne vivent que grâce à une population immigrée clandestine. Le Medef se plaint d’un manque de 200 000 à 300 000 personnes dans la restauration-hôtellerie ou dans le BTP. De nombreux patrons souhaitent leur régularisation. Des régularisations ont lieu régulièrement et partout en Europe.

L’argument de « l’appel d’air » ne tient pas, comme le démontrent de nombreuses études, dont celle de 2021 de l’Institut Convergences migrations, qui constate : « Il n’existe aucune corrélation entre la qualité des politiques d’accueil et l’orientation des flux migratoires. Ce sont beaucoup moins les conditions d’arrivée qui attirent que la situation dans les pays de départ. » Au contraire. Le durcissement de la politique migratoire fixerait les exilés sur leur terre d’accueil. La multiplication des obstacles de circulation incite les migrants à renoncer à aller et venir. Utilisons donc les moyens mis pour empêcher d’accéder ou de rester sur le territoire à accueillir dignement celles et ceux qui fuient la guerre, les persécutions, la misère ou les effets du dérèglement climatique.


 

Les droits des demandeurs d’asile et des mineurs isolés sont aujourd’hui bafoués. Un accueil digne et respectueux doit être garanti.

Mireille Damiano - Avocate, membre du Syndicat des avocats de France et militante de Roya citoyenne

En 2015, au prétexte de l’organisation de la COP21, la France a réintroduit les contrôles systématiques à ses frontières, dispositif qu’elle maintient par des renouvellements successifs de six mois en raison de menaces terroristes et de la Coupe du monde de rugby – dans l’irrespect total du droit européen. C’est ce que nous vivons à la frontière franco-italienne et qui engendre des risques mortifères et une grande violence à l’égard des migrant.es. La frontière tue ! La fermeture des frontières conduit à une remise en cause du principe de libre circulation et s’accompagne d’une multiplication des contrôles à grand renfort d’effectifs supplémentaires de police et de gendarmerie et de moyens technologiques comme l’utilisation de drones pour survoler la frontière. S’agissant des migrant·es, ces contrôles débouchent sur la délivrance sans examen de leur situation individuelle de refus d’entrée sur le territoire français. Ceux qui relèvent du droit d’asile ou du statut de mineurs isolés sont ainsi victimes d’un déni de droit.

On peut démultiplier les forces de police ou de gendarmerie, s’imposera toujours le respect de notre législation nationale et de nos engagements internationaux !

Il faut une politique migratoire respectueuse des droits humains, qui met en place des structures avec des moyens économiquement suffisants pour instruire les demandes d’asile et de reconnaissance de minorité. »

La situation des migrants mineurs non accompagnés, déjà dégradée, ne cesse de s’aggraver. Entassés à plusieurs dans des préfabriqués qualifiés de « lieux de mise à l’abri », ils attendent dans des conditions indignes l’examen de leur situation. Les procédures sont souvent bâclées ou entachées de soupçons de falsification des dates de naissance pour empêcher toute ­reconnaissance de minorité, couronnées au pire d’une obligation de quitter le territoire sans recours effectif possible. Les mineurs qui échappent au refoulement sont accueillis dans des conditions tout aussi indignes, faute de moyens.

Non content de bafouer les droits de migrants, le gouvernement se livre à une surenchère avec l’extrême droite. Alimentant le fantasme d’une vague migratoire submergeante, n’hésitant pas à user de chiffres invérifiables, MM. Darmanin et Ciotti voudraient bien s’affranchir des obligations internationales de la France, remettant en cause la convention européenne des droits de l’homme comme le droit au regroupement familial.

À l’inverse de cette chasse aux migrants, il faut une politique migratoire respectueuse des droits humains. Elle doit réserver un accueil digne aux ­migrant·es, mettre en place des structures avec des moyens économiquement suffisants pour instruire les demandes d’asile et de reconnaissance de minorité. La présomption de minorité doit être reconnue, permettant la mise en œuvre immédiate de mesures de protection (santé, formation professionnelle, aide administrative). Les demandes doivent être examinées dans le respect scrupuleux des droits des requérant·es, qui doivent bénéficier d’un hébergement et d’une prise en charge éducative et sanitaire dignes de ce nom, pendant tout le temps de l’examen et des recours.


 

Dans un contexte d’extrême droitisation, le projet de loi s’inscrit dans une politique sécuritaire. A contrario, il faut favoriser la liberté de circulation et la solidarité.

Michel Agier - Anthropologue, directeur d’études à l’Ehess

En apparence, il n’y a rien de nouveau avec la loi en préparation, si ce n’est que les tractations politiciennes entre centre droit, droite et extrême droite sont plus visibles, explicites même. Mais, en réalité,­ cette extrême droitisation du pouvoir va jusqu’à remettre en cause les droits et les traités dont la France est partie prenante. Tout ce qui est annoncé est déjà présent (l’expulsion d’étrangers condamnés, par exemple), mais sera durci. La nouvelle loi ajouterait le fait de se mettre hors la loi en remettant en cause les droits inconditionnels à l’assistance médicale et à l’hébergement d’urgence. C’est un cercle vicieux que le ministre de l’Intérieur assume en déclarant vouloir rendre la vie « impossible » aux étrangers en situation irrégulière.

Tout cela ne fait pas une politique migratoire mais une politique sécuritaire qui entretient la peur des étrangers et le repli sur soi, au risque de rendre toute personne inconnue ou précaire indésirable.

Une véritable politique migratoire commencerait par reconnaître le fait social et économique planétaire de la migration. Celle-ci a toujours existé et représente encore environ 3 % de la population mondiale. Ce qui s’aggrave depuis une vingtaine d’années est la part des mobilités forcées prévues et annoncées depuis longtemps par les chercheurs et les organisations internationales. Les violences, les guerres, les crises politiques et en conséquence la multiplication des drames sociaux et individuels alimentent les mobilités précaires, en particulier dans les régions du Sud global. Les crises environnementales ne cessent d’augmenter et on peut dire que, loin d’être un horizon éloigné, elles sont déjà là, amplifiant les effets des violences politiques ou des exclusions sociales. Une véritable politique migratoire consisterait à créer les dispositifs institutionnels et matériels adaptés au cadre contemporain des mobilités. Promouvoir la liberté de circulation ouvre la possibilité des allers-retours, ce qui correspond à des systèmes familiaux de plus en plus souvent transnationaux, mais aussi contribue à la redistribution économique à avantage réciproque comme à la circulation des idées et des savoirs. D’une manière générale, il s’agit de favoriser les circuits légaux de déplacement et de travail, meilleure manière de combattre les passeurs et autres patrons clandestins.

Une véritable politique migratoire consisterait encore à faire face aux situations d’urgence solidairement. On a vu avec la guerre en Ukraine que c’était possible au niveau européen avec l’accueil en quelques mois de 5 millions d’Ukrainiens. Mais cette solidarité ne s’est pas appliquée aux autres migrants et réfugiés. Les populations considérées comme indésirables sont les descendants des situations coloniales et impériales, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Une politique migratoire impliquerait donc aussi une réflexion sur le passé colonial et un combat contre le racisme et pour la reconnaissance de ce lien historique. 


 

Il faut ouvrir les frontières et organiser l’accueil des migrants. C’est une question d’égalité entre êtres humains. Il existe aussi une dimension humanitaire.

Barbara Romagnan - Enseignante et militante des droits humains

Que signifie « ouvrir les frontières » ? D’abord, ce n’est pas les supprimer. Chaque pays et chaque peuple peut toujours définir ses lois, sa façon de vivre. Ensuite, ouvrir les frontières ne créerait pas une sorte de chaos migratoire généralisé, comme certains le croient ou le font croire. Quand on a fait Schengen, on n’a pas eu de déplacements massifs de citoyens d’Europe du Sud vers les pays d’Europe du Nord. Il en est allé de même quand les pays ­d’Europe centrale et orientale ont rejoint Schengen. Enfin, « ouvrir les frontières » signifie que les gens peuvent entrer et sortir librement. En effet, les personnes restent d’autant plus, y compris en situation illégale, qu’elles craignent de ne pouvoir revenir.

Cela veut dire aussi qu’elles peuvent travailler, subvenir à leurs besoins dans de bonnes conditions et enrichir le pays d’accueil par leur contribution.

Pourquoi ouvrir les frontières ? Parce que personne ne devrait être contraint à vivre dans le pays où il est né. Il y a une inégalité fondamentale à empêcher un être humain de s’établir où il le souhaite parce qu’il le juge plus sûr pour lui et sa famille, plus épanouissant ou simplement parce qu’il est curieux du monde et aime aller à sa découverte. On ne voit pas bien au nom de quoi le lieu de naissance donnerait des droits et des devoirs. Nous pouvons nous réjouir d’être nés dans une partie du monde où les conditions démocratiques et écologiques sont bonnes. Mais n’oublions pas que c’est le hasard qui nous a fait naître là. Nous ne l’avons pas plus « mérité » que ceux et celles qui ont vu le jour dans des régions devenues rudes, voire inhabitables, que ce soit en raison du climat ou des violences. Il faut ouvrir les frontières, enfin, parce que, que cela plaise ou non, les fermer, les durcir ne sert à rien. De même qu’ouvrir les frontières ne fait pas affluer les personnes, les fermer n’empêche pas les gens de migrer. Fermer les frontières ne fait que rendre la migration plus dangereuse pour ceux qui tentent le voyage et enrichir les passeurs devenus d’autant plus nécessaires que le chemin est difficile.

En effet, les migrations sont une donnée structurelle de nos sociétés. Elles ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité, largement déterminées par les conditions environnementales.

Ce phénomène va s’amplifier avec le changement climatique. On ne peut pas empêcher les migrations, contrôler les flux, parce que les gens continueront à essayer de sauver leur peau. Et nous ferions tous pareil si nous étions confrontés aux mêmes difficultés ou impossibilités. Moins on va organiser les migrations, plus il va y avoir de risques que cela devienne un problème, qu’il y ait des drames humanitaires, que les gens soient mal accueillis, qu’il y ait de l’exaspération dans la population, que cela fasse monter les nationalismes.

On ne peut donc qu’organiser les choses pour qu’elles se passent le mieux possible, dans l’intérêt de tout le monde. 


 


 

Immigration : ce que propose la gauche

Émilien Urbach sur www.humanite.fr

Encouragée par les postures outrancières de Gérald Darmanin, la droite multiplie les attaques contre les droits des étrangers. Au sein de la Nupes, les partis sont, au contraire, porteurs de propositions justes et positives.

Sur le terrain, qu’il s’agisse de solidarité aux frontières ou de lutte pour le respect des droits des travailleurs sans papiers, les militants des partis de la Nupes sont nombreux à être engagés sur la question de l’immigration. Pourtant, face à un débat public saturé par les thèses de l’extrême droite, la gauche semble inaudible et donne l’impression d’être incapable de porter des propositions concrètes sur le sujet.

« Pourtant, nous en avons et ce n’est pas nouveau, assure la sénatrice communiste Éliane Assassi.  Le PCF a publié, dès 2018, le Manifeste pour une France hospitalière et fraternelle. C’est une base solide. »

Le document, fruit d’un travail collectif entre élus, responsables associatifs et syndicaux, jetait les bases de politiques positives visant notamment à la mise en place de voies légales et sécurisées pour les migrations internationales, la défense de politiques d’intégration par le travail et l’accès facilité aux droits fondamentaux des personnes exilées.

Face aux offensives outrancières de la droite et de l’extrême droite entretenues par le ministre de l’Intérieur, la gauche entend donner de la voix.

Faciliter l’accès à l’emploi et régulariser les travailleurs sans papiers

« Chacun y travaille et nous allons œuvrer ensemble à une réponse républicaine aux attaques de la droite, indique le député socialiste Boris Vallaud. La première des batailles, c’est la régularisation des travailleurs sans papiers. On peut craindre, sur cette question, que le gouvernement ne fasse le service minimum. Ces dispositions ne doivent pas servir à créer de la main-d’œuvre pas chère. Au contraire, elles doivent permettre l’accès de ces personnes aux droits normaux de tous les travailleurs. C’est une des conditions à la mise en place de politiques d’intégration ambitieuses et exigeantes. »

Sortir une partie du monde du travail de la clandestinité est également une priorité pour Ian Brossat, porte-parole du PCF. « Il ne s’agit pas juste de défendre les valeurs humanistes dont nous sommes porteurs, insiste le maire adjoint de Paris en charge de la protection des réfugiés. Nous devons nous emparer du sujet de l’immigration avec pragmatisme. La régularisation des travailleurs sans papiers serait une bonne chose pour l’ensemble du monde du travail. Contrairement à ce qu’affirme la droite, ce qui crée du dumping social, c’est de maintenir les gens dans l’irrégularité. »


 

La députée insoumise Danièle Obono attend, elle aussi, des réponses concrètes « aux difficultés actuelles », considérant le travail comme un des leviers primordiaux et pas seulement concernant les métiers en tension. « On l’a bien vu avec l’accueil des réfugiés ukrainiens, développe-t-elle. L’accès immédiat des demandeurs d’asile au droit de travailler facilite leur intégration. »

Des moyens pour garantir des droits pérennes

Pour la gauche, l’irrégularité et la précarité, auxquelles sont confinées les personnes immigrées, fragilisent le tissu social. Loin des idéologies visant à opposer les droits des uns à ceux des autres, la garantie pour tous de pouvoir répondre à ses besoins fondamentaux est une condition essentielle au vivre-ensemble.

Et cela passe, en premier lieu, par le droit au séjour. « Il faut revenir à la carte de dix ans », pointe en ce sens l’eurodéputé écologiste Damien Carême, appelant également à sortir la gestion des politiques migratoires « du giron du ministère de l’Intérieur pour le faire entrer dans celui de la Solidarité ».

Dans le même ordre d’idées, afin de garantir un accès moins contraignant à un séjour pérenne, Danièle Obono préconise que l’État donne plus de moyens aux préfectures. « Beaucoup de personnes se retrouvent en situation irrégulière parce que c’est de plus en plus compliqué de renouveler son titre de séjour en préfecture, argumente la députée parisienne. C’est pour cela aussi qu’il faut plus de personnel à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, à l’Office français de l’immigration et de l’intégration et à la Cour nationale du droit d’asile. »

Pour les responsables de gauche, la précarisation des droits des étrangers contenue, à l’inverse, dans les différentes propositions de loi portées par la droite ou le gouvernement nuit, in fine, à la cohésion républicaine. « Les attaques contre le droit à la vie familiale ou celles contre l’aide médicale d’État sont des régressions injustes, ajoute Boris Vallaud. La gauche doit réaffirmer les principes républicains. »

Une politique d’intégration ambitieuse et pragmatique

La multiplication des campements de fortune dans les grandes agglomérations est un des symptômes de cette précarité imposée aux exilés, qui permet aux prédicateurs des politiques de rejet d’attiser la peur face à des populations contraintes au système D.

Pour la gauche, une politique d’intégration positive passe, là aussi, par des solutions pragmatiques. « La saturation dans les centres d’hébergement est due au fait que beaucoup de gens, qui, pour la plupart, travaillent, sont en situation irrégulière et n’ont pas le droit de demander à accéder à un logement social pérenne, pointe ainsi Ian Brossat. Un véritable dispositif d’accueil nécessite la programmation de places d’hébergement dans un nombre suffisant avec un réel accompagnement social. » En clair, l’accès à des conditions d’hébergement dignes et sécurisées est la base d’une politique d’intégration réussie.

« Ça passe aussi par des moyens plus importants alloués à la formation, complète Boris Vallaud. Qu’il s’agisse de l’apprentissage de la langue, de formation professionnelle ou même de transmission de principes tels que la laïcité, nous devons augmenter les volumes, notamment en direction des femmes qui arrivent grâce au regroupement familial. »

Conquérir des droits nouveaux

La gauche entend influer le rapport de force en faveur de mesures d’humanité. « Depuis plusieurs années, dès que nous proposons une mesure de justice, on nous répond qu’elle va faire monter l’extrême droite ! s’indigne Éliane Assassi. Les gouvernements successifs s’enferment dans des logiques répressives, pensant faire baisser mécaniquement le Rassemblement national. »

À l’évidence, cette stratégie est un échec. « Que faisons-nous des personnes qui n’ont actuellement pas droit au séjour mais que nous ne pouvons pas renvoyer dans leur pays, soit parce qu’elles y seraient en danger, soit parce que le pays d’origine ne veut pas les reprendre ? questionne Boris Vallaud. Et concernant les réfugiés climatiques, qui vont être de plus en plus nombreux mais pour lesquels le droit actuel ne prévoit pas de statut ? Il faudra bien conquérir de nouveaux droits. »

Une logique concrète qui aurait également comme conséquence de limiter le nombre des obligations de quitter de quitter le territoire français (OQTF) inapplicables. «  Il faut arrêter de les distribuer à tout-va, continue Danièle Obono. Elles placent de plus en plus de personnes en situation irrégulière et multiplient les recours au contentieux qui saturent les tribunaux administratifs. »

Pas de nouvelle loi, des actes pour faire respecter le droit existant

La surenchère répressive entraîne, par ailleurs, une multiplication des manquements au droit de la part des autorités : refoulements de mineurs, enfermements abusifs… « Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle loi ! assène Damien Carême. Il faut faire appliquer le droit et renforcer les condamnations contre les préfets qui les bafouent. Tout comme il faut en finir avec le droit dérogatoire et le visa Balladur, qui continue de tuer à Mayotte. »

L’ancien maire de Grande-Synthe appelle, en outre, à ce que les élus qui s’engagent pour un meilleur accueil des exilés soient mieux protégés. Et de demander : « Comment se fait-il qu’il n’y ait aucune suite judiciaire après ce qu’a subi le maire de Saint-Brevin, par exemple ? C’est de la responsabilité du ministre de l’intérieur ! »

Excédée par les concessions de la droite et de l’exécutif à l’idéologie de l’extrême droite, la gauche n’est pas désarmée sur la question de l’immigration.

Le gouvernement serait bien inspiré de porter attention à ses propositions, plutôt que de s’obstiner à faire monter le Rassemblement national pour s’assurer de prochaines victoires électorales. Une stratégie qui pourrait bien se retourner contre notre société tout entière.

publié le 11 juin 2023

Gauche : être ou ne pas être radical ?

par Roger Martelli sur www.regards.fr

Alors que les droites radicalisées ont le vent en poupe un peu partout en Europe, inversement, la part la plus à gauche souffre-t-elle de ce qu’elle est trop à gauche ou de ce qu’elle ne l’est pas assez ? Il se pourrait bien que les termes mêmes de la controverse soient une impasse de fait.

Il n’y aucune raison de se voiler la face. L’air du temps, en France comme en Europe, n’incite pas la gauche à l’optimisme béat. À l’échelle européenne, l’année 2022 a été électoralement celle de la droite et tout particulièrement celle de sa part la plus à droite. L’année 2023 n’a pas commencé sous de meilleurs auspices. En Finlande, en Grèce, en Espagne, la gauche accumule les défaites. Alors que les années 2010 nourrissaient l’espoir d’une gauche de gauche effaçant les dégâts laissés par la gauche sociale-libérale, la donne actuelle est amère pour Syriza, Die Linke et Podemos. La gauche ne va pas très bien ; la gauche de gauche ne va pas mieux…

Un article du Monde paru le 1er juin faisait utilement le point sur le débat qui s’amorce en France dans cette gauche de gauche, à commencer par sa force principale, La France insoumise. À bien des égards, ce débat est des plus classiques : la part la plus à gauche souffre-t-elle de ce qu’elle est trop à gauche ou de ce qu’elle ne l’est pas assez ? Il se pourrait bien que les termes mêmes de la controverse soient une impasse de fait.

L’état des lieux est, hélas, sans appel : pour l’instant, la dynamique est très à droite. L’extrême droite dirige aujourd’hui les gouvernements de trois pays européens : l’Italie (Fratelli d’Italia), la Hongrie (Fidesz) et la Pologne (Droit et Justice). Elle participe au gouvernement en Lettonie (Alliance nationale) et en Slovaquie (Nous sommes une famille). Enfin, elle soutient sans participer en Suède.

En 2022, dans seize pays européens où elle est bien représentée au Parlement, l’extrême droite compte en moyenne pour un peu plus de 18% des suffrages exprimés et cumule un peu plus de 21% des sièges dans les 16 chambres basses. Au Parlement européen, son groupe de référence (Identité et Démocratie) compte 62 députés, auxquels il faut ajouter 66 députés que l’on peut classer à l’extrême droite et qui appartiennent au groupe des Conservateurs et Réformistes Européens, sans compter une bonne vingtaine de non-inscrits (notamment les Hongrois du Fidesz), soit un total d’au moins 150 élus sur 705.

En France, tout laisse entendre que nous sommes plongés dans un étonnant paradoxe : alors que se déploie un mouvement social d’une ampleur, d’une unité et d’une détermination inédites, l’extrême droite pourrait bien en tirer le plus grand bénéfice politique. L’extrême droite et pas la gauche comme dans le passé… Mais le paradoxe en est-il vraiment un ?

Il ne suffit pas de se disputer pour savoir s’il faut plus ou moins de « radicalité » ou de « réalisme ». Quelle est l’ambition qui peut ramener vers la gauche celles et ceux qui s’en détournent ? Telle est la question qui devrait s’installer au cœur du débat d’idées.

Si on lit attentivement les sondages qui s’égrènent depuis des mois, on observe qu’une écrasante et stable majorité des personnes interrogées refuse la réforme gouvernementale des retraites, qu’une tout aussi forte majorité soutient le mouvement social en cours et qu’une majorité souhaite même que ce mouvement continue. Mais la même majorité conséquente est depuis le début persuadée que la réforme des retraites sera appliquée. Et quand on demande si les opposants à Macron feraient mieux que lui s’ils parvenaient au pouvoir, une majorité forte répond par la négative. On est contre ce qui se fait, mais on ne voit pas bien ce qui permettrait d’obtenir mieux.

Or, sans l’espérance, la colère se mue donc aisément en ressentiment. Et, quand le ressentiment l’emporte, la conclusion électorale se trouve volontiers dans l’abstention ou bien, quand la rage s’accompagne d’un vote, elle va vers la partie de la droite qui, depuis plus sept décennies, était tenue à l’écart de toute gestion gouvernementale de gauche comme de droite. Quand la désillusion se marie avec la méfiance et l’inquiétude, le « dégagisme » porte vers la droite. Mieux vaut le savoir quand on est face à la colère.

Tel est l’environnement qui fait que le face-à-face classique de la « radicalité » et de la « modération » peut conduire à une monumentale impasse.

Tout d’abord, dans l’évolution des deux dernières décennies, rien n’invalide ce qui devrait être perçu à gauche comme une vérité d’évidence. L’engluement dans les normes du capitalisme mondialisé contredit de façon absolue l’exigence d’un développement écologiquement sobre des capacités humaines ; mais aucune rupture avec les logiques dominantes ne peut se faire sans les majorités capables de la mener sur la longue durée. Un parti pris de « radicalité » dans la remise en question du désordre existant est nécessaire ; mais il est inopérant et peut même se retourner en son contraire – une contre-révolution –, s’il n’est porté que par une avant-garde plus ou moins minoritaire. Pour réussir, il faut certes une gauche bien à gauche, mais qui soit le ferment d’une majorité à gauche, « radicaux » et « modérés » conjuguant leurs forces à l’arrivée sans se rejeter mutuellement.

En second lieu, il faudrait pousser le plus loin possible l’idée – nourrie de l’expérience historique – selon laquelle la colère sans l’espérance tourne inéluctablement les désespérés vers le ressentiment. Si l’on y réfléchit bien, nous trouvons aujourd’hui deux cohérences face-à-face et toutes deux sont à droite. D’un côté, un projet économiquement libéral, de plus en plus autoritaire et ouvert sur l’extérieur (Europe, monde) ; de l’autre côté, un projet à la fois « illibéral », protectionniste et excluant. Le premier projet est porté par le macronisme et peut s’étendre à une part de la droite dite « gouvernementale » ; le second projet est porté par l’extrême droite et peut mordre aisément sur la droite classique la plus radicalisée.

Face à deux projets de droite, l’enjeu est d’affirmer un projet à gauche. À la mouvance socialiste européenne de dire alors si elle voit son avenir plutôt vers la droite ou plutôt vers la gauche… Pour une gauche de gauche, en tout cas, nul à gauche ne devrait être exclu a priori du grand œuvre dont l’Europe a besoin.

Or, la gauche a aujourd’hui un cadre de rassemblement (la Nupes) et un ensemble de propositions rassemblées dans un programme rompant avec le social-libéralisme d’hier. Mais ni l’accumulation de propositions ni même leur rassemblement en programmes ne peuvent servir de substitut au projet qui leur donne sens. Seul un récit cohérent peut redonner aux gauches leur pouvoir d’attraction, en reliant une visée, des valeurs, une méthode et le processus politique complexe qui les fait vivre dans la durée. Il ne suffit pas dès lors de promettre solennellement que, une fois au pouvoir, la gauche appliquera cette fois les mesures qu’elle n’avait pas su prendre auparavant. Il ne suffit pas de se disputer pour savoir s’il faut plus ou moins de « radicalité », plus ou moins de « réalisme ». Quelle est l’ambition, pour chaque individu et pour la société tout entière, qui peut ramener vers la gauche celles et ceux qui s’en détournent ? Telle est la question qui devrait s’installer au cœur du débat d’idées.

Ce qui est valable pour le cas français vaut pour l’Europe dans son ensemble. Pour l’instant, trois galaxies sont bien installées au Parlement européen : la droite classique, les socialistes et l’extrême droite sont de forces voisines (entre 140 et 180 députés). Le total du centre (où siègent les macronistes) et des Verts équivaut à peu près à 173 sièges. Quant à la Gauche unie européenne, elle compte moins de 40 députés. Le Parlement européen penche à droite et sa dynamique va vers une droite radicalisée.

Savoir qui donne le ton, une gauche plutôt portée vers la recherche de rupture ou une gauche comptant avant tout sur l’aménagement des logiques aujourd’hui dominantes : voilà qui n’a rien d’artificiel. Mais absolutiser la distinction en opposant, comme des blocs intangibles, « la » rupture et l’esprit de conciliation en général, voilà qui pousse aux débats scolastiques. Le risque est alors, pour creuser l’écart, de contourner l’urgence politique du moment : en Europe comme en France, le choix semble se réduire à l’affrontement des deux projets évoqués ci-dessus. Chacun d’entre eux offre une vision cohérente de l’Europe. Le premier adosse son libéralisme économique et son technocratisme autoritaire à une Europe fédérale intégrée, affirmant sa puissance à l’échelle mondiale. Le second insère son populisme autoritaire dans le projet d’un amalgame lâche d’États nationaux, partageant les mêmes obsessions identitaires et fondant leur protection sur une logique d’exclusion et sur une fétichisation des frontières, dans un monde dont on exacerbe les dangers.

La question des questions peut ainsi s’énoncer simplement : face à ces deux projets, sera-t-on capable d’en imposer un troisième ? Il reposerait sur le choix du public et de la solidarité, de la citoyenneté élargie, d’un retour de la primauté de la volonté politique (à l’échelle combinée des États et de l’Union). Il offrirait le visage d’une Europe de peuples et de citoyens souverains, agissant dans le monde, non comme une puissance mais contre la logique de puissance, autour du choix des interdépendances assumées et démocratiquement maîtrisées. Face à deux projets de droite, l’enjeu est d’affirmer un projet à gauche.

L’objectif n’est donc pas de savoir si l’on doit adopter ou non une posture « radicale », mais de proposer la construction de majorités les plus larges possibles pour rompre avec les valeurs, les critères et les méthodes qui, obstinément conduites depuis des décennies, ont conduit notre continent dans l’impasse. Processus maîtrisé de rupture et patientes constructions majoritaires : tels sont les maîtres-mots d’une relance à gauche. À la mouvance socialiste européenne de dire alors si elle voit son avenir plutôt vers la droite ou plutôt vers la gauche… Pour une gauche de gauche, en tout cas, nul à gauche ne devrait être exclu a priori du grand œuvre dont l’Europe a besoin.

La question des formes nécessaires – union, pluralité assumée – pour faire vivre un tel projet est importante. Elle ne peut pas passer avant celle du projet lui-même (non réductible à un programme) sans lequel les gauches, unies ou rassemblées, n’ont pas de sens et donc n’ont pas de force propulsive.

  publié le 1° juin 2023

« Pluralisme », 
« culture politique » :
ce qui divise
La France insoumise

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Le refus de Clémentine Autain et d’Alexis Corbière de siéger dans le bureau du groupe parlementaire de La France insoumise ravive les tensions internes. En parallèle, un appel de militants à la démocratisation du mouvement et la création de la Gauche écosocialiste témoignent d’une aspiration à l’ouverture.

Le groupe vit mal. C’est ce que confient, ces derniers jours, plusieurs parlementaires de La France insoumise (LFI), qui se disent exténué·es par des échanges violents avec le noyau dur dirigeant du mouvement. La constitution du nouveau bureau du groupe parlementaire, mardi 23 mai, a fait resurgir les tensions mises entre parenthèses pendant la bataille des retraites.

Clémentine Autain et Alexis Corbière, à qui une place était proposée dans l’organigramme (respectivement la bataille parlementaire et la lutte contre l’extrême droite), l’ont refusée, au grand dam du coordinateur de LFI, Manuel Bompard, soucieux de ne pas générer une nouvelle polémique.

« Notre départ se fait dans une volonté d’apaisement, pour tenter d’abaisser le niveau de tension interne, et parce qu’il reste des différences d’approche politique entre nous, qui ont à voir avec la culture politique et le pluralisme », explique la députée de Seine-Saint-Denis Clémentine Autain.

« Je souhaite qu’ils continuent [à être membres du bureau – ndlr], y compris pour discuter d’éventuelles différences de point de vue, et parce qu’ils ont une expérience utile, mais je respecte leur choix et je sais qu’ils continueront à travailler en dehors du bureau », regrette pour sa part sa collègue Aurélie Trouvé. Contacté, Manuel Bompard n’a pas souhaité répondre. 

Dans le bureau précédent, Clémentine Autain et Alexis Corbière participaient à l’intergroupe de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes). Cette tâche sera désormais assurée par Manuel Bompard, la présidente du groupe Mathilde Panot et la députée de Paris Danièle Obono.

François Ruffin, lui, n’a pas souhaité rempiler pour un deuxième mandat d’un an – Damien Maudet, député de la Haute-Vienne et son ancien collaborateur parlementaire, le remplace. Pascale Martin, députée de la Dordogne et militante féministe, qui avait haussé le ton contre la première réaction de Jean-Luc Mélenchon à l’affaire Quatennens, n’a pas non plus souhaité renouveler l’expérience, humainement difficile.

Ces défections ravivent la crise déclenchée par la mise en place de la nouvelle direction de LFI, en décembre 2022. Plusieurs figures de l’insoumission, qui avaient participé à trois campagnes présidentielles de Jean-Luc Mélenchon et avaient été parmi les premiers et premières députées du mouvement en 2017, en avaient été écartées, ce qu’elles avaient dénoncé dans la presse. Depuis, elles ont fait l’objet d’un procès en déloyauté permanent, invisibilisant leurs demandes de plus grande démocratie interne et de prise en compte du pluralisme des sensibilités.

« Tout le monde a droit à des vacances. Les éléphants aussi », avait réagi le député Paul Vannier à une interview d’Alexis Corbière dans Le Monde, en décembre 2022. « Toute la une pour nous salir », avait commenté Jean-Luc Mélenchon, à la suite d’une interview de Clémentine Autain dans Libération à la même période.

Leur refus de siéger au bureau du groupe est donc le signe d’un ras-le-bol face à la « violence politique » dont ces deux historiques de LFI disent faire l’objet. En cause : des échanges dans la boucle Telegram du groupe LFI, à laquelle Jean-Luc Mélenchon est le seul non-député à participer, et un sentiment d’impuissance relative du bureau du groupe, dont la réunion a lieu le mardi après que les décisions politiques ont été réellement prises lors d’une cascade de réunions de la coordination de LFI (dont Jean-Luc Mélenchon est membre) le lundi.

La volonté d’apaisement qu’ils ont formulée n’a cependant pas eu d’effet. Dans Le Parisien, sous couvert de l’anonymat (ce qui est d’habitude reproché aux personnalités critiques de la ligne), Alexis Corbière et Clémentine Autain sont qualifiés de « bande des melons » par un député insoumis. « Je regrette vivement les propos assez injurieux tenus en off dans Le Parisien, qui sont révélateurs d’un climat qu’une petite poignée de personnes tente d’imposer », réagit Alexis Corbière, qui n’en dira pas plus, pour ne pas alimenter de nouvelles polémiques.

À l’échelle du mouvement, des demandes de démocratisation

Cette algarade intervient alors que le 15 mai, Manuel Bompard a reçu une lettre signée par 300 militant·es, dont des coanimateurs de groupes d’action (GA) du mouvement. Cet appel « pour la Sixième République à La France insoumise » rejoint les demandes de démocratie interne à l’échelle du mouvement formulées notamment par Clémentine Autain à ses dernières universités d’été. « Nous traversons une véritable crise interne liée aux décisions “verticales” à répétition que nous subissons », écrivent-ils, ajoutant que « des camarades s’éloignent découragés alors même qu’ils restent en accord avec notre projet commun ».

Les initiateurs de cet appel réclament la tenue d’une « convention militante » visant à remettre à plat le fonctionnement interne. Loin du triomphalisme affiché par la direction de LFI au sortir de la mobilisation contre la réforme des retraites, dans laquelle ils n’ont pas ménagé leurs efforts, ils considèrent que leur « mode de fonctionnement actuel n’est pas à la hauteur des enjeux qui secouent le pays ».

« Qui souhaiterait rejoindre une force dans laquelle les décisions sont monopolisées par un petit groupe de personnes ? L’affaiblissement de notre influence doit nous faire réagir. Des militants nous quittent, des sympathisants s’éloignent, les travailleurs ne s’engagent pas avec nous », s’inquiètent-ils. Plusieurs député·es ont demandé à ce qu’une réponse leur soit faite.

Enfin, parallèlement, Manuel Bompard a fait savoir son mécontentement aux dirigeants de la Gauche écosocialiste (GES), un microparti inscrit au sein de LFI, dont Clémentine Autain est membre, et qui a tenu son congrès de fondation le 11 mai. Le député Hendrik Davi, un des dirigeant·es de la GES, a eu le malheur de la qualifier de « courant » – un terme banni dans le mouvement mélenchoniste, réfractaire aux guerres de positions internes. « Il n’y a pas et il n’y aura pas de courant à LFI », a répliqué Manuel Bompard dans une lettre citée par Le Monde.

« J’utilisais le mot “courant” au sens de courant de pensée, pas au sens de courant interne. C’est un non-débat », corrige Hendrik Davi, qui précise que la GES « partage le programme et la stratégie de LFI, et s’inscrit pleinement dedans », au même titre que le Parti ouvrier indépendant (POI) ou la Rev (Révolution écologique pour le vivant) d’Aymeric Caron. Pour autant, la GES souhaite porter l’idée du pluralisme à LFI. En 2019, Hendrik Davi co-signait un texte avec Charlotte Girard (responsable du programme, qui a fini par quitter LFI), dans lequel ils regrettaient qu’« aucune véritable instance de décision collective ayant une base démocratique n’a[it] été mise en place » à LFI.

« Au groupe, les 75 députés sont égaux, et à chaque fois qu’il y a eu un désaccord, on a voté. Mais à LFI, l’équation est beaucoup plus difficile, car il n’y a pas d’adhérents. Je pense qu’un engagement des gens dans la durée doit se justifier par la délibération sur un document d’orientation. Il y a des moments politiques où il faut faire des choix, il faut donc savoir qui décide », défend Hendrik Davi.

Dans un courrier en réponse à Manuel Bompard, la GES se défend : « Nos propositions, comme celles de beaucoup d’autres insoumis, s’inscrivent dans une réflexion pour améliorer le fonctionnement démocratique, l’efficacité, l’ancrage territorial de notre mouvement. » Une rencontre est prévue. 

Sur l’ancrage local, la mise en place des « boucles départementales », qui a lieu ces jours-ci, pourrait répondre à une partie des demandes. Au sommet du mouvement, cependant, la crispation est palpable, sur fond de course interne pour la présidentielle de 2027. « Il faut trouver un modus vivendi pour bien vivre ensemble. C’est une responsabilité collective d’y arriver, pour incarner l’alternative à la Macronie et à l’extrême droite », conclut Clémentine Autain. 


 


 

Pourquoi ça chauffe
à la France insoumise

Par Pablo Pillaud-Vivien sur www.regards.fr

L’une des principales composantes de la gauche politique est en proie à des déchirements internes. On fait le point.

Par essence, lorsque vous sortez une allumette dans un espace gazeux, il y a des risques. À la France insoumise, ce mouvement créé en 2016 pour porter Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, les esprits s’échauffent. Les enjeux de démocratie interne semblent cristalliser les tensions. Pas seulement.

Ca chauffe depuis septembre, depuis le soutien de Jean-Luc Mélenchon à son ami, Adrien Quatennens. Le poids du leader dans la gestion quotidienne d’un conflit de valeurs en a irrité plus d’un.e. L’affaire a rebondi avec la réorganisation du mouvement qui a débouché sur l’éviction de fortes têtes. Elle ressurgit à l’occasion d’une réorganisation du groupe parlementaire LFI, qui voit la mise en marge des mêmes, François Ruffin, Clémentine Autain, Alexis Corbière.

Derrière les choix du noyau dirigeant, semble se profiler une conception de ce mouvement inédit, la France insoumise, que son créateur avait lui-même défini comme un « mouvement gazeux » qui a « une clé de voûte ». Tout est dit dans la formule : la cohérence et la continuité reposent sur un point fixe, un leader entouré d’hommes et de femmes dont la légitimité trouve ses fondements dans l’action et pas dans un débat démocratique. Le reste est gazeux : ça va et ça vient. Ils sont 300 à avoir écrit au coordinateur de LFI, Manuel Bompard, qu’ils avaient une autre conception du mouvement, tirant notamment « la sonnette d’alarme » face à « une véritable crise interne liée aux décisions verticales à répétition » et à « l’absence totale de démocratie » interne. À ce jour, pas de réponse…

Rififi et démocratie à LFI

Après le désastreux écart entre un mouvement qui se veut féministe et qui conserve dans son groupe de parlementaire un coupable de violence conjugale, la polémique resurgit avec un mouvement qui propose une VI° République et qui ne s’applique pas à lui-même les exigences démocratiques qu’il juge nécessaires pour la société tout entière. Pourquoi se payer le luxe d’une telle dissonance ? On pourrait répondre simplement : parce que LFI n’est pas démocratique. Juste ou injuste, la réponse est trop courte. Encore faut-il se demander s’il y a ou non une rationalité dans le choix périlleux actuel de la mise en l’écart de « poids lourds ».

A priori, la France insoumise ne manque pas de questions qui pourraient faire l’objet de débats et, de fait, il y a dans la période matière à s’interroger. Souvenons-nous : contre l’avis unanime des syndicats et des autres groupes de la Nupes, la FI a tout fait pour qu’il n’y ait pas de vote de l’article 7 lors de l’examen de la loi sur le recul de l’âge de la retraite. Aujourd’hui, toute la gauche - et pas que la gauche - se bat pour qu’il y ait un vote sur la proposition de loi du groupe LIOT d’abrogation de la contre-réforme des retraites. Si le vote a lieu, beaucoup pensent que ce texte sera adopté. Mais dans ce cas, l’article 7 de la loi aurait pu être repoussé il y a quelques semaines. Jean-Luc Mélenchon pensait alors le contraire et peut-être avait-il raison. Mais le doute est possible : cela méritait-il donc un tel désaccord au sein de la gauche ? Quel bilan tirer de la stratégie en solo des Insoumis dans cette période ? Pourquoi le mouvement social articulé autour du rejet de la contre-réforme des retraites ne semble-t-il pas porter le projet politique de la gauche ? Cela mériterait pour le moins débat.

On peut en trouver d’autres. Il y a ainsi comme un hiatus entre la proposition de LFI de « révolution citoyenne » et le caractère bloquant des institutions françaises. Doit-on dès lors, comme certains insoumis l’avancent, entrer dans une dynamique plus insurrectionnelle ? Sans compter toutes les questions qui travaillent aujourd’hui la gauche et auxquelles LFI doit apporter des réponses mesurées. Quel peut être l’avenir de la Nupes et sous quelles formes ? Comment mener la campagne européenne ? Comment penser la future bataille présidentielle ? Encore une fois, qui va trancher ces questions, décider des orientations, des probables inflexions ? Et où ? Comme au Cluedo, faisons une hypothèse : Jean-Luc Mélenchon dans le bureau de Jean-Luc Mélenchon. Il a connu les palabres des organisations gauchistes et, plus longuement encore, les batailles internes au Parti socialiste. Il ne veut plus s’y fourvoyer. Des tendances à l’intérieur de la France insoumise ? Il n’en est pas question.

La présidentielle pour éviter les débats

Il n’y a pas toutefois qu’un débat général sur le fonctionnement de l’organisation. On peut considérer que le plus important se trouve ailleurs : dans la perspective de la prochaine échéance présidentielle, qu’elle soit dans le calendrier légal ou qu’elle soit avancée. Mélenchon et le noyau dirigeant FI ne sont pas les seuls à avoir cet horizon. Même si les intéressés le nient fermement, cette présidentielle organise, dès aujourd’hui, les agendas et les stratégies des uns, des unes et des autres.

Mélenchon est un homme politique expérimenté : il pense, il agit et il organise. Il sait que l’élection présidentielle est la reine des batailles. Tout ce qu’il a créé depuis 2008 a été tourné vers cet objectif : créer l’outil le plus à même de conduire dans la durée une campagne permettant de gagner des voix, d’obtenir le meilleur score possible et, in fine, d’accéder au pouvoir. Et dans le fonctionnement de cet outil, l’impulsion ne peut venir que d’un seul, et donc de lui-même. La stratégie, se serait le domaine réservé du candidat. Tout doit aller au rythme des évolutions de Jean-Luc Mélenchon. Où, si ce n’est dans la tête de l’insoumis en chef, s’opèrent les changements de ligne sur les questions internationales, la République, la « créolité » ou la police ? Qui a créé le Parti de gauche avant de renier la forme parti et la « gôche » ? Qui est passé du populisme revendiqué à la création de la NUPES ? Jean-Luc Mélenchon change et donne le tournis. Et aujourd’hui même ses discours sont hésitants. Nupes ou insurrection ? Devant les difficultés qui s’amoncellent sur la gauche politique et sociale, de quel côté Jean-Luc va-t-il pencher ?

Ils sont plusieurs à trouver légitime de pouvoir influer sur les lignes stratégiques de leur mouvement. Ils veulent pouvoir réfléchir à la stratégie populiste, à la place des autres composantes de la gauche et de leurs interactions. À celles et ceux qui veulent porter des débats à Alexis, Eric, Raquel, Clémentine, François, à ces compagnons de route et de fortune qui sont une part non négligeable de l’histoire insoumise, la direction du mouvement dit « la sortie, c’est par là ».

Pourquoi ? Parce qu’au fond, Jean-Luc Mélenchon pense que l’efficacité de ses propositions réside dans sa liberté d’analyse, sa liberté de changer d’avis, de ligne et de stratégie. Il croit d’abord en lui-même pour mener à bien son projet de prise du pouvoir. Et, pour aller jusqu’au bout, il a moins besoin d’un entourage qui le conseille que d’un entourage qui lui fait confiance. La confiance supposerait qu’il n’y ait pas de contestation. Interroger un positionnement changeant serait une marque de défiance. Proposer ce qui n’est pas dans la ligne du moment, serait un coup de couteau dans le dos.

La prime à l’action

C’est comme cela que l’on peut comprendre la crispation qui entoure la fondation de la Gauche Ecosocialiste (GES), un petit parti qui regroupe quelques centaines de militants, dont des députés, Hendrik Davi et Marianne Maximi, avec le soutien amical de Clémentine Autain. La GES est la nouvelle forme de ce qui fut jusqu’ici « Ensemble Insoumis », qui rassembla les membres d’Ensemble rejoignant LFI. La double appartenances n’a jamais été un problème à LFI, comme en témoignent François Ruffin membre de Picardie Debout ou Aymeric Caron et son REV (Révolution écologique pour le vivant). Or, cette fois, les hautes sphères de LFI sont irritées. Parce que GES affiche une ambition à laquelle n’avait jamais encore été confronté le mouvement : être un courant de la France insoumise. Là, ça ne passe pas. Un parti autonome qui fait ses trucs dans son coin, OK. Un parti qui se veut courant et voudrait discuter de politique, non. « Il n’y a pas et il n’y aura pas de courant à LFI », a affirmé au Monde Manuel Bompard, invitant même Hendrik Davi à « un échange franc » afin de vérifier si la Gauche écosocialiste était toujours « compatible avec [sa] participation à La France insoumise ».

La tension au sein de LFI ne relève donc pas d’une flambée d’irrationalité ou de la simple affirmation d’une autorité personnelle. Elle découle d’une conception utilitaire de l’organisation. Pour la direction et Jean-Luc Mélenchon … 2027 c’est déjà maintenant. Ils sont engagés dans la préparation de 2027 et veulent se laisser les mains libres d’envisager des changements de caps et des revirements tactiques rapides. De fait, une campagne présidentielle, programme, périmètre de rassemblement, moyens… ne s’improvise pas un an avant. François Ruffin en lançant son appel aux dons vient de le rappeler. Jean-Luc Mélenchon en relookant son point hebdo sur YouTube grâce aux gros moyens techniques de LFI, le dit aussi.

Comment cette série de tensions à répétition depuis septembre va-t-elle se conclure ? Manuel Bompard a convié Hendrik Davi a une discussion franche, pour vérifier si les membres de GES peuvent rester dans le mouvement. L’heure est encore à l’évaluation des risques que l’on prend, de toute part, à chaque nouveau pas. Car il demeure une certitude : la France insoumise reste une efficace machine à mener une campagne présidentielle. S’en priver, ou pis, se le mettre à dos à quatre ans de l’échéance électorale visée, pourrait s’avérer une stratégie particulièrement risquée pour les uns, les unes et les autres. Mais gare, et pour reprendre un adage insoumis : les révolutions citoyennes peuvent advenir même dans les endroits que l’on pense les plus verrouillés.

  publié le 28 mai 2023

Les Républicains,
pompiers pyromanes

Par Roger Martelli sur www.regazrds.fr

L’historien Roger Martelli déconstruit le projet des LR sur la question migratoire. Et rappelle les arguments pour que la gauche ne lâche pas le combat.

« Le parti Les Républicains montre les muscles sur l’immigration », nous dit Le Monde. L’organisation affaiblie veut faire monter les enchères face à une macronie aux abois. Elle pense concurrencer le Rassemblement National en faisant un copier-coller de ses idées. Ce faisant, elle ment aux Français et fait le lit de Marine Le Pen.

Les Républicains envisagent de déposer deux lois au Sénat, une ordinaire, l’autre constitutionnelle. La loi ordinaire vise à durcir la législation existante, en criminalisant un peu plus l’immigration illégale, en pénalisant le regroupement familial, en limitant l’immigration étudiante et en conditionnant l’aide au développement à l’organisation du retour des illégaux. Quant à la loi constitutionnelle, elle légitime le primat du droit français sur le droit international, veut rendre possible un référendum sur l’immigration et permettre au Parlement de fixer des quotas. Le parti se veut dans la continuité de la philosophie sarkozyste ; elle légitime un peu plus le fonds de commerce de l’extrême droite.

La droite des fake news

Un tout récent sondage d’Elabe suggère que la moitié des personnes interrogées surestiment le poids de l’immigration dans la population française. Alors que la part des immigrés oscille – selon les modes de calcul – entre un peu plus de 10 % et moins de 12 %, 39 % la situent au-delà de 20 %, dont 15 % au-delà de 40 % ! Les fake news à la Donald Trump sont devenus un outil politique universel pour orienter l’opinion. Pourquoi la France y échapperait-elle ? Dans l’arsenal idéologique de la droite française, on ne trouve qu’un seul fait avéré : l’immigration en France est un phénomène croissant. Pour le reste, tout est faux [1] :

  • La France n’est pas le pays le plus attractif d’Europe : en vingt ans, le nombre d’immigrés a augmenté de 62 % dans le monde, de 58 % en Europe occidentale et de 36 % en France ;

  • Dans les dernières années, la France n’a pas été le pays européen qui a le plus contribué à l’accueil des réfugiés, ni ceux du Moyen-Orient, ni ceux de la guerre en Ukraine. Compte tenu de sa population et de sa richesse, elle est loin de la « France généreuse » qui est théoriquement sa marque de fabrique ;

  • La France n’accueille pas toute la misère du monde. À l’échelle mondiale, les plus pauvres qui se déplacent vont vers les pays les plus pauvres et non pas vers les riches. Alors que les déplacements liés aux guerres et aux désastres climatiques explosent à l’échelle mondiale, les catégories qui contribuent le plus à l’augmentation française des titres de séjour sont les étudiants internationaux, les travailleurs qualifiés et les réfugiés connus et régularisés.

  • Il n’y a aucun risque de « grand remplacement ». Seuls 5 % des adultes ont quatre grands parents nés étrangers à l’étranger. Pour les 25 à 28 % qui ont entre un et trois grands-parents dans ce cas, la réalité est donc celle des unions mixtes, Cela confirme que nous restons dans la logique de ce métissage qui est en France la base de constitution du peuple et de la nation.

Les dangereux miroirs aux alouettes

La droite dans toutes ses composantes n’a que faire de la réalité, celle que révèlent inlassablement des études et enquêtes, tout aussi inlassablement renvoyées au « laxisme », à « l’angélisme » et au « politiquement correct ». Une seule chose lui importe : faire l’amalgame entre la croissance de l’immigration, l’inquiétude devant les violences internes et externes, le fantasme de l’islamisation et l’obsession de la « perte de l’identité ».

La droite classique vit dans la conviction qu’elle va casser la dynamique du Rassemblement national en se plaçant ouvertement sur son terrain et en n’hésitant pas à user des mêmes mots. Sarkozy n’avait-il pas laminé le « vieux » Jean-Marie Le Pen en 2007, en déployant son libéral-populisme « décomplexé », autoritaire et cocardier ? Force est alors de constater que, une fois élu, il a voulu pousser plus avant sa logique en lançant une grande campagne sur « l’identité française ». Son projet a fait long feu. En 2012, il a perdu, la gauche a gagné dans sa variante droitière et Marine Le Pen – qui a compris qu’il fallait changer pour continuer – a amorcé la dynamique que l’on connaît.

L’exécutif choisit la voie cynique. Le marché libre régule et l’État corrige, au double sens de la correction : la compensation à la marge et la répression. Aux Républicains qui proposent de s’abstraire de la loi européenne pour limiter de façon drastique l’immigration, la majorité macroniste s’insurge en lui reprochant de proposer un nouveau Brexit sans le dire. Elle a raison de dire que les clins d’œil au souverainisme sont un trompe-l’œil et une impasse. Elle a raison d’affirmer que le retour à la situation européenne d’avant 1958 serait un régression historique. Mais elle a tort de ne rien dire d’une politique des la frontière européenne qui vise à restreindre au maximum l’arrivée en Europe des flux de la détresse, à confier à des États, souvent douteux, la sélection des immigrés « recevables » (le système des hot-spots) et de sous-traiter le contrôle policier à une institution – l’agence Frontex – plus que critiquable dans ses données de référence comme dans ses méthodes. Vouloir défendre la réalité d’une Europe au-dessus des nations séparées est un chose ; la maintenir en l’état, y compris que le dossier migratoire, est une faute.

Dans les colonnes de Libération, le président Renaissance de la commission des affaires européennes de l’Assemblée, Pieyre-Alexandre Anglade, explique que l’objectif de la majorité est de soutenir une politique qui vise à « mieux contrôler les flux migratoires, expulser ceux qui n’ont rien à faire sur le territoire national, régulariser ceux qui contribuent à la vie de la Nation ». Les Républicains se coulent dans la logique de l’extrême droite, en espérant tarir les flux qui se portent vers le parti de Marine Le Pen. La majorité présidentielle accepte avec la droite la logique de la restriction des flux migratoires en en proposant une gestion « adoucie ». A l’arrivée, les uns et les autres entérinent la légitimité du projet de l’extrême droite et ne font que nourrir l’idée, attestée par les sondages, que Marine Le Pen est la mieux placée pour limiter le spectre du « grand remplacement ».

Il ne sert à rien de nier que, pour l’instant, l’extrême droite a gagné la bataille des idées sur le terrain de l’immigration. Elle a pu le faire parce que la droite a capitulé, notamment depuis le grand débat sarkozien sur « l’identité nationale ». Et on n’aura pas ici le mauvais esprit de rappeler que, trop longtemps, une partie de la gauche a eu des complaisances, avec l’idée que la souveraineté nationale était menacée, que la libre circulation était une idée libérale et que la frontière était une protection absolue.

L’honneur de la gauche

La gauche ne peut en aucun cas admettre les tenants et les aboutissants du projet et du discours de l’extrême droite. Que la droite et la macronie les entérinent, en en proposant une version théoriquement moins brutale, est une chose. La gauche, elle, doit tourner le dos définitivement aux demi-mesures, au « la droite pose de bonnes questions, mais offre de mauvaises réponses » ou au « « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le discours franc sur la réalité des faits et le respect absolu des valeurs désignent la seule voie juste et réaliste.

  1. Le débat qui oppose la frontière-muraille et le no border n’est pas de saison. La frontière est une construction artificielle, mais elle est une réalité, la délimitation légale d’un espace de souveraineté, à l’intérieur duquel un État limité et contrôlé a un droit de régulation et où des individus ont des droits inaliénables, indépendamment de leur nationalité. Au-delà, l’image de la frontière infranchissable est un illusion. Au mieux, la frontière-muraille est une ligne Maginot : on sait quelle fut son efficacité en mai-juin 1940 !

  2. Dans la pratique, la frontière n’est rien d’autre qu’une fabrique à produire du clandestin. Juridiquement, la clandestinité est l’espace par excellence du non-droit. Sur le marché du travail, elle produit donc des travailleurs sans droits. Au fond, ce qui tire vers le bas la masse salariale, ce n’est pas tant l’immigré que le clandestin sans droits. À l’échelle planétaire, où règne la concurrence « libre et non faussée », ce ne sont pas les mouvements migratoires qui augmentent la rentabilité du capital en baissant la valeur globale de la force de travail. C’est au contraire le maintien sur place d’une population à faible revenus, dont la mondialisation telle qu’elle est fait une armée de réserve, souvent qualifiée mais de faible coût. Ce faisant, l’insertion du clandestin par la régularisation et l’accès au droit est la meilleure façon de travailler à tirer vers le haut la condition salariale en général et pas seulement celle des immigrés.

  3. En vingt ans, la part des immigrés dans le monde a augmenté de près des deux tiers. Le mouvement ne se tarira pas dans les décennies à venir. Même si de nombreux pays du Sud connaîtront un développement plus ou moins soutenu, à l’instar de la Chine ou de l’Inde, cela n’empêchera pas que les dérèglements climatiques et les guerres augmenteront la part des réfugiés. Cela n’empêchera pas que, partout, pays plus ou moins riches ou plus ou moins pauvres, une part de la population la moins démunie ira chercher une vie meilleure dans les pays les plus riches, tandis qu’une part des plus démunis chercheront la survie dans des pays un peu moins pauvres. Quand on sait que l’essentiel des déplacements des pauvres se font aujourd’hui vers le Sud, est-ce l’intérêt bien compris des pays du Nord que d’aggraver un peu plus les difficultés de ceux qui les cumulent déjà ? Au-delà même de la pourtant nécessaire morale, n’est-ce pas courir le risque d’un accroissement des inégalités, du ressentiment et, partant, de la violence et de l’instabilité mondiale ?

  4. Si la migration est un fait inéluctable : s’en protéger est au mieux un illusion, au pire un facteur de régression matérielle, morale et politique. Il n’y a pas d’autre solution que de s’y adapter. Et pour s’adapter en évitant le pire (le repliement sur soi excluant et cloisonnant), la seule option est le partage de la souveraineté sur la base de l’affirmation du droit et de la citoyenneté, le partage et la préservation des ressources en mettant en valeur les biens communs, l’affirmation d’une universalité qui ne s’accommoderait plus ni de l’uniformité, ni de l’hégémonie, ni du repli sur soi de communautés obstinément fermées.

Dans tous les cas, l’obsession de la protection et le fantasme de la clôture sont des carburants pour une aggravation des frustrations, des inquiétudes et du ressentiment généralisé. Dans un monde de plus en plus instable, la « souveraineté historique » sera un bien piètre rempart et la « continuité nationale » de la France un formidable miroir aux alouettes. Sous pression de l’extrême droite, la droite dite de gouvernement et la macronie s’apprêtent à intérioriser un recul de civilisation. La gauche doit donc relever le gant. Convenons que, si la tâche n’est pas insurmontable, elle est aujourd’hui redoutable.

Notes

[1] On ne peut, sur ce point, que conseiller la lecture du nouvel essai de François Héran, Immigration : le grand déni, Seuil, 2023

  publié le 28 avril 2023

TRIBUNE. Retraites 2023 : essayer de tirer des leçons

Par Pierre Khalfa sur www.regards.fr

La France connaît un mouvement social d’une ampleur considérable tant par sa massivité que par sa durée, le plus important depuis celui de décembre 1995. Pourtant, ce mouvement n’a pas, pour l’instant, réussi à faire fléchir le pouvoir. Cela n’est d’ailleurs pas la première fois.

Si l’on prend comme point de départ la décennie des années 1990, un fort mouvement de la jeunesse en 1994 avait certes forcé le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur, à reculer sur son projet de contrat d’insertion professionnelle (CIP) et le mouvement de décembre 1995 en France contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale s’était soldé par une demi-victoire. Depuis, à l’exception de 2006 contre le Contrat de première embauche (CPE), et d’une mobilisation atypique, celle des gilets jaunes en 2019, toutes les luttes contre un projet gouvernemental se sont soldées par des échecs, que ce soit contre les réformes des retraites – particulièrement celles de 2003 et de 2010 – ou contre la loi Travail en 2016.

Ces luttes ont vu pourtant un degré de massivité extrêmement fort avec un mouvement qui a irrigué tout le tissu social mais, surtout, qui gagnait aussi en profondeur. En effet, plus les villes étaient petites et plus, proportionnellement, les manifestations étaient importantes. Dans ces conditions, l’impossibilité du mouvement social à acquérir par sa dynamique propre une victoire interroge d’abord sur la stratégie à employer face à un pouvoir qui ne veut rien lâcher, ensuite sur le rapport du mouvement social au politique dans la perspective d’une alternative politique.

De l’unité syndicale et de ses limites

Le mouvement de 2023 a été marqué par une unité syndicale sans faille qui a été un moteur majeur de l’isolement du gouvernement et du caractère massif de la mobilisation ayant permis de mettre des millions de personnes dans la rue. Il en avait été de même, à une échelle un peu moins importante, en 2010 où une intersyndicale, avec la CFDT, avait piloté la mobilisation. Cependant, en 2010, le degré d’affrontement porté par l’intersyndicale était moindre qu’en 2023. Ainsi en 2010, la majorité de l’intersyndicale avait refusé le mot d’ordre de retrait de la réforme, partageait l’idée qu’un affrontement avec le gouvernement pouvait être évité et n’avait jamais appelé à « mettre le pays à l’arrêt ». En 2023, au contraire, le mot d’ordre de retrait a été dès le départ celui de l’intersyndicale qui savait, toutes composantes réunies, qu’elle était engagée dans un bras de fer avec le pouvoir.

Le caractère répétitif des « journées de grèves et de manifestations » a permis de faire la démonstration de la capacité de mobilisation de l’intersyndicale, ce qui était le préalable pour asseoir la légitimité du refus de la réforme. Cela n’a pas suffit à faire céder le gouvernement. D’où l’appel « à mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars, qui a marqué la volonté de franchir un pas supplémentaire dans l’affrontement. Mais évidemment, un tel appel comportait un risque, celui de ne pas être suivi d’effet. De ce point de vue, il faut bien dire que le bilan du 7 mars a été en demi-teinte : les manifestations ont été très massives – les plus massives depuis le début du mouvement d’après même le comptage policier – mais le blocage du pays a été limité.

La mise à l’arrêt n’a été que partielle même si des secteurs significatifs ont été en grève et l’ont reconduite quelques jours par la suite. La journée du 7 mars n’a donc pas permis de franchir le saut qualitatif nécessaire dans la construction du rapport de force avec le pouvoir. Pire, elle a montré que l’intersyndicale était incapable de bloquer le pays, même un seul jour. Or, à la suite du 7 mars, l’intersyndicale n’a pu que reproduire une suite de journées de mobilisation plus ou moins massives suivant le moment, alors même qu’il était de plus en plus évident que le pouvoir ne lâcherait rien et avait pour objectif d’infliger une défaite en rase campagne au mouvement social.

Le mythe de la grève générale reconductible

Que ce soit en 2010, en 2016 contre la loi Travail ou en 2023, il y a eu des grèves reconductibles dans certains secteurs, beaucoup plus d’ailleurs en 2010 qu’en 2023. Elles ont eu lieu dans des entreprises se caractérisant par une présence syndicale forte. Mais les secteurs en grève reconductible n’ont pas été rejoints par les autres salariés. Il n’y a eu aucune extension de la grève reconductible. Les grèves ne se sont donc pas généralisées alors même que le pouvoir campait sur ses positions, jouait sur le pourrissement du mouvement et que les journées à répétition de l’intersyndicale montraient leurs limites. De plus, les enquêtes d’opinion indiquent que si une très large majorité était opposée au projet du gouvernement et soutenait les mobilisations, une large majorité pensait aussi dans le même temps que la réforme serait appliquée. Ce paradoxe explique peut-être que les salariés, ne croyant pas à la possibilité d’un succès, ne se sont pas lancés dans une grève qui leur paraissait inutile et coûteuse. La hauteur des enjeux a pu être un frein.

Une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine.

Dans cette situation, une série de critiques ont été faites à l’intersyndicale. Elle aurait été coupable de ne pas avoir lancé « d’appel clair et net à une grève générale reconductible » et, pire, de n’avoir ni préparé ni construit en amont une telle possibilité. Or, toute l’expérience historique en France montre justement qu’une grève générale reconductible n’est pas le fruit d’un long travail de maturation. Que ce soit juin 1936 ou mai 1968, non seulement aucune organisation n’avait anticipé ces mouvements, mais aucune n’a appelé à la grève générale reconductible. Les conditions de déclenchement d’un tel mouvement sont en fait assez mystérieuses. On peut simplement après coup l’expliquer ou indiquer que les « conditions objectives » étaient réunies pour qu’elle ait lieu. En fait, on constate qu’une grève générale reconductible se déploie par capillarité à partir des secteurs les plus mobilisés qui décident localement de se lancer. Les militants syndicaux peuvent la proposer. Les organisations syndicales au niveau national peuvent relayer le mouvement de manière à l’amplifier. Mais elles n’en sont pas à l’origine. Croire qu’il suffit d’un appel « clair et net » pour la lancer est d’autant plus chimérique qu’il y a hélas bien longtemps que le mouvement syndical a perdu l’implantation nécessaire dans les entreprises pour qu’un tel mot d’ordre ait la moindre chance d’être suivi d’effet, alors même que l’éclatement du salariat et la disparition des grosses concentrations ouvrières jouent à plein.

George Sorel définissait la grève générale comme un mythe, mais un mythe mobilisateur. Les mythes, disait-il dans Réflexions sur la violence, « ne sont pas des descriptions des choses, mais des expressions de volonté ». Peu importait pour lui qu’une grève générale ait lieu ou pas, cette idée, implantée dans la classe ouvrière, devait avoir un effet galvanisant. Outre qu’hélas cette vision est restée à l’époque largement lettre morte, force est aujourd’hui de constater que, loin d’être un moteur de l’action, l’idée de grève générale reconductible reste non seulement très largement la rhétorique d’une minorité, mais est un obstacle à une réflexion de fond sur les formes d’action. Comme l’indiquait déjà en 2010 Philippe Corcuff, « dans certains usages dogmatiques, la grève générale peut toutefois se transformer en mythologie morte bloquant l’imagination et l’action, si on n’envisage pas d’autres moyens de généralisation que le "tous ensemble en grève au même moment" […] la grève générale doit être considérée comme un outil pour nous aider dans l’action, mais pas comme un dogme susceptible d’entretenir la déception, ou comme une identité vaguement rebelle qu’on trimbale dans les manifs pour se la jouer ».

Il faut donc s’interroger en permanence sur le recours au thème de la grève générale reconductible qui peut effectivement se transformer en rhétorique creuse. Si la seule solution pour gagner est une grève générale reconductible que l’on est incapable d’organiser, que faire donc une fois ce mirage dissipé ? Sommes-nous condamnés à choisir entre la répétition de journées de mobilisations qui, même très massives, ne font pas reculer le pouvoir et l’attente quasi messianique d’une grève générale qui, année après année, apparaît de plus en plus incertaine ? S’il ne s’agit pas d’abandonner cette perspective, en faire l’alpha et l’oméga de la stratégie syndicale ne peut mener qu’à une impasse.

Relancer le débat stratégique

Le mouvement syndical a montré qu’il était encore capable de mobiliser des millions de personnes et d’avoir le soutien de l’opinion. C’est un acquis considérable mais fragile car exposé au résultat concret des mobilisations. Comment sortir de l’impuissance ? Il faut tout d’abord reconnaître qu’il y a un problème et engager le débat publiquement avec les équipes syndicales et plus largement avec les salariés et la population. L’intersyndicale, ou à défaut certaines de ses composantes, pourrait en prendre l’initiative, ce qui permettrait aux organisations syndicales de combattre un possible abattement et surtout de préparer les combats futurs en essayant de faire participer les salariés à la détermination des formes de leur mobilisation. Il s’agirait aussi, face à la stratégie de la tension mise en œuvre par le pouvoir, de marginaliser les tentations de répondre au coup par coup sur le même terrain que la violence du pouvoir. Comme l’écrit Étienne Balibar : « Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’État – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, "quoi qu’il en coûte" et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir ».

Après l’échec du mouvement sur les retraites de 2010, un débat sur les formes de lutte s’était esquissé. Ainsi Pierre Dardot et Christian Laval, dans Le retour de la guerre sociale, écrivaient : « Ce qui fait de plus en plus son chemin, c’est l’idée que l’on peut parvenir à tout bloquer sans avoir à déclencher une grève générale » [1]. Le capitalisme contemporain est organisé suivant une logique de flux que permet le libre-échange avec la liberté de circulation des marchandises. Pour des raisons liées à la rentabilité du capital, les stocks sont très faibles, voire inexistants. Empêcher la circulation des marchandises permettrait de bloquer le système. Les actions de blocage deviendraient la forme la plus efficace de la lutte des classes. « Pourquoi en effet perdre des jours en pure perte » en faisant grève ? [2]

L’analyse paraît séduisante. Elle pêche cependant par plusieurs aspects. La question qui se pose est de savoir qui bloque. Le blocage du pays était auparavant le résultat de la grève, non seulement parce qu’elle touchait des secteurs stratégiques, comme par exemple les cheminots, mais surtout parce que plus la grève s’étendait, plus l’activité économique déclinait jusqu’à la paralysie. Celle-ci relevait de l’engagement massif des salarié.es. Le schéma proposé ici est tout autre. Si les gens sont au travail, les actions de blocage des nœuds stratégiques ne peuvent concerner qu’une frange militante réduite. Si techniquement, il est toujours possible de bloquer tel ou tel point sensible à quelques centaines de personnes, l’escalade dans l’affrontement ne peut reposer sur une petite minorité qui bloque alors même que la grande masse de la population, même si elle sympathise avec ces actions, a une attitude de spectateur. De plus, si la situation devient critique, le pouvoir peut tout à fait employer les moyens qu’il a à sa disposition pour débloquer la situation.

Romaric Godin, dans un article récent de Mediapart, propose une autre stratégie, organiser « un travail plus long et plus systématique sur la société pour organiser une forme de déstabilisation permanente du système productif. L’idée est en effet de permettre l’organisation d’un mouvement de grande ampleur fondé non pas sur un "grand moment" mais, au contraire, sur une myriade d’actions déterminées et successives dans les entreprises, venant perturber la sécurité économique et cherchant à imposer en permanence un ordre du jour politique ». Il s’agirait donc d’organiser une guérilla économique, une « agitation économique permanente, précisément parce que ce qui fonde le système productif, c’est avant tout la stabilité, la prévisibilité et la confiance dans l’avenir. En frappant ici, on touche l’économie en profondeur ».

Là aussi la perspective est séduisante mais demande à être précisée. Quelles formes concrètes prendrait cette « déstabilisation permanente du système productif » : des grèves perlées, où les salariés travaillent de façon volontairement ralentie, des grèves du zèle qui désorganisent la production, des débrayages ponctuels sans préavis ? Dans tous les cas, cela suppose un fort degré d’engagement à la fois individuel et collectif. Tiendra-t-il dans la durée face à une répression patronale qui ne manquera pas de se faire sentir et si la présence syndicale est faible, voire absente ? Mais surtout, même si « les syndicats ont sans doute un rôle à jouer dans la coordination et l’entretien du mouvement », le risque est grand que chacune et chacun se retrouvent isolés dans son entreprise. Certes des assemblées générales interprofessionnelles locales peuvent réduire ce risque, mais elles ne le suppriment pas avec le spectre de l’étiolement du mouvement comme horizon.

L’expérience des gilets jaunes, avec l’occupation des ronds-points, le « mouvement des places » qui a vu le jour il y a quelques années dans nombre de pays et l’obsession du gouvernement contre les ZAD peuvent inspirer une autre solution. Il aurait peut-être été possible de tenter des occupations massives de places publiques organisées par tout ou partie de l’intersyndicale ce qui aurait changé notablement la nature de l’affrontement. Combinée avec les manifestations régulières massives, des grèves dans certains secteurs stratégiques, comme les transports, les raffineries ou les éboueurs, elle auraient permis de durcir le mouvement, de franchir ainsi un saut qualitatif dans la mobilisation et peut-être de reposer dans des termes nouveaux la question de la généralisation de la grève. Évidemment cela sortait de la stratégie habituelle du mouvement syndical et aurait nécessité une prise de risque certaine, le pouvoir n’allant pas laisser faire cela sans réagir.

Quoi qu’il en soit, même si l’on voit bien qu’il n’y a pas de solution miracle, il est clair qu’il y a une nécessité absolue de discuter des formes d’action sous peine de reproduire mouvement social après mouvement social l’incapacité à faire céder le pouvoir.

Du nouveau sous le soleil syndical ?

Une telle perspective pose évidemment la question de l’intersyndicale et de son fonctionnement. Son unité, avec l’implication de la CFDT, a été un facteur décisif de l’isolement du pouvoir et du caractère massif de la mobilisation. Cependant il serait illusoire de penser que les divergences entre organisations syndicales auraient, comme par miracle, disparu. L’engagement sans faille de la CFDT dans la lutte contre le projet du gouvernement repose, au-delà même de la question des retraites, sur le refus du pouvoir macroniste d’accorder au syndicalisme la place que la CFDT revendique, celle d’un interlocuteur privilégié avec lequel le pouvoir et le patronat négocient. La CFDT défend un syndicalisme d’accompagnement qui, face aux projets de transformation néolibérale du monde du travail et de la société, a choisi de les négocier, espérant ainsi les amender. Ainsi par exemple, la CFDT a soutenu, in fine, la loi El Khomry en 2016, se félicitant de l’avoir améliorée, alors même que cette loi constitue une régression majeure des droits des salariés.

Cette orientation suppose que le gouvernement l’accepte comme un partenaire au niveau national et soit capable de lui faire quelques concessions. Or la volonté d’E. Macron est de cantonner les organisations syndicales au cadre des relations professionnelles dans l’entreprise ou au mieux dans la branche, ce qui est pour la CFDT inacceptable car lui faisant perdre son rôle interprofessionnel. La CFDT s’était ainsi inscrite dans le projet de réforme des retraites de 2019, instaurant une retraite par points, pensant pouvoir l’infléchir sur certains aspects, notamment sur les critères de pénibilité et en lui faisant retirer l’instauration d’un âge pivot à 64 ans. Or elle avait échoué devant l’intransigeance du gouvernement. Elle avait subi le même échec au moment de la loi sur l’assurance-chômage. Dans le projet macroniste, il n’y a pas de place pour le syndicalisme, ni même pour un syndicalisme d’accompagnement et donc pour la CFDT.

C’est dans cette optique qu’il faut comprendre l’engagement de la CFDT dans le refus de la réforme des retraites de 2023. Au-delà donc de la question des retraites, l’enjeu pour la CFDT était de ne pas se laisser marginaliser par le pouvoir macroniste avec l’ambition de redevenir l’interlocuteur incontournable du pouvoir. De ce point de vue, le mouvement actuel, quelle que soit son issue, peut lui être profitable. L’affaiblissement notable du pouvoir macroniste, son isolement politique le forcent à retisser des liens avec le mouvement syndical pour l’associer aux « réformes ». La CFDT a donc aujourd’hui une opportunité de revenir dans son jeu traditionnel… après « un délai de décence » selon les mots mêmes de Laurent Berger.

De fait, c’est la CFDT qui a dirigé l’intersyndicale. Au nom de l’unité nécessaire, ce leadership a été accepté par tous, y compris par la CGT, ce qui explique au moins en partie les déconvenues de la direction sortante de la CGT lors de son congrès. Or, la stratégie mise en œuvre, pour efficace qu’elle ait été au départ, a atteint aujourd’hui ses limites. Aurait-il été possible d’en changer sans casser l’intersyndicale et provoquer le départ de la CFDT, perspective que le pouvoir attendait depuis le début ? Il est évidemment toujours très délicat de faire de l’histoire contrefactuelle. On peut simplement noter qu’un retrait de la CFDT de l’intersyndicale aurait été payé au prix fort par cette dernière puisqu’il se serait effectué sans la moindre concession du pouvoir. En fait, à partir du moment où la CFDT avait fait du retrait de la mesure d’âge le point central de l’affrontement, il lui était impossible de se dégager du cadre unitaire sans avoir obtenu une quelconque avancée sur ce point, avancée que le pouvoir lui refusait. D’où d’ailleurs ses tentatives un peu désespérées de jouer sur le vocabulaire en demandant que l’on « mette sur pause la réforme des retraites », espérant ainsi amadouer Emmanuel Macron qui n’entendait céder sur rien. Dans une telle situation, et même en cas de refus de la CFDT, une partie de l’intersyndicale – la CGT, la FSU et Solidaires – aurait pu prendre l’initiative de proposer des formes d’action complémentaires des journées de manifestations sans rompre avec le cadre unitaire. Cela aurait supposé une réflexion en amont sur les formes de lutte et un approfondissement des liens entre ces trois organisations pour remettre en cause le leadership de la CFDT. Cela ne s’est pas fait.

Les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée.

Le rapport au politique

Les rapports entre partis politiques et syndicats sont marqués par une méfiance réciproque. Sans refaire ici l’historique complexe de ces relations, il faut noter que le passé récent n’a pas permis de les améliorer alors même que la création de la Nupes, instaurant un cadre unitaire de la gauche et de l’écologie politique, aurait dû, a priori, être favorable à une relation plus apaisée. Cela s’explique assez facilement dans le cas de la CFDT qui a toujours été hostile à une gauche de rupture et n’a pas manqué toutes les occasions possibles de critiquer LFI. Cela s’explique aussi dans le cas de FO professant une indépendance sourcilleuse qui n’empêche pas les contacts discrets et les petits arrangements, y compris avec la droite. Cela est plus étonnant dans le cas de la CGT, de la FSU et de Solidaires.

On aurait pu même penser que les choses allaient bouger quand, à la fin juillet 2022, s’était mis en place un collectif regroupant les forces politiques de la Nupes, un certain nombre d’associations, la FSU et Solidaires, rejoints à la rentrée par la CGT. L’objectif de ce collectif était de voir s’il était possible d’organiser des initiatives communes contre la politique du gouvernement. Or, malgré un début prometteur marqué par la bonne volonté des uns et des autres, l’échec a été patent. Côté organisations syndicales, la méfiance traditionnelle envers les partis politiques a d’autant plus vite repris le dessus qu’elles étaient engagées dans la recherche d’une unité intersyndicale. Elles pensaient qu’il ne fallait rien faire qui puisse la mettre en danger, notamment dans les rapports avec la CFDT. Côté partis politiques, la volonté de LFI de tenir à tout prix une marche nationale le 21 janvier, présentée au départ comme la première riposte face à la réforme des retraites, ce que les organisations syndicales considéraient comme une concurrence avec leurs propres mobilisations, a empêché la tenue d’une autre initiative qui aurait pu avoir l’aval des organisations syndicales et des associations. Les « amabilités » échangées entre la direction de la CGT et les responsables de LFI ont définitivement plombé cette tentative de rapprochement.

Par la suite, les divergences sur la tactique parlementaire entre LFI et l’intersyndicale en ont rajouté dans l’incompréhension réciproque. Malgré le fait que toutes les forces politiques de la Nupee se sont alignées sur les initiatives de mobilisation de l’intersyndicale, ce mouvement social n’a pas resserré les liens entre le mouvement syndical et les forces politiques de la gauche et de l’écologie politique. Pourtant, ce qui est aujourd’hui posé est la question de l’alternative politique alors même que le pouvoir macroniste se durcit jour après jour et que l’extrême droite croit son heure arrivée. Le mouvement syndical ne peut se désintéresser de cette question et revenir au business as usual. L’urgence de la situation implique de redéfinir les rapports entre le mouvement syndical, et plus largement les mouvements sociaux et les partis politiques.

Cette redéfinition ne peut se faire que si se mettent en place des rapports d’égalité entre partis et mouvements. Trop souvent encore des partis politiques essaient d’instrumentaliser les mouvements sociaux en fonction de leurs objectifs, que ce soit au moment d’une bataille parlementaire ou pour valoriser leur existence. Les mouvements sociaux ne peuvent être les supplétifs d’aucun parti quel qu’il soit. Cependant, le refus de s’engager politiquement désarme les classes populaires alors même que la question de la construction d’une alternative politique est une question majeure. Il ne s’agit pas, comme on peut l’entendre quelquefois, de « donner un débouché politique aux luttes » – ce qui supposerait que ces dernières et la perspective politique soient extérieures l’une à l’autre –, mais de comprendre que l’existence d’une alternative politique crédible est une des conditions pour que l’espérance en une société différente infuse les mobilisations sociales en renforçant ainsi la portée. Partis et mouvements sociaux doivent s’appuyer les uns sur les autres dans une dynamique politique globale définie ensemble.

Mais les partis politiques doivent aussi comprendre que la construction d’une alternative politique exige de dépasser le strict terrain électoral pour s’appuyer sur les mobilisations sociales et citoyennes. Car ces dernières sont indispensables pour permettre que se crée la dynamique politique nécessaire au combat électoral et pour lever au moins en partie les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser devant la volonté transformatrice d’un gouvernement de gauche et de l’écologie politique. L’engagement des forces du mouvement social dans/au côté de la Nupes, engagement dont il faut trouver les formes concrètes, peut permettre de créer un front politico-social enraciné dans la société, porteur d’une alternative globale, face à un néolibéralisme qui ne renonce à rien et à une extrême droite en expansion pouvant arriver au pouvoir. Prônée déjà par un certain nombre de responsables associatifs, la création d’un tel front politico-social ne résout évidemment pas d’emblée tous les problèmes, et ils sont nombreux, qui font obstacle à la victoire d’un projet de transformation sociale, écologique et démocratique. C’est cependant une des conditions pour les résoudre.

 Pierre Khalfa

Notes

[1] Pierre Dardot et Christian Laval, Le retour de la guerre sociale, in Tous dans la rue, Seuil, janvier 2011. Dans la citation, le mot en italique est le fait des auteurs.

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, ibid.

 

   publié le 27 avril 2023

4 tribunes par les 4 composantes de la NUPES

sur www.regards.fr

Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.

 

 

 

TRIBUNE. Vive les fraises !

Par Sandrine Rousseau

Les premières fraises arrivent. Elles sont belles, annonciatrices du printemps, des retrouvailles des amis et de la famille. Rien qu’à l’évocation de leur belle couleur rouge, du vert intense de leur collerette, nous salivons. C’est le goût sucré du bonheur. L’hiver est passé, la nature reprend vie, les bourgeons apparaissent. Le printemps sera fleuri, multicolore. Sur les arbres fruitiers, les premiers pétales roses s’aventurent timidement en dehors de leur coque. Ils découvrent le bruit du monde. Bientôt ces pétales feront une fleur. Nous compterons alors les fleurs écloses comme autant de promesses de fruits à récolter dans quelques semaines. Après celui des fraises viendra le temps des cerises.

Il y avait une fête de la fraise à Salon-de-Provence. Un député macroniste y est allé. Le chahut qu’il y a rencontré l’a obligé à en partir prématurément. Le ministre de l’Éducation nationale a lui aussi été sous bonne escorte à son arrivée à Lyon lors de son dernier déplacement, le même comité d’accueil l’attendait à Paris à son retour. La ministre de la Culture a dû écouter les prises de parole de manifestants aux Molières. La liste est longue des empêchés parmi les proches de Macron.

C’est que rien ne se passe comme prévu pour ces mêmes proches. Le peuple français a décidé de ne pas passer à autre chose. Même quand le Président leur parle en bras de chemise, comme disait ma grand-mère, le peuple ne se laisse pas impressionner par les démonstrations communicantes, les éléments de langages. Il veut vivre. Et cette envie de vivre est irrépressible. Faut dire qu’elle prend racine loin. Elle est née des semaines d’enfermement et des mois de peur du covid. Elle est née de ces interrogations lors des apéros Zoom : à quoi cela sert ce que l’on fait ? Quelle utilité de se casser le dos ? Et si on faisait autre chose ? Si on faisait différemment ? Tout le monde n’a pas déménagé en campagne après le confinement mais tout le monde a fait un bilan de sa vie. Ce qui lui plaisait et ce qui ne lui plaisait pas. Il ne faut pas laisser le peuple réfléchir au capitalisme libéral, faute de quoi il s’aperçoit de l’absurdité de ce monde.

« Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. La guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part. »

C’est pour cela qu’il ne s’agit pas de manifestations comme les autres. Là l’erreur du macronisme. Peut-être au fond parce que le macronisme n’est rien d’autre qu’une doctrine économique, libérale. Pas d’humanisme, pas de société, pas de planète. Juste des travailleurs à remettre au travail, à continuer à faire travailler ou à obliger à travailler. Pas de planète, juste des ressources, avec des cours mondiaux, des hausses et baisses de prix et des « ajustements » à réaliser pour que les offres correspondent aux demandes.

Ce qui se produit dans la société actuellement n’a rien à voir avec les mouvements sociaux précédents. Ce que nous connaissons là est un souffle de révolution. Alors comment la faire vivre et surtout aboutir ?

Et avant d’en arriver aux pistes de solution, posons ceci : le chemin que prend un peuple pour s’émanciper est par nature inconnu. Impossible à prévoir et à anticiper. Pour ma part, je ne crois pas trop à une révolution faite de barricades, de deux clans face à face, mais peut-être que je me trompe. Je crois plutôt en une désobéissance révolutionnaire. Quelque chose de plus radical et fluide, comme dirait Réjane Sénac. Quelque chose d’insaisissable parce qu’imprévisible, fait d’initiatives ici et là, et non d’un grand mouvement organisé, mené par un ou plusieurs leaders. Les éboueurs et leurs poubelles, les gens et leurs casseroles, les maraîchers et leurs fraises, les cheminots et leurs trains, les étudiants et leurs cagoules… Je ne pense pas davantage qu’il y aura une convergence des luttes. Tout cela est bien trop monobloc pour les temps qui arrivent. Le vent qui souffle est tourbillonnant. Dès lors comment le saisir ?

Déjà en ne lâchant rien de la lutte institutionnelle. Le groupe LIOT a déjà déposé une proposition de loi d’abrogation de l’article 7 de la réforme des retraites. Elle sera débattue le 8 juin prochain. Tiens d’ailleurs, qui aurait pu prévoir qu’un député issu d’une vieille famille aristocrate, au sein d’un groupe centriste, soit un gravier dans la chaussure du pouvoir ? Radical et fluide, aristocrate et ouvrière, la quête de sens est aujourd’hui universelle. Elle est surtout anti-économie de marché. Car quel est le fil qui relie les éboueurs et l’aristocrate, les opposant·es aux bassines et les étudiant·es ? La quête de respect. Que ce respect soit celui des institutions comme celui des personnes, de la planète ou de nos communs. Peu importe, ce que nous demandons est du respect. Pas que l’économie règle nos vies.

D’autres groupes parlementaires prévoient aussi des actions, des propositions de loi, d’abrogation ou des motions de censure. Peu importe au fond, la guérilla de la rue se retrouvera à l’Assemblée et rien ni personne ne pourra l’arrêter. Nous ne passerons pas à autre chose. Nulle part.

Sur le plan institutionnel donc, deux options : le renversement du gouvernement et l’abrogation de la loi. Et pourquoi pas les deux en même temps. Elles seront belles et bonnes les fraises accompagnées de crème ! Ces deux options sont possibles. L’abrogation de la loi dépendra du courage des Républicains. En ont-ils ? Telle sera la question. Mais parions que plus les député·es seront empêchés d’aller aux fraises, plus les certitudes de certain·es trembleront. Or, il en faut quelques-uns, pas tous, juste une poignée pour que la loi tombe. Ils nous avaient vendus les avancées sociales de la loi pour la voter, mais elles ont toutes été retirées par le Conseil constitutionnel. Il ne reste plus que le squelette libéral de cette réforme. Alors le bruit des casseroles peut réussir à les convaincre, dès lors qu’il est suffisamment fort pour couvrir les voix des attraits ministériels. Une motion de censure elle aussi peut passer dans la foulée. Gageons que le 8 juin sera une journée importante.

Tout ne se passera pas à l’Assemblée. La Rue et l’Assemblée doivent danser ensemble une sorte de tango démocratique. Multiplier les initiatives, danser, chanter, empêcher, mobiliser, marcher, casseroler, manifester, occuper, planter, piquer… peu importe la forme, du moment qu’il y ait l’ivresse d’une réforme empêchée, d’un ordre économique menacé.

Mon dernier mot ira à l’extrême droite : nous n’attendrons pas quatre ans, Marine Le Pen, pour que vous vous serviez du mouvement social comme un parasite sucerait le sang du bétail, pour votre seule ambition. Nous ne céderons pas un pied dans cette bataille, nous la mènerons tous les jours, toutes les heures, jusqu’au retrait de la réforme et la pensée d’une autre société. Rentrez votre sourire carnassier, la France est en train de se réveiller et elle ne vous appartient pas. Nous ne lâcherons rien parce que nous voyons apparaître sur les arbres les bourgeons des cerisiers et le rouge et vert des fraises gorgées de sucre.

Vive la France, vive les fraises !

 Sandrine Rousseau


 


 

TRIBUNE. Les barricades n’ont que deux côtés

Par Antoine Léaument

Le peuple français est entré en révolution citoyenne. La réforme des retraites et l’attitude autoritaire de Emmanuel Macron catalysent un processus commencé il y a 20 ans. En 2002, l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen signalait une cassure : l’abstention record et le vote pour un candidat perçu (à tort) comme « antisystème » signalaient un ras-le-bol. L’écrasement du vote de 2005 par le traité de Lisbonne de 2007, la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy en 2010 et la trahison par François Hollande du mot d’ordre « Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ont été autant d’étapes de plus vers une forme de rejet de « la » politique conçue comme un bloc homogène. En 2017, le score de Jean-Luc Mélenchon et celui d’Emmanuel Macron ont été un coup de tonnerre dégagiste.

 Pourtant, Emmanuel Macron n’a rien changé après son élection. Il a aggravé la crise démocratique et est lui-même devenu la cible du dégagisme. Par l’affaire Benalla, par la suppression de l’ISF, par la taxe carbone et par son arrogance (« Qu’ils viennent me chercher »), il a mis le feu aux poudres. En 2018, la réponse populaire a été le mouvement des gilets jaunes. Né d’une question sociale, il a débouché sur une multiplication des revendications : sociales, écologiques et, surtout, démocratiques avec notamment la question du référendum d’initiative citoyenne (RIC).

La crise des retraites s’inscrit dans cette histoire longue à laquelle s’ajoute une crise sociale. L’augmentation des prix et la stagnation des salaires pour les uns ; les cadeaux fiscaux et les super-profits pour les autres. Alors quand, après avoir fait 8 milliards de cadeaux aux riches cet hiver, Emmanuel Macron a décidé au printemps de faire travailler tout le monde deux ans de plus pour économiser 12 milliards, la goutte d’eau a fait déborder le vase. La crise sociale s’est muée en crise politique.

Face à Emmanuel Macron, l’unité syndicale a conduit au plus grand mouvement social des soixante dernières années. À l’Assemblée, la résistance des députés Nupes a été entendue hors des murs de l’hémicycle. La réponse du Président à cette opposition populaire et parlementaire a été l’arrogance et la force. 49.3, promulgation expresse, violences policières, arrestations arbitraires : tout l’appareil répressif de la Cinquième République a été mis au service du pouvoir. Cela en a augmenté le discrédit.

« Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise. »

Dès lors, la situation de blocage politique est devenue évidente aux yeux du grand nombre. La contestation de la réforme a évolué vers celle du Président et de la Cinquième République. Depuis la Marseillaise des députés insoumis face au 49.3, la contestation a pris de nouvelles formes. Manifestations spontanées, d’abord. Casserolades permanentes contre l’exécutif, désormais. L’allocution d’Emmanuel Macron a mis de l’huile sur le feu.

À cette heure, le pouvoir macroniste n’a jamais été aussi isolé et discrédité. Qu’on en juge par ces sondages : 72% des Français sont « mécontents » d’Emmanuel Macron. 47% sont même « très mécontents ». Le discrédit du Président est tel que 56% des Français comprennent les insultes contre lui puisque « sa politique et sa façon de s’exprimer provoquent une très forte colère ». Dans le détail, 79% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon, 72% des électeurs de Marine Le Pen et 65% des abstentionnistes partagent cet avis. Ce signal doit être analysé et compris. La colère est unanime contre Emmanuel Macron, des quartiers populaires aux zones rurales en passant par les centres-villes. Bref : c’est l’heure des caractères.

Vouloir « normaliser » cette période, penser que le mouvement social va s’arrêter, s’y préparer plutôt que de l’encourager et lui donner de la force, c’est commettre la même erreur que Marine Le Pen. En renvoyant aux élections « dans quatre ans », en niant le mouvement social et en participant aux diversions du pouvoir, elle gagne un transfert de voix depuis Emmanuel Macron mais s’affaiblit dans les milieux populaires. Elle s’installe en cheffe de la droite extrémisée.

Face à cette situation, que faire ? Que doit faire la Nupes ? Que doivent faire les insoumis ? Ne rien lâcher. Épouser la mobilisation. L’aider par tous les moyens, y compris parlementaires. Et, surtout, travailler à l’unité du peuple. Combattre tout ce qui divise, à commencer par les propos racistes du gouvernement. Car aux yeux du peuple, quand c’est l’heure du combat, les barricades n’ont que deux côtés. Personne n’aime les tireurs dans le dos. Marine Le Pen ne le sait pas encore. Elle s’en rendra bientôt compte.

Aux insoumis, je dis : soyons à la hauteur du moment ! L’insoumission n’est pas qu’un mot. C’est un mode de pensée. Et un programme d’action.

 Antoine Léaument


 


 

TRIBUNE. Il y a de l’espace pour la gauche

Par Jérôme Guedj

Nous traversons le conflit social le plus long et le plus massif depuis 1968. Il oppose le monde du travail – et singulièrement celui de la France des sous-préfectures – et un Président qui se cramponne à un agenda libéral suranné et à la force exorbitante dont dispose l’exécutif sous la Cinquième République. Les tenants de la « fin du cheminement démocratique » comme ceux de « l’insurrection inéluctable » font une même erreur. Ils s’imaginent être à la conclusion d’une séquence, alors que nous sommes au début d’un nouveau chapitre. Les législatives ont été l’aube d’un grand mouvement de contestation du libéralisme. La mobilisation contre la réforme des retraites se présente comme l’aurore d’un monde nouveau, débarrassé des vieilles lunes du macronisme.

Et si la lutte est intense, la France n’est pas au bord du chaos insurrectionnel. Les poubelles brulées des métropoles ne sont pas représentatives de la force tranquille qui s’est levée depuis janvier. Sa spécificité réside au contraire dans son calme, son nombre (3,5 millions de manifestants dans les rues à deux reprises), sa régularité (déjà 12 grandes journées de mobilisation) et son universalité (métropoles et sous-préfectures, employés et étudiants, fonctionnaires et salariés).

Cette mobilisation est profondément démocratique car éminemment pédagogique. Les grèves et les marches populaires sont la dramatisation d’un dialogue entre la majorité sociale et le pouvoir. Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée nationale. La remise en cause du fait majoritaire lors des élections législatives était porteuse d’un message clair au président de la République : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives. Depuis janvier, l’immense mobilisation sociale se présente comme un acte de pédagogie à l’encontre de l’exécutif.

Nous sommes aux prises avec une double incertitude – politique et institutionnelle – mais la bonne nouvelle est que la gauche évolue sur un terrain favorable.

« Le peuple a fait deux choix successifs décisifs : reconduire Emmanuel Macron et le mettre en minorité à l’Assemblée. Aussi, ce n’est pas l’exécutif qui a loupé la pédagogie de sa réforme, c’est le pouvoir qui n’a pas compris le message des législatives : la poursuite de l’agenda libéral n’est pas la solution. »

Avec la réforme des retraites, le Président a fait passer sa « réforme totémique » mais il a perdu une bataille politique : son bloc si compact depuis 2017 commence à s’effriter. C’est un fait nouveau. Le macronisme n’a plus de dynamique. Cela crée une double incertitude, sur le terrain institutionnel et politique.

Le Président veut apparaître comme « un réformateur inflexible », un nouveau « Thatcher ». Sur les retraites, après la validation par le Conseil constitutionnel et la promulgation de la loi, l’incertitude est toute relative. Il reste le deuxième RIP (réponse le 3 mai) et le vote éventuel d’une loi d’abrogation. Toutefois, cela n’épuise pas l’incertitude institutionnelle. La Cinquième République n’est pas conçue pour une telle majorité relative – encore moins depuis la révision de 2008 qui limite l’usage du 49.3. Sans coalition avec Les Républicains, le gouvernement est soumis à un « parlementarisme de fait » incompatible avec la verticalité d’Emmanuel Macron, lequel perd de plus en plus d’influence avec le temps qui passe. L’éventualité de la dissolution reste posée.

L’incertitude politique sur les gagnants de ce moment est bien plus forte que l’incertitude institutionnelle. L’extrême droite serait renforcée et la gauche stagnerait. Cela pose une question stratégique fondamentale : comment la gauche peut ne pas gagner du terrain alors que 70% des actifs sont d’accord avec elle et qu’elle s’est autant mobilisée ? Nous devons nous questionner, mais ne pas céder au fatalisme. Si les oppositions grandissaient sur le terrain identitaire, la gauche aurait perdue d’avance. Or, l’opposition progresse sur le terrain de la justice sociale et de la reconnaissance du monde du travail. Sur ce terrain, il y a de l’espace pour la gauche. Pour l’occuper, nous devons construire une force qui canalise la contestation et la transforme en une espérance pour la majorité sociale. Une chose est sûre, c’est que la lutte n’est jamais vaine : « Elle éduque, elle aguerrit, elle entraîne et elle crée », pour reprendre le mot de Victor Griffuelhes sur la grève. À nous d’écrire la nouvelle page du jour qui se lève.

 Jérôme Guedj


 

 


 

TRIBUNE. L’intersyndicale a beaucoup à nous apprendre

Par Ian Brossat

Comment caractériser la situation politique actuelle et quel horizon politique au-delà du retrait de la réforme ? On a posé la question aux membres des quatre partis de la Nupes.

Rude exercice que celui qui consiste à dresser aujourd’hui le bilan des trois mois intenses qui viennent de s’écouler. Pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la bataille des retraites n’est pas terminée, n’en déplaise au président de la République qui voudrait refermer cette « séquence » comme on termine la première saison d’une série. La mobilisation se poursuit, elle prend des formes nouvelles avec les « casserolades », les manifestations de colère qui accompagnent toutes les sorties publiques des figures de la Macronie...

Ensuite, la situation est difficile à résumer précisément parce qu’elle est traversée de contradictions multiples. D’une part, une intersyndicale unie, des mobilisations gigantesques rassemblant des millions des travailleurs, des grèves massives – malgré le sacrifice que représente une journée de salaire perdue dans cette période d’inflation galopante – et surtout le soutien constant et encore inentamé des Français. Tout cela est bel et bien réel. Nous ne l’avons pas rêvé. Nous l’avons fait. Collectivement.

« La France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné. »

D’autre part, un gouvernement qui a choisi jusqu’à présent de rester droit dans ses bottes, balayant d’un revers de main la colère populaire. Il a usé de tous les outils les plus autoritaires qui sont à sa disposition : du 49.3 à la répression policière sur les manifestants en passant par les maires mis à l’index par les préfets pour avoir osé afficher leur soutien à la grève sur le fronton de leur mairie. En conclure que la mobilisation a été un échec serait trop rapide. Parce que la France n’est plus tout à fait la même à l’issue de ces trois mois. Les idées de justice et de solidarité ont gagné du terrain. Pour le dire en quelques mots : ils ont d’ores et déjà perdu. Nous n’avons pas encore gagné.

C’est donc cette perspective de victoire qui doit nous occuper. Gagner sur les retraites et conquérir le pouvoir demain. La question est d’autant plus vive que nous ne sommes pas seuls dans ce combat face à la Macronie. L’extrême droite attend son heure. Et elle sait que la colère sans espoir, c’est de l’or en barre pour elle. C’est donc à nous – à la gauche dans sa diversité – qu’il revient de redonner de l’espoir.

De ce point de vue, l’intersyndicale a assurément beaucoup à nous apprendre. Sur trois points au moins.

  • Premièrement, par sa capacité à faire l’union sans écraser personne, à bâtir l’unité dans le respect de chacune de ses composante. Et pourtant, ce ne sont pas les différences qui manquent.

  • Deuxièmement, par sa capacité à mobiliser massivement dans les sous-préfectures autant que dans les grandes métropoles.

  • Troisièmement, en faisant la démonstration qu’il est possible de rassembler une très large majorité de notre peuple autour des enjeux du travail : sa place dans nos vies, sa rémunération, son sens...

Nous rassemblons aujourd’hui un Français sur quatre. C’est le score de la Nupes aux dernières législatives. C’est celui qu’on nous prête si des élections avaient lieu demain. L’intersyndicale, elle, rassemble trois Français sur quatre. C’est dire que nous avons une marge de progression conséquente.

J’ajouterais un élément. La victoire, cela suppose la capacité à rassembler une majorité. Les institutions actuelles font que les élections présidentielle et législatives sont des scrutins à deux tours. Chacun le sait – et cela peut relever de l’évidence – mais j’y insiste. Car l’enjeu n’est pas seulement d’arriver au second tour, mais de le gagner. Longtemps, les duels face à l’extrême droite étaient quasi systématiquement couronnés de victoire. Les dernières législatives l’ont prouvé : ce n’est plus le cas. La qualification au second tour est une condition nécessaire de la victoire, mais pas suffisante. Il nous faut donc montrer dès le premier tour un visage suffisamment rassembleur pour être capables de gagner au second.

De tout cela, parlons ensemble. Débattons. Sans caricatures ni faux semblants. C’est ainsi que nous avancerons ensemble et que nous créerons les conditions des victoires d’aujourd’hui et de demain.

 Ian Brossat

 

   publié le 22 avril 2023

En arrière-plan du mouvement social,
la crise de la gauche persiste

Mathieu Dejean sur www.mediapart.fr

Malgré son engagement contre la réforme des retraites, la gauche peine à apparaître comme le débouché naturel à la crise. Une situation qui préoccupe intellectuels et responsables de partis, pour qui les « 100 jours » fixés par Macron sont marqués du sceau de l’incertitude.

« Ambiguë », « incertaine », « équivoque » : les cadres des partis de gauche rivalisent de prudence pour décrire la situation politique et sociale du pays. D’un côté, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites a, sur le papier, essuyé revers sur revers : la loi est passée, le Conseil constitutionnel l’a validée, elle a été promulguée, Emmanuel Macron a parlé, en espérant tourner la page.

De l’autre, le pouvoir sort ostensiblement affaibli de la séquence : ses mensonges ont été révélés, il a été contraint de contourner le vote de l’Assemblée nationale, il fait face à un mouvement social massif et tenace, et le président de la République comme ses ministres ne peuvent plus se déplacer sans provoquer un concert de casseroles.

Dans ce contexte, les notions de « victoire » et de « défaite » sont relatives. Les dirigeants de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) attendent beaucoup de l’échéance du 1er mai, fixée par une intersyndicale toujours soudée, pour faire une nouvelle fois la démonstration de l’illégitimité des politiques décidées par le chef de l’État, et signifier à ce dernier que le chapitre n’est pas clos.

Une éventuelle validation de la deuxième demande de référendum d’initiative partagée (RIP) par le Conseil constitutionnel, le 3 mai, ouvrant une campagne de neuf mois pour recueillir les signatures de 4,8 millions d’électeurs et électrices, pourrait donner un sursis institutionnel aux contestataires. De même que la proposition de loi déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot) demandant l’abrogation de la réforme, qui pourrait être examinée le 8 juin.

Mais la gauche partisane aura bientôt épuisé son stock de recours légaux pour éviter cette réforme. Toute l’énergie qu’elle a déployée pour appuyer le mouvement social, dans l’arène parlementaire comme dans celle des luttes – apport aux caisses de grève, ronde des commissariats, présence aux piquets de grève –, n’a pas suffi.

Une gauche engagée mais sans prise

Dès le mois de janvier, la gauche voyait pourtant dans la bataille des retraites une occasion historique : celle de s’affirmer comme l’alternative politique à un pouvoir minoritaire. « Si ça marche, ça sera une victoire de la gauche sociale. En revanche, si la réforme passe crème, ce sera dépressif pour nous », anticipait le député socialiste Jérôme Guedj à la mi-janvier. « Les doutes sur la Nupes peuvent être vite balayés si on mène cette bataille ensemble et qu’on la gagne », abondait son homologue de La France insoumise (LFI) Sarah Legrain. 

Depuis, de la quasi-scission du Parti socialiste (PS) aux coups de boutoir du secrétaire national du Parti communiste français (PCF) Fabien Roussel contre la Nupes, en passant par la crise interne de LFI et la faiblesse structurelle d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), les doutes persistent. Les opposant·es à la coalition de gauche se sont même saisi·es des résultats de la législative partielle en Ariège – dont il est pourtant impossible de tirer des conclusions nationales – pour instruire son procès.

« Ce qu’a révélé la séquence, c’est que la Nupes reste un espace politique insuffisamment structuré et unitaire », déplore Alain Coulombel, membre du bureau exécutif d’EELV, qui regrette qu’elle en soit restée au stade d’une simple « coalition parlementaire ». La Nupes pourrait ainsi se présenter divisée aux élections européennes de 2024, fermant la parenthèse de son existence : « On est loin d’exprimer un projet cohérent, alternatif, avec des équipes qui travaillent ensemble sur les territoires, c’est ce qui me fait peur », ajoute l’écologiste.

C’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès.

Sur la même ligne, l’économiste Maxime Combes, longtemps militant à Attac, regrette l’abandon du parlement de la Nupes, censé faire du liant entre mouvements sociaux et politiques : « Comme il n’existe plus, le seul endroit où la Nupes existe [l’intergroupe parlementaire – ndlr] n’est pas visible de l’extérieur, ça ne donne donc aucun exemple à suivre au niveau local. »

Le coordinateur des espaces de LFI, Manuel Bompard, a beau appeler à installer « des assemblées de la Nupes dans chaque circonscription ou au niveau des communes » et à rendre « possible l’adhésion directe », l’acte 2 de la coalition, tant annoncé depuis des semaines, peine à démarrer.

Mais la crise de la gauche est même plus profonde que cela. Quand bien même la Nupes serait plus structurée, l’idée selon laquelle la gauche apparaîtrait mécaniquement comme le « débouché politique » du mouvement est, selon le politiste Rémi Lefebvre, « irréaliste ». « C’est un raisonnement du vieux monde, dit-il. Même si, dans le débat sur le travail, l’agenda politique était placé idéologiquement à gauche, c’est un mouvement qui a été fondamentalement apartisan, c’était d’ailleurs la condition de son succès. »

Cette caractéristique n’est pas propre à la mobilisation contre la réforme des retraites. Elle est commune à de nombreux mouvements sociaux depuis vingt ans qui, sous l’effet des alternances politiques et des déceptions en cascade qu’elles ont provoquées, ont pris leur distance vis-à-vis de la politique institutionnelle. Cette autonomisation s’est vérifiée, par exemple, à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes », qui n’a pas trouvé de traduction politique.

La fin d’une époque

Dès lors, partant de cette hétérogénéité idéologique et sociale nouvelle de la sphère protestataire, le pari que la gauche pourrait remporter la mise est audacieux. « Les réflexes des Trente Glorieuses selon lesquels il y aurait un débouché naturel aux mouvements sociaux à gauche ne sont plus opératoires : si on veut vraiment donner un débouché politique, il faut réfléchir aux médiations sociales, intellectuelles, culturelles, entre les frustrations accumulées dans ces mouvements et un programme qui apporte des éléments positifs dans une campagne électorale. Or cette pensée des médiations reste largement à élaborer », estime le politiste Laurent Jeanpierre.

À l’occasion des congrès respectifs des partis de gauche, qui se tenaient pour certains en même temps que le mouvement contre la réforme des retraites, le hiatus entre les préoccupations exprimées dans la rue et les orientations programmatiques qui devaient y être décidées est apparu très clairement.

« Ce qui est le plus frappant, c’est le contraste entre le mouvement social unitaire, digne, sérieux, inventif, capable de se rénover et de se reformuler à chaque fois, et une gauche plus encline à cultiver son jardin, voire à montrer ses divisions sur les choix stratégiques », critique l’économiste Maxime Combes. Or, selon lui, le mouvement a pris un tournant, en passant d’un conflit social à une crise de régime qui exige une réponse politique. « Mais où sont les initiatives politiques ? », questionne-t-il.

De fait, LFI campe sur la position qu’elle a adoptée pendant la bataille parlementaire, et qui fait partie de son ADN. En incarnant un « pôle de radicalité » – y compris dans le style – sur le socle programmatique de la présidentielle, elle pense capter une partie de la colère sociale et ainsi permettre la « révolution citoyenne ». Le 11 avril, devant une trentaine de député·es et de collaboratrices et collaborateurs insoumis à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon félicitait ses troupes dans ce sens, validant la stratégie du conflit et jugeant que le mouvement insoumis devait miser sur l’action pour faire revenir le bloc des abstentionnistes aux urnes.

À l’heure de faire un premier bilan de la mobilisation contre la réforme des retraites, le député LFI Paul Vannier confirme cette analyse, en y ajoutant une dose de triomphalisme : « On a infligé une défaite politique majeure à Macron sur le front parlementaire : ils n’ont pas réussi à faire voter cette réforme. Et je suis très serein sur la Nupes : nous sommes en train de remporter une victoire politique, la Macronie s’effondre, la question de l’alternative se pose. »

Mais à cette question posée, les réponses à gauche divergent. Si tous, au sein de la Nupes, s’accordent sur la nécessité d’une dose de radicalité, certains plaident pour abandonner un registre parfois qualifié de « populiste de gauche » et jugé repoussoir pour une partie de l’électorat. Les mêmes plaident pour un fonctionnement plus démocratique.

Pour le politiste Philippe Marlière, qui fait partie de ceux-là, il convient de faire renaître une « social-démocratie de gauche ». « La gauche est dans une impasse parce que son pôle dominant est populiste, alors que le moment populiste est passé en Europe, dit-il. Pour gagner dans un cadre libéral démocratique, dans un régime capitaliste, il faut renvoyer une image de crédibilité et de compétence politique. Le malheur de la gauche française, c’est que les partis préfèrent sauvegarder leur pré carré dans la défaite, plutôt que de participer d’un projet collectif en faisant des compromis, à commencer par LFI. »

C’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait. Chloé Ridel, porte-parole du PS

De plus, l’absence d’un leadership incontesté au sein de la Nupes n’arrange pas ses affaires. « Maintenant que tout le monde est conscientisé sur le caractère tout-puissant de l’exécutif par rapport au Parlement, et sur le fait qu’on peut se faire brutaliser en toute légalité, c’est le moment de faire des propositions pour régler la crise démocratique. Mais comme il y a un vide de leadership, rien ne se fait », observe la porte-parole du PS Chloé Ridel.

Par contraste, la situation du Rassemblement national (RN) a de quoi faire pâlir la gauche : son leadership est incontesté, sa candidate pour 2027 toute trouvée, son groupe ne souffre d’aucune division, et sa nature d’extrême droite a été largement relativisée, par des intellectuels comme Marcel Gauchet dès la présidentielle, et désormais par une partie de la majorité présidentielle.

« On a récusé à toute force chaque argument du pouvoir, mais ça invisibilise le RN, qui avance à bas bruit comme au moment des législatives. Je pense qu’il n’y a pas eu assez d’analyse sur l’espace médiatique et sur le positionnement du RN », pointe l’historienne Ludivine Bantigny.


 

Concernant le leadership de la gauche, Jean-Luc Mélenchon a récemment semblé donner un coup de pouce à François Ruffin dans un message sur Twitter commentant un sondage qui plaçait le député picard au second tour de la présidentielle. Si personne n’y voit la désignation de son successeur à l’élection présidentielle, certains veulent toutefois « saisir la balle au bond » pour accélérer ces discussions et l’approfondissement de la Nupes, à l’instar de la députée écologiste Sophie Taillé-Polian. 

« C’est une très bonne nouvelle que Jean-Luc Mélenchon pose lui-même la question de la pluralité de personnalités pour nous représenter, affirme-t-elle. L’acte 2 de la Nupes ne peut pas se passer dans un conclave indéfini. Si on tourne autour du pot trop longtemps, ça risque de créer une dynamique négative : il faut renouveler le programme sans en changer la philosophie générale, aller plus loin dans sa crédibilisation, donner des priorités. Ce sont des débats importants. »

À lire aussi l’interview de François Ruffin publié le 25 mars sur ce site (ruvrique « les articles »)

D’autant plus importants que si la mobilisation se solde par une défaite, la colère pourrait prendre une tournure amère. « Quand la colère est sans espérance, sans imaginaire alternatif, ça produit du ressentiment qui, historiquement, ne nourrit pas la gauche mais l’extrême droite. Pour moi, la clé est là », conclut l’historien du communisme Roger Martelli.

   publié le 16 avril 2023

Un tournant dans le mouvement

Etienne Balibar (philosophe) sur https://blogs.mediapart.fr

Après la promulgation de la loi de "réforme" des retraites par Emmanuel Macron, le mouvement de résistance à ce coup de force légal ne s'arrêtera pas. Mais il est à un tournant. Quelles propositions peut-on formuler pour contribuer à son élargissement en face de la violence du pouvoir? Quel modèle de démocratie préfigurent-elles à l'encontre du présidentialisme autoritaire comme du néofascisme?

(la mise en gras de certains passages sont le fait du site 100-paroles.fr)

J’écoute attentivement, depuis ce matin[1] : l’indignation, la rage, l’inquiétude, la détermination, les propositions, les dissonances et les points d’accord…

Nous sommes clairement arrivés, après la décision de cette nuit, à un nouveau tournant du mouvement, après celui qui avait suivi l’utilisation du 49-3. On verra dans les prochains jours, je ne sais pas ce qui va se passer, mais sûrement le 1er Mai sera le test du rapport des forces entre les deux camps, celui du président des riches et celui du peuple des travailleurs et des contribuables.

L’appareil d’Etat, dont fait très clairement partie le Conseil Constitutionnel, a fait bloc autour de la loi antipopulaire, témoignant chaque jour de plus de surdité, plus d’arrogance, plus d'arbitraire, plus de brutalité. Mais le mouvement, quant à lui, s’obstine, il ne se décourage pas malgré le temps qui passe et les sacrifices plus lourds à porter chaque jour. Il est fort mais il a aussi des faiblesses. Il découvre la nécessité de se relancer sur la durée et de s’élargir.

C’est un mouvement qui a une signification de classe aveuglante, touchant toutes les générations, les salariés, les retraités, les chômeurs, les précaires, les sans-papiers, les étudiants, les jeunes et moins jeunes des quartiers, les hommes et les femmes dont toute la vie est en jeu à travers la question des retraites. Non sans « contradictions au sein du peuple », comme disait Mao - des contradictions qu’il importe de discuter et de surmonter. Mais convergeant avec d’autres oppositions au monde actuel : en particulier le mouvement écologiste de base, en « soulèvement » pour un avenir vivable dans cette société et sur cette terre. J’ai proposé ailleurs de parler d’une insurrection de masse, pacifique et démocratique.[2]

En effet la question de la démocratie est au cœur du mouvement. Ce qui est à l’ordre du jour : sa défense contre l’illibéralisme qui va partout gagnant du terrain en Europe et dans le monde, contre l’autoritarisme gouvernemental et l’instauration d’un état d’exception permanent au service de l’oligarchie financière. Mais c’est aussi sa refondation, par-delà les limites devenues manifestes d’un parlementarisme soi-disant « rationalisé », c’est-à-dire corseté, réduit à l’impuissance, délégitimé et même ridiculisé – ce qui ne va pas sans danger. D’autres circonstances historiques l’ont démontré.

Il s’agit de refonder la démocratie sociale : le socle de droits fondamentaux acquis historiquement dans les luttes, la légitimité des « corps intermédiaires » ou des contre-pouvoirs en face de l’Etat (mais aussi en son sein, dans les administrations publiques), les valeurs de solidarité interprofessionnelle et intergénérationnelle comme seul principe d’organisation et de gestion de la sécurité sociale. Pour aller dans ce sens, on va maintenant pouvoir compter sur un retour en force du syndicalisme, marqué par l’unité d’action, la détermination, la responsabilité, la qualité de ses dirigeants, qui exerce aujourd’hui de facto une fonction politique, non pas comme un retour au « corporatisme », mais comme un levier d’avenir, implanté dans la « société civile ». C’est cela que Macron, à la Thatcher, voudrait casser pour de bon, en cachant mal son exaspération devant l’obstacle qu’il a rencontré. Il faut que ce soit lui qui s’y casse les dents, sans que pour autant l’extrême droite tire les marrons du feu.

Ni Macron ni Le Pen, tel est bien le sens profond du mouvement qui s’est développé autour des syndicats français refusant la « réforme » des retraites. Il n’a jamais quitté l’esprit des manifestants des trois derniers mois et de ceux qui les appellent à occuper la rue semaine après semaine.

Démocratie sociale, mais plus généralement démocratie conflictuelle, militante, que je propose d’appeler « oppositionnelle » (en souvenir d’un livre important de la « théorie critique » allemande)[3]. En effet il n’y a pas de citoyenneté active sans débat, sans controverse, sans conflit dans l’espace public, inventant ses propres règles et donc sans limites préétablies. Mais non sans responsabilité, car il y a évidemment des risques. Le conflit n’est pas la guerre civile, dont certains gouvernements seraient plutôt les fauteurs. Mais il n’est pas non plus la domestication, la canalisation des luttes et de la liberté d’expression sous le contrôle de l’exécutif et la surveillance de la police, restreignant par avance l’espace terrien, urbain, juridique, professionnel, des contestations. Même l’ordre public dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) proclame qu’il ne faut pas le « troubler » (article 10), ne s’identifie pas à un régime d’autorité, imposé d’en haut. L’Etat démocratique n’en est que le garant, qui a lui-même besoin d’être constamment contrôlé dans son action. En dernière analyse ce sont les citoyens qui sont juges et partie prenante à la fois, donc ce sont eux qui devront faire face aux conséquences éventuellement indésirables de leurs actes.

D’où, me semble-t-il, un double impératif de notre actualité :

D’abord et avant tout il faut restaurer, élargir, garantir légalement et constitutionnellement les libertés individuelles et collectives, la sûreté des citoyens, les droits civiques à commencer par celui d’association et de manifestation. Et donc il faut que soient abrogées les lois discriminatoires et liberticides comme la loi contre le « séparatisme », et que soit démantelé, interdit dans ses moyens et dans sa mise en œuvre l’instrument de répression militarisé qui s’est construit au cours des dernières décennies et qui se renforce tous les jours de façon monstrueuse, celui qui piétine, qui blesse et qui tue. La voilà, la guerre civile ! Ces exigences ne doivent plus quitter le premier plan, elles doivent mobiliser toutes nos ressources expressives, militantes, juridiques, représentatives.

Ensuite, il faut élargir la base du mouvement de masse, diversifier ses composantes, en tenant compte des modes de lutte qu’invente chaque groupe social, mais en recherchant les formes les plus unitaires, les plus démocratiques elles-mêmes, à la fois librement autogérées et potentiellement majoritaires dans le pays. Pas de limites, donc, à l’imagination qui s’exerce dans les occupations, les blocages, les grèves, les marches et défilés, les taggages et les collages, sans exclure la désobéissance civique, l’autodéfense des manifestations. Pas de légalisme artificiel. Mais pas non plus de complaisance pour le mirage d’une contre-violence inspirée par la « haine des flics », si compréhensible soit-elle subjectivement et affectivement. Une guérilla urbaine ou campagnarde ne fera que donner des prétextes à la violence d’Etat – une violence incomparablement supérieure et qui se déchaîne, comme dit l’autre, « quoi qu’il en coûte » et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. La contre-violence est vouée à l’échec et conduit droit dans le piège du pouvoir.

La non-violence n’est pas toujours possible, mais elle est, à long terme et même à court terme, la plus efficace politiquement. On doit pouvoir inventer une insurrection civilisée. Ce qui ne veut pas dire une insurrection passive, ou impuissante.

La démocratie n’est pas un acquis, c’est une conquête et une reconquête permanente. C’est la société qui s’émancipe et qui se gouverne.

Note :

[1] Intervention lue aux Assises Populaires pour nos Libertés, Bourse du travail, Paris, samedi 15 avril 2023. Version corrigée et complétée.

[2] E. Balibar, « Inventer une insurrection démocratique », L’Humanité, Mercredi 12 Avril 2023.

[3] Oskar Negt : L’espace public oppositionnel, traduction française, Payot 2007. L’original allemand (2001) avait été publié en collaboration avec Alexander Kluge.

  publié le 16 avril 2023

Gauche : mettre les points sur les i

Par Roger Martelli sur www.regards.fr

Il n’y aurait qu’une seule vraie gauche et elle serait aux portes du pouvoir ? Roger Martelli nuance et précise une réalité bien plus complexe. Pour que « la » gauche s’impose.

Dans un article récent (voir ci-dessous), j’évoquais la nécessité, pour la gauche française, de penser dans un même mouvement la dynamique d’une gauche bien à gauche et celle de la gauche tout entière. Sans surprise, cette conviction m’a valu des critiques venant du flanc supposé être le plus à gauche.

Pour les théoriciens de l’opposition de « bloc populaire » et du « bloc bourgeois », la gauche est une vieille lune, comme elle l’était naguère pour les tenants de cette conception du funeste « classe contre classe », dont le communisme du XXème siècle a toujours eu bien du mal à se débarrasser. Ils peuvent dès lors se gausser de cette alliance que je prônerais, selon leurs dires, avec des personnalités et des courants politiques (Cazeneuve, Hidalgo, Jadot…) devenus électoralement insignifiants… Qu’importe que la gauche dans sa totalité ne pèse pas au-delà des 29-32% des suffrages exprimés depuis 2017. La voie royale serait désormais ouverte pour la radicalité, la rupture et l’insurrection populaire. Tant pis pour les nostalgiques et les tièdes !

Je persiste pourtant : le conflit de la droite et de la gauche est une réalité, la référence à la gauche (et pas à la « gôche ») est un passage obligé, mais la gauche en l’état est encore anémiée. Elle ne se relancera pas « en l’état » : telle est la base du parti pris « refondateur », que j’ai choisi il y a longtemps et qui reste le mien aujourd’hui.

« Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement. »

Depuis 1789, il y a toujours eu une gauche et elle a été continûment polarisée, autour de questions et de mots qui ont varié selon les moments. Le principe de distinction le plus structurant, depuis que la logique capitaliste s’est imposée comme une logique sociale dominante, est celui qui oppose le parti pris de la rupture systémique – le système produisant par « nature » de l’inégalité et de l’aliénation – et celui de l’accommodement au système – pour obtenir des améliorations substantielles sans attendre la rupture.

Que l’un ou l’autre de ces pôles domine le champ de la gauche n’est pas sans effet sur les dynamiques globales de la vie politique et sociale. Que le communisme français soit devenu dominant en 1945 a compté dans la forme prise en France par un keynésianisme conséquent et un État-providence solide. Qu’il ait perdu cette place hégémonique après 1978 a rendu plus facile le glissement progressif vers l’ultralibéralisme et l’évolution du socialisme, par touches successives, vers les renoncements du « social-libéralisme ».

Je suis profondément convaincu que l’expansion d’une gauche de rupture est une clé majeure pour relancer la gauche et regagner les couches populaires aujourd’hui tentées par le désengagement civique ou par le choix du « dégagisme » et de l’extrême droite. Mais pour que cette part de la gauche s’impose durablement, elle est contrainte de rassembler des segments d’une extrême diversité. Il lui faut ainsi regrouper politiquement des populistes, des communistes, des socialistes, des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, des militant.e.s des combats anti-discriminations, des féministes, des écologistes, des républicains… Socialement, il lui faut parler aux catégories populaires des métropoles, des réseaux urbains petits et moyens, des zones rurales délaissées. Elle doit toucher en même temps des salariés, des chômeurs, des auto-entrepreneurs, des précaires, des sans diplômes, des bacheliers et des formations supérieures.

Pour parvenir à faire une force agissante de cet agrégat, un esprit d’ouverture maximale est nécessaire, ce qui implique de ne pas rebuter une fraction au profit d’une autre, une aspiration au détriment des autres, de ne pas séparer sans cesse le bon grain de l’ivraie, de ne pas chercher à s’arroger le titre de représentant par excellence du « peuple », comme d’aucuns voulaient jadis être reconnus comme constituant « le parti de la classe ouvrière ». Pour stimuler cet espace expansif possible, autant ne pas se complaire dans les polémiques, les exclusions réciproques, les procès de non-conformité à la gauche, au peuple, à la République ou à la révolution. Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement.

Mais que la gauche ne se réduit pas à la gauche de rupture est une autre dimension de la réalité, dont témoigne le fait que le total des gauches reste à un niveau dangereusement insuffisant. On peut toujours ricaner du faible score présidentiel des tenants d’une gauche pour le moins « timide » : il reste que la majorité écrasante est aujourd’hui du côté de la droite et que la dynamique est plutôt du côté de sa variante la plus extrême. La gauche de gauche, celle qui a fait ses armes dans les combats « antilibéraux » des années 1990-2000, est redevenue une force parlementaire, elle est plutôt électoralement en bonne santé et cela peut s’exprimer fortement au premier tour des scrutins nationaux décisifs. Mais peut-elle constituer à elle seule une majorité ? On peut franchement en douter. Il ne lui est déjà pas si facile de gagner une place au second tour des scrutins majoritaires ; il est encore plus difficile d’être suffisamment attractive pour l’emporter au second.

Comment et qui rassembler ?

Considérons un instant ce qui s’est passé du côté de l’extrême droite. Marine Le Pen a gagné la bataille dans son propre camp, en maintenant à distance Éric Zemmour, son challenger inattendu. Mais elle s’est attachée en même temps à peaufiner son image auprès du reste de la droite, à travailler à estomper cette « diabolisation » qui engluait à tout jamais son père dans la marginalité. Elle reste, il est vrai, pénalisée par les taux élevés de rejet et d’inquiétude qu’elle continue de soulever. Le dynamisme est de son côté et cela peut se concrétiser à un premier tour de scrutin ; elle n’est toujours pas assurée de l’emporter au second tour, face à quelque candidat.e que ce soit. On peut bien sûr s’en réjouir ; ce n’est pas pour autant une fatalité à tout jamais.

Ce raisonnement ne peut-il pas se projeter du côté de la gauche ? Une gauche bien à gauche a sans doute les moyens lui permettant de franchir l’obstacle d’un premier tour. Encore faut-il qu’elle s’appuie pour cela sur une alliance attractive ; encore faut-il que les forces et les personnalités en état d’y parvenir ne laissent personne sur le bord du chemin et ne cultivent pas la différence, au point de stimuler une répulsion rédhibitoire. Mais, une fois franchi l’obstacle du premier tour, l’objectif devient celui d’une majorité, la plus franche possible afin de gouverner selon les fins que l’on s’est assignées. Encore faut-il alors que la force ou la personnalité qui y parvient provoque le moins de répulsion possible, et d’abord dans les rangs de celles et ceux qui restent attaché.e.s à la gauche. La tâche ne peut être réalisable si, sur la durée, la prise de distance à l’égard de « l’autre gauche » fonctionne sur le registre de l’ignorance, du mépris ou de l’exclusion. Quand on se veut du côté de la « rupture », on peut et on doit même critiquer la logique périlleuse de « l’accommodement », on peut ne pas vouloir « d’alliance » avec ses tenants. Il n’est pas besoin de cultiver les consensus lénifiants et de proclamer benoîtement que tous les point de vue se valent. On peut légitimement se demander si les mots et les actes du voisin respectent bien les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité qui ont été le terreau de la gauche historique. Mais seule « la » gauche peut parvenir à des majorités.

Comment réaliser cette alchimie du débat sans complaisance et du refus des anathèmes ? J’avoue honnêtement n’être pas en état d’en fournir seul la recette. C’est en y travaillant ensemble, et donc avec la volonté de s’y atteler, que l’on parviendra à éviter le pire et à aller de l’avant. On n’y réussira pas sans admettre au départ ce qui devrait être tenu aujourd’hui pour un préalable : tout doit être fait pour préserver la Nupes, ce qui pousse à améliorer tout ce qui peut l’être afin qu’elle vive ; ce n’est pas pour autant que la Nupes est toute la gauche.

C’est ce que j’appelle « mettre les points sur les i ».

 


 

Le temps n’est plus à
la guerre des gauches

Par Roger Martelli sur www.regards.fr

L’espérance est une construction politique, que le gauches ne sauront bâtir en se repoussant les unes les autres. Sinon, au jeu du désespoir et du ressentiment, on sait d’avance qui fait la course en tête.

La crise sociale ne bénéficie pas à la gauche. La lutte contre la réforme des retraites doit continuer, mais mieux vaut se persuader, une bonne fois pour toute, que la colère sans l’espérance conduit au ressentiment et que le ressentiment est le terrain historique par excellence de l’extrême droite.

 L’espérance, c’est celle d’une société qui ne repose plus sur la coupure inéluctable entre le haut et le bas, les exploitants et les exploités, les dominants et les dominés, les démunis et les nantis. C’était le vieux rêve des soulèvements des esclaves, des serfs, des ouvriers. « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où donc était le gentilhomme ? », questionnait le prêtre John Ball, chef des paysans anglais révoltés de 1381 [1]. C’était la « Sainte Égalité » des sans-culottes, la « République démocratique et sociale » de 1848 et de 1871, devenue « la Sociale » du mouvement ouvrier. C’était le beau slogan « le Pain, la Paix et la Liberté », qui dynamisa le Front populaire et qui le porta à la victoire en 1936.

L’idéal s’est embourbé dans les grandes tentatives du 20ème siècle. Mais est-ce la faute du rêve, ou celle des conditions et des méthodes choisies pour le faire advenir ? Dans les sociétés déchirées et inquiètes qui sont les nôtres, dans le monde dangereux que nous bâtit la logique de puissance, dans une planète au bord du désastre écologique, qu’y a-t-il de plus réaliste que le rêve antique de la solidarité, du partage et du bien commun ?

Encore faut-il que le rêve ne soit pas relégué au rang des eschatologies par nature inaccessibles ici-bas, renvoyé au succès des révolutions brusques et purificatrices, ou encore arc-bouté sur des îlots de bonheur parsemés dans un monde de malheur. Encore faut-il qu’il puisse s’appuyer sur une majorité, patiente et déterminé, qui la fasse vivre, démocratiquement et dans la durée. Encore faut-il donc qu’il ait pour lui le nombre, que la masse des exploités-dominés-aliénés s’assemble en multitude qui lutte et que cette multitude se constitue en peuple politique, capable d’imposer sa volonté souveraine.

Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne. Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité.

La crise politique a commencé de ronger nos démocraties depuis que le rêve s’est brouillé, que l’Histoire a semblé finie, que la gauche et la droite ont perdu de leur sens. On ne reviendra pas en arrière. Il faut remettre l’ouvrage sur le métier : non pas tout détruire, mais tour repenser, de la cave au grenier. La question décisive reste toutefois celle du nombre, suffisant pour constituer de larges majorités. Socialement, ce nombre se trouve du côté des catégories populaires, telles qu’elles sont, dans leur diversité qui n’est plus celle d’hier. Politiquement, la majorité se trouve du côté du conflit fondateur de la droite et de la gauche.

Ce conflit a perdu de son sens ? Il n’est pas pour autant dépassé. Cessons donc de nous imaginer que nous allons trouver un autre ressort politique dans le grand conflit fondamental sur l’ordre des sociétés : le haut contre le bas, le peuple contre l’élite, le « 99% » contre le « 1% ». Le brouillage de la gauche et de la droite a rendu confuse la lecture de la vie politique ? Réactivons-le de façon moderne, en l’ouvrant notamment vers tous les combats que ce conflit avait ignorés ou sous-estimés (féminisme, écologie, lutte contre les discriminations de tout type, etc.). Relançons la gauche, en faisant en sorte qu’elle retrouve du sens. Or, son moteur se trouve dans ses valeurs, condensées dans la trinité de 1848 : liberté, égalité, fraternité. Chacun sait que la gauche a toujours hésité sur la manière de réaliser ces valeurs : en rompant avec l’ordre social dominant ou en composant au mieux avec lui ? Il n’y a pas une vraie gauche et une fausse : il y a, au moins depuis 1789, « une » gauche et « des » gauches.

Il n’est certes pas indifférent de savoir où est le pôle le plus influent. Le pôle du socialisme l’a été pendant quelques décennies, après celui du communisme français. Ce socialisme s’est enfoncé de plus en plus dans la logique du « social-libéralisme » : du coup, la gauche s’est rabougrie. En 2017, le curseur à gauche s’est déplacé à nouveau vers la gauche de la gauche : il valait mieux, car cela peut aider quand le temps est à la lutte sociale. Mais la gauche plus à gauche domine dans une gauche affaiblie.

Le temps n’est plus, ou plutôt ne doit plus être, à la guerre des gauches. On peut préférer une gauche persuadée que les valeurs de la République et de la démocratie n’ont pas d’avenir, si on ne tourne pas le dos aux logiques, aux pensées et aux pratiques qui les contredisent absolument. On doit ainsi tout faire pour que cette gauche ne se disperse pas et qu’elle reste donc aujourd’hui regroupée autour de la Nupes. Ce n’est pas pour autant que l’on doit repousser cette autre part de la gauche qui ne se résout pas à la rupture : sans elle, il n’y a pas de majorités possibles, qu’elles soient partielles ou plus globales.

Il convient de consolider l’espace politique d’une gauche de gauche ; mais pour que la gauche soit majoritaire, on ne peut pas l’installer dans une guerre ouverte, pôle contre pôle, camp contre camp. L’extrême droite, elle, n’a pas ce problème : elle marche très bien sur deux pieds.

 Notes

[1] En ce temps-là, bien sûr, il allait de soi qu’Adam bêchait (et chassait) et qu’Ève filait (et s’occupait des enfants et du ménage).

 

  publié le 14 avril 2023

C’est le moment de
travailler tous ensemble

Pierric Annoot Secrétaire départemental du PCF des Hauts- de-Seine sur www.humanite.fr

S’il y a bien une contradiction profonde qui caractérise notre époque, c’est celle des défis immenses pour notre civilisation et les moyens que nous avons pour y répondre. Autrement dit, les périls sont aussi grands que les possibles. Le développement des connaissances scientifiques, des technologies et des richesses produites est un atout très sérieux pour répondre aux défis climatique et énergétique, aux inégalités planétaires et engager de nouveaux progrès de civilisation.

Au fond, le sentiment d’un énorme gâchis est largement partagé. L’hyperconcentration des richesses dans les mains d’une minorité est devenue insupportable, quand l’immense majorité n’arrive plus à vivre dignement. L’inaction climatique n’est plus une simple option politique quand chacun constate et comprend le péril immédiat pour la vie humaine. La confiscation des pouvoirs, de la démocratie, devient insupportable lorsque, au quotidien, la bourgeoisie fait la démonstration au plus grand nombre qu’elle sacrifie en permanence l’intérêt général à ses intérêts particuliers.

Le mouvement actuel contre la réforme des retraites est le catalyseur plus ou moins conscient de toutes ces colères et nécessite des réponses politiques d’envergure.

D’une crise sociale, nous sommes passés à une crise démocratique, de régime, politique. La profondeur de cette crise est renforcée avec la tournure monarchique du président et de son usage des institutions de la Ve République.

Mais elle est avant tout le résultat de l’inadéquation des politiques menées avec les désirs populaires majoritaires. Le mouvement des gilets jaunes, la pandémie ont accéléré une modification des consciences. Ils ont déplacé le débat politique en faisant ressurgir le monde du travail au cœur du débat avec cette idée : « Sans nous, rien ne tourne. Les essentiels, les premiers de corvée, les services publics, nous sommes celles et ceux qui avons tenu la France debout. »

Le rapport au travail aussi s’est modifié avec la pandémie. Y compris parmi les cadres et couches moyennes supérieures des métropoles avec l’expérience de jours de télétravail qui permettent de cesser de courir dans les transports, d’avoir plus de temps pour soi, pour sa famille et ses activités… L’aspiration à la réduction du temps de travail est aujourd’hui majoritaire parmi les salariés et cela n’est pas pour rien dans la puissance de la mobilisation actuelle.

Nous sommes à un moment de basculement. L’Humanité, avec d’autres médias, a documenté le niveau de violences policières inouï pour casser la dynamique du mouvement social et la chasse ouverte aux syndicalistes grévistes par le ministre du Travail. Les associations, le Défenseur des droits, la commissaire aux Droits de l’homme du Conseil de l’Europe : toutes les institutions qualifiées s’alarment du virage pris par la France depuis quelques années.

Pire, nous assistons à une nouvelle accélération de la légitimation de l’extrême droite par le pouvoir en place. Les déclarations de Darmanin sont de ce point de vue édifiantes. Après le registre des « extrêmes » visant à assimiler extrême gauche et extrême droite, il utilise celui de « l’ultragauche », puis celui de la gauche tout court, pour qualifier les « ennemis de la République ».

La sidération et la colère doivent maintenant se muer en réponse politique. Comment prétendre continuer à gouverner le pays face à un tel carnage démocratique, politique et humain ?

L’intersyndicale et les forces de gauche sont à un moment charnière. Si le retrait de la réforme est indispensable, il ne saurait à lui seul répondre à la puissance et aux exigences des mobilisations. C’est maintenant que toutes les forces engagées dans la bataille devraient travailler ensemble à la suite.

Une crise comme celle que nous vivons appelle des réponses politiques nouvelles, à innover et franchir le cap entre forces politiques, associatives et syndicales pour faire émerger un nouveau projet de société, un programme de gouvernement et prendre le pouvoir.

  publié le 11 avril 2023

Bataille pour les retraites (France) : Les discordances du mouvement

par Léon Crémieux sur https://www.cadtm.org

Le 6 avril a encore vu une journée de grèves et de manifestation d’une importance équivalente à celle du 28 mars et, selon les syndicats, 2 millions de personnes dans les rues. Un grand nombre de blocages, d’actions spectaculaires, comme une banderole déployée du haut de l’Arc de Triomphe.

Le plus spectaculaire est sûrement le nombre et la massivité des cortèges dans beaucoup de villes petites et moyennes. Spectaculaire aussi le rejet persistant de la réforme de Macron dans les 80% de la population active, la grande majorité des classes populaires.

Mais, isolé, Macron espère pouvoir desserrer l’étau d’un mouvement social qui, même moins puissant ces dernières semaines, crée désormais une crise politique dans le pays.

Les grèves reconductibles ont clairement marqué le pas ces dernières semaines, chez les agents du ramassage et du traitement des déchets, dans les raffineries, à la SNCF. Seuls les agents des IEG (industries électriques et gazières) maintiennent un mouvement de coupures sélectives. Les secteurs qui, depuis début mars, avaient engagé le bras de fer pour bloquer la vie économique en y mettant toutes les forces ont appelé les autres secteurs à les rejoindre depuis un mois, ne voulant pas renouveler les épisodes des « grèves par procuration ». Mais se sont cumulées de réelles difficultés objectives dans de nombreux secteurs salariés -et même dans la jeunesse scolarisée jusqu’à aujourd’hui- et le choix de l’intersyndicale du rythme d’une journée de grève hebdomadaire, se calant sur les secteurs moins mobilisés au risque de ne pas jouer une force d’entraînement pour construire des grèves reconductibles avec les secteurs les plus combatifs.

Ce choix correspondait clairement à un compromis avec la position de la direction confédérale CFDT, attachée à maintenir l’intersyndicale autour du rejet des 64 ans, de l’appel à des grèves, des manifestations et même des blocages, mais opposée à une tactique de paralysie de la vie économique du pays. La large unité syndicale, permise par le rejet populaire des 64 ans, et aidant à consolider ce rejet, a eu jusqu’à aujourd’hui comme corollaire cette modération dans l’affrontement. Cela n’empêche pas la multiplication d’actions de blocages, de grèves qui mêlent souvent des équipes CGT, Solidaires, FO, FSU et CFDT, aidant à maintenir, par-delà les journées nationales, un climat de mobilisation prolongée.

La paralysie politique du gouvernement l’a amené depuis une dizaine de jours à jouer clairement la carte de la répression policière, des violences, la carte aussi de la dénonciation de « l’extrême-gauche violente ». Dans ce mouvement, Macron apparait, avec Darmanin, comme le défenseur de l’ordre pour conforter un électorat chancelant, espérant aussi semer la division dans l’intersyndicale et amoindrir le soutien sans faille à la mobilisation et même aux blocages au sein de la population. Sur les deux derniers points l’échec est total, mais Darmanin n’en pousse pas moins les forces de police, couvrant toutes les violences, les utilisations d’armes et de munition de guerre. Ce choix de montée crescendo qui s’est manifesté à Sainte Soline le 23 mars et dans les charges contre des cortèges syndicaux renforce la détermination au sein du mouvement. Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières. Ce rejet a entraîné la levée de boucliers de nombres d’associations, au premier rang la Ligue des Droits de l’Homme.

La LDH s’est trouvé au cœur de la dénonciation du comportement policier à Sainte Soline apportant des preuves audios du blocage des secours par la police. La LDH est aussi à l’initiative d’une campagne pour l’interdiction des BRAV-M, des armes de guerre. Cette action démocratique vient d’amener Gérald Darmanin à franchir un pas qu’aucun ministre de l’Intérieur n’avait osé franchir en menaçant directement la LDH disant qu’il « allait regarder » les subventions dont elle bénéficie. Sous Macron et Darmanin, les glissements se succèdent remettant en cause des droits démocratiques et sociaux existant depuis des décennies, sur les déclarations et les interdictions des manifestations et même sur le droit de grève.

Au rejet de l’injustice sociale des 64 ans, au refus de la violence institutionnelles du 49.3, s’ajoute désormais le refus des violences policières

Confrontés à de puissantes grèves dans les raffineries et les ramassages de déchets, le gouvernement avait multiplié des réquisitions de grévistes pour casser le mouvement. La loi française autorise des réquisitions en cas de « trouble manifeste à l’ordre public ». Le préfet de Seine maritime avait réquisitionné des personnels des raffineries Total Energies à cause de « l’augmentation prévisible de la circulation pour le weekend de Pâques ». Le tribunal administratif avait déjà dénoncé des interdictions de manifestations à la dernière minute. Là il vient de juger que ces réquisitions « portaient une atteinte grave et manifestement illicite au droit de grève ». Visiblement, le gouvernement teste jusqu’où il peut pousser l’interprétation des lois et veut préparer le terrain à deux nouvelles lois déposées par les Républicains au Sénat limitant le droit de grève dans les raffineries les transports publics. Dans le registre des droits démocratiques, les Républicains, le Rassemblement national et les députés de Macron viennent d’adopter, en première lecture accélérée, au Sénat et à l’Assemblée nationale une loi « Jeux olympiques » qui, sous couvert de sécurité, instaure de façon pérenne des dispositifs de contrôle, filtrage, et de surveillance de masse dans des lieux publics et les transports par vidéosurveillance avec des outils algorithmiques d’analyse de comportements, pouvant être stockés.

La France serait ainsi à la pointe de nouvelles techniques qui pourront très facilement être de nouveaux outils contre les droits de rassemblements, de manifestations et la criminalisation d’actions dans des édifices publics.

Ces derniers jours, les conséquences de la mobilisation des retraites a donc glissé sur les questions des droits démocratiques mais le mouvement est aussi lui-même polarisé par les décisions du Conseil constitutionnel du 14 avril. Cette institutions dont les membres sont nommés par les présidents de la République et les président-e-s de l’assemblées nationale et du Sénat sert notamment de censeur des lois, jugeant de leur conformité totale ou partielle avec les règles constitutionnelles. Donc le Conseil fera connaître le 14 avril sa décision concernant la loi de financement de la Sécurité sociale qui contient les attaques contre les retraites et le passage de l’âge de départ à 64 ans. Il décidera aussi du lancement ou non d’une procédure de Référendum d’Initiative partagé sur un projet portant au maximum à 62 ans l’âge de départ à la retraite, proposée par les élu-e-s de la NUPES. Si le Conseil entérine la loi, lui donnant un vernis de légitimité, elle pourra être promulguée par Macron.

Macron ne serait pas pour autant tiré d’affaire. La première question sera évidemment celle du mouvement social et de ses capacités à passer au-dessus de ce nouvel obstacle et de le faire en gardant son unité. Mais pour Macron va se poser dans tous les cas la question de la suite de son quinquennat.

Sur le dialogue social avec les syndicats, après avoir méprisé les directions syndicales, la Première ministre n’a pas les moyens de leur demander d’accepter la réforme des 64 ans et d’engager une nouvelle étape sur des dossiers sociaux. Même la CFDT n’est pas prête à le faire, au vu du rapport de force social qu’a construit le mouvement. Borne n’a pas les moyens non plus de trouver, au sein de l’Assemblée nationale, une alliance majoritaire stable, comme le lui a demandé Macron. Les Républicains, affaiblis par leur position sur les retraites, ne trouvent aucun intérêt à être la rustine du gouvernement Borne. Les jours de ce dernier sont sans doute comptés, et Borne elle-même ne croit pas à son avenir dans ce poste, mais les paramètres ne seront guère changés en cas de changement de Premier-e ministre.

L’Intersyndicale appelle à une nouvelle journée le 13 avril, mais sans avancer d’autre perspective pour le mouvement que d’attendre les décisions du Conseil constitutionnel. Redonner de la vigueur au rapport de force imposerait de donner des échéances propres, comme une manifestation nationale ou la préparation d’une nouvelle vague de grève reconductible.

Un autre problème est de plus en plus évident. Si, en creux, le mouvement est un mouvement de classe, rassemblant dans l’action ou le soutien, l’immense majorité des salarié-e-s avec, en toile de fond, le refus de continuer à payer pour le maintien d’un système qui frappe les classes populaires, ne se dégage pas dans le mouvement l’expression d’exigences qui dépassent la question des 64 ans. La dynamique large créée par l’unité de tous les syndicats à comme limite immédiate l’impossibilité d’aller plus loin que la question des 64 ans, la CFDT, même sur la question des retraites ayant déjà accepté la réforme Touraine de 2014 qui mène aux 43 annuités. Dès lors, l’intersyndicale n’avance pas non plus d’exigences sur le financement des retraites, comme la fin de exonérations et l’augmentation des cotisations patronales, ni bien sûr le retour sur la réforme Touraine et celle de Woerth en 2010 qui a décidé de la retraite à 62 ans.

De même, il n’y a pas au niveau confédéral de socle intersyndical commun sur les autres questions sociales urgentes, bien présentes dans les manifestations, sur les allocations chômage ou la lutte pour les salaires et contre les hausses des prix. La place de l’Intersyndicale nationale a servi de point d’appui dans les villes mais a aussi limité l’extension de la plateforme des intersyndicales locales. Cela pourrait sembler une question secondaire qui n’a pas empêché le développement d’une mobilisation d’une profondeur sans doute inédite. Mais chacun comprend bien que le rapport de force de classe ne peut se maintenir que si, dans la conscience de celles et ceux qui participent au mouvement ou le soutiennent, est clairement posée la question de à qui on s’affronte.

La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant

La question des 64 ans n’est pas la lubie d’un autocrate délirant, c’est bien un choix politique de classe correspondant aux intérêts des groupes capitalistes qui ont fait aboutir des réformes identiques dans les autres pays européens. Il s’agit donc bien de remettre en cause la répartition des richesses et les choix faits dans l’intérêt des capitalistes, choix faits en Europe par les partis soutien du libéralisme, y compris l’extrême-droite de partis similaires au RN, comme Fratelli d’Italia de Meloni qui applique la retraite à taux plein à 67 ans dans le cadre des exigences budgétaires de l’Union européenne. Combattre la supercherie du RN défenseur des retraites ne peut pas se faire sans appuyer le mouvement sur une plate-forme qui remette en cause les choix capitalistes du gouvernement et avance des exigences conformes aux intérêts des classes populaires. Absent du mouvement, muet sur toute plate-forme politique pour le défense des retraites, à part le natalisme et les mesures anti-immigrés, le RN se positionne pour cueillir les fruits d’une mobilisation sociale qui, objectivement, vise les capitalistes.

Macron et Darmanin, eux, n’ont de cesse de tisser en pointillé des passerelles vers les Républicains et l’extrême droite tout en criminalisant et diabolisant la NUPES. D’ailleurs, lors d’une élection partielle en Ariège, le deuxième tour a vu un front commun du parti de Macron, des Républicains, du Rassemblement national, derrière une candidate socialiste opposés à la NUPES pour battre la candidate de la France insoumise.

La situation est évidemment aussi rendue difficile par l’absence de construction d’un front commun social et politique au cœur de ce mouvement, par l’absence même, en dehors de l’Assemblée nationale, d’initiative politique unitaire large permettant de mener un débat et d’avancer des propositions unitaires pour construire dans les villes et nationalement des structures unitaires sur les questions sociales et démocratiques de l’heure, en phase avec la mobilisation sociale.

La force du mouvement et des dizaines de milliers de militant-e-s qui le structurent aura peut-être la force de dépasser ces obstacles dans les prochaines semaines.

publié le 10 avril 2023

Un front républicain anti-Nupes ?

Par Stéphanie Texier sur www.regards.fr

Des amis de Carole Delga jusqu’au RN, en passant par Renaissance, un large éventail a célébré la défaite de la candidate LFI en Ariège dimanche dernier (2 avril). D’aucuns parlent même de « front républicain ».

La défaite de Bénédicte Taurine était, prévisible, scellée dès le soir du premier tour de l’élection partielle dans la première circonscription de l’Ariège. Avec 31,18%, cette dernière ne bénéficiait que d’une faible avance sur sa concurrente Martine Froger, soutenue par Carole Delga, 26,42% et d’aucun réservoir de voix. Fort de l’appel à voter de la candidate Renaissance (10,69%) qu’elle avait déjà largement siphonnée au premier tour, la socialiste dissidente était donc largement favorite pour ce second tour.

Seul un improbable sursaut de la participation ou un impossible et problématique report massif des électeurs RN sur la candidate LFI aurait pu permettre sa réélection. Il n’en a rien été et Martine Froger a été confortablement élue avec 60,19% des suffrages contre 39,81% seulement pour Bénédicte Taurine. Même la participation peut difficilement être incriminée. Avec 37,87% au second tour (contre 39,90% au premier tour), c’est plutôt un joli résultat pour une élection partielle. À la fin janvier, à l’occasion aussi d’élections législatives partielles, en Charente, René Pilato (LFI) a été élu avec un taux de participation au second tour de 28%, et le candidat soutenu par la Nupes dans le Pas-de-Calais a été élu lui aussi avec une participation de 28%.

Ce qui est inquiétant dans le résultat de l’Ariège, c’est d’abord le faible score du premier tour. En juin 2022, Bénédicte Taurine avait obtenu 33,12% des voix, elle perd donc 2 points, alors même qu’une mobilisation sociale extrêmement puissante est en cours. La socialiste dissidente passe de 18,08 à 26,42%, quand la candidate Renaissance dégringole de 19,96 à 10,69% – le cumul de ces deux candidates est donc inchangé d’une élection à l’autre. Enfin, le RN progresse de 19,94 à 24,78%, c’est pourtant peu dire que ce parti a été d’une grande discrétion sur le projet de réforme des retraites.

L’autre élément qui ne peut qu’inquiéter, c’est l’hystérie anti-Nupes qui s’est emparé de l’échiquier politique, des socialistes à la sauce Delga jusqu’au RN. « S’il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c’est désormais contre la gauche antilibérale », déclarait Stefano Palombarini dans un entretien en mars 2021. Nous y sommes peut-être.

Un front républicain anti-Nupes ?

Jusqu’au second tour de l’élection présidentielle de 2022, le barrage contre le Rassemblement national était de mise. C’est d’ailleurs à celui-ci qu’Emmanuel Macron doit sa réélection pour un second mandat. Ce vote en négatif est attesté par toutes les études d’opinion et par le Président lui-même puisqu’il déclarait le 24 avril : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Et je veux ici les remercier et leur dire que j’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir ».

« Les années à venir » ne dureraient pas quinze jours. Face à la dynamique Nupes aux législatives de 2022, paniquée, la Macronie allait bientôt dynamiter ce front républicain contre l’extrême droite déjà bien usé. L’électeur de gauche, habitué, avec ou sans états d’âme, à éliminer le candidat d’extrême droite au second tour, allait bientôt découvrir que ce barrage était à un seul sens – celui pour faire élire un candidat de droite – et qu’il n’y aurait pas de réciproque. « On avait des cas où c’était compliqué de définir qui était le candidat le plus républicain. Regardez un duel entre François Ruffin et le RN » a ainsi pu déclarer Aurore Bergé au lendemain du second tour des élections législatives en juin 2022.

Ce qui n’aurait pu être qu’une manœuvre politicienne le temps d’une élection pour brider au maximum une alliance jugée dangereuse s’est mué en une stratégie politique qui n’a cessé de se roder ces derniers mois et qui procède d’un double mouvement : 1. légitimer de fait le RN et l’inclure dans l’espace politique de la droite ; 2. diaboliser la Nupes et tout spécialement la France insoumise en laissant entendre que ce serait l’extrémisme, que ce ne serait plus la République, bref, instaurer un cordon sanitaire autour de cette alliance qui de fait la priverait de toute perspective de victoire majoritaire à l’échelle nationale.

Personnage emblématique de cette politique, Gérald Darmanin alterne échanges mielleux avec le RN et outrances à l’égard de son opposition de gauche. D’un côté, il s’excuse platement d’avoir pu offusquer le parti de Marine Le Pen.

De l’autre, il utilise une rhétorique forgée par l’extrême droite pour dénoncer « le terrorisme intellectuel ». Le même avait utilisé le terme d’« éco-terrorisme » au mois de novembre... Or, les mots ont un sens et un terroriste, dans une France post-attentats, ça s’élimine.

La ficelle a longtemps paru bien grosse, pour ne pas dire énorme. Pourtant il semble bien que le travail de sape porte ses fruits, alimentés par de multiples alliés voire par une Nupes elle-même qui n’a pas pris pleinement conscience de piège mortel.

LFI construit son plafond de verre

Si la Macronie est l’instigatrice et l’unique responsable d’une politique folle qui peut permettre de porter au pouvoir l’extrême droite, force est de constater que la Nupes, et LFI en premier chef, a plutôt sauté avec délectation dans le piège que tenter de s’y soustraire.

La place disproportionnée qu’a pris la proposition de réintégration des soignants non-vaccinés à l’automne et l’idée « lumineuse » d’utiliser la niche parlementaire du RN pour faire adopter cette mesure ont contribué à semer le trouble. Mais c’est surtout la surestimation de la situation sociale depuis le début de l’année qui a enclenché une série de choix discutables.

Ne voyant que la faiblesse, bien réelle, du gouvernement, beaucoup ont repeint en rouge la situation sociale, voyant une montée impétueuse des luttes susceptibles d’aboutir au blocage général du pays. Une situation en décalage avec le terrain mais qui pouvait, aussi, conduire à relativiser l’importance de l’unité syndicale voire à douter qu’elle soit une bonne chose. L’attente, presque impatiente, d’une trahison de la CFDT de Laurent Berger a relevé de la Schadenfreude, cette joie malsaine.

Or si la mobilisation est exceptionnelle au regard des trente dernières années, il est très vite apparu qu’elle ne basculerait pas dans une grève générale. La journée du 7 mars, qui devait être celle du pays à l’arrêt, du blocage, a été une très grosse journée de mobilisation, pas plus. Et, sauf exceptions, les secteurs qui ont tenté la grève reconductible se sont vite essoufflés. Les postures parfois outrancières, les déclarations dignes de Tartarin de Tarascon et autres rodomontades sont apparues à beaucoup pour ce qu’elles étaient : du gauchisme.

Être isolé, c’est l’assurance de perdre. Or, nous n’avons plus les moyens d’attendre des années. L’hypothèse d’une victoire de l’extrême droite fait désormais partie des coordonnées de la situation politique. Être radical sur le fond sur lequel il ne faut rien lâcher, devrait suffire, il n’est peut-être pas utile d’en rajouter sur la forme.

publié le 8 avril 2023

En pleine mobilisation,
la « France du travail » s’invite au congrès du PCF

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

Avec le mouvement social contre la réforme des retraites, la question de l’emploi, déjà au cœur du texte d’orientation du PCF, sera un enjeu clé des débats du week-end à Marseille.

Dans les rues, jeudi aux côtés des syndicalistes et des citoyens contre la réforme des retraites, les délégués au 39e congrès du PCF se retrouveront à Marseille vendredi, avec en tête cette 11e journée de mobilisation et toutes celles qui l’ont précédée.

Ce mouvement social historique a joué les invités surprises dans les débats locaux des fédérations en mars. Et pour cause : non seulement, par sa puissance et la réponse autoritaire que lui oppose le gouvernement, il bouscule la situation politique et amplifie la « crise de régime » décrite par le texte d’orientation soumis à la discussion des communistes.

L’affrontement capital-travail sur le devant de la scène.

Mais il place aussi sur le devant de la scène l’affrontement capital-travail. « C’est pour nous une question absolument fondamentale sur le plan à la fois du projet de société et de la stratégie, la gauche ne peut être la gauche que si elle est le camp du travail et de la création », assure Christian Picquet, à la tête de la commission en charge du texte, « L’ambition communiste pour de nouveaux Jours heureux », qui sera l’objet des débats dès ce vendredi.

Derrière la polémique de l’automne dernier sur la « gauche du travail » et celle des « allocs », qui a suscité des crispations jusque dans les rangs du PCF, c’est une « France du travail émancipateur » que Fabien Roussel affirme vouloir opposer à la « France d’un travail rémunéré au niveau du RSA » que bâtit Emmanuel Macron.

Avec un mot d’ordre : travailler tous, mieux et moins. « Il a clairement manqué une voix à gauche, ces dernières années, pour pousser vers cette société du travail émancipateur », juge ainsi le secrétaire national du PCF dans son dernier livre (1).

Une voix qu’il entend incarner et dont le texte d’orientation soumis aux adhérents du PCF se fait l’écho. « Le monde du travail a vocation à devenir l’aile marchante, la force motrice réunissant l’ensemble des classes et couches disponibles à un combat pour changer la vie », peut-on lire dans le document qui propose de construire « avec (les organisations syndicales) et nos concitoyen·ne·s, le projet qui les unira en plaçant en son cœur le travail, la République sociale et démocratique, et une voix souveraine de la France en Europe et dans le monde. C’est ainsi que nous parviendrons à arracher des victoires, à redonner confiance en la politique et en la gauche au monde du travail et aux catégories populaires ».

Augmentation des salaires, temps hors travail et émancipation dans le travail

Entre l’inflation et la mobilisation contre le report du départ à la retraite à 64 ans, « trois questions » sont particulièrement brûlantes, insiste le porte-parole du PCF : celle de « l’augmentation des salaires », du « temps hors travail », et de « l’émancipation dans le travail avec une démocratie qui ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise », liste Ian Brossat. 

Un dernier point qui, avec la « sécurité de l’emploi et de la formation dont l’ambition est d’éradiquer le chômage », est l’un des marqueurs du projet communiste. Réindustrialisation, transition écologique, nouveaux pouvoirs des salariés pour peser sur la finalité de la production : « Si on veut répondre aux crises sociale, écologique et démocratique, la question du travail est une dimension centrale », défend Christian Picquet, estimant qu’elle « englobe les combats contre toutes les dominations, contre toutes les aliénations ». De quoi alimenter, dans un monde où le travail est en pleine transformation, les échanges du week-end.

(1) Les Jours heureux sont devant nous, éditions du Cherche-Midi


 


 

Fabien Roussel :
« Sur le travail, la gauche doit être bien plus forte »

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

À Marseille, pour le 39e congrès du PCF, Fabien Roussel, son secrétaire national, entend tirer toutes les leçons du mouvement contre la réforme des retraites et bâtir « une France libre, forte et heureuse ». Pour le député du Nord, il s’agit à la fois de renforcer son parti et l’union à gauche et de porter au pouvoir un véritable projet de transformation sociale.

C’est en plein mouvement social contre la réforme des retraites que se tient le congrès du PCF à Marseille, entre le 7 et le 10 avril. Point d’aboutissement d’une réflexion menée localement depuis des mois, le rendez-vous sera irrigué par les enseignements de cette « mobilisation historique », promet son secrétaire national, Fabien Roussel. Au menu : le lancement d’un chantier pour faire du PCF un véritable « parti populaire » et celui d’« un pacte de progrès pour une France du travail », proposé aux citoyens et à la gauche.

Emmanuel Macron et le gouvernement s’entêtent, malgré les mobilisations, à vouloir imposer le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans. La crise dépasse-t-elle désormais le cadre de cette réforme à vos yeux ?

Fabien Roussel : À la mobilisation contre la réforme des retraites, toujours extrêmement forte, s’est ajoutée de la colère contre l’usage du 49.3, qui a bafoué l’expression de l’Assemblée nationale sur un texte fondamental. Ça a été un moment de bascule. Une puissante exigence de démocratie s’est exprimée, et ça fait du bien. Une exigence de respect, tant des syndicats que du peuple. Non pas la foule, mais le peuple : ces citoyens qui ont des droits et les défendent. Le président de la République et le gouvernement se sont mis dans une impasse. Ils ne peuvent plus engager de grandes réformes, ils ont été obligés de reculer sur la loi immigration, sur le SNU (service national universel – NDLR) contesté par les jeunes, ils doivent annuler des déplacements… Leur situation est intenable alors que des sujets urgents sont à mettre à l’ordre du jour. À commencer par l’inflation, parce que c’est dès le 15 du mois que le salaire est mangé.

Justement, vous défendez depuis des mois la voie d’un référendum. Le référendum d’initiative partagée (RIP) vous paraît-il toujours une issue ou faut-il aller plus loin et rebattre les cartes avec une dissolution ?

Fabien Roussel : Avant tout, la solution la plus rapide, la plus efficace, la plus nette, c’est le retrait. Ensuite, la négociation avec les organisations syndicales peut conduire à la suspension de la loi, voire à sa réécriture. Enfin, en cas de blocage, la seule issue pacifique et démocratique est de redonner la parole au peuple via un référendum. Et c’est ce que nous offre le RIP. Quant à la dissolution, les Français demandent à être respectés et entendus, ils ne demandent pas des élections.

En cas de nouvelles élections, demain, seriez-vous prêt à participer à une majorité et à un gouvernement de gauche avec les autres forces de la Nupes ?

Si le président de la République faisait le choix de dissoudre l’Assemblée – ce qui lui devient difficile à envisager après la veste que s’est prise sa candidate lors de l’élection législative partielle en Ariège –, nous sommes prêts à gouverner. Nous devons l’affirmer dès maintenant et offrir une alternative politique. Pas une alternance, mais un changement profond, une rupture avec les logiques libérales actuelles qui abîment notre modèle social comme la planète. Nous avons un projet, nous avons fait des meetings communs, nous avons été unis dans cette bataille qui, en plus de deux mois de lutte avec les organisations syndicales, a fait évoluer les consciences parmi les nombreux abstentionnistes ou ceux qui votaient à l’extrême droite. Sur le rapport entre capital et travail, parce que nous avons su montrer nos propositions pour financer une retraite avec la création d’emplois, l’augmentation des salaires, les cotisations sur le capital. Sur la démocratie, parce que, face aux défenseurs du libéralisme qui s’assoient dessus, nous portons le respect du Parlement, le référendum…

Nous sommes prêts à gouverner. Nous devons l’affirmer dès maintenant et offrir une alternative politique. Pas une alternance, mais un changement profond, une rupture avec les logiques libérales actuelles.

Pourtant, le RN, malgré son silence opportuniste, marque des points, selon les sondages…

Fabien Roussel : Un de ces récents sondages portait sur les personnalités qui sortaient renforcées de cette crise (1). Résultat : Marine Le Pen arrive en première place. On pourrait s’arrêter à cela, mais en deuxième c’est Philippe Martinez, en troisième Laurent Berger, et en quatrième Fabien Roussel. Si ensemble nous décidions de construire une alternative, dans le respect de nos rôles respectifs, nous serions majoritaires. Sur la retraite, Marine Le Pen, c’est 62 ans, 42 annuités, la suppression des cotisations sociales, et sa seule réponse face à l’allongement de la durée de la vie c’est réduire les femmes à une fonction reproductive. C’est recycler le slogan : travail, famille, patrie. Aux antipodes de ce qui s’exprime dans les manifestations. Une rumeur affirme que l’extrême droite sortirait renforcée, c’est faux.

Vous avez rendez-vous ce week-end pour le 39e congrès du PCF à Marseille. Cette lutte sociale et politique en bouscule-t-elle l’ordre du jour ?

Fabien Roussel : Un congrès est un moment d’analyse sur la situation politique, où on définit nos orientations pour l’avenir. Or, ce mouvement est historique. On n’en a pas vu de tel depuis plus de cinquante ans. Il irrigue donc toutes nos réflexions. Avec cette lutte, le Parti communiste français voit les adhésions affluer. Nous en comptons 30 % de plus depuis le début de l’année. Nous nous renforçons, nos idées progressent et les Français ont pris le goût de la lutte. Il ne manque plus que la victoire. Cette intersyndicale a montré par son unité qu’elle était puissante. Cela doit aussi nous éclairer pendant notre congrès. Elle est composée de syndicats différents dans leur approche, leur taille, leur poids, comme nous à gauche. Et pourtant, ils savent parler d’une même voix, sans homme ou femme providentiel, sans hégémonie. C’est cette union-là que nous devons construire.

Le texte de base commune que vous souteniez a obtenu 82 % lors d’un vote interne fin janvier, mais les militants ont continué à y travailler sur le plan local durant le mois de mars. Quelles questions reste-t-il à trancher ce week-end ?

Fabien Roussel : Le congrès n’est pas là pour trancher, mais pour construire. C’est l’occasion de rassembler les idées, les analyses, les propositions, discutées de la cellule aux congrès départementaux. C’est une démocratie très vivante. Et le rendez-vous de Marseille va nous permettre d’entériner des choix, tant sur nos orientations que sur la modification de nos statuts. Moi, j’ai un souhait : que ce congrès lance en grand le chantier de notre renforcement. Nous avons besoin d’un Parti communiste français beaucoup plus fort et beaucoup plus influent. Nous avons besoin de redevenir un parti populaire, présent dans les quartiers, dans les banlieues, dans les villages, dans la ruralité, dans les facultés… Pour aller à la conquête de ceux qui ne votent plus, les convaincre qu’une alternative de progrès est possible, dans le cadre d’un rassemblement que nous souhaitons. Nous allons beaucoup parler de notre organisation, de sa proximité avec des cellules jusque dans les entreprises, de sa féminisation, de notre objectif de 10 000 nouvelles adhésions, des écoles de formation que nous voulons créer… Pour moi, c’est le chantier du 39e congrès. Le 38e nous a permis de retrouver notre place dans le paysage politique français, nous devons franchir une nouvelle étape et croire à la victoire.

J’ai un souhait : que ce congrès lance en grand le chantier de notre renforcement. Nous avons besoin de redevenir un parti populaire, présent dans les quartiers, dans les banlieues, dans les villages, dans la ruralité…

Vous plaidez davantage, notamment dans votre dernier livre (2), pour un « rassemblement populaire » que pour un nouvel « acte » de la Nupes. Mais vous avez appelé, le 20 mars, à construire « un pacte pour le redressement social et démocratique de la France, en vue d’une majorité et d’un gouvernement de la gauche et des écologistes ». Les formations de gauche entrent donc dans l’équation ?

Fabien Roussel : Ce pacte de progrès pour une France du travail, ce pacte d’engagement, on doit le proposer aux Français, le construire avec eux et avec les forces de gauche, le partager avec les organisations syndicales. Car nous devons réussir à nous additionner et en même temps à construire notre programme commun. Et celui-ci doit être des plus ambitieux. Il ne peut pas se négocier sur un coin de table, comme cela a été le cas en juin 2022, en quelques heures. On ne part pas d’une page blanche : nous avons l’union construite en 2022 à l’issue de la présidentielle, ce que nous avons réussi à partager au Parlement ces derniers mois, l’approfondissement de nos liens entre forces de gauche, mais aussi avec les forces syndicales. On sait ce qui a marché, et ce qui a agacé.

Que ce soit entre forces de gauche à l’Assemblée ou avec le mouvement social, ces dernières semaines n’ont pas été exemptes de tensions…

Fabien Roussel : Tout cela doit nous permettre d’avancer. Mais je suis optimiste, car nous avons fait beaucoup de chemin. Ce mouvement a fait émerger des visages, des noms, des personnalités, dans le monde syndical comme dans le monde politique. C’est ensemble que nous pouvons porter ce projet progressiste pour la France, dans le respect du choix des organisations syndicales. Ce pacte doit être porté demain par un collectif d’hommes et de femmes, par une équipe, par une coalition, pas par un homme seul. Et ça vaut pour Jean-Luc Mélenchon. C’est une garantie démocratique et de respect de la diversité.

Vous ne voulez pas d’une union sur « le plus petit dénominateur commun » et en même temps faire valoir les spécificités de votre formation. Les deux sont-ils conciliables ?

Fabien Roussel : Oui, en étant un parti beaucoup plus organisé, beaucoup plus fort, avec beaucoup plus d’adhérents et d’élus. En portant nous-mêmes le message d’espoir, de conquête, de rassemblement. L’idée, c’est que les salariés, les Français s’en mêlent. Mais quand on fait le choix d’une coalition, on n’impose pas son programme.

Reste le piège des institutions de la Ve République et du présidentialisme…

Fabien Roussel : Tant que l’on n’a pas transformé les institutions, on doit faire avec en étant présent dans le paysage politique, mais aussi lors des élections nationales pour proposer notre projet de société aux Français. Il ne s’agit pas de revenir là-dessus. Mais les élections législatives sont l’occasion de porter un projet de gouvernement dans le cadre d’une coalition rassemblant des forces politiques de gauche, au-delà de celles qui ont signé un accord en 2022. Ne soyons pas étriqués, arrêtons de nous enfermer au sein d’une alliance exclusive de quatre forces, comme si nous détenions à nous seuls la vérité.

Ce projet progressiste pour la France doit être porté demain par un collectif d’hommes et de femmes, par une équipe, par une coalition, pas par un homme seul.

À qui s’adresse cette main tendue ? En début de semaine, il a été question de l’ex-premier ministre Bernard Cazeneuve…

Fabien Roussel : Si on m’avait interrogé sur Marie-Noëlle Lienemann ou Emmanuel Maurel – également anciens du PS –, j’aurais dit la même chose. Je ne ferme aucune porte, mais il n’est pas question de renouer avec le quinquennat Hollande, l’objectif est de se mettre d’accord sur un projet, une ambition pour la France qui nous permette de sortir de ce capitalisme à bout de souffle.

Pourquoi estimez-vous que le travail doit avoir une place centrale dans le discours et le projet de la gauche ? Et comment éviter les pièges de ce débat lorsque, par exemple, Emmanuel Macron s’en saisit pour opposer les travailleurs aux bénéficiaires du RSA « qui ne travaillent jamais » ?

Fabien Roussel : Ce n’est pas un piège, ce sont deux projets de société, deux mondes, deux conceptions totalement différentes de la France du travail. Nous défendons, nous, un travail qui émancipe, qui épanouit, et qui répond aux besoins du pays, aux enjeux climatiques. Pour le camp Macron, le travail est source de profit, il sert de variable d’ajustement à la rentabilité des entreprises, chômage et pauvreté à la clé. Le président de la République défend la France d’un travail rémunéré au niveau du RSA. Nous répondons : travailler moins, travailler mieux et travailler tous. C’est le sujet central sur lequel la gauche doit être beaucoup plus forte, sinon on laisse la droite et les libéraux le préempter. Quant au droit à la paresse, il a été caricaturé en imaginant que l’on pouvait faire tourner une société sans travail. Et certains le théorisent à tel point qu’ils défendent le revenu universel. Nous nous voulons être le parti du travail pour construire une France libre, forte et heureuse. C’est autour de ce triptyque que je veux construire mon projet pour la France.

Quelle place dès lors pour d’autres combats ?

Fabien Roussel : C’est un projet cohérent qui ne se découpe pas en morceaux. C’est aussi par le travail que nous garantirons, via les services publics notamment, l’égalité des droits de chacun, indistinctement de son origine ou de son sexe, que nous pourrons bâtir une véritable transition écologique. C’est un projet d’ensemble qui pose les bases d’une nouvelle République sociale, écologiste, féministe, laïque.

Le président de la République défend la France d’un travail rémunéré au niveau du RSA. Nous répondons : travailler moins, travailler mieux et travailler tous.

Une partie du texte discuté lors de votre congrès est consacrée à « l’actualité brûlante du projet communiste ». En quoi prend-il une nouvelle vigueur dans le contexte politique et social ?

Fabien Roussel : Par son exigence de démocratie. Le projet communiste se construit avec le peuple et pour le peuple. Il trouve toute son actualité dans cette grande idée : il faut que chaque salarié, chaque travailleur se réapproprie son outil de production. Il ne s’agit pas seulement de répartir les richesses, de taxer les dividendes. Ça, tout le monde est d’accord, même les socialistes. Et tant mieux. Mais, nous, nous voyons plus loin : nous voulons décider de comment nous produisons ces richesses et pour quoi. C’est aussi une exigence portée dans ce mouvement social : participer aux décisions. Si les salariés de Total avaient voix au chapitre, vous croyez qu’ils auraient laissé Pouyanné s’augmenter de 10 % tandis qu’eux n’ont eu que les miettes, qu’ils laisseraient l’essence augmenter à ce tarif-là ? Les salariés d’EDF auraient-ils laissé brader notre filière nucléaire et le marché européen décider des prix ? Bien sûr que non. Réapproprions-nous les choix économiques de notre pays pour retrouver notre souveraineté. Mettons en commun, décidons ensemble. Ça, c’est révolutionnaire et c’est le cœur du projet communiste.


 


 

Et de gauche, et de gauche !

Pierre Jacquemain  sur www.politis.fr

Le rapprochement Roussel-Cazeneuve a de quoi agacer, mais pose une question : comment dégager une majorité alternative de gauche, suffisamment rassembleuse et crédible, pour battre la droite et l’extrême droite ?

Dans une interview donnée à L’Express, le patron des communistes, Fabien Roussel, plaide pour un rassemblement sans exclusive à gauche, jusqu’à Bernard Cazeneuve. Le propos va agacer. Il agace. Il m’a agacé. L’éphémère Premier ministre de François Hollande porte une lourde responsabilité. Celle d’avoir trahi, avec ses amis, les attentes du peuple de gauche. Et d’assumer, aujourd’hui encore, la politique libérale qui a conduit à l’accession d’Emmanuel Macron à l’Élysée.

Comment peut-on imaginer un instant que Cazeneuve puisse être crédible auprès des sympathisants de la gauche et de l’écologie ? Comment, devant les violences policières dont le mouvement social fait l’objet en ce moment, pourrait-il incarner une alternative alors que Rémi Fraisse est mort de violences policières sous son autorité ?

Pourquoi, dès lors, Fabien Roussel voudrait-il lui tendre la main ? Sans doute parce qu’il appartient, lui aussi, à cette gauche qui regrette un abandon des classes populaires aux profits de luttes intersectionnelles ; sans doute ont-ils également en commun une même vision stigmatisante et excluante de la laïcité et de la République. Enfin, sans doute, partagent-ils le même regard sur les forces de l’ordre.

Y aurait-il des gauches irréconciliables ? Et si oui, comment dégager une majorité alternative de gauche ?

Passé l’agacement, une question se pose. Y aurait-il des gauches irréconciliables ? Et si oui, comment dégager une majorité alternative de gauche, suffisamment rassembleuse et crédible, pour battre la droite et l’extrême droite ?

Autrement dit, comment reprendre le pouvoir ? Si le numéro 1 des communistes plaide pour un rassemblement jusqu’à Cazeneuve, il prévient tout de même : « Notre programme ne saura s’accommoder du capitalisme, il portera avant tout une transformation sociale radicale. On ne peut plus doucher les espoirs du peuple. Le temps de cette gauche-là est révolu. »

Ici réside le paradoxe Roussel. Parce qu’en réalité, la question n’est pas tant celle de l’étendue du rassemblement que celle de la ligne sur laquelle s’opère ce rassemblement. Qui donne le la à gauche ? Personne à gauche, pas plus les insoumis que les écologistes, les socialistes ou les communistes, ne peut gagner seul. Personne à gauche, pas plus Mélenchon que Cazeneuve, Delga, Jadot ou Roussel, ne peut gagner seul.

La Nupes a eu le mérite de régler la question de la ligne politique. Faure a eu le courage et la lucidité de reconnaître que le PS n’était plus la force motrice à gauche. Et n’en déplaise à Cazeneuve, Delga ou Roussel, c’est bien LFI qui a redonné de la vitalité à la gauche.

Pour autant, les insoumis doivent s’interroger sur leur stratégie. Le bruit et la fureur doivent cesser. La tentation hégémonique, d’où qu’elle vienne, doit faire place au respect des sensibilités de chacun. Et si la défaite de la candidate LFI Bénédicte Taurine, à l’occasion de la législative partielle ariégeoise, au profit de la dissidente socialiste, n’est pas significative, elle vaut avertissement alors qu’un « front républicain » anti-Nupes est en train de se constituer et que celle-ci devient l’ennemi politique numéro 1 quand la violence et le discours de l’extrême droite se banalisent.

La « deuxième gauche » a dominé l’histoire politique de plus d’un demi-siècle, mais elle doit reconnaître aujourd’hui l’inversion du rapport de force. Elle ne peut s’offrir le luxe de la nostalgie et de la rancœur. Elle doit intégrer l’exigence de radicalité. Dans le même temps, la gauche radicale, aussi puissante soit-elle, ne peut composer sans elle.

Comme le rappelle l’historien Roger Martelli, il ne faut jamais oublier que « le monde populaire et le superbe mouvement social actuel ont politiquement besoin de deux choses en même temps : que se conforte le poids d’une gauche bien ancrée dans les vieilles valeurs de la “République démocratique et sociale”, et que la dynamique portant vers une majorité soit celle de la gauche dans la diversité de ses sensibilités ». C’est le défi qui attend la Nupes.  


 


 

PCF : Fabien Roussel, acte II

Roger Martelli sur www.regards.fr

Bien installé à la tête du PC, l’on se demande de quoi Fabien Roussel est-il le nom ? Quelles cohérences et quelles limites y a-t-il à son projet ? Et quelle place à gauche, et « au-delà », pour les communistes ?

Le 39ème congrès du PCF s’ouvre à Marseille ce vendredi 7 avril. Le texte d’orientation parrainé par Fabien Roussel avait déjà recueilli, à la fin janvier, près de 82% des 29 000 suffrages militants exprimés. Il est la « base commune » que les délégués discuteront et amenderont, et sur lequel ils se prononceront in fine.

Une organisation active, mais affaiblie

Quatre ans après son accession inattendue au poste de secrétaire national, Fabien Roussel sera une nouvelle fois adoubé par le Congrès. Il s’est fait une place dans le paysage politique national, en se situant aujourd’hui dans le haut du tableau des indicateurs de confiance. Pour le baromètre des leaders politiques publié par Ipsos, à la fin février 2023, il occupait la 13ème place, loin derrière le duo de tête (Édouard Philippe et Marine Le Pen), mais juste derrière Jean-Luc Mélenchon, avec 25% d’opinions favorables. Et c’est bien à gauche qu’il obtient son pourcentage le plus élevé (44%), loin devant le centre et la droite (19% et 23%).

Chacun sait, bien sûr, que l’image ne fait pas automatiquement le vote. Un récent sondage législatif de l’Ifop [1], évoquant l’hypothèse d’une gauche divisée face à une éventuelle dissolution, laissait le PCF à un niveau modeste de 3%, derrière LFI (11%), EE-LV (9%) et le PS (7%). Mais l’actuelle direction peut aussi se réclamer d’un sondage présidentiel [2] qui attribue à Roussel une fourchette de 5% à 6,5%, contre 18 à 20% pour Mélenchon, 3% à Faure et 1% à Marine Tondelier.

On retiendra donc la double réalité d’une image de leader plutôt favorable et d’une assise électorale maintenue dans sa portion congrue. Le numéro un du parti reste à la tête d’une organisation active, toujours localement implantée, mais nationalement affaiblie. Depuis 2018, les effectifs ont continué de se tasser (42 000 cotisants, soit 7 000 de moins qu’à l’arrivée de Roussel à la tête du parti) et les élections de 2019 à 2022 ont confirmé l’étiage électoral d’un parti qui oscille entre 2% et 3% dans les scrutins nationaux. Le communisme municipal s’est contracté, ainsi que le vivier des élus communistes, estimé officiellement à 6500 aujourd’hui.

Projet politique : cohérences et limites

Quel est le cœur de la proposition politique portée par le Secrétaire national ? La réaffirmation d’un « projet communiste » reste « l’horizon civilisationnel » qui définit l’identification ultime du parti. Pour le faire vivre, l’objectif immédiat assigné à l’organisation est la reconquête des milieux populaires, qui boudent toujours la gauche, qui s’abstiennent massivement ou qui se tournent vers l’extrême droite. Pour la base commune, cela implique de mettre au centre les grandes questions du travail et de la démocratie. Stratégiquement, l’urgence désignée est celle d’un rassemblement, à gauche et « au-delà » de la gauche, donc au-delà de la Nupes. Mais, selon la direction, pour rendre effective cette exigence de rassemblement, le PCF doit retrouver la place qui fut la sienne et qu’ont érodée ses absences répétées à l’élection présidentielle. À cet effet, l’essentiel proposé aux militants est de relancer la dynamique locale des cellules et de réamorcer l’implantation dans les entreprises. Le « renouveau du communisme » passerait donc par un retour à des « fondamentaux » oubliés.

On ne discutera pas ici d’une cohérence globale qui n’est pas moins légitime que d’autres, installées elles aussi dans le champ de la gauche. Mais on peut en même temps relever des points discutables, que révèle la mise en œuvre qui en a déjà été faite dans la période récente.

Il est difficile de vouloir gagner des forces au-delà de la gauche et de commencer en multipliant les piques contre les forces avec lesquelles on veut passer alliance. La formule actuelle selon laquelle la Nupes est dépassée est redoutable.

Par exemple, il est incontestable que la conquête des suffrages populaires est une question majeure, relevant de l’éthique démocratique tout autant que de l’intérêt politique. Mettre l’accent sur l’enjeu du travail, de sa densité, de son ampleur et de son sens, est en cela d’autant plus souhaitable que la gauche s’en est trop exclusivement tenue aux problèmes de l’emploi. Mais quand, pour illustrer son propos, le secrétaire national a critiqué « la France des alloc’ », il a mis aussitôt le pied sur un terrain miné.

Sans doute explique-t-il qu’il a voulu opposer à la France qui s’accommode des allocations compensatoires à celle des salaires. Mais dans un moment de pression intense de la droite et plus encore de l’extrême droite, alors que domine la colère contre « l’assistanat », jusque dans les milieux populaires, le risque est pris que la mise en cause des allocations ne se retourne en dénonciation des allocataires. On pense limiter le champ de l’extrême droite : il peut, à rebours, s’en trouver conforté, en avivant la logique meurtrière du « bouc émissaire ».

Des gauches qui se distinguent et qui doivent coexister

Il en est de même du discours sur la gauche. Fabien Roussel répète à l’envi que son objectif est de parler aux Français, qu’il veut rassembler la gauche et même aller au-delà de la gauche. On peut penser que son propos s’inscrit dans une tradition du communisme français, celle qui ne sépare pas l’affirmation de la nécessaire rupture de celle de la recherche des majorités, sans lesquelles rien de solide n’est possible. Mais une grande partie de la campagne de Roussel (entre autres, les polémiques qui ont fait date sur la viande et les barbecues…) avait pour but de marquer « l’identité » communiste par la distinction avec les écologistes et, plus encore, avec la France insoumise.

Il est difficile de vouloir gagner des forces au-delà de la gauche et de commencer en multipliant les piques contre les forces avec lesquelles on veut passer alliance. La formule actuelle selon laquelle la Nupes est dépassée est redoutable. Veut-on dire par-là que la Nupes en elle-même n’a plus de raison d’être ? Ou discute-t-on la manière dont fonctionne cette Nupes, sa façon de travailler, le respect ou la méconnaissance de ses équilibres ? Souhaite-t-on quitter la Nupes, ou seulement souligner qu’il faut prendre le temps de transformer l’objet politique existant, pour qu’il puisse perdurer et qu’il puisse être utile à ce « peuple » dont on se réclame volontiers ? La formule de la « Nupes dépassée » ne le précise pas. Il est vrai que les formules raccourcies font le buzz. Mais est-ce toujours la gauche qui en tire bénéfice ?

Nul ne peut bien sûr ignorer que les partenaires de la Nupes n’ont pas toujours été bienveillants à l’égard des militants communistes. Jean-Luc Mélenchon s’est à plusieurs reprises complu à tenir des propos pour le moins indélicats à leur égard. Mais, quand bien mène on ne courbe pas l’échine, faut-il répondre à la polémique par la polémique ? La direction du PC veut-elle contrarier l’habitude d’ériger des murs ? La préoccupation serait louable, à condition qu’elle n’ouvre pas la voie à la confusion et aux retournements d’alliance.

Il y a, dans ce qui porte aujourd’hui les militants vers le discours de la direction, une demande de dignité et de fierté communistes qui doit être respectée. Mais il y a aussi, dans l’obsession du maintien de « l’identité », quelque chose qui peut conduire dans l’impasse.

La gauche est diverse et ses oppositions ne sont pas de détail. Une partie d’entre elle est plutôt sensible au désir de rupture, une autre à la recherche de compromis dans le cadre du système. Il est dès lors possible de préférer une sensibilité plutôt qu’une autre. Rien n’empêche d’estimer que l’accommodement, sans la pression d’un pôle de rupture, vire trop facilement à la compromission et au renoncement. Mais, en sens inverse, on peut aussi considérer que la passion de la rupture, si elle n’est pas canalisée, risque de conduire au dérapage et le plus souvent à l’échec. Ainsi, si l’inégalité durable n’est pas envisageable sans rupture avec l’ordre existant, nulle rupture ne peut advenir sans majorités pour la conduire et donc sans rassemblement de toute la gauche pour faire majorité. Quel que soit le choix fondamental que l’on fait, les deux affirmations devraient se penser en même temps. Que le PCF estime excessive la place occupée par la France insoumise dans le fonctionnement de la Nupes peut s’entendre. Mais à vouloir prendre des distances avec la Nupes, il peut contribuer à redéplacer vers la droite le point d’équilibre de toute la gauche. Ce serait alors un pas en arrière.

Si Roussel a séduit par son allant et son franc-parler populaire, il est tout aussi vrai qu’il a pu inquiéter une part de la gauche par de redoutables ambiguïtés. Par exemple, se réclamer de la nécessaire autorité est une chose, mais ignorer que l’excès d’autorité peut nier la légalité et la liberté est une légèreté. Dire qu’il est nécessaire de respecter une police qui s’ancre scrupuleusement dans les valeurs de la République est envisageable ; ce l’est moins de défiler avec ceux-là mêmes qui, dans les forces de police, militent pour un extrémisme sécuritaire qui les rapproche directement des extrêmes droites les plus virulentes.

De même, on pourrait se dire qu’il n’y a aucun problème à se réclamer d’une « gauche républicaine » : la gauche et la République ne sont-elles pas nées du même désir d’émancipation ? Mais quand l’hégémonie des droites les moins républicaines conduit une partie des républicains, à l’instar d’un Manuel Valls, à se réclamer de la République, de la laïcité ou encore de l’universalisme, pour nourrir des pratiques publiques et des discours discriminatoires et excluants, alors on peut s’inquiéter d’un usage volontairement non critique des mots, comme un clin d’œil douteux à ce que l’on doit contester et non pas flatter.

Un retour aux fondamentaux ?

Il y a, dans ce qui porte aujourd’hui les militants vers le discours de la direction, une demande de dignité et de fierté communistes qui doit être respectée. Mais il y a aussi, dans l’obsession du maintien de « l’identité », quelque chose qui peut conduire dans l’impasse.

C’est ainsi que les communistes en sont arrivés à la conviction que la décision de ne pas présenter de candidat communiste – en 1965, 1974, 2012 et 2017 – avait affecté la visibilité du parti, altéré sa dynamique politique et nourri son déclin électoral. Il était pourtant facile de constater que, quel que soit le choix communiste, que le PC soit présent ou non à la joute présidentielle, le recul électoral communiste a été continu, à l’exception d’une brève et timide rémission en 1995 (Robert Hue tutoyant les 10%).

De même, l’imaginaire militant s’est souvent plu à considérer que l’ère des difficultés s’était accentuée, à la charnière de deux siècles, avec la « mutation » engagée par le numéro un de l’époque Robert Hue. L’observation rétrospective attentive conduit à l’idée que le processus de mutation fut erratique et peu cohérent. Il s’est en outre accompagné d’une gestion politique globale qui, au sein de ce que l’on appela la « gauche plurielle », avait entraîné le PCF dans les déboires d’une gauche happée peu à peu par le « social-libéralisme ».

La créativité et l’utilité du PCF sont désormais entre les mains de ses militants, comme ils le sont entre les mains celles et ceux qui se réclament du communisme sans être dans ses rangs. Toutes et tous sont des composantes de la gauche : ils ne doivent pas l’oublier ; la gauche ne peut pas l’oublier.

Mais au lieu de mettre en cause la gestion brouillonne de la mutation et la pauvreté de ses soubassements stratégiques, c’est la mutation en elle-même qui fut désignée comme la cause de tous les maux. « On » a détruit les cellules, « on » a abandonné l’entreprise, « on » a renoncé à l’identité du parti. C’était oublier que la grande expansion de l’organisation politique à l’entreprise n’a été effective que pendant une période relativement brève (les années 1960 et 1980) et qu’auparavant l’influence communiste dans le monde du travail passait plutôt par la présence communiste militante dans les syndicats. C’était ignorer que le recul des cellules d’entreprise a commencé dès la seconde moitié des années 1980, quand Georges Marchais était encore secrétaire général du parti. C’était laisser dans l’ombre que le recentrage sur les sections ne faisait qu’entériner le recul de fait de la vie des cellules, en même temps que disparaissaient les modes de socialisation qui avaient structuré l’histoire ouvrière en longue durée. La mise au second plan des cellules était le constat d’un fait ; il n’en était pas la cause.

Le désir de retravailler au plus près de l’expérience populaire, le souci de réinsérer le politique dans l’espace du travail moderne, comme dans celui de la cité : tout cela est louable. Mais le risque est toujours de remplacer le devoir de reconstruction et donc de refondation politique par le retour nostalgique à ce que l’on a connu – directement ou par la mémoire militante. Les communistes vont procéder à une modification non négligeable de leurs statuts. Il reste à espérer pour eux que ces modifications se raccorderont à des modifications plus ambitieuses des pratiques et de la culture politique des communistes.

Au total, le Congrès communiste se tient à un moment inédit, où se déploie une mobilisation sociale sans précédent par sa durée et son intensité, mais où l’horizon est obscurci par l’absence de perspective politique et par la montée inquiétante des options de la droite extrême. Or, cela se produit dans une conjoncture où la gauche, mieux armée sur le plan de la représentation parlementaire, se trouve en même temps électoralement minorée.

Le PC n’occupe plus, dans le dispositif de la gauche, la place majeure qui fut la sienne pendant quelques décennies. Ses responsabilités sont en cela objectivement moindres que celles de la France insoumise, qui domine à ce jour l’espace global de la gauche française. Mais ce Parti communiste est le dépositaire d’une histoire populaire et révolutionnaire, dont il n’a jamais eu le monopole, mais qu’il a fait vivre de façon originale, pour le meilleur comme pour le moins bon. Il a en cela un rôle à jouer. Sa créativité et son utilité sont désormais entre les mains de ses militants, comme ils le sont entre les mains celles et ceux qui se réclament du communisme sans être dans ses rangs. Toutes et tous sont des composantes de la gauche : ils ne doivent pas l’oublier ; la gauche ne peut pas l’oublier.

 Notes

[1] Mars 2023

[2] Ifop, 5 avril

  publié le 31 mars 2023

CGT : les cinq lignes de fracture
qui secouent le congrès

 Stéphane Ortega et Guillaume Bernard sur https://rapportsdeforce.fr

Le 53e congrès de la CGT donne l’image d’une centrale syndicale fortement divisée. Au-delà des enjeux d’élection de la future direction, plusieurs débats de fond et lignes de fracture traversent le premier syndicat de lutte du pays.


 

 Rappel sur l’organisation de la CGT :

Unions départementales (UD) : les unions départementales regroupent les syndicats professionnels d’un même département.

Fédérations : les fédérations nationales regroupent les syndicats d’un ou plusieurs secteurs d’activité professionnelle.

Direction confédérale : celle-ci est constituée d’une soixantaine de membres de la commission exécutive confédérale et du bureau confédéral, choisi parmi eux. Le ou la secrétaire général(e) est choisi parmi les membres du bureau confédéral. L’ensemble de ces postes sont élus par les responsables de fédérations et d’unions départementales.

 

C’est une immense salle, où siègent près de 1000 délégués. La salle plénière. Une salle dans laquelle on élit la prochaine direction de la CGT et décide des futures orientations de la centrale. « C’est ici que l’on fait vivre la démocratie syndicale », rassure Marie Buisson, secrétaire générale de la FERC-CGT (enseignement, recherche et culture), désignée par Philippe Martinez comme sa successeuse.

Une salle, oui, mais deux ambiances. D’un côté les opposants à la direction sortante, de l’autre ses soutiens. Entre les deux camps, la fraternité n’est pas au rendez-vous. « J’ai honte, les débats se font dans les coulisses […] les luttes de pouvoir sont en train de nous voler le débat. Là, on se mange la tête pour le pouvoir. Le monde du travail nous regarde. On est l’organisation qui donne la température du monde du travail en France. Soyons à la hauteur de nos 128 ans d’histoire. Ne pensons pas que le repli sur nous-mêmes fasse de nous une grande CGT », exhorte Alexandra Pourroy, une jeune déléguée de la CGT-FAPT des Hautes-Alpes, en guise de réponse au climat de grande tension qui a marqué les deux premiers jours du congrès de la CGT.

La veille, un vote contre le rapport d’activité a mis la direction confédérale sortante en minorité. Une légère majorité de délégués (50,32%) désavoue le bilan de Philippe Martinez et des membres de sa direction confédérale. Un vote historique qui annonce un congrès particulièrement long et disputé.

 Un  congrès de la CGT ce n’est pas seulement une lutte des places

Dans ce congrès, il n’est pas toujours facile de discerner les engagements politiques sincères des postures qui ont pour but de ravir les places de direction. Pas de chance pour les délégués primo-congressistes (80% des effectifs !) qui se retrouvent parfois impliqués dans des luttes de pouvoir dont ils ont bien de la peine à saisir les enjeux.

Car, même si chacun des 942 délégués représente un, ou des syndicats et vote en fonction du mandat de ses adhérents, les délégués appartenant aux mêmes fédérations ont bien souvent des votes communs et des camps sont clairement identifiés. En amont du congrès chacun a déjà pu choisir un champion. Marie Buisson, Céline Verzeletti, co-secrétaire générale de l’union fédérale des syndicats de l’État (USTE) ou encore Olivier Mateu, secrétaire général de l’union départementale (UD) des Bouches-du-Rhône.

Mais l’enjeu du congrès CGT ne se limite pas à une lutte des places. Lors des prises de parole en salle plénière, au moins cinq lignes de fracture opposant les cégétistes apparaissent. La démocratie interne, le niveau de radicalité de la confédération, l’écologie, le féminisme et la question de l’unité syndicale.

Quelle démocratie interne ?

À la tribune, de nombreux délégués se succèdent et accusent la direction sortante d’avoir pris des décisions seule, sans débat ni consultation. Au premier rang des sujets de mécontentement : la participation de la CGT au collectif « Plus jamais ça », une alliance de syndicats, d’ONG et d’associations environnementales montée aux premiers temps de la pandémie. Ou encore l’hypothèse d’un rapprochement avec les syndicats FSU et Solidaires, qui n’a pas donné lieu à débat au sein du Comité confédéral national (CCN), la réunion des responsables des fédérations et des unions départementales.

Une accusation que reprend à son compte Emmanuel Lepine, le secrétaire général de la fédération de la chimie (FNIC), connu pour être un opposant farouche à la direction de Philippe Martinez. « La confédération agit comme une 33e fédération [il y a 32 fédération à la CGT], or dans la CGT ce sont les unions départementales et les fédérations qui décident », tranche ce soutien affiché à la candidature d’Olivier Mateu, le secrétaire général des Bouches-du-Rhône. « Quand on est membre d’un bureau, on va prendre ses directives auprès de ses bases comme n’importe quel militant de la CGT, à n’importe quel niveau. On n’est pas directeur, on n’est pas chef », ajoute Mathieu Pineau, secrétaire fédéral de la CGT Mines Énergie.

Des critiques que pondère Benoît Martin, le secrétaire de l’union départementale de Paris. Pour lui, des mandats ont été donnés à une direction confédérale qui doit gérer les urgences. Tout en admettant la nécessité « d’aller-retour entre l’organisation et son premier dirigeant », le responsable de l’UD 75 considère que les questions de démocratie interne dans la CGT ne se limitent pas à la direction confédérale.

Il met en balance des fédérations « qui fonctionnent en vertical, ont un poids politique fort et dont les sièges sont à Montreuil », et des unions départementales « plutôt horizontales » qui représentent une dimension interprofessionnelle, et donc plus de diversité, mais pèsent moins sur les orientations politiques nationales. Enfin, les fédérations ont la main sur les moyens syndicaux des unions départementales, ce qui implique des jeux de pouvoir internes.

« Une CGT de lutte » ?

« Trop molle », « pas assez revendicative » quand les accusations ne vont pas jusqu’à qualifier la direction sortante de « traître ». On ne compte plus, en salle plénière, les appels à reconstruire « une CGT de lutte » ou encore « de classe et de masse ». Difficile toutefois de savoir ce qui est entendu derrière ces termes.

« On veut une confédération plus proactive dans la coordination et dans l’impulsion des grèves, explique Mathieu Pineau, secrétaire fédéral FNME-CGT. Il faut que la confédération arrête d’entretenir un discours qui dit qu’on ne peut pas faire les choses. Parfois certains syndicats disent que la grève ne prendra pas chez eux, mais on se demande même s’ils ont essayé d’aller voir les salariés », continue l’énergéticien. La gestion de la grève contre la réforme des retraites de 2019-2020, où les secteurs bloquants sont partis en grève reconductible les uns à la suite des autres et non en même temps, est souvent évoquée pour illustrer ce manque de volonté et de coordination.

Ainsi, l’intervention de Philippe Martinez, ex secrétaire général de la confédération sur BFM TV en pleine journée de grève ce 28 mars pour demander « une médiation » avec le gouvernement a été clairement perçue comme un signe de mollesse et décriée à la tribune du congrès de la CGT.

Toutefois, nombreux sont les syndicalistes à rappeler que, dans les secteurs où la CGT est peu implantée, les injonctions à la radicalité ne servent à rien. « Il y a des postures politiques, des positionnements. On serait plus radical que radical, plus révolutionnaire que révolutionnaire, et cela sert peut-être d’autres enjeux bureaucratiques et de pouvoir », suggère Benoît Martin, secrétaire général de l’union départementale 75.

« Les incantations ne suffisent pas. Si la direction confédérale lançait demain un appel à la grève générale, il ne serait pas suivi. Mais c’est parce que ça fait 30 ans que la CGT est en décrépitude. Il faut d’abord reconstruire une CGT puissante », affirme Emmanuel Lépine (FNIC-CGT).

Écologie contre emploi ?

Docker qui s’inquiète de l’arrêt du trafic du charbon, syndicaliste de la CGT-Air France qui craint que l’interdiction des vols de moins de 6 heures ne détruise de l’emploi, énergéticiens qui rappellent le rôle du nucléaire… Les prises de parole sur des thématiques écologiques s’enchaînent en salle plénière depuis le début du congrès. Et une rumeur persiste : la CGT voudrait sacrifier des emplois sur l’autel de l’écologie. Pourquoi une telle crainte ?

Courant 2020, la CGT s’associe au collectif « Plus Jamais Ça » – aujourd’hui nommé alliance écologique et sociale – avec d’autres organisations syndicales, comme la FSU, Solidaires ou la Confédération Paysanne et des associations écologistes et sociales comme les Amis de la Terre, Alternatiba ou encore Greenpeace. Ces organisations publient un plan de rupture constitué de 36 mesures. Parmi elles, la proposition 28 qui refuse que l’Etat soutienne le secteur des énergies fossiles et le développement de nouveaux projets nucléaires passe mal dans la fédération des mines et énergie (FNME-CGT).

Clarisse Delalondre, secrétaire générale du syndicat de la recherche à EDF, membre du comité exécutif de la FNME-CGT et du Parti ouvrier indépendant (POI) y est particulièrement opposée. « Que le nucléaire soit en débat, c’est normal. Mais que notre organisation signe sans consulter personne un texte qui est contraire à la défense de l’emploi c’est inadmissible. L’alliance écologique et sociale ne partage pas nos repères revendicatifs, elle nous sort de notre rôle de syndicat. »

Un avis partagé par une partie des congressistes puisque la commission chargée d’établir le document d’orientation que devra suivre la prochaine direction confédérale, a fait inscrire dans le texte la phrase suivante : « les dispositifs mis en place pour la transition écologique ne doivent pas être discriminatoires pour les travailleurs.euse.s ». Certains y voient la fin de l’alliance écologique et sociale.

Continuer à bosser avec les écolos

« Je ne comprends pas que des camarades puissent croire que Plus Jamais Ca nous conduit à lutter contre l’emploi… C’est notre fond de commerce, le syndicalisme ! », s’exclame Olivier Champetier, secrétaire général de l’union départementale de l’Essonne (91). « Au contraire, ce dispositif nous a permis de faire comprendre à des associations écologistes, dont ce n’était pas la préoccupation première, que le changement de société ne se fera pas sans les travailleurs. Par exemple : dans l’Essonne nous avons un entrepôt Amazon. Un comité local d’Attac avait prévu des tracts pour la fermeture de l’entrepôt. Après discussion, nous avons fini par rédiger un tract non plus sur la fermeture, mais sur l’environnement et les droits des salariés ». Comme les unions départementales ont la liberté de choisir où elles mettent leurs moyens, il est bien possible que l’alliance entre écolos et cégétistes perdure dans certains endroits.

« Dans mon UD, on va quand même continuer ce travail. Ce cadre nous a permis de faire des choses chouettes. Une fête en plein cœur du quartier populaire des Ulis, la lutte contre un projet de méthaniseur, un travail avec le réseau des AMAP…», égrène Olivier Champetier. « Surtout, il nous a permis de nous ouvrir à de nouveaux publics, plus jeunes, avec des cultures militantes différentes. Les jeunes d’Extinction Rébellion sont venus visiter la maison des syndicats, maintenant on ne se regarde plus en chiens de faïence ! Que la CGT puisse impulser la transformation sociale seule, je n’y crois pas. »

Congrès de la CGT : quel féminisme ?

Dans la salle plénière, la file pour prendre la parole est parfois longue, et c’est le premier arrivé qui est premier servi. Alors, au bureau du congrès, on tente quelque chose : « On va essayer une prise de parole alternée, un homme puis une femme, ça serait classe. » Si la pratique peut être une évidence dans certains espaces militants…elle ne fait pas l’unanimité au congrès de la CGT. Successivement, deux femmes prennent le micro pour dénoncer ce paritarisme jugé artificiel. Pour elles, dans une CGT qui compte 39% de femmes, tenter de faire respecter la parité dans la prise de parole relève de « l’instrumentalisation ». Le vrai féminisme consisterait à aller syndiquer les secteurs les plus féminisés.

Un événement qui révèle à quel point la question du féminisme peut être clivante à la CGT. « Je suis féministe, mais dans le cadre d’un rapport de classe. Par exemple : je suis pour l’égalité salariale. Je n’oppose pas les hommes et les femmes entre eux, j’oppose les classes sociales entre elles. Je n’ai aucune communauté d’intérêts avec Mme Borne par exemple, même si c’est une femme », résume Clarisse Delalondre de la FNME-CGT, qui qualifie de « dérive sociétale » les dernières orientations de la CGT. Sous entendu : la confédération sortante délaisse la lutte de classe au profit de questions jugées annexes.

En tous cas la CGT a entrepris un travail sur la question suite au précédent congrès. Elle a ainsi créé un pôle « Égalité des droits » pour lutter contre les discriminations faites aux femmes mais aussi aux migrants, aux personnes LGBT, ou encore aux syndicalistes. « Alors que dans l’entreprise, une personne LGBT sur deux est discriminée à l’embauche, les camarades ont parfois du mal à lier ces questions aux questions salariales ou d’emploi et à voir le tout comme un projet revendicatif d’ensemble qui ne relève pas que des individus mais bien des collectifs de travail », explique Alexandra Meynard, pilote du collectif de lutte contre l’homophobie, pour l’égalité et la non-discrimination des personnes LGBT.

« Le bilan du pôle est positif. On est passé d’une vingtaine d’UD, qui participaient aux marches il y a quatre ans, à 50 ou 60 l’an dernier. Même si au départ c’était considéré comme relevant du sociétal et non du social », continue-t-elle. « On est encore imprégné d’une histoire des luttes avec des images d’Epinal virilistes. On a l’impression que la lutte c’est une histoire de costaud, même si c’est faux au regard de l’histoire sociale. On a seulement un quart des secrétaires généraux de fédération et d’UD, qui sont des femmes. Il reste donc du boulot et il y a des résistances, pas seulement dans les secteurs majoritairement masculins », conclut Alexandra Meynard.

Comment gérer les violences sexuelles et sexistes ?

Forcément, les débats sur le féminisme se prolongent lorsqu’il s’agit d’aborder la gestion des violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein même de la CGT. Au micro, Claire Serre-Combe, co-secrétaire générale du Synptac-CGT, raconte : « Je travaille dans le spectacle, un secteur qui n’est pas forcément exemplaire en matière de VSS, pourtant je n’en ai jamais subi dans mon cadre de travail. C’est à la CGT que c’est finalement arrivé. Nous demandons à nos employeurs d’être exemplaires en la matière, il faut que nous le soyons aussi ! » Et de conclure : « Un syndicat ne peut pas se revendiquer de classe et de masse quand il ne peut pas mettre en sécurité la moitié de la population. »

Une prise de parole loin d’être anodine. Ces dernières années, la CGT a été bousculée par des affaires de violences sexuelles graves, dont l’affaire Benjamin Amar. Cet enseignant, membre de l’union départementale du Val-de-Marne, avait été suspendu de ses mandats confédéraux suite à la plainte d’une militante CGT pour « viol », « agression sexuelle », « torture » et « actes de barbarie ». Le parquet avait ouvert une enquête, finalement classée sans suite en août dernier. Ce qui avait conduit à la réintégration de Benjamin Amar, par ailleurs connu pour être un farouche opposant à la direction de Philippe Martinez.

Suite à cette affaire, la CGT s’est dotée, début février, d’un « Cadre commun d’action », définissant les règles à tenir face aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Un texte qui acte notamment qu’il est impératif de « mettre en protection la victime en suspendant le ou les mandats du ou des mis en cause », et ce « qu’il y ait dépôt de plainte ou non, le temps de la constitution du dossier ». L’adoption de ce texte a conduit Benjamin Amar à être de nouveau démis de ses fonctions confédérales et a empêché sa présence au 53e congrès de la CGT.

Une CGT seule ou avec d’autres ?

« Rechercher l’unité syndicale ne se fera qu’à une certaine renonciation de notre identité », exprime Muriel Morand de la CGT Biomérieux dans le Rhône, pendant le débat sur le rapport d’activité. Pour elle, « la majorité des actions menées se font à l’initiative de syndicalistes cégétistes ». Ainsi, en creux : nul besoin des autres. Et hors de question d’être « un syndicat de concertation ou d’accompagnement à la remorque de la CFDT », soutient cette militante de la fédération de la chimie. Le sentiment que la CGT seule est suffisante est partagé par une partie des congressistes, notamment dans certains secteurs industriels où la CGT reste la force dominante. Mais avec bien plus de nuances pour Mathieu Pineau de Mines Énergie : « Sur la séquence des retraites : travailler avec la CFDT est une bonne chose en termes d’affichage, ça montre qu’on est unis. Dans l’énergie, ça permet aussi de faire monter le nombre de grévistes lors des journées d’appel intersyndical ».

Le sentiment que la CGT se suffit à elle-même se double pour certains de la crainte de se diluer dans le travail avec d’autres forces. C’est le cas pour la CFDT évidemment, avec une forte remise en cause de l’époque du « syndicalisme rassemblé » du début des années 2000, mais pas seulement. « Ce n’est pas le rôle d’une organisation syndicale d’être liée avec des ONG qui ne partagent pas nos valeurs », avance Clarisse Delalondre, membre du comité exécutif de la fédération Mines Énergie. Une critique du travail sur l’environnement avec les associations et les ONG de « Plus jamais ça » qui cimente les fédérations issues de l’industrie, mais aussi celle des cheminots également hostiles à Philippe Martinez. Là, Greenpeace fait office d’épouvantail pour ses actions d’éclat anti nucléaire, comme la CFDT sert de repoussoir sur le projet syndical.

La question d’une unification du syndicalisme de lutte ou de transformation sociale ne trouve pas davantage grâce aux yeux d’une partie des délégués. Particulièrement dans l’industrie où Solidaires et la FSU sont peu voire pas présentes. Et où la CGT pense être la seule organisation capable de mener les luttes et d’entraîner les salariés. Pourtant, elle est bien inscrite dans le document d’orientation présenté au congrès de la CGT qui propose de s’inscrire « dans une démarche de réunification du syndicalisme ».

Ici, la CGT met en avant le travail engagé notamment avec la FSU et appelle à le renforcer. « Le syndicalisme de transformation sociale, de lutte et de propositions ne peut se satisfaire de ses divisions, il doit mettre en œuvre sa recomposition », propose le document d’orientation. Un rassemblement d’une partie du syndicalisme, qui est historiquement défendu par la fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC), dont est issue Marie Buisson. Mais aussi par celle des travailleurs de l’État, dont provient Céline Verzeletti. Sa candidature est pourtant poussée par certaines fédérations opposées à la direction précédente et par ailleurs plus que tièdes sur cette question.

publié le 28 mars 2023

À Clermont,
un congrès de la CGT
en pleine éruption sociale

Naïm Sakhi sur www.humanite.fr

Alors que la contestation de la réforme des retraites bat son plein, la confédération tient ses assises jusqu’à vendredi. Philippe Martinez entend passer la main. Le redéploiement de la centrale et son ouverture à la société civile animeront les débats. Décryptage.

Tenir un congrès confédéral au cœur d’un puissant mouvement social n’est pas une situation inédite à la CGT. En décembre 1995, tandis que le pays était paralysé par la contestation du plan Juppé, la centrale s’était réunie à Montreuil, confirmant à sa tête le secrétaire général sortant, Louis Viannet. Et en adoptant la stratégie du « syndicalisme rassemblé », comme une main tendue aux autres organisations syndicales.

En 2023, les protagonistes ont changé, mais les enjeux ne sont pas moins brûlants, alors que 3,5 millions de personnes se sont mobilisées contre la réforme des retraites jeudi 23 mars, après plus de deux mois de grèves et de manifestations.

« On ne fait pas de théorie sans pratique. L’unité syndicale est-elle utile pour le mouvement social ? Le débat sur la notion de syndicalisme rassemblé traverse la CGT. Je constate que, quand les syndicats sont unis, on bat des records de mobilisation », mesurait Philippe Martinez, dans l’Humanité magazine du 16 mars.

Le secrétaire général sortant passera le relais à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Sa succession animera une grande partie des débats, jusqu’à vendredi.

1. Un congrès en plein mouvement sur les retraites

Galvanisées par la lutte contre la réforme des retraites, les organisations ouvrières ont signé leur retour au premier plan, après une décennie d’ « atonie syndicale », assure Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique.

Fin février, selon un sondage OpinionWay, 54 % des Français estimaient « responsable » l’attitude des confédérations. « Ce mouvement est la démonstration du rôle central qu’occupe toujours la CGT, au-delà de sa seconde place en représentativité (derrière la CFDT – NDLR), estime le chercheur. Elle reste la force en capacité de construire des mobilisations collectives. »

Des fédérations, dont l’énergie, la chimie, les ports et docks et les cheminots, se sont notamment illustrées en lançant des grèves reconductibles, en complément des journées d’action interprofessionnelle décidées par l’intersyndicale.

Plus encore, durant les six premières semaines du mouvement, la CGT a syndiqué plus de 13 000 salariés. Ces recrutements représentent, par endroits, la moitié des adhésions réalisées sur une année. En février, la CGT revendiquait 605 603 adhérents.

Pour 68 % des Français, les syndicats, dont la confédération fondée en 1895, sont renforcés par le mouvement en cours, selon un sondage Elabe pour BFMTV. Nul doute que cette situation va influer sur les débats des délégués à Clermont-Ferrand, alors que la stratégie de la CGT, et notamment l’efficacité de l’unité syndicale pour arracher des avancées, est questionnée.

2. Du syndicalisme rassemblé au rassemblement du syndicalisme ?

Après plus de deux mois de mobilisations, ponctués de manifestations record, et un passage en force à l’Assemblée par l’exécutif avec l’usage de l’article 49.3, l’intersyndicale tient bon. Philippe Martinez y voit la confirmation de la stratégie du syndicalisme rassemblé, initiée dès 1995 par la CGT.

Selon Stéphane Sirot, cette stratégie, « outil efficace pour entraîner le plus grand nombre » dans des manifestations, demeure plus « compliquée » à mettre en œuvre au moment de durcir le rapport de force, notamment dans la reconduction des grèves. L’historien du syndicalisme voit là « un sujet de débat majeur » au sein de la centrale cégétiste.

« Nous n’avons pas de véritable stratégie, c’est là le problème », confie à l’Humanité un cadre d’une grande fédération, qui pointe la difficulté, hors grand mouvement social, de mobiliser les salariés pour peser dans le rapport de force national, dans un paysage social atomisé par les lois Macron et El Khomri.

La CGT consacre une partie de son document d’orientation au problème de la convergence des luttes et à celui de l’unité pour dépasser « la division syndicale » en avançant vers l’unification du syndicalisme. La centrale présente « les échanges réguliers et anciens » avec la FSU comme « un socle solide », tout en tendant la main à Solidaires, sans préciser, pour l’heure, le cadre de ces rapprochements.

À la dernière Fête de l’Humanité, Philippe Martinez assurait : « Nous avons un socle commun très important de revendications, d’idées de transformation. Ce débat ne doit pas rester un débat de chefs. Un échange d’expériences doit se faire dans les entreprises et sur les territoires. »

Pour Stéphane Sirot, « une défragmentation du champ syndical est nécessaire, car il n’y a jamais eu autant d’organisations avec aussi peu de syndiqués. Deux grandes propositions de syndicalisme demeurent. Celle portée historiquement par la CGT, en rupture avec le capitalisme. Et celle de la CFDT, de culture chrétienne, portant la conception de partenariat social ».

Prudent, Baptiste Giraud souligne la complexité de la démarche : « Intégrer des militants venus d’une autre organisation est toujours difficile, car ils sont dotés de cultures syndicales différentes, avec des liens militants parfois conflictuels. »

3. Le défi de l’ouverture de la CGT à la société civile

C’est sans doute le principal héritage de l’ère Philippe Martinez à la tête de la centrale. En juin 2020, à l’issue du premier confinement, la CGT, Attac, la Confédération paysanne, Oxfam, Greenpeace et d’autres constituent le collectif Plus jamais ça.

Dans la centrale, ce rapprochement fait débat, notamment à cause de la présence de Greenpeace, aux positions divergentes de la CGT sur les questions énergétiques. « Au dernier congrès, la CGT a décidé, pour transformer la société, de s’ouvrir aux autres, pointe un responsable fédéral. Mais cela pose plusieurs questions : avec qui, comment, pourquoi, et sur quelles bases ? Ce débat n’a pas eu lieu concernant la participation de la CGT à Plus jamais ça, et des fédérations et des UD (unions départementales) ont l’impression que ça leur a été imposé. »

En particulier, la fédération mines-énergie a exprimé son désaccord avec la mention, dans les documents du collectif, de l’arrêt des investissements dans le nucléaire et les énergies fossiles, contradictoire de son point de vue avec la défense de l’emploi dans la production électrique.

Copilote du collectif environnement, Marie Buisson estime de son côté que « la crise climatique, les aberrations du capitalisme et la répartition des richesses entre le capital et le travail démontrent l’urgence de construire des fronts avec d’autres syndicats, des associations et des ONG pour gagner ».

Selon la secrétaire générale de la Ferc-CGT (éducation, recherche, culture), cette démarche va de pair avec le développement de la CGT, « outil syndical qui fait la preuve de son utilité dans le mouvement social ». Et le fait que « la CGT continue de mener ses batailles sur l’augmentation des salaires, avec une campagne depuis plus d’un an autour d’une rémunération minimale à 15 euros brut de l’heure, les 32 heures et la retraite à 60 ans ».

Pour Stéphane Sirot, Plus jamais ça, à l’instar du Pacte du pouvoir de vivre, regroupant la CFDT, le Secours catholique et la Fondation Abbé-Pierre, traduit la recherche de solutions à « une relative faiblesse du syndicalisme ». « Le champ syndical était hégémonique sur le discours de transformation sociale, c’est moins le cas aujourd’hui », poursuit l’historien, qui rappelle que « dans son histoire, la CGT s’est déjà rapprochée d’un certain nombre de mouvements ».

4. Une nouvelle secrétaire générale ?

Le départ de Philippe Martinez, après huit ans de mandat, est un des événements de ce 53e congrès confédéral. Pour sa succession, le secrétaire général sortant propose la candidature de Marie Buisson. Un choix approuvé par un vote de la direction confédérale. « Marie partage la conception d’ouverture de la CGT votée au précédent congrès, observe Philippe Martinez. Sa fédération est loin d’être la plus petite. La Ferc est l’une des rares à progresser, chaque année, en nombre d’adhérents, c’est un signe. »

Si ce choix est validé par le comité confédéral national (CCN) durant le congrès, Marie Buisson deviendrait la première femme à occuper cette fonction.

Cependant, selon Baptiste Giraud, « la succession de Philippe Martinez s’annonce difficile, des surprises ou un revirement ne sont pas à écarter ». Le secrétaire de l’UD des Bouches-du-Rhône, Olivier Mateu, opposant à la stratégie du « syndicalisme rassemblé », se porte candidat.

« Le choix de Marie Buisson n’est pas partagé par l’ensemble des fédérations et des UD, estime un animateur de l’une de ces dernières, parce qu’elle a porté la démarche de Plus jamais ça, avec tous les débats que cela pose. » L’intéressée assume ses convictions. «  Le changement climatique et l’épuisement de nos ressources vont impacter en premier lieu nos modes de production, tranche Marie Buisson. La lutte des classes est fondamentale. Et l’égalité salariale et les violences sexistes et sexuelles sont avant tout des questions qui touchent le travail. Le syndicalisme n’est pas que théorique. Il faut s’interroger sur sa matérialisation et faire front pour obtenir des améliorations concrètes et rapides au bénéfice de celles et ceux qui vivent du travail. »

Certaines fédérations avancent également le nom de Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral. Pour l’heure, l’intéressée assure ne pas postuler à la succession de Philippe Martinez . La candidature de Marie Buisson à la fonction de secrétaire générale de la CGT reste la seule statutairement enregistrée.

5. Quelle structuration de la CGT face à la mutation du travail ?

C’est un enjeu de fond de ce congrès. Comment faire évoluer les structures de la CGT pour représenter l’ensemble des travailleurs, notamment les ubérisés ou employés dans la sous-traitance ?

« Les fédérations font parfaitement le travail pour ce qui concerne les syndicats d’entreprise. Mais le mouvement social en cours montre que la force de la CGT est aussi sa présence sur tout le territoire dans les structures interprofessionnelles, note Marie Buisson. Les unions locales (UL) sont les portes d’entrée dans la CGT quand une entreprise n’est pas dotée de délégués ou de syndicats. »

Pour Stéphane Sirot, « la question posée est celle du fédéralisme de la CGT », rappelant que la Confédération s’est construite sur les branches professionnelles et les bourses du travail. L’historien ajoute que « la Confédération est passée à côté de la compréhension du mouvement des gilets jaunes ».

Selon lui, « les rares épisodes de rencontres entre des cégétistes et des gilets jaunes se sont produits grâce aux structures locales ». Rattachés majoritairement aux UL, les adhérents dépourvus de syndicats d’entreprise représentent 15,5 % des troupes cégétistes.

Le document d’orientation prévoit l’organisation d’états généraux à ce sujet et la mise en œuvre d’un « travail avec les UD et les dix fédérations les plus concernées ». Pour la candidate à la fonction de secrétaire générale, « les structures de la CGT doivent évoluer avec la situation des travailleurs » pour « mieux les représenter ».

Marie Buisson ajoute : « Qu’importe la forme de travail, tout le monde doit trouver sa place à la CGT. » Enfin, outre la syndicalisation des jeunes, notamment au sein des Sela (syndicats d’étudiants salariés, lycéens et apprentis), la CGT ambitionne de syndiquer 60 000 à 70 000 travailleurs supplémentaires chaque année.


 

Le mode d'emploi du congrès

Vendredi 31 mars, la CGT aura une nouvelle personne à sa tête. Le choix de la succession de Philippe Martinez fera partie de l’ordre du jour du congrès, qui réunit mille délégués à partir de ce 27 mars à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Dès le lendemain, le vote du rapport d’activité donnera la tonalité des débats. La désignation du futur secrétaire général suit un processus bien codifié. Le futur dirigeant de la centrale doit être membre de la commission exécutive confédérale (CEC). Les candidats à l’exécutif sont proposés, de manière paritaire, par les organisations. La liste du CEC retenue, ainsi que celle de la commission financière de contrôle (CFC) feront l’objet d’un vote, lors de la réunion du comité confédéral national (CCN) du congrès, mercredi. Véritable parlement de la centrale, le CCN est composé des secrétaires généraux des fédérations et des unions départementales, « dûment mandatés par ces organisations », précisent les statuts. Le CCN fixera aussi le nombre d’élus au sein de la CEC. La CEC et la CFC seront ensuite élues par le congrès, jeudi. Le quatrième jour de congrès sera aussi celui du vote du document d’orientation. « Chaque délégué vote conformément au choix du ou des syndicats qui l’ont mandaté. Chaque syndicat représenté au congrès a droit à un nombre de voix calculé sur la base de la moyenne des cotisations réglées », précise le guide du délégué au congrès. Vendredi, enfin, une nouvelle réunion du CCN élira le bureau confédéral, ainsi que le nouveau ou la nouvelle secrétaire général(e).


 


 

La CGT tourne la page Philippe Martinez dans l’incertitude

Dan Israel et Khedidja Zerouali sur www.mediapart.fr

Le congrès confédéral qui s’ouvre ce lundi verra la nomination du, ou plus probablement, de la nouvelle secrétaire générale du syndicat. Les débats s’annoncent vifs et Marie Buisson, la candidate soutenue par le sortant, n’est pas assurée de l’emporter. Une illustration des fortes divisions internes et des doutes sur l’avenir.

Quel drôle de moment pour un tel rassemblement. Lundi 27 mars, la CGT réunit pour une semaine plusieurs centaines de ses têtes dirigeantes et de ses militantes et militants les plus aguerris dans la banlieue de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), pour son 53e congrès confédéral. L’enjeu est important, puisque c’est à l’issue du congrès qu’on saura qui prendra la suite à la tête du syndicat de Philippe Martinez, arrivé aux commandes en 2015 et qui avait annoncé fin mai qu’il comptait passer la main.

Mais le timing ne peut qu’interroger, alors que le mouvement de contestation contre la réforme des retraites n’est pas terminé et qu’une dixième journée de manifestations a été annoncée par l’intersyndicale pour mardi 28 mars. « Le congrès a déjà été repoussé, on ne pouvait plus attendre. Mais rétrospectivement, on aurait préféré qu’il se tienne en juin, c’est sûr », considère l’un des organisateurs.

Selon les statuts de la CGT, un congrès doit se tenir tous les trois ans, et le précédent a eu lieu en mai 2019. Il avait d’abord été question de l’organiser en novembre 2022, mais cela serait tombé en pleine campagne pour les élections professionnelles dans la fonction publique. Trop compliqué à mener de front, pensaient alors certaines des huiles du syndicat. On se demande comment elles envisagent la lourde semaine qui s’ouvre aujourd’hui devant elles.

De l’avis général, les débats s’annoncent houleux, et ils ne devraient pas manquer de matérialiser les lignes de fracture qui traversent le syndicat depuis de longues années. Sur la relation aux autres syndicats, sur la ligne politique, sur le nom des dirigeant·es, et sur le bilan de Philippe Martinez lui-même.

« Chez nous, les congrès peuvent se révéler particulièrement violents, et c’est encore plus le cas lorsque l’atterrissage n’est pas prêt, confie un dirigeant de fédération. Même si le succès de la lutte contre les retraites devrait un peu calmer les doutes qui sont régulièrement exprimés sur la stratégie de rapprochement entre syndicats. »

C’est en effet l’un des débats qui agite la CGT de façon récurrente : doit-elle tenir une ligne dure face au patronat et au pouvoir politique, quitte à s’isoler des autres organisations de salarié·es ? Ou faut-il diluer sa radicalité pour parvenir à faire front ensemble, y compris avec des syndicats jugés trop mous par beaucoup de ses adhérent·es ?

Depuis début janvier, Philippe Martinez, qui ne fait pas mystère de ses bonnes relations personnelles avec son homologue de la CFDT Laurent Berger, a choisi la deuxième option. Stratégie gagnante, si l’on en juge par la taille des cortèges qui se multiplient partout en France depuis plus de deux mois, établissant des records historiques de participation.

Mais sur le front des actions plus dures et des luttes locales, l’intersyndicale a longtemps patiné avant d’assister à une montée en puissance des grèves et des blocages, dans les transports, l’énergie, les raffineries ou le secteur des déchets. Et c’est ce que reproche à la direction de la CGT sa fraction la plus radicale.

« Nous, on défend une CGT à l’offensive : une organisation de lutte, de classe, de masse, de transformation sociale. En gros, marxiste révolutionnaire. “Plus d’écoute, de dialogue social”, ça, c’est le fonds de commerce de la CFDT, pas le nôtre », considère ainsi Fabien Cros.

Le délégué syndical de la raffinerie de la Mède, près de Marseille, est un bon représentant de la ligne portée par l’union départementale des Bouches-du-Rhône, dont le dirigeant, Olivier Mateu, est le seul candidat officiellement déclaré contre Marie Buisson, la dirigeante de la fédération de l’éducation, que Philippe Martinez souhaite voir prendre sa succession.

De l’avis général, Olivier Mateu, en première ligne dans la lutte contre les réquisitions des raffineries, est considéré comme trop radical et n’a guère de chances de l’emporter. D’autant qu’il n’a pas été choisi, pour le moment, pour faire partie de la nouvelle commission exécutive confédérale (CEC), la direction d’une soixantaine de personnes parmi lesquelles seront désignés les dix membres du bureau confédéral, dont le ou la secrétaire générale. La direction actuelle a rejeté sa candidature car, comme une poignée d’autres, il n’avait pas respecté la consigne de présenter au moins une femme dans la liste des candidats de son union départementale (UD) à la CEC.

Le cas Olivier Mateu, le problème Benjamin Amar  

Les critiques d’Olivier Mateu, qui juge la direction actuelle trop conciliante envers le patronat, seront brandies par beaucoup pendant le congrès, notamment par les représentant·es des fédérations de la chimie, du rail ou de l’énergie. Procès forcément désagréable pour Philippe Martinez, qui avait été élu au congrès de 2016 avec le soutien de l’aile la plus opposée au « réformisme » – en 2015, il avait pris en urgence la place de Thierry Lepaon, éjecté après des mois de polémiques autour de la rénovation de son bureau et de son appartement.

Au congrès, ne devrait ainsi pas manquer de resurgir la question, quelque peu décalée, de l’appartenance à la Fédération syndicale mondiale (FSM). L’Internationale syndicale communiste, qui compte dans ses rangs des syndicats cubains, nord-coréens ou iraniens, a été déserté par la confédération CGT en 1995, mais certaines de ses fédérations (chimie, agroalimentaire) ont réadhéré, comme les UD du Val-de-Marne et des Bouches-du-Rhône.

Dans une récente interview à La Provence, qui l’interrogeait sur les penchants prorusses très marqués de la FSM, Olivier Mateu avait indiqué ne pas considérer le président ukrainien Volodomyr Zelensky comme « un néonazi », mais comme « une marionnette des États-Unis au travers de l’Otan », qui aurait « créé les conditions d’une guerre entre les États-Unis et la Russie ». Il avait aussi déclaré qu’il « ne crach[ait] pas sur l’URSS », même si « à un moment, il y avait des problèmes de liberté ».

Ce syndicat, c’est une anarchie plus ou moins organisée. On sent encore l’héritage de l’anarcho-syndicalisme dont il est issu.

L’envie de radicalité et la fascination pour la FSM seront partagées par les amis de Benjamin Amar, de l’UD du Val-de-Marne. Mais le médiatique syndicaliste francilien, opposant déclaré à Philippe Martinez, ne devrait pas être lui-même présent. Comme Mediapart l’a raconté, Benjamin Amar a été tout récemment exclu définitivement des instances dirigeantes nationales, suite à des accusations de violences sexuelles. Déjà écarté une première fois il y a un an, il avait été réintégré en août, suite au classement sans suite de la plainte qui le visait.

Cette nouvelle exclusion surprise fait suite à l’adoption par le syndicat, après des mois de débats brûlants, d’un document définissant la conduite à tenir en cas d’accusations de violences sexuelles. Nul doute que sa perte de poste national, qui devrait lui interdire d’être présent car il ne dispose pas non plus d’un mandat de délégué de son UD, réactivera les lignes de fracture sur ce sujet qui déchire encore et toujours la CGT.

Ce type de divisions est relativement classique à la CGT. « Pour reprendre les mots de la chercheuse Françoise Piotet, ce syndicat, c’est une anarchie plus ou moins organisée. Il compte énormément de fédérations, il y a un grand sens du débat, des lignes qui s’affrontent… On sent encore l’héritage de l’anarcho-syndicalisme dont il est issu, rappelle le sociologue spécialisé Karel Yon. Par contraste, la CFDT est beaucoup plus verticale, et le ménage des opposants y a été fait ces vingt dernières années. Elle s’exprime donc d’une seule voix ou presque. »

L’écologie, ligne de fracture interne 

Mais les débats qui auront lieu, aussi virulents soient-ils, ne doivent pas masquer la vraie inquiétude de Philippe Martinez et de ses troupes : parviendront-ils à obtenir la désignation de leur candidate Marie Buisson comme nouvelle secrétaire générale ? Pour la première fois, la succession d’un secrétaire général de la CGT n’est pas bouclée à l’avance en amont du congrès, et certains évoquent « un accident toujours possible ».

Tous ont en tête le fiasco de la succession ratée de Bernard Thibault, emblématique leader de 1999 à 2013, qui avait échoué à imposer sa dauphine Nadine Prigent et n’avait finalement même pas obtenu qu’elle figure parmi les membres de la CEC. Mais Bernard Thibault avait été fixé sur le sort de sa dauphine avant le congrès…

Cette semaine, Marie Buisson n’a officiellement pas trop de soucis à se faire. Quand son nom a été proposé par Philippe Martinez cet été, la CEC l’a validé à 85 % des votes, ce qui n’a pas été contesté de façon trop vigoureuse par le Comité confédéral national (CCN), le « parlement » du syndicat qui rassemble les dirigeant·es de toutes les fédérations et des UD.

Nous considérons que la candidature de Marie Buisson n’est pas opportune. Elle ne rassemble pas les organisations de la CGT.

« À nos congrès, il y a toujours de forts débats d’orientation, je ne suis pas étonnée de cela. Mais jusqu’à preuve du contraire, ma candidature a été validée très largement par la direction sortante », déclare Marie Buisson. « Par ailleurs, insiste-t-elle, penser qu’une seule personne dirige la CGT, c’est très mal la connaître. On est plus intelligents à plusieurs, et le texte d’orientation du congrès a été travaillé très collectivement, il est issu d’un accord large et majoritaire. »

Peut-être. Mais derrière les procédures officielles, la vérité est que sa candidature ne fait pas l’unanimité, notamment parmi les fédérations les plus remuantes. « Nous considérons que la candidature de Marie Buisson n’est pas opportune. Elle ne rassemble pas les organisations de la CGT », déclare par exemple sans barguigner Sébastien Menesplier, le dirigeant de la fédération de l’énergie, dont le nom a un temps circulé comme candidat potentiel. « J’ai fait une intervention en fin d’année 2022 pour expliquer nos positions. Au congrès, au moment du vote, il ne faudra pas venir nous dire qu’il est inadmissible qu’on vote contre elle. »

« Marie Buisson représente une CGT plus ouverte vers un monde du travail qui a changé, mais aussi vers des ONG, et vers l’unité syndicale », défend Philippe Martinez. À la tête d’une fédération loin d’être majoritaire dans son champ, l’éducation, elle est surtout connue en interne pour son rôle de cheville ouvrière de Plus jamais ça, le collectif lancé par la CGT en partenariat avec des ONG écolos comme Greenpeace ou Oxfam.

Et si, à l’extérieur, elle fait figure de syndicaliste ouverte sur les enjeux de société contemporains, attentive à la place des femmes et soucieuse de se rapprocher de l’écologie politique, ce sont bien ces options qui crispent une partie des troupes.

Les secteurs de l’industrie ou de l’énergie, habitués à peser largement sur les positions de la CGT, ne goûtent guère ses positions en faveur de l’écologie politique, incarnées par Plus jamais ça. « Ce collectif disait qu’il fallait fermer les centrales au charbon, alors même que les travailleurs concernés réfléchissent à des projets de reconversion pour garantir l’avenir des sites industriels, indique Sébastien Menesplier. Nous aurions préféré qu’on insiste sur les reconversions possibles pour assurer le maintien de l’emploi et développer de nouvelles sources d’énergie. »

Réduire mon parcours militant à Plus jamais ça, ce n’est pas juste. Je suis militante à la CGT depuis plus de 20 ans.

Le patron du secteur de l’énergie dit aussi tout le mal qu’il pense des positions antinucléaires de Plus jamais ça. « Nous sommes favorables au renouvellement du parc nucléaire, et pour la construction de nouveaux réacteurs », rappelle-t-il.

« Personne ne peut demander à quelqu’un qui a un travail qui pollue d’arrêter comme si cela était simple, convient Marie Buisson. Mais nous sommes tous d’accord pour dire qu’il est important de se poser la question de comment faire évoluer notre travail. Cela fait plusieurs congrès que nous votons le fait d’allier fin du monde et fin du mois. »

Elle insiste aussi sur son parcours, pour se détacher du collectif clivant : « Réduire mon parcours militant à Plus jamais ça, ce n’est pas juste. Je suis militante à la CGT depuis plus de 20 ans, je suis secrétaire générale de ma fédération depuis six ans, je participe à la direction confédérale depuis trois ans. »

Céline Verzeletti, candidate plus consensuelle ? 

L’inquiétude qui parcourt le premier cercle autour de Philippe Martinez, et notamment sa directrice de cabinet Elsa Conseil, s’incarne en une femme, membre du bureau confédéral mais ayant plusieurs fois fait part de ses réticences face à la ligne de la direction, sur l’écologie ou sur la sévérité des sanctions envers les auteurs de violences sexistes et sexuelles : Céline Verzeletti.

Cette ancienne surveillante pénitentiaire, codirigeante de l’Union fédérale CGT des syndicats de l’État est avenante et habituée des médias. Mediapart l’avait interrogée place de la Concorde le 16 mars, juste après l’adoption à l’Assemblée de la réforme des retraites par le biais de l’article 49-3 de la Constitution.

Céline Verzeletti pourrait se révéler plus consensuelle parmi ses camarades que Marie Buisson. Mais alors que son nom circule depuis plusieurs mois, elle a bien pris soin de ne jamais faire acte de candidature, pour éviter l’accusation d’être à l’origine des divisions.

Sa seule marque officielle d’intérêt ? Une phrase le 7 mars, pour dire à l’agence de presse spécialisée AEF que « certaines organisations pensent que [sa candidature] permettrait un meilleur rassemblement ». Sur France Inter le 23 mars, elle s’est encore refusée à en dire plus : « Ce sera en fonction des orientations qui seront adoptées au congrès et des débats, c’est vraiment les syndicats et le congrès qui vont décider de tout ça. »

Quelle que soit la candidate qui sera désignée vendredi, à la fin du congrès, elle sera la première femme secrétaire générale de la CGT.

Pourtant, le 1er mars, c’est bien son nom qui a été proposé lors d’une réunion informelle des plus grosses fédérations de la CGT : santé, services publics, cheminots, énergie, fonctionnaires de l’État. « Elle semble réunir les conditions d’un large accord, d’un rassemblement de l’ensemble des organisations de la CGT, et la possibilité d’un travail collectif au sein d’un bureau confédéral solide et d’une CEC », indique une note rédigée suite à cette réunion.

En tant que femme, elle prive l’entourage de Philippe de Martinez de l’un de ses arguments phares pour imposer Marie Buisson : quelle que soit la candidate qui sera désignée vendredi, à la fin du congrès, elle sera la première femme secrétaire générale de la CGT. Nerveux, Philippe Martinez a fait remarquer le 22 mars au Monde que « pour Céline Verzeletti, tout semble avoir été préparé lors de réunions hors statut ». Ce qui « est un problème, car, officiellement, ça na été discuté nulle part ».

Pour autant, rien n’est joué. Et parmi les congressistes et leurs allié·es, les paris sont ouverts. « Même si les grosses fédés préfèrent Céline Verzeletti, les UD sont légitimistes et suivront Philippe Martinez, même en bougonnant », avance l’un. « C’est du 50-50, incertitude totale », prévient un autre.

Un scénario revient souvent dans les pronostics : Marie Buisson pourrait être élue, en échange d’une entrée massive au comité exécutif, voire au bureau confédéral, des tenants d’une ligne plus « dure » ou « identitaire » que celle qu’elle porte. « Elle a pour l’instant du mal à constituer son équipe », relève un bon connaisseur.

Philippe Martinez accusé d’autoritarisme

Tous et toutes s’accordent en revanche à souligner que cette querelle de ligne se double aussi d’une critique de la manière dont Philippe Martinez a dirigé la confédération ses dernières années. Certes, tenir la barre d’une maison aux composantes si conflictuelles en n’hésitant pas à aller à la castagne nécessite de surveiller chacune de ses paroles, et userait le mieux disposé des dirigeants. Mais avec le duel qui s’annonce pour sa succession, il paierait aussi son autoritarisme – un qualificatif qui le poursuit depuis son arrivée à la tête du syndicat.

« Lancer Plus jamais ça en s’engageant avec Greenpeace sans impliquer la fédération de l’énergie, ce n’est pas très raisonnable », pointe le politiste Jean-Marie Pernot, qui connaît très bien la CGT et plaidait pour un rapprochement avec la CFDT avant que l’intersyndicale ne soit un succès. « Même chose pour ses annonces répétées de sa volonté d’un rapprochement organique avec la FSU et Solidaires, sans en avoir jamais discuté nulle part… Imposer ces évolutions comme il l’a fait présente le risque de bloquer les évolutions, voire de provoquer un retour en arrière. »

Pour le chercheur, le leader cégétiste « a aussi sans doute cherché à créer un mouvement interne au syndicat suffisamment puissant pour renverser la table, et déplacer les termes du débat afin de ne pas affronter ses opposants sur des sujets qu’il juge d’avant-hier ». Mais « cette méthode a des limites : les enjeux de reconstruction sont tels qu’ils ne peuvent pas être relevés dans un climat de tension aussi extrême ».

Quand tu es en désaccord avec lui, tu passes tout de suite dans le camp des opposants, c’est sans nuance.

En interne, certains, qui ne se décrivent pas comme des opposants, ne cachent plus leur désarroi. « Le principal conflit tourne autour de sa méthode de fonctionnement, autour d’un tout petit noyau, même pas du bureau confédéral. Cela a fini par braquer beaucoup de monde. De ce point de vue, son mandat de dirigeant est un échec », soupire un responsable de fédération.

Une situation qui ne se serait pas améliorée depuis l’automne, alors qu’il s’est visiblement détendu lors de ses interventions publiques depuis qu’il a annoncé qu’il quittait son poste : « Quand tu es en désaccord avec lui, tu passes tout de suite dans le camp des opposants, c’est sans nuance. Le peu de gens qui ont essayé de faire une synthèse entre les différents courants ces derniers mois ont été la cible de son hostilité. »

Le choix de Marie Buisson ou de Céline Verzeletti ne réglera de toute manière pas les problèmes de la CGT d’un coup de baguette magique. Quatre ans après le précédent congrès, les incertitudes sur son avenir ne sont pas levées. Forte de plus de 600 000 adhérents, et avec des nouvelles adhésions en nombre depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites, la CGT n’en est pas moins en déclin de ce point de vue.

Surtout, c’est sous la direction de Philippe Martinez que la CGT a été dépassée par la CFDT en nombre d’électeurs, rétrogradant en deuxième position. « Elle perd des centaines de milliers de voix aux élections professionnelles, rappelle Karel Yon. Les autres syndicats aussi, mais à une vitesse moins forte. Et ce problème-là, personne ne veut en parler dans le syndicat. »

publié le 25 mars 2023

François Ruffin :
« Si nous gagnons sur les retraites,
c’est un tremplin pour la gauche »
 

Pauline Graulle sur www.mediapart.fr

Pour le député insoumis de la Somme, la réforme des retraites a rouvert, en plus d’une crise sociale, une profonde crise démocratique. L’enjeu désormais pour lui : faire en sorte que les manifestants passent du fatalisme à la conviction qu’« on peut gagner ».

C’estC’est dans un bistro de la gare du Nord que le député insoumis François Ruffin a donné rendez-vous avant de reprendre le train pour sa circonscription d’Amiens. Détendu, combattif, « un peu galvanisé » même par les derniers jours, le Picard se lance dans une discussion à bâtons rompus sur le sujet qui occupe toutes les têtes : la situation sociale et démocratique de ce pays qui bout de colère contre la réforme des retraites.

Si nul ne sait encore comment s’écrira la suite de l’histoire – c’est d’ailleurs le propre des moments de révolte ou de révolution, souligne François Ruffin –, le « député-reporter », qui fustige les violences policières d’un pouvoir aux abois et rend grâce aux syndicats qui ont « super bien joué » depuis le début du mouvement, estime désormais que tout est possible... même la victoire.

Mediapart : Les manifestations contre la réforme des retraites de jeudi ont été massives, et même à certains endroits, plus fortes que les précédentes. Sommes-nous au dénouement ou au commencement du moment politique que nous vivons ?

François Ruffin : Depuis le 49-3, nous sommes entrés en terre inconnue. Bien malin qui peut aujourd’hui faire un pari ou une prophétie. Le pouvoir tenait jusque-là par la force de résignation. Aujourd’hui, il doit recourir à la force de coercition. Sur les manifestants, ce sont les matraques et les LBD. Sur les salariés, ce sont les réquisitions. Sur les députés, c’est le 49-3.

Au fond, Emmanuel Macron est resté au pouvoir, l’an dernier, avec une grande fragilité : réélu sans élan, sans enthousiasme, avec un vote qui, disait-il, l’« oblig[eait] ». Et surtout, aux législatives, ses candidats sont laminés dans des coins entiers du pays, comme le mien, et il n’obtient qu’une majorité de raccroc à l’Assemblée. Voilà qui aurait dû l’incliner à la prudence, à la modération, à la sagesse. Mais non. Son péché, sa terrible faute, depuis un an, c’est qu’il comble sa fragilité par de la brutalité.

Condamnez-vous les violences policières qui ont eu lieu ces derniers jours dans les manifestations ?

François Ruffin : Les arrestations préventives, les nassages, les motos qui roulent sur les manifestants…, je n’analyse pas cela comme des dérapages individuels. C’est un choix politique. Je me souviens qu’après les « gilets jaunes », en 2020, j’avais auditionné des syndicats de policiers [pour un rapport parlementaire visant l’interdiction de certaines techniques de maintien de l’ordre – ndlr], qui m’avaient dit : « Les gilets jaunes, c’est une crise sociale qui réclamait une réponse politique. On n’y a apporté qu’une réponse policière. »

Quatre ans plus tard, rebelote. Le gouvernement n’apporte à la crise sociale, et démocratique, qu’une réponse policière. Et avec les mêmes conséquences : une montée de la violence, qui est toujours une défaite, qu’elle porte un uniforme ou non. La France est pointée du doigt par la Défenseure des droits, par le Conseil de l’Europe, par Amnesty International…

Qu’est-ce qui amène dans cette impasse ? Derrière la matraque, et même derrière Gérald Darmanin, il y a les choix politiques d’Emmanuel Macron : tous les syndicats unis contre sa loi ? Il ne les entend pas. Deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq ? Il ne les entend pas. Des millions de personnes, en manif, une, deux, trois, quatre, cinq fois ? Il ne les entend pas. Même les députés qui n’auraient pas voté son texte, il ne les entend pas. Sciemment, très cyniquement, le président joue le pourrissement. Comme durant les gilets jaunes.

La presse a révélé que, lundi, les brigades de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) ont commis des agressions, notamment racistes, à l’encontre de manifestants. Le 22 mars, vos collègues de La France insoumise avaient envoyé un courrier à Gérald Darmanin où ils réclamaient un « démantèlement à titre provisoire » des BRAV-M. Êtes-vous favorable à leur dissolution ?

François Ruffin : Oui. Manifestement, ces unités n’adoptent pas franchement une stratégie de « désescalade »... On a vu un changement de pied côté Darmanin. Après des manifs paisibles et une police à distance, le ministre a repris les mêmes méthodes de maintien de l’ordre que lors des gilets jaunes. Quand il a réuni tous les préfets, en fin de semaine dernière, après l’annonce du 49-3, ce n’était pas pour leur apprendre à faire des câlins.

Mais j’insiste : c’est un choix politique, et Macron choisit la politique du pire, avec les « débordements » comme alliés. Que le pays brûle, à un moment, c’est dans son plan : ensuite, le pyromane se présente comme pompier. L’homme par qui le chaos arrive va maintenant incarner le parti de l’ordre…

J’ai toujours cherché la masse, le nombre, les millions, le peuple, à convaincre la majorité, à la faire bouger, dans la rue ou dans les urnes. C’est le seul chemin que j’entrevois pour la victoire.

Lancez-vous un appel au calme aux manifestants afin qu’ils ne tombent pas dans ce que vous décrivez comme un piège tendu par le pouvoir ?

Je doute toujours que ma parole pèse, mais bon, je veux bien, à travers vous, leur faire part de mes réflexions quant au « rôle de la violence dans l’histoire », pour reprendre un titre d’Engels. Personnellement, j’ai toujours cherché la masse, le nombre, les millions, le peuple, à convaincre la majorité, à la faire bouger, dans la rue ou dans les urnes. C’est le seul chemin que j’entrevois pour la victoire. Dès lors, la violence individuelle ou groupusculaire nous nuit : elle éloigne les gens, elle rend le mouvement impopulaire, et sert finalement les intérêts des puissants, qui agitent ça comme un épouvantail.

C’est à la fin du XIXe siècle que, d’après moi, s’opère le plus clairement ce choix. D’un côté, le mouvement anarchiste, avec la propagande par le fait, la pose des bombes. De l’autre, le mouvement socialiste, qui parie sur les millions de travailleurs, sur la levée en masse.

Pour moi, tout libertaire, tout individualiste que j’étais adolescent, isolé, révolté, chantonnant le Ravachol de Renaud, c’est le mouvement socialiste qui avait raison. D’ailleurs, je me souviens d’un livre qui m’a marqué, qui a participé de mon basculement : L’Œil du lapin, où François Cavanna raconte le destin très commun de sa mère. Femme de ménage quand éclatent les bombes anars, elle prend ça en horreur, elle se range du côté de l’ordre. La mère de Cavanna, et ma mère, et nos mères, avec leur décence et leur bon sens, on doit les avoir avec nous, ne pas les effrayer…

Mais attention, le mouvement socialiste n’agit pas sans violence : les années 1900 sont très agitées, avec des premiers mais en batailles rangées, avec un repos dominical qui se conquiert dans la douleur, avec des châteaux qui sont saccagés par des émeutes ouvrières, avec des affrontements entre les mineurs et la troupe… et avec le bon Jaurès qui défend tout ça.

Mais cette violence n’est pas individuelle ni groupusculaire. C’est une classe, un peuple qui se soulève, celui qui a pris la Bastille, ou plus près de nous, plus modestement, les « Contis » qui envahissent la sous-préfecture de Compiègne, qui jettent des ordinateurs par la fenêtre, la jacquerie des licenciés. Ça n’a pas le même sens.

La seule question qui vaille, d’après moi, aujourd’hui, c’est : comment fait-on bouger des pans encore endormis du pays ? C’est le nombre qui fera plier Macron.

Que préconisez-vous ?

François Ruffin : Le diagnostic, d’abord : nous avons des classes populaires en convalescence. C’est sans doute vrai, encore davantage dans des terres industrielles comme chez moi, qui ont subi la fuite des usines, mais ça me semble vrai partout. À un malade, tu ne dis pas : « Lève-toi et viens battre le record du saut en longueur, on va faire la révolution ! » Non, juste un pas, ce sera déjà ça. Et ensuite viendra un second pas. Et enfin, on pourra relever le nez vers un horizon…

Moi, mon but, aujourd’hui, c’est que les gens prennent confiance et conscience de leur propre force. « Vous comptez. Vous êtes importants. Vous pouvez faire bouger le pays. On parle de vous. Ils ont peur. » Alors qu’on leur a dit être, et qu’ils se sentent tous les jours, des « gens qui ne sont rien », qui ne comptent pas. Domine alors l’immense fatalisme du « c’est comme ça ». Voilà l’ennemi. Voilà la véritable bataille. C’est ça qui doit basculer, dans les têtes : « On peut gagner. »

Vous l’avez constaté sur le terrain ?

François Ruffin : C’est contrasté. J’analyse, dans mon département, les manifestations d’hier. À Abbeville, le matin, il y avait deux fois moins de monde que le 19 janvier (j’ai compté), et un peu grise mine, de la mélancolie. Un rond-point est bloqué par une poignée d’artisans, un autre par les syndicalistes des usines, mais les ouvriers, eux, la plupart, vont bosser. Idem sur la zone industrielle d’Amiens, malgré le blocage : les ouvriers sont moins en grève, Goodyear a effectué 80 % de sa production, aucun « regain de mobilisation », ici, plutôt un reflux. C’est lié à un facteur matériel, évidemment, le pouvoir d’achat, le compte en banque à zéro, mais aussi à un facteur spirituel, cette idée que « de toute façon, ça va passer ».

Arrive la manifestation à Amiens : du jamais-vu. Par le nombre, immense, on renoue avec les pics de janvier, en gros. Mais surtout par l’énergie, par un changement d’état d’esprit : « On peut gagner. » Et surtout, par ce parcours, jamais opéré : le cortège est parti du centre-ville, est passé par la fac, puis par les quartiers nord, et jusqu’à la zone industrielle. J’étais hyper-ému, parce que c’est la jonction qu’il nous faut, des profs et des prolos en gros. Et pour la première fois, la jeunesse était là, qui apporte une énergie. Le miracle, si j’avais une lampe merveilleuse et un seul souhait, c’est qu’une contagion de l’espérance dégèle les cœurs populaires, qu’ils se remettent à y croire.

Faut-il réajuster le discours de la contestation pour élargir encore le mouvement : par exemple, parler moins des retraites et davantage de la question démocratique, ou ouvrir à d’autres problématiques sociales…

François Ruffin : On peut très bien tenir les deux bouts à la fois. Que se passe-t-il ? Nous sommes entrés dans le conflit sur un motif social : « Non aux deux années de plus ! », nous en sommes à une crise démocratique : « Comment se fait-il qu’un homme peut décider tout seul là-haut ? ». C’est le même scénario que pour les gilets jaunes : on entre par le prix du gasoil, on en sort avec le désir d’un « référendum d’initiative citoyenne » (RIC). Même chose pour la Révolution française : ça commence par « qui paie les impôts ? » et ça conduit aux états généraux, à l’Assemblée nationale, à la fin de la monarchie absolue. Aujourd’hui, c’est la crise démocratique qui amène la jeunesse dans la rue.

Certains à La France insoumise tentent d’ores et déjà de mobiliser autour du passage à la VIe République. Cela vous semble approprié ?

François Ruffin : C’est bien de le poser comme horizon. Maintenant, quel est le premier pas, où en sont les esprits ? « Le président ne peut pas décider tout seul. » Très concrètement, on peut évoquer un changement de Constitution, mais il faut déjà faire plier Macron. Si on obtient ça, ça rouvrira un imaginaire démocratique, ça donnera de l’élan. Vous savez, en 1789, les gens ne se sont pas dit : « On va faire la révolution ! » Ils ne s’en rendaient pas compte, qu’ils la faisaient. Ils ont avancé dans la brume. C’est pour ça, quand on lit la BD Révolution, pendant des pages on ne comprend rien… parce que les acteurs eux-mêmes ne comprenaient rien !

Macron exerce aujourd’hui une violence presque personnelle, très visible, sur le corps social. Même dans le camp libéral, on s’interroge : c’est malhabile, ça pourrait devenir dangereux.

Et puis, démocrate, je ne veux pas l’être à moitié, que quand ça nous arrange : pour sortir de la Ve République, il faudra le demander aux Français. La réponse, aujourd’hui, n’est pas assurée. En revanche, inscrire le RIC dans la Constitution, c’est déjà un mot d’ordre populaire, de bon sens, un pas que les gens ont envie de faire ensemble vers notre horizon.

Et la solitude de Macron, contre le reste de la société, en fait un terreau magique… Même le patronat ne le soutient pas. Même les éditorialistes sont mal à l’aise : les puissants, normalement, ont un certain savoir-faire pour habiller de manière acceptable, courtoise, douce, les reculs qu’ils imposent, leur violence s’habille joliment. Or, Macron exerce aujourd’hui une violence presque personnelle, très visible, sur le corps social. Même dans le camp libéral, on s’interroge : c’est malhabile, ça pourrait devenir dangereux.

Peut-on considérer le moment comme une fenêtre d’opportunité ?

François Ruffin : Je veux replacer cette crise dans un temps plus long. Vous savez que, depuis longtemps, je suis guidé par une phrase de Gramsci, qui analyse bien l’époque que nous vivons. Il dit : « Nous sommes dans un temps de détachement de l’idéologie dominante. » Ca signifie, pour nous, que croissance, concurrence, mondialisation, n’attirent plus les gens, ces mots les inquiètent, les dégoûtent. Dès lors, poursuit Gramsci, « la classe dominante ne parvient plus à diriger, seulement à dominer, et à dominer par la force de coercition ».

Le bloc libéral ne s’effondre pas, ne croyons pas cela, mais il s’effrite, dans la durée, c’est un processus continu, avec parfois des chocs : pour les ouvriers, qui ont voté « non » à 80 % [au référendum sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe], le 29 mai 2005 marque un décrochage. La loi Travail et Nuit debout pour la classe intermédiaire, plus éduquée, des centres-villes.

La réplique, dans les campagnes, dans la France des bourgs, ce sont les gilets jaunes… Aujourd’hui, ça secoue partout. Des particules vont encore décrocher du bloc central, soit parce que « deux ans de plus, c’est injuste », soit parce qu’« on ne vit pas en démocratie » : où iront-elles ? Chez nous ? À l’extrême droite ? Dans l’abstention-résignation ? Le match est engagé. Mais plus ça bouge aujourd’hui, plus ça rejoint des collectifs, plus on passe du statique au dynamique, plus on se donne des chances pour demain.

Que pensez-vous de l’attitude des syndicats depuis le début du mouvement ?

François Ruffin : Dans les limites qui sont les leurs, jusqu’ici, de mon point de vue, ils ont super bien joué. Il y a deux lectures qui s’opposent, que j’entends parfois. Que les syndicats ne voulaient pas lancer la bataille, que la fin janvier, c’était trop tard, qu’ils ont freiné les secteurs prêts à en découdre, et qu’au fond, ce sont des traîtres en puissance.

Ce n’est pas du tout ma lecture. Au contraire, de là où j’habite, je vois un pays en dépression politique. Or les syndicats sont parvenus à saisir le bon tempo pour réveiller les gens, pour faire bouger dans les profondeurs des régions, avec un travail de conviction, dans l’ombre. Ils ont, à mon sens, bien pris le pouls du pays. Avec, pour moi, des petits miracles : des manifestations à Albert, Doullens, Péronne, Friville-Escarbotin, dans les petites communes.

Et ils ont laissé à leur base, aux intersyndicales dans les départements, de la latitude, de la souplesse, sur les modes d’action : manifestations, grève, blocages, occupations… Si les grèves ne sont pas puissantes, ce n’est pas, je ne crois pas, parce que là-haut les grands chefs à plumes ne le veulent pas. Sans doute que tous ne le souhaitent pas. Mais ce sont les gens, en bas, surtout, qui ne provoquent pas des AG, qui n’arrêtent pas dans leur boîte ou collège, qui ne sont pas saisis d’une émulation.

Enfin, c’est aussi grâce aux syndicats que la loi n’avait pas de majorité dans l’Assemblée. Ce sont eux qui ont démarché les députés macronistes ou les députés Les Républicains, et qui, par un lobbying citoyen, les ont convaincus. Ce sont eux qui ont contraint le gouvernement au 49-3.

Faut-il néanmoins les déborder ?

François Ruffin : Le sujet, à mon avis, n’est pas de les déborder mais de les compléter. Il y a des pans de la société où les syndicats ne savent pas faire, sont absents, et ce n’est pas leur boulot. Les quartiers populaires, par exemple, ou la jeunesse, ou les artisans, ou les isolés, c’est à d’autres, à nous, de ramener ça, et nous ne sommes pas au bout. Gramsci dit qu’« on ne conquiert pas les masses de manière moléculaire, mais en passant par leurs intellectuels organiques ». Qui sont-ils aujourd’hui ? Les footballeurs, les rappeurs et… les influenceurs. Léna Situations a fait beaucoup pour la mobilisation ! Quand on t’explique, sur TikTok, comment t’habiller pour aller en manif, ça compte !

Quel peut être le rôle de la gauche dans ce paysage ?

François Ruffin : Il y a le boulot à l’Assemblée nationale. Même si j’étais favorable à sa discussion, il fallait empêcher que l’article 7, repoussant l’âge de départ à 64 ans, soit voté. Imaginez les bandeaux de BFMTV, Aurore Bergé venant frimer, si le report avait été voté. Ça aurait découragé le mouvement… Mais l’essentiel est au-delà : il nous faut incarner un débouché politique.

La France insoumise a été très offensive sur les bancs de l’Assemblée – s’attirant, du coup, de nombreuses critiques – mais vous avez expliqué il y a quelques mois que vous vouliez au contraire vous « soc-démiser »… N’avez-vous pas choisi une stratégie à contre-temps ?

François Ruffin : D’abord, même si on s’en fout, je ne me suis pas prétendu social-démocrate. J’ai toujours dit : « Je suis social et démocrate. » Je veux le partage des richesses et je veux que le peuple décide. Et le souci des sociaux-démocrates, c’est qu’ils ne sont plus ni l’un ni l’autre depuis longtemps… Ensuite, l’Assemblée, les gens n’ont pas le nez dedans : ce qui compte, pour eux, c’est le porte-monnaie et combien de temps ils vont devoir bosser.

Comment faire pour que la gauche, et pas l’extrême droite, s’impose comme le débouché politique de la contestation ?

François Ruffin : Mai 68 se traduit pour moi en mai 1981, les grèves de 1995 donnent Jospin, le mouvement de 2010 contre les retraites Sarkozy amène Hollande… Quand on énonce ces trois cas, on voit bien pourquoi le débouché politique ne met pas en appétit. À chaque fois ce furent des déceptions ou des trahisons. Ces expériences pèsent dans les têtes des gens. Et l’autre donnée : il y a désormais une autre issue, un autre débouché possible à la colère, qui est le Rassemblement national.

Si nous gagnons, c’est évidemment un tremplin pour la gauche. C’est nous, les syndicats, les militants, qui aurons arraché cette victoire. Mais même si on ne gagne pas, plus le mouvement est fort, plus il affilie les gens à des idées progressistes, plus on place la question sociale au cœur des débats, mieux c’est pour nous. La pente, la pente de l’indifférence, la pente du ressentiment, elle ne coule pas dans notre sens, elle va vers le Rassemblement national. Nous, il nous faut la remonter, ne pas laisser stagner la résignation, la transformer en une espérance. Et il faudra le faire, d’une manière ou d’une autre, avec les syndicats, qui ont montré leur rôle…

En 2017 et 2022, le candidat de la gauche, Jean-Luc Mélenchon, était plutôt dans l’idée de contourner les corps intermédiaires…

François Ruffin : La France insoumise a toujours travaillé avec des syndicalistes, évidemment. Mais je pense que, cette fois, il faudra qu’ils en soient partie prenante, avec des modalités à trouver. Avec, notamment, la question du travail, qui mine les classes populaires, qui doit revenir au cœur d’un discours gauche.

Les deux cents, trois cents, quatre cents qui ont manifesté à Friville-Escarbotin, on ne doit pas les lâcher. Ils doivent se sentir embarqués dans un projet pour notre société. Et le lien avec eux, ce sont les syndicats.

Faudra-t-il faire des retraites un sujet central pour la présidentielle de 2027 ?

François Ruffin : Il faut le poser : « 60 ans, 40 annuités », mais ça n’est pas un projet pour notre société, c’est de la tuyauterie budgétaire, même si j’en appelle à un « contrat intergénérations », pour la jeunesse, qui est aujourd’hui écrasée comme l’était la vieillesse après-guerre.

Mais nous devons répondre à des questions bien plus amples : l’hôpital qui est en lambeaux, l’école de la République qui recrute ses enseignants en job-dating, le rail qui déraille, les prix délirants de l’énergie, la pénurie de médicaments… Tous ces bugs, en même temps, ne sont pas des coïncidences. C’est un même système qui est à bout : quarante années de « réduction des déficits », de « concurrence libre et non faussée », de « libre circulation des capitaux et des marchandises ».

Il nous faut sortir de la parenthèse libérale, ouverte en 1983, et en y ajoutant la crise climatique. Tout est à transformer : l’industrie, le logement, les déplacements… Voilà nos vrais défis. Et j’en veux surtout à Macron pour cet immense gâchis : on devrait se rassembler, se retrousser les manches pour affronter tout ça, avec énergie, avec envie, et à la place, lui fait quoi ? Des contre-réformes à la noix. Et c’est avec ça qu’il prétend « laisser une trace dans l’histoire » ! Quel rigolo ! C’est d’un ridicule.

  publié le 21 mars 2023

Après le 49.3, la Nupes peut-elle convertir la colère en adhésion ?

Jonathan Trullard  sur www.politis.fr

Le passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites a donné du carburant à la contestation sociale. Galvanisée par l’aveu de faiblesse du camp présidentiel, la coalition de gauche se tient prête à tous les scénarios dans les semaines à venir.

« Le 49.3 a changé la donne. » Sandrine Rousseau est sûre d’elle, dimanche 19 mars, et nous suggère d’attendre les premiers sondages post-49.3 pour nous en rendre compte : « Les macronistes vont s’effondrer s’il y a dissolution, reste à savoir où les voix partiront. » Mais la députée EELV est confiante au vu de la « très bonne réception » faite à la Nupes dans les cortèges. « Cette mobilisation est inédite, son caractère joyeux marque l’envie d’un autre projet de société, une envie de gauche. »

Hier, 20 mars, la motion de censure transpartisane est rejetée au Palais-Bourbon, la dissolution est écartée, mais celle-ci reste possible dans les semaines à venir, au regard de l’immobilisme parlementaire qui s’annonce. Dans ce cas, « la Nupes serait prête et unie », assure l’écologiste, qui balaie toutefois les questions d’incarnation pour Matignon. Qui serait proposé Premier ministre ? « On verra… »

Le politiste Bruno Palier douche l’optimisme de l’élue de Paris. Dans une note rédigée pour le think tank Terra Nova, il juge « probable que les conséquences politiques de cette réforme favorisent plus le RN que la gauche ». De la « prophétie autoréalisatrice », évacue Antoine Léaument.

Pour le député LFI, la Nupes a incarné la colère sociale comme aucune autre formation. Bruno Palier parle, lui, de « lucidité » à avoir sur une dynamique qui « tourne toute seule » chez les petites classes moyennes, ces personnes « juste au-dessus » impactées par la réforme et qui représentent un réservoir de votes pour l’extrême droite.

Il ne faut pas croire que tous les opposants à cette réforme sont de gauche.

Si idéologiquement « l’agenda est favorable à la Nupes », le spécialiste de la gauche politique Rémi Lefebvre souligne « l’effet bulle » que peut provoquer la rue. « Il ne faut pas croire que tous les opposants à cette réforme sont de gauche », explicite-t-il. Attention à « l’illusion d’optique », ajoute le politiste Vincent Martigny.

Course contre la montre

La gauche serait-elle toutefois « prête et unie », comme l’affirme Sandrine Rousseau ? « Dire que la Nupes est unie, c’est se moquer du monde, continue Bruno Palier, le RN est un parti unique avec un leader incontesté, on ne peut pas en dire autant à gauche. » Interrogée sur ce sujet, Clémentine Autain concède « des réflexes de singularisation » au sein de la Nupes, et admet une « course contre la montre accélérée avec l’extrême droite ».

Pour la députée LFI de la Seine-Saint-Denis, « le vent est toutefois dans les voiles de la gauche », reste donc à « transformer cette colère en adhésion ». Bruno Palier détaille l’enjeu essentiel pour le faire : « Aborder directement les conditions de travail dégradées des employés, et non plus seulement parler macro en pointant les 1 % les plus riches ». Car c’est bien la souffrance au travail qui alimente, selon le chercheur, « le ressentiment social nourrissant le vote populiste de droite radicale ».

Julien Bayou, lui, se focalise sur le présent, et le présent, pour lui, c’est cette arme pour bloquer la réforme : le référendum d’initiative partagée (RIP). « Ça remettrait du participatif face à l’entêtement de Jupiter. » Le député écologiste est convaincu que cette « arnaque » laissera des traces. Il prévoit un travail à mener au sein de la Nupes pour « devenir une plateforme de conquête du pouvoir », parlant d’une « mutation » à engager, quitte à prendre « un nouveau nom ». Un discours que ne comprend pas Antoine Léaument : « La Nupes a toujours été un outil de conquête du pouvoir… »

Le député insoumis se félicite en tout cas du travail effectué à l’Assemblée : « Les gens ont compris que c’est grâce à nous que le texte n’a aucune légitimité parlementaire. » L’élu de l’Essonne fait allusion à la stratégie du bruit et de la fureur choisie par son groupe au Palais-Bourbon, une tactique d’agit-prop que questionne le politologue Vincent Martigny : « Ils n’en sortent pas forcément grandis… d’autant que ce mouvement social est un mouvement contre quelque chose, et non pas pour. »

Rémi Lefebvre tacle, lui, l’exercice parlementaire de la Nupes : « Ils n’ont pas beaucoup travaillé depuis juin dernier, bien trop préoccupés par eux-mêmes. La Nupes devrait passer à la vitesse supérieure car elle ne peut pas rester une simple alliance électorale. »

Mélenchon toujours là

Pendant ce temps, le leader de La France insoumise, toujours « en retrait mais pas en retraite », reste omniprésent. Jean-Luc Mélenchon est même apparu jeudi dernier à la tribune des invités de l’hémicycle, spectateur de la bronca des insoumis lors du discours d’Élisabeth Borne.

En cas de dissolution, il serait le candidat « évident » à la primature, selon Antoine Léaument, « je ne vois pas qui d’autre serait prêt comme lui, et on ne va de toute façon pas se livrer à une bataille intestine si une campagne de quarante jours s’annonce ». Un argument qui ne convaint pas Rémi Lefebvre : « Mélenchon n’aurait pas l’effet d’entraînement de la présidentielle et serait beaucoup plus contesté. » La situation ne serait donc pas si rose pour la Nupes en cas de législatives anticipées. « Je crains qu’ils ne soient pas en ordre de bataille », conclut le politiste.

En attendant, le combat s’amplifie contre la réforme des retraites. À la possibilité d’un RIP s’ajoute celle d’une censure du texte par le Conseil constitutionnel. La pratique macronienne du pouvoir est pointée du doigt, « elle n’est qu’autoritarisme », résume Sandrine Rousseau.

Peur de quoi ? Ce moment est incroyable ! Les gens reprennent leur vie en main !

« Le président a perdu toute légitimité », continue l’écologiste, qui prédit « une crise permanente » pour la suite du quinquennat. Reste enfin la pression de la rue, cette « censure populaire » dixit Mélenchon, même si le retrait d’une loi déjà promulguée n’a qu’un seul précédent dans l’histoire : celui du contrat première embauche en 2006.

Face à la violence larvée des dernières manifestations, le désordre pourrait toutefois faire vaciller le gouvernement. Un climat potentiellement dangereux, qui fait craindre à Laurent Berger une « catastrophe », mais ne fait pas peur à Sandrine Rousseau : « Peur de quoi ? Ce moment est incroyable ! Les gens reprennent leur vie en main ! »

  publié le 19 mars 2023

Fabien Escalona : « Il y a quelque chose de pourri dans la démocratie française »

Aurélien Soucheyre sur www.humanite.fr

Docteur en science politique et journaliste chez Mediapart, Fabien Escalona publie un livre sans concession sur l’état de notre démocratie, au moment où Emmanuel Macron veut imposer sa réforme des retraites. Entretien.

L’Humanité : Vous décrivez une « République à bout de souffle » dans votre livre qui vient de paraître (1). Le passage en force du gouvernement avec le 49-3 sur les retraites constitue-t-il une aggravation de la situation ?

Fabien Escalona : Cela nourrit complètement ce que je pointe : un sentiment d’étrangeté et de rejet vis-à-vis de l’exécutif et de la manière dont les institutions fonctionnent. Cette réforme est massivement et profondément combattue par les citoyens, qui sont de plus en plus nombreux à se dire qu’il y a quelque chose de pourri dans la démocratie française. Le sentiment d’être méprisé s’ajoute à celui d’impasse : le gouvernement a fermé tous les canaux d’amendement, d’alerte, de rappel à l’ordre de l’exécutif par la société et ses représentants.

Il ne considère ni les enquêtes d’opinion, ni les millions de manifestants, ni les syndicats, et passe en force au Parlement. Il laisse l’impression qu’entre l’obéissance et l’émeute, il n’y a aucune voie possible. Depuis les protestations spontanées contre le 49-3, on voit d’ailleurs qu’à la brutalisation symbolique et institutionnelle du corps social, s’ajoutent des violences arbitraires et physiques de l’appareil répressif.

C’est une conception de l’échange politique à la fois pauvre, consternante et dangereuse. Cela nourrit le ressentiment, qui n’est pas une émotion constructive sur le plan politique. Cela peut favoriser le discours d’extrême droite, qui bénéficie déjà largement de la crise démocratique et qui, comme l’abstention, progresse d’élection en élection.

Vous pointez dans votre livre une « crise de régime ». De quelle nature est-elle ?

Fabien Escalona : J’ai hésité à employer ce terme grandiloquent mais il m’est apparu adapté pour décrire cet état d’affaissement de notre vie politique et démocratique, et les dangers que cela nourrit. Il s’agit d’une crise rampante de légitimation, qui se manifeste par la déréliction croissante de la confiance dans les institutions, des compromis sociaux qui fondaient le régime, et de l’horizon de sens donné au pays.

Le régime de la Ve République est devenu obsolète en regard des défis économiques, sociaux et écologiques qui nous attendent. Ni le marché, ni une poignée de décideurs hors-sol ne sont en mesure de nous y préparer. La situation illustre parfaitement ce que le philosophe marxiste Nicos Poulantzas décrivait dès les années 1970 avec le développement de « l’étatisme autoritaire ».

Il y a bien un durcissement des modes de décisions, qui ne permet plus aux éléments populaires de peser aussi fort qu’auparavant dans la machine étatique, elle-même intrinsèquement liée aux conditions d’accumulation du capital. De ce point de vue, la réforme des retraites constitue une forme d’apothéose.

La V e République a connu de nombreuses révisions. L’une d’elles, en 2008, a instauré le Référendum d’initiative partagée (RIP), qui a été déposé par les parlementaires dans le but d’aboutir à un vote des citoyens sur la réforme des retraites. D’une situation de violence antidémocratique peut jaillir en réponse une forme de réappropriation démocratique ? De reconquête de la décision ?

Fabien Escalona : La marche est haute, car le RIP implique de rassembler 4,7 millions de signatures. Mais si ça ne prend pas aujourd’hui, ça ne prendra jamais, car nous avons là une réforme dont tout le monde a entendu parler et qui est massivement impopulaire. Quoi qu’il en soit, je souhaite que cette initiative aille le plus loin possible. L’impératif est de faire respirer la démocratie de ce pays.

Il est d’ailleurs très parlant que pour Nuit debout, pour les Gilets jaunes et pour la réforme des retraites, à chaque fois une question sociale ou fiscale amène à questionner les règles du jeu démocratiques, qui apparaissent viciées. La réforme des retraites n’a aucune légitimité, ni procédurale, car la majorité au pouvoir ne peut prétendre que son projet a été validé démocratiquement, ni substantielle, car elle organise la dégradation du bien-être de la communauté politique dans sa majorité, ce que les gens ont bien compris.

Macron s’éloigne-t-il de l’esprit initial de la V e République ? Michel Debré, l’un des rédacteurs de notre Constitution, avait déclaré que l’application répétée du 49-3 serait « la destruction non seulement du système mais de l’autorité gouvernementale »… 

Fabien Escalona : Au-delà de ce que l’on pense de la V e République et des pouvoirs qu’elle confère à un seul homme, il y avait chez De Gaulle un courage politique et une volonté de légitimation populaire par le référendum. Ce n’est pas le cas chez Macron, qui utilise toutes les armes autoritaires du régime sans en respecter l’esprit. Il se comporte en président élu par un peuple dont il ne serait pas tenu d’exécuter la volonté.

Il est dans une prolongation caricaturale des équilibres initiaux, dont il pousse les feux vers une version grimaçante. La Macronie se livre de plus à une distorsion du langage en assurant que « la démocratie a joué son rôle ». Les mots sont détournés, et le langage politique est mis cul par-dessus tête.

Quelle faire pour revivifier la démocratie ?

Fabien Escalona : Notre modèle de décision, archaïque, n’est pas du tout adapté à la façon dont on doit se préparer aux chocs sanitaires et climatiques, ou au retour de la compétition des grandes puissances sur la scène internationale. Nous devons trouver des procédures dans lesquelles s’expriment beaucoup plus les intérêts de la société, avec des décisions mieux débattues. Cela passe par la proportionnelle intégrale aux législatives, et je reprends l’idée d’une chambre tirée au sort à la place du Sénat.

Mais la question de la démocratie ne passe pas seulement par des institutions politiques plus ouvertes. Les enclaves autoritaires ne sont pas uniquement dans la Ve République, elles sont aussi, voire surtout, dans l’ordre économique : il faut aussi porter un projet qui mette à bas les privilèges liés à la propriété et rapatrie les choix d’investissement structurants dans le champ de la décision collective. La démocratie économique est cruciale pour qu’un nouveau régime soit capable de se légitimer.

(1) Une République à bout de souffle de Fabien Escalona, Seuil Libelle, 60 pages, 4,50 euros.

  publié le 18 mars 2023

François Ruffin :
« Après le 49.3, il va falloir que Paris déborde »

Par Gaspard d’Allens sur https://reporterre.net/

L’usage du 49.3 est une défaite pour le gouvernement et la marque d’un effritement du bloc libéral, juge le député LFI François Ruffin. Il appelle à continuer le mouvement et à bloquer Paris.

François Ruffin est député La France insoumise (LFI), fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir. Il a récemment publié Le temps d’apprendre à vivre, la bataille des retraites, aux éditions Les Liens qui libèrent.


 

Reporterre — Comment réagissez-vous à l’annonce du recours au 49.3 par le gouvernement ?

François Ruffin — C’est une évidente défaite pour eux, alors qu’ils ont répété des dizaines de fois qu’ils ne passeraient pas par cet article. C’est une marque de fébrilité et de fragilité. Emmanuel Macron écrasait déjà la France du travail et la France qui se lève tôt. Aujourd’hui, il écrase aussi la démocratie. Le président avait déjà perdu pied dans le pays, maintenant il a perdu pied à l’Assemblée !

Ce passage en force est-il historique ?

François Ruffin — C’est du moins la marque supplémentaire d’un effritement du bloc libéral. Auparavant, ce bloc avait le luxe de pouvoir se diviser en deux, avec une alternance sans alternative du centre gauche et du centre droit. Désormais, il doit se rassembler autour d’un seul leader et ce qu’il porte est clairement minoritaire dans le pays. Le bloc libéral a, face à lui, deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq, tous les syndicats unis et des millions de personnes dans la rue.

Cette secousse s’inscrit dans une tendance au long cours. Un effondrement progressif. Le premier séisme a eu lieu en 2005 avec le référendum sur le Traité constitutionnel européen, auquel 55 % des Français et 80 % des ouvriers s’étaient opposés. L’élite avait agi comme si de rien n’était en ratifiant le traité de Lisbonne. On a eu un second choc avec le mouvement des Gilets jaunes. Le gouvernement a refusé alors tout compromis social — baisse de la TVA, fin de l’impôt sur la fortune, etc. — pour lui préférer le blabla du grand débat. À chaque fois, le bloc libéral croyait gagner, mais en réalité il perdait le pays.

Cela n’empêche pas aujourd’hui le gouvernement de se montrer inflexible...

François Ruffin — C’est parce qu’ils sont faibles qu’ils recourent à la force. Mardi [14 mars], dans l’hémicycle, je citais le philosophe Antonio Gramsci. Il disait : « Lorsque la classe dominante n’est plus dirigeante, c’est-à-dire qu’elle n’a plus de force d’attraction, elle n’est plus en mesure de créer du consentement. Privée d’autorité, il ne lui reste que la force pour se faire obéir. » Nous en sommes là.

Le gouvernement ne possède plus que la force de coercition. Il l’a usée hier matin [16 mars] face aux éboueurs en cassant les piquets de grève, en frappant et en gazant les travailleurs avec des lacrymogènes. L’après-midi, il l’a usée encore une fois avec le 49.3 face aux députés. Je le répète, c’est la marque d’une fragilité. Le bloc libéral s’émiette. Le gouvernement me fait penser au coyote de Chuck Jones [notamment créateurs de personnages des « Looney Tunes »], dans le dessin animé, il court, il court et dépasse la falaise. Il se retrouve dans le vide, le réalise puis chute.

Emmanuel Macron est dans le vide, sa base sociale ne repose sur rien. Dans la Somme, il n’arrive même pas à envoyer ses députés au second tour des élections législatives. Le président a été élu sans élan et sans enthousiasme et on a derrière une majorité raccroc à l’Assemblée nationale.

Avez-vous encore une chance de l’emporter institutionnellement ?

François Ruffin — À l’Assemblée nationale, des motions de censure vont être déposées ; mais l’essentiel se joue ailleurs. Il faut en repasser par le peuple. À l’intérieur, tout dépend de ce qui se passe dehors. Si certains Républicains souhaitaient voter contre le projet de réforme, c’était uniquement à cause de la pression mise par les syndicats sur les territoires. Dans leurs circonscriptions, dans les zones rurales, personne n’en voulait.

Que comptez-vous faire pour arracher la victoire ?

François Ruffin — C’est aux travailleurs de décider de comment ils luttent. Je ne suis pas dirigeant syndical, mais je soutiens tous les travailleurs qui s’engagent dans la bagarre. Il faut absolument continuer le mouvement, les blocages, la grève.

Ne faudrait-il pas aussi renouveler les modes d’action ?

François Ruffin — La balle est dans le camp de Macron. Il change ou on doit le changer. Il doit revenir à la raison, et sortir le parachute pour éviter de s’écraser. Il doit cesser avec la brutalité, dire qu’il a compris les travailleurs. Nous devons retrouver la concorde. Il faut réparer les fractures, pas les accroître. Nous devons nous réunir face aux vrais problèmes qui guettent : la crise climatique, l’eau, la sécheresse, l’énergie, l’agriculture, le logement, etc. C’est un gâchis, on se divise sur quelque chose d’extrêmement périphérique. Les économies réalisées par la réforme représenteraient, selon l’OFCE, seulement 0,1 point de PIB.

Dans les prochains jours, comment accroître le rapport de force ?

François Ruffin — Comme me le disaient certains syndicalistes, à un moment, il faudra une montée nationale sur Paris. Physiquement, il va falloir que Paris déborde. Une puissante manifestation qui donne aux gens la conscience de la force qu’ils ont.

Faut-il également cibler les lieux de pouvoir, comme le faisaient les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées ?

François Ruffin — Si on est 1 million de personnes à Paris, ça pèsera forcément. Mais ce n’est pas les seuls lieux à viser. Emmanuel Macron écoute les patrons. Il est évident que si les centres Amazon sont bloqués, par exemple, Jeff Bezos — qui vient d’ailleurs de recevoir la Légion d’honneur — appellera Macron pour faire pression. C’est identique pour les autres grosses boîtes. La solution est en partie dans les luttes sociales.

Que signifie, pour vous, le fait de « durcir » le mouvement ?

François Ruffin — Je ne veux pas me substituer aux syndicats et je trouve que, pour l’instant, ça a été cranté avec habileté par l’intersyndicale. L’objectif n’est pas d’avoir une locomotive qui ne tire aucun wagon, ou d’avoir seulement une avant-garde sans entraîner derrière elle. Il faut réussir à accorder tout ça : avoir des secteurs très mobilisés, à qui l’on apporte un appui — les raffineries, l’électricité, les transports, les ports, etc. Et montrer que, derrière, il y a une masse de la population qui dit non à Macron.

Il y a sept ans, presque jour pour jour, commençait aussi Nuit debout ; faudrait-il relancer des occupations ?

François Ruffin — Oui, c’est bon à prendre. Mais quand j’étais à Nuit debout, je disais qu’il fallait aussi faire des occupations à Flixecourt, dans la Somme. Et quand il y a eu les Gilets jaunes, je disais l’inverse, je regrettais qu’il n’y ait pas de rond-point occupé à Paris. Aujourd’hui, je suis attentif à ce que l’on conjugue les deux, qu’on relie les luttes des métropoles à celles des territoires ruraux. La gauche gagne quand il y a une alliance entre classes populaires, intermédiaires et cultivées. Aujourd’hui, cet enjeu se pose quasiment d’un point de vue géographique. Les classes populaires sont nombreuses à la campagne et les classes intermédiaires cultivées à la ville.

Dans les cortèges, on entend aussi de la résignation, de la fatigue, comment lutter contre ces affects ?

François Ruffin — Nous devons réussir à produire une contagion de l’espérance pour que cela ne soit pas la victoire de l’indifférence ! Je crois beaucoup à la joie dans les manifestations, les chants, la musique. Récemment, je lisais le livre Histoire d’un Allemand sur l’Allemagne des années 1930. Il montre comment le nazisme a gagné par une espèce de dépression qui rongeait la population. Les arts remettent du baume au cœur aux gens, nous devons continuer à porter ce type de dynamique. C’est essentiel !

 

publié le 20 février 2023

Un raté dommageable ?

Pierre Khalfa (Ancien coprésident de la Fondation Copernic, membre du Conseil scientifique d'Attac) sur https://blogs.mediapart.fr/

Il y a aujourd’hui un débat sur la tactique mise en œuvre par LFI au Parlement. Ce débat renvoie non seulement à l'image que la gauche et l'écologie politique veulent donner du parlement mais aussi au rapport avec le mouvement syndical.

Il y a aujourd’hui un débat à gauche sur la tactique mise en œuvre par LFI lors du débat parlementaire. Il est tout d’abord nécessaire de préciser un point. Contrairement à ce que laisse entendre Geoffroy de Lagasnerie dans un billet de blog sur Médiapart, il n’y a pas en l’occurrence de comportement adéquat en dehors d’une analyse concrète de la situation politique. Ce dernier oppose « les rituels parlementaires » à «  la politique à l’état pur ». Or « cette vraie politique non domestiquée par des formes fictives » est une fiction. La politique est par construction est un objet hétérogène sauf à vouloir adopter une posture platonicienne qui fait de celle-ci la recherche de la vérité. Il n’existe donc pas de « vraie politique ».

Il est d’ailleurs assez ironique de constater que Geoffroy de Lagasnerie approuve le comportement de la majorité des députés LFI, lui qui avait été dans le passé un contempteur farouche de Jean-Luc Mélenchon et de LFI. Geoffroy de Lagasnerie est un antiparlementariste et il a de bons arguments pour cela, certes pas très originaux puisqu’ils trainent sur des bancs politiques très différents depuis environ deux siècles sinon plus. Toute la question est de savoir si, d’un point de vue démocratique, nous pouvons nous passer d’une représentation parlementaire malgré les défauts inhérents à la notion même de représentation et au fait que le parlement soit aujourd’hui sous domination de « l’exécutif » qui en fait n’exécute rien mais gouverne sans contrôle réel.

Au-delà de ce débat, il y avait a priori deux tactiques parlementaires possibles avec pour chacune de bons arguments. Bloquer le vote de la loi empêche que cette dernière puisse acquérir une légitimité parlementaire. Débattre de l'article 7, donc de la mesure principale, permet de montrer la faiblesse du soutien à cette mesure et est l’occasion d’essayer de mettre le gouvernement minorité, ce qui n’était pas certain loin de là, mais possible.

Le problème vient du fait que d'autres éléments entrent en ligne de compte. Le premier est celui de la position unanime de l'intersyndicale qui souhaitait que le débat puisse avoir lieu sur l'article 7. Que, de la CFDT à Solidaires, toutes les organisations syndicales se soient retrouvées sur la même position sur une question de ce type est assez rare pour que cela soit pris en compte. Or le lien entre les partis de la Nupes et l’intersyndicale est décisif non seulement pour cette bataille précise, mais dans la perspective plus large de créer un front politico-social porteur d’une alternative politique au macronisme et à l’extrême droite. Dans cette perspective, prendre le risque d'enfoncer un coin entre la gauche et l'intersyndicale est de mauvaise politique ce d’autant plus que la direction du PCF a pris prétexte de ce sujet pour en rajouter dans sa prise de distance vis-à-vis de LFI et de la Nupes.

Le second problème tient à l'image désastreuse que ce débat a renvoyé dans l'opinion. Il ne peut que nourrir un antiparlementarisme primaire ne servant, in fine, que le RN. L'attitude consistant à promouvoir un clash permanent peut plaire à une petite minorité radicalisée, mais elle ne peut convaincre la grande masse des gens. Le fait que les grands médias se soit régalés de cette situation est d'ailleurs significatif. Il ne s'agit pas certes de participer bien sagement à un débat tranquille et aseptisé ou, comme le dit Geoffroy de Lagasnerie de se comporter comme une opposition domestiquée, mais d’avoir un comportement qui soit à la fois compréhensible par tout le monde, qui redonne goût au débat poltique et qui ne soit pas destructeur des institutions auxquelles non seulement on participe mais auxquelles, comme LFI, on veut redonner un rôle majeur. C’est une ligne de crête difficile à tenir. Il me semble, par exemple, que ce qu'a fait Jérôme Guedj face à Olivier Dussopt correspond assez à ce qu'il fallait faire. Pas simple de toute façon…


 


 

 

Grandeur de la stratégie insoumise

Geoffroy de Lagasnerie sur https://blogs.mediapart.fr/

Les 15 jours consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Nous avons assisté  pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer enfin dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.

Les 15 jours qui ont été consacrés à l'Assemblée Nationale aux mesures du gouvernement sur les retraites ont été marqués par la stratégie des députés insoumis. Critiquée par la droite et l'extrême droite mais aussi par les fractions les plus domestiquées de la gauche (le PCF de Roussel bien sûr, les Verts et la CFDT de Laurent Berger), elle a donné naissance à un moment politique d'une intelligence stratégique profonde. Nous avons assisté  pour la première fois depuis longtemps à une sorte de dérèglement méthodique de tous les rituels parlementaires pour faire entrer dans cette enceinte la politique à l'état pur, la vraie, la politique non domestiquée par des formes fictives.

L’idée de débat et d’échange parlementaire est un mythe. Toute personne qui a déjà regardé des séances de l’Assemblée nationale sait qu’aucun argument, même le plus rationnel, ne fait jamais changer le moindre vote. Pourquoi donc se soumettre à ce rituel factice ? Pourquoi ne pas plutôt utiliser le temps disponible pour mettre en question, acculer, devenir maître d'une temporalité que les macronistes voulaient "programmée". Pourquoi présenter des amendements comme de bons petits soldats que personne n'écoute et respecter un rituel qui ne sert jamais à rien ? Il n'y a pas de débat parlementaire. Il y a des prises de parole qui se déroulent dans l'indifférence générale, et des députés qui votent en fonction de leur camp. Puisque l'on sait que ces rites sont de purs mythes, autant les subvertir et faire l'usage le plus dissident possible que l'on peut de cette enceinte : exprimer la colère, demander des explications, cibler les ministres. Si personne n'a rien d'autre à opposer à la stratégie insoumise qu'un mythe politique, c'est parce que c'est elle qui porte une part de vérité.

La stratégie de la montée en tension a permis de relayer dans l'assemblée la colère qui s'exprime dans la rue. Elle a permis aussi d'empêcher les macronistes de voter tranquillement, avec bonne conscience, ces mesures de régression sociale et d'exercer, assis sur leur siège rouge,  une extrême violence sur la vie des autres, avant de rentrer chez eux en ayant le sentiment du devoir accompli et d'avoir été de bons parlementaires. Etre une opposition non violente (discursivement), domestiquée, c'est faire le jeu de la majorité et lui être loyal. C'est lui permettre de se dire : j'ai débattu, j'ai écouté, j'ai voté, tout va bien. Faire exploser ce rituel, faire bouillir l'assemblée, en faire un lieu de tension, les bousculer, c'est rappeler à chaque député de la majorité la violence que représente le fait de voter ces Lois pour celles et ceux qui vont voir les conditions de leur vie et de leur mort s'aggraver. C'est leur retirer la bonne conscience (et c'est déjà quelque chose). Et c'est aussi accroître le rejet à leur encontre qui sera susceptible, dans le futur, d'être la base d'un mouvement de conquête de l'appareil d'Etat.

Comme l'a justement dit Jean-Luc Mélenchon dans un post vendredi soir, avoir empêché l'Assemblée Nationale de voter le texte a permis de surcroît de saboter l'objectif  que Macron s'était fixé en terme de communication politique  et que les médias se seraient empressés de reprendre pour décrédibiliser le mouvement social : faire voter rapidement l'assemblée à travers une fraude procédurale afin d'opposer au mouvement social, à la rue, le fait que "La Loi a été votée". "Macron voulait pouvoir opposer la légitimité de l’Assemblée à celle du mouvement social avec un vote favorable de l’Assemblée nationale. Échec total."

Les macronistes voulaient contrôler le temps politique. Les insoumis ont subverti ce dispositif, ils se sont appropriés le temps - et c'est une conquête décisive.

Moment de colère, moment de sabotage, moment de montée en tension, ces 15 jours ont aussi été un moment de véridiction. Il y a eu des polémiques sur Thomas Portes posant avec un ballon sur lequel était collé un masque du ministre du travail ou Aurélien Saintoul le traitant d'«assassin» et d'«imposteur».. Si certains se sont empressés de dénoncer cela comme des "excès",  il faut au contraire les voir comme les pièces essentielles d'une opération stratégique  visant à mettre en question la déréalisation qu'opèrent les rituels politiques et à rappeler la vérité de ce qui se joue sur la scène dite politique. Il n'est pas indifférent que Thomas Portes soit cheminot et que la présidente de l'assemblée nationale qui l'a exclu possède 1,5 million d’euros d’actions chez l’Oréal,  40 000 euros d’actions émanant de plusieurs multinationales (LVMH, Kering, Axa, Total, BNP Paribas…) C'est comme si la lutte des classes avait fait irruption de manière quasi-parfaite au sein de l'assemblée : celle qui préside une assemblée qui fait voter des Lois qui aggravent l'exploitation de classes (dont elle profite) et exercent des effets concrets sur l'espérance de vie accusant de violence celui qui résiste de manière symbolique à la violence qu'elle exerce sur lui. 

Si nous étouffons dans ce monde politique, c'est parce que presque tout le monde y joue un rôle faux, mythique, fictif, c'est parce que les discours sont en décalage avec la réalité et masquent les rapports concrets, c'est parce que tout le monde a tendance à se conformer à des rites prescrits et sans aucun sens - à aller au devant d'une recherche d'une sorte de respectabilité institutionnelle et médiatique. Les oppositions sont trop souvent domestiquées et participent de la mystification politique et des effets de déréalisation qu'elle produit. Et il suffit de se souvenir de la manière dont le Parti Communiste se comportait à l'Assemblée en 1947, alors qu'ils étaient un parti si important, pour comprendre que c'est dans la conflictualité et non dans la respectabilité que se trouve la clé d'une gauche puissante.

Grandeur de la stratégie insoumise qui a fait voler en éclat les mythes politiques de l'assemblée nationale, qui a domestiqué une institution pour en faire l'un des lieux essentiels de la conflictualité sociale assumée, sans masque, sans faux semblant, sans politesse. Ces 15 derniers jours furent un moment essentiel de la politique contemporaine et si le 7 mars est une réussite, ce sera en grande partie grâce aux députés insoumis.

publié le 18 février 2023

Bataille des retraites :
durcir le ton,
élargir le front

Fabien Escalona et Romaric Godin sur www.mediapart.fr

Face à un pouvoir radicalisé, le mouvement social doit à la fois durcir ses actions et élargir la bataille à d’autres enjeux que la réforme des retraites. La victoire n’est aucunement garantie, mais seule cette voie est constructive, même en cas d’échec.

CeCe jeudi 16 février a eu lieu la dernière des grandes manifestations organisées par les centrales syndicales depuis le début du mouvement contre la réforme des retraites. Sans surprise, elle n’a rien changé au rapport de force : en dépit d’une hostilité massive de la société, le pouvoir compte bien faire voter et appliquer son projet.  

Cette impasse apparente, entre d’un côté un mouvement qui a prouvé l’adhésion populaire à ses revendications, et de l’autre un exécutif retranché dans les institutions, a suscité une évolution stratégique des syndicats. La journée du 7 mars est en effet annoncée comme une « mise à l’arrêt » du pays, avec une suspension la plus large possible de l’activité productive. Un seuil serait alors franchi dans le répertoire des actions syndicales. Il mérite que l’on s’y attarde, pour en décrypter la rationalité et les équivoques.  

D’une certaine façon, l’évolution stratégique du mouvement social est parfaitement logique. L’ensemble du front syndical a pris acte que les règles du jeu ont changé. « Enfin ! », diront certains, tant les défaites se sont enchaînées depuis le retrait du contrat première embauche (CPE) en 2006. 

La précédente réforme des retraites, en 2019-2020, n’avait été abandonnée qu’avec l’aide malheureuse de la pandémie, alors que le gouvernement n’avait pas hésité à user du 49-3 à l’Assemblée. Entre-temps, des régressions en la matière avaient déjà eu lieu, comme en 2010, en dépit de cortèges syndicaux superbement ignorés par le pouvoir sarkozyste. Mais il ne s’agissait finalement que d’une redite de 2003, lorsque François Fillon avait passé outre des démonstrations de force similaires dans la rue.

Tout se passe comme si depuis des années, un pacte tacite n’était plus respecté, selon lequel un gouvernement ne peut décemment pas camper sur ses positions face à des manifestations de masse. Un pacte qui avait conduit au recul, plus ou moins bien ordonné, des exécutifs combattus par les partisans de l’école libre en 1984, les opposants de la réforme universitaire Devaquet en 1986, ou encore ceux du « plan Juppé » en 1995 (quelle qu’ait été l’intention de ce dernier de rester « droit dans ses bottes »).

« Entre 1983 et 2002, rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky dans Le 1 Hebdo, une douzaine de mobilisations vont ainsi venir à bout de projets de loi et faire sauter, dans la plupart des cas, les ministres concernés […]. La manifestation se met à fonctionner comme une sorte de référendum d’initiative populaire spontané. »

La radicalisation des élites de la Ve République

Chaque épisode a bien sûr sa singularité et ses ressorts spécifiques, mais le fait est là : jusqu’aux années 2000, les mouvements sociaux ayant atteint les étiages les plus hauts historiquement de mobilisation dans la rue ont eu gain de cause ; par la suite, ils ont largement été défaits – et il y a fort à parier que si l’actuel mouvement en reste à de sages promenades collectives, rien ne freinera la brutalisation assumée du corps social par le pouvoir macroniste.

Ce constat renvoie à une évolution plus générale du régime de la VRépublique, dont les élites dirigeantes ont décidé de transformer le modèle social français dans un sens néolibéral. Depuis les années 1980, ces choix consistent à épouser les intérêts et respecter les prérogatives des milieux d’affaires, en démantelant bout par bout l’État social bâti au fil du siècle. Ce faisant, ils ont heurté de manière de plus en plus visible et profonde les droits et les capacités d’agir des citoyens ordinaires.

Ceux-ci ont exprimé à de nombreuses reprises leur résistance à cette évolution. Mais puisque le pouvoir estime ne plus avoir les moyens de leur accorder des concessions, en raison de l’affaissement objectif et tous azimuts de l’économie capitaliste, il retourne contre le peuple toutes les armes que lui donne la Constitution de 1958. Plus encore que dans d’autres pays où des tendances similaires sont repérées, l’exécutif dispose des moyens de se retrancher dans les institutions et d’y produire des décisions, sans aucun égard pour les légitimités qui s’expriment en dehors des échéances électorales.

À ce titre, le ralliement de la CFDT à une radicalisation des moyens d’action est tout à fait révélateur. Il n’est pas anodin qu’un acteur syndical connu pour sa modération estime ne plus avoir d’autre issue que de durcir son mode de contestation. Cela renseigne sur le comportement illibéral du pouvoir, qui a altéré les formes connues d’échange politique, pour en adopter une à sens unique, depuis une poignée de décideurs vers le reste de la société.

Et cela dit bien, aussi, à quel point l’économie politique contemporaine ressemble de plus en plus à un jeu à somme nulle, dans lequel vous êtes perdant si vous n’êtes pas gagnant. Dans le capitalisme du néolibéralisme tardif, la production de profit dépend étroitement de la déconstruction des protections sociales. Sans gains de productivité suffisants, le travail doit être toujours plus pressurisé. C’est le sens des différentes réformes qui se succèdent, en premier lieu celle des retraites, qui n’est qu’une poursuite des réformes du marché du travail ou de l’assurance-chômage.

Le choix de la masse, préférable à celui des minorités agissantes

Avant l’annonce d’une possible « journée morte » le 7 mars, le mouvement social semblait précisément prendre le chemin d’une défaite par simple ignorance du pouvoir exécutif, peut-être mal-aimé mais doté de la puissance d’État.

Dans divers secteurs de la gauche radicale, la crainte de ce scénario noir a généré des réflexions concluant que le pouvoir ne reculera que s’il a suffisamment « peur ». Dans Frustration Magazine, Rob Grams affirmait ainsi, le 2 février dernier, que des occupations de lieux et des grèves ciblées sur les points de blocage de l’économie seraient bien plus efficaces que n’importe quelle massification du mouvement.

Une stratégie résumée sous la formule de « Gilet jaune salarial », qui s’appuie sur deux précédents : 1995, quand une forme de « grève par procuration » avait été menée par les fractions les plus mobilisées du corps social, notamment dans les transports, et avait fait céder le pouvoir ; 2019, quand des manifestations violentes et déterminées avaient conduit le gouvernement d’Édouard Philippe à lâcher du lest, principalement sous la forme d’une baisse de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation de la prime d’activité.

Mais avec le recul, ces deux victoires apparaissent problématiques, et justifient de chercher une autre voie, comme l’esquissent encore timidement les syndicats. Les deux mouvements de 1995 et de 2019, centrés autour d’une minorité active, ne sont en effet pas parvenus à changer la donne durablement.

1995 n’a pas empêché la contre-offensive néolibérale de se poursuivre. Dès l’année suivante, une réforme Juppé de la Sécurité sociale a été mise en œuvre, dont les conséquences jouent dans le désastre sanitaire actuel, notamment via l’assèchement des comptes par la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Cette évolution a d’ailleurs justifié les réformes des retraites de 2003 et 2010, que le mouvement social a échoué à contrer.

Quant au mouvement des gilets jaunes, s’il peut encore être inspirant de par le processus de politisation des acteurs qui s’y sont engagés, il a toujours évité la question salariale et ne s’est jamais ancré dans les entreprises. Ses revendications étaient centrées sur l’État et sa démocratisation. Dès lors, le pouvoir a pu centrer ses concessions sur des moyens parfaitement compatibles avec la logique néolibérale de compression salariale et de baisse de la fiscalité.

Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la capacité du capitalisme actuel à se remettre de tels défis. En 1995 comme en 2019, le mouvement social n’avait fait perdre que 0,2 point de richesse (PIB) à la France. Au reste, si les pertes liées au mouvement social devaient être compensées par des gains futurs estimés supérieurs, les capitalistes peuvent se montrer patients.

Autrement dit : perdre de l’argent peut leur être acceptable, du moment qu’ils ne perdent pas le pouvoir. Et la crise sanitaire a montré combien ils pouvaient s’appuyer sur l’État lui-même pour résister à l’effondrement de l’économie.

Une masse « non agissante » serait laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.

En outre, la stratégie du « blocage de l’économie » est fragile, du simple fait que l’intégralité de l’action repose sur une minorité de travailleurs. Même dans le cas de caisses de grève ou d’actions de solidarité ponctuelles, la réalité effective serait celle que d’autres travailleurs resteraient spectateurs de la grève déterminante. Cette masse serait alors laissée à la merci du pouvoir des employeurs (puisqu’elle continuerait de travailler) et de la communication du gouvernement.

Ces deux puissances s’allieront alors aisément pour faire pression sur les non-grévistes par du chantage à l’emploi pour les uns et par un jeu de division du monde du travail pour les autres. Rapidement, la minorité agissante deviendra la responsable des maux du pays, et l’unité du mouvement sera emportée. Le mouvement social aura alors lâché la proie de l’unité pour l’ombre de sa défaite.

Ce risque est très bien perçu par certaines catégories de travailleurs souvent en première ligne du mouvement social, comme les cheminots qui demandent une action plus unitaire du salariat. D’où une autre idée en circulation : le blocage général du pays. Il ne faut certes pas fantasmer la « grève générale » comme la solution miracle capable de provoquer une révolution, mais cette idée d’intégrer l’ensemble des secteurs d’activité dans une action de masse apparaît comme une gradation nécessaire, qui répond à l’état de la mobilisation sociale actuelle.

D’abord parce que l’idée d’une grève de masse prend acte du rejet général de la réforme dans la population, ce qui implique de ne pas laisser une partie du salariat dans une position passive. Un tel mouvement aurait aussi la vertu d’interroger chaque salarié non seulement sur le sens de cette réforme, mais aussi sur sa place personnelle dans le système économique (pourquoi il travaille et produit), et sur l’impact qu’il peut avoir. Lorsque le temps marchand est suspendu, la critique de la marchandise devient possible.

La nécessaire politisation du mouvement social

Un mouvement de grève massif, surtout s’il s’inscrit dans le temps, modifierait la nature du mouvement. Il obligerait en effet à s’organiser, à mettre en place des solidarités, à improviser un monde différent. Le gréviste n’est plus alors dans l’attente de la « réaction gouvernementale » ou d’un hypothétique « effondrement de l’économie » : il est sommé, par les circonstances, de se poser le problème de la production et de sa finalité. Inévitablement, la grève deviendrait alors politique.

Elle impliquerait de s’interroger non seulement sur le « monde » de la réforme des retraites, pour comprendre ce qui la rend si importante pour le pouvoir, mais aussi de relier cette lutte avec d’autres luttes du moment : les luttes économiques, bien sûr, comme la question de l’inflation, mais aussi d’autres luttes d’émancipation (on le voit déjà avec la question féministe autour de cette réforme) et, finalement, celles que nécessite la crise écologique.

Car si la contestation dépasse la seule réforme des retraites pour porter sur le mode de production et les violences politiques que celui-ci suppose pour fonctionner, alors il devient possible de remettre en cause aussi l’impact de ce mode de production sur les écosystèmes dont l’humanité est dépendante.

Pour reprendre les termes de Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe (1920), le monde du travail devient alors « capable de considérer la société à partir de son centre, comme un tout cohérent, et par suite, d’agir de façon centrale pour modifier la réalité ».

Face à un pouvoir sourd et aveugle au rejet dont sa réforme fait l’objet, le mouvement social a donc tout intérêt à promouvoir la suspension massive, et pourquoi pas durable, de l’ordre productif en vigueur. Non pas pour fragiliser l’économie en tant que telle, mais pour fragiliser le pouvoir économique. C’est cette fragilisation seule qui est capable de faire céder des élites radicalisées, parce que la perte du contrôle de l’économie rend caduques leurs réformes.

Le mouvement du 7 mars peut être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ».

Bien sûr, une étude réaliste des rapports de force doit amener à une forme de lucidité. La population vit depuis cinq décennies dans une ambiance néolibérale qui a affaibli les ressources de la contestation. L’habitude de la défaite a démobilisé les individus, l’atomisation des relations de travail a rendu les actions collectives plus difficiles, le matraquage médiatique et culturel n’arrange rien. Tout est à reconstruire.

Mais cette nécessité même invite à entrer dans une stratégie de contestation de masse sur les lieux de travail, parce que c’est précisément de là qu’il convient de rebâtir la contestation. On n’en finira pas avec le monde de la retraite à 64 ans par une simple grève générale, mais sans doute n’en finira-t-on pas sans elle.

Évidemment, un tel processus n’est pas l’objectif de l’intersyndicale qui est concentrée sur un objectif défensif. Mais si cet objectif défensif ne peut être atteint que par une contestation plus large, alors il sera nécessaire que le mouvement en prenne conscience et accepte sa propre logique. C’est là toute la spécificité de ce que Rosa Luxemburg appelait « l’action de masse » et c’est sans doute dans ce mouvement précis que les références aux gilets jaunes ou à Nuit debout sont pertinentes.

L’avenir dira si le mouvement a les capacités d’aller plus loin que la grève générale du 7 mars et si cette dernière peut mobiliser largement. Mais il n’y a pas grand-chose à perdre. Si le mouvement se poursuit jusqu’au retrait de la réforme, la victoire sera sans doute plus solide que celles de 1995 et 2019, parce qu’elle aura été emportée par un monde du travail plus largement mobilisé et conscient de son pouvoir potentiel.

Et si le mouvement finit par s’essouffler, la défaite ne pourra pas être complète : même temporaire, la mobilisation massive du salariat aura ouvert la possibilité de poser les fondations d’une réflexion politique plus large. L’enjeu sera alors de faire perdurer la contestation en mettant en danger le « monde de la retraite à 64 ans » en toute occasion : conflits salariaux, nouvelles réformes, contestation des politiques climatiques…

Dans Grève de masses, partis et syndicats (1906), Rosa Luxemburg souligne qu’« il est absolument faux d’imaginer la grève de masse comme une action unique. La grève de masse est bien plutôt un terme qui désigne collectivement toute une période de la lutte de classes s’étendant sur plusieurs années, parfois sur des décennies ».

Sous ce prisme, le mouvement du 7 mars pourrait être une première pierre, une porte de sortie de la logique des résistances sporadiques, parcellaires et « improductives ». C’est l’occasion de répondre enfin dans les mêmes termes à une offensive néolibérale menée en conscience par des élites qui déroulent une politique de classe continue, systématique, déterminée et transformative.

Dans l’histoire des mouvements sociaux, il y a beaucoup de défaites. Mais toutes n’ont pas la même signification. Certaines sont démobilisatrices ; d’autres sont, au contraire, des moments fondateurs. Quelle que soit l’issue du 7 mars à propos des retraites, son plus grand résultat pourrait être ce que Marx avait dit de la Commune : « son existence en actes ».

publié le 24 janvier 2023

Igor Zamichiei : « Nous voulons construire l’unité du salariat »

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

CONGRÈS DU PCF Avant le rendez-vous d’avril, les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. Coordinateur de l’exécutif du parti, Igor Zamichiei détaille le contenu de celui adopté par le conseil national.

Les communistes ont rendez-vous à Marseille début avril pour leur 39e congrès. Mais, dès le week-end prochain, les adhérents du PCF voteront pour choisir leur texte d’orientation. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel revient Igor Zamichiei. Et une proposition alternative, « Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprimera, mardi, dans nos colonnes, Nathalie Simonnet, secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.

À quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF, selon vous?

Igor Zamichiei : L’enjeu majeur est de rassembler les communistes pour approfondir l’effort politique entrepris depuis quatre ans. À travers les luttes comme pour les retraites avec le retour à 60 ans, lors de la pandémie avec la levée des brevets, et pendant la présidentielle sur le travail, l’énergie et l’écologie, l’alimentation, la République, les idées communistes sont revenues au cœur du débat public. Il faut poursuivre ce travail qui vise à nous hisser à la hauteur des défis de la crise capitaliste. Comment mieux riposter au capital, au chaos mondial qu’il provoque ? Comment faire reculer la menace de l’extrême droite sur la République ? Comment unir le monde du travail et reconstruire la gauche pour la faire gagner ? Et enfin, comment reconstruire un parti populaire et influent ? Sur toutes ces questions, le projet de base commune adopté par la direction nationale et porté par Fabien Roussel propose une direction de travail ­cohérente en prolongeant les avancées de la dernière période.

La question du travail comme celle du monde du travail, au cœur de votre texte, doit-elle faire la spécificité du communisme?

Igor Zamichiei : Pourquoi le mouvement social n’a-t-il pas remporté de victoire majeure depuis tant d’années ? C’est d’abord parce que la mondialisation capitaliste, les contre-réformes ont créé d’immenses fractures sociales et territoriales dans le monde du travail. C’est aussi parce que la gauche s’est enfermée dans deux écueils. Soit renoncer, comme sous le quinquennat Hollande, à s’adresser aux catégories populaires. Soit les enfermer dans le clivage peuple–élite. Nous affirmons qu’un autre chemin est possible : construire l’unité du salariat. C’est une différence importante avec le texte alternatif, parce que celui-ci évacue la centralité du conflit capital–travail. Les combats pour le féminisme, contre le racisme ont un potentiel majoritaire s’ils sont menés en portant à la fois des revendications ­spécifiques à la domination subie et des revendications communes à l’ensemble du salariat.

Fabien Roussel a estimé, dans le Journal du dimanche, que la « gauche façon Mélenchon a atteint un plafond de verre ». Quelle stratégie préconisez-vous?

Igor Zamichiei : La réalité que certains ne veulent pas affronter est qu’à l’issue de la présidentielle et des législatives les problèmes de la gauche demeurent entiers. Des millions de salariés, de privés d’emploi pensent qu’une partie de la gauche ne se préoccupe plus du ­travail, s’écarte des principes laïcs universalistes de la République, n’a pas de projet pour que la France résiste au chaos mondial. En somme, qu’une ­partie de la gauche les aurait abandonnés. C’est cela le plafond de verre à briser. Notre stratégie vise à reconquérir ce monde du travail sans lequel il n’y a pas de majorité possible. La bataille des retraites est une clé pour cela, parce que l’aspiration à une retraite digne, à des jours heureux après une vie de travail, unit le salariat dans toute sa diversité, en témoigne la journée du 19 janvier, qui a rassemblé 2 millions de personnes dans les rues.

Comment l’avenir de la Nupes est-il envisagé?

Igor Zamichiei : La Nupes, c’est d’abord un accord électoral. Il a permis que la gauche ne soit pas marginalisée à l’Assemblée nationale, mais en plafonnant à un quart des suffrages exprimés. Le compte n’y est pas pour gagner. L’intervention communiste doit viser à la fois une activité autonome et unitaire, avec l’objectif de mobiliser les abstentionnistes et les catégories populaires. C’est exactement ce que l’on fait dans la bataille des retraites. Chaque fois que le travail avec les forces de gauche et écologistes permet de mettre en échec les projets du pouvoir, de dessiner des avancées communes, alors il faut des constructions unitaires. Et il faut savoir refuser des initiatives qu’on ne partage pas, comme la marche de samedi de la FI (lire aussi page 6 – NDLR). Le projet de base commune se donne les moyens d’ouvrir le chemin d’une unité victorieuse, quand le texte alternatif propose un repli sur une stratégie qui a déjà échoué.

Comme lors du dernier congrès du PCF, votre texte indique : « Nous avons décidé d’être présent·es avec nos candidates et candidats » à « chaque élection ». Y compris en 2027 ?

Igor Zamichiei : J’invite tous ceux qui ne pensent qu’à cette échéance, à gauche et au sein du PCF, à réfléchir au fait qu’empêcher l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir et faire que la gauche gagne se joue maintenant, comme l’a exprimé Fabien Roussel. C’est maintenant qu’il faut des avancées dans le débat politique et idéologique, un projet ambitieux et des victoires sociales. Et c’est à cette aune que se posera le choix stratégique pour 2027.

 

 

 

 

Congrès du PCF. Nathalie Simonnet :
« L’anticapitalisme ne suffit pas »

Julia Hamlaoui sur www.humanite.fr

CONGRÈS DU PCF Les communistes choisiront ce week-end leur texte d’orientation. La secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis, Nathalie Simonnet, explique la démarche de la proposition alternative.

Les adhérents du PCF voteront le week-end prochain pour choisir leur texte d’orientation en vue de leur 39e congrès à Marseille, en avril. Deux options sont sur la table. « L’ambition communiste pour de nouveaux jours heureux », adopté par le conseil national de la formation en décembre, sur lequel est revenu le coordinateur de l’exécutif du PCF, Igor Zamichiei, dans notre édition du 23 janvier. Et une proposition alternative intitulée «  Urgence de communisme – ensemble pour des victoires populaires », sur laquelle s’exprime Nathalie Simonnet, la secrétaire de la fédération de Seine-Saint-Denis.

Selon vous, à quels principaux enjeux doit répondre le congrès du PCF ?

Nathalie Simonnet : Les guerres, la montée de l’extrême droite partout dans le monde, le dérèglement climatique, la précarisation forcenée du travail… Cette multiplication de crises provoquée par le capitalisme montre que, pour sortir de cet engrenage qui menace le devenir de l’humanité, il faut amorcer des ruptures avec la logique même du système. Pour cela, l’émergence de réponses nouvelles est nécessaire. L’anticapitalisme n’y suffit pas. C’est ce qui fait de l’urgence du communisme une question du présent. Et c’est l’enjeu de ce congrès. Si tous les communistes, sans exception, se réjouissent et sont fiers de la visibilité retrouvée, nous pensons que la simple continuation de ce que nous avons fait depuis quatre ans ne permet pas d’y répondre. Car, depuis le début des années 1980, nous sommes confrontés à un affaiblissement continu de notre influence, quels que soient nos secrétaires nationaux ou nos candidats. L’une des raisons de fond est que le communisme est assimilé à l’échec du régime dévoyé, étatiste et non démocratique de l’URSS.

Le texte que vous avez signé appelle à « un moment d’analyse renouvelé et d’innovation communiste ». Quelles « innovations » mettez-vous sur la table ?

Nathalie Simonnet : La mobilisation pour les retraites est un bon exemple : au-delà des revendications sociales, c’est un enjeu de civilisation. Est-ce que l’on travaille pour vivre, pour s’épanouir ou est-ce qu’on vit pour travailler à la valorisation du capital ? Notre rôle en tant que Parti communiste est bien de construire l’articulation entre la lutte immédiate et la logique de transformation sociale. Pour y parvenir, il nous faut plus et mieux travailler ce dont est porteur le communisme. Sinon, on restera prisonniers de la seule amélioration de l’existant, enfermés dans le système. Il s’agit, pour nous, de penser la transformation de notre société en termes de processus continu et non d’étapes. C’est une des différences importantes avec le texte adopté par le conseil national. Par exemple, la Sécurité sociale est un de ces « déjà-là communistes » qui permet de rendre identifiable et désirable la perspective communiste. C’est à ce niveau qu’il nous faut placer la barre.

Écologie, féminisme, antiracisme font partie d’une liste « d’urgences à investir » citées par votre texte... La lutte des classes demeure-t-elle au cœur des préoccupations communistes ?

Nathalie Simonnet : Évidemment, elle s’aiguise même et devient extrêmement violente. Car, face aux crises, le capitalisme a toujours utilisé la guerre, l’extrême droite pour garder la main. Mais la situation engendre des résistances et beaucoup de ces mouvements sont en quête de solutions. Le capitalisme est un système d’exploitation, mais il repose sur un système de domination qui dépossède les individus de la maîtrise de leur vie et de leur devenir. Le féminisme, l’antiracisme, les luttes sociales, l’écologie ont comme dénominateur commun le refus de toute logique de domination. On ne peut plus hiérarchiser ces combats émancipateurs.

La question du rassemblement de la gauche est également au cœur du débat. Tout en reconnaissant des « fragilités » à la Nupes, vous voulez la consolider en la démocratisant. Comment y parvenir ?

Nathalie Simonnet : La gauche est pluraliste et elle le restera, le respect de chacun est indispensable. Pour rendre possible l’unité d’action, il faut en finir avec les logiques d’hégémonie et de ralliement, qui nous condamnent toujours aux mêmes écueils. Une fois qu’on a dit cela, comment fait-on ? Un levier essentiel consiste à rendre le mouvement populaire acteur des objectifs et des moyens et non pas spectateur de décisions de sommet. Il ne s’agit donc pas de fondre les identités ; au contraire, il s’agit plutôt de générer un bouillonnement d’idées, une mobilisation qui participe à la réappropriation de la politique par le plus grand nombre.

Vous appelez également à une « stratégie claire » pour les prochaines élections. Quelle doit-elle être ? La question de 2027 doit-elle se poser dès maintenant ?

Nathalie Simonnet : L’unité de la gauche comme son projet doivent se construire à chacune de ces échéances, y compris les prochaines européennes, pour faire face à la course de vitesse engagée par l’extrême droite et faire gagner la gauche en 2027. Les élections municipales constitueront un test majeur à un an de l’élection présidentielle. C’est pourquoi nous proposons, dès fin 2023, de désigner des porte-parole communistes dans toutes les communes pour bâtir des projets alternatifs dans les territoires, et de donner la priorité à la conquête d’une majorité législative dès l’automne 2026, afin de ne pas rester prisonnier d’une logique présidentielle qui étouffe le pluralisme et la démocratie.

publié le 12 janvier 2023

 

Comment les salariés peuvent-ils faire reculer le gouvernement ?

Pierre Chaillan sur www.humanite.fr

Retraites. À l’annonce de la réforme, l’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse s’unissent et appellent à une journée d’action et de grève le 19 janvier. Les partis politiques de gauche organisent un meeting unitaire le 17 janvier. Quels sont les leviers qui vont permettre au mouvement social de gagner?

Entretient avec :

Catherine Perret, secrétaire confédérale de la CGT

André Chassaigne, président du groupe GDR, député PCF du Puy-de-Dôme

Stéphane Sirot, historien du syndicalisme

Le rapport de forces capital-­travail est-il en train de changer? Fin 2022, de nombreuses mobilisations sur les salaires ont obtenu des résultats importants. À l’heure où l’inflation explose et où la récession frappe à la porte, les classes populaires voient leur niveau de vie régresser et leurs emplois menacés. Dans le même temps, les profits du CAC 40 battent des records, avec plus de 80 milliards de dividendes versés aux actionnaires. La bataille sur les retraites semble maintenant décisive dans cet affrontement de classe. D’après les enquêtes d’opinion, et de manière encore plus marquée chez les salariés, l’opposition est très majoritaire à la réforme Macron-Borne visant à reculer l’âge du départ à la retraite et à allonger la durée de cotisation. Dans ce contexte, le mouvement social s’unit. L’ensemble des organisations syndicales et de jeunesse ont signé une déclaration commune et appellent à une journée interprofessionnelle d’action et de grève le jeudi 19 janvier. Après une première rencontre le 10 janvier, les partis de gauche tiendront un grand meeting unitaire le mardi 17 janvier au gymnase Japy, à Paris. Les formations politiques s’organisent aussi pour avancer des propositions alternatives dans les assemblées élues et pour permettre à cette expression majoritaire de se faire entendre. À l’initiative du PCF, une pétition en faveur d’un référendum pour une autre réforme des retraites circule. Une manifestation se tiendra à Paris le samedi 21 janvier à l’appel de la FI. Toutes ces initiatives vont-elles insuffler une dynamique suffisamment puissante pour faire plier le pouvoir et imposer d’autres choix?

Comment se fait-il que le syndicalisme se rassemble aujourd’hui et soit uni sur ce dossier des retraites alors qu’il n’en a pas toujours été ainsi?

Catherine Perret : Le travail à l’unité des travailleurs autour de l’ensemble des organisations syndicales qui les représentent fait partie de l’ADN de la CGT depuis ses origines. Malgré des différences voire des divergences sur certains sujets importants, la confédération, comme ses organisations, a toujours proposé des intersyndicales sans exclusive. Heureusement d’ailleurs que le syndicalisme reste uni contre la montée de l’extrême droite, arme de division des salariés. Depuis juillet 2022, et pour la première fois depuis 2010, plusieurs rencontres ont débouché sur des communiqués unitaires de toutes les organisations. Toutes ont pris l’engagement de lutter contre la retraite à 64 ans et contre l’accélération de la réforme Touraine, mais aussi pour un autre partage des richesses. C’est cette opposition solide au projet Macron qui nous réunit et débouche sur de premiers appels à la grève interprofessionnelle, telle la journée du 19 janvier. C’est très important d’être ainsi en phase avec les 80 % de citoyens qui partagent notre action. C’est essentiel si on veut gagner, et la CGT comme la CFDT et les autres syndicats veulent mener un mouvement social victorieux.

André Chassaigne : J’ai une conviction: la victoire sur les retraites se gagnera grâce à un front uni et une très large mobilisation autour des organisations syndicales et de jeunesse. Pour nous, parlementaires communistes et ultramarins, le front uni, c’est d’abord savoir parler d’une même voix avec les composantes de la Nupes pour dénoncer le projet funeste du gouvernement. C’est en ce sens que nous organisons un meeting commun au gymnase Japy, à Paris, le mardi 17 janvier pour dire notre opposition unanime à la retraite à 64 ans. Ensuite, pour impulser une large mobilisation, il faut convaincre que la réforme du gouvernement n’est pas une fatalité, que rien ne nous oblige à travailler encore plus longtemps. Soyons très clairs: le gouvernement ment, le régime des retraites n’est pas en danger, l’ambition d’Emmanuel Macron n’est pas de le sauver mais de faire des économies sur le dos des travailleurs et des retraités pour financer de nouveaux cadeaux aux entreprises et pour respecter les engagements du Pacte de stabilité européen. Nous n’inventons rien, le gouvernement l’a écrit en toutes lettres dans le dernier projet de loi de finances et dans le Pacte de stabilité.

Stéphane Sirot : Depuis trente ans, les retraites motivent la majorité des grands mouvements sociaux. Hormis en 2010, ils se sont déroulés sur fond de division syndicale. Le communiqué est clair sur deux points centraux: le rejet du recul de l’âge légal de départ en retraite et d’un nouvel allongement de la durée de cotisation. Rien d’étonnant à ce que la CGT et ses partenaires habituels, à l’origine des précédentes mobilisations, affirment leur opposition. Cela peut sembler différent pour la CFDT. Il y a toutefois des raisons évidentes à son refus du moment. D’abord, le projet gouvernemental qui s’annonce repose sur des bases paramétriques, la dimension systémique, regardée avec intérêt par cette centrale, étant un angle mort. Ensuite, en juin 2022, son congrès a donné mandat à sa direction de repousser les mesures phares voulues par l’Élysée. Enfin, un recul à 64 ans avec l’allongement de la durée de cotisation ramènerait le monde du travail quarante ans en arrière! Y compris symboliquement, une telle régression est inacceptable pour des syndicats qui se respectent. Ce choc a le potentiel de produire un contre-choc, illustré par les études d’opinion. Un mouvement social en sera sûrement le prolongement. Reste à savoir si le front syndical résistera, au cas où le gouvernement brandirait des « contreparties » pour inciter des organisations à se mettre en retrait, ou quand viendra le moment de décider des formes d’action.

Selon les enquêtes d’opinion, une très grande majorité populaire est opposée à un recul de l’âge du départ à la retraite. Comment alors imposer un rapport de forces gagnant?

Catherine Perret : C’est exact, contrairement à la précédente réforme de 2019, où il a fallu mener un gros travail de conviction, aujourd’hui la quasi-totalité des travailleurs sont opposés à la réforme Macron. Cela irrigue toutes les catégories socioprofessionnelles, les générations d’actifs, les secteurs d’activité. Cette unanimité en dit long sur le rapport au travail, dans un pays où les jeunes ne trouvent pas de CDI avant l’âge de 28 ans et où les travailleurs expérimentés sont jetés hors de l’entreprise majoritairement avant 60 ans. C’est pourquoi la CGT propose non seulement de combattre la retraite à 64 ans, mais d’imposer des dispositifs d’amélioration du niveau des pensions, de réduction du temps de travail, des départs anticipés pour les salariés du privé aux travaux pénibles ou subissant des contraintes notamment liées à des missions d’utilité sociale. On gagnera ce conflit majeur en entraînant une majorité de travailleurs et de travailleuses à la fois contre les 65 ans et pour un nouveau projet de société autour du triptyque: « 15-32-60 », lutte pour l’augmentation générale des salaires – 15 euros de l’heure minimum –, 32 heures par semaine et retraite dès 60 ans à taux plein. Cela nécessite de construire un mouvement durable à partir du jeudi 19 janvier par des grèves d’entreprises massives et de généraliser l’arrêt des productions, mais aussi des services, et aussi d’être inventifs comme en 2020 pour nos manifestations de rue.

Stéphane Sirot : Depuis un an, un pic de conflictualité se déploie notamment dans le privé et les entreprises publiques. Ces conflits sont souvent offensifs: ils précèdent ou accompagnent les négociations annuelles obligatoires et revendiquent au-delà des propositions des directions. Leurs résultats sont de surcroît volontiers positifs. Cela produit un effet d’exemplarité et d’entraînement générant une dynamique qui, sans inverser à ce stade le long cycle néolibéral à l’avantage du capital, participe de la construction des bases d’une contre-offensive. À condition que des organisations syndicales la canalisent et l’attisent, et que la critique du capitalisme sous-jacente à ces mouvements trouve un solide prolongement dans les champs politique et institutionnel. Toujours est-il que cette combativité exprime une disponibilité en la matière sur laquelle les syndicats ont tout lieu de s’appuyer dans le cadre d’une contre-réforme des retraites.

André Chassaigne : Le constat est sans appel: les travailleurs qui se mobilisent font la preuve que les lignes du rapport de forces ne sont jamais figées. Il faut aussi insister sur l’injustice de cette réforme qui va frapper très fort et immédiatement, dès l’été prochain, tous ceux qui s’apprêtaient à prendre leur retraite. Pour gagner cette bataille, portons un message d’espoir: notre système de solidarité est viable, nous pouvons même le renforcer pour permettre aux retraités de vivre mieux de leur pension.

Comment faire pour obtenir une victoire salariale?

Stéphane Sirot : Le constat des échecs peut être relativisé: sans rapports de forces, la dégradation des systèmes de retraite se serait faite encore plus dure et plus rapide. Les mobilisations les moins infructueuses ont quelques caractéristiques communes. Menées en dépit des clivages syndicaux, elles ont montré que l’unité est un outil, non une fin en elle-même. Le choix du corpus revendicatif et des modes d’action les plus probants est au moins aussi essentiel. Des grèves reconductibles entravant l’appareil de production, scandées par d’amples manifestations et saupoudrées de pratiques transgressives paraissent ainsi plus efficaces que des journées d’action isolées. D’autres ingrédients sont nécessaires. Celui de l’opinion est là, à faire fructifier par la mise en lumière d’une contre-­logique à la logique libérale, comme l’avait initié la CGT en 2019-2020 avec l’idée d’une contre-conférence de financement des retraites. La capacité syndicale à étendre la conflictualité au-delà de ce qu’il demeure de ses bastions historiques participe aussi des dimensions à vivifier. Le contexte est en outre inflammable. Le pic inflationniste et le rétrécissement des dispositifs dits de « bouclier » sont une source de mécontentements. Et a contrario de précédentes contre-réformes lancées dans les premiers temps de gouvernements confortablement majoritaires, celle-ci émerge sous le second quinquennat d’un Macron usé, à l’autoritarisme exacerbé par ses faiblesses, telle l’absence de majorité parlementaire. S’il est illusoire de faire des pronostics, les syndicats ont des atouts dans leur manche.

Catherine Perret : La CGT considère que les luttes massives de 2019-2020 contre la réforme systémique à points ont permis de faire reculer le gouvernement. Il n’a eu d’ailleurs d’autres choix, après le Covid, que d’enterrer son projet pourtant validé par un 49.3. Les groupes d’opposition parlementaire ont joué aussi un rôle essentiel en déposant des amendements et en faisant vivre les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat. C’est d’ailleurs ce soutien que nous attendons à nouveau des groupes politiques de gauche, plus importants aujourd’hui, et surtout de ne pas interférer avec la conduite du mouvement social qui relève des organisations syndicales. Tout mouvement social est vivant, il évolue avec les engagements de la base, avec le pouls de celles et ceux qui luttent, et non avec des incantations de « lider maximo »… Toutes les conditions économiques, sociales et politiques sont réunies pour que la retraite centralise les colères liées aux fins de mois difficiles, aux conditions et sens du travail, aux incertitudes énergétiques et environnementales. Faisons en sorte, tous ensemble, d’aller à la gagne en 2023!

André Chassaigne : Les alternatives sont nombreuses, non seulement pour pérenniser notre système par répartition et ses conquis sociaux, mais aussi pour en gagner de nouveaux. Je pense notamment à un âge de départ ramené à 60 ans, à la nécessité de revaloriser l’ensemble des pensions et de porter notamment la pension minimale à hauteur du Smic, de mettre fin aux écarts criants entre les conditions des femmes et des hommes à la retraite, de prendre en compte à sa juste valeur la pénibilité… Oui, une autre réforme des retraites, humaniste et progressiste, est possible! Pour cela, il faut renforcer le financement par la cotisation en mettant fin, progressivement et sur des critères sélectifs, aux exonérations de cotisations employeur dont l’effet bénéfique sur l’emploi n’est pas démontré. Ces exonérations représentent aujourd’hui près de 80 milliards d’euros. À titre de comparaison, le déficit annoncé pour le régime des retraites est entre 7,5 et 10 milliards en 2027! De meilleures retraites, c’est aussi agir pour une meilleure répartition des richesses en augmentant les salaires et en assujettissant par exemple les revenus financiers des sociétés.

Une très grande majorité populaire est opposée à un recul de l’âge du départ à la retraite. Faut-il, comme vous le proposez, organiser un référendum pour se faire entendre?

André Chassaigne : En effet, l’opposition à la réforme est nette: 80 % des Français la refusent. C’est encore plus net chez les ouvriers (82 %) et chez les employés (90 %). Le gouvernement est inquiet, mais il feint de ne pas s’en préoccuper. Il nous revient à nous, parlementaires, de faire entendre cette voix de la contestation, c’est pourquoi notre groupe a proposé le dépôt d’une motion référendaire qui permettrait de suspendre l’examen du projet de loi pour le soumettre à un référendum. Il ne s’agit pas d’un artifice de procédure, c’est un moyen concret et efficace d’associer le peuple à ce débat et aux bouleversements qu’engendrerait la réforme du gouvernement.

  publié le 5 janvier 2023

Retraites : la bataille
qui peut sauver la gauche

Denis Sieffert  sur www.politis.fr

Le projet du gouvernement de reporter l’âge légal de départ à la retraite ouvre un boulevard à l’opposition de gauche. Même si la vraie question sera celle de la mobilisation populaire.

À quelque chose malheur est bon. Il se pourrait bien que la réforme des retraites permette à la gauche de dépasser ses tourments actuels. Dépasser mais pas oublier, car la question démocratique qui mine depuis si longtemps La France insoumise devra tôt ou tard être réglée.

« Le vote n’est pas l’alpha et l’oméga de la démocratie », avait affirmé Manuel Bompard. Certes, mais c’en est au moins l’alpha. Insuffisant, peut-être, mais indispensable, sûrement. Et l’affaire Quatennens, que le député du Nord a lui-même envenimée par une interview pour le moins déplacée sur BFM, touche à des principes trop graves pour disparaître par amnésie collective.

C’est peu dire que la gauche, à l’aube d’une bataille décisive, est abîmée. Sans même parler du prochain congrès du PS qui risque d’affaiblir Olivier Faure, lequel a fait le choix courageux de la Nupes, ou encore des divergences sur l’opportunité de manifester hors des syndicats.

Malgré ces problèmes, nous voulons croire que la gauche a devant elle une échéance qui devrait lui permettre de reparler haut et clair au pays. Quelle que soit, d’ailleurs, l’issue de la bataille, qu’il serait hasardeux de prédire. À quelques jours de la présentation de la version supposément définitive du projet Macron, le 10 janvier, l’union à gauche paraît sans failles. Et comme le front syndical est également uni, tout est en place.

La vraie question est celle de la mobilisation populaire.

Mais où la bataille va-t-elle se mener ? Ne rêvons pas d’une issue positive à l’Assemblée. On a bien compris que le gouvernement va trouver des appuis à droite, et qu’à défaut, il glissera une partie de son texte dans un projet de loi rectificative de financement de la Sécurité sociale, s’autorisant ainsi à recourir une fois encore au 49.3. Si bien que la vraie question est celle de la mobilisation populaire.

Pour échapper au poison de la résignation, la gauche a deux atouts. Le premier réside dans les maladresses de Macron. Contrairement à ce qui est dit ici et là, le bras tremble. Le président a trop lié son destin à cette réforme. Il en a durci le contenu pour d’inavouables objectifs politiques, avant d’essayer d’en atténuer les effets les plus provocateurs.

Du coup, son texte en a déjà vu de toutes les couleurs. On a l’impression que le gouvernement lui-même ne sait plus où il en est. S’agit-il de « sauver » le système de retraite ou, comme cela est dit une fois sur deux, de renflouer les caisses de l’État ? S’agit-il de repousser l’âge de la retraite à 64 ans, à 65 ans, ou d’augmenter le nombre d’années travaillées ? Ce qui n’est pas la même chose. Et quid de la pénibilité, ce mot que Macron déteste ? Une grande confusion règne dans les hautes sphères du pouvoir. Et peut-être même dans l’esprit du président.

Le deuxième atout réside dans le caractère plus sociétal qu’économique de l’enjeu. Pour la gauche, il s’agira de démontrer qu’il n’y a pas, pour soutenir ce projet, de vérité objective. Il y a un antagonisme social. Deux conceptions s’opposent sur la vie et le monde. Un affrontement presque caricatural entre libéralisme et humanisme. Entre droite et gauche. Et qui renvoie inexorablement à la question du partage des richesses.

Quel que soit l’objectif, il y a d’autres solutions pour renflouer les caisses de l’État, ou sauver un système qui n’est d’ailleurs pas en péril. L’argumentaire comptable, auquel il a été répondu cent fois, est d’ailleurs pétri de contradictions. N’en citons qu’une seule : en repoussant l’âge de la retraite, le gouvernement va augmenter le nombre de ces années durant lesquelles les « seniors » en fin de carrière sont trop souvent privés d’emploi. Il va donc déséquilibrer un peu plus le rapport entre actifs et inactifs. En dix ans, le nombre de « seniors » au RSA a déjà doublé. La réforme va encore accentuer cette tendance.

Nous sommes à la veille d’un débat qui touche à tous les aspects de l’organisation sociale.

Mais c’est ici qu’il faut dire un mot de l’autre réforme, celle de l’assurance-chômage. Les deux font la paire. Si le rêve de la droite s’accomplit, la France aura moins de chômeurs indemnisés, mais plus de pauvres, y compris des « seniors » statistiquement invisibles et contraints à des petits boulots. C’est un puzzle dévastateur qui se met en place. Nous sommes à la veille d’un débat qui touche à tous les aspects de l’organisation sociale, et qui atteint de la façon la plus intrusive nos vies et celles de nos enfants.

L’enjeu pour la gauche sera d’imposer ses thèmes et d’éviter la tarte à la crème d’une réforme qui serait obligatoire du seul fait de l’allongement de la durée de vie.

 

 

Retraites. 
La gauche en meeting
dès le 10 janvier à Paris

Diego Chauvet sur www.humanite.fr

C’est dans la salle Olympe de Gouges dans le 11e arrondissement de la capitale que les partis de la Nupes ouvriront la bataille politique contre le projet de réforme de Macron.

Le 10 janvier à Paris, la gauche tiendra son premier meeting unitaire contre la réforme des retraites. Après une conférence de presse au mois de décembre où elle avait affiché son unité dans sa volonté de faire échouer le projet de réforme d’Emmanuel Macron, cet événement, prévu dans la salle Olympe de Gouges dans le 11ème arrondissement de la capitale, marquera la début de la bataille politique que la Nupes a promis de livrer. Tous les partis membres de la coalition seront au rendez-vous : Marine Tondelier (EELV), Fabien Roussel (PCF), Boris Vallaud (PS), Léa Filoche (Génération.s), Mathilde Panot et François Ruffin (LFI) y prendront la parole aux côtés de salariés et de représentants d’associations et de syndicats.

Pour la gauche, dont certains mouvements traversent des crises comme les insoumis avec l’affaire Quatennens et les critiques sur son fonctionnement interne, ou les écologistes avec l’affaire Bayou au mois de septembre, la bataille contre la réforme des retraites peut être une occasion de reprendre la main, de se poser en alternative crédible au macronisme et à l’extrême-droite. D’autant que 68% des français, selon un sondage IFOP du 4 janvier sont partisans d’un retour à la retraite à 60 ans. Et ils sont, dans tous les cas, très majoritairement opposés à la retraite à 64 ou 65 ans telle que l’envisage le gouvernement.

« Dans les jours prochains, nous serons prêts à nous mobiliser ensemble. Nous pouvons faire reculer le gouvernement comme il a déjà reculé sur l’assurance chômage », assure ainsi le premier secrétaire du PS Olivier Faure, dans un entretien accordé à Libération le 5 janvier. Le député François Ruffin, à l’initiative avec Fakir et Reporterre du meeting du 10 janvier, insiste également de son côté sur l’unité. « Les syndicats montent un front uni, la gauche doit l’être aussi. Faire bloc. Main dans la main. Avec les gens et contre les forces de l’argent. Pas seulement pour « résister », mais pour ranimer une espérance », écrit le parlementaire dans un communiqué ce jeudi.


 

En débat :
la retraite à 60 ans
est-elle possible ?

Aurélie Trouvé et Denis Durand sur www.humanite.fr

À gauche, le PCF et la FI revendiquent une diminution de l’âge de départ et soutiennent que le financement de la retraite n’est pas un obstacle insurmontable


 

La retraite a 60 ans est une nécessité. Une hausse du taux d’emploi des femmes et des seniors permettrait de la financer.

par Aurélie Trouvé, députée FI de Seine-Saint-Denis

La retraite à 60 ans ? C’est possible. Et même nécessaire, si on pense qu’elle « ne doit plus être l’antichambre de la mort, mais une nouvelle étape de la vie » (Ambroize Croizat). Elle donne le droit d’une retraite avant la mort. Quand, parmi les 5 % des hommes les plus pauvres, 25 % sont déjà morts à 62 ans, donc avant l’âge moyen de départ en retraite. Quand la durée moyenne de la retraite est passée de 25,5 ans avant la réforme Sarkozy à 24,5 ans aujourd’hui. Et bien moins parmi les ménages modestes. Elle donne le droit d’une retraite en bonne santé, avant que les corps ne s’épuisent au travail. Et donne le droit de ne pas finir au chômage, en invalidité, coincé dans un sas de précarité et sans emploi, comme une personne sur deux à 61 ans. Elle donne enfin le droit d’un emploi pour les plus jeunes, en partageant mieux le travail entre générations.

Cette perspective d’une vie plus heureuse pour des dizaines de millions de gens, le gouvernement d’Emmanuel Macron en a fait taire tout de suite l’idée, pour tenter d’imposer son contraire : le recul de l’âge de départ en retraite. C’est en effet une pièce maîtresse de son projet de société ultralibéral. Celui-ci s’attaque au cœur de l’État social et des principaux mécanismes de solidarité. Il se doit de maintenir coûte que coûte le niveau des profits du capital au détriment des revenus du travail. Pour ça, rien de plus simple que de transférer des dépenses sociales vers des soutiens aux entreprises. C’est précisément ce qui se joue ici : le gouvernement veut économiser 9 milliards d’euros par an sur les retraites et, dans le même temps, vient de décider de supprimer la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

Il suffit pour cela de revenir sur une partie des baisses de cotisations sociales, notamment patronales.

Mais, comme une telle explication est trop impopulaire, le gouvernement brandit un autre argument : le déficit budgétaire des caisses de retraite. Encore fallait-il le fabriquer. C’est pourquoi les cotisations sociales qui alimentent les caisses de retraite ont été diminuées d’année en année. C’est ce qui fait dire au Conseil d’orientation des retraites, le COR, que « l’essentiel du déficit est provoqué par l’évolution des ressources ».

Pour maintenir la retraite à 62 ans et, a fortiori, la rétablir à 60 ans, il suffit donc d’assumer un meilleur partage entre travail et capital et une plus forte proportion de notre richesse consacrée aux retraites (qui est aujourd’hui de 14 %). Ce serait logique, le nombre de retraités au regard du nombre d’actifs ne cesse d’augmenter. Si on veut que le niveau de vie des retraités reste similaire à celui des actifs, il s’agit donc d’aller au-delà des 14 %, quand le gouvernement veut au contraire diminuer cette part. Il suffit pour cela de revenir sur une partie des baisses de cotisations sociales, notamment patronales. L’assiette des cotisations sociales peut être également élargie aux revenus financiers. Il existe aussi d’autres sources budgétaires : par la hausse des salaires et du taux d’emploi, notamment des femmes, qui sont toujours très inférieurs à ceux des hommes ; ou encore en ramenant dans l’emploi 825 000 seniors, comme le défend l’économiste Jean-Hervé Lorenzi. Ce qui dégage d’autant plus de cotisations sociales.

Et évidemment, je ne compte pas tout les bienfaits budgétaires d’un tel retour de la retraite à 60 ans : moins de coûts liés à une mauvaise santé au travail ou au chômage. De même que je ne intègre pas toute la richesse supplémentaire créée par les retraités, mais qui ne compte pas dans le PIB, quand ils s’impliquent dans des associations, dans la culture, quand ils s’occupent de leurs petits-enfants… Oui, vraiment, une autre retraite à 60 ans est possible !


 

Une réorientation des investissements en faveur de l’emploi et des salaires permettrait de financer l’avancement de l’âge de départ.

par Denis Durand, économiste et membre du PCF

Deux tiers de nos concitoyens sont opposés à la réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron. Cependant, ils sont au moins aussi nombreux à penser qu’il est impossible de faire autrement. De fait, il est peu réaliste de croire que notre système de retraite pourrait se maintenir en l’état dans une société rongée par le chômage et les mauvais emplois, appauvrie par l’inflation et par l’obsession patronale de la « baisse du coût du travail », disloquée par la casse des services publics, ballottée par la crise de la mondialisation capitaliste. Être réaliste, c’est agir pour être en état de mettre fin à l’enchaînement infernal des réformes successives qui, depuis trente ans, viennent chaque fois dégrader davantage les droits des assurés sociaux et, désormais, le niveau de vie des retraités.

Faire prévaloir de nouveaux critères de gestion dans les entreprises, contre l’obsession de la rentabilité. 

Pour rendre durablement viable un système de retraite fidèle à ses principes fondateurs, autorisant le départ à 60 ans avec 75 % du dernier salaire, etc., il faut des moyens financiers : au moins 100 milliards d’euros par an en plus, 4 % du PIB. Où les trouver ? Tout de suite, un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises rapporterait 40 milliards ; ce ne serait qu’une mesure de court terme, puisque les entreprises seraient ainsi incitées à diminuer leurs placements financiers pour réduire le rendement de ce prélèvement. Mais cela donnerait le temps d’amorcer des changements plus fondamentaux dans la gestion des entreprises pour placer le financement de la Sécurité sociale sur des bases saines : la création d’emplois, un accès démultiplié de toutes et tous à la formation pour une nouvelle efficacité économique, sociale et écologique. Y concourrait l’exercice, par les salariés, de nouveaux pouvoirs pour faire prévaloir de nouveaux critères de gestion dans les entreprises, contre l’obsession de la rentabilité capitaliste. Y concourraient également des leviers agissant sur le comportement des entreprises. En particulier dans le cadre d’un relèvement des cotisations sociales patronales, celles-ci seraient modulées à la hausse pour les entreprises dont la masse salariale croîtrait moins vite que la moyenne de leur branche. Une modulation de l’impôt sur les sociétés, la création d’un pôle financier public agissant pour changer les critères des crédits bancaires agiraient dans le même sens.

Au bout de cinq ans, cette nouvelle logique pourrait engendrer 5 millions d’emplois nouveaux, plus de 300 milliards de salaires en plus, et 260 milliards de cotisations sociales supplémentaires : assez pour procurer à toutes et à tous une bonne retraite, tout en réparant le système de santé.

On comprend bien que cela ne peut réussir qu’à l’issue d’un affrontement avec le capital, jusque sur le lieu même de son pouvoir : l’entreprise. L’illusion serait de croire qu’on puisse s’en passer. Le bras de fer commence maintenant, avec le développement d’une puissante mobilisation pour mettre en avant, contre la réforme Macron, l’alternative d’une bonne retraite, possible, efficace.

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